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Directeur de la publication : Edwy Plenel Samedi 7 Novembre www.mediapart.fr Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à [email protected] si vous souhaitez le diffuser.1/65 Sommaire p. 2 Affaire Bygmalion: l'autre agence de com' et sa facture cachée PAR MATHILDE MATHIEU p. 4 A Marseille, l'enquête sur la mort de trois jeunes dément le ministère de l'intérieur PAR LOUISE FESSARD p. 6 Christian Schiaretti: «Mon combat théâtral interroge notre dimension commune» PAR ANTOINE PERRAUD p. 9 En Palestine, la «génération du mur» est dans l’impasse PAR JOSEPH CONFAVREUX p. 13 Bolloré et Niel ferraillent en Italie, Orange en ligne de mire PAR LAURENT MAUDUIT ET MARTINE ORANGE p. 16 Prêts en francs suisses: un témoignage confirme les mensonges de la BNP PAR DAN ISRAEL p. 18 Le destin incertain d'un fumeur de joints PAR MICHAËL HAJDENBERG p. 20 Le projet Valls «inverse le modèle du droit du travail français» PAR MATHILDE GOANEC p. 22 Reprise de la SNCM: Le groupe corse Rocca grand favori mais… PAR PHILIPPE RIÈS p. 24 Le mauvais coup du fisc contre Mediapart PAR EDWY PLENEL p. 27 Clive Hamilton: «L’anthropocène est l’événement le plus fondamental de l’histoire humaine» PAR JADE LINDGAARD p. 30 Climat: l'imbroglio des émissions chinoises PAR MICHEL DE PRACONTAL p. 31 Kunduz: MSF publie un rapport accablant PAR AGATHE DUPARC p. 33 Rome veut percer les secrets de «Mafia capitale» PAR CECILIA FERRARA p. 36 Le rapport noir de l’athlétisme mondial PAR FEDERICO FRANCHINI p. 38 En Birmanie, les parias de la démocratie PAR GUILLAUME DELACROIX p. 40 Procès Bettencourt: «Informer peut être un délit», soutient la procureure PAR MICHEL DELÉAN p. 42 En plein désordre, l'exécutif recule sur le budget PAR LÉNAÏG BREDOUX p. 44 Jean-Marie Le Pen visé par une plainte du fisc pour fraude fiscale aggravée PAR KARL LASKE ET MARINE TURCHI p. 47 Des murs contre les réfugiés: le tragique exemple grec PAR AMÉLIE POINSSOT p. 49 Après un tir mortel de Flash-Ball, le policier échappe aux assises PAR LOUISE FESSARD p. 50 En Essonne, Xavier Dugoin déclare la guerre des ordures ménagères PAR KARL LASKE p. 51 Christophe Boltanski reçoit le prix Femina pour «La cache» PAR DOMINIQUE CONIL p. 53 Goncourt: «Boussole», de Mathias Enard, nous indique enfin le Sud PAR ANTOINE PERRAUD p. 56 La privatisation des barrages relancée sous la pression de Bruxelles PAR MARTINE ORANGE p. 59 Opacité financière: les Etats-Unis maîtres du secret, l’Europe progresse un peu PAR DAN ISRAEL p. 61 Au Cambodge, les Bunongs luttent pour leurs terres contre Vincent Bolloré PAR ELÉONORE SOK-HALKOVICH p. 63 Rwanda: la France est visée par une plainte pour complicité de génocide PAR THOMAS CANTALOUBE Impossible de générer article de Une car il est en erreur

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Directeur de la publication : Edwy Plenel Samedi 7 Novembre www.mediapart.fr

Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à [email protected] si vous souhaitez le diffuser.1/65

Sommairep. 2

Affaire Bygmalion: l'autre agence de com' et safacture cachée PAR MATHILDE MATHIEU

p. 4

A Marseille, l'enquête sur la mort de trois jeunesdément le ministère de l'intérieur PAR LOUISE FESSARD

p. 6

Christian Schiaretti: «Mon combat théâtralinterroge notre dimension commune» PAR ANTOINE PERRAUD

p. 9

En Palestine, la «génération du mur» est dansl’impasse PAR JOSEPH CONFAVREUX

p. 13

Bolloré et Niel ferraillent en Italie, Orange enligne de mire PAR LAURENT MAUDUIT ET MARTINE ORANGE

p. 16

Prêts en francs suisses: un témoignage confirmeles mensonges de la BNP PAR DAN ISRAEL

p. 18

Le destin incertain d'un fumeur de joints PAR MICHAËL HAJDENBERG

p. 20

Le projet Valls «inverse le modèle du droit dutravail français» PAR MATHILDE GOANEC

p. 22

Reprise de la SNCM: Le groupe corse Roccagrand favori mais… PAR PHILIPPE RIÈS

p. 24

Le mauvais coup du fisc contre Mediapart PAR EDWY PLENEL

p. 27

Clive Hamilton: «L’anthropocène estl’événement le plus fondamental de l’histoirehumaine» PAR JADE LINDGAARD

p. 30

Climat: l'imbroglio des émissions chinoises PAR MICHEL DE PRACONTAL

p. 31

Kunduz: MSF publie un rapport accablant PAR AGATHE DUPARC

p. 33

Rome veut percer les secrets de «Mafia capitale» PAR CECILIA FERRARA

p. 36

Le rapport noir de l’athlétisme mondial PAR FEDERICO FRANCHINI

p. 38

En Birmanie, les parias de la démocratie PAR GUILLAUME DELACROIX

p. 40

Procès Bettencourt: «Informer peut être un délit»,soutient la procureure PAR MICHEL DELÉAN

p. 42

En plein désordre, l'exécutif recule sur le budget PAR LÉNAÏG BREDOUX

p. 44

Jean-Marie Le Pen visé par une plainte du fiscpour fraude fiscale aggravée PAR KARL LASKE ET MARINE TURCHI

p. 47

Des murs contre les réfugiés: le tragique exemplegrec PAR AMÉLIE POINSSOT

p. 49

Après un tir mortel de Flash-Ball, le policieréchappe aux assises PAR LOUISE FESSARD

p. 50

En Essonne, Xavier Dugoin déclare la guerre desordures ménagères PAR KARL LASKE

p. 51

Christophe Boltanski reçoit le prix Femina pour«La cache» PAR DOMINIQUE CONIL

p. 53

Goncourt: «Boussole», de Mathias Enard, nousindique enfin le Sud PAR ANTOINE PERRAUD

p. 56

La privatisation des barrages relancée sous lapression de Bruxelles PAR MARTINE ORANGE

p. 59

Opacité financière: les Etats-Unis maîtres dusecret, l’Europe progresse un peu PAR DAN ISRAEL

p. 61

Au Cambodge, les Bunongs luttent pour leursterres contre Vincent Bolloré PAR ELÉONORE SOK-HALKOVICH

p. 63

Rwanda: la France est visée par une plainte pourcomplicité de génocide PAR THOMAS CANTALOUBE

Impossible de générer article de Une car il esten erreur

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Affaire Bygmalion: l'autreagence de com' et sa facturecachéePAR MATHILDE MATHIEULE SAMEDI 7 NOVEMBRE 2015

Dans l'affaire « Sarkozy 2012 », l'enquêtes'élargit au-delà de Bygmalion, sur lapiste d'autres dépenses cachées. Unefacture d'Agence Publics, co-organisatricedu meeting géant de Villepinte, a disparudu compte du candidat. Mediapart a mis lamain sur cette facture à 1,5 million d'euros.

La discrétion est son obsession, loindu style flambeur de Bygmalion. Sasociété d'événementiel porte d'ailleurs lenom passe-partout d'« Agence Publics ».Mais Gérard Askinazi, petite taille etvoix doucereuse, cache bien son jeu,affichant plus de quatre millions d'eurosde chiffre d'affaires annuel. En 2012, c'estlui qui a scénographié les trois meetingsparisiens de Nicolas Sarkozy (Villepinte,Trocadéro, Concorde), les plus fous, ceuxqui ont brassé le plus d'argent et surlesquels Bygmalion n'a travaillé qu'enseconde ligne. Gérard Askinazi pourraitcependant avoir poussé l'humilité un peutrop loin : pour Villepinte, son « grandœuvre », aucune facture de sa sociétén'apparaît dans le compte de campagne ducandidat UMP.

Le meeting de Villepinte du 11 mars 2012, co-organisé par Bygmalion et Agence Publics © Reuters

Le 26 octobre dernier, le parquet deParis a ainsi délivré aux juges encharge de l'affaire « Sarkozy 2012 » unréquisitoire supplétif afin qu'ils enquêtentnon plus seulement sur les facturesbidons de Bygmalion (minorées de18 millions d'euros pour masquerl'explosion du plafond de dépensesautorisées), mais aussi sur cette facture« fantôme » de Villepinte, ainsi quesur d'autres suspicions de frais decampagne dissimulés. Alors qu'il avait

réussi depuis un an et demi à éviterinterrogatoires et articles à sensation, voilàGérard Askinazi sous les feux de la rampe.

Dans une synthèse remise aux juges le24 septembre, une assistante spécialiséedu pôle financier, chargée d'éplucher lecompte officiel de Nicolas Sarkozy, a eneffet pointé cette étrangeté : la facturede plus d'1,5 million d'euros émise parAgence Publics à l'issue du meeting deVillepinte, saisie par les enquêteurs ausiège de la société, « n'a pas été misedans les comptes de campagne » ducandidat, au contraire des manifestationsde la Concorde (1 077 000 euros déclarés)et du Trocadéro (680 000 euros).

À voir la facture récupérée par Mediapart,l'entreprise a pourtant fait travailler àVillepinte une flopée de prestataires surle décor ou la vidéo, et même rémunéréla Croix-Rouge française, engageant plusde 900 000 euros de frais. D'après cedocument interne, sa marge sur l'opérationa d'ailleurs dépassé les 35 %.

La facture d'Agence Publics pour le meeting deVillepinte, tirée de ses livres comptables © Mediapart

Pour Gérard Askinazi, Villepinte était unebelle revanche. Car en 2010, lorsque Jean-François Copé a remplacé Xavier Bertrandà la tête de l'UMP, le communicantavait été éjecté du parti. Alors qu'AgencePublics venait de signer un contrat à900 000 euros, il avait dû laisser la placeà Bygmalion, plus proche du nouveau« boss ». « Je suis reçu par JérômeLavrilleux [bras droit de Copé – ndlr]

qui m'explique que suite au changementde direction (...), il met fin au contrat, araconté Gérard Askinazi aux enquêteurs.Je n'ai pas souhaité attaquer le client carc'est un petit monde… » Il préfère rongerson frein. À raison.

En février 2012, quatre jours après lacandidature de Nicolas Sarkozy, « j'aireçu un coup de fil de Franck Louvrier,conseiller communication du présidentSarkozy, qui me faisait part que le meetingde Marseille organisé par Bygmalionne s'était pas bien déroulé », confieGérard Askinazi aux policiers, lors d'unedéposition à l'été 2014. Mauvais son,piètre image. Pour l'organisation desmeetings parisiens, les « sarkozystes » lefont rentrer dans le jeu.

Aussitôt, lors d'une réunion au QG,Jérôme Lavrilleux, directeur adjoint dela campagne viscéralement attaché àBygmalion et désormais mis en examen,« m'explique que nous allons devoirtravailler ensemble avec monsieur Attal[patron d'une filiale de Bygmalion lui aussimis en examen – ndlr] ». « C'était lapremière fois que je travaillais avec uneautre agence sur un événement commun »,s'étonne le communicant. Pas simple, niéconomique. Le plus fou ? « Il n'ya eu aucun plafond de dépenses fixé,a témoigné Gérard Askinazi auprès desenquêteurs. L'équipe dirigeante nous ademandé de faire un meeting de grandeampleur, il ne nous a pas été donnéde cadre budgétaire. Nous présentionsnéanmoins des devis qui étaient discutéspour certaines options. »

Le marché est coupé en deux, moitié-moitié. Agence Publics se charge parexemple de la fabrication de la scène oud'images géantes, Bygmalion du son oudes lumières.

Outre la prestation du candidat Sarkozy,calée l'après-midi du 11 mars devant50 000 personnes, les deux équipes ontla consigne d'organiser, en prime, un« conseil national extraordinaire » del'UMP de 10 heures à 11 heures, bien pluspetit, consacré aux législatives. Grâce àcette matinée « prétexte », seuls 50,4 %du budget de Villepinte seront déclarés

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dans le compte de Nicolas Sarkozy, 49,6 %dans les comptes de l'UMP pour leslégislatives. L'astuce est grossière maisassumée, l'équipe espérant convaincre laCommission de contrôle des comptes(Cnccfp) de la légitimité d'une tellerépartition (finalement retoquée).

Mais la véritable entourloupe, c'est que lafacture d'Agences Publics à 1,5 milliond'euros ne sera jamais versée dans lacomptabilité de Nicolas Sarkozy, doncjamais prise en compte pour le calculdes 50,4 %. À Villepinte, le candidatn'a officiellement déclaré qu'un seulprestataire : Bygmalion (qui plus estpour un montant ultra mensonger de444 206 euros). Où est passée cette facture« Agence Publics » ? Gérard Askinazi l'atranquillement adressée quatre jours aprèsle meeting à l'UMP, qui l'a définitivementréglée deux semaines plus tard sans rienrépercuter sur le candidat.

« Fabienne Liadzé [l'ex-directricefinancière du parti mise en examen –ndlr] nous a demandé de libeller notrefacture comme étant "conseil national"», a justifié Gérard Askinazi devant lespoliciers, tandis que Bygmalion libellait« meeting du candidat ». Est-ce que çane lui a pas semblé bizarre ? Interrogésur ce sujet par Mediapart dès septembre2014, le communicant avait balayé touteresponsabilité : « C'est au client de savoirce qu'il doit faire de ses factures. Commentvérifier, moi, que mon client a bien reportédans ses comptes de campagne ? » Quoiqu'il en soit, l'équipe Sarkozy ne s'est doncpas contentée de planquer des prestationsde Bygmalion.

Sarkozy aurait « validé » lepartenariat

Gérard Askinazi décoré en 2009par le président Sarkozy © DR

La participation d'Agence Publics àVillepinte était pourtant difficile à rater.« J'étais sur place les quinze joursprécédant le meeting, a relaté GérardAskinazi aux enquêteurs. Le jour J, leplanning était géré par mon équipe. »À Mediapart, il a confié avoir croisé lecandidat : « Il n'y a pas eu de discussion,simplement des remerciements cordiaux. »Ce n'était pas exactement leur premièrerencontre.

En 2009, Nicolas Sarkozy avait décoréGérard Askinazi de la Légion d'honneur,pour récompenser son rôle pendant lesfestivités liées à la présidence françaisede l'UE. « Vous incarnez l'excellence,avait vanté le chef de l'État. Votre savoir-faire, votre rigueur morale et votre éthiquefont de vous un homme très demandé. »Par la suite, en 2013, Gérard Askinazia d'ailleurs contracté avec l'Associationdes amis de Nicolas Sarkozy (micro-partiprésidé par Brice Hortefeux), pour troispetits meetings et le site internet.

Entendu le 4 septembre dernier en auditionlibre, l'ancien chef de l’État a ainsi étéinterrogé par les policiers sur le rôle desdeux sociétés dans ses meetings parisiensde 2012 : « Aviez-vous connaissance de lacollaboration ? »

[[lire_aussi]]

« Absolument pas, a répondu NicolasSarkozy, d'après le PV consulté parMediapart. Vous m'apprenez qu'ils étaienten charge de l'organisation de cesmeetings. Cela n'a donné lieu à aucunedécision ni arbitrage de ma part. Ce n'estqu'ultérieurement que Franck [Louvrier]et Véronique Waché, mon attachée de

presse, m'ont dit que les très grandsmeetings avaient été de la responsabilitéd'Agence Publics. »

Son directeur de campagne, GuillaumeLambert (aujourd'hui mis en examen) apourtant un souvenir contraire. En avril2015, il a ainsi déclaré aux policiersque Nicolas Sarkozy avait « validé » lepartenariat, « après que Franck Louvrierlui en a fait part ».

« Je n'ai aucun souvenir de cela etpour moi c'était de la responsabilité demes collaborateurs, a répliqué l'ancienchef de l’État le 4 septembre. S'il nem'a été rien demandé pour [Bygmalion],pourquoi voulez-vous que l'on m'aitdemandé pour cette collaboration, saufà craindre une retombée politique ? Jen'ai pas souvenir que Franck m'ait parléde cette collaboration, ni que GuillaumeLambert l'ait fait. La seule explication,si Franck Louvrier m'en a parlé, c'estque peut-être craignait-il qu'il y ait uneréaction politique des gens de l'UMP [descopéistes – ndlr] et qu'il aurait souhaitém'en parler pour prévenir cette réaction.

— Ne pensez-vous pas que cetteassociation entraînait un risque desurcoût ?, ont relancé les policiers.

— Je n'en ai aucune idée. Il s'agissaitencore de prestations logistiques,matérielles, que je découvrais en allant surles lieux le jour du meeting », s'est agacél'ancien président de la République.

D'après un mail du 9 mars 2012 (soitl'avant-veille de Villepinte) adressé parFranck Attal (Bygmalion) à FabienneLiadzé (direction financière de l'UMP),avec Gérard Askinazi en copie, le budgetprévisionnel de la journée atteint alors5 619 405 euros tout compris (agences,transports, etc.), soit plus de trois fois etdemie le montant déclaré après coup par lecandidat.

Boite noireSollicité jeudi 5 novembre sur sonportable, Gérard Askinazi n'a pas retournénotre appel.

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A Marseille, l'enquête surla mort de trois jeunesdément le ministère del'intérieurPAR LOUISE FESSARDLE SAMEDI 7 NOVEMBRE 2015

Hâtivement liés au trafic de stupéfiantspar le ministère de l’intérieur, les troisjeunes de 23 ans et 15 ans assassinés le 25octobre à la cité des Lauriers à Marseillerevenaient en fait d’un mariage. « C’estsale de salir des petits comme ça avantmême de savoir», dit la mère de Kamal,15 ans. Une marche blanche devait se tenirsamedi dans la ville.

Ce samedi soir, Kamal, 15 ans, avait sortipour la première fois sa veste Armani,« une veste bleu nuit toute neuve quej’avais achetée en solde 180 euros àDroopy’s et qui était restée au placard »,précise sa mère Djamila, 41 ans. Surdes vidéos filmées par sa grande sœur,on voit Kamal en tee-shirt et jean taillebasse danser et rire avec son meilleur amiMohamed, 15 ans, en se préparant dans

l’appartement familial aux Lauriers (13e

arrondissement) à Marseille. « Ça va êtrela fête, ce soir », se réjouit-il. Ce samedisoir-là, les deux adolescents se rendaient,« comme tout le quartier », au mariage

d’un « gars des Lauriers » à La Viste (15e

arrondissement). Selon Djamila et sa sœur,le troisième jeune tué, Malik, âgé de 23ans, y était aussi.

À l'entrée de la cité des Lauriers,où des CRS patrouillent désormais tous

les jours, le 5 novembre 2015. © LF

« Ils se sont parfumés et habillés chezmoi, raconte Djamila. Kamal m’a dit : “Cesoir, je vais m’amuser.” Vers 22h30, ilssont allés retirer 20 euros avec ma cartebleue pour manger, me l’ont ramenée et

sont partis au mariage sur le scooter deKamal. Je les ai appelés pour vérifierqu’ils avaient bien pris les casques. Je neles ai plus revus jusqu’à la morgue. »

Mohamed habitait à Rennes depuisplusieurs années. L’adolescent étaitrevenu aux Lauriers, où il avait grandi,pour les vacances de la Toussaint. « Ildormait chez moi ou chez sa tante dans lequartier, explique Djamila. Sa mère étaitpartie vivre à Rennes il y a cinq ans. »Les deux adolescents seraient rentrés auxLauriers « vers 1h40 du matin commeje leur avais dit ». « Un copain ademandé son scooter à Kamal pour allerchercher une canette à l’alimentation,poursuit Djamila. Mon fils lui a demandéde ramener deux bonbons à la cerise et ilsl’ont attendu. Ils sont sans doute rentrésdans le hall D pour se réchauffer. On nesait pas ce qui s’est passé dans ce couloir,si ce n’est que trois innocents ont ététués… Quand leur copain est revenu, il avu du monde, il a jeté le scooter et s’est misà courir.»

Kamal, 15 ans. © DR

Les Lauriers sont une immense barreblanche de 400 logements sociaux et deplus de 200 mètres de long, posée au seindu quartier Malpassé en pleine rénovationurbaine. Depuis son démantèlement par

la police judiciaire en mai 2015, letrafic de stupéfiants, traditionnellementimplanté dans le bâtiment A, très loinde l’appartement de Djamila, s’étaitrapproché. Il avait repris, «àun niveaubien inférieur», au hall D, selon le préfetLaurent Nunez. C’est là que les troisjeunes ont été tués par des armes de calibre9mm, vers deux heures du matin.

Ce qui a donné lieu aux interprétationsles plus hâtives. Quelques heures après ledrame, le ministre de l’intérieur BernardCazeneuve assurait dans un communiquéque « l’hypothèse de meurtres liés autrafic de stupéfiants [était] à ce stadeprivilégiée ». « Je n’ai aucun élémentqui puisse laisser penser qu’il s’agissede dommages collatéraux et qu’ils nesoient pas impliqués dans le trafic destupéfiants », avait de son côté déclaréle préfet de police des Bouches-du-Rhône, Laurent Nunez. Interrogé surFrance Inter le 3 novembre, Jean-ClaudeGaudin, maire de Marseille, n’hésitaitpas à qualifier ces morts de simples« inconvénients ». « Vous avez encore desinconvénients, ces meurtres à répétition,lorsque ça touche des adolescents aussijeunes, bien entendu, on ne peut qu’êtrepeiné de cela, mais constatez aussi qu’ilsse livrent à ce trafic de plus en plus jeunes.»

« Ils ont été lâchement assassinés », arétabli, le 26 octobre, le procureur de laRépublique Brice Robin, martelant quel’enquête ne permettait pas, « à ce jour,d’affirmer qu’il y a un lien avec le traficde stupéfiants ». « Le seul élément quipenche pour cela est un témoignage selonlequel plusieurs jeunes semblaient s’êtreréinstallés dans ce hall pour du traficde stupéfiants depuis quelques semaines,mais à ce stade rien n’indique que les troisvictimes en faisaient partie », a préciséRobin. Aucune des trois victimes n’ad’ailleurs jamais été condamnée dans desaffaires de stupéfiants : le majeur avait étécondamné 13 fois, dont une fois à quatreans de prison ferme pour des violencesaggravées; Kamal avait été condamné unefois pour violences aggravées –« un rappelà l'ordre pour une petite bagarre il y

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a quelques années », selon sa tante– etMohamed n’avait aucune mention à soncasier.

Brice Robin juge donc leur mort un peuhâtivement rangée dans la case règlementde comptes, une comptabilité purementpolicière. La PJ se fonde généralementsur trois critères pour enregistrer unhomicide comme un règlement de comptesentre malfaiteurs: l’intention de tuer, lemode opératoire, et une cible souvent« défavorablement connue des servicesde police », selon l’expression consacrée.« Quand on parle de règlement decomptes, on cible précisément quelqu'un.Ces trois-là, je ne vois pas très bienpourquoi on les aurait ciblés », a souligné Brice Robin.

Selon le procureur, plusieurs personnes,arrivées dans deux voitures noires, ontdéboulé dans le hall et demandé à voirquelqu’un « dont on ignore même leprénom ». Ils seraient ensuite montés dansles étages en menaçant les « six à septpersonnes » qui se trouvaient dans le hall.C’est en redescendant bredouilles que lesagresseurs auraient tué les trois jeunes. 21étuis de calibre 9mm ont été retrouvés dansle hall. « On peut espérer que trois à quatrepersonnes aient pu prendre la fuite », asouligné Brice Robin.

Ce sont des jeunes qui sont venus frappervers 2h30 à la porte de l'appartement deDjamila, où elle vit avec ses six enfantset son compagnon, à quelques centainesde mètres du hall D. Elle a d’abordpensé à un accident de scooter. « Lapolice scientifique avait tout bloqué, ilsprenaient des photos, les empreintes, lestrois familles criaient, mais ils ne m'ontannoncé sa mort que vers 4 heures dumatin », raconte Djamila.

À la protection judiciaire de la jeunesse(PJJ) où il était suivi ainsi qu'une deses sœurs, une source nous confirmeque Kamal n’avait « rien à voir avecle réseau ». En CAP béton armé aulycée Diderot voisin, l’adolescent devaitmême passer un bac professionnel. « Sonproviseur m’a dit que c’était le meilleurélève de la classe », dit Djamila.

Séparée du père de Kamal depuislongtemps, Djamila vit avec un autrehomme, originaire d’Italie, qui « l’a élevédepuis ses huit mois ». Elle montre desphotos de l’adolescent en vacances enEspagne, en Italie. On croise ses yeuxnoisette rieurs, un petit duvet au-dessusde la lèvre – « il venait de grandir d’uncoup, il ne se rasait pas encore » – etses essais vestimentaires plus ou moinsréussis, principalement à base de joggingssiglés.

Un minot de Marseille, qui s’occupaitde ses trois petits frères, inscrit commeil se doit au club de foot du quartier(FCLM) et dont le principal bonheur étaitd’aller faire du motocross avec ses amisau pic de l’Étoile, sur les collines au-dessus de Marseille. « Ils partaient tousen scooter et ils faisaient chacun leurtour. » L’engin trône toujours sur le balconde l’appartement qu’il partageait avec sescinq frères et sœurs, âgés de 2 à 18 ans.

Mais Kamal a été tué au mauvais endroit,au mauvais moment. « Nous avons euplein de questions que personne ne nousaurait posées si ça s’était passé dans unautre quartier, remarque sa tante, 30 ans,qui ne souhaite voir ni son nom, ni saprofession publiés. On nous demande cequ’ils faisaient là, dehors, à deux heuresdu matin : c’était un samedi soir, ilsétaient en vacances et c’est leur quartier !Quand quelqu’un va balader son chien enpleine nuit sur le Prado [quartiers sud etbourgeois de Marseille – ndlr], personnene va le lui reprocher. Nous, on n'a mêmeplus le droit de sortir le soir ? »

Des fleurs blanches ont été déposées dans le hallD au pied des photos des trois jeunes tués. © LF

Les trois familles ont été longuementreçues vendredi 6 novembre 2015 par lepréfet de police des Bouches-du-RhôneLaurent Nunez, qui leur a présenté ses

condoléances. Mais ce sont les seulesqu’elles ont reçues, si ce n’est un coup defil de… Sylvie Andrieux, la député (ex-

PS) de la 7e circonscription des Bouches-du-Rhône, condamnée en septembre 2014en appel pour détournement de fondspublics (elle a déposé un pourvoi encassation). « C’est sale de salir des petitscomme ça, avant même de savoir, lanceDjamila. Pourquoi, parce qu’ils étaient decouleur ? Moi, je suis née en France, ona toujours payé notre loyer, nos impôts,on a bien voté pour lui, Hollande. Et çane le touche pas ? Quand ce sont d’autresenfants qui meurent, il se déplace.»

Son avocat, Me Éric Bellaïche, estime « àtout le moins maladroit » le communiquédu ministre de l’intérieur. « Il fait peserune présomption de culpabilité sur lesvictimes, quelques heures seulement aprèsque trois petits se sont fait rafaler,souligne-t-il. C’est scandaleux : ce sontles gens tenus d’assurer leur sécuritéqui viennent les condamner ! Et quandbien même il s’agirait de dealers, leurfamille mérite-t-elle un bannissement postmortem ? »

Depuis huit ans, sa mère multipliait lesdemandes de relogement pour quitterla cité où elle était arrivée enceinte

de Kamal. « Je voulais partir du 13e

arrondissement », dit-elle. « Ce n’estpas particulièrement lié au trafic : si onavait le choix, personne ne vivrait dansles cités », ajoute, avec un haussementd'épaules, sa sœur, qui habite à La

Castellane (15e arrondissement).

En bas des cages d’escalier de la barre,gérée par Habitat Marseille Provence(le bailleur de la ville de Marseille)et censée être bientôt réhabilitée, desdigicodes avaient été récemment installés.Les habitants venaient de recevoir lesbadges – « une semaine avant la mortde mon fils » –, mais ils ne fonctionnentpas encore. Une compagnie de CRS estprésente à l'entrée de la cité presquetous les jours, « pour éviter le risque dereprésailles », a dit le préfet de police.

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L’adolescent a été enterré le 30 octobre

au cimetière La Valentine dans le 11e

arrondissement de Marseille, loin du restede la famille qui repose à Safi, auMaroc. « Il y a trop de monde quil’aime ici, les gens vont le voir sansme le dire », explique sa mère. Sonami Mohamed, lui, a rejoint le sol deMayotte, d’où est originaire sa famille.Une marche blanche organisée pour lestrois jeunes partira ce samedi 7 novembre à14 heures du métro Réformés-Canebière àMarseille. En novembre 2010, l’assassinatd'un garçon de 16 ans, tué au Clos La Roseà Marseille dans le canapé des dealersde la cité, avait provoqué un choc dansla ville et dans tout le pays. Cinq ansplus tard, « on a l’impression que c’estdevenu banal », souligne sa tante. « Onveut que ça ne se reproduise plus. Qu’onarrête de nous cloîtrer dans les cités. Jene suis pas pour le trafic, mais les petitsdealers, je les comprends, on ne leur offrerien d’autre. Beaucoup de mes ancienscamarades d’école ont fait des bac+ 2 ou+3 et ce n’est pas pour autant qu’on leura proposé du travail… »

Christian Schiaretti: «Moncombat théâtral interrogenotre dimension commune»PAR ANTOINE PERRAUDLE SAMEDI 7 NOVEMBRE 2015

Le directeur du Théâtre national populairede Villeurbanne, Christian Schiaretti,revendique une mission républicainefichtrement désaffectée, à l’heure où leFront national se pare des oripeaux deJean Vilar… Il dirige les répétitions deBettencourt Boulevard, pièce de MichelVinaver. Mediapart en retransmettra lapremière le 19 novembre.

Christian Schiaretti baigne dans unétat de débordement bienheureux. Ildirige, sur le plateau de la grande salleRoger-Planchon du TNP de Villeurbanne,les répétitions de Bettencourt Boulevardou une histoire de France, la piècesur « l’affaire » écrite par un jeunedramaturge subversif de 88 ans, Michel

Vinaver. La première, le 19 novembre,sera retransmise en direct sur notre site, àl'occasion d'une soirée exceptionnelle.

Ce samedi 7 novembre, en partenariatavec Mediapart, le TNP organise, jusqu’àminuit, une journée à propos du théâtrepublic et de son usage (Edwy Plenel yprend la parole à 20 h 30). Le Théâtrenational populaire et son directeur fontle pari de mobiliser les citoyens contre «ceux qui misent sur un endormissementcollectif », contre ceux qui envisagent lesspectateurs « comme une simple somme deconsommateurs ».

Christian Schiaretti et ses équipesentendent « s’inscrire au cœur de ce quilie le citoyen au projet de sa République ».Mais avec un goût affirmé pour le grandlarge, la complexité, le questionnementet les contradictions. Parallèlement, leFN, sur son site, se revendique deJean Vilar réduit à la misère d’uneapproche identitaire, enracinée, platementpatrimoniale : confinée. Le candidatfrontiste Louis Aliot, dans ses tracts envue des élections régionales distribuésà Toulouse par un ancien directeur duthéâtre Sorano, Didier Carette, prône uneculture « d’excellence populaire », « pournous donner un destin commun ».

La coupe est pleine. L'ultradroitefrançaise, qui ne vise qu’au folkloreniaiseux ou à la tradition bêtasse, se targuede nous « affranchir de la culture gadget »et d’en « finir avec des créations élitisteset trop abstraites». Le FN, en une forme

d’anthropophagie symbolique dont il estcoutumier (son nom reprend celui d’unmouvement de résistance communiste),cannibalise la mission culturelle de laRépublique qu’il entend abattre.

Faut-il abandonner le nid occupé par cecoucou post-fasciste, ou bien se battre aunom des valeurs laissées en déshérencedont s’empare le national-populisme ?Christian Schiaretti a choisi de défendreet d’illustrer un théâtre national populaireouvert sur le monde et l’altérité. Une telleparole, revenant à l’originel et l’essentiel,s'avère sans doute la meilleure réponse auxfeintes du FN dans le domaine culturel…

Comment voyez-vous le monde ?

Christian Schiaretti. Commeinextricable. « Dénouerl’inextricable vie», telle était la mission qu’AntoineVitez assignait au théâtre. C’estl’incompréhensible – et non lecompréhensible – qui fonde le rapportque nous avons au monde. Je ne croispas à une lucidité en surplomb, quiviendrait de la scène ou d’ailleurs. Je croisjuste à une possibilité de se confronterau chaos. D’où mes compagnonnageslittéraires. Quand Michel Vinaver forgeune chambre d’échos en prise avec lamythologie grecque, il ne cherche pas unegrille de lecture clairvoyante, mais se meutdans l’inextricable.

L’inextricable et le chaos du mondes’amplifient-ils sous nos yeux ?

Non. L’empire marchand se développecertes sans contrepoids désormais, ce quine le rend pas plus fort mais plus opaqueet plus dissimulé. Sa pensée sembleêtre devenue l’ordre du monde. Et elleinduit, par exemple, l’affadissement desa propre langue : nous sommes lespremiers à en éprouver les conséquences.Si les moyens techniques au servicede cet impérialisme marchand sontconsidérables, l’inextricable n’est pas pourautant l’inexorable pour ceux qui veulentencore exercer leur lucidité.

Ne sommes-nous pas au bout d’unétrange chassé-croisé, dans la mesureoù les accapareurs voire les oppresseurs

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revendiquent aujourd’hui, à leur profit,le slogan de Mai-68 : « Il est interditd’interdire » ?

Faire passer pour de la liberté ce quin’est que libéral : le processus est à lafois renversant et inscrit de longue date.Au cours des événements de 1968, il yavait déjà, en particulier dans le mondede l’entreprise, une sensibilité à la contre-culture américaine. Cette ouverture aumonde menait à la captation, à la prédationet à la récupération, au sein de l’ordremarchand.

Christian Schiaretti, directeur du TNP (Villeurbanne).

Déjà, ce qui paraissait subversif enaffichant les attributs de la révolte, dela liberté, du questionnement des mœurs,pouvait tomber dans l’escarcelle du mondeentrepreneurial et commerçant, en usantdes techniques du marketing. Ainsi enest-il allé du brainstorming (« remue-méninges »), qui laisse chacun libre deparler au gré de ce qui lui vient àl’esprit, pour que l’inconscient collectifcoïncide avec une image publicitaire. Etje soupçonne le happening (« interventionartistique ») d’avoir été partie prenantede ce mouvement venu servir l’entreprise.C’est précisément ce que donne à voir età comprendre la pièce de Michel VinaverPar-dessus bord, dès 1972.

La scène retrouve alors toute sa place.C’est un lieu dans lequel nous devrionsvérifier la capacité aigüe et goûtue qu’a lepublic de réagir aux variations multiplesde la langue aussi bien que du sens. La

fonction du théâtre est d’entraîner à lanuance du mot comme au changement desituation.

Qu’est-ce que vous espéreztransmettre ?

Je pense que le théâtre populaire doitêtre littéraire et poétique. C’est uneprise en charge technicienne, de la partde ces athlètes que sont les acteurs,d’une partition difficile qui rappelle àchacun la vigilance propre à la langue.Théâtralement parlant, il n’y a pasvéritablement de Valère Novarina tantqu’il n’y a pas André Marcon. Celui-ci,dans Le Discours aux animaux, inventela possibilité de l’écoute collective d’unauteur dont il porte et dévoile le secret.L’art dramatique ne vaut que par cessecrets, qui à chaque fois réinterrogentla langue. Le théâtre populaire existepour offrir un tel face-à-face avec lalangue, avec sa musicalité, avec son agilitésyntaxique.

On peut toutefois pratiquer un théâtredogmatique ou un théâtre aristocratique.Mais l’art dramatique, dans mon cas, estadossé à une dimension institutionnelle.En tant que directeur du TNP, théâtrepublic dans une commune ouvrière, j’ai uncontrat avec la République. Celle-ci a doncune vision, qui justifie l’existence d’un teloutil.

Antoine Vitez avait fixé les contoursd’une telle vision, usant d'un motdevenu fameux : « Élitaire pour tous »…

L’oxymore s’avère aujourd’hui un peufacile. L’élite est fondée par le savoircommun qui nous environne : il suffit quela mer se retire pour que l’élite paraisseplus tôt – ce qui est le cas aujourd’hui…On est toujours l’élite de quelqu’un. Cen’est finalement qu’une affaire de goût. Enrevanche, c’est la question du « pour tous» qui m’apparaît fondamentale. Ou bienje choisis un auditoire à la hauteur de ceque je propose (conception aristocratiquedu théâtre), ou alors je tente de mettreune pièce à la disposition d’un publicdiffracté, contradictoire, qui ne va passubir l’oppression de n’y comprendrerien, mais va connaître la révélation des

richesses et des contradictions d’un texte,qui n’aurait pas offert une telle polysémieface à un public sophistiqué donc cohérentet monolithique…

Le théâtre public aspire au brassage et àla contradiction que représente une salle.Le contraire d’une audience captive etunifiée, vers laquelle nous irions en vertud’un prosélytisme généreux apte à élever :il ne s’agit pas d’octroyer mais de seconfronter.

« Il ne s'agit pas de changer depeuple »N’êtes-vous pas comme les pionniersd’une télévision de partage culturel(Marcel Bluwal et Jean-ChristopheAverty en sont les ultimes survivants),que la République a lâchés enrase campagne, laissant l’audiovisueldevenir un supermarché ? Et necraignez-vous pas un tel abandon dansle champ théâtral ?

Sans doute avons-nous besoin d’uneaffirmation, voire d’une transcendancerépublicaine qui ne transige pas avecses missions. Cependant, la sociétéelle-même semble parfois se satisfairedes dérégulations dans lesquelles elles’épanouit. Tout ne repose donc pas sur lepouvoir politique. Les citoyens en généralet les artistes en particulier se laissent

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aller à tourner le dos aux missions et auxdéfinitions républicaines, en premier lieuune forme de responsabilité éducative.

Comme nous l’avons vu à propos deMai-68, un prétendu affranchissementaboutit à une servitude sournoise :libérer la télévision du carcan et despesanteurs du pouvoir gaullo-pompidolienaboutit à la marchandisation giscardo-mitterrandienne. Le réseau des théâtrespublics en France sera-t-il soutenu etaccompagné par le ministère de la culturepour résister au marché plutôt que de s’yabandonner ?

Vérifier la capacité d’une compréhensioncollective de notre langue nationale(véhicule du vivre ensemble) me sembledonc à la fois un test et une mission, c’est-à-dire un positionnement politique et passeulement un projet esthétique. Une tellematuration, qui s’inscrit dans la continuitéféconde et non dans la rupture factice, mesemble primordiale par rapport à tout cequi sature aujourd’hui les écrans.

Or, dans le réseau des théâtres publics,bien des initiatives ne se réclament plus del’humanisme mais tournent autour du seulindividu. Le tout soutenu non plus par unservice public ayant une vision politique àlong terme, mais par ce qui se vit commeun mécénat d’État…

Je me retrouve à faire figured’exception. D’autant que certains relaisnous ont abandonnés : combien decomités d’entreprise proposent-ils encore

systématiquement un spectacle du TNPparmi leurs offres majoritairement dedivertissement ?

Quand je monte, pour le centenaire dela naissance d’Aimé Césaire en 2013,Une saison au Congo, avec vingt-huitacteurs noirs, alors que nous sommes enguerre au Mali, pas un seul théâtre nationalne m’accueille. Un spectacle langagier,politique, militant, ne fait pas partiedu corpus général d’un métier devenucommercial et donc idéologique sans lesavoir. La République et ses dirigeantsne sont pas seuls en cause, l’ensembledes métiers de la scène est à mettre enquestion.

Cette République, qui paraît avoirabdiqué ses missions éducatives etculturelles, permet aujourd’hui àMarine Le Pen de se réclamer de JeanVilar…

Mon combat théâtral, un rien solitaire,comprend une dimension nationale. Ilinterroge notre profondeur commune, quine relève pas du roman national et de cequ’on peut lui faire dire, mais de trésorsqui nous appartiennent et qui ont pournom Rimbaud, Flaubert, ou Vinaver, aveclesquels nous entretenons un commerceparticulier.

Jean Vilar avait refondé en 1951 le TNPsur des valeurs nationales et populaires,ce qui n’en fait pas – il fut déjà traitéde Salazar en 1968 ! – un émissairenationaliste et populiste du FN. Maistant de gens de théâtre ont édifié leurmodernisme sur leur anti-vilarisme…Cette frange du métier a eu pignon sur rueen Avignon, a ringardisé Vilar et a pratiquéune censure molle et mondaine.

Qui visez-vous ?

Victor Hugo : préface à “Marion de Lorme” (1831)

Hortense Archambault, Vincent Baudrilleret les gens d’HEC qui ont dirigé le festivald’Avignon de 2004 à 2013, entre BernardFaivre d’Arcier et Olivier Py. Mais lapolémique personnelle n’a aucun intérêt.En revanche, s’avère lourde de sens laringardisation de ceux qui se réclamentd’un messianisme pédagogique au nomd’une République fière et assumée.

Le nom de Théâtre national populaireest ambigu parce qu’inachevé. VictorHugo l’avait pourtant complété, en 1831,dans sa préface à Marion de Lorme :théâtre national, populaire et universel.Voilà cette tension passionnante qui fondela République et qu’elle doit résoudre,entre le national et l’universel hérités desLumières. Le national, sans le grand large,n’est que rance et racorni.

Vous avez campé au cœur d’une telletension en montant deux Jeanne d’Arc :celle de Joseph Delteil, puis celle deCharles Péguy…

La définition du national n’est pas ferméesur elle-même ni sur un patrimoineimmuable, mais ouverte au monde. Jeanned’Arc, contradictoire, inachevée, « enéquilibre de la droite et de la gauche» (Delteil), Jeanne si républicaine etmonarchiste (elle inventa les soldats del'an II pour les mettre au service deCharles VII), Jeanne si chrétienne et sigorgée de volontarisme politique, permetau public de reconnaître quelque chose

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de notre définition inextricable de laFrance. Je ne cherche pas à clarifiermais à complexifier en exposant surscène la richesse antigonienne de Jeanned’Arc, celle qui dit « non ». Voilàdu génie national – j’ose le dire ! –,mais à rebours d’une définition nécrosée,instrumentalisée, abrutissante et néfaste.

Je crois pouvoir et devoir m’appuyersur l’esprit public, sur l’espritdu public, qui passe par desréférences et des expériences, historiquesou littéraires, souvent contradictoires,rendues universelles par le rapport quenous entretenons avec notre langue – quiva de Villon à Brassens et de VictorHugo à Juliette Gréco. Une telle pléiadepopulaire restitue, à ceux qui furent peuéduqués ou trop éduqués, la même dignité,grâce à un rapport de convivialité possible.

Quand j’étais à Reims et que je voyaisles fêtes johanniques avec leur inspirationplus pétainiste que gaulliste – du fait decette pucelle improbable trimballée dansles rues sur un percheron –, je n’en voulaispas aux populations ainsi rassemblées :il ne s’agit pas de changer de peuple.Il s’agissait d’être à côté de cela et d’yrépondre, sans mépris.

J’ai investi ce terrain-là non pas en dépitmais parce que je suis directeur du Théâtrenational populaire et que je ne refoulepas la définition qui le caractérise. Jerevendique jusqu’aux trois couleurs surlesquelles Jean Vilar fonda le logo duTNP. Et aux jeunes graphistes qui medisent, aujourd’hui, nous allons jouer surle bleu, le blanc et le rouge, « mais un peudécalé », je réponds : « Pourquoi un peudécalé ? Avez-vous besoin de Janvier-15pour réinvestir les couleurs du drapeaunational ? Pas moi ! »

Ce n’est pas un projet simple ou simpliste.Ce n’est pas un travail bêtement etfacilement anti-FN (une pose qui devientsauf-conduit !). C’est une ligne de crête àdéfendre, qui n’est autre, selon moi, quele projet de la République : raffiner sansoppresser ; faire de l’exigence une causecommune ; inclure le peuple plutôt quede le laisser à l’extérieur donc tenté par

l’amertume et les idéologies racornies ;mettre à disposition de tous la douceurpédagogique.

En Palestine, la «générationdu mur» est dans l’impassePAR JOSEPH CONFAVREUXLE SAMEDI 7 NOVEMBRE 2015

Graffiti dans le quartierd'Issawiya, à Jérusalem-Est. © JC

Les attaques commises ces dernièressemaines par des Palestiniens seraient,selon Benjamin Netanyahou, le fruitde la « rencontre entre Ben Ladenet Zuckerberg». Qui sont les véritablesacteurs de cette intifada inédite ?Reportage à Jérusalem-Est, Ramallah etHébron.

Jérusalem-Est, Ramallah, Hébron, denotre envoyé spécial.- Sur le mur dela chambre à coucher de cette maisonpromise à une destruction prochaine, dansle quartier de Jabel Mukaber, à Jérusalem-Est, il ne reste que la photo d’un enfant etun diplôme encadré. Écrit en hébreu, il aété décerné par la plus grande compagniede télécoms israélienne, Bezeq, pourrécompenser « l’excellence au travail »d’Allah Abu Jamal et ses dix années debons et loyaux services.

Le 13 octobre 2015, « l’employé dumois » a pourtant fracassé sa voiture surun arrêt de bus d’un quartier orthodoxede Jérusalem-Ouest, tuant un Israélien,puis il a jailli de son véhicule munid’une arme blanche pour en poignarder

un autre, avant d’être lui-même abattu,comme le montrent ces images captées parune caméra de surveillance.

Sur mediapart.fr, une vidéoest disponible à cet endroit.

Son frère, Sofiane, affirme pourtantque « sa vie était très calme. Ilétait sociable et n’avait aucune activitépolitique. Il parlait couramment hébreu.Il avait une femme, trois enfants, unebonne situation et même la citoyennetéisraélienne », contrairement à la majoritédes Palestiniens de Jérusalem-Est qui nedisposent que d’un permis de résidence.

Depuis lors, Sofiane a laissé en plan sontravail d’électricien et attend, en fumantcigarette sur cigarette, qu’on lui rendele corps d’Allah. «Notre avocat est entrain de négocier avec le Shin Beth poursavoir quand on pourra l’enterrer.»

Peut-il expliquer le geste de son cadet ?« Quelques semaines avant qu’il necommette cette attaque, les Israéliens ontdétruit la maison de notre cousin Ghassan.Ça l’a peut-être poussé », avance Sofiane.Ghassan Abu Jamal était l’un des auteursde l’attentat commis contre la synagogueKehilat Bnei Torah, dans le quartier deHar Nof, à l’ouest de Jérusalem, le 18novembre 2014, qui avait fait six morts…

La maison détruite du cousin d'Allah et SofianeAbu Jamal à Jabel Mukaber. © Joseph Confavreux

« Il y a deux jours, des militaires israélienssont venus repérer la maison de monfrère, mais aussi celle de ma sœur etde mon père, pour les démolir», poursuitSofiane, en montrant la porte d’entréerécemment forcée de la grande bâtissefamiliale, installée sur les hauteurs duJabel Mukaber d’où l’on distingue le dômedu Rocher et l’esplanade des Mosquées, aucœur et à l’origine de la tension dans larégion.

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Cette politique de destructionsystématique des maisons des terroristesdécédés durant leurs attaques, en formede représailles post mortem et de punitioncollective, est prompte à nourrir le cycle deviolence et de vengeance qui ensanglanteaujourd’hui Israël et la Palestine. Un cyclemarqué notamment par plusieurs attaquesanti-israéliennes à la voiture-bélier durantl’année 2014 et le meurtre par le feu, l'étédernier, d’un bébé palestinien et de sesparents par des colons extrémistes, et qui

s’est accéléré depuis le 1er octobre dernier.

Pourquoi cette intensité accrue d’attaqueset de manifestations côté palestinien ?L’explosion de la colonisation, passéede 200 000 colons en 1993 à 570 000aujourd’hui en Cisjordanie et à Jérusalem-Est ? Les réponses purement sécuritaires etmilitaires apportées par le gouvernementle plus à droite de l’histoire d’Israël ?Les conditions économiques et socialesdégradées de la vie sous occupation ?Ou encore l’impuissance d’une Autoritépalestinienne qui ne croit plus elle-même aux paramètres d’Oslo, commel’a officialisé le président MahmoudAbbas à la tribune de l’ONU le 30septembre dernier…? Tout cela constituele socle de la colère actuelle. Maisl’embrasement tient aussi à l’entrée enrévolte d’une nouvelle génération dejeunes Palestiniens, dans un pays où 70 %de la population a moins de 30 ans.

Décédé à 33 ans, Allah Abu Jamal faitfigure de vétéran parmi les 70 Palestiniensmorts depuis le début du mois d’octobre,une petite moitié après avoir attaqué desIsraéliens et en avoir tué neuf, l’autreaprès avoir manifesté en Cisjordanie ouà Gaza, et le reste après avoir eu descomportements jugés suspects. Parmi ces70 « martyrs », comme on les nomme enPalestine, on trouve peu de gens de plus de25 ans et environ un tiers de mineurs, dontde très jeunes garçons.

« Mon cousin Ahmad Sharaka avait 13 anslorsqu’il a été tué par balles alors qu’ilprotestait contre l’occupation », raconteainsi Mohamed, 24 ans, qui travaille dansune station-service à proximité du check

point de Beit El, au nord de Ramallah,en Cisjordanie, devant lequel Ahmad estmort, le 12 octobre dernier.

Impacts de balles sur la station-service àproximité du check point de Beit El. © JC

La Knesset israélienne, dominée par ladroite et l’extrême droite, a réagi à cetteréalité en votant, par 51 voix contre 17,lundi 2 novembre, une loi introduisant unepeine plancher de prison de trois ans pourles enfants âgés de 12 à 16 ans ayant jetédes pierres. La loi gèle en outre les aidessociales attribuées aux parents de mineurscondamnés pour « délits de sécurité, jetsde pierres commis pour des motivationsnationalistes ou dans le cadre d'activitésterroristes».

Ces jeunes Palestiniens qui se révoltentaujourd’hui sont surnommés ici la« génération du mur », parce qu’ils étaientencore à l’école lorsque fut construitela « barrière de séparation » entrela Cisjordanie et Israël, ou encore la«génération post-Oslo», parce qu’ils sontnés après la signature, en 1993, de cesaccords censés régler le conflit israélo-palestinien.

Des « accords » qui paraissent aujourd’huinon seulement caducs, mais relèventmême de la duperie aux yeux dePalestiniens ayant grandi sous les coups dela colonisation, la coupe de l’occupation,la chape d’une Autorité palestiniennecorrompue et impotente et le poids de laséparation entre Gaza et la Cisjordanie,décalque de la rivalité entre le Hamaset le Fatah, les principales organisationspolitiques palestiniennes, presque aussidélégitimées l’une que l’autre auprèsdes jeunes. «Oslo, cela ne signifierien pour moi. Je ne sais pas àquoi cela correspondait», lance ainsiMohamed, avant d’affirmer que les sept

balles de caoutchouc qui l’ont touchéne l’empêcheront pas de continuer àprotester.

Graffiti dans le quartierd'Issawiya, à Jérusalem-Est. © JC

« Oslo, c’est ce qui nous a détruits entant que peuple palestinien et en tantqu’êtres humains libres», renchérit mêmeun autre Mohamed, qui préfère égalementne pas donner son nom de famille àun journaliste, par crainte de représaillesisraéliennes. Rencontré à la sortie d’unmagasin d’électronique d’Issawiya, unquartier déshérité de Jérusalem-Est, il a 21ans, une chemise à carreaux repassée, desmocassins noirs, des cheveux gominés, unregard doux, mais aussi 24 arrestationsau compteur depuis ses 14 ans. «Notregénération est beaucoup plus déterminéeque les précédentes, car on a grandi dansune atmosphère de haine et de meurtres,entre l’intifada Al-Aqsa [déclenchée en2000 et qui a duré 4 ans–ndlr], et lesguerres à Gaza [en 2009, 2012 et 2014 –ndlr]», explique-t-il.

« L’intifada de Jérusalem »« Je pense que cette génération atteindrales buts que les précédentes générationsn’ont pas atteints, parce qu’elle en avu beaucoup plus », confirme Yassine,21 ans, qui s’est joint à la discussionet porte un sweat-shirt SodaStream, dunom de cette entreprise cible de lacampagne « Boycott, désinvestissement,sanctions » (BDS) pour avoir établi sonusine dans la zone industrielle de MaaleAdoumin, une des plus grandes coloniesisraéliennes de Cisjordanie. Yassine y a étéemployé, avant de devenir jardinier chezdes particuliers de Jérusalem-Ouest.

Aujourd’hui, comme hier, il n’est pasallé travailler, même si le blocage deJérusalem-Est, décrété par le premierministre israélien Benjamin Netanyahoupour la première fois depuis l’annexion de

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cette partie de la ville en 1967, demeureporeux. Les contrôles de l’armée sontaléatoires. Les blocs de béton à l’entréedes quartiers arabes obligent surtout lesvoitures à ralentir ou les passagers àmettre pied à terre. Et les pans de mur,recouverts de fausse pierre de Jérusalem,placés ici ou là, n’empêchent pas les jetsde projectiles vers les colonies voisines,notamment celle d'Armon Hanatziv quijouxte le quartier de Jabel Mukaber.

Eléments de mur dans le quartierde Jabel Mukaber, à Jérusalem-Est.

Un blocus en demi-teinte donc, comme s’ilfallait à la fois mettre sous pression lesPalestiniens sans trop acter, dans les faits,une possible division de la ville saintesusceptible de ressembler aux résolutionsinternationales d’une Jérusalem scindée endeux et « capitale de deux États ».

Pour Yassine, quoi qu’il en soit, « c’estle début d’une intifada ». Nour, lycéennerencontrée au café Zad, situé dansla principale artère commerçante deJérusalem-Est, préfère parler de « quasi-intifada ». « Je résiste pour défendre monpays et ne pas vivre dans la crainte de mefaire abattre parce que je mets la maindans mon sac pour prendre mon portableou un mouchoir, et que les Israélienspensent que j’ai un couteau», explique-t-elle.

Quant à Rami Rabayah, jeune Palestinienqui a préféré quitter Ramallah pourNew York comme beaucoup de ceux quiont les moyens de l'exil, il juge qu’onse situe « au-delà de l’intifada ou del’occupation. On est entré dans la guerrecivile. J’ai vécu celle au Liban et jeretrouve la même configuration, avec lesextrémistes qui l’emportent des deux côtéset un niveau de haine interindividuelle etde peur de l’autre jamais atteint ».

Quel que soit le terme choisi, la séquenceen cours ne porte pas le même nom depart et d’autre du mur de séparation.La presse israélienne, suivie par lamajorité des médias occidentaux, évoqueune «intifada des couteaux», en insistantsur le mode opératoire, convoquantainsi un imaginaire qui renvoie à desactes individuels, susceptible d’évacuerla dimension collective et politique detels gestes. Du côté palestinien, on parledavantage de «l’intifada de Jérusalem».

Les précédentes explosions palestiniennesavaient en effet pour épicentre Gaza oula Cisjordanie, et Jérusalem-Est s’en étaittenu à l’écart. Celle-ci se concentre depuisle début du mois d’octobre dans la villesainte, même si elle a eu tendance, cesderniers jours, à se déplacer du côtéd’Hébron.

Graffiti représentant la mosquéeAl-Aqsa à Jérusalem-Est. © JC

La crainte de la remise en cause du statuquo sur l’esplanade de la mosquée Al-Aqsa, située à Jérusalem-Est, et la peur queles Juifs ne viennent prier sur ce qui est,pour eux, le mont du Temple, a alimenté lacolère dans la ville, où la présence toujoursaccrue des colons et de l’armée israéliennejoue aussi un rôle déterminant, commeailleurs en Cisjordanie.

Toutefois, juge l’historien spécialiste deJérusalem Vincent Lemire, « on assisteaussi au retour du refoulé. On avaitvoulu mettre la question aussi centraleque complexe de Jérusalem à l’écartdes négociations d’Oslo, pour se donnerles moyens de parvenir à un accord.Maintenant que tous les observateurs etles diplomates disent officiellement ce quetout le monde sait depuis 10 ans, à savoirque ces accords sont morts, Jérusalemredevient le nœud du conflit ».

À cela s’ajoute une impasse politiqueet économique propre à Jérusalem-Est.Depuis 1967, les Israéliens ont fait en sorteque ni le Fatah ni le Hamas ne puissent s’yimplanter, si bien que les 300 000 résidentspalestiniens qui vivent là n’ont jamais étéreprésentés politiquement. D’autant quel’Autorité palestinienne n’a pas non plusencouragé les habitants de Jérusalem-Està voter aux élections municipales, commeils en ont le droit, pour ne pas entérinerla souveraineté israélienne sur cette partiede la ville située du côté palestinien de laligne verte.

Graffiti dans le quartier d'Issawiya, àJérusalem-Est, avec l'inscription : “notre

représentant, c'est le cocktail Molotov”. © JC

Conséquence de cette absence, àJérusalem-Est, les services de santé, lesservices sanitaires, les écoles, l'état desroutes sont déficients et dégradés, nonseulement par rapport à Jérusalem-Ouest,mais même par rapport à Ramallah,en Cisjordanie, cette « cellule VIP dela grande prison qu’est l’occupationisraélienne», dixit Rami Rabayah.

Le jeune homme perçoit dans ce qui sepasse à Jérusalem-Est « un phénomènecomparable aux printemps arabes, uneréaction à un blocage à la fois politiqueet social. 70 % de la population yvit sous le seuil de pauvreté et, alorsque les habitants payent des taxeséquivalentes aux quartiers juifs, le mairede Jérusalem fait tout pour vider laville de sa population palestinienne enlaissant les quartiers arabes à l’abandon.Les habitants de Jérusalem-Est n’ontaucune perspective et ne bénéficient pasde la pacification financière que les ONGeuropéennes déversent sur la Cisjordanie

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ou Gaza. Il n’y a pas de travail, et les gensont peur de déménager et de perdre ainsileur statut de résident ».

Poubelles à Jérusalem-Est. © JC

« C’est pour cela que ça ne vajamais se calmer »Centrée sur Jérusalem pour ces différentesraisons, la colère palestinienne de cetautomne emprunte des formes inédites queBenjamin Netanyahou, avec son sens dela formule et de la mesure, a synthétiséescomme «la rencontre entre Oussama BenLaden et Mark Zuckerberg».

Croisé dans les rues désertes de la vieilleville d’Hébron arpentées par des soldatsisraéliens surarmés qui fouillent tous lesjeunes de la cité, Khaldun, 21 ans, pullà capuche sur la tête et baskets Nikeaux pieds, ne quitte effectivement passon smartphone des mains. Il montre surFacebook la photo du dernier « martyrde Jénine », 17 ans, abattu la veille parl’armée israélienne à un passage piéton,ou celle d’un de ses amis d’Hébron,âgé de 23 ans, qui vient de se rendreaprès avoir blessé trois gardes-frontièresisraéliens avec sa voiture. A-t-il été surprispar le geste de son ami ? «Aujourd'hui,je ne sais pas moi-même ce dont je seraiscapable.»

Facebook et les réseaux sociaux sont-ilspour autant devenus le véhicule principalde mobilisation pour cette génération dePalestiniens en révolte ? « On les utilise,comme les jeunes du monde entier, affirme

Khaldun, mais on se méfie aussi parceque c’est facilement surveillé par lesrenseignements israéliens. »

Positions israéliennes sur les toits dela vieille ville d'Hebron. © JC

Les réseaux sociaux serventindéniablement de caisse de résonance,de catalyseur et d’accélérateur de lacirculation des images, des informationset des rumeurs – d’ailleurs souventincontrôlables comme dans le cas deNizar, serveur au café Zad, surnommépar ses collègues le « martyr vivant »depuis qu’ils l’ont vu réapparaître, à leurgrande surprise, après avoir tous consultéla page Facebook dédiée à sa mémoire,et relayée des milliers de fois à la suited’une confusion avec un « martyr » quasihomonyme…

Mais cette intifada n’est pas, pour autant,une intifada 2.0, entièrement « spontanée »ou « désorganisée », même si elle n’obéitpas à un encadrement politique ou à unehiérarchie de commandement. Khaldunaffirme n’appartenir à aucune organisationpolitique. «Je suis juste un citoyenlibre. J’ai participé aux protestations demanière individuelle, comme tous les gensde mon âge à Hébron», où la présence descolons au sein même de la ville arabe, etnon seulement autour, a toujours attisé lestensions et les heurts.

Mais il a, comme une grande partie desa génération, été politisé lors de sonpassage dans les geôles israéliennes: «Sixmois de détention en 2010-2011 pouravoir jeté des pierres.» Et marqué par lamémoire familiale. «Dans chaque familled’Hébron, il y a soit une maison détruite,soit un martyr, soit un fils dans les prisonsisraéliennes, explique-t-il. C’est pour celaque ça ne va jamais se calmer.»

Positions israéliennes sur les toits dela vieille ville d'Hébron © JC

Mohamed, le pompiste qui a reçudes balles en caoutchouc lors desmanifestations devant le check point deBeit El, s’est lui aussi formé politiquementen prison. « J’ai été libéré en échangedu soldat Gilad Shalit. Moi je mereconnais dans le Fatah, mais aucunmanifestant ne vous dira qu’il faitpartie d’une organisation politique, parcequ’aujourd’hui, on se sent tous, avant tout,palestiniens. Notre mouvement va donccontinuer parce que nous sommes trèsconscients, politisés, et qu’il n’y a pasd’organisation derrière pour nous obligerà rentrer à la maison.»

La forme particulière que prennentaujourd'hui ces attaques et cettecolère porte la mémoire des intifadasprécédentes. Celle déclenchée en 1987,« l’intifada des pierres », fut une vasterévolte populaire sans arme, impliquantdes enfants, des femmes et des vieillards,encadrés ensuite par les organisationspolitiques palestiniennes. Quatorze ansplus tard, prenant acte de l’échec decette première intifada, celle du début desannées 2000 fut une intifada militaire etarmée, l’époque des « tanzim » du Fatahou du Hamas, et des attentats suicides etaveugles.

À nouveau, 14 ans plus tard – le tempsque grandisse une nouvelle génération –,« l’intifada des couteaux » prend un aspectplus horizontal et individualisé, à la foisdésorganisé et cohérent, permettant decontourner une impossible organisationpolitique ou militaire qui serait aussitôtdémantelée ou infiltrée par la puissanceisraélienne.

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« Ce n’est pas une question deterre, mais une question de foi »Si la situation actuelle est donc loin d’êtreimputable uniquement à une éruptionspontanée et à Mark Zuckerberg, faut-il lui chercher de « nouvelles » raisonsreligieuses ? Le naufrage du projetpolitique palestinien tel qu’il avait étépensé à Oslo a sans doute laissé lechamp libre à un discours recentré surl’identité religieuse de jeunes Palestiniens,qui jugent n’avoir rien d’autre à quoi seraccrocher.

Pour Khaldun, « il n’existe plus desolution politique. Je ne crois pas à unÉtat palestinien. Aujourd’hui, je pourraismettre un chèche sur ma tête et affirmerque je suis le président de la Palestine,tellement cet État n’existe pas ! Si Arafatet le Cheikh Yassine étaient encore là, onaurait peut-être pu éviter la division entrele Fatah et le Hamas. Mais aujourd’hui, laseule solution est inscrite dans le Coran ».

Un portrait d'Arafat sur le mur de séparation, côtépalestinien, à proximité du check point de Qalandia. © JC

Tous les jeunes Palestiniens, rencontrésaussi bien à Jérusalem-Est qu’à Hébronou Ramallah, mettent en avant, quand onleur demande les raisons de leur colère,leurs craintes entourant la mosquée Al-Aqsa. Ce qui n’est guère nouveau si l’onse souvient que c’est la venue d’ArielSharon sur cette esplanade qui fut audéclenchement, en 2000, du précédentsoulèvement. Ce qui paraît plus inédit estle déplacement progressif de l’affirmationd’une identité « palestinienne » vers uneidentité « musulmane », même si les deuxdimensions continuent de coexister dansles discours de cette génération.

Habitant d’Issawiya, « où il ne sepasse rien de neuf, si ce n’est l’intérêtmédiatique », Mustapha, 20 ans, tee-shirtmoulant, jean délavé, collier de perlesnoires autour du cou et cheveux gominés,

n’a pas en apparence le profil type dusalafiste. Il juge toutefois que « la religion,c’est tout ce qu’il nous reste. Cette fois, cen’est pas une question de terre, mais unequestion de foi ».

Cet apprenti boulanger ne rêve plus d’unÉtat palestinien. « Je rêve plutôt d’uncalifat islamique qui libérerait le mondemusulman, aussi bien en Palestine, enSyrie, au Liban qu’en Jordanie. » Lemême projet que celui de Daech, donc ?« Pas du tout. Daech est contrôlé parIsraël et les États-Unis pour donner unemauvaise image de ce que serait unvrai califat islamique », affirme-t-il, sansvouloir ni pouvoir s’expliquer davantage.

Des graffitis dans le quartier d'Issawiya.Slogan “Libérez la Palestine” et portrait deKhader Adnan, du djihad islamique. © JC

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Cette montée du discours religieux parmiles jeunes Palestiniens ne valide pas pourautant le cadre d’analyse du gouvernementNetanyahou, qui ne veut voir dans lesattaques de ces dernières semaines qu’unavatar de l’islam radical en essor dansla région, à l’instar d’un Bernard-HenriLévy affirmant, dans Le Point, queles événements des dernières semainesressemblent « à un énième épisode de cedjihad mondial dont Israël est une desscènes ».

En effet, l’insistance mise par lesjeunes Palestiniens sur leur identitémusulmane, outre qu’elle se nourrit,en miroir, de la montée en puissancedes nationalistes religieux en Israël,n’est jamais déconnectée des impassespolitiques, de la situation économique etsociale, des revendications historiques, del’occupation militaire et de la colonisation.

« Les Palestiniens sont déprimés parcequ’ils n’ont ni perspective ni soutien,poursuit ainsi Mustapha. C’est pour celaqu’ils sont obligés d’agir par eux-mêmes

et avec les moyens qu’il leur reste. Onpourrait coexister avec les Israéliens, maispas sous eux. » Et quand on lui posela question de savoir où il se voit dansdix ans, deux options paraissent encoreouvertes: «Soit au travail avec une famille,soit enterré.»

Boite noireCe reportage a été effectué à Jérusalem-

Est, Ramallah et Hébron entre le 1er et le3 novembre.

Bolloré et Niel ferraillent enItalie, Orange en ligne demirePAR LAURENT MAUDUIT ET MARTINE ORANGELE SAMEDI 7 NOVEMBRE 2015

Alors que Vincent Bolloré était parti àl'assaut de Telecom Italia, Xavier Nielvient de se mettre en travers de sonchemin, en montant lui aussi au capitalde l'opérateur italien. Les deux hommessont moins intéressés par le groupe que parla monnaie d'échange qu'il peut constituerdans le cadre de la recomposition destélécoms en Europe.

Pour l’heure, la guerre que se livrentles deux grands oligarques français,Xavier Niel et Vincent Bolloré, autourde Telecom Italia, se déroule à coupsd’annonces, chaque jour ou presque, denouvelles montées dans le capital del’opérateur historique italien. La batailleest si feutrée que les autorités boursièresitaliennes comme la presse se demandents’il s’agit bien d’une bataille, si les deuxhommes n’agissent pas de concert pourprendre le contrôle du groupe italien detélécoms.

Vincent Bolloré et Xavier Niel jurent l’unet l’autre qu’ils ne se sont pas entenduspour racheter ensemble Telecom Italia.Selon nos informations, ils disent vrai,pour une fois. Car les enjeux de cetteconfrontation sont beaucoup plus lourdsqu’il n’y paraît. Si Xavier Niel a décidé de

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mener une guerre éclair sur Telecom Italia,c’est pour contrer les ambitions de VincentBolloré, pas en Italie mais en France.

© Reuters

Le patron de Free et copropriétairedu groupe Le Monde – Le NouvelObservateur redoute que la conquête deTelecom Italia par le président du conseilde Vivendi ne soit que la première étapepour une conquête encore plus vaste, celled’une entrée au capital en position de forcede l’opérateur historique français Orange,négociée par l’apport de sa participationdans Telecom Italia. Un scénario qui aparfaitement réussi à Vincent Bolloré, parlequel, grâce à l’apport de ses chaînes detélévision gratuites (D8), il est parvenu às’imposer dans Canal + puis chez Vivendi.

Pour Xavier Niel, impossible de laisserse reproduire le schéma avec Orange. Carcela déstabiliserait totalement sa positionet à terme pourrait même le condamner :l’activité mobile de Free est étroitementdépendante de son contrat d’itinéranceavec Orange au moins jusqu’à fin 2016.

La confrontation, pour l’instanttransalpine, entre Xavier Niel et VincentBolloré, illustre la bataille beaucoupplus large qui a commencé entre lesmilliardaires français autour des télécomset des médias. Tous ont flairé la rente de latéléphonie mobile. Même Vincent Bolloréqui, dans les années 2000, affirmait ne pasdu tout croire au secteur et voulait forcerle groupe Bouygues, dans lequel il s’était

imposé comme actionnaire par effraction,à vendre au plus vite cette activité, s’estravisé.

Selon son entourage, c’est contre savolonté que Jean-René Fourtou, encoreprésident de Vivendi pour quelques mois,a cédé SFR à Patrick Drahi, présidentde Numéricable en 2014. Les conditionsde réalisation de cette cession ont semblési obscures que l'Autorité des marchésfinanciers (AMF), selon nos informations,a ouvert une enquête.

Cette vente, qui suivait l’arrivée de Freecomme quatrième opérateur mobile enFrance, a déclenché un bouleversementcomplet. En quelques mois, la géographiedes télécoms mais aussi des médias aété redessinée. Car c’est là, la grandenouveauté : les nouveaux maîtres destélécoms veulent désormais le contrôle à lafois des tuyaux et des contenus.

Officiellement, l’avènement de l’internetà haut débit sur le mobile et sur lefixe a, selon eux, radicalement changéla donne. L’heure de la convergenceentre télécoms et médias, prédite déjà en2000 par Jean-Marie Messier, aurait enfinsonné. Leur analyse est peut-être justifiée.Mais les milliardaires français sont lesseuls à accumuler depuis quelques moistitres de presse et chaînes de télé. Dansaucun autre pays occidental, cette thèsede la convergence et de la concentrationdes médias et télécoms n’est mise enapplication. Et les gouvernements nesemblent pas prêts à l’autoriser. Ce quiamène à s’interroger sur le bien-fondé desmanœuvres de nos milliardaires, même aunom d’une spécificité française.

Quand Vincent Bolloré a commencé sesgrandes manœuvres autour de TelecomItalia, personne n’y a vraiment portéattention. Cela semblait faire partie descoups boursiers que l’homme d’affairesmène régulièrement de l’autre côté desAlpes depuis près de quinze ans. Carl’Italie est, avec la France, son terrain dechasse favori.

Introduit par son mentor, l’ancien banquierde chez Lazard, Antoine Bernheim(1924-2012), avec lequel il s’est fâché

avant sa mort, dans les arcanes obscursdu capitalisme italien, il y occupedepuis longtemps de solides positions. Enparticulier, il est entré en 2002 au capitalde Mediobanca, une banque qui est aucœur de tous les réseaux d’influence etde connivence italiens, et il en contrôledésormais près de 8 % du capital, ce quifait de lui son deuxième actionnaire. Ilsiège donc au conseil d’administration dela banque et, bien dans l'esprit du systèmenépotiste que la France et l’Italie ont enpartage, il a même fait entrer récemment safille, Marie Bolloré, au sein de ce conseil(ici sa fiche, sur le site Internet de labanque).

Aussi, quand Vincent Bolloré est entré enjuillet 2014 au capital de Telecom Italia,en échangeant les actions détenues parVivendi dans l’opérateur brésilien GVTcontre les 8,3 % (ici le communiquéde Vivendi) que le groupe espagnolTelefonica détenait dans l’opérateuritalien, nul n’y a vraiment pris garde. Toutle monde a pensé à l’époque que VincentBolloré réalisait l’une de ces fructueusesculbutes financières dont il a le secret.

À quelques détails près cependant. Cettefois-ci, il ne s’agissait pas directementde son groupe mais de Vivendi dont ilne possède que 15 % du capital. Deplus, il n’est officiellement que présidentdu conseil de surveillance. En d’autrestermes, il n’a, officiellement, selon lesrègles de gouvernance si chères aucapitalisme, qu’un pouvoir de contrôlemais aucun pouvoir de direction, celui-ci revenant au directoire. Mais ce sont-làdes arguties auxquelles Vincent Bolloré nesaurait s’arrêter, comme l’épisode Canal+ l’a prouvé. Oublieux de tout droitdes actionnaires, y compris celui de lesinformer, Vincent Bolloré agit, depuisqu’il a pris la présidence de Vivendi,comme s’il était seul maître à bord. Unesituation qui ne semble choquer personneen France, tant on se complaît à vénérer lepouvoir absolu.

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Bolloré interdit de gestion enItalieComme aiment à le dire ceux qui leconnaissent bien, Vincent Bolloré estsouvent en avance d’une arrière-pensée.Après être entré au capital de TelecomItalia par surprise, il a ensuite profitédes milliards d’euros tirés de la vente deSFR pour consolider mois après mois saposition. Début août, Vivendi détient déjàplus de 15 % du capital de Telecom Italiaet paraît ne pas vouloir s’arrêter là.

Un fait surprenant intervient alors, passétotalement inaperçu en France : le 6août 2015, le président du conseil italien,Matteo Renzi, suspend ses vacances pourrencontrer Vincent Bolloré à Rome. Dansle microcosme de la finance italienne,cela fait à l’époque doublement jaser.D’abord, parce que tout le monde y voitun feu vert pas même masqué des plushautes autorités italiennes au raid menépar l’homme d’affaires. Ensuite, parceque cette approbation inattendue intervientalors qu’il s’agit d’une opération boursièrese menant sous l’étroite surveillance del’autorité de tutelle des marchés, laConsob, et alors que le même VincentBolloré est à l’époque toujours sous lecoup d’une grave sanction prononcée enjanvier 2014 par cette même Consob.

Le 27 janvier 2014, l’autorité de tutelledes marchés italiens a en effet condamnéVincent Bolloré à une lourde amendeet à une peine d’interdiction d’exercerdes fonctions opérationnelles dans dessociétés italiennes pour avoir manipuléle cours de Bourse « à un niveauartificiel » et fourni « des indicationsfausses et trompeuses », lors de sonentrée, en 2010, dans le capital de lasociété Premafin, la holding de tête de lacompagnie d’assurance Fondaria.

Frappé par une telle sanction, VincentBolloré, dont la réputation dans la vie desaffaires est souvent contestée, aurait doncpu être considéré, au moins pour un temps,persona non grata, en Italie. Et pourtantnon ! Il a pu s’entretenir avec le chefdu gouvernement italien de son projet. Etdans la foulée, il a continué à monter au

capital de l’opérateur italien, jusqu’à encontrôler 19,9 % du capital, devenant ainsile premier actionnaire de l’opérateur detélécoms. Cette position lui permet d’avoirle contrôle du conseil d’administrationmême avec une participation minoritaire,selon la loi italienne.

Mais c’était compter sans Xavier Niel.Celui-ci a observé pas à pas lamanœuvre de Vincent Bolloré. Il alu les quelques analyses boursièresqui commencent à parler de grandsmouvements de réorganisation destélécoms en Europe, dans lesquelsTelecom Italia apparaît comme monnaied’échange pour constituer des ensemblesplus vastes. Le nom d’Orange y revientsouvent comme le candidat naturel à cettefusion imaginée.

Ces dernières semaines, Xavier Niel, lui-même, s’est donc mis, à son tour, àracheter en Bourse des titres de TelecomItalia. Il a réalisé ses opérations non pasà partir de sa holding de tête, Iliad, quicoiffe en France l’opérateur téléphoniqueFree, mais à partir de NJJ, sa holdingpersonnelle qui rassemble sa fortune,et d’un fonds financier dénommé RockInvestment. Afin de limiter la mise, ila acquis ses parts, essentiellement parle jeu d’options. Converties, celles-cilui donnent potentiellement 15,14 % deTelecom Italia. Il pourrait grimper encore.

Le fondateur de Free et copropriétaire duMonde a puisé dans son magot personnella somme astronomique de 2,5 milliardsd’euros, et aurait à mettre sur la table pasloin de 1,7 milliard d’euros, si d’aventureil voulait monter jusqu’à 24,9 %, seuil àne pas dépasser, sauf à être contraint parla législation italienne à lancer une OPAsur la totalité du groupe, dont la valeur enBourse approche… 17 milliards d’euros !

Depuis cette entrée fracassante, le climatboursier est devenu très électrique enItalie. Tout le monde s’est demandé si,secrètement, les deux hommes d’affairesne menaient pas une action de concert,pour prendre ensemble le contrôle deTelecom Italia, mais sans avoir à lancer

une OPA qui serait ruineuse. La Consobelle-même a voulu le vérifier et a reçumercredi Xavier Niel pour s’en assurer.

Sans grande surprise, du côté de Vivendicomme du côté de Iliad-Free, les mêmesexplications ont été données : non, cen’est pas une action de concert ! Maiscela n’a, à l’évidence, pas convaincu grandmonde, pas plus en Italie qu’en France.Témoin cette réaction d’un analyste citéce jeudi par Reuters : « Il s'agitd'une déclaration juridique. Nous nesavons pas si [Xavier Niel] sera hostileà Vivendi ou s'il s'alignera sur lespositions de [Vincent] Bolloré", indiqueJavier Borrachero, analyste chez KeplerCheuvreux. Si les deux hommes votentsystématiquement dans le même sens,je considérerais qu'il existe une sorted'action de concert, même s'il n'y a pas depacte écrit. »

D’après nos informations, Vincent Bolloréet Xavier Niel ne mentent pourtant pas :il n’y a pas de pacte entre eux. C’estmême exactement le contraire : XavierNiel a choisi d’aller contrer l’opérationde Vincent Bolloré. Et s’il s’y est résolu,c’est parce qu’il sait que son enjeu dépassede très loin la seule Italie et risque deconcerner au premier chef la France.

Maintenant qu’il préside le conseil deVivendi, et aussi celui de sa filialeCanal+, Vincent Bolloré rêve de profiterdes milliards de trésorerie du groupepour constituer un empire beaucoup plusvaste, alliant non seulement TelecomItalia mais aussi l’opérateur historiquefrançais, le groupe Orange. Car ceserait cela, la véritable cible : l’anciengroupe public français, dont Lionel Jospina commencé la privatisation en 1997,et dont l’État, associé à la Banquepublique d’investissement, ne contrôleplus maintenant que 25 % du capital.

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Rumeurs autour de M6

Xavier Niel © Reuters

C’est donc un rêve secret de grandeur,que caresse Vincent Bolloré, carcela l’installerait dans une positiondominante en Europe dans l’univers destélécommunications, des médias et ducinéma, s’il parvenait à ses fins. Avec ousans le concours du patron d’Orange ? Àmoins que Xavier Niel ne soit entré enlice en Italie avec l'assentiment tacite deStéphane Richard pour contrer le projet ?Le patron d'Orange reste en tout casétonnamment silencieux, alors que lesgrandes manœuvres se déroulent sousses fenêtres. Le scénario pourtant courttellement dans les milieux financiers quel’administrateur délégué (l’équivalent dedirecteur général) de Telecom Italia adémenti début octobre avoir la moindrediscussion avec la direction d’Orange.

Xavier Niel a compris que la batailleboursière qui se nouait en Italie, pourraitavoir pour son propre empire unconsidérable effet ricochet, si d’aventureun conglomérat ou une alliance se formaitentre Vivendi, Telecom Italia et Orange.Selon nos sources, c’est ce qui l’auraitdécidé à contre-attaquer et à monter lui-même au capital de Telecom Italia. En sedisant que dans tous les cas de figure, iln’avait rien à y perdre, peut-être mêmebeaucoup à gagner.

Car son initiative peut bloquer celle deVincent Bolloré. Si ce dernier se décideà répliquer pour contrer l’offensive deFree, il risque alors d’être contraint dedépasser le seuil fatidique de 25 % etdonc de lancer une OPA sur la totalitédu groupe Telecom Italia. Et VincentBolloré déteste les OPA. Il a failli ylaisser son groupe, lorsque celui-ci avaitété contraint de lancer une OPA sur letransporteur maritime Delmas Vieljeux

en 1992. Depuis, l’homme d’affairesa tiré la conclusion qu’un grignotagesavant valait mieux qu’une opérationboursière prestigieuse qui n’amenait qu’àune dilapidation du capital.

La leçon vaut aussi pour Vivendi. Carmême si le groupe possède une solidetrésorerie depuis la vente de SFR, ellene suffirait pas pour soutenir le rachat deTelecom Italia. Et, au passage, Xavier Nielferait une formidable culbute financière,en rétrocédant au prix fort les titresTelecom Italia qu’il a acquis ces derniersmois.

La bataille autour de Telecom Italiapourrait donc n’être que le premieracte d’une confrontation beaucoupplus vaste, opposant les très grandsoligarques français qui ont désormaisune position dominante dans le mondedes télécommunications et des médias, àsavoir Vincent Bolloré, Xavier Niel etPatrick Drahi.

Car dans les milieux financiers parisiens,il n’est question que de cela : les troisnouveaux venus semblent pris d’un appétitinsatiable. Selon nos informations, PatrickDrahi a, tout l’été, étudié la possibilitéd’une OPA sur Bouygues. La création, àl’initiative de Xavier Niel, du banquierMatthieu Pigasse et du producteur Pierre-Antoine Capton, d’un fonds doté de500 millions d’euros pour réaliser denouvelles acquisitions dans les médias(lire Medias : l’inquiétante razzia desoligarques) donne aussi la mesure desconvoitises du moment.

Dans le petit monde des affaires, lesrumeurs vont bon train depuis plusieurssemaines. Le petit jeu des initiés estde deviner, après les achats les plusrécents, ceux réalisés par Patrick Drahiavec coup sur coup Libération, puis legroupe L’Express-L’Expansion, et enfinNextRadioTV (RMC, BFM…), quellesera la future proie et le nouvel acquéreur.Une rumeur insistante suggère que legroupe allemand Bertelsmann s’inquiètede la situation de sa filiale M6 qui,pour être profitable, joue de plus en plusnettement en seconde division dans lepaysage télévisuel français, et se trouve

maintenant davantage en compétition avecdes chaînes bas de gamme comme D8qu’avec TF1, le poids lourd du secteur.Il se murmure donc que M6 pourrait êtrel’une des prochaines proies de l’un oul’autre des oligarques.

L’effondrement continu du groupeLagardère, depuis qu’Arnaud Lagardèreen a pris la direction, alimente aussid’innombrables spéculations. Et le tout-Paris des affaires murmure aussi que lestrois mêmes milliardaires rôdent autourdes trois dernières pépites dans les médiasqu’il possède, à savoir Paris-Match, leJournal du dimanche et la radio Europe 1.

En bref, la France vit un séisme, quibouleverse tout l’univers de la presse etdes médias. Et les trois milliardaires ontd’autant moins de raison de ralentir leursachats qu’ils ont appris des événementsrécents un fait majeur : le gouvernementsocialiste français restera totalementinerte. Il ne se soucie ni de l’indépendancede la presse ni du respect des règles anti-concentration. Il ne semble même passe poser la question de l’émergence deces oligarques, et de leur bataille autourdes télécoms dont la puissance est encoreappelée à grandir à l’heure des objetsinterconnectés et des paiements en ligne.

Tout cela explique la violence de lacompétition qui commence. Et le premierépisode majeur se joue sans doute enItalie…

Prêts en francs suisses: untémoignage confirme lesmensonges de la BNPPAR DAN ISRAELLE VENDREDI 6 NOVEMBRE 2015

Devant la justice, une ancienne cadre dela filiale qui vendait les prêts toxiquesHelvet Immo a raconté avoir averti sessupérieurs sur les dangers du produit. Envain : en toute connaissance de cause, labanque, mise en examen dans ce dossier, acamouflé les risques et trompé ses clientscomme ses intermédiaires.

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Ce document est dévastateur pour la BNP.Le parquet de Paris a décidé de fairecirculer très largement le témoignage deNathalie Chevallier, une ancienne cadre deBNP Paribas Personal Finance (BNP PF).Cette filiale détenue à 100 % par la banquea commercialisé de mars 2008 à décembre2009 des prêts immobiliers toxiques enfrancs suisses auprès de 4 600 clients, leplus souvent par le biais d’intermédiaires,conseillers en gestion de patrimoine. Lesprêts Helvet Immo, libellés en francssuisses mais remboursables en euros,étaient hautement risqués, mais dansleur immense majorité, les emprunteursne l’avaient pas compris. Or, dans sontémoignage, l’ancienne cadre de BNP PFraconte en détail comment elle a étéréduite au silence en interne alors qu’ellealertait sur les risques du produit, etcomment la banque a sciemment menti àses partenaires et à ses clients.

Bien que la banque contestesystématiquement ces accusations,Mediapart a longuement expliqué, enjuillet 2014 puis en mars 2015,comment elle avait veillé à minimiser lesavertissements sur le risque couru par lesclients Helvet Immo, alors qu’elle avaitcompris que le franc suisse allait fortements’apprécier face à l’euro. Ce qui n’a pasmanqué d’arriver : alors qu’au lancementdu produit, un euro permettait d’acheterentre 1,5 et 1,6 franc suisse, cette sommepermet aujourd’hui d’acheter moins de1,1 franc suisse. L’euro a donc perduentre 25 et 30 % de sa valeur face aufranc suisse. Résultat pour les clients :le capital qu’il leur reste à rembourser aaugmenté dans la même proportion, alorsque les sommes qu’ils versent chaquemois en euros permettent de rembourser25 à 30 % d’intérêts et de capital enmoins. Beaucoup sont aujourd’hui dansune situation dramatique.

La juge d’instruction Claire Thépaut, quienquête depuis le printemps 2013 sur cedossier, a mis la banque en examenle 16 avril pour pratique commercialetrompeuse. C’est dans le cadre de sonenquête pénale qu’elle a auditionnéNathalie Chevallier, le 17 septembre.

Fait très inhabituel, le parquet a décidéd’extraire cette pièce du dossier pénal

pour la faire connaître à la 9e chambrecivile du tribunal de grande instance deParis, qui doit traiter plusieurs centainesde dossiers Helvet Immo, où les clientsdemandent des dommages et intérêts àla banque (ils sont 1 200 dans toute la

France). La 9e chambre a ensuite transmisces documents à… tous les clients ayantlancé une procédure judiciaire, pénale oucivile.

Comme Mediapart l’avait révélé enseptembre, deux avocats parisiensdemandaient justement que NathalieChevallier soit auditionné dans le cadredes dossiers civils. Ayant quitté la banqueen 2010, elle avait donné son accord. Sontémoignage est, il est vrai, d’une forcerare (il a aussi été consulté par Le Monde,Libération et l’AFP). En 2008, elle étaitdirectrice régionale de BNP PF à Paris,où elle gérait une agence en charge desrelations avec les conseillers en gestionde patrimoine. À l’époque, l’ambiance estmorose : la filiale ne commercialise quedes prêts à taux révisables, qui sont à cemoment-là moins intéressants que les prêtsà taux fixe. Il faut donc trouver un nouveauproduit à vendre, sous peine de mettre laclé sous la porte. Ce sera Helvet Immo,basé sur le franc suisse, dont le succès estprésenté comme « vital » pour BNP PF. Ettant pis s’il est dangereux.

Appelée avec deux collègues à formerun groupe de travail « pour produirel’argumentaire commercial », NathalieChevallier comprend très vite quequelque chose cloche, et qu’en casde hausse du franc suisse, le capitalà rembourser augmenterait dans desproportions faramineuses. « J’ai demandéqu’on m’apporte la preuve que lavariation du taux de change telle qu’elleétait présentée dans le produit n’impactaitpas le capital restant dû car j’ai tout desuite compris que c’était ça le danger duproduit », explique-t-elle. Elle exige doncque des « crash tests » soient réalisés,afin de chiffrer les conséquences pourles clients d’une variation de la devisehelvétique. Et elle réalise que même des

variations de taux de change de 0,20centimes, « qui étaient présentés commeétant négligeables pour le client, avaientdéjà un impact déraisonnable ». Elleétablit, tout simplement, que si le coursdu franc suisse double, le capital quel’emprunteur devra payer doublera aussi.

Inquiète, la banquière avertit sa direction :« J’ai alerté tout le monde sur ce produit,j’expliquais que c’était un très grosrisque d’image pour BNP. À l’époque,je pensais même plus à ça qu’au client,car BNP répétait que quoi qu’il se passe,ils seraient là pour le client. » Peineperdue : elle est convoquée par sestrois supérieurs, dont Jean-Marc Romano,directeur distribution de BNP PF etactuel dirigeant d’Effico, l’agence derecouvrement de créances de BNP : « Ilsm’ont demandé si je croyais au produit,je leur ai dit que non, que je refusaisde le vendre et que c’était un risquepour l’image de BNP. Ce à quoi on m’arépondu : “Est-ce que tu te crois plusintelligente que ceux qui ont conçu ceproduit ?” » L’employée consciencieuseest menacée : « Jean-Marc Romano m’adit que j’avais 15 jours pour changerd’avis et à défaut, ils prendraient desmesures concernant mon job. »

« C’est toute la chaîne qui estdésinformée »Malgré ses alertes, et la démonstrationchiffrée du risque à venir, les problèmespotentiels sont sciemment passés soussilence : « On mentait aux collaborateursBNP lors de formations. Le mensongeportait sur le capital restant dû : onleur certifiait que celui-ci ne pouvait pasbouger de plus de quelques centimes. C’estça le scandale. C’est toute la chaîne qui estdésinformée : les collaborateurs allaientformer les intermédiaires de bonne foi. »Pour un résultat catastrophique : « Lescollaborateurs de BNP PF n’avaient pascompris l’offre, les intermédiaires étaientdonc moins capables de les comprendre, etles clients encore moins. »

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Et, comme nous l’avons déjà démontréil y a plus d’un an, tout est fait pourque personne ne comprenne le piège.Jusqu’à la caricature… « Au moment dulancement, le service marketing a testél’offre sur les collaborateurs de monéquipe. (…) On a soumis l’offre à une demes collaboratrices qui l’a lue, qui a ditqu’elle n’avait rien compris. La personnedu service marketing qui devait tester leproduit a alors dit : “C’est bon, on peut yaller.” »

Ironie de l’histoire, Nathalie Chevalliertravaille depuis plusieurs années pour uneentreprise de gestion de patrimoine, dontcertains clients ont souscrit des prêtsHelvet Immo. Elle raconte comment ellea eu énormément de mal à « sauver »ces emprunteurs, en les sortant de cepiège financier. Elle y est parvenuedans seulement une dizaine de cas. Elleaffirme néanmoins n’entretenir « aucunerancœur » face à la banque. « J’aiessayé durant 5 ans d’aider tous lesclients BNP pour trouver des solutionsamiables de sortie convenable sans avoiraucun intérêt à faire cela, souligne-t-elle. Parmi les clients que je continue desoutenir bénévolement, aucun n’a assignéla BNP. »

Interrogée par Mediapart sur cetteaudition, BNP PF se refuse à commenter« un simple témoignage ». De son côté,l’avocat Charles Constantion-Vallet, quidéfend environ 650 emprunteurs et est àl’origine de l’enquête pénale, se félicitede la circulation large de cette piècejudiciaire : « Le témoignage de MmeChevallier confirme ce que répètent mesclients depuis des années, ainsi que lespreuves que j’ai réussi à rassemblerdepuis le début de l’instruction. » Ilindique que ses clients, qui ont lancé enparallèle des procédures au civil, vontdemander à la justice d’attendre pourtrancher dans ces litiges civils que laprocédure pénale soit allée au bout, avecun procès attendu dans les deux ans.Durant la dernière semaine de novembre,le tribunal de grande instance de Paris

doit justement décider s’il suspend letraitement des dossiers civils, en attendantla conclusion du volet pénal.

Pour l’heure, sur la quarantaine dedécisions déjà rendues au TGI de Paris,la banque s’en sort plutôt bien. Elle agagné dans au moins une quinzaine decas, et lorsqu’elle a été condamnée, lessommes qu’elle a dû verser étaient trèsfaibles. Mauvaise nouvelle pour elle :au vu des pièces et des témoignagesaccumulés par la juge d’instruction ClaireThépaut, qui jettent une lumière crue surles agissements de la filiale de la BNP, lesjuges civils semblent enclins à laisser laprocédure pénale arriver à son terme avantde se pencher à nouveau sur les dossiersHelvet Immo.

Le destin incertain d'unfumeur de jointsPAR MICHAËL HAJDENBERGLE VENDREDI 6 NOVEMBRE 2015

Tous les Français ne sont pas égauxdevant le joint. La transaction pénale,qui vient d'être mise en place pourfaire payer instantanément une amendeaux consommateurs interpellés, ne mettrapas fin aux disparités et incohérencesactuelles. Le sexe, l'âge, la professionjouent très fortement dans les chancesde se faire contrôler et dans le type desanction choisi par les magistrats.

Emmanuel a 20 ans. Il est étudiant. Unsoir, des policiers l’aperçoivent en trainde rouler un joint et le contrôlent. C’estla première fois que cela lui arrive. Il a10 gammes de cannabis dans sa poche.Il explique qu’il les détient pour saconsommation personnelle. Que risque-t-il ? À cette question en apparence simple,il existait déjà de très nombreuses réponsespossibles. Par un décret du 16 octobre, leministère de la justice vient d’en instituerune de plus, la « transaction pénale », quin’y changera rien : l’âge, la profession, lelieu de vie ou encore le milieu social fontpeser de profondes inégalités sur le sortdes fumeurs de joints, comme le rappelleen creux l’étude « Trente ans de réponse

pénale à l’usage de stupéfiants » publiéece 2 novembre par l’Observatoire françaisdes drogues des toxicomanies (OFDT).

Mais commençons par le commencement :au départ était le contrôle de police.Pourquoi Emmanuel est-il interpellé cesoir-là et pas Isabelle, 54 ans, qui fumependant ce temps-là tranquillement deuxou trois joints en regardant une sérieaméricaine ? La comparaison est fictive,mais les chiffres qui suivent, eux, sontréels.

Récolte saisie par les gendarmes des Bouches-du-Rhônedans une plantation en avril 2014. © Gendarmerie

Chaque année, 165 000 personnes sontmises en cause par les forces de l’ordrepour un « simple » usage (de cannabisdans plus de 90 % des cas). C’est 50fois plus qu’il y a 40 ans. Depuis 1970,les interpellations d’usagers ont augmentétrois fois plus vite que celles d’usagers-revendeurs ou de trafiquants : « En matièrede stupéfiants, l’activité des forces del’ordre est donc centrée sur la lutte contrela demande », analyse dans son étudeIvana Obradovic, directrice adjointe del’OFDT.

Mais qui sont ces interpellés, qui nereprésentent que 4 % des 4,6 millionsde fumeurs de joints en France ? Lasociologue Marie-Danièle Barré montreque le nombre et les caractéristiquesdes usagers interpellés dépendent de lastratégie des forces de l’ordre. Trois cas defigure apparaissent selon ses recherches.

– Les policiers veulent démanteler untrafic : l’interpellation d’usagers vise alorsà recueillir des témoignages pour mettre enaccusation les revendeurs.

– Le contrôle vise à atteindre les objectifsd’activité fixés aux services. Les contrôlessur les usagers de cannabis sont un moyen

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bien commode de mettre à dispositionde la police judiciaire un nombre depersonnes suffisant pour préserver lescrédits.

– Les interpellations d’individus connusdans des endroits connus procède d’uneforme de contrôle des populations et delieux considérés comme étant à problèmes.

Pourtant, notent Patrick Peretti-Watel,François Beck et Stéphane Legleye dansune de leurs études, le ministère del’intérieur contribue à entretenir une formede confusion. On peut ainsi lire dansun rapport du ministère de l’intérieur :« L’usage du cannabis est masculin à94 %. » En réalité, les hommes nereprésentent que 66 % des usagers decannabis selon les études de santé. Mais94 % des interpellés sont des hommes.

Les 18-25 ans sont égalementsurreprésentés (43 % des interpellés contre33 % des usagers d’après les enquêtessanitaires). Car au-delà de 30 ans, l’usagese fait en milieu fermé, loin du regard despoliciers.

De façon générale, il est plus faciled’interpeller des usagers visibles dans leslieux publics que des usagers disposantdes ressources pour consommer chez eux.Sans compter que cette interpellationpeut procéder d’une interpellation pourun autre motif, par exemple une plaintepour nuisance sonore ou un simplecontrôle d’identité. Les chômeurs, lesjeunes déscolarisés, les absentéistes ouencore les SDF sont mécaniquement plusvisés.

Le lieu de résidence joue aussi fortement.En banlieue parisienne, la proportiond’usagers interpellés est plus forte quela proportion d’usagers déclarés. C’estl’inverse à Paris. Peut être parce que la

police de la capitale a d’autres priorités.Peut-être parce que « les usagers parisiensont davantage de ressources culturelleset sociales que les provinciaux pourprotéger leur consommation » (à Paris, lesusagers de cannabis sont trois fois plussouvent cadres supérieurs ou professionslibérales).

Mais même en s’en tenant à Paris,l’activité policière est encore trompeuse.Une étude de 2004 sur la consommationde drogue montre que contrairement à cequ’on peut imaginer, les jeunes résidant

dans les quartiers les plus favorisés (VIe

arrondissement, VIIe, XIVe, XVe, XVIe)apparaissent plus souvent consommateursd’alcool, de tabac, de médicamentspsychotropes, de cocaïne et même decannabis que ceux des quartiers populairesdu nord-est.

Un modèle répressif contre-productif, coûteux et inefficaceCe n’est pas tout. À cette inégalité devantl’interpellation succède une applicationdes textes disparate. Bien sûr, la loi de1970 vaut pour tous : tout contrevenantencourt une peine qui peut aller jusqu’à3 750 euros d’amende et un and’emprisonnement.

Mais qu’en est-il dans les faits pourEmmanuel, notre fumeur de juin qui faitface pour la première fois aux autoritésjudiciaires ? En aucun cas, il n’ira enprison. L’affaire ne restera cependant passans lendemain : on ne compte plus que3 % de classement sans suite pour cesaffaires (contre 21 % il y a 13 ans).

On n’a jamais autant condamné en Franceles consommateurs de stupéfiants, dont59 % pour usage, un chiffre qui a triplé en10 ans. Cependant, les peines alternatives

à la prison se sont multipliées depuisles années 1990. Elles constituent dessanctions rapides destinées au traitementde la petite délinquance.

Les rappels à la loi (avertissement ouadmonestation prenant la forme d’uncourrier ou d’une convocation judiciaire)constituent 83 % des alternatives auxpoursuites. En revanche, alors que la loide 1970 affichait avant tout un objectifsanitaire, les injonctions thérapeutiques etles classements avec orientation sanitairereculent nettement (13 % des alternativesaux poursuites contre 25 % en 2005).

Sur mediapart.fr, un objet graphiqueest disponible à cet endroit.

Les « compositions pénales », proposéespar le procureur de la République,sont également en nette augmentation :des amendes pour usage de stupéfiantsont doublé en 10 ans, même si leurmontant moyen a baissé (passant de402 à 316 euros entre 2002 et 2013).Les peines de réinsertion ont égalementbeaucoup augmenté, notamment les stagesde sensibilisation (environ 3 000 stagesen 2013). Le coût de ces stages varieselon les territoires, générant là encore uneforme d’inégalité : un tiers des structuresfacturent les stages entre 50 et 150 euros ;un tiers entre 160 et 230 euros ; un autreentre 240 et 300 euros.

Ce sont principalement des publicsmodestes qui sont orientés vers ces stages ;les ouvriers par exemple, surreprésentés,alors qu’ils disposent de ressourcesfinancières plus limitées. À Paris, unsimple rappel à la loi est exercé dansplus de 75 % des cas. Alors que dans lesterritoires ruraux, les sanctions sont pluslourdes.

Mieux : au sein d’une même juridiction,les réponses peuvent varier d’un magistratà l’autre. Virginie Gautron, maître deconférences en droit pénal et sciencescriminelles à l’université de Nantes, amené une recherche en demandant à desmagistrats d’un même parquet (chargéd’appliquer la politique pénale définie parle ministère de la justice) quelle réponse ilsapporteraient à la situation d’Emmanuel,

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l’étudiant interpellé avec 10 grammes dansla poche. Le premier magistrat a préconiséun simple rappel à la loi, un autre un rappelà la loi avec orientation sanitaire (et doncun classement de l’affaire sous conditionqu’elle soit respectée), un troisième unecomposition pénale, le quatrième plutôtune composition pénale avec un stage.Et la situation se reproduit ainsi dans lesdifférents parquets interrogés…

À l’arsenal des réponses offertes s’ajoutedepuis le 16 octobre la transaction pénale,qui s’applique également à d’autres délitsmineurs comme la conduite sans permis,les violences involontaires ou le vol àl’étalage (si le montant de la marchandisevolée n’excède pas 300 euros).

L’idée est d’apporter une réponseimmédiate et concrète, sans attendre desmois. Elle s’inspire de ce qui existedéjà pour les agents des douanes, avecpour objectif de désengorger la justice enfaisant immédiatement payer une amendeaux contrevenants à la loi (d’un montantmaximal de 1 250 euros).

Jusqu’à présent, quand un policierinterpellait un fumeur de joints, ildevait appeler le parquet qui décidaitde l’orientation à donner. Face à lamasse des appels, les parquetiers étaientvite dépassés. Des directives permanentes,plus ou moins appliquées, étaient donclocalement données. Par exemple : « Sile contrevenant n’a pas d’antécédentsjudiciaires, s’il a moins de 10 grammes,sur lui, alors vous faites un rappel à la loi.»

Avec la transaction pénale, l’idée étaitinitialement que, comme les douaniers, lespoliciers puissent déterminer directementla réponse, sans avoir besoin d’en référerau parquet. Seulement, le pouvoir quileur était confié était pour le coupexorbitant. Les policiers n’ont par ailleursaccès qu’au TAJ (ex-fichier STIC). Etcomment justifier de prendre des décisionsfondées uniquement sur ce fichier bourréd’erreurs ?

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Dans un premier temps, la ministre de lajustice Christiane Taubira s’était d’ailleursopposée à la transaction pénale. Dans ledécret publié, une sorte de compromisa finalement été trouvé : il faut uneautorisation du parquet. Et la procéduredoit en bout de course être homologuée parun juge.

Que les policiers ne puissent décider pareux-mêmes de la politique pénale sembleêtre une mesure de bon sens. Mais aubout du compte, quel est l’intérêt decette nouvelle procédure ? Le gain detemps n’est plus évident. La possibilitéd’infliger une amende existait déjà depuisprès de 10 ans via la composition pénale.Les avocats, dont la présence ne serapas obligatoire, estiment que les mis encause ne pourront plus connaître leursdroits et seront moins bien défendus.Et concrètement, le policier sera dansl’obligation d’amener le délinquant aucommissariat même s’il ne pourra pasproposer la transaction pénale pendant unegarde à vue.

Beaucoup de questions restent doncen suspens. Pourquoi un délinquantaccepterait-il de se soumettre et de payerimmédiatement ? Que lui sera-t-il suggérépour qu’il le fasse ? Les populations lesplus modestes ne risquent-elles pas desouffrir le plus fortement de ce mode derèglement par l’argent ? Les risques dedisparités ne seront-ils pas encore plusgrands selon les territoires ?

Sans compter que le principe même,en dépit de l’autorisation nécessaire duprocureur et de la validation finale parle juge, continue d’interroger. Ne va-t-on pas vers des autorisations quasiautomatiques des autorités judiciaires etdonc vers une délégation aux policiersdu pouvoir de juger ? Ne s’agirait-ilpas dans ce cas d’un manquement au

principe de la séparation des pouvoirsavec des policiers qui enquêteraient,interpelleraient et sanctionneraient ?

Une manifestation pour la légalisation du cannabisà Albany, New York © Drug Policy Alliance

Une seule chose est certaine : avec cettenouvelle procédure, la France ne prend pasle chemin de la dépénalisation, à reboursd’une grande partie du reste du mondequi, à l’instar de l’ONU, a fait le biland’un modèle répressif contre-productif,coûteux et inefficace.

La France préfère continuer de sacraliserla loi de 1970, en oubliant cependantde plus en plus son versant sanitaire.La consommation de cannabis chez lesmineurs de 17 ans, après une décenniede stabilisation, est fortement repartie àla hausse, comme le souligne l'OFDT.Aujourd’hui, la France détient le record deconsommation européen de cannabis chezles adolescents.

Le projet Valls «inverse lemodèle du droit du travailfrançais»PAR MATHILDE GOANECLE SAMEDI 7 NOVEMBRE 2015

Pour le professeur de droit Patrice Adam,la réforme du code du travail lancéemercredi 4 novembre par Manuel Valls estbien « une sacrée révolution ». « On oublie», regrette-t-il, « que le droit du travailce n’est pas simplement le problème duMedef et de la CGT. Dans le droit dutravail se rencontrent la politique del’emploi, la politique de la famille, celledes loisirs, la politique économique. »Entretien.

Patrice Adam est professeur de droit dutravail à l’Université de Lorraine. Il estégalement membre du comité éditorial de

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la Revue de droit du travail, une référenceen la matière, dirigée par le juristeAntoine Lyon-Caen, l’un des inspirateursde Manuel Valls pour la réforme du codedu travail. Cette dernière a été présentéecomme une « révolution » mercredi 4novembre à Matignon par le premierministre et sa ministre du travail, MyriamEl Khomri.

Mercredi, Manuel Valls a annoncéque Robert Badinter prendrait la têted’un groupe d’experts (deux membresdu conseil d’État, deux magistratsde la Cour de cassation et deuxuniversitaires) chargé de tracer lescontours de la redistribution entre « lesdroits fondamentaux », les dispositionsprises par accords de branches oud’entreprises, et les règles applicablesen l’absence de tout accord. Que pensez-vous de cette méthode ?

Patrice Adam. Aucun nom n’est encoreavancé, mais quand on examine lesrapports Terra Nova et Combrexelle,c’est toujours un peu les mêmes expertsqui sont sollicités. On va voir quiseront les universitaires, il y aurapeut-être Antoine Lyon-Caen ou Paul-Henri Antonmattei (édit. le 6 novembre)des gens plutôt acquis à Valls et àson gouvernement. Personnellement, cettehistoire me gêne beaucoup. Quand ManuelValls commence son discours, il dit « toutle monde s’accorde à dire que le droit dutravail est illisible »… Non, dans le milieuqui est le mien, c’est-à-dire celui du droitdu travail, je connais plein de gens qui nesont pas d’accord avec ça, et qui pensentpar exemple que le code du commerceet celui de la santé publique sontpareillement compliqués. Mais commele premier ministre consulte toujours lesmêmes, qui pensent exactement commelui, c’est sûr qu’à la fin tout le monde estd’accord.

Que vous inspire l'arrivée de RobertBadinter dans cette architecture ?

J’avoue que les professeurs de droit dutravail que nous sommes sont quand mêmetrès dubitatifs. Le droit du travail, il n’yconnaît rien ou pas grand-chose. Ce petitbouquin qu’ils ont écrit avec Antoine

Lyon-Caen, c’est essentiellement le travailde ce dernier. Robert Badinter est doncune caution morale politique de la gauche,nécessaire pour faire passer les choses. Ilapportera son nom et son aura, rien de plus.

Revenons sur la place prise par letravail d’Antoine Lyon-Caen et RobertBadinter dans la réforme. Le premierministre y a encore une fois faitallusion lors de son intervention àMatignon.

C’est simple, Antoine Lyon-Caen a ditdans ce livre le contraire de ce qu’il a écritpendant 30 ans. Et personne ne comprendpourquoi. Mais ça s’articule évidemmentavec les rapports Combrexelle et TerraNova, ce n’est pas un hasard. Donc peut-être que son propos a été mal comprisou instrumentalisé mais le livre est pleind’ambiguïtés. Le problème, c’est que lesdeux auteurs font un lien entre le niveaude protection au travail et le chômage,ce qui est une vraie ligne rouge. Primo,cela n’a jamais été prouvé et jusque-là,il n’y avait que les juristes libéraux quil’affirmaient. Secundo, le livre va dansle sens du « tout dans la conventioncollective ». Là encore, on s’inscrit dansun mouvement d’habitude porté par ladroite et qui conduit, que l’auteur le veuilleou non, à donner une caution de gaucheaux réformes actuelles. Et c’est pour celaqu’ensuite Valls peut dire que tout lemonde s’accorde sur ces sujets-là. AntoineLyon-Caen, ce n’est pas tous les juristes degauche. Il s’agit d’une figure importantemais qui a manifestement tourné un peucasaque.

Sur le fond même de la réforme : quepensez-vous de cette ré-articulation entrois niveaux entre ce qui relèvera desdroits fondamentaux, ce qui relèverades accords de branches et d’entreprise,et le reste ? Comment peut fonctionnercette fusée à trois étages ?

Les deux derniers ne sont que les deuxfaces d’une même médaille. On vamettre en place des droits fondamentaux,c’est très bien. Mais c’est déjà dansle code du travail. L’égalité, la luttecontre le harcèlement, les discriminations.Et ces principes sont mis à l’abri

de la négociation collective. Pour ledeuxième étage de la fusée, on dit quela loi se retire et on fait confianceaux partenaires sociaux… Ce qui est undiscours profondément libéral où primel’imaginaire d’un droit sans État. Oncomplète cela en disant que s’il n’y a pasde conventions collectives, alors on ferades lois supplétives qui vont combler lestrous. Donc il n’y a que deux étages : laconvention collective d’abord et sans ça,la loi. Il s’agit bien d’inverser le modèledu droit du travail français. Quand je lisque Hollande a garanti le respect de lahiérarchie des normes, on prend les genspour des imbéciles.

Le gouvernement a répété que laloi reste prioritaire dans différentsdomaines tels que la santé au travail,l’égalité professionnelle, la lutte contreles discriminations, le salaire minimumou les règles encadrant le CDI. De cepoint de vue-là, la hiérarchie des normesest respectée...

Oui, mais une partie considérable yéchappe ! La plus grande partie du codedu travail basculerait dans le champde la négociation collective, mais pourquel bénéfice ? En quoi cela va-t-ilcréer du boulot ? On nous dit que cesera plus adapté à la particularité desentreprises mais c’est un vœu pieux. Quil’a démontré ? En quoi le processus sera-t-il plus lisible ? On va avoir un maillagede conventions collectives absolumentincompréhensible. Il n’est même pasdu tout certain que les entreprises s’yretrouvent. Quand je vois les exemplesdonnés par le ministre, on se moquedu monde ! Il n’y a pas besoin dechanger de modèle. Une entreprise avecbeaucoup d’employés à temps partiel quine peut pas les faire travailler plus, cen’est pas vrai ! Ça s’appelle des heurescomplémentaires et c’est déjà prévu.

Ce que le premier ministre dit,c’est que c’est possible mais tellementcompliqué que les employeurs n’y ontpas recours…

Effectivement, il faut un décret ou uneautorisation exceptionnelle. Et on pourraitsimplifier cette procédure. Mais pourquoi

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faut-il forcément en passer par unchangement de modèle ? On oublie que ledroit du travail ce n’est pas simplement leproblème du Medef et de la CGT. Dans ledroit du travail se rencontrent la politiquede l’emploi, la politique de la famille, celledes loisirs, la politique économique. Enquoi des organisations privées que sontles partenaires sociaux, respectables audemeurant, devraient poser des règles quivont impacter des politiques nationalesqui impactent l’intérêt général. Il y a denombreux juristes qui disent non à ceconcept. Et, encore une fois, pour quelbénéfice ?

Le bénéfice en serait une meilleurecompétitivité des entreprises, ce quicompte en période de crise ?

Oui, mais qu’on ne dise pas alorsque les salariés resteront égalementprotégés. Manuel Valls ne peut pas direpolitiquement qu’il veut simplifier pourretirer des contraintes aux entreprises.Ce serait le cataclysme. Donc il dit queça va aussi améliorer les conditions detravail des travailleurs. Il se moque dumonde. Quand on demande à des salariésde travailler 46 heures pendant plusieurssemaines, il n’y a pas d’augmentationde la rémunération car ce système estintégré dans un temps de travail moduléannuellement où les semaines bassescompensent pour les semaines hautes. Onaboutit à une moyenne de 35 heures surl’année et les gens ne toucheront pas unkopeck de plus.

Sur la question précise du tempsde travail, comment comprendre lediscours qui dit qu’on ne touche pas aux35 heures, tout en se vantant de toutpouvoir aménager autour ?

Sur la question du temps de travail, onest déjà dans un tel système. Il existe uneréférence légale, les 35 heures. Au-delà, cesont des heures supplémentaires. Oui, saufque les conventions collectives, de façoninédite dans l’histoire sociale françaisedepuis la révolution, peuvent déjà fairetout ce qu’elles veulent. Annualisation,lisser sur un trimestre, moduler dans letemps, imposer des périodes de congés. Lalimite, c’est 48 heures mais on ne va pas

toucher à cette limite-là. En 2015, noussommes déjà au stade où veut arriver Vallsen 2016.

Ça peut changer des choses sur lamajoration des heures supplémentairespar exemple ?

Oui, mais on a aussi déjà beaucoup avancélà-dessus. Les gens ne le savent pas maispar convention collective on peut déjàdiminuer le taux de majoration de 25à 10 %. Et puis aussi les exclure parle biais des forfaits jours, qui se sontrépandus comme une traînée de poudre.L’argument, c’est que nous sommes entrésdans une société de la connaissance, etque les contraintes ont changé. D’accord,sauf que l’on a plein de forfaits jourssans véritables garanties d’autonomie etil a même fallu que la Cour de cassationmette son nez là-dedans. Et on a euraison de ne pas faire seulement confianceaux partenaires sociaux car ça tournait auvinaigre !

Pour pallier le manque de représentantsdans les petites entreprises, qui brisedans l’œuf la possibilité du dialoguesocial que le gouvernement appelle deses vœux, le premier ministre envisagede passer par le « mandatement » desalariés. Qu'en pensez-vous ?

Ce système est prévu depuis 1996, defaçon ad hoc puis pérennisé par la loiFillon de 2004 et encore libéralisé parla loi Rebsamen. On peut déjà faire desaccords collectifs dans les TPE et PMEsans avoir besoin d’une nouvelle loi. Maisce qui est incroyable dans ce dispositif,c’est que le gouvernement s’est trahi lui-même. Dans les petites entreprises, onpeut signer des accords collectifs maisuniquement des accords dérogatoires. Etdonc qui sont souvent défavorables auxsalariés. Par conséquent, le discours qui dit« favorisons la négociation collective, toutle monde a à y gagner », ne tient pas.

Comment comprendre cette passionnouvelle du gouvernement pour ledialogue social, devenu l’alpha etl’oméga du code du travail ?

C’est oublier qu’il y a deux personnesautour de la table et que chaque accordsera le miroir du rapport de forcequi a présidé autour de cette mêmetable. Et ça, tout le monde s’en fichemanifestement ! On nous dit qu’il y aurades « accords de méthode », mais dansune petite boîte où le rapport de forceest extrêmement défavorable, eh bien,l’accord sera logiquement extrêmementdéfavorable. Légitime, mais défavorable.Valls dit aussi qu’il faut favoriser lanégociation collective de branches ; onentend ce discours depuis 1982. Orfavoriser un niveau de négociation sanspéjorer les autres, c’est un principe auquelje n’ai jamais cru. C’est un jeu de vasescommunicants : ce que l’on donne à lanégociation en entreprise, on le prend à labranche. Aujourd’hui, le vent souffle demanière considérable vers la négociationd’entreprise. En France et en Europe,toutes les lois récentes vont dans ce sens.Là aussi, c’est une sacrée révolution.

Comment, dans une telle configuration,peut se dérouler l’activité de contrôle dudroit du travail ?

Ça va être très dur. Les inspecteursvont effectivement se retrouver dans unesituation compliquée. Demain, chaqueentreprise aura, quasiment, son accord detemps de travail à la carte par exemple.Si l’inspecteur ne veut pas passer pourun clown, il va devoir connaître tousces accords sur le bout des doigts, etdonc abandonner un certain nombre devisites. Ou alors il faudra recruter unearmée d’inspecteurs pour vérifier que lesemployeurs respectent les règles du jeu.On en parle trop rarement publiquementmais cette réforme va avoir un vrai impactsur le contrôle, c’est évident.

Reprise de la SNCM: Legroupe corse Rocca grandfavori mais…PAR PHILIPPE RIÈS

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LE SAMEDI 7 NOVEMBRE 2015

Le tribunal de commerce de Marseilledésignera, le 20 novembre, le repreneur dela SNCM. Le grand favori est le groupecorse de transport routier Rocca. Le moinsmauvais choix à défaut d'un meilleur ?

Si le tribunal de commerce de Marseillese rallie aux préférences affichées par lejuge-commissaire et le procureur, le nomdu repreneur de la SNCM, attendu le 20novembre prochain, sera celui du premiertransporteur routier corse, le groupe dePatrick Rocca. Mais ce choix d’unepersonnalité controversée (lire ici), d’uneentreprise sans expérience du transportmaritime ne garantit pas une navigation eneaux calmes pour la société qui succéderaà l’ancien armement public promis à laliquidation. Même si elle franchit avecsuccès l’obstacle du renouvellement dela délégation de service publique (DSP),incertitude majeure.

« Pour le moment, le sentiment, c’estRocca à 90 %», a confié à Mediapartune source proche du dossier qui aassisté à l’audience du tribunal, mercredi4 novembre à Marseille. «Le juge-commissaire a exprimé ses préférences,comme il en a le droit, et il a pris nettementparti pour Rocca.» Ce qui n’est pas unesurprise, Jean-Marc Latreille ayant déjàaffiché cette position lors de l’audience du10 juin dernier, qui avait abouti au rejet destrois offres de reprise alors en compétition.Mais le procureur de la République deMarseille, Brice Robin, a cherché cettefois-ci à faire pencher la balance du mêmecôté, précise-t-on du côté de l’actuelledirection de la SNCM.

La seule proposition qui pourrait encorefaire hésiter le tribunal est celle de Baja-Ferries, compagnie de l’armateur franco-tunisien Daniel Berrebi, qui s’est présentéseul après le retrait des offres conjointesélaborées avec le groupe STEF (lireici), propriétaire de l’autre compagnie quidessert la Corse à partir de Marseille,la CMN (ou Méridionale), restée seulemaître à bord de l’actuelle DSP, courantjusqu’en octobre 2016, en raison de ladéfaillance de la SNCM. Le présidentde l’exécutif corse, Paul Giaccobi, était

d’ailleurs à Bruxelles le vendredi 6novembre pour discuter avec les autoritéseuropéennes de la concurrence des termesde la future délégation, dont dépendla viabilité des deux offres de repriseconsidérées comme crédibles.

Ce qui n’est manifestement pas le cas,aux yeux du tribunal, des deux autrespropositions, celle de Michel Garin,ancien directeur du port de Marseilleassocié à l’armateur grec Arista, et celle duconsortium d’entreprises corses (dominépar la grande distribution) CorsicaMaritima (CM). «Ces deux offres, aexpliqué la même source, ont été écartéesparce qu’elles n’étaient tout simplementpas financées.» Le représentant d’Aristaaurait pris le tribunal de haut, s’adressantaux juges «comme il doit le faire avecl’administration fiscale grecque, c’esttout dire». Quand à CM, la mise enavant d’une trésorerie de 62 millionsd’euros… dans les entreprises membres duconsortium aurait été jugée peu sérieuse.«Cet argent, ces entreprises en ont besoinpour fonctionner, pas pour faire les finsde mois de l’ex-SNCM», a jugé la mêmesource. Dans un communiqué indigné, CMestimait vendredi soir que «la présentationcaricaturale et la véhémence injustifiablemanifestée par le parquet et le JugeCommissaire est (sic) incompréhensible».

Mais dans une « analyse critique des offres» publiée avant l’audience du 4 novembre,les officiers SNCM du syndicat CFE-CGCjugeaient que «le dossier ARISTA/GARINn’est pas assez abouti pour être retenu»et concluaient que «le consortium CorsicaMaritima a une offre bien éloignée ducontenu de sa communication externe». Ilsprévoyaient «qu’en l’état des offres, ondevrait aboutir à un duel entre les groupesRocca et Baja», avec pour ce dernier«un sérieux problème de crédibilité vis-à-vis des personnels suite aux nombreuxrevirements».

Mais la source déjà citée estime quel’audience s’est traduite par un «matchnul» entre Daniel Berrebi et PatrickRocca, le premier faisant valoir sonexpérience du transport maritime et lesecond répliquant par son engagement

à conserver la direction actuelle de laSNCM. « Évidemment, c’est une offrepopulaire chez les cadres de la SNCM»,a commenté la même source. Selon ladirection de la SNCM, interrogée parMediapart, le groupe Rocca «s’est engagédevant le tribunal à maintenir le comitéde direction», dont les membres devrontbien sûr confirmer leur engagement si letransporteur corse l’emporte. Et donc àmettre en œuvre, peu ou prou, le «planPoséidon» qui définit l’avenir de la futurecompagnie.

Même si les juges ne sont pas censés entenir compte, il est de notoriété publiqueque le groupe Rocca a les faveurs dePaul Giaccobi. La collectivité territorialecorse (CTC) a d’ailleurs fait savoir à laCMN, à la dernière minute, qu’elle nefaisait plus de la création d’une sociétédédiée pour la desserte de la Corse unecondition de la subdélégation de la DSP.«Dans ces conditions, la CMN ne serapas plus royaliste que le roi et sous-déléguera à qui aura été choisi par letribunal», a indiqué à Mediapart unesource proche du dossier. À une conditionincontournable toutefois : que la nouvelleentreprise respecte enfin l’engagementpris en 2009 par la SNCM d’accorder àla CMN un accès transparent et équitable(et non le «contrôle», comme le prétendentles officiers CFE-CGC) au logiciel dela centrale de réservations «Résablue».Système que les codélégataires avaientfinancé et qui permet une répartition desréservations en fonction de la demande duclient. «Il n’y aura pas de subdélégationsans accord sur ce point et ce sera inscritnoir sur blanc dans le contrat», a expliquéla même source.

Incertitude sur le montant de lafuture DSPQuel qu’il soit, le repreneur doit s’apprêterà négocier de nombreux écueils, àcommencer par le cahier des charges dela future DSP. Annulé par le tribunaladministratif de Bastia, le contrat actuel,qui garantissait jusqu’à 104 millionsd’euros par an de subvention aux deuxcodélégataires, la SNCM et la CMN,prendra fin le 30 septembre 2016. Pas très

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favorable à ce type de subventions d’État(c’est une euphémisme), la Commissioneuropéenne entend pour le moins que lanouvelle DSP soit inattaquable au regarddu droit de la concurrence, à la différencedes précédentes conventions.

Autrement dit, il faudra que le montant dessubventions soit strictement proportionnéau financement des dessertes massivementdéficitaires vers les ports secondaires del’île de Beauté, surtout pendant la mortesaison, et ne serve plus à soutenir uneconcurrence déloyale pendant l’été, etles sureffectifs de la SNCM le reste dutemps. «Ce que les gens ont compris desdélibérations de l’assemblée de Corse,c’est que le cahier des charges restera lemême en nombre de dessertes. La grandeinconnue, c’est le montant», reconnaît-onà la direction de la SNCM.

En fait, la dotation budgétaire pourraitsubir une sévère cure d’amaigrissement,surtout si la structure même du cahier descharges est modifiée afin de permettre uneadjudication ligne par ligne, comme ledemande le principal concurrent, CorsicaFerries. La nouvelle compagnie devraprouver qu’elle peut être rentable dans cenouvel environnement. Le plan Poséidon,élaboré avant l’annulation de la DSP,«repose sur un équilibre économique quiprévoit le renouvellement progressif dela flotte, mais comme ceux de tous lesrepreneurs, il est bâti avec une subventionpublique voisine des montants actuels»(soit 65 millions d’euros annuels pourla SNCM), indique la même source à ladirection de la SNCM.

Le nouveau management, ou plutôt lemême, si le groupe Rocca l’emporte, devraaussi gérer la réduction de plus 40%des personnels en équivalent temps plein(1400 actuellement) prévue dans toutes lesoffres de reprise, comme le constatent lesofficiers CFE-CGC. Qui oublient toutefoisde mentionner que le mal nommé «Plande sauvegarde de l’emploi» sera financé(à hauteur de 85 millions d’euros) parl’actionnaire précédent, Transdev, tropcontent de tirer enfin un trait sur laBérézina financière qu’aura été la reprisede la SNCM à la demande de l’État

français. État qui, bien que deuxièmeactionnaire avec un quart du capital del’entreprise, ne mettra pas un sou dansl’opération. Le PSE doit être connu dansles trente jours suivant la décision dutribunal de commerce. Les «discussionspermanentes» en cours avec les syndicatslaissent envisager «des accords possiblesqui pourraient être bien accueillis parles salariés», avance-t-on prudemment àla SNCM. De fait, ce PSE devrait êtrel'un des plus généreux de l’histoire de cesdispositifs.

Le groupe de Patrick Rocca, réputépersonnellement à couteaux tirés avecFrançois Padrona, la figure de prouedu consortium Corsica Maritima, devraencore gérer des relations ayant peu dechances de s’améliorer avec les chargeurset les autres entreprises de transport, quiauront vite fait de crier au conflit d’intérêtsquand le premier transporteur routier del’île s’assure le contrôle d’une partiedes capacités de transport des remorques.D’autant que le renouvellement de laflotte, incontournable à terme pour desraisons environnementales, mais dont lefinancement est incertain, donnera lapriorité aux cargos mixtes sur les ferries.Les officiers CFE-CGC n’ont pas tort designaler que le projet Rocca est structuré«“à titre principal sur le fret” et seulement“à titre accessoire sur le transportde passagers”». Et de s’interroger surl’avenir des lignes vers le Maghreb,qu’une reprise par Baja Ferries protégeraitsans doute mieux.

En fait, les juges du tribunal de commercede Marseille ont à choisir la moinsmauvaise solution, à défaut d’en avoir unemeilleure. Mais ils peuvent difficilementreculer, comme l’exigeait encore le comitéd’entreprise de la SNCM avant l’audiencedu 4 novembre. La période d’observationse termine le 28 novembre. Et la nouvelleDSP doit être lancée d’urgence pour être

en place le 1er octobre 2016. Le toutà l’approche des élections régionales dedécembre.

Le mauvais coup du fisccontre MediapartPAR EDWY PLENELLE SAMEDI 7 NOVEMBRE 2015

La rédaction de Mediapart en 2013. © Reuters

Mediapart vient de se voir notifierun redressement total de 4,1 millionsd’euros pour la période allant de sacréation en 2008 à début 2014. Ignorantnos arguments, le fisc nous appliquerétroactivement une TVA discriminatoirepour la presse en ligne, de 19,6 %,puis 20 %, alors qu’elle est de 2,1 %pour toute la presse, quel que soit sonsupport. Malgré notre recours devant lajustice administrative, nous sommes dansl’obligation de payer. C’est pourquoi nousen appelons à votre solidarité.

Après avoir épuisé tous les recours,Mediapart vient de se voir notifierun redressement total de 4,1 millionsd’euros pour la période allant de sacréation en 2008 à début 2014. Ignorantnos arguments, l’administration fiscalenous applique rétroactivement une TVAdiscriminatoire pour la presse en ligne, de19,6 %, puis 20 %, alors qu’elle est de2,1 % pour toute la presse, quel que soitson support. Contestant la légalité de cettedécision, Mediapart va saisir la justiceadministrative. Mais ce recours n’étant passuspensif, nous sommes dans l’obligationde payer, ce qui nous prive de noséconomies, destinées à développer notrejournal et à construire son indépendance.C’est pourquoi nous en appelons à lasolidarité de nos lecteurs qui sont notreseule ressource (pour nous soutenir, c’estici).

La décision du fisc, prise avec l’aval deses ministres de tutelle au terme de prèsde deux années de procédure, est à la

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fois illégitime, injuste et incohérente.C’est ce que nous avons plaidé, en vain,lors des ultimes recours réglementairesdevant les responsables hiérarchiques del’administration fiscale, sur la foi d’unmémoire de nos avocats du cabinet Lysias(à télécharger en PDF ici).

1. Elle est illégitime car contraire audroit fondamental, qu’il s’agisse dudroit constitutionnel français ou dudroit de l’Union européenne.

Traduction du principe d’égalité consacrétant par la Constitution que par la Charteeuropéenne des droits fondamentaux, leprincipe de neutralité fiscale interditl’application d’une fiscalité différenciée àdes activités de même nature. Alors quela presse écrite, qu’elle soit imprimée ouen ligne, s’adresse aux mêmes lecteurs,le fisc crée une distorsion de concurrenceen nous appliquant une TVA près de dixfois supérieure à celle de nos concurrentsimprimés. De plus, cette distorsion deconcurrence pénalise la presse numériqueindépendante ayant choisi, par son modèlepayant, de dépendre de ses seuls lecteurstandis qu’elle avantage les sites de pressegratuits et publicitaires, adossés à la presseimprimée existante, bénéficiaire du tauxréduit de 2,1 %.

Autrement dit, l’administration fiscales’entête à ignorer notre qualité de journald’information générale, reconnu par laCommission paritaire (la CPPAP) etbénéficiant à ce titre d’une fiscalitéindirecte réduite, dans l’intérêt deslecteurs (un prix plus abordable) et dela démocratie (l’information n’est pasune marchandise comme les autres).Appliquant les mêmes redressementsdiscriminatoires aux autres journaux enligne qui vivent de l’abonnement de leurslecteurs – nos confrères du site Arrêtsur images (voir l'article de DanielSchneidermann) et du groupe Indigo,cofondateurs avec Mediapart du Syndicatde la presse indépendante d’informationen ligne (SPIIL) –, le fisc nie toutsimplement l’existence d’une presse enligne, avec un statut spécifique et desdroits afférents.

En invoquant contre nous une ancienneréglementation fiscale, datant d’uneépoque antérieure à la révolutionnumérique quand notre type de pressen’existait pas, il ajoute le ridicule àl’illégitimité. Alors que l’État reconnaîtdepuis 2008-2009 la presse numériqueau même titre que la presse imprimée,l’administration fiscale se comportecomme un État dans l’État, avec sespropres règles, fussent-elles archaïques etrévolues.

2. Elle est injuste car elle ajoute àce redressement rétroactif de TVA detrès lourdes pénalités (+ 40 %) pour« manquement délibéré », comme sinous avions été des fraudeurs agissanten cachette de l’administration.

L’application par Mediapart du taux deTVA propre à la presse découle desconclusions publiques des états générauxde la presse écrite, tenus en 2008, l’annéemême de notre création. Lors du discoursde clôture, prononcé à l’Élysée en janvier2009, le président de la République –c’était Nicolas Sarkozy, peu suspect defavoritisme à notre égard – affirmait hautet fort ce principe d’égalité : « Le statutd’éditeur de la presse en ligne ouvriradroit au régime fiscal des entreprises depresse (…). La France ne peut se résoudreà cette situation doublement stupideoù la presse numérique est défavoriséepar rapport à la presse papier, et lapresse numérique payante défavorisée parrapport à la presse numérique gratuite.Cela n’a pas de sens. »

De 2008 à 2013, tous les interlocuteursofficiels de Mediapart, informés du tauxde TVA que nous pratiquions, ontsoutenu notre défense de l’égalité entrepresse imprimée et presse numérique.Qu’ils soient à l’Élysée, à Matignon,au ministère de la Culture et dela Communication, au ministère desFinances et à celui du Budget, dansles cabinets ministériels comme dans lesadministrations concernées, ils appuyaientnotre position, parallèlement soutenue partous les syndicats professionnels, parmilesquels au premier chef le SPIIL (voir icison mémoire de 2013).

Tous les protagonistes étaient clairementinformés à la fois de l’immédiatelégitimité de la TVA réduite pour lanouvelle presse en ligne et des démarchesfrançaises pour l’inscrire définitivementdans la nouvelle directive TVA de l’Unioneuropéenne. Datant de 1991, la directiveen renégociation remonte en effet à uneépoque où la presse numérique n’existaitpas. Loin de frauder, Mediapart agissaitdonc dans le cadre d’un moratoire defait, avec l’accord tacite des pouvoirspublics, en attendant la fin des discussionseuropéennes pour lesquelles la Franceavait mandaté Jacques Toubon, l’actuelDéfenseur des droits, qui nous a alors reçuset soutenus.

3. Elle est incohérente car à reboursde la prise de conscience parles pouvoirs publics, nationaux eteuropéens, du caractère archaïque detoute discrimination contre la presse enligne, depuis son apparition.

Face à la protestation unanime de laprofession, des entreprises de presse(lire ici) comme des syndicats dejournalistes (lire ici et là), lors dudébut de nos contrôles fiscaux, aussibrusques que discriminatoires, fin 2013(lire ici, là et là), le Parlement aadopté une loi du 27 février 2014affirmant solennellement l’égalité entrepresse imprimée et presse numérique,sans attendre la fin des négociationseuropéennes sur une nouvelle directiveTVA (lire ici, là et là). Alors que la Francedoit aujourd’hui défendre à Bruxelles cetteposition, l’acharnement du fisc à notreencontre ne peut qu’affaiblir celle-ci.

L’attitude du fisc est d’autant plusincohérente qu’elle est en retrait surl’évolution de la Commission européenneelle-même dont le président, Jean-ClaudeJuncker, épouse clairement notre position.« La Commission va proposer ce taux deTVA réduit à tous les États membres en2016, a-t-il déclaré le 6 mai 2015 devantles éditeurs de journaux allemands. Lapresse est une question de contenu. Que cecontenu soit proposé au lecteur sur papierou en ligne, le régime de TVA doit êtreneutre du point de vue technologique. »

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Et M. Juncker de rappeler que l’actuelledirective TVA, derrière laquelle s’abrite lefisc pour refuser toute égalité entre presseimprimée et presse numérique jusqu’à laloi française de 2014, a été adoptée en1991 quand « il n’existait pas encorede journaux en ligne ». La précédenteCommission européenne, ajoutait-il, « n’apas eu conscience qu’une petite révolutiona eu lieu depuis lors [et] c’est quelquechose que nous allons changer (…). Nousavons besoin de régimes de TVA neutresdu point de vue technologique ».

En somme, pour le président de laCommission européenne, la presse enligne avait droit au taux réduit de TVAdès son apparition, la directive TVA de1991 ayant été rattrapée, puis dépassée parla révolution technologique et industrielleen cours. Or c’est précisément ce queMediapart a démontré grâce à sonmodèle économique pionnier, unique lorsde sa création. Tant que la pressenumérique était gratuite, la questionn’avait évidemment jamais été posée.Mediapart est donc soumis à unesanction absurde prise, au nom d’uneréglementation aveugle à l’existence dunumérique, par une administration sourdeaux réflexions, rapports, commissions,avis, etc., ayant exhorté les pouvoirspublics à se mettre au goût du jour.

Mediapart, qui ne s’est jamais soustrait àl’impôt, paye le prix de l’audace : avoir étépionnier.

Soutenez Mediapart, soutenezl’indépendanceMediapart est frappé pour avoir euraison. D’abord, pour avoir amené lespouvoirs publics à donner un statutà la presse en ligne en étant lepremier journal en ligne à demandersa reconnaissance par la CPPAP, dèsnotre création en 2008, à une époqueoù l’administration identifiait encore lapresse au seul support imprimé. Ensuite,pour les avoir conduits à proclamer lesprincipes d’égalité et de neutralité : égalitéentre journaux quels que soient leurssupports, neutralité technologique et, parconséquent, fiscale. Enfin, pour avoir

mené ces batailles publiquement, sansmanœuvres en coulisses, sans lobbyingsecret, en toute transparence et publicité.

C’est une vieille vérité que lespionniers dérangent, notamment tous lesconservatismes et immobilismes qu’ilsont bousculés. Voici venu le temps deleur vengeance, au prix fort. Sous laforme d’une « mise en demeure depayer », le redressement fiscal qui nousest signifié – pour la seule TVA, aucuneirrégularité n’ayant été trouvée par lesagents du fisc dans nos comptes, qui nesouffrent donc aucun reproche – atteintun montant total de 4,1 millions, pénalitéscomprises. Ce montant est à compareraux économies accumulées par notreentreprise, depuis sa première année debénéfices, en 2011, jusqu’à aujourd’hui :4,7 millions de trésorerie disponible à cejour. Et d’un point de vue strictementcomptable, Mediapart devra afficher fin2015 un résultat négatif, annulant quatreannées de progression où nous avons faitla démonstration de la rentabilité d’unepresse indépendante, ne vivant que dusoutien de son public.

En d’autres termes, le mauvaiscoup qui nous frappe vide lescaisses de Mediapart, ponctionnant dessommes que nous destinions à laconstruction de notre indépendance etau développement de notre activité. Car,malgré notre contestation devant lajustice administrative, nous sommes dansl’obligation immédiate de payer leprincipal du redressement réclamé, seul lepaiement des pénalités étant suspendu parnotre recours.

C’est comme si nous étions brutalementrenvoyés au point de départ, toutela patiente progression de la SASMediapart étant effacée d’un trait. Orla jeune entreprise qui est ainsi frappéen’est pas n’importe laquelle. Symbolede réussite dans la presse en ligne,son succès témoigne de la possibilitéd’être rentable grâce au seul travailde son équipe et au seul soutien deses lecteurs. Pas de raccourcis, aucunedépendance, ni mélange des genres niconflit d’intérêts : notre entreprise, qui

n’a aucun endettement, s’efforce d’êtrefidèle aux valeurs défendues dans noscolonnes. À la différence de l’ensemblede nos concurrents, notamment les plusrichement dotés par des industriels privés,nous refusons toute subvention étatiqueet toute aide du fonds Google. Ni argentpublic, ni sponsor privé : seuls nos lecteurspeuvent nous acheter !

Notre ambition est d’installer durablementau centre de notre vie publiqueune presse nouvelle, totalementindépendante, totalement numérique,totalement participative. L’argent que lefisc va nous prendre était destiné à laconstruire et à la consolider : développeren priorité les contenus de Mediapart,mais aussi, potentiellement, d’autres sitesformant un archipel autour du journalinitial ; affirmer l’indépendance de notrestructure, en organisant la transition verstoute l’équipe des salariés de Mediapartd’un capital aujourd’hui contrôlé par lesquatre fondateurs et notre Société desamis. Cette deuxième phase de notreaventure, après celle de la conquête,devait se concrétiser d’ici notre dixièmeanniversaire, en 2018.

Autant de projets qui sont aujourd’huientravés, ralentis ou reportés. Mediapartdevra d’abord reconstituer sa trésorerie,garantie première de son indépendance.D’un point de vue comptable, c’estcomme si nous étions renvoyés quatreans en arrière. Or affaiblir Mediapartétait bien le but des initiateurs de ceredressement fiscal dont la chronologieest politiquement bavarde : déclenchéprécisément un an après le début del’affaire Cahuzac, il avait reçu le feu vertpréalable de la même haute administrationde Bercy qui avait accompagné lemensonge de l’ex-ministre du Budgetface à nos révélations sur son comptesuisse non déclaré. C’est bien pourquoiAurélie Filippetti, la ministre de la Cultureet de la Communication en fonctions àl’époque, n’a pas hésité à évoquer, dansun courrier au président de la Républiqueque nous révélons, « des contrôles fiscauxmalvenus ».

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Dans cette lettre à François Hollandedatée du 21 janvier 2014 (à téléchargerici en PDF), elle s’étonne du contresenset du contretemps de l’action fiscalevisant Mediapart. Affirmant que cescontrôles n’auraient pas eu lieu si elleavait été écoutée dans sa demande d’uneaffirmation plus rapide et plus nette « duprincipe de neutralité technologique enmatière de presse », elle ajoute : « Nousaurions au surplus tiré un réel bénéficepolitique de l’alignement des taux,en montrant un gouvernement proactifsur le sujet du numérique. » C’est,aujourd’hui, la démonstration exactementinverse qui est faite : alors qu’une criseéconomique et morale – de rentabilité etd’indépendance – frappe toute la presse, legouvernement sanctionne durement l’unedes rares réussites tangibles du secteur,une entreprise de presse profitable, qui n’acessé de créer des emplois et qui refuse derecourir aux subventions.

L’indépendance a un prix, disions-nous au tout début de Mediapart pourconvaincre nos lecteurs de nous souteniren s’abonnant. C’est peu dire que nous levérifions amèrement aujourd’hui. Depuisle début, nous avons mené cette bataillecontre le fisc sur le terrain des seulsprincipes, sans solliciter – cela va sans dire– une quelconque faveur, tant nous nousbattons pour toute la presse, numériqueou non. Sûrs de notre bon droit, nousn’avons rien négocié ni cédé lors de nosdivers rendez-vous avec l’administrationfiscale dont les représentants semblaientn’avoir aucune marge de manœuvre,comme si ces contrôles fiscaux malvenuset mal intentionnés leur échappaient.Après nous être heurtés à ce mur, nousallons évidemment continuer le combatsur le terrain juridique, devant le tribunaladministratif, puis, en cas de rejet, devantle Conseil d’État.

Mais cette procédure de contestation seralongue, tout comme le fut la procédurede contrôle – près de deux années quiont entravé notre développement. Surtout,ce recours judiciaire n’est pas suspensif :dans l’immédiat, le redressement estdû. Nous n’avons pas le choix et,

heureusement, la trésorerie dégagée parnotre saine gestion nous permet defaire face. Reste que, dès lors, notrechemin redevient plus escarpé, notreavenir plus incertain, notre indépendanceplus fragile. C’est pourquoi nous noustournons vers vous, notre public, lecteursfidèles, lecteurs occasionnels, citoyenscomplices. Vous êtes notre seul soutien.

Vous pouvez nous soutenir en vousabonnant à Mediapart si vous n’avez pasencore fait le saut : c’est ici. Si vous êtesdéjà abonné, vous pouvez aussi parrainerdes ami-e-s afin qu’ils s’abonnent àleur tour : c’est là. Enfin et surtout,vous pouvez nous aider par vos donssur la plateforme « J’aime l’info »,ce financement participatif bénéficiant de66 % d’abattement fiscal : c’est là.

Merci de votre fidélité et de votresolidarité.• The English version of this appeal can

be read here.• Puede leer la versión española aquí.

Boite noireMediapart est né le 16 mars 2008, à uneépoque où la presse en ligne payanten’existait pas et n’était pas prise encompte par les lois et règlements existants.Pionnier par son modèle commercial,notre journal en fut donc le laboratoireéconomique.

Ayant atteint le point d’équilibre fin2010, notre entreprise est bénéficiairedepuis l’année 2011, ses résultats ayantété toujours affectés au développementde nos contenus, à la construction denotre indépendance et au renforcement denotre trésorerie. Lors de son lancement,Mediapart comptait 27 salariés en CDI.Il sont aujourd’hui 67. À ces quaranteemplois créés, il faut ajouter évidemmentplus d’une vingtaine de collaborateursréguliers, sans compter nos prestatairesréguliers.

Chaque année, Mediapart publie aumois de mars ses comptes détaillés,téléchargeables en PDF (lire ici ceuxde 2014, dans notre billet du 12 marsdernier). Mediapart, qui ne verse pas de

dividendes à ses actionnaires, ne solliciteet ne touche aucune subvention étatique,aucune aide publique.

Clive Hamilton:«L’anthropocène estl’événement le plusfondamental de l’histoirehumaine»PAR JADE LINDGAARDLE SAMEDI 7 NOVEMBRE 2015

Simple hypothèse pour les géophysiciens,l’idée d’une nouvelle ère géologiquecausée par les activités humaines et leursravages sur le système Terre remporteun succès spectaculaire dans le mondeintellectuel. Pour le philosophe CliveHamilton, «il ne s’est rien produit decomparable dans l’histoire humaine ».

Le dérèglement climatique a longtempslaissé le monde intellectuel françaisde marbre, à de rares exceptions.L’organisation de la COP21, le sommetde l’ONU sur le climat, au Bourget endécembre, perturbe cette indifférence. Onne compte plus les parutions de livreset les séminaires au sujet du climat. Undes événements phares de cette actualitéest l’organisation d’un colloque par lafondation de l’écologie politique auCollège de France :« Comment penserl’anthropocène », les 5 et 6 novembre.L’anthropocène, c’est cette nouvelle èregéologique causée par l’activité humaine.Venu de la géophysique, ce conceptremporte un succès phénoménal chezles chercheurs en sciences humaineset sociales. En quelques années, il estdevenu le principal cadre d’interprétationintellectuel des bouleversements duclimat. C’est pourtant une notionproblématique, comme on peut le lireici, comme l’explique là le philosopheBruno Latour et encore ici l’historienJason W. Moore.

Mediapart a interrogé un de ses principauxdéfenseurs, le philosophe et économisteaustralien Clive Hamilton, auteur des

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Apprentis sorciers du climat (2013) et deRequiem pour l’espèce humaine (2013), etinvité du colloque le 6 novembre.

Comment expliquez-vous le succès duconcept d’anthropocène ?

Clive Hamilton (Wikipedia).

Clive Hamilton: Le mot « anthropocène »signifie que les êtres humains sont devenusune force tellement puissante sur la planètequ’ils sont capables de changer l’évolutiongéologique de la Terre. C’est très frappantet perturbant. En science dure, la notiond’anthropocène est controversée, ce n’estencore qu’une hypothèse. Mais dans lemonde des sciences humaines et desécologistes, il a capturé l’imagination. Cen’est pas qu’un concept surplombant. Ilconcentre toute notre anxiété et toute notrecompréhension du monde.

C’est aussi un concept problématique :si l’anthropos, en tant qu’espèce, estresponsable du saccage de la planète,alors se diluent les responsabilitéshistoriques entre pays industrialiséset en développement, entre riches etpauvres. C’est la raison pour laquellel’historien Jason Moore préfère parlerde « capitalocène », l’ère du capital, etdonc du capitalisme.

Beaucoup de gens s’en inquiètent.Personnellement, moi, pas du tout. Pense-t-on vraiment qu’un mot soit si puissantqu’il ait la capacité de changer les

conceptions des gens sur les causes dudérèglement climatique ? Ce n’est pasplausible. Quiconque comprend ce qu’estle dérèglement climatique, comprendque les habitants des pays riches, etplus encore les riches des pays riches,sont plus responsables du problèmeque les autres. Je ne pense donc pasqu’appeler l’anthropocène, le capitalocèneou l’anglocène va changer le discours.Cette discussion est une diversion. WillStephen, qui est l’un des principauxauteurs scientifiques sur l’anthropocène,comprend très bien les racines socialesde cette époque géologique. PaulCrutzen, l’inventeur de ce concept, l’aimmédiatement lié à la combustion desénergies fossiles et au capitalisme anglais.Tous deux sont des progressistes.

L’histoire de l’apparition du mot estd’ailleurs très intéressante : c’était lorsd’une réunion scientifique au Mexique en2000. Plusieurs scientifiques discutaientde l’holocène [l’ère géologique qui adémarré il y a 10 000 ans et permis ledéveloppement des civilisations humaines– ndlr]. À un moment, Paul Crutzen,éminent scientifique [prix Nobel de chimieen 1995 – ndlr] a émis une suggestion :« Nous ne sommes plus dans l’holocène.Nous sommes dans… dans… dans…l’anthropocène ! » Ça lui est venu d’uncoup à l’esprit. L’expression est restéedans la communauté scientifique et s’estpropagée plus largement. Peut-être que siune sociologue française s’était trouvéelà, elle aurait dit que ce terme posaitproblème. Cela aurait changé l’histoire dela nomenclature. Mais il y a des questionsbeaucoup plus importantes.

La discussion porte moins sur leprofil politique des concepteurs del’anthropocène que sur l’usage decette notion : si c’est l’anthropocène,le changement climatique n’est plusla faute des industries fossiles, parexemple, mais de tout le monde. Cecadre d’analyse peut donc très bienconvenir à Total, BP ou Shell qui,pour se défendre, ne cessent de dire

qu’ils ne font que fournir à leursclients les produits et services qu’ils leurdemandent.

Ce serait intéressant de voir desproducteurs d’énergies fossiles commeTotal utiliser la notion d’anthropocène…Et ce serait scandaleux et ridicule.Les forces conservatrices ont toujourstenté de diluer les responsabilités dudérèglement climatique, ou même deles nier complètement. Elles le feronttoujours. C’est dans leur intérêt. Peut-être que je changerai d’avis si Totalsort des campagnes de pub proclamant :« Bienvenue dans l’anthropocène ! » Jepense qu’il y a un débat plus importantsur les mésusages de l’anthropocène :il concerne la tentative par certainsscientifiques d’en changer la date et le lieud’origine.

Dans un article de l’AnthropoceneReview, vous critiquez des chercheursqui situent l’anthropocène en 1610,avec le début de la colonisation del’Amérique, et non à l’orée de larévolution industrielle, à la fin du

XVIIIe siècle, comme vous le faites.Pourquoi ?

Dater le démarrage de l’anthropocèneest très important car cela détermineses causes. Si elle a démarré il ya 8 000 ans avec l’invention del’agriculture, l’anthropocène n’est pas dueà l’industrialisation ou au capitalismemais à la civilisation humaine. Sil’anthropocène n’est qu’un aspect de lacivilisation, alors ce n’est la faute de

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personne. Selon deux scientifiques, SimonLewis et Mark Maslin, l’anthropocènea démarré en 1610 car cette année,selon eux, s’est produit une baisse dansles émissions de CO2 due à l’invasionde l’Amérique latine par les Européens(qui, en faisant des millions de mortsparmi les populations locales, a de faitfreiné la déforestation à l'œuvre, touten favorisant pour la première fois deséchanges d'espèces entre deux continents,ndlr). Non seulement c’est improbable,mais en plus cela réduit l’anthropocèneà un problème d’impact de l’activitéhumaine sur la planète.

Or ce n’est pas du tout ça. Il est trèsimportant de replacer l’anthropocène dansson contexte scientifique d’origine : lascience du système Terre. Le conceptd’anthropocène part de la géologie pourdécrire le changement de la Terre entant que système. Crutzen a forgé ce motparce que, selon lui, les humains n’ontpas seulement étendu leur destruction del’écosystème. Ils ont fait d’autres chosesen plus qui dérèglent le système Terre,une notion scientifique récente qui a prisforme dans les années 1980 et 1990.L’anthropocène parle de la perturbationque les humains causent dans ce systèmedynamique complètement intégré. Si l'onparle de ce qui s’est passé il y a 8 000ans ou en 1610, on parle d’impact humainsur l’environnement, de bouleversementdes systèmes écologiques mais pas deperturbation du système Terre dans satotalité.

Parlerions-nous de perturbation dusystème Terre sans le dérèglementclimatique ?

Sans changement climatique, il n’y auraitpas d’anthropocène. Il existe d’autrescauses, sans quoi les humains n’auraientpas perturbé le système Terre dans satotalité : la réduction de la couche d’ozone,

la 6e extinction de masse des espèces,par exemple. Mais le climat est le facteurle plus important. Lorsque l’on parlede dérèglement climatique, ce qui sepasse dans l’atmosphère n’est pas leplus important. C’est le réchauffement etl’acidification des océans ; ce qui se passe

dans la cryosphère, la partie glacée de laTerre, qui fond petit à petit, ce qui a deseffets sur l’activité volcanique. La croûteterrestre est donc aussi affectée par lechangement climatique. L’anthropocèneajoute une nouvelle époque à l’échelle dutemps géologique. Les époques passées :le pléistocène, le jurassique… ont étédéfinies parce que des scientifiques ontcreusé dans la terre et découvert descouches de roches significatives. Bien sûr,il n’existe pas encore de couche rocheusepour l’anthropocène. Si nous revenonsdans un million d’années, il y en aura une,marquée par des changements d’espèces,des radionucléides causés par les essaisnucléaires, du plastique partout… lessignes de l’existence humaine serontévidents.

Tout cela est très complexe. Commentles sociétés peuvent-elles accueillir cettenotion ? Quelles politiques peut-on bâtirsur l’anthropocène ?

Je ne crois pas que cela change quelquechose à ce que nous devons faire pourle climat et à l’urgence d’agir. Maisje pense que l’anthropocène est peut-être l’événement le plus fondamentalde l’histoire humaine. Nous parlons decette créature consciente, l’être humain,qui devient tellement puissant par sestechnologies qu’il a perturbé le cours de laTerre. C’est comme si nous modifiions larotation de la Terre autour du Soleil. Nousavons changé l’évolution géologique decette planète. Cela aura des effets pendantdes dizaines, ou même des centaines demilliers d’années. Il ne s’est rien produit decomparable dans l’histoire humaine. Nousne sommes qu’au début d’un processus quidoit nous conduire à repenser ce que noussommes. Cela va nous prendre au moins unsiècle pour comprendre les implications del’anthropocène.

Et en même temps, l’anthropocène estun événement invisible…

Je ne pense pas que l’anthropocène soitun outil de mobilisation politique. Lechangement climatique, lui, l’est trèsclairement. L’anthropocène est invisible.Sauf si vous vous trouvez aux Philippinespendant un ouragan qui détruit votre

maison. Mais depuis Paris, l’anthropocèneest invisible. C’est une manière de capturerun lent mouvement de perturbation causéepar les humains. Une façon de repenser lefutur de l’espèce humaine sur la planèteTerre. Avec le temps, nous tous, et enparticulier nos descendants, saurons quenous vivons dans l’anthropocène.

Certains chercheurs parlent d’unebonne anthropocène. Qu’est-ce que celaveut dire ?

Un groupe de penseurs, les« écomodernistes », ont une vision trèsdatée du modernisme, avec l’idée quel’humain est une créature bienveillante,bénie par l’ingéniosité et les compétencestechnologiques. Ils pensent que l’on peututiliser ces qualités pour sortir du bourbierde l’anthropocène. C’est un renversementpsychologique qui confine à l’optimismecongénital. Comme Pangloss, ils pensentpouvoir transformer la pire des situationsen quelque chose de prometteur etmerveilleux.

Vous avez écrit un livre contrel’optimisme, que vous voyez commeun obstacle à la compréhension de lamagnitude du changement climatique,Requiem pour l’espèce humaine. Vous lepensez toujours ?

Je ne suis pas opposé à l’optimisme– je suis assez optimiste moi-même. Maisquand un point de vue optimiste se heurteà la réalité, et reste optimiste, alors cela

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devient du délire. Il est très dangereux queles gens pensent qu’on trouvera toujoursun moyen de réparer la situation.

Quelle est la bonne attitude face audérèglement climatique alors ?

C’est une question très difficile. Quandmon livre est sorti, il n’a reçu aucuneattention des écologistes et militants duclimat. Ils ne voulaient pas en entendreparler. Aujourd’hui, l’optimisme naïf desmilitants qui a prédominé au milieu desannées 2000, jusqu’en 2009 et au sommetde Copenhague, leur enthousiasme pourune utopie verte, se dissipe et estremplacé par une confrontation beaucoupplus réaliste aux faits scientifiquesdu changement climatique. Ils nemontrent plus d’optimisme naïf, mais unedétermination « verte » à résister auxforces de l’obscur.

Boite noireCet entretien s'est tenu en anglais mardi3 novembre à Paris, pendant environ uneheure.

Climat: l'imbroglio desémissions chinoisesPAR MICHEL DE PRACONTALLE JEUDI 5 NOVEMBRE 2015

Pékin a publié de nouvelles statistiques quimontrent que la consommation de charbondu pays a été sous-estimée de 10 à 15 %pour la période 2005-2013.

La Chine, premier émetteur mondial degaz carbonique, a consommé beaucoupplus de charbon qu’elle ne l’avait annoncé,selon de nouvelles données publiées parle Bureau national de statistiques du pays.D’après ces statistiques, la consommation

chinoise de charbon a été sous-estimée de10 à 15 % par an entre 2005 et 2013,affirme le New York Times.

La Chine a revu à la hausse sa consommationde charbon depuis une décennie © DR

Le Financial Times avait déjà révéléen septembre que la consommation decharbon de la Chine devait être revueà la hausse. Cela implique que lesémissions chinoises de CO2 ont aussiété supérieures aux estimations desorganismes internationaux, mais on ne saitpas encore exactement quelle correctiondoit être effectuée pour ces émissions.La seule certitude est que cette révisionaffecte les projections prises en comptedans le cadre des discussions de la COP21,qui s’ouvre à Paris le 30 novembre.

Pour la seule année 2012, les nouvellesdonnées conduisent à réévaluer de 600millions de tonnes la consommationchinoise de charbon, soit près des troisquarts de la consommation totale desÉtats-Unis, deuxième émetteur mondial.

Le total des émissions chinoises est évaluéaujourd’hui autour de 10 milliards detonnes de CO2 par an. Mais les nouvellesdonnées conduisent à estimer que la Chinea pu émettre jusqu’à un milliard detonnes par an de plus que les valeursprises en compte jusqu’ici. Pour donnerune idée de l’ampleur de la correction,elle représenterait plus que le total desémissions dues aux combustibles fossilesproduites par l’Allemagne.

L’Agence internationale de l’énergie(AIE) a publié le 4 novembre ses dernièresestimations des tendances des émissionsde CO2. Elles montrent que les émissionsmondiales ont augmenté de 2,2 % en2013, pour atteindre 32,2 milliards detonnes. L’AIE, qui avait annoncé – unpeu prématurément – en mars dernier que

les émissions n’avaient pas augmenté en2014, n’a pas donné de nouveau chiffrepour cette année.

Quant à la Chine, l’AIE a indiqué auNew York Times qu'elle estimait que lesémissions de 2011 et 2012 devraientêtre réévaluées de 4 à 6 %. Maisla correction serait plutôt de 11 %,d’après Jan Ivar Korsbakken, chercheurau centre climatique Cicero, à Oslo. Cetteréévaluation modifie le tableau global,étant donné le poids de la Chine dansles émissions mondiales, évalué à 28 %.De 2010 à 2012, la Chine a produit prèsdes trois quarts de l’augmentation desémissions de CO2 dues aux combustiblesfossiles et à la production de ciment.

En mars 2015, l’AIE se réjouissaitd’annoncer que les émissions de CO2

pour 2014 étaient restées au même niveaupar rapport à l’année précédente, et quecela était dû en grande partie à unebaisse de la consommation chinoise decharbon. C’était « la première fois en40 ans qu’une stagnation ou une baissedes émissions de gaz à effet de serren’était pas liée à un ralentissement del’économie », claironnait l’AIE. En effet,cette stagnation était observée alors que lacroissance mondiale se poursuivait, ce quiétait interprété comme un signe positif,« un tournant dans la lutte contre lechangement climatique », selon Reuters.

L’AIE a péché par optimisme. L’idéeque de fortes réductions d’émissionscarbonées peuvent se produire sansaffecter la croissance économique resteassez théorique. Si l’AIE avait intégréles statistiques chinoises rectifiées, ellen’aurait pas observé des émissionsconstantes en 2014, mais une hausse.Malgré tout, le point positif est que lacroissance des émissions a sans douteralenti en 2014.

Mais il est sans doute prématuré d’entirer des conclusions, notamment parceque l’estimation des émissions chinoisestient du casse-tête. Ainsi, en aoûtdernier, quelques semaines avant que l’onapprenne que la consommation chinoisede charbon était sous-estimée, la revue

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britannique Nature annonçait à l’opposéque les émissions de la Chine avaient étésurestimées de 14 % en 2013.

Dans l’article de Nature, dont le premiersignataire est Zhu Liu, de l’universitéHarvard, les chercheurs ont recalculé lesémissions produites par le charbon chinoisà partir de données recueillies dans 4 200mines chinoises. Schématiquement, ilssont parvenus à la conclusion que l’onsurévaluait les émissions chinoises parceque le charbon était de moins bonnequalité qu’on ne le supposait et produisaitmoins de CO2 quand on le brûlait. Liu etses collègues estimaient au total qu’entre2000 et 2013, la Chine avait émis 2,49milliards de tonnes de moins que prévu. Etcela, alors même qu’ils supposaient que laconsommation était de 10 % au-dessus desdonnées gouvernementales.

Mais les conclusions de Liu et sescollègues ont été contestées, à la foisparce que la sous-estimation de laconsommation semble être encore plusélevée qu’ils ne l’avaient supposé et parceque leurs hypothèses sur la qualité ducharbon ne font pas l’unanimité.

Ainsi, le charbon qui a été brûlé en2014 était de meilleure qualité du fait denouvelles règles introduites en Chine et dela baisse des prix ; or, si l’on brûle uncharbon de haute qualité, une plus grandeproportion de carbone s’oxyde et l’onproduit plus de CO2 qu’avec un charbonde mauvaise qualité.

Au moment de la parution de l’articlede Nature, Liu s’attendait à ce que legouvernement chinois publie de nouvellesstatistiques, tout en jugeant que cela nechangerait pas son analyse. Mais GlenPeters, du centre Cicero, pronostiquaitdans Nature que les émissions chinoisesdevraient être réévaluées de 7 %.

Pour son collègue Korsbakken, il fautattendre des données plus solides pourtirer des conclusions définitives. L’unedes raisons de ces incertitudes est latransparence toute relative des statistiqueschinoises. Le gouvernement donne desstatistiques de consommation, mais nepublie pas de chiffres sur les émissions,

de sorte que les chercheurs ne savent pasexactement quelles hypothèses sont faitespour définir les objectifs de lutte contrele réchauffement. Le brouillard sur lesstatistiques du premier émetteur mondialrisque de compliquer un peu plus lesdiscussions de la COP21.

Certes, ce problème ne change pas lesestimations globales de la quantité degaz carbonique rejetée dans l’atmosphère,qui est mesurée directement. Mais laconnaissance imparfaite des émissionslimite la portée des analyses sur lesquantités de CO2 absorbées dans lesréservoirs naturels, principalement forêtsou océans. Et rend plus difficilel’évaluation des objectifs pertinents dansla lutte contre le changement climatique.

Kunduz: MSF publie unrapport accablantPAR AGATHE DUPARCLE SAMEDI 7 NOVEMBRE 2015

Médecins sans frontières diffuse cejeudi un document interne sur lesfrappes aériennes menées par les forcesaméricaines, le 3 octobre dernier, surson hôpital de Kunduz, au nord del’Afghanistan. « L’examen chronologiquedes événements ne révèle aucun élémentqui expliquerait pourquoi l’hôpital aété attaqué. Il n’y avait ni combattantsarmés ni affrontements dans l’enceinte del’hôpital » souligne l'ONG.

Genève, de notre correspondante.-Médecins sans frontières a rendu public,mercredi 5 novembre, un documentinterne sur le bombardement américainqui a ravagé, le 3 octobre, l’hôpital deKunduz dans le nord de l’Afghanistan,tuant au moins 30 personnes dont 13membres du personnel de MSF et10 patients. Sept corps méconnaissablesdoivent encore être identifiés. Ce rapportest accablant pour les forces américaines,mettant définitivement à bas la versionselon laquelle ce centre de traumatologie,le seul du nord de l’Afghanistan, avait étévisé « par erreur », comme le déclaraitle 6 octobre dernier le général JohnCampbell.

Il apporte également des informationsinédites : le fait que quelques heuresavant l’attaque, « MSF a été contacté pardes responsables diplomatiques françaiset australiens et informé qu’une menacede kidnapping planait sur le staffinternational de MSF employé au Centrede traumatologie de Kunduz » quicomptait, entre autres, deux Français etun Australien. Des mesures de sécuritéavaient alors été prises, le personnelconcerné ayant été invité à dormir dans deslocaux administratifs. Un épisode qui peutlaisser perplexe, se déroulant juste avant ledéluge de feu qui s’est abattu sur l’hôpital.

Dans cette revue interne de 13 pages miseen ligne après la tenue d’une conférencede presse à Kaboul, MSF procède à uneminutieuse reconstitution des faits dans lesjours qui ont précédé l’attaque américaineet pendant les heures du bombardement.MSF décrit des scènes d’horreur, despatients brûlant vifs dans leur lit, dupersonnel médical décapité ou amputé,d’autres abattus par l’avion alors qu’ilsfuyaient le bâtiment en feu. Le document,qui fait partie d’une analyse toujours encours, se base sur le témoignage de 60employés nationaux et internationaux deMSF qui travaillaient dans le centre detraumatologie. Il s’appuie aussi sur des

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informations internes et publiques, surdes photos de l’hôpital avant et aprèsl’attaque.

L'hôpital avant et après © MSF

L’ONG aboutit à cinq conclusions : lestatut spécial de l’hôpital de Kunduzavait été, avant l’attaque, reconnu partoutes les forces en présence ; aumoment des bombardements le centre detraumatologie accueillait 105 patients etdes opérations chirurgicales étaient encours ; MSF respectait pleinement la règleselon laquelle toute arme était proscritedans l’enceinte de l’établissement ; aucuncombattant armé n’avait trouvé refuge ausein de l’hôpital et aucun tir n'a été signalé,ni venant de l’intérieur des bâtiments,ni à proximité de ceux-ci ; enfin lescoordonnées GPS avaient été fournies àtous les groupes armés, les équipes MSFà Kaboul et New York ayant alerté lesparties impliquées dans le conflit dès ledébut des frappes aériennes.

Dès le lundi 28 septembre, l’hôpital deMSF, seul centre de traumatologie du nordde l’Afghanistan (depuis son ouverture en2011, 15 000 opérations ont été pratiquéeset 68 000 patients traités en urgence), avu ses admissions exploser. À Kunduz,de lourds combats opposaient alors lesforces de l’armée régulière afghane etles combattants talibans. À 22 heures,on dénombrait déjà 137 blessés dont 26

enfants. MSF prenait alors soin de retireraux soldats qui affluaient des deux côtéstous signes distinctifs sur leurs vêtements.

Le lendemain, alors que les combatss’intensifiaient, l’ONG transmettait pare-mails au département de la défenseaméricaine, au ministère afghan del’intérieur et de la défense, et auxforces armées américaines à Kaboul lescoordonnées GPS – déjà connues –du bâtiment principal de l’hôpital etdes locaux administratifs. Américains etAfghans confirmaient avoir reçu cesinformations.

Le 30 septembre, parmi les 130 patients,quelque 65 talibans blessés avaient étésoignés et un certain nombre d’entre euxdécidaient de quitter l’hôpital, certains« en dépit des conseils des médecins »,précise le rapport.

Le 1er octobre, MSF recevait une demanded'un responsable du gouvernement desÉtats-Unis à Washington, qui voulaitsavoir « si l'hôpital ou tout autre bâtimentde MSF abritaient un grand nombre detalibans "retranchés" ». Le fonctionnaireposait également des questions sur lasécurité du personnel. MSF confirmaitque l'hôpital respectait toutes les règleset fonctionnait à plein régime, accueillantégalement des talibans blessés, dontcertains avaient été redirigés vers leposte médical de MSF à Chardara, à15 kilomètres. Ce jour-là, une liaisonmilitaire-civile de l'ONU conseillait àMSF de ne surtout pas modifier lescoordonnées GPS fournies à toutesles parties au conflit alors que desbombardements faisaient rage à Kunduz.

Le 2 octobre, alors que MSFavait hissé sur le toit de l’hôpitaldes drapeaux à son effigie, uneétrange information était transmise. Desresponsables diplomatiques français etaustraliens faisaient état d’un risque élevéd’enlèvement planant sur le personnelinternational de l’ONG travaillant àKunduz. Soit neuf expatriés dont deuxFrançais, un Australien, et du personnelde Cuba, de Malaisie, de Hongrie,d’Afrique du Sud et des Philippines.Le 29 septembre, des représentants

de l’ambassade de France à Kaboulavaient déjà insisté pour obtenir lesnuméros de téléphone portable de cesemployés, pointant également une menacede kidnapping.

Après avoir fait une évaluation des risques,l’ONG demandait à ceux qui n’étaientpas de garde le soir même de dormirdans des chambres sécurisées, situéesdans des bâtiments administratifs. Elles'interroge aujourd'hui sur cette étrangealerte kidnapping, donnée à quelquesheures du déluge de feu qui s’est abattu surl'hôpital, dans la nuit du 2 au 3 octobre,vers 2 heures du matin.

Cette nuit de terreur est en tout caslargement documentée. Cent cinq patientsse trouvaient dans les locaux dont quatresoldats des forces gouvernementalesafghanes et vingt talibans, encadrés parune équipe médicale afghane de 140personnes dont les fameux neuf expatriés.Les bombardements ont duré environ uneheure.

Durant toute cette période, MSF aenvoyé 17 appels téléphoniques et SMS,principalement adressés à des officielsde l’OTAN, des responsables afghanset américains. Le premiers averti a étéle représentant à Kaboul de la mission« Resolute Support » dirigée par l’OTANen Afghanistan qui, à 2 h 52 du matin,répond ceci : « Je suis désolé d’apprendrecela. Je ne sais toujours pas ce qui sepasse », suivi d’un « je vais faire de monmieux, je prie pour vous tous ».

À la page 10 du rapport, le secondparagraphe se basant sur le témoignagede personnel de MSF raconte commentcertaines personnes qui tentaient de fuirle raid aérien ont été abattues par destirs venant « le plus probablement desavions ».

« L’attaque a anéanti notre capacité àsoigner des patients au moment où notreaide était particulièrement indispensable.Un hôpital en état de marche et qui traitedes patients ne peut tout simplement pasperdre son statut de structure protégéeet être attaqué », souligne la directrice àl’international de MSF, le Dr Joanne Liu.

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[[lire_aussi]]

Plus que jamais déterminée à fairetoute la lumière sur ce crime, l’ONGne se contentera ni d’excuses, nide dédommagements et encore moinsd’une enquête menée par Washington.Elle s’était adressée le 7 octobre àla commission d’enquête internationalehumanitaire. À ce jour, ni les Américains,ni les Afghans n’ont donné leur accord.

Rome veut percer lessecrets de «Mafia capitale»PAR CECILIA FERRARALE VENDREDI 6 NOVEMBRE 2015

L'ancien maire de Rome (de 2008 à 2013)Gianni Alemanno figure parmi les prévenus © Reuters

Ce jeudi s’ouvre le grand procès dugroupe « Mafia capitale », où vont défilerprès de soixante prévenus issus de laclasse politique de gauche comme dedroite, de l'administration municipale, etde dirigeants de centres sociaux et d’aideaux migrants… Se pensant préservée de lacorruption mafieuse, la capitale italienneva devoir affronter son passé récent.

Ces derniers jours, Rome n’en finit plusde se tourmenter. Après avoir perduson maire Ignazio Marino la semainedernière, contraint à la démission pourune sordide affaire de dîners privés payésavec la carte de crédit de la ville, la “villeéternelle” assiste au grand ménage internedu Vatican à quelques jours du début del’année sainte, avec l’arrestation d’unprêtre et d’une collaboratrice pour volet diffusion de documents sensibles (dansdeux livres autour du VatiLeaks paraissant

à la fin de la semaine). Mais cela n’est rienpar rapport au méga procès du groupe «Mafia capitale », qui s’ouvre ce jeudi.

Place du Capitole à Rome, face à la mairie © dr

L’événement est attendu depuis 11mois dans les salons de la politiqueromaine et nationale. Il est l’aboutissementd'une grande enquête des carabiniers,révélée en décembre 2014 et baptisée «Monde du milieu ». « Mafia capitale» est le nom ensuite utilisé par lesenquêteurs, puis les journalistes, pournommer la mafia romaine, « une nouvelleassociation de malfaiteurs qui présenteun caractère local et original, selon lestermes du procureur de Rome GiuseppePignatone. “Local”, parce qu'elle est uneorganisation romaine, et qu’elle n’a pasde lien avec les autres organisationsclassiques. “Original”, car elle possèdedes caractères propres, différents desorganisations classiques du Sud ».

Dès ce mardi 3 novembre, quatrepremières condamnations ont déjàeu lieu, au terme d’une procédureparticulière (permettant d’éviter tout débatcontradictoire et de bénéficier d’une forteréduction de peine). Emilio Gammuto,Emanuela Salvatori, Raffaele Bracci etClaudio Gaudenzi ont été condamnés àdes peines oscillant entre 4 et 5 ans deprison chacun, pour des crimes allant dela corruption à “l'usure” (des prêts avecdes intérêts très élevés). Pour Gammuto aété reconnue la circonstance aggravante departicipation à une association mafieuse.

« Mafia capitale » est un groupe criminelactif à Rome depuis le début des années2000, qui a gagné en autorité et enmoyens financiers grâce notamment àl'extorsion de fonds et à d'autres activitésde type typiquement mafieux (“usure”,intimidation, contrôle du territoire…),mais aussi grâce à son accès aux coulisses

de la municipalité, de la Région et del'État, qui lui a permis de remporter denombreux contrats publics de plusieursmillions d’euros.

Selon les enquêteurs, l'organisationromaine est dirigé par Massimo Carminati,surnommé « l’Aveugle » (« er Cecato»), un ancien terroriste d'extrême droitedes années 1980, ancien membre dela tristement célèbre « banda dellaMagliana », et par Salvatore Buzzi, unex-prisonnier modèle devenu présidentd'une « holding » de coopératives socialesœuvrant dans divers domaines (entretiende jardins communautaires, gestion decentres d'accueil pour migrants, projetspour les Roms, foyers pour sans-abri,collecte des déchets…). Une cinquantained’autres personnes vont aussi se succédersur le banc des accusés, notamment deshommes politiques, des fonctionnaires etdes criminels plus « traditionnels ».

Prison de Rebibbia, à Rome © dr

Une première partie de l’enquête a étéportée au grand jour le 2 décembre 2014,aboutissant aux premières arrestations,et une deuxième en juin 2015, créantun véritable séisme politique. Parmiles interpellés, on retrouve ainsi GianniAlemanno, ancien maire de Rome de2008 à 2013 et ancien ministre deSilvio Berlusconi. Le conseiller régionalde Forza Italia (le parti du Cavaliere),Luca Gramazio, est également inculpé.Côté parti démocrate (centre gauche), leconseiller aux affaires familiales de la villede Rome Daniele Ozzimo est en résidencesurveillée. Comme le président du conseilmunicipal de Rome Mirko Coratti.

On retrouve également un hautfonctionnaire lié au Parti démocrate,Luca Odevaine. La série d’arrestations sepoursuit encore ces jours-ci, en raison dela coopération de certains accusés avec lesenquêteurs. Clélia Logorelli, fonctionnairede l’entreprise publique « Eur Spa », aégalement été mise en résidence surveillée

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la semaine dernière, car elle est suspectéed’avoir été rémunérée 2 500 euros parmois par « Mafia capitale ».

Le procès, instruit par la 10e chambrepénale de la cour de Rome, devraitmarquer les mémoires par son gigantisme.Ce sont 59 prévenus qui vont défilerdevant les juges et les trois procureursPaolo Ielo, Giuseppe Cascini et LucaTestaroli. Ils auront à répondre decrimes allant de l'association mafieuseà la corruption, en passant par letruquage d’appels d’offres, l’extorsion, leblanchiment d'argent ou “l'usure”. Pourdes raisons de sécurité, à l’exception de lapremière audience de ce jeudi, le procès setiendra dans la salle de haute sécurité dela prison romaine de Rebibbia, appelée le« bunker », où le président de la chambreRossella Ianniello a souhaité que la plupartdes accusés en détention soient transférés.

À raison de quatre audiences par semaine,le procès devrait se tenir jusqu’au mois dejuillet. Chaque prévenu aura la possibilitéd'assister en personne aux séances, sauftrois protagonistes qui les suivront àdistance : Salvatore Buzzi, détenu à laprison de haute sécurité de Tolmezzo,Massimo Carminati, détenu à Parmeen régime carcéral sévère (d’habitudeappliqué aux terroristes), et RiccardoBrugia, le bras droit de Carminati, à Terni.

Carminati et Buzzi, ou lanaissance du « Monde du milieu»« C'est la théorie du “Monde du milieu”mon pote, il y a les vivants au-dessuset les morts en dessous, et nous, noussommes au milieu… Cela signifie qu'ily a un monde, un monde au milieu, oùtous se rencontrent. » Cette définitionest donnée par Massimo Carminati à sonbras droit Brugia, dans une conversationinterceptée par la police. Carminati étaitplutôt un « d’en bas ». Ancien terroristed’extrême droite dans les années de plomb,il est blessé par balle par la police et perdun œil (d’où son surnom). Grâce à unevieille amitié avec Franco Giuseppucci,l’un des boss de la « banda della Magliana», Carminati commence à travailler avec

eux, même si dans les interceptions ilrevendique son autonomie (les appelant «une bande de vauriens »).

Massimo Carminati © dr

La « banda della Magliana » est un nomqui résonne à Rome, depuis qu’elle ainspiré le best-seller Romanzo criminale,écrit par le juge Giancarlo De Cataldoet adapté au cinéma par MichelePlacido ainsi qu'à la télévision dans unesérie populaire. Dans la fiction, un despersonnages est clairement inspiré deCarminati : « le Noir », le seul à entretenirdes relations avec la politique et lesservices secrets. Dans la réalité, la « bandadella Magliana » était une organisationcriminelle active dans les années 1970 et80, qui a su rassembler divers membres dela malavita romaine.

De petits larcins, ils sont rapidementpassés à des entreprises plus rentables,comme le trafic de drogue et le jeu. Selonde nombreuses reconstitutions historiques,la bande s’est ponctuellement alliée à desmafias comme Cosa Nostra (sicilienne)ou la Camorra (napolitaine), mais aaussi collaboré avec les services secretsitaliens, grâce à des contacts avec desmilitants d’extrême droite, dont MassimoCarminati. Nul ne soupçonnait aujourd'huique celui-ci était encore l'un des « roisde Rome ». Les enquêteurs ont parexemple intercepté une conversation danslaquelle un entrepreneur est contraintpar Carminati de lui céder des terres,littéralement terrifié par les menaces dugroupe contre lui et sa famille.

C’est à la fin de l’année 2011 queles magistrats romains découvrent sonimplication, quand la police financièreintercepte au large de la côte d’Alghero,en Sardaigne, un bateau avec 500kg de cocaïne d’une valeur de 200millions d'euros. Interrogé par le procureurGiuseppe Cascini en mai 2012, leskipper Roberto Grilli accuse Carminatiet son compagnon Brugia. Selon sontémoignage, « Carminati a toujours étévu par la pègre comme un fasciste, ungangster noir avec du fric, le gars duquartier chic de Parioli, le camarade quiavait fait le grand saut ». L'arrestation duskipper marque le début de l'enquête dite« Monde du milieu ».

Salvatore Buzzi © dr

Salvatore Buzzi, l'autre pilier du groupe« Mafia capitale », a lui entamé sonhistoire criminelle avec une escroquerieà la banque où il travaillait. Le colblanc finit par tuer son complice, quiavait décidé de le faire chanter, et estcondamné à 30 ans de prison en 1983.Très actif au sein de la prison, il obtientdès son deuxième mois d’incarcération undiplôme en littérature et en philosophieavec les félicitations du jury, une premièreen Italie. Un an plus tard, il organise avecd'autres détenus une conférence sur lespeines alternatives à la prison, tenue faceaux plus hauts fonctionnaires de l’État, etfait forte impression.

En 1985, il fonde la coopérative socialedu “29-Juin” pour faire travailler les ex-prisonniers. Buzzi est un précurseur de lalutte pour les droits des prisonniers : il faitdu théâtre en prison, a étudié le droit etreçu des soutiens d’importants politiciens.Sa condamnation est réduite en appel à14 ans et, grâce à diverses réductions depeine, il est mis en semi-liberté en 1990.

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Quatre ans plus tard, il est gracié par leprésident de la République Oscar LuigiScalfaro.

Selon les enquêtes des procureurs,Salvatore Buzzi est le bras économiquede l'organisation criminelle, et le lien avecle « Monde du dessus ». Buzzi était unpersonnage extrêmement respecté : desphotos de lui le montrent avec le mairede centre-droite Alemanno, avec le mairede centre-gauche Marino, avec le présidentde l'Association des coopératives devenuministre Poletti… Il apparaît souventà la télévision, il intervient lors deconférences. Mais, surtout, il fait desaffaires.

L’organisation “29-Juin” contrôle 13coopératives, toutes nées à Rome dans lesannées 1990, et appartenant toutes à Buzzi.En 2011, il acquiert même une coopérativeà Bologne. À partir de 2007, alors quela crise économique frappe gravement lesecteur social, ses coopératives engrangentdes bénéfices records : en 2011, le chiffred'affaires passe de 26 à 36 millionsd’euros ; en 2013 il s’élève à 50 millions,puis à 60 en 2014. La coopérative emploie1 200 personnes et signe de gros contrats,comme le nettoyage de la chambre desdéputés ou le nettoyage des wagons dumétro de Rome.

Buzzi et Carminati se sont rencontrés enprison. Lors de son premier interrogatoire,Buzzi raconte qu'il a voulu aiderCarminati, un ex-détenu comme lui, enlui offrant du travail. Selon les documentsde l'enquête, Buzzi a utilisé Carminatià la fois pour son influence dans lemonde criminel et pour son passé d’ancienterroriste fasciste, encore en contact avecdes personnalités politiques de droite.Quand Alemanno était maire, c’était «l’Aveugle » qui faisait des affaires avec laVille. Et avec la gauche, c’était Buzzi quihantait les couloirs du Capitole.

L’aide aux migrants gangrénée,la municipalité sous tutelle« Tu as une idée de combien ongagne avec les migrants ? Le traficde drogue rapporte moins », expliqueBuzzi à son assistant. Pour infiltrer

ce « marché », le duo va s’appuyersur Luca Odevaine, ex-collaborateur del’ancien maire de Rome Walter Veltroniet membre de la Coordination nationalesur l'accueil des migrants. Un posteclé, alors que des centaines de milliersde migrants débarquent sur les côtesitaliennes, dans la foulée du Printempsarabe et de la chute de Kadhafi. Lesenquêteurs accusent Odevaine d’avoirdévié les flux de migrants vers lesstructures gérées indirectement par Buzzi.En retour, Odevaine aurait perçu unsalaire mensuel de 5 000 euros. Soncollaborateur, Mario Schina, aujourd’huien résidence surveillée, est égalementinculpé. Considéré comme « intermédiaire», il touchait lui 1 500 euros mensuels.

Un migrant subsaharien, le 21 avril 2015, lorsd'une manifestation devant le Parlement

italien à Rome. © REUTERS/Yara Nardi

Le business des migrants était tel qu’il nepouvait se limiter à un seul bénéficiaire.Une autre grande coopérative catholique,“la Cascina”, est accusée d’avoir verséà Odevaine entre 10 000 et 20 000euros par mois, pour l'attribution deplusieurs autres appels d'offres. Une desplus grosses attributions a été faite àl’association sicilienne Cara de Mineo, uncentre d'accueil pour migrants de 4 000personnes, pour un contrat s’élevant à 100millions d'euros par an.

Le groupe « Mafia capitale » a aussiusé de son influence pour obtenir denombreux marchés de travaux publics.Ils ont pu profiter pour cela de l’aidede Franco Panzironi et Giovanni Fiscon,dirigeants de la société spécialisée dansla gestion des déchets de Rome (l’AMA).Leur tâche consistait à promouvoir lescandidatures des coopératives de Buzziet Carminati pour les activités ayanttrait au recyclage. Agnelo Tassone, lemaire d'Ostie (la plage de Rome), auraitquant à lui favorisé les coopératives de

Buzzi pour gérer l'entretien des parcset le nettoyage des plages, augmentantmême des rémunérations pour couvrir letrou budgétaire de l'une des coopératives.Enfin, selon les enquêteurs, Carminatiet Buzzi pouvaient compter sur un hautfonctionnaire de la région du Latium,Marco Venafro. Peu de temps avantl'enquête, Buzzi aurait négocié avec luipour obtenir un contrat sur un servicesanitaire de 2 millions d'euros.

En échange de ces faveurs, Carminatiavait garanti, si nécessaire, de faciliter lesrelations avec d'autres groupes criminels“travaillant” à Rome : le clan tsiganede Casamonica, le clan des Senese (clancamorriste installé depuis les années 80)et le clan de Santapaola (lié à Cosanostra). Comme l'explique le procureurPignatone, l'enquête Mafia capitale « offreun aperçu sur un certain nombre dedélits qui appartiennent spécifiquementau cadre d’association mafieuse et decorruption généralisée ». Elle révèleaussi l'omniprésence de la corruptionde la vie politique romaine, gangrénantmassivement le secteur de l’aide sociale,jusqu’ici présenté comme préservé.

L'administration de la ville est sévèrementtouchée par l'enquête dans un momentpolitique très délicat. L’actuel maireIgnazio Marino, contraint de démissionnerla semaine dernière, avait tenté dereprendre le contrôle sur plusieursactivités très rentables et minées par lacorruption, comme les stands des fêtes dela Piazza Navona ou les établissementsbalnéaires illégaux d’Ostie. Sur son profilFacebook, Marino évoque un complot,estime avoir été victime de sa volontéde "nettoyer" la ville en mettant unterme à tous les marchés publics sansappel d'offres, et dit « nourrir la peur

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sérieuse que reviennent immédiatement augouvernement [de la ville] les logiques dupassé ».

Ignazio Marino © Reuters

Durant le procès, de nombreuxconseillers municipaux et responsablesde l’administration romaine auront àrépondre devant les tribunaux de leursrelations avec Buzzi et Carminati. Lepréfet de Rome Gabrielli a apporté auprocureur une liste de 101 fonctionnairesde la ville, obtenue à la suite d'une enquêteinterne, qui auraient eu des liens avec legroupe.

Un préfet aux pouvoirs spéciaux, FrancoGabrielli, et le commissaire PaoloFrancesco Tronca, ancien préfet luiaussi, ont désormais la charge degérer la municipalité. Celle-ci sera soustutelle jusqu'aux élections du printempsprochain. Loin de la classe politique etadministrative locale actuelle.

Boite noireCecilia Ferrara est une journalisteindépendante, et l'une des fondatrices del'association italienne de journalismed'investigation (IRPI). Il s'agit de sonpremier article pour Mediapart.

Le rapport noir del’athlétisme mondialPAR FEDERICO FRANCHINI

LE JEUDI 5 NOVEMBRE 2015

Asli Cakir Alptekin, victorieuse du 1500 mètresaux Jeux olympiques de Londres. © Reuters

De la corruption presque à toutes leslignes. Du chantage et du dopage organisésà l’échelle internationale. De l’extorsionde fonds de médaillés olympiques par lesplus hauts dignitaires de la Fédérationinternationale d’athlétisme et de laFédération russe d’athlétisme. Mediaparta pu consulter en exclusivité des élémentsaccablants du rapport d’enquête provisoirede la commission indépendante del’Agence mondiale antidopage.

Après le scandale à la FIFA, c’estdu jamais vu dans l’histoire du sportinternational. Mercredi 4 novembre,l’ancien patron de la Fédérationinternationale d’athlétisme (IAAF), leSénégalais Lamine Diack, en postejusqu’en août 2015, a été mis en examenpour corruption passive et blanchimentaggravé par la justice française, suspectéd’avoir touché au moins 200 000 euros dela Fédération russe d’athlétisme (ARAF)pour couvrir des cas de dopage. Dans lemême temps, le siège de l’IAAF à Monacoa été perquisitionné et deux anciens hautscadres de la Fédération internationale, leconseiller juridique du président, Habib

Cissé, et l’ex-chef de la commissionmédicale et antidopage, Gabriel Dollé, ontégalement été mis en examen.

Lamine Diack en mai 2012 © Reuters

Les trois hommes sont compromis dansune rocambolesque histoire de corruptioninternationale qui passe par Monaco, leSénégal, la Russie et Singapour. Uneaffaire de chantage envers des athlèteset d’extorsion de centaines de milliersd’euros sur fond de dopage organisé,entre les plus hauts dirigeants de l’IAAFet de l’ARAF, et des athlètes médaillésaux derniers Jeux olympiques de Londres(2012).

En exclusivité, Mediapart, associé à LyonCapitale, a pu consulter des élémentsaccablants du rapport d’enquête provisoirede la commission indépendante del’Agence mondiale antidopage (AMA),qui devrait tenir lundi 9 novembre uneconférence de presse spéciale à Genève.En parallèle, une information judiciaire,qui a donc abouti mercredi 4 à lamise en examen de Lamine Diack etGabriel Dollé, a été ouverte par le parquetdu pôle financier du tribunal de Paris,sous l’instruction du juge Renaud VanRuymbeke.

Pendant près d’un an, la commissionindépendante de l’AMA, créée endécembre 2014 à la suite des révélationsde la chaîne allemande ARD portant surle dopage et la corruption organisés dansl’athlétisme russe, a enquêté et vérifiéles affirmations du journaliste Hans-Joachim Seppelt. Les trois membres dela commission, des experts indépendants,Richard « Dick » Pound, avocat etancien président de l’Agence mondialeantidopage, Günter Younger, chef dudépartement de cybercriminalité de lapolice de Bavière, et Richard McLaren,membre du Tribunal arbitral du sport

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(TAS), ont entendu une quinzaine detémoins, athlètes extorqués, lanceursd’alerte au sein de l’IAAF et experts del’antidopage.

Le rapport, étayé de preuves, est sansappel. Non seulement les allégations dela chaîne allemande sont confirmées,mais les enquêteurs révèlent égalementun système occulte de corruption entreles plus hauts dirigeants de la Fédérationinternationale et la Fédération russed’athlétisme, visant à extorquer des fondsà des athlètes russes suspectés de dopagemais aussi, fait nouveau, à un Turc.

Parmi les principaux points soulevés :- la Fédération russe d’athlétisme a bienfait chanter plusieurs de ses sportifs,sous promesse de couvrir auprès del’IAAF leur suspicion de dopage ;- les plus hauts dirigeants de laFédération internationale d’athlétismeétaient complices ;- une athlète turque, médaillée d’orolympique à Londres, a été victime duréseau de corruption ;- l’ex-patron de la Fédérationinternationale d’athlétisme, leSénégalais Lamine Diack, a été alerté àplusieurs reprises sans réagir.

Papa Massata Diack © DR

Tout commence en 2011. Quand LamineDiack, indéboulonnable président del’IAAF depuis 1999, nomme deuxcompatriotes sénégalais à des postes deconseiller au sein de la fédération. Lepremier, Habib Cissé, avocat de formation,est désigné conseiller juridique auprès duprésident de l’IAAF. Le second, installécomme conseiller marketing, n’est autreque le propre fils de Lamine, Papa MassataDiack, dit « PMD ».

Les deux hommes vont alors curieusementrécupérer la liste des athlètes suspectés dedopage par l’IAAF. L’avocat Habib Cisséva se rendre à plusieurs reprises à Moscouauprès des dirigeants de la Fédérationrusse d’athlétisme, et leur communiquercette liste, hautement confidentielle. Delà, le départ d’un incroyable système decorruption, presque mafieux, entre « lafamille Diack », l’ex-président de laFédération russe et ex-trésorier de l’IAAF,Valentin Balakhnichev, un entraîneur desathlètes russes, Alexey Melnikov, maisaussi Gabriel Dollé, ancien responsable del’antidopage à l’IAAF.

Nous sommes à moins d’un an des Jeuxolympiques de Londres. Les enjeux sonténormes. Très vite, la Fédération russeva contacter les sportifs concernés etles prévenir qu’ils sont soupçonnés dedopage par l’IAAF. Et l’impensable vase produire : elle va faire chanter sespropres athlètes. Sur la garantie de nerien révéler et de masquer les données dupasseport biologique, afin qu’ils puissentparticiper aux Jeux, en échange d’uneimportante somme d’argent. Le rapportdes enquêteurs de l’AMA parle de sixsportifs russes en particulier, dont lecas, emblématique, de Liliya Shobukhova,déjà révélé par la chaîne allemandeARD. La marathonienne versera entrois fois et en cash 569 000 dollars,entre janvier 2012 et juillet 2012, àl’entraîneur Alexey Melnikov, qui servirad’intermédiaire avec les sportifs.

Liliya Shobukhova lors du marathonde Londres en 2010 © DR

Mais le rapport amène un fait nouveau,non russe. Les enquêteurs révèlent quel’athlète turque Asli Alptekin, championneolympique du 1 500 mètres à Londres,aurait été victime d’un chantage orchestrépar le clan Diack. Les deux fils de l’ancienpatron de la Fédération internationale

d’athlétisme, l’ex-conseiller marketing del’IAAF Papa Massata Diack, mais aussison frère moins médiatisé Khalil, auraientdemandé 500 000 dollars à la sportiveen novembre 2012. Refusant la tractation,l’athlète a finalement écopé de huit ans desuspension pour dopage en juillet 2015,perdant par la même occasion sa médailled’or olympique de 2012.

La corruption de la famille Diackest bien rodée, agencée à l’échelleinternationale. De Monaco, siège del’IAAF, en passant par le Sénégalet la Russie, jusqu’à Singapour. Defait, une entreprise basée à Singapour,nommée « Black Tidings », en français« nouvelles noires », servira de société-écran pour les transferts d’argent. Unecompagnie qui appartiendrait à un associéde Papa Massata Diack et qui aurait servià rembourser la marathonienne LiliyaShobukhova, menaçant soudainement detout déballer.

Papa Massata Diack, dit « PMD »,a dû démissionner de ses fonctionsde conseiller marketing de l’IAAF endécembre 2014, après les premièresrévélations de la chaîne allemandeARD. Quelques jours plus tôt,le Guardian révélait déjà que le filsde l’ancien président de l’IAAF avaitdemandé 5 millions de dollars au Qatar,candidat à l’attribution des championnatsdu monde d’athlétisme en 2017. Parailleurs, PMD se révèle être le dirigeant dePamodzi Consulting, l’une des entreprisessoupçonnées de revente de billets au noirpendant la Coupe du monde 2014 auBrésil.

Sur le banc des accusés des enquêteursde l’AMA, Valentin Balakhnichev, l’ex-patron de la Fédération russe d’athlétismeet ex-trésorier de l’IAAF, a dûdémissionner de ses fonctions de présidentde l’ARAF en février 2015. Gabriel Dollé,le médecin-chef à la tête de l’antidopage

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à l’IAAF, démissionnaire en décembre2014, a été mis en examen mardi 3novembre et placé en garde à vue à Nice.

Valentin Balakhnichev © DR

Dans leur rapport, les enquêteursindépendants de l’AMA tiennent tout demême à nuancer les accusations contrel’IAAF dans son ensemble, en louant« l’intégrité » de plusieurs cadres de laFédération internationale qui tireront lasonnette d’alarme, étonnés que des sportifssuspectés de dopage puissent continuerà courir, notamment lors des Jeuxolympiques de Londres. En clair, selonles enquêteurs, si les dirigeants semblenthautement corrompus, les employés ontfait leur travail.

Lamine Diack, le puissant patronsénégalais de la fédération, sera alertéà de multiples reprises. Ainsi, pour lesenquêteurs de l’AMA, la conclusion estlimpide. Compte tenu des signaux et dufait que deux de ses conseillers les plusproches, dont son propre fils, apparaissentà la tête du réseau de corruption, ledirigeant sénégalais pouvait difficilementne pas être au courant. L’ancien mairede Dakar s’en défendra même par unepirouette savoureuse, affirmant que cesproblèmes ne pourraient être résolus quepar… le président Vladimir Poutine enpersonne.

Boite noireFederico Franchini est journalisteindépendant en Suisse, collaborateur demédias italien et suisse, dont le journal LaCité, partenaire de Mediapart.

En Birmanie, les parias dela démocratiePAR GUILLAUME DELACROIX

LE VENDREDI 6 NOVEMBRE 2015

Une femme âgée de l'ethnie Chin,visage tatoué. © Guillaume Delacroix

La question ethnique est l'enjeu numéroun des élections qui se déroulent dimanche8 novembre en Birmanie. Les militaires,pas plus que les partis d'opposition, nesavent comment faire de la place àl'extraordinaire mosaïque de populationsqui composent le pays, ces “voisins del'intérieur” dont beaucoup ne pourront pasvoter.

Birmanie, envoyé spécial.- De la rueprincipale, on ne la voit presque plus. Lesderniers jours d'octobre ont été arrosésd'une pluie fine qui embrume le golfe duBengale, et la végétation tropicale qui ladévore copieusement oblige à écarquillerles yeux pour apercevoir ses élégantescoupoles et son fin minaret. S'il n'y avaitces deux soldats planqués dans une guéritebarrant l'accès à son entrée, la mosquéede Sittwe pourrait presque passer pour unvestige archéologique bicentenaire. Il n'y apourtant que trois ans qu'elle a été ferméepar le gouvernement birman, à la suited'émeutes entre bouddhistes et musulmansqui s'étaient soldées par l'assassinat àl'arme blanche de plus de deux centspersonnes. Un quartier entier de la villeavait été incendié, où cohabitaient pourtantpacifiquement toutes les communautésreligieuses.

Des campements de fortune avaient alorsdû être installés en catastrophe auxalentours, pour reloger les sans-abri.Bouddhistes et musulmans avaient étéséparés, un casse-tête pour les couplesmixtes. En fin de compte, c'est tout le nord-ouest de la Birmanie qui avait été secouédurant deux semaines. Au total, 143 000personnes avaient été déplacées, braquant

les projecteurs sur une région qui n'endemandait pas tant, l'une des plus pauvresdu pays.

Capitale de l'Arakan (aujourd'hui appeléÉtat Rakhine), Sittwe vit sous le régimede l'apartheid. Surveillés nuit et jour parl'armée, les musulmans font l'objet d'uneségrégation des plus sévères : ils sontinterdits de déplacement, subissent unelimitation forcée des naissances et n'ontplus accès ni aux soins ni à l'éducation.A contrario, dans le centre-ville, nevivent plus que des bouddhistes. Lorsquel'on interroge les artisans joailliers quitravaillent l'or au rez-de-chaussée de leursmaisons en bois, ou les tenanciers desrestaurants qui servent des soupes oùnagent d'étranges escargots bleu pétrole,la gêne est palpable. Où sont passés lesmusulmans qui constituaient un tiers dela population ? Certains font semblantde n'en avoir jamais entendu parler,d'autres préfèrent baisser les yeux ensilence, d'autres encore laissent éclater leurhaine : « Ils ne sont pas birmans, ce sontdes étrangers, lance un vendeur de riz surle marché, on les a mis dehors et on vitséparément, c'est beaucoup mieux commeça. »

Cet homme prétend ne pas savoir que lesdéplacés, quelle que soit leur confessionreligieuse, ne survivent que grâce à l'aidehumanitaire qui leur est distribuée dans laplus grande discrétion, pour ne pas raviverles tensions. Il semble aussi ignorer queles violences de 2012 n'ont pas jeté àla rue les seuls Rohingyas, cette ethniemusulmane originaire du Bangladesh,dont le nom est apparu dans les médiasalors qu'il était jusqu'alors inusité. Enréalité, celles-ci ont également mis dehorsdes milliers de bouddhistes, ainsi que desmusulmans de l'ethnie Kaman, reconnuscomme arakanais de souche. Il suffitd'aller voir les terrains où des centainesde maisons ont été réduites en cendrespour s'en rendre compte. La loi interdisantà tout citoyen de reprendre possessiond'une parcelle où son logement a brûlé,on ne voit plus qu'une vaste friche oùla végétation a repris ses droits. Seulsquelques squatters téméraires sont en train

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de dresser des baraques en bambou pourse réapproprier cet espace urbain. Lesautres patientent dans des campements,comme celui de Sat Yone Su, construitjuste en face par le Haut-Commissariat auxréfugiés de l'ONU, à l'attention exclusivedes bouddhistes. Parmi eux, Kyaw Maug,un homme de 38 ans qui dit appartenir àla tribu Maramagyi. « Je suis bouddhisteet en allant voter dimanche, je ne penseraiqu'à une chose, confie-t-il : que le futurgouvernement me rende mon terrain pourque je puisse reconstruire ma maison. »

Kyaw Maug, habitant du camp Sat Yone Su à Sittwe,capitale de l'Arakan © Guillaume Delacroix

Plus de cinquante ans après le débutde la dictature militaire (1962-2011),la Birmanie se prépare à des électionshistoriques, dimanche 8 novembre. C'estseulement la troisième fois que lapopulation birmane se rend aux urnes. Unpremier scrutin avait eu lieu en 1990. Àl'époque, la Ligue nationale démocratique(NLD) d'Aung San Suu Kyi avait remporté392 sièges sur les 492 en jeu mais la junteau pouvoir n'en avait pas tenu compte etla “Dame de Rangoun” avait été assignéeà résidence dans sa maison des bordsdu lac Inya. En 2010, un autre scrutinavait été organisé sans la NLD, à l'issueduquel le Parti de la solidarité et dudéveloppement de l'union (USDP), prochede l'armée, avait pris avec les militairesle contrôle de 80 % du Parlement. C'estseulement à la faveur d'élections partielles,en 2012, qu'Aung San Suu Kyi, libéréeentretemps, est devenue députée, ainsiqu'une quarantaine de ses amis politiques.

Par comparaison avec cette série derendez-vous manqués pour la démocratie,le scrutin de 2015 se présente mieux.Le pays est depuis 2011 aux mainsdes civils et de quelques générauxà la retraite, lesquels ont promis de

jouer la transparence et de respecterle verdict des urnes. « Les électionss'annoncent plutôt libres et si AungSan Suu Kyi prétend avoir connaissanced'une manipulation généralisée destinéeà truquer les résultats, la commissionélectorale, au sein de laquelle siègent denombreux observateurs étrangers, assurequ'il n'y aura aucun problème majeur »,observe un diplomate en poste à Rangoun.

Pour les Rohingyas, l'avenir n'en restepas moins sombre. Ils ont beau être plusde 800 000 à vivre dans l'Arakan, unnombre infime d'entre eux est autorisé àvoter. Au mois de juin, les autorités ontconfisqué les cartes blanches (white cards)qui leur avaient permis de se rendre dansles bureaux de vote il y a cinq ans, au motifque les Rohingyas ne figurent pas sur laliste des 135 ethnies officielles recenséesen Birmanie. Le gouvernement considèrequ'ils sont en situation illégale et c'estd'ailleurs le ministère de l'immigration quigère cette affaire, promettant des cartesvertes (green cards) à ceux qui peuventjustifier de la nationalité birmane. « C'estdu vent, assure le responsable d'une ONGinstallée à Sittwe, sur le terrain, lesRohingyas n'arrivent pas à obtenir depapiers et seuls quelques milliers d'entreeux, parqués dans les camps, pourrontvoter le 8 novembre. »

Une femme âgée de l'ethnie Chin,visage tatoué. © Guillaume Delacroix

Sur ce sujet, Aung San Suu Kyi n'a jamaisosé se prononcer clairement. Mi-octobre,elle s'est risquée à donner un meetingélectoral à Thandwe, une cité balnéairesituée à 300 km plus au sud, où desheurts avaient eu lieu entre communautésen 2013. Entourée de plusieurs centainesde gardes du corps, elle a soigneusementévité le sujet, de peur de se mettre à dosles bouddhistes, qui rassemblent pourtant80 % de la population. « Chacun doit se

sentir en sécurité dans notre pays, sansconsidération de race ou de religion »,s'est-elle contentée de déclarer.

Dans le camp d'en face, l'USDP nes'encombre pas d'autant de précautions.Il y a un mois, le parti au pouvoira autorisé un rassemblement géant, auThuwanna Stadium de Rangoun, deplusieurs milliers de fondamentalistesbouddhistes qui souhaitaient célébrerl'adoption de nouvelles lois destinées àrestreindre les droits des musulmans et desminorités ethniques pour mieux préserverceux des Bamars, qui représentent lesdeux tiers de la population birmane. Cettegrand-messe nationaliste était orchestréepar l'Association pour la protection dela race et de la religion, connue sousson acronyme birman Ma Ba Tha. Cetteorganisation de moines nationalistes, encheville avec les militaires, n'attire qu'unepetite minorité de bouddhistes mais depuispeu, elle se sent pousser des ailes sousl'influence d'Ashin Wirathu, un bonzeextrémiste qui fait beaucoup parler delui. À la tête d'un courant anti-islam,celui que l'on surnomme “le Ben Ladenbouddhiste” aime jeter de l'huile sur lefeu et est soupçonné de fomenter desviolences intercommunautaires, commeen mars 2013 à Meikhtila, une ville ducentre de la Birmanie, où des musulmansont été chassés de chez eux à coups debâton.

Qu'est-il reproché réellement auxmusulmans ? Pour l'essentiel, d'être arrivésdans les valises de l'occupant britannique,d'avoir trop d'enfants et de revendiquerune forme d'autonomie territoriale avecle soutien de l'Europe et des États-Unis.Quand le nord-ouest du royaume birmanfut envahi en 1826, des dizaines de milliersde Bengalais vinrent en effet s'installerdans l'Arakan pour faire tourner le paysau profit des Anglais. Et actuellementencore, certaines personnes originaires del'actuel Bangladesh sont tentées de migrerpour élargir leur espace vital, affirmenotre source diplomatique, la densité depopulation au nord-ouest de la Birmanie

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ne tournant qu'autour de 80 habitants aukilomètre carré. Au Bangladesh, elle est de1 300.

Campement bouddhiste à Set YoKya. © Guillaume Delacroix

À Mrauk U, l'ancienne capitale del'Arakan que l'on rallie sur un vieuxrafiot qui remonte les méandres du fleuveKaladan en quatre heures, certains ont uneversion plus prosaïque de la question. Unhistorien qui souhaite garder l'anonymatnous explique que « bouddhistes etmusulmans cohabitent très bien » etqu'en réalité, « les Rohingyas sontinstrumentalisés par l'USDP pour mettrela NLD au pied du mur ». Autrementdit, les militaires laisseraient la situation «pourrir délibérément », n'attendant qu'unechose : qu'Aung San Suu Kyi prenne ladéfense des musulmans « pour que lesélecteurs bouddhistes se détournent d'elle». Après ces propos tenus à mi-voix,notre interlocuteur, jusqu'ici intarissablesur l'architecture des centaines de pagodesnoires qui parsèment les rizières de MraukU, jette des regards apeurés à droite et àgauche : « On ne sait jamais ce qui peutarriver, il y a souvent des gens proches dugouvernement qui traînent par ici et quiécoutent les conversations. »

Les élections du 8 novembre viennenten tout cas rappeler combien l'oppositionaux militaires est toujours morcelée. « Laquestion ethnique demeure le principalproblème du pays » depuis l'indépendanceobtenue en 1948, « elle est la pierreangulaire de la stabilité d'une futureBirmanie démocratique », explique lepolitologue Renaud Egreteau, auteur del'Histoire de la Birmanie contemporaine,le pays des prétoriens (Fayard, 2010).Le problème de l'identité est à la fois «un écueil constitutionnel, une pomme dediscorde politique et le mythe justificateurde l'emprise militaire », estime-t-il. Dans

ce pays en fer à cheval, où les Bamarséduqués et urbains occupent les plainescentrales jusqu'à Rangoun, tandis queles minorités font tampon avec les payslimitrophes, Bangladesh, Inde, Chine,Laos et Thaïlande, bien malin celui quipeut prédire les véritables rapports deforce qui vont se jouer dans les isoloirs.

D'un côté, la NLD, incarnée parune Aung San Suu Kyi âgée de70 ans, « interface trop privilégiée» d'une communauté internationale quin'arrive pas à dépasser « l'iconificationentravante de l'héroïne gandhienne etle caractère gérontocratique de sagouvernance interne », selon RenaudEgreteau. De l'autre, une myriade depetits partis qui refusent de voir dans LaDame de Rangoun l'unique dépositaire dudestin du pays, telle la Force démocratiquenationale (NDF) dirigée par l'un de sesanciens amis, un mouvement présentdepuis 2010 au Parlement où il soutientdes propositions de loi, comme le voteà la proportionnelle ou l'encadrementdes conversions religieuses, auxquelless'oppose la NLD. Autre exemple : leParti démocratique birman (DP-M) fondépar des descendants de responsablespolitiques des années 1950, dont la filleaînée de l'ancien premier ministre U Nu.

Dans un village de l'ethnieChin. © Guillaume Delacroix

Les ethnies, pour leur part, tententde s'organiser pour faire valoir leursspécificités et réclamer un système fédéral,considérant que le duel annoncé depuisbientôt trente ans entre Aung San SuuKyi et l'armée est un problème qui neregarde que les Bamars. Avec 17 millionsd'individus sur une population totale de52 millions d'habitants, ces minorités fontde la Birmanie l'un des pays les pluscomposites au monde. Elles n'en pèsent

pas moins lourd puisqu'elles élisent àelles toutes 31 % des parlementaires.Outre les Arakanais – et les Rohingyasqui n'apparaissent pas dans les chiffresofficiels –, les Bamars sont confrontésaux revendications de nombreux “voisinsde l'intérieur”, tels les Chin, les Kachinet les Shan au nord, les Karen et lesMôn au sud. Les tensions sont encore sifortes que dans 640 villages situés dansdes régions classées “zones de guerre”,les élections du 8 novembre ont d'oreset déjà été annulées. Qu'importe qu'uncessez-le-feu national ait été signé le15 octobre entre le gouvernement ethuit guérillas séparatistes, dont le Partide libération de l'Arakan (ALP). Treizeautres organisations indépendantistes sontrestées à l'écart du processus, de leurpropre initiative ou non, comme l'Arméede l'Arakan (AA) et le Conseil national del'Arakan (ANC), signe que la paix n'est paspour demain.

Pour des raisons logistiques, le scrutinn'aura pas lieu non plus dans les régions lesplus touchées par les terribles inondationssurvenues au mois d'août dernier, aprévenu le gouvernement sortant. Quantà la diaspora birmane, présente dansune bonne quarantaine de pays dans lemonde, elle est, elle aussi, largementexclue de ces élections historiques. Selonles calculs de Chit Win, doctorant à laCoral Belt School of Asian Pacific Affairs,en Australie, « moins de 2 % des deuxmillions de Birmans de l'étranger ontpu voter par procuration ». La plupartvivent à Singapour, mais en Thaïlande, parexemple, seuls 300 électeurs sont inscritssur les listes électorales, alors qu'unmillion de ressortissants birmans viventlà-bas. Décidément, bien des nuagesplanent encore au-dessus de la démocratiebirmane.

Procès Bettencourt:«Informer peut êtreun délit», soutient laprocureurePAR MICHEL DELÉAN

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LE SAMEDI 7 NOVEMBRE 2015

Liliane Bettencourt

La procureure de Bordeaux a demandémercredi 4 novembre des « peines deprincipe » contre le majordome PascalBonnefoy, et les journalistes Fabrice Arfi,Edwy Plenel, Fabrice Lhomme, HervéGattegno et Franz-Olivier Giesbert. Lesavocats de la défense plaident la relaxepure et simple. Délibéré le 12 janvier.

Bordeaux, envoyé spécial.-La procureurede la République de Bordeaux, Marie-Madeleine Alliot, ne manifeste aucunsigne d’animosité envers la presse engénéral, ni même envers les journalistes deMediapart et du Point qui comparaissentdepuis mardi pour atteinte à l’intimitéde la vie privée dans l’affaire desenregistrements Bettencourt (lire nosarticles ici et là). Cette apparenteamabilité ne l’empêche pas, au termed’un réquisitoire lu mot à mot pendantdeux heures, ce mercredi, de demanderla condamnation desdits journalistes ainsique du majordome Pascal Bonnefoy. Lamagistrate requiert contre eux tous « unepeine de principe », en l’occurrence « uneamende qui ne saurait être inférieure à1 500 euros », cela sans inscription aucasier judiciaire.

Pour en arriver à cette conclusion –il faudrait condamner le majordome etles journalistes –, son réquisitoire s’estattaché à passer au tamis tous lesaspects procéduraux des enregistrementsBettencourt. Un véritable pensum pourétudiant en droit. Il faut en effet arbitrerentre la légitimité de ces enregistrementset leur légalité, explique la procureure.Mais il faut aussi soupeser les textesfrançais et européens sur la protection de

la vie privée d’un côté, ceux sur la libertéd’expression et la protection des sourcesde l’autre.

Liliane Bettencourt

Le cas de Pascal Bonnefoy lui paraîtassez simple. Le majordome aurait, selonla procureure, « agi seul, certes pas paresprit de lucre, mais pour défendre sesintérêts, pour un motif premier qui estpersonnel ». Il ne saurait donc se prévaloirni d’un « état de nécessité » qui rendraitses agissements licites, ni d'ailleurs dustatut de lanceur d’alerte. Même si, au boutdu compte, ce sont ses enregistrementsclandestins qui ont permis de juger etde condamner abuseurs et aigrefins. Lamagistrate commet d’ailleurs une sorte delapsus, en évoquant des enregistrements àla fois légaux et illégaux.

La tâche du parquet semble encoreplus ardue en ce qui concerne lesjournalistes poursuivis. Les textes commela jurisprudence permettent en effet àla presse de faire état de documentsdont l’origine peut poser problème,s’ils révèlent des infractions ou desinformations d’intérêt public. D’aucunspensent même que c’est l’essence dece métier, qui consiste à recueillir desconfidences, des secrets ou des documentscensés rester confidentiels, du moins sileur divulgation présente un intérêt généralpour les citoyens.

Or, tout en reconnaissant que lesjournalistes de Mediapart et du Pointont trié et vérifié le contenu desenregistrements, en cherchant à ne pasporter atteinte à l’intimité de la vie privéede Liliane Bettencourt, et en voulantfaire émerger une affaire d’importance, laprocureure Alliot considère qu’ils n’y sontpas entièrement parvenus.

Elle cite ainsi quelques extraits desenregistrements rendus publics, surlesquels la surdité, les troubles de lamémoire ou les absences de la milliardairetransparaissent, pour demander si, « surun sujet d’intérêt général », il fallait« aller aussi loin », et « lever le rideausur l’envers du décor ». La procureurerépond par la négative, et justifie lechoix initial d’une procédure de droitcommun contre les journalistes au lieud’une action relevant du droit de la presse.Le paradoxe étant que ces journalistesn’ont pas pu s’expliquer sur les extraitsd’enregistrements ainsi cités, n’ayant pasété poursuivis pour diffamation. L'abus defaiblesse supposant, par ailleurs, un état defaiblesse et de vulnérabilité de la victime.

Pour la procureure, malgré l’importancedes événements et des infractions révéléspar les enregistrements, leur utilisationpar Mediapart et le Point entre quoi qu'ilen soit dans la liste des exceptions à laliberté d’expression prévues par les textes.Et elle assène ceci : « Si informer n’estpas un délit, informer peut le devenirlorsqu’il enfreint les règles de loi et lesnormes européennes. »« En définitive, ceprocès n’est pas, de mon point de vue,le procès contre le journalisme et sonessence démocratique, ni une aberrationjuridique, ce procès est celui qui rappelleles limites définies par des lois de laRépublique et la CEDH (Conventioneuropéenne des droits de l’homme) à touteaction », conclut Marie-Madeleine Alliot.

Un peu plus tôt, lors de son interrogatoire,Edwy Plenel a défendu pour sa partun point de vue diamétralement opposé.Après un historique assez complet sur laliberté de la presse, et des références auxaffaires Cahuzac, Takieddine et Snowden(notamment), le président de Mediapartrappelle ceci : « Nos révélations ont permisà la justice de suivre son cours », etil soutient avec conviction qu’il n’y apas d’atteinte à l’intimité de la vie privéedans cette affaire Bettencourt. À l'époque,l'héritière de l'empire L'Oréal est entreles mains d'une sorte de cabinet noir, etdes communicants entretiennent la fabled'une personne âgée mais disposant de

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toutes ses facultés (jusqu'à organiser uneinterview surréaliste au 20H de ClaireChazal, sur TF1). Edwy Plenel concluten posant une question à ces mêmesmagistrats du tribunal correctionnel deBordeaux qui ont récemment condamnéBanier et de Maistre en s’appuyant sur lesenregistrements: « Et si on n’avait rien faitde tout cela ?… »

Le majordome et les journalistes ont entout cas reçu un renfort assez inattendulors de cet étrange procès, en la personnedu tuteur de Liliane Bettencourt, OlivierPelat. « Ce qu’a fait Pascal Bonnefoyest remarquable, c’est un homme bien »,déclare posément cet ami de la familleBettencourt, qui n’avait pas prévu defaire de déposition, mais a répondufavorablement à l’invitation qui lui étaitfaite par le tribunal. Ému en évoquant lamémoire d’André Bettencourt et la santéde sa veuve, en colère quand il parle dela « chape de plomb » qu’avait poséeun entourage plus qu’intéressé, OlivierPelat demande la relaxe pure et simple dumajordome. Quant aux journalistes, mêmes’il goûte pour sa part la discrétion, letuteur de la milliardaire dit ces quelquesmots, en forme d’hommage pudique: « Ilsont fait leur métier. Ils ont permis à unabus de faiblesse de cesser. »

Curieux procès. On juge un bravehomme, l’ancien majordome Pascal PascalBonnefoy, qui a dénoncé des délits d’unegravité exceptionnelle en risquant sasituation. C’était « un bel acte de courageet de loyauté par rapport à cette famille »,« il a agi en état de nécessité », plaide sondéfenseur, Antoine Gillot.

On ne sait d’ailleurs plus très bien dequi émanent les plaintes initiales contrele majordome et les journalistes, certainsacteurs s’étant désistés, et plusieursavocats s’étant succédé auprès de LilianeBettencourt de façon intéressée, voulantéloigner experts, médecins et journalistes.« On aurait pu interroger LilianeBettencourt pour lui demander si ellevoulait porter plainte, mais il aurait falludemander à Georges Kiejman, ou à l’un deses successeurs. Alors on fait comparaîtreici ceux qui ont permis à la justice de faire

son œuvre », lance sur un ton acide ledéfenseur du Point, Renaud Le Gunehec,qui plaide la relaxe pour Hervé Gattegnoet Franz-Olivier Giesbert.

Tout a été tenté pour faire tairele majordome et museler la presse,expliquent les avocats de la défense. Etpour finir, « si le procureur généralde Versailles a enjoint au procureurCourroye d’ouvrir une informationjudiciaire et de confier le dossier à desjuges d’instruction indépendants, c’estsous la pression médiatique, parce que lesenregistrements avaient été divulgués »,rappelle Renaud Le Gunehec. On sedemande d'ailleurs quel est le préjudicesubi, ou par qui, dans cette affaire,les prédateurs et les parasites ayant étééloignés d'une Liliane Bettencourt quicoule aujourd'hui des jours paisibles enfamille.

Le procès s’est achevé jeudi en milieude journée, après les plaidoiries desdéfenseurs de Fabrice Lhomme (MarieBurguburu et François Saint-Pierre), ceuxde Fabrice Arfi et Edwy Plenel (Jean-Pierre Mignard et Emmanuel Tordjman),qui ont tous demandé une relaxe pure etsimple des journalistes. Le jugement a étémis en délibéré au 12 janvier.

Boite noireCet article a été mis à jour ce jeudi 5novembre à 13h30 avec l'annonce de ladate du délibéré.

En plein désordre, l'exécutifrecule sur le budgetPAR LÉNAÏG BREDOUXLE MERCREDI 4 NOVEMBRE 2015

François Hollande et Manuel Valls © Reuters

En quelques jours, le gouvernement a dûreculer sur plusieurs mesures budgétaires.L’exécutif craint une débâcle auxrégionales mais son discours volontaristesur la réforme reste comme suspendu.

Ils ne savent plus très bien où ils vont. Etplus l’échéance électorale approche, plusils semblent mouliner à vide. Voire céderà la panique. En quelques jours, FrançoisHollande et son gouvernement ont dûreculer sur trois mesures budgétairespour ne pas entamer encore davantageleurs chances d’éviter une débâcle auxrégionales.

Dimanche, le secrétaire d’État aubudget Christian Eckert annonce que lesretraités modestes qui étaient désormaisassujettis aux impôts locaux allaient être« remboursés ». Samedi soir, le premierministre Manuel Valls, à qui plus de100 députés socialistes avaient écrit à cesujet, s'était déjà engagé sur Twitter à« neutraliser » l'impact de la hausse desimpôts locaux des retraités, jugée « aussibrutale qu'injuste ».

Une nouvelle fois, l’exécutif s’est laissépiéger par des dispositions fiscales qu’iln’a pas su anticiper : cette nouvelleimposition pour les retraités modestesest une conséquence de la réforme de2008 (sous Nicolas Sarkozy) visant àsupprimer la demi-part des veuves (etdes veufs). C’est à retardement qu’elletouche les impôts locaux de retraitésjusque-là exonérés. Et le gouvernementn’a rien vu venir : la question avaitpourtant été soulevée à plusieurs reprisesà l’Assemblée ; une mesure transitoireavait été votée pour lui laisser le temps detrouver une porte de sortie. En vain.

François Hollande et Manuel Valls © Reuters

François Hollande et Manuel Valls se sontpris les pieds dans le tapis, alimentantencore davantage le ressentiment d’unepartie de la majorité contre les« technocrates de Bercy » qui n’ont pasalerté à temps leurs ministres. À défaut,ils avaient tout de même été prévenuspar leur majorité : cela faisait plusieurssemaines que des députés socialistes, ycompris parmi les plus loyaux commeJean-Claude Buisine, avaient alerté le

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gouvernement après avoir vu des retraitésvenir avec leur feuille d’imposition à leurpermanence parlementaire.

« C’est sûr que tout cela n’est pas bonpour nous, mais il faut faire face, soupireStéphane Le Foll, ministre de l’agricultureet porte-parole du gouvernement. C’estcomme la crise agricole ou la fièvrecatarrhale ovine, c’est pas bon pour lesélections, mais c’est ainsi… »

Sauf que cela ne s’arrête pas là. Mardi,Manuel Valls a également annoncé lereport partiel de la nouvelle réformeterritoriale concoctée depuis plusieurssemaines par le gouvernement : celle dela dotation générale de fonctionnement(DGF) qui encadre le financement parl’État des collectivités locales. Sonprincipe – réformer le mode de calcul desaides, aujourd’hui dépassé et générateurd’inégalités entre les villes – sera votédans le projet de loi de finances pour2016, actuellement débattu à l’Assemblée,mais son application est repoussée à 2017.Autant dire qu’elle risque l’enterrementpur et simple.

Fin septembre, André Vallini, le secrétaired’État à la décentralisation, fanfaronnaitpourtant devant quelques journalistes :« La question s’est posée à l’Élyséemais cette fois, c’est acté. On va versune réforme. Le président et le premierministre l’ont dit : “On y va, on ne reculepas !” Puisqu’on baisse les dotations auxcollectivités, autant les réformer pour lesrendre plus lisibles et plus justes. »

Cette fois, c’est la colère combinéede l’Association des maires de France(AMF), de l’opposition et d’une partiedes élus socialistes que le gouvernementa fini par entendre. D’autant plus qu’ils’est là encore embrouillé tout seul. Alorsque le projet était préparé depuis plusieursmois par une députée socialiste, et parle ministère de Marylise Lebranchu, iln’a pas été en mesure de présenter auxdéputés les projections précises sur lesconséquences pour les communes. « Leschiffres sont encore à affiner », concédaitil y a quelques semaines un ministre.

Lors d’une réunion de la commission desfinances, l’administration a été incapablede répondre à la demande des députés.« On a fini par faire une réunion enurgence chez Valls la semaine dernièreet personne n’a été capable de direce que la réforme allait produire »,témoigne un élu présent. Selon ceparlementaire, la rapporteure du budgetValérie Rabault s’est elle-même misedevant un ordinateur pour faire le tableauExcel que l’administration n’avait pasproduit…

Mi-octobre, un proche de MaryliseLebranchu voulait pourtant encore ycroire : « On espère avoir une réforme.Le principe en est acté. La question,c’est comment faire une réforme quandon baisse dans le même temps l’enveloppeglobale des dotations. Même si c’est pourplus de justice, les collectivités perdantesperdront deux fois… » Avant d’ajouter :« À la fin, on verra l’influence del’AMF… »

Mardi soir, la secrétaire d’État, SégolèneNeuville, a également annoncé quel'épargne des personnes handicapées neserait finalement pas prise en comptedans le calcul de l'allocation auxadultes handicapés (AAH). Une mesureprévue dans le budget pour 2016et qui sera finalement retirée à lademande du gouvernement. Le moisdernier, un ministre s’interrogeait déjàsur la pertinence de cette mesure :« C’est une allocation qui ne fait râlerpersonne. Il n’y a aucun débat surl’AAH, contrairement aux discours surl’assistanat… Franchement, est-ce bienopportun d’y toucher ? »

Et pour tenter de déminer un débatfiscal dans lequel il s’est englué souventtout seul, le gouvernement va égalements’opposer aux amendements votés par lessocialistes en commission des financespour conditionner aux ressources desparents les aides au logement des étudiants(APL).

Réformer et protéger, le credode HollandeÀ un mois et demi des régionales,c’est exactement le scénario que legouvernement, traumatisé par le « ras-le-bol fiscal » prédit par Pierre Moscovici,voulait éviter : des cafouillages surles feuilles d’impôts, y compris desplus modestes, qui viennent brouiller lemessage de l’exécutif sur les baissesd’impôts, et un procès en amateurismequ’il alimente allègrement. À la rentrée,la consigne était pourtant claire : « Avecles régionales qui viennent, tout le mondefait attention sur le débat budgétaire »,affirmait le mois dernier une ministresous couvert d’anonymat (voir notre boîtenoire).

[[lire_aussi]]

Sur le terrain, les retours des socialistesen campagne sont souvent mauvais. Ilssont nombreux à craindre le basculementde deux régions au FN, le Nord-Pas-de-Calais/Picardie et Paca. Certains ensont même à s’inquiéter pour l’Est, oùles alertes des militants de terrain sontnombreuses. « Je n’ai jamais vu unedynamique FN aussi importante chez moique depuis le début septembre, témoigneune élue de Paca. Les militants sontdéboussolés par ce qu’ils entendent dansleurs familles et sur leurs lieux de travail.Partout, on leur dit qu’il y a tropd’étrangers. »

Plusieurs ministres rencontrés récemmenttémoignent également de militants PSparfois démobilisés, en tout cas dubitatifsquant à la politique du gouvernement.« Beaucoup d’entre eux assument lesréformes économiques mais pas lesdéclarations libérales qui nous font perdredes blocs entiers de notre électorat »,témoigne l’un d’entre eux. Dans sonviseur : les propos d’Emmanuel Macron, leministre de l’économie, sur les 35 heureset, surtout, sur le statut des fonctionnaires.« Il tape dans le cœur de cible de notreélectorat sans le remplacer par autrechose : c’est dévastateur », poursuit ceministre, à l’abri du “off”. Cela l’estd’autant plus que le pouvoir a un problème

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crucial depuis 2012 : c’est son électoratqui ne va pas voter et le sanctionne ens’abstenant.

Toutes ces alertes n’ont guère l’aird’émouvoir le duo exécutif. Chacun àleur manière, et pour l’instant avecleurs destins liés, François Hollande etManuel Valls continuent de martelerle même message : la réforme, c’esteux. La sécurité, aussi. Cette lignelibérale-sécuritaire est assumée depuisde nombreux mois pour répondre auxangoisses d’un pays rongé par le FN, enmisant sur la docilité in fine de l’électoratde gauche qui ne prendra pas, selon eux, lerisque de voir le pays basculer à l’extrêmedroite.

Le président de la République a tenté del’expliquer à nouveau, la semaine dernièreen Lorraine : dans son discours, il aprononcé 35 fois les mots « réforme »et « réformer ». « Depuis le premierjour de mon mandat, j’ai choisi deréformer et non de reporter. Réformer,c’est quoi ? Ce n’est pas changerpour changer, ce n’est pas créer desproblèmes supplémentaires. Réformer,c’est transformer et améliorer, c’estapporter des solutions, c’est permettre àla France d’avancer – parce que nousdevons avancer – tout en restant ceque nous sommes, avec notre histoire,nos traditions, nos modes de vie, notrecapacité à vivre ensemble, ce que j’appellela République moderne et sociale », aexpliqué Hollande. Et comme à chaquefois, le premier exemple de réforme qu’ilcite est Emmanuel Macron…

Il a aussi insisté sur l’aspect sécuritairede son action, tout à son habituel credoantiterroriste : « Réformer, c’est égalementprotéger les Français. (…) Nous avonsaffronté du terrorisme, pas simplementdepuis le début de l’année, cela fait desannées que nous vivons avec le terroriste,sauf que le terrorisme a pris une forme,une intensité qui nous oblige à nousprotéger davantage. » Manuel Valls, lui,a consacré son intervention à Sciences-Po Paris mardi au même sujet – et il ena profité pour achever la promesse faite

depuis 1981 par les socialistes d’élargirle droit de vote aux étrangers pour lesélections locales.

Au gouvernement, ceux qui plaident pourun discours « social-démocrate, maiséquilibré » (en clair : qui n’oublie pas lesocial), sont de plus en plus seuls. « Ilfaut tenir tous les bouts : oui, il faut ducompromis, il faut aider les entreprises,travailler sur notre modèle social etnégocier un accord, même imparfait, àla COP21, explique l’un d’eux. Maisêtre social-démocrate, c’est aussi savoirpasser des compromis avec son ailegauche… Pas seulement d’en appeler sanscesse à “la réforme”. »

Hollande et Valls sont persuadés ducontraire – c’est ce qu’ils lisent dessondages qu’ils scrutent à la loupe (lesfameux “qualis”). Mais pour l’instant,leur discours reste comme suspendu,inapte à toucher leurs électeurs quise désintéressent de plus en plus del’exécutif. Le président a beau se démener– il multiplie les déplacements depuisla rentrée – pour se raccrocher au pays,rien n’y fait pour l’instant. Sa courbede popularité reste désespérément basse.Ses proches l’admettent désormais, sanstrop savoir quelles conclusions en tirer.

Changer de premier ministre après lesrégionales ? L’hypothèse est pour l’instantextrêmement minoritaire. Changer depolitique ? Pas question. L’infléchir ? Maispour quoi faire ?, répondent ministres etconseillers. Un peu comme s’ils finissaientpar attendre, résignés, le désastre qui vient.

Boite noireLes personnes citées ont été interrogéeslors des deux derniers mois. La plupart dutemps, quand ce n’est pas dans le cadred’une interview, les ministres demandentque leur propos soit « off ». Quantaux conseillers, ils sont contraints par undevoir de réserve – ils doivent donc resteranonymes.

Jean-Marie Le Pen visé parune plainte du fisc pourfraude fiscale aggravéePAR KARL LASKE ET MARINE TURCHILE VENDREDI 6 NOVEMBRE 2015

Les bureaux et domiciles du fondateur duFN ont été perquisitionnés mercredi dansle cadre de l'enquête pour « blanchimentde fraude fiscale » le visant.

Jean-Marie Le Pen et sa femme Jany LePen sont visés depuis le 24 septembrepar une plainte du fisc pour fraudefiscale aggravée, a rapporté l'AgenceFrance Presse mercredi soir. Une sériede perquisitions ont été menées mercrediaux domiciles et bureaux du fondateur duFN, dans le cadre d'une enquête pour «blanchiment de fraude fiscale ».

Cette enquête, ouverte en juin parle parquet national financier, vise lefondateur du Front national et portenotamment sur un compte caché enSuisse, révélé par Mediapart en avril.Ce compte avait été ouvert à la banqueHSBC, puis à la Compagnie bancairehelvétique (CBH), à travers un trust placésous la responsabilité de Gérald Gérin,l'assistant personnel de Jean-Marie Le Pen,et le trésorier de ses associations definancement. 2,2 millions d’euros ontété déposés sur ce compte, dont 1,7million sous forme de lingots et de piècesd'or. Gérald Gérin est lui aussi visé depuisseptembre par une plainte du fisc pourfraude fiscale aggravée.

Mercredi, les enquêteurs ontperquisitionné les bureaux de Montretout,à Saint-Cloud (Hauts-de-Seine), et ontouvert les coffres-forts, devant deuxtémoins, en l'absence de Jean-Marie LePen, parti le 30 octobre en vacances enRépublique dominicaine avec Jany Le Penet Gérald Gérin.

D'après le Journal du Dimancheet LeMonde, son domicile de la Celle-Saint-Cloud et sa maison de Rueil-Malmaison,que le couple Le Pen n'occupe plusdepuis un incendie qui a détruit en janvierla maison principale, ont également été

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perquisitionnés. À Rueil, les enquêteursont fait des recherches dans les décombresdu logement incendié, mais aussi dansla maison de "week-end" de GeraldGérin, près de la piscine. « On m’a prismon ordinateur, et aussi quelques billetsétrangers que j’avais chez moi, des billetsirakiens à l’effigie de Saddam Hussein, desbillets thaïlandais et israéliens », a racontéau JDD l'assistant du fondateur du FN.

D'après lui, deux cartes bancairesAmerican Express ont été saisies, ainsiqu'un chèque de 10 000 euros daté de 2004,signé par Jean-Marie le Pen, « pourqueJany ne manque de rien en cas de décès deM. Le Pen », a justifié Gérald Gérin.

Interrogé par France Info, Jean-MarieLe Pen a réagi depuis la Républiquedominicaine en dénonçant la« violationde [ses] coffres-forts ». « C'est comme sij'étais la french connection ou Bygmalion!(...) Je ne sais pas de quelle fraude fiscaleil s'agit. Je n'ai pas de compte bancaireen Suisse ! », a-t-il affirmé. Lors de nosrévélations, en avril, l'ancien présidentd'honneur du FN n'avait pas formellementdémenti. « Je ne suis pas tenu dem'expliquer sur ce que dit n'importe qui,en particulier des organes para-policiersqui sont chargés de semer la perturbationdans la classe politique », avait-il rétorquéà France Inter.

Dans deux communiqués successifs,mercredi après-midi, le fondateur du FNfustige « l’attention minutieuse, voireinquisitoriale » dont il est l'objet de lapart « des agents du fisc depuis desdizaines d’années » et se dit « indignéde cette violence judiciaire injustifiée». « J’ignore totalement la justificationde ces perquisitions effectuées », a-t-ilassuré. « Comme toujours, sous la gauchecomme sous la droite il semble que lecalendrier électoral commande les actesde procédure si possible médiatiques », a-t-il commenté, en démentant « avoir dequelque façon que ce soit transgressé laloi».

Marine Le Pen a de son côté réagi enpointant du doigt le calendrier de cesperquisitions: « C'est comme par hasardaujourd'hui, alors qu'il est à l'étranger,

que se déroule cette perquisition. C’est-à-dire alors qu'il est absent et alors qu'on està un mois des élections. Voilà je pense qu'iln'y a pas de hasard ».

Le parquet national financier avaithérité de ce dossier en mai, aprèsle dessaisissement de ses homologuesde Nanterre et de Paris. Il avaitreçu le résultat des investigations duservice antifraude Tracfin sur les avoirsprésumés de Jean-Marie Le Pen àl’étranger, ainsi que l’enquête concernantles incohérences de ses déclarations depatrimoine, ouverte fin 2013 par le parquetde Paris (l'enrichissement personnel deLe Pen avait été évalué à 1,1 milliond'euros sur la période 2004-2009 couvrantsa précédente mandature au parlementeuropéen, un enrichissement jugé suspectau vu de ses revenus officiels).

L’existence d’un troisième compte suisse– à l’UBS celui-là – avait égalementété intégrée à cette enquête ouverte surle patrimoine du fondateur du FN. En2013, Jean-Marie Le Pen avait confirmél'ouverture de ce compte en son nom parl’un de ses amis, l’éditeur Jean-PierreMouchard, en 1981. Il l’avait justifiépar l’octroi d’un « prêt » consenti parl’UBS, une « opération » réalisée selonlui en toute légalité et « contrôlée » parl’administration française. Or les dates etconditions de cet emprunt n'avaient pas étéprécisées par Jean-Marie Le Pen.

Nous republions en page 2 notreenquête du 27 avril 2015, révélantl'existence du compte caché en Suisse.

Cette fois, le majordome par quile scandale arrive est « un garçonloyal » – selon l’expression d’un anciendirigeant du Front national –, « un hommede confiance absolue » même, et qui n’arien enregistré, contrairement à l’un de sescollègues chez les Bettencourt.

Selon les informations obtenues parMediapart, Jean-Marie Le Pen a détenu uncompte caché chez HSBC, puis àla Compagnie bancaire helvétique (CBH),à travers un trust placé sous laresponsabilité légale de son majordome,Gérald Gérin. Ce dernier est le trésorier

des associations de financement Cotelecet Promelec – cette structure étant placéesous l'autorité conjointe de Marine Le Penet de son père.

2,2 millions d’euros ont été déposés surle compte de ce trust, dont 1,7 millionsous forme de lingots et de pièces d'or. Leparquet de Nanterre a reçu ces élémentsdu service antiblanchiment Tracfin, alorsqu'une enquête préliminaire est ouverte àParis depuis fin 2013 sur le patrimoinedu fondateur du FN. Un courrier daté de2008, dans lequel M. Gérin reconnaît êtrel'ayant droit du trust, a été communiqué àla justice.

Jany Le Pen, l'épouse de Jean-MarieLe Pen, aurait quant à elle clôturé uncompte personnel au Crédit suisse en2008. Ces informations pourraient donnerune nouvelle dimension à la crise ouverteau Front national entre le père et la fille. Le4 mai, le bureau exécutif doit décider s'ilsanctionne ou non le président d'honneurpour ses déclarations à RMC et Rivarol.Sollicités par Mediapart, ni Jean-Marieni Jany Le Pen n'ont donné suite à nosdemandes.

Jean-Marie Le Pen et Gérald Gérin (à droite) aucongrès du FN à Tours, le 15 janvier 2011. © Reuters

Gérald Gérin, 41 ans, l'ayant droit dutrust de Le Pen, a été formé au lycéehôtelier de Marseille. Un temps barmanau Carlton de Nice, il est devenu,à 20 ans, le majordome du coupleLe Pen, avant de faire ses débuts enpolitique, lors d’une première candidatureaux législatives de 2007 à Vitrolles.À l’époque, l’Expresssouligne dans un

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portrait qu’il consacre au majordome queGérin « possède même la signature » descomptes bancaires de Jean-Marie Le Pen.

Gérald Gérin, candidat du FNaux législatives de 2012. © dr

Élu au conseil régional PACA en2010, candidat aux législatives dans lesBouches-du-Rhône en 2012, Gérald Gérina été l’assistant parlementaire de Jean-Marie Le Pen, avant de devenir celuide la députée européenne Marie-ChristineArnautu, une proche du fondateur duFN. Il reste logé dans une annexe de larésidence de Jean-Marie Le Pen et sonépouse Jany, la Bonbonnière, à Rueil-Malmaison (Hauts-de-Seine) – théâtred'un incendie, fin janvier. « Je suis un peuson deuxième cerveau, assurait M. Gérinà l’Express.Je le libère des tâches usuelles,mais non ménagères. »

Gérald Gérin apparaît aujourd'hui dansl'organigramme du Front national,comme « assistant » au sein ducabinet du président d'honneur. S'ila obtenu procuration sur les comptespersonnels, déclarés, de Jean-Marie LePen, le majordome est devenu en 2008l’ayant droit d’un trust basé aux îlesVierges britanniques – « BVI» dans lejargon –, Balerton Marketing Limited.Cette structure gérée depuis Genève par

Me Marc Bonnant, l’un des avocatsd’affaires de la place, a détenu un compteouvert à la HSBC jusqu'en mai 2014. Àcette date, le compte aurait été clôturé et

les fonds transférés aux Bahamas, sur uncompte ouvert auprès de la Compagniebancaire helvétique (CBH).

Ainsi que l’a révélé l’affaire SwissLeaks,

Me Bonnant a géré les neuf comptesouverts à la HSBC pour le styliste italienValentino Gavarini. Selon des documentsen notre possession, il est aussi intervenu àla demande de HSBC Genève pour ouvrirdes « sociétés BVI » à des clients de la

banque. Joint par Mediapart, Me Bonnanta déclaré n'avoir « aucun compte pourM. Jean-Marie Le Pen », mais il s'estretranché derrière le secret professionnelconcernant M. Gérin. Gérald Gérin, lui,a contesté être l'ayant droit du trust. Il aindiqué à Mediapart qu'il allait « demanderdes explications » à MM. Le Pen etBonnant.

La confiance de Jean-Marie Le Penenvers son majordome l'a conduit à ledésigner, dans les années 2000, trésorierde son association de financement Cotelec,chargée de promouvoir son image et au-delà de soutenir financièrement le FN.Cotelec a ainsi prêté près de 3 millionsd'euros au Front national en 2012, etplus de 4 millions en 2013. Mais GéraldGérin est aussi, depuis décembre 2013,le trésorier d’un micro-parti commun àMarine et Jean-Marie Le Pen, Promelec– destiné à « promouvoir l’image demarque et l’action de Jean-Marie Le Penet de Marine Le Pen ». La présidentedu FN est secrétaire générale de cetteassociation présidée par son père.

Gérald Gérin, l'assistant personnel de Jean-Marie Le Pen, et le trésorier de son association

de financement Cotelec. © maritima.info

Le Front national est aujourd'huiconfronté à une enquête judiciaire sansprécédent sur le financement de sescampagnes. Les juges Renaud VanRuymbeke et Aude Buresi ont déjà mis

en examen six personnes, prestatairesdu FN et responsables du micro-parti deMarine Le Pen, dans cette affaire. Mais laBrigade financière épluche parallèlementle patrimoine de Jean-Marie Le Pen,depuis fin 2013. Le parquet de Paris a eneffet ouvert une enquête préliminaire à lasuite d’un signalement de la Commissionpour la transparence financière de la viepolitique – remplacée aujourd’hui parla Haute Autorité. La commission avaitévalué l’enrichissement personnel dufondateur du FN à 1 127 000 euros sur lapériode 2004-2009 couvrant sa précédentemandature au parlement européen, et ellel’avait jugé suspect au vu de ses revenusofficiels.

Les informations sur la détention d'un trustnon déclaré en Suisse pourraient conduireà ouvrir un nouveau front judiciaire. Despoursuites pourraient être engagées contreJean-Marie Le Pen pour avoir transmisune « fausse déclaration » à la HauteAutorité pour la transparence de la viepublique (HATVP), et/ou pour fraudefiscale.

En 2012, Mediapart avait révélé desanomalies dans les dépenses de campagneprésentées par Gérald Gérin, en tant quetrésorier de Cotelec, à la Commissionnationale des comptes de campagne etdes financements politiques (CNCCFP).Un voyage de onze jours en Thaïlandeeffectué par M. Gérin en août 2006avait ainsi été inclus dans le comptede campagne présidentiel de Jean-MarieLe Pen en 2007. Le majordome avaitindiqué que ce voyage visait à préparerdans ce pays une visite du candidat.

« Je me suis rendu dans les différentscomplexes et résidences hôtelières deBangkok (Bayan Tree, Sukotai, etc.) afind’étudier les différentes propositions quepourraient nous offrir ces établissementsselon nos besoins (chambres, salle deréunion, banquets, transport, salon decocktail). Le voyage a coûté, chambre,minibar, téléphone et voyage inclus, 3 482euros », avait alors déclaré M. Gérin àMediapart, expliquant qu’un coup d’Étatsurvenu par la suite en Thaïlande avaitremis en cause le voyage de M. Le Pen.

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En tant qu'assistant parlementaireeuropéen, Gérald Gérin devrait aussirépondre aux questions des policierschargés de l'enquête ouverte à lasuite du courrierdu président duparlement européen à la ministre dela justice Christiane Taubira, concernantdes emplois fictifs présumés du FN auparlement.

Le patrimoine de Jean-Marie Le Pen etson éventuelle fortune cachée ont déjàfait l’objet de nombreuses interrogations,qu’il s’agisse de l'héritage du cimentierLambert qui l’a rendu millionnaire dansles années 1970, de son compte suisseouvert à l’UBS dans les années 1980, ouencore de sa relation avec le banquiergenevois Jean-Pierre Aubert, mis en causepour blanchiment au début des années1990.

Le compte de Jean-Marie Le Pen à l’UBSavait été ouvert en mars 1981 par son vieilami Jean-Pierre Mouchard, un éditeur quifut le trésorier de Cotelec avant GéraldGérin, jusqu’en 1997. Comme Mediapartl’avait dévoilé, le même homme avaitutilisé dans les années 1990 les servicesde plusieurs sociétés offshore, OverseasProperty Services Limited à Gibraltar, et lapanaméenne Hadret Al-Raiss.

Boite noireMise à jour: cet article a été actualiséle 4 novembre à 20h40 avec le détaildes perquisitions menées aux domiciles deJean-Marie Le Pen à Rueil-Malmaison etla Celle-Saint-Cloud, puis dans la soiréeavec les plaintes du fisc visant le fondateurdu FN, son épouse et son assistant.

Des murs contre lesréfugiés: le tragiqueexemple grecPAR AMÉLIE POINSSOT

LE JEUDI 5 NOVEMBRE 2015

La main d'un homme échoué sur l'îlede Lesbos, le 31 octobre 2015. © Reuters

Plus de quatre-vingts personnes sontmortes noyées ces dix derniers jours aularge des îles grecques. De nombreusesvoix à Athènes en appellent à ouvrir lemur de l'Evros, érigé fin 2013 par legouvernement de droite de Samaras sur les12 km de frontière terrestre qui séparent laGrèce de la Turquie.

Le décompte est macabre. Quatre mortsle 2 novembre, au large de l'îlot deFarmakonissi. Onze morts, dont sixenfants, la veille, au large de l'île deSamos. Vingt-deux corps repêchés aularge de Kalymnos et de Rhodes le 30octobre. Quarante-deux décès dans lenaufrage d'une embarcation transportantplus de 300 personnes au large de Lesbosle 28 octobre. Trois corps retrouvés, dontdeux enfants, mais aussi sept disparus,le 25 octobre, au large de Lesbos…Ces dix derniers jours, les naufragesdes embarcations précaires de migrantsqui s'engagent dans la traversée descôtes turques vers les terres grecquessont devenus pratiquement quotidiens,venant alourdir un nombre de morts enMéditerranée qui a déjà battu un tristerecord : près de 3 000 personnes ont perdula vie en tentant une traversée vers lecontinent européen depuis début 2015.

La situation sur l'archipel hellène, sielle n'était déjà humainement tragique,aurait un aspect absurde. Seuls quelqueskilomètres séparent les îles grecques les

plus orientales des côtes turques – parfoismême moins : entre Samos et la Turquie,1 200 mètres à peine… Pour les touristesmunis de passeports européens, le voyage,en toute sécurité, ne coûte que quelqueseuros. Pour ces hommes, ces femmeset ces enfants qui fuient un pays enguerre ou des conditions de vie devenuestrop dangereuses, en provenance de Syrie,d'Afghanistan, d'Irak ou d'Iran, la traverséepeut coûter jusqu'à 3 000 euros (commeen témoigne notamment ce récit parCarine Fouteau, qui retrace le parcoursd'un réfugié syrien, de Hama à Solo).Une traversée où ils mettent leur vie enjeu, entassés à plusieurs dizaines sur despneumatiques, beaucoup ne sachant pasnager.

La Grèce a toujours été une ported'entrée dans l'Union européenne : sesîles, proches des côtes turques, onttoujours vu passer des migrants. Mais lasituation s'est considérablement aggravéeces deux dernières années et le bilanhumain n'a jamais été aussi lourd. Celane tient pas seulement à l'ampleur duflux actuel, sans précédent depuis la finde la Seconde Guerre mondiale, et enconstante augmentation (le mois d'octobrea présenté un nouveau pic pour la Grèce,qui a vu arriver plus de 200 000 personnesd'après l'Organisation internationaledes migrations). Ce phénomène estlié, aussi, au changement de parcoursmigratoire, la route des îles étant laseule encore possible en Grèce, et laplus dangereuse de toutes, en particulierlorsque les vents se lèvent sur la mer Égée,comme c'est le cas en ce moment.

La main d'un homme échoué sur l'îlede Lesbos, le 31 octobre 2015. © Reuters

Car depuis deux ans, une barrièreconstruite à la limite nord-est de la Grèce,le long des 12 kilomètres de frontière

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terrestre qui la séparent de la Turquie, audétour d'un méandre de l'Evros – le fleuvefrontalier –, a fermé la route plus sûre queconstituait, pour les migrants, cette entréedans l'Union européenne (UE) par unesimple traversée à pied (que Mediapartavait raconté, déjà, début 2011). Érigésous le gouvernement Samaras (droiteconservatrice), en dépit de l'avis critiquede Bruxelles et sans argent européen, cemur de barbelés, désormais étroitementsurveillé avec l'aide de Frontex, a eu l'effetexactement contraire de celui escompté :loin de limiter les entrées en Grèce, saconstruction a provoqué un déplacementde la route migratoire vers les îles.Multipliant, par là même, le nombre demorts et de traversées périlleuses.

À l'heure où plusieurs gouvernementsd'Europe centrale envisagent d'ériger denouveaux murs, l'exemple grec devraitfaire réfléchir. Après la Hongrie de Orban,qui a fait construire un mur de 175 kmà sa frontière avec la Serbie et souhaitedésormais installer de nouvelles clôturesà ses frontières avec la Roumanie etla Croatie (voir notamment l'interviewaccordée par Viktor Orban au Figaro,le 16 septembre dernier), c'est au tourde l'Autriche de vouloir construire unebarrière sur sa frontière avec la Slovénie.Ce serait une première : la fermetured'une frontière au sein même de l'espaceSchengen. De son côté, le premier ministreslovène s'est dit prêt à édifier une clôtureentre son pays et sa voisine croate… Or –c'est une évidence rappelée régulièrementpar les ONG et les associations d'aide auxmigrants –, un mur n'a jamais empêché unmigrant fuyant la guerre de poursuivre saroute.

En Grèce, on ne compte plus ces derniersjours les voix qui s'élèvent pour « ouvrir »le mur de l'Evros. Il y a eu notamment,ce week-end, le cri de colère d'ArisMessinis, photographe grec employé parl'Agence France-Presse à Athènes, quise trouve régulièrement sur les îles pourcouvrir ces arrivées sans précédent etles élans de solidarité qui les entourent.Mais la solidarité ne suffit pas, dit-il, faceà la tragédie. « À Lesbos, nous vivons

une deuxième Syrie, a-t-il déclaré dansune interview au site grec indépendantPress Publica, qui a beaucoup circulésur les réseaux sociaux. L’État, notreÉtat de gauche, n'existe pas. Il laisseles bénévoles et les pêcheurs sortir leshommes des vagues. La seule chose quefait notre État de gauche c'est de twitter,à travers le compte Tweeter du premierministre, sur l'Europe qu'il souhaite.L'Europe, soi-disant, de la solidarité etde l'humanisme. » Le photographe n'a pasde mots assez durs pour décrire la réalitéqu'il tente de saisir avec son appareil.« Je suis père… et je vois devant moi desenfants qui se noient. […] J'ai couvert desguerres et j'ai vu des enfants morts. Maisce qui se passe ici n'a pas de précédent.Ils sont comme des moutons à l'abattoir. »Alors que la barrière de l'Evros reste, pourl'heure, complètement hermétique, ArisMessinis déclare : « Qu'ils ouvrent aumoins une porte, afin de les laisser passer,goutte à goutte. C'est seulement commeça que les noyades s'arrêteront et que lecontrôle voulu pourra fonctionner. »

« Barrière de la honte »La question du mur de l'Evrosest pourtant ouvertement posée parde nombreux acteurs sur le terrain.Plusieurs associations militent pour sondémantèlement, et même des institutions,comme la région Égée du Nord. ÀKastanies, la commune la plus prochede cette frontière terrestre avec laTurquie voisine, le collectif « StopEvros Wall » a organisé ce samedi 31octobre une manifestation qui a rassemblédes centaines de personnes, dont unebonne partie venue de Thessalonique pourl'occasion. Parallèlement, la commission« droits de l'homme » de Syriza,rappelant opportunément que la Grèce aété le premier pays en Europe à ériger unmur face aux flux migratoires, a demandél'ouverture de cette « barrière de la honte »et l'organisation d'un passage sécurisé pourles réfugiés.

Mais au niveau gouvernemental, rien nebouge pour l'instant et la position del'exécutif Tsipras, à rebours de son parti,tient de la schizophrénie. Le premier

ministre a bien fustigé, dans son discoursdevant la Vouli, la semaine dernière,l'« hypocrisie » européenne et condamnéces pays qui « adoptent la logique deconstruction de murs et de fils barbelés surles frontières pour empêcher les migrantsde passer leurs frontières »… Mais il n'apas dit un mot sur la frontière nord-est dupays. Dans l'opposition au moment de laconstruction du mur, en 2012, les députésSyriza étaient pourtant les premiers às'opposer à cette politique de fermeture etde répression à l'égard des migrants…

La barrière de l'Evros, au moment desa construction, en 2012. © Archives Reuters

Le Journal des rédacteurs (Ephimeridaton syntakton, quotidien grec partenairede l'opération #OpenEurope), a poséla question aux trois membres dugouvernement compétents sur ce sujet : leministre délégué à la politique migratoire,celui délégué à la protection du citoyen(équivalent du ministre français del'intérieur) et le ministre de la marine.Dans son numéro du 2 novembre, les troisrépondent, écartant l'éventualité d'uneouverture à court terme et renvoyantla balle aux institutions européennes.Pour le premier, Nikos Mouzalas, « laquestion de démanteler le mur reposesur une base politique et idéologiquejuste. […] Nous l'écoutons avec grandrespect et attention. Je me retrouveraisprobablement davantage dans le slogan“aucun mur nulle part”, mais je ne veuxpas imposer à la mobilisation ses termes.Toutefois, dans la conjoncture actuelle, lesconditions ne sont pas réunies pour quele démantèlement du mur conduise à unrésultat positif ; au contraire, le risque estque cela renforce les problèmes pour lesréfugiés comme pour la Grèce ».

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Le ministre rappelle ainsi qu'il y a eude nombreux morts lorsque les migrantsempruntaient la route de l'Evros, lesannées précédentes. Ce n'est pas faux,mais il fait la confusion entre la traverséepar le fleuve Evros, effectivement trèsmeurtrière, et la traversée, à pied, par lafrontière terrestre qui, elle, ne présentaitpas de danger objectif. « La question n'estpas de ne pas avoir de morts en mer Égéeet d'en avoir dans la région de l'Evros.La question est celle de la nécessitéd'avoir une politique européenne deresponsabilité commune, qui comprenneun accord avec la Turquie afin de réduirele flux, et que les autres pays cessentde construire des murs et d'alternerouverture/fermeture des frontières. »

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Pour Nikos Toskas, le ministre délégué à laprotection du citoyen, le mur à la frontièregréco-turque ne joue tout simplement« aucun rôle ». Le ministre de la marineTheodoris Dritsas, quant à lui, exprime,comme Mouzalas, son opposition auxmurs en général, mais l'impossibilité des'attaquer à celui-ci en particulier. « Lesbarrières sont la preuve d'un manque destratégie et la seule chose qu'elles fontest de confirmer de manière criminelleles égoïsmes nationaux. […] Les tragédiesdans les eaux de la mer Égée, maisaussi sur toutes les routes migratoiresterrestres, nous imposent d'avoir unestratégie d'ensemble. »

Autre problème soulevé par ces ministres :pour gérer au mieux cette frontière,la Grèce et l'Union européenne doiventétablir un nouvel accord avec la Turquie.Bruxelles a promis à Ankara un chèquede 3 milliards d'euros pour l'aider àcontenir le flux vers l'UE et à accueillirles migrants à l'intérieur de ses frontières.Mais dans un contexte de relationsgelées entre l'Union et la Turquie etd'un durcissement autoritaire du présidentRecep Tayyip Erdogan, dont le pouvoirvient d'être confirmé avec le succèsde son parti, l'AKP, aux élections, lacoopération sur ce dossier s'annonce desplus difficiles. Et pour ne pas faciliter leschoses, la Grèce et la Turquie, vieilles

sœurs ennemies, comptent entre ellesde nombreux contentieux, parmi lesquelsla répartition des eaux territoriales aularge des côtes turques… Les réfugiés nesont pas seulement victimes de conflitsdans leurs pays. Ils sont aussi, dans leurtentative d'entrer en Europe, pris dansle filet d'enjeux géopolitiques qui lesdépassent complètement.

Après un tir mortel deFlash-Ball, le policieréchappe aux assisesPAR LOUISE FESSARDLE MERCREDI 4 NOVEMBRE 2015

La cour d'appel d'Aix-en-Provence adécidé le 28 octobre 2015 de renvoyerun policier marseillais, auteur d'un tirde Flash-Ball mortel, devant le tribunalcorrectionnel de Marseille pour homicideinvolontaire, et non devant les assisescomme réclamé par le parquet général.

La cour d'appel d'Aix-en-Provence adécidé, le 28 octobre 2015, de renvoyerXavier Crubezy, le policier marseillaisauteur d'un tir de Flash-Ball mortel, devantle tribunal correctionnel de Marseillepour homicide involontaire. Le parquetgénéral avait requis une criminalisation dudossier. Lors de l’audience du 7 octobre,il avait décidé la mise en examen deXavier Crubezy, 38 ans, pour violencesvolontaires avec arme ayant entraînéla mort sans intention de la donner,des faits passibles de la cour d'assises.C’était également l’avis des juges dutribunal correctionnel de Marseille qui,le 25 novembre 2014, s'étaient déclarésincompétents à juger des faits selon eux denature criminelle.

Le 12 décembre 2010, vers 14 h 30, unéquipage de police-secours commandé parXavier Crubezy avait été appelé pour unerixe dans un foyer de travailleurs Adoma

du 15e arrondissement. Mustapha Ziani,l’un des résidents, décrit comme agité etdélirant depuis plusieurs semaines, venaitde blesser son voisin avec un couteau.Dans la nuit, une patrouille de policeavait déjà dû intervenir, Mustapha Ziani

jetant ses affaires par la fenêtre et criantqu’il était harcelé par un « singe collé auplafond ».

À l’arrivée des trois policiers, l’homme,un Algérien de 43 ans visiblement enproie à des troubles psychiques, s’étaitretranché dans sa chambre et avait jetéun mug sur Xavier Crubezy. Le policieravait tiré au Flash-Ball en visant sonthorax à 4,40 mètres (alors que la distanceminimum règlementaire est de 7 mètres,sauf cas de légitime défense). Lors deson menottage dans le couloir, MustaphaZiani avait fait un arrêt cardiaque. Ilétait décédé le lendemain. L’expertisemédicale conclura que sa mort était « laconséquence directe et exclusive » du tir, àl’exclusion de tout autre facteur comme satoxicomanie ou son état physique dégradé.La percussion a « produit une commotioncardiaque responsable d’un trouble durythme ventriculaire létal », précise l’arrêtde la cour d’appel. Selon le policier tireur,chef d’équipage, il lui était impossibled’intervenir autrement qu’au Flash-Ballen raison du caractère très exigu de lachambre.

Dans son arrêt, la cour d’appel exclut toutelégitime défense puisque Xavier Crubezy« ne s’est rendu compte avoir été blesséqu’après le tir et que l’usage du Flash-Ballconstitue une riposte disproportionnée auregard de la gravité de l’atteinte [unetasse lancée – ndlr] ». Mais selon lesmagistrats, « l’élément intentionnel decauser des violences volontaires n’étaitpas caractérisé, Xavier Crubezy n’ayantmanifestement agi qu’avec l’intention deneutraliser Mustapha Ziani et non de leblesser ». Mais le policier, qui avait suiviun stage de recyclage au Flash-Ball enjuillet 2009, « ne pouvait méconnaître »la réglementation qui interdit tout tir endessous de 7 mètres, sauf cas de légitimedéfense, poursuit la cour.

« Après cinq ans, cette affaire trouvera

enfin son épilogue », réagit Me ÉricBellaïche, avocat de la famille deMustapha Ziani, qui souligne qu’unprocès devant une cour d’assises auraitsignifié de nouveaux délais, avec un« risque d’acquittement devant un jury

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populaire ». « On a découvert que cettearme, avec un tir à moins de cinqmètres, était létale, souligne l’avocat. Etque la légitime défense ne tenait pas.Si les fonctionnaires ne savaient pascomment intervenir, ils auraient très bienpu refermer la porte et confiner monsieurZiani, qui était seul et non armé, danssa chambre. » Le procès doit désormaisencore être audiencé par le parquet deMarseille. Le policier encourt une peinemaximum de trois ans de prison.

En mars 2015, pour la première fois, unmembre des forces de l’ordre, qui avaitéborgné avec son Flash-Ball un enfant de 9ans à Mayotte, avait été condamné par unecour d’assises. L’adjudant de gendarmerieBoris Roumiantseff, 38 ans, avait étécondamné à deux ans de prison avec sursispour violences volontaires ayant entraînéune mutilation et une infirmité permanentepar la cour d’assises de Mamoudzou, àMayotte. Le 2 avril 2015, c'est un policierqui avait grièvement blessé un lycéen auvisage avec un tir de lanceur de ballesde défense 40 à Montreuil, qui avait étécondamné à un an de prison avec sursispour usage disproportionné de la forceet faux par le tribunal correctionnel deBobigny (Seine-Saint-Denis).

En Essonne, Xavier Dugoindéclare la guerre desordures ménagèresPAR KARL LASKELE MERCREDI 4 NOVEMBRE 2015

L’ancien président du conseil généralXavier Dugoin, condamné il y a quinze anspour malversations, s’est hissé à la tête dusyndicat intercommunal de traitement desdéchets Siredom, et tente d’absorber sesrivaux. Il a ordonné un « audit » qui met encause la direction de l’usine d’incinérationde Vert-le-Grand. Le SIARCE, syndicatd'assainissement qu'il préside, est visé parune enquête préliminaire.

C’est la vedette d’un vieux feuilleton quirevient : Xavier Dugoin, 68 ans. Dans lesannées 90, c’est lui qui avait commandéun faux rapport à la femme du maire de

Paris, Xavière Tiberi. Lui aussi qui avaitvidé et revendu la cave à vins du conseilgénéral qu’il présidait, avec son fils, Jean-Philippe. Ces malversations, et plusieurscondamnations, l’avaient rendu inéligible,et déchu de ses mandats. Finalement rééludans sa commune en 2008, il s’est hisséen juin 2014 à la tête du puissant Siredom,le deuxième syndicat intercommunal detraitement des déchets en France. Depuislors, l’ancien patron du département seconsacre à la reconquête du territoire,et de ses marchés d’ordures ménagères.Objectif : concentrer le système, etabsorber ses rivaux. Xavier Dugoin aordonné un « audit » qui met en causela direction de l’usine de traitement desdéchets Semardel, une société d’économiemixte basée à Vert-le-Grand, dont leprésident est le député (PS) Michel Pouzol.Cet audit doit être dévoilé, mercredi,aux administrateurs du Siredom. Il pointede nombreuses anomalies constatées sur400 documents, selon l’auditeur joint parMediapart.

Xavier Dugoin, lors d'une visite del'éco-site de Vert-le-Grand. © DR

L’alerte est venue d’un ancien conseillergénéral, Christian Schoettl, maire (UDI)de Janvry, mécontent de voir son syndicatde collecte d’ordures ménagères, leSictom, placé sous la menace d’uneOPA par le Siredom de Dugoin. « Ilsont exactement les mêmes méthodes, lesmêmes principes, les mêmes boîtes qu’ily a quinze ans et ils recommencentexactement les mêmes schémas », dénoncel’élu de Janvry, questionné par Mediapart.Sur son blog, le 13 octobre, son posts’intitule « Le monde des ordures » :« Ce monde violent, brutal des orduresménagères qui n'a qu'un seul motif :l'argent, celui du contribuable. C'esttellement simple, un euro de gagné sur unetonne d'ordures ménagères et ce sont des

centaines de milliers d'euros au bout de lachaîne… J'ai tout vu ou presque ! Chaquejour révèle une saloperie dans cette guerredu pouvoir que se livrent certains. »

Le 23 octobre, dans un courrier àtous les élus de son syndicat, l'UDIChristian Schoettl rappelle la liste descondamnations de Xavier Dugoin, etmentionne aussi celle du directeur adjointqu’il a fait venir au Siredom, MichelVialatte – son ancien directeur de cabineten Essonne –, condamné à 5 ans de prisondont 18 mois avec sursis pour corruptiondans l’affaire des marchés truqués de laVille de Nice… « Voilà la direction etle président que l’on souhaite pour voscommunes, lance Schoettl. Chacun pourraaffirmer que les peines ont été purgées etque la vie peut reprendre son cours maisquand même. Il faut de solides motivationspour confier la clé de nos impôts à detels experts. » Dès son arrivée, XavierDugoin a proposé de désigner 15 vice-présidents et 15 conseillers délégués parmiles administrateurs du Siredom. « Lesindemnités viennent d’être multipliées parquatre », souligne l’ancien conseillergénéral Christian Schoettl, qui estime leurmontant à 5 % de la taxe d’orduresménagères, soit 3 millions d’euros sur unemandature. Xavier Dugoin avait fait voterla même disposition lors de son arrivée ausyndicat intercommunal d’aménagementdes réseaux et des cours d’eau (SIARCE)basé à Corbeil, dont il a pris la présidenceen 2008. Une enquête préliminaire a étéouverte, en août 2015, par le parquetd’Évry sur des fraudes présumées auxmarchés publics révélées par un cadre decet organisme (Mediapart avait évoquéici les premiers soupçons de trucage desmarchés).

Christian Schoettl croit connaître lesprojets de Xavier Dugoin pour sa nouvelleproie, l’usine Semardel présidée par lesocialiste Michel Pouzol – elle étaitauparavant présidée par Francis Chouat,l’ancien bras droit de Manuel Valls à lamairie d’Évry. Selon l’ancien conseillergénéral, il s’agit d’abord de « débarquer »le directeur général Marc Rajade, aveclequel il est « en guerre ». Ce dernier

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a d’ailleurs lui aussi été condamné deuxfois : dans l’affaire des fausses factures dela Screg, puis – comme Michel Vialatte– dans l’affaire des marchés truquésde la Ville de Nice. Il négocierait sondépart « à coups de sommes folles ».Xavier Dugoin pourrait dans un secondtemps faire tomber Michel Pouzol parun simple vote des élus qui siègent auconseil d’administration de la Semardel.Le député socialiste avait, lui, plus oumoins soutenu la candidature de Dugoinà la tête du Siredom, lors de son électionen 2014. « Il a payé sa dette à la société,je ne vois pas pourquoi il ne pourrait pasêtre président du Siredom aujourd’hui. Etde tous les candidats, c’est lui qui avaitle programme le plus séduisant », avaitjugé Michel Pouzol, dans le Républicainde l’Essonne.

« La Semardel, étant en difficulté[financières – ndlr], a obtenu avant lechangement de majorité une avance detrésorerie de 10 millions d’euros duconseil général de l’Essonne », dénonceencore Schoettl dans son courrier auxélus. Ce putsch en deux temps de l'ancienprésident du conseil général s’appuieraitsur les conclusions de l’audit de Semardelréalisé en septembre et octobre.

Le 28 octobre, inquiet des réactionsprovoquées par son courrier, ChristianSchoettl a fait savoir sur son blog qu’iln’était « ni suicidaire, ni imprudentsur la route ». « Quelques amis onteu la gentillesse de m'alerter sur deréels risques que je pouvais courir,tout cela me semble exagéré, mais cesamis me rappellent des faits diversd'une autre époque et des suicidestroublants qui ont eu lieu de personnesgênantes tombant opportunément dansles escaliers et quittant précipitammentle département de l'Essonne. Je nevous parle pas des tentatives decompromissions, des corruptions, desdénonciations mensongères… »

« Valls souhaite que cela se calme »,croit savoir l’ancien conseiller général. Lepremier ministre, toujours attentif à sonfief, appuierait le départ du directeur dela Semardel, dans un souci d’apaisement.

« Chouat est venu me voir lors d’uneréunion… Je lui ai dit “Vous laissezs’installer Dugoin…” Il m’a répondu : “Ilest très fort.” »

L'usine de Vert-le-Grand © DR

L’audit qui doit permettre de renverser latable a été réalisé par un ancien journalisteniçois, Jean-Marie Tarragoni, qui aprésenté un prérapport aux administrateursdu Siredom en septembre. Après avoirdirigé Le Standard, journal qui fit desrévélations sur l’ancien maire de NiceJacques Médecin, Tarragoni a passé deuxans au cabinet de Jacques Peyrat, où il aconnu… Michel Vialatte, avant de créer unautre journal, L’Étendard, puis une sociétéunipersonnelle de conseil aux entreprises.« Le contrôle qui a été demandé parDugoin, c’est un contrôle de l’autoritédélégante – le Siredom – sur les activitésde la délégation de service public (DSP),qui consiste à vérifier si les sommes quisont employées par la DSP correspondentbien aux besoins du service public et sontemployées à bon escient, expose Jean-Marie Tarragoni, joint par Mediapart.Pour ce genre de travail, on choisit desgens qui ont l’habitude de lire entre leslignes, s’ils me l’ont demandé à moi,c’est qu’il se sont souvenu que je savaischercher la petite bête là où il fallait. »

Cet expert un peu inattendu, qui se ditextérieur aux querelles essonniennes, seplaint de l’obstruction dont ont fait preuveles responsables de la Semardel. « Quandj’ai été nommé, ils ont tout fait pourque je ne vienne pas. Ils ont refusé merecevoir. J’ai même fait un procès-verbalde carence », confie-t-il. La transmissiondes documents par l’usine s’est aussi faiteau compte-gouttes. « Je devais rencontrerM. Pouzol : je ne l’ai jamais vu ! s’indignel’auditeur. Je lui ai dit que j’étais à sa

disposition. J’ai proposé des réunions parécrit, avant de remettre mon rapport. Ilsn’ont jamais donné suite, parce qu’ilssavent bien ce que j’ai trouvé. Ils saventbien qu’ils sont coincés. Parce qu’ilsn’ont jamais été contrôlés. Le délégatairen’avait jamais fait de contrôles avant... »

Le bilan, à l’en croire, est accablant.Voyages à l’étranger sans rapport avecla mission, factures en blanc, des fraiset des factures qui n’ont rien à voiravec la DSP. « Ce ne sont que 400documents sur 10 000, explique Jean-Marie Tarragoni. Je ne prétends pas avoirtout découvert. Il appartiendra aux élusde se réunir. » L’auditeur très spécial asenti l’agitation grandir autour de lui. Ils’est aussi accroché par lettre avec accuséde réception avec Christian Schoettl, aprèsque ce dernier a signalé sur son blogl’arrivée au Siredom d’une « barbouzevenue du sud »… « Moi je fais montravail, je dis ce que je vois, ce quej’ai vu, je l’écris, et je le signe, rétorqueTarragoni. Ce que j’ai vu je n’en changepas une ligne. Et tant pis pour ceuxque ça dérange. Il ne fallait pas venirme chercher. Ils peuvent faire toutes lespressions qu’ils veulent. »

Christophe Boltanski reçoitle prix Femina pour «Lacache»PAR DOMINIQUE CONILLE SAMEDI 7 NOVEMBRE 2015

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La Cache, c’est l’histoire d’une famille,c’est aussi la France telle que nousl’aimons ou la rêvons (nous, venusd’horizons si divers), telle que nous lacauchemardons ou la vivons (nous, venusd’horizons si particuliers). La Cache, c’estune Fiat 500 qui brûle les feux, une visiteimmobilière qui déménage. Extrait en find'article.

Et elle fonce, la Fiat, ce dimanchematin. Il s’agit de distribuer L’Humadimanche aux abonnés du quartier – dontle Poète du comité central –, d’aller

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patienter un moment devant la messesans quitter la voiture (Étienne, juif,s’est converti au catholicisme, tendanceJacques Maritain, et paraît être le seulcroyant de la maisonnée). Il s’agit ensuitede passer rue des Rosiers – alors coinpopulaire de Paris – prendre les gâteauxau pavot chez Finkelsztajn ou le pastramichez Goldenberg. Pour la transmissionculinaire askhénaze, c’est Marie-Élise,alias Myriam, qui assure. Corso-bretonneet enfant adoptée de la Mayenne. C’estaussi elle qui assure la conduite, assezsauvage, grâce à des manettes bricoléesqui lui permettent de se passer despédales. La polio l’a privée de jambes.Elle fonce et à l’arrière, tassés à trois,on voit le septième arrondissement « encontreplongée ». La Fiat 500, alorssurnommée « pot de yaourt », on enressort ou très souple ou avec un torticolischronique. Puis on rentre rue de Grenelle,on se gare au plus près de la porte, onregagne l’appartement-ventre. De l’abri-voiture à l’abri-maison, restons groupés.Années 60, dimanche ordinaire chez lesBoltanski.

Une saga familiale courant de la fin XIXe

aux années 1990, avec son lot d’originaux,ses anecdotes ? Le souvenir ému d’uneenfance peu ordinaire ? Oui, tout cela,mais aussi une formidable vue en coupede la France. Quiconque a prêté attentionà Christian Boltanski, artiste (et oncle dunarrateur), à Luc Boltanski, sociologue,poète (et père du narrateur), peut connaîtreles grandes lignes du récit. Sans mêmementionner Jean-Élie, linguiste et oncleattentif. Ou Anne Franski, photographeet tante, si jeune qu’elle fut une presquesœur. Mais les grandes lignes attendent lespetites, elles s’en nourrissent.

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Christophe, c’est donc le petit dernier,héritier d’une histoire bien réelle, et deslégendes qui vont avec, depuis l’arrivéeromanesque de l’aïeule Nania, s’enfuyantd’Odessa avec un samovar pour toutbagage pour rejoindre son amoureux,émigré économique. Ils rêvent de liberté,ils auront une soupente et des vies

d’ouvriers et un fils qui ne parlera pasun mot de russe mais décrochera toutesles bourses des élèves méritants de laRépublique.

Au même moment, à Rennes, la trèscatholique, antirépublicaine, bourgeoiseet fauchée famille Ilari-Guérin va refilersa dernière-née, Marie-Élise, à une« marraine » fortunée, en mal d’enfant decompagnie.

Mais tout comme l’histoire va se chargerde déconstruire la saga, ChristopheBoltanski a déconstruit la chronologie enorganisant son récit comme une visite deslieux, cet hôtel particulier de la rue deGrenelle enclos autour d’une cour sombre,un peu décati, sans trop de confort. Entrois niveaux et dix chapitres qui s’ouvrentchacun sur un croquis minimal et unnom de lieu – cour, cuisine, chambre,bureau, et ce fameux entre-deux, soitla cache, avatar architectural d’un mètrevingt sous plafond qui va servir. L’histoirede cette famille devenue claustrophile etaventureuse, aux identités multiples etaffirmées, serait, à lire Boltanski, presqueun sombre récit. « Nous avions peur.De tout, de rien, des autres, de nous-mêmes. De la petite comme de la grandehistoire. Des honnêtes gens qui, selonles circonstances, peuvent se muer encriminels. »« Du pire qui est toujours sûr.» Pourtant, ce n’est pas ce qui se dégage dulivre. Pas mal de drôlerie et d’attachement,une belle énergie plutôt, d’autant qu’eneffet, le pire fut parfois sûr.

Tout comme l’entre-deux est devenul’épicentre secret de la maison, Marie-Élise, renommée Myriam après une omrade sa marraine au tombeau du Christ,puis Myriam Boltanski après mariage avecson Étienne, est l’étonnante personne quifédère – avec poigne – la maisonnée, surtrois générations.

« En tout, elle présentait un doublevisage. À la fois propriétaire terrienneet communiste encartée, exclue et élue,adoptée et dotée, Mère-grand et Grandméchant loup, handicapée et globe-trotteuse, impotente et omnipotente. » Elleest souvent dans le lit, là-haut, elle a degrands bras, de grands yeux derrière les

lunettes fumées, elle devait être un riendévorante, en effet, cette dame qui faisaitdormir la famille entière autour d’elle dansdes sacs de couchage (restons groupés).Vous n’avez jamais entendu parler d’elle,sans doute, et ceux qui ont connu, après-guerre, ses «dîners de rien», lu ses livressignés Annie Lauran, sont souvent mortsou fort âgés.

L'après-guerre

Annie Lauran. © DR

Abandonnée par les Ilari-Guérin, jamaiselle ne sera très fan de la Mayenne,mais au moins cette riche marraine luiaura-t-elle permis de faire des études demédecine, et de voir venir. Douce Francedes années 1930, elle attrape la polio maisne consentira jamais à s’aider de béquilles,préférant tanguer d’un meuble l’autre,divisant le monde en deux, obstacle ouappui. Douce France des années 1930,

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le docteur Étienne Boltanski, élève superméritant, se voit refuser un poste car« on nous a dit que vous étiez deconfession israélite », apprend à faireavec les inscriptions antisémites sur lesmurs de l’hôpital, les manifestations etleurs «Dehors, les métèques». Lui qui nesait rien, ou presque, du judaïsme. Il sesoumet aux lois de Vichy, est viré del’hôpital, compte bancaire saisi, il portel’étoile. Marie-Élise Ilari-Guérin-MyriamBoltanski comprend la première que lerespect dû aux anciens combattants afait long feu, et sa confiance dans labourgeoisie catholique française est desplus limitées. On organise un faux divorce,un faux départ, et Étienne se glisse dansl’entre-deux. Il y passera vingt mois, avecrécrés nocturnes.

D’une certaine façon, il n’en sortirajamais, tout dehors est désormais danger.Sa femme folle du volant le balanceraà un mètre de la porte de l’hôpitaloù il retravaille, le récupérera pour leposer à trente centimètres de l’entrée dela maison. Un claustrophile qui siègedans dix commissions… Dans l’intervalle,Myriam a planqué aussi un réfractaire auSTO, un collaborateur affolé, une familleen Mayenne et à la Libération, s’en va voirune nièce en hôpital psychiatrique, qui s’ytrouve depuis qu’on l’a tondue et humiliéepour avoir aimé un soldat allemand. Ellen’appartient à aucun réseau. Elle est unréseau.

En un étrange mélange, après-guerre, lafamille va partout sans jamais sortir. Elleroule – groupée, pliée, endormie en vracsur les parkings – jusqu’à Moscou ou versle pôle Nord, à travers les États-Unis,l’Iran ou l’Australie. On ne visite rien, onavance, et Boltanski cite Paul Morand: «en voyage, ils sacrifiaient la profondeur àl’étendue » (parcourue en Volvo 144 cettefois).

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Chez les Boltanski de l’après-guerre, onse lave peu, et l’éducation ne passe pasvraiment par l’école, fort peu fréquentée.Tout se joue, se vit, s’invente dedans, àl’abri : la rue de Grenelle est une grande

cache qui reçoit ses habitués. Bon nombresont rescapés de la Shoah, ou bien enrupture. Il y a peu de namedropping dansle livre, même si Étienne fut le condiscipled’André Breton, mais s’il fallait ne citerqu’un nom, parmi les habitués des «dîners de rien», ce serait le poète PierreMorhange, en rupture avec le surréalisme,puis en rupture avec le Parti communiste,qui « à force d’être exclu, vivait enreclus ».

Reconstitution d’une histoire fragmentée,ornée, inventée parfois, souvenir précisdes lingettes Quickies des années1960 ou des autobronzants orangésqu’affectionnait Mère-grand. Souvenirsprécis des « installations» en sucre etcarton – bataille entre forces de l’Axeet Alliés – avec à la manœuvre l’oncleChristian et le neveu Christophe. Plaisir«un peu néronien» des destructions.«Jusqu’à la fin de ma puberté, Christianfut mon principal, sinon mon seul,compagnon de jeu avec Anne, ma tanteà peine plus âgée que moi. » Pendantce temps-là, Marie-Élise Ilari-Guérin-Myriam-Boltanski-Annie Lauran tape surson Olivetti ses romans, relevant d’ungenre d’autofiction, et surtout ses récits-vérité. On ne sait pas si Annie Lauranétait bon écrivain, mais elle aurait faitune sacrée journaliste, anticipant de deuxdécennies des sujets qui deviendraientplus tard si récurrents. Les secondesgénérations venus du Sénégal ou duMaghreb, «enfants plus de là-bas, pas toutà fait d’ici », les rescapés de la Shoahdans le silence, ou s’en allant rencontrer enprison Samia, « autostoppeuse diaboliquede la N6 ». Et achevant sa carrière avec unecollaboration à Mathusalem, « le journalqui n'a pas peur des vieux »…

Atelier de Christian Boltanski ruede Grenelle. © Richard Demarco

Christian a vécu et créé rue de Grenellejusqu’à ses 37 ans, Luc a fait ruptureen se mariant (un drame), s’est engagédans la lutte politique pendant la guerred’Algérie (et la cache manqua reprendredu service), Jean-Élie n’est pas parti,voyageant dans les langues, Anne, adoptéecomme sa mère, a choisi de s’appelerAnne Franski en devenant photographe.Christophe Boltanski, avant d’écrire celivre-là, s’étant finalement risqué dans legrand dehors de tous les dangers, y estallé voir de plus près : il est devenujournaliste. Mais à voyager beaucoup, onfinit par rencontrer le passé. Et Odessa.Tandis qu’en avril 2014, il tente de savoirce qui s’est réellement passé à la Maisondes syndicats où les pro-russes ont étébrûlés vifs – 48 morts et des centaines deblessés –, il va de synagogue en archives,à la recherche de David, l’aïeul émigré, dela famille de Nania. « Mais Odessa est uneville juive sans juifs.»Shoah par balles,archives détruites, il ne reste rien, et ilcomprend soudain pourquoi Étienne, lorsd’une de ces équipées-raids en Volvo 144,avait calé avant d’arriver à Odessa. Pourne pas être confronté au néant, peut-être.

L’histoire, les souvenirs, les légendes, lestransmissions désordonnées, c’est rue deGrenelle.

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La Cache, de Christophe Boltanski, 334pages, éditions Stock, 20 €. Extrait ici.

Goncourt: «Boussole»,de Mathias Enard, nousindique enfin le SudPAR ANTOINE PERRAUDLE JEUDI 5 NOVEMBRE 2015

Roman majeur de la rentrée littéraire,Boussole (Actes Sud) de Mathias Énardouvre les voies de l'Orient des lumières.Une prose somptueuse porte ce projetlittéraire et politique hors norme. Cetappel du grand large transmet une soifd’altérité, ausculte les différences, opte

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pour la coexistence: «Le monde a besoinde diversité, de diasporas», dit l'un de sespersonnages, Sarah.

Mathias Énard, aux antipodes dunombrilisme entomologique cultivé partant d’écrivains, sonne l’appel du grandlarge, transmet une soif d’altérité, ausculteles différences, opte pour la coexistenceet réfute l’incompatibilité : « Le monde abesoin de diversité, de diasporas », énonceSarah, aux dernières pages de Boussole.Ce roman de quête et d’amour force lesbarrages et enfreint les démarcations ; touten reconnaissant les frontières culturellesou cultuelles, ces membranes faites pourêtre franchies au nom du partage : « Sepromener dans Istanbul était, quel quesoit le but de l'expédition, un déchirementde beauté dans la frontière – que l'onvoie Constantinople comme la ville laplus à l'est de l'Europe ou la plus àl'ouest de l'Asie, comme une fin ou uncommencement, comme une passerelleou une lisière, cette mixité est fracturéepar la nature, et le lieu y pèse surl'histoire, comme l'histoire elle-même surles hommes. »

À rebours du raciste vivant dans lapeur et l’ignorance au point de seprotéger derrière des barbelés mentaux,Mathias Énard, 43 ans, diplômé d’arabeet de persan, arpenteur du Levant,plonge sans crainte vers son prochaindes confins. Il s’enivre cependant à bonescient, sans verser dans les spéculationsorientalistes vasouillardes. Il flaire lesouffle qui relie les deux rives dela Méditerranée. Son œuvre exploreles rencontres possibles ou impossibles,marchandes ou spirituelles, érotiques ouérudites, entre l’esprit septentrional etl’âme méridionale, qui s’interpénètrent augré des vases communicants de l’Histoire :« Parfois j’ai l’impression que la nuitest tombée, que la ténèbre occidentale aenvahi l’Orient des lumières », confie sonnarrateur, Franz Ritter.

Cet universitaire de Vienne vit une nuitd’insomnie que nous suivons par le menu,pas à pas, heure par heure – c’est la trametemporelle du roman, tout comme Zone,le chef-d’œuvre d’Énard publié en 2008,

se déroule l’espace d’un voyage en train àtravers l’Italie. Zone obéissait à un rythmeferroviaire, comme si les essieux duwagon dictaient la pulsation du récit. DansBoussole, le sommeil contrarié de FranzRitter imprime la cadence d'une prosesomnambulesque. Le narrateur divague,rêve, se réveille, rumine, se ressaisit :« Tiens, j'ai oublié d'éteindre la chaînehi-fi. » Il passe du coq à l'âne – unsouvenir en appelant un autre, en une sériede télescopages savamment composés endépit d'associations d'idées de type “j'en ai-marabout-de-ficelle-de-cheval”...

Franz Ritter, prisonnier de son corps etde son appartement, échafaude articleou livre à venir, réagit au goût aciduléd'une tisane à présent lapée, se remémoreses expériences passées de chercheursillonnant, de Beyrouth à Téhéran, desterres immémoriales plus que jamaisensanglantées : « Aujourd'hui tous ceslieux sont en proie à la guerre, brûlentou ont brûlé, les rideaux de fer desboutiques déformés par la chaleur del'incendie, la petite place de l'Évêchémaronite envahie d'immeubles effondrés,son étonnante église latine à doubleclocher de tuiles rouges dévastée parles explosions : est-ce qu'Alep retrouverajamais sa splendeur, peut-être, on n'ensait rien, mais aujourd'hui notre séjour estdoublement un rêve, à la fois perdu dansle temps et rattrapé par la destruction. »

Le soliloque du narrateur insomniaqueconnaît des embardées. Soudain surgit ungardien de musée iranien, rondouillard etmoustachu, qui brandit le bras en hurlant« Heil Hitler ! », avant de découvrir queles visiteurs ainsi accostés n'étaient sansdoute pas nazis puisque français, si bienque l'énergumène s'esquive, non sans avoirsoufflé dans un soupir de désespoir : «Ah, vous n'êtes pas allemands, commec'est triste. » Renonçant parfois à toutedistance, Franz Ritter se fait alorsventriloque, restituant dans un stylehalluciné les psalmodies macabres del'ancienne Perse remodelée sous la féruleayatollesque :

« Chez nous, les bourreaux en capuchenoire de deuil sont aussi les victimes quel'on pend à loisir pour les punir de leurirréductible beauté, et on pend, et on pend,et on fouette, on bastonne à plaisir ce quel'on aime et trouve beau, et la beauté elle-même prend le fouet, à son tour la corde,la hache et accouche du coquelicot desmartyrs, fleur sans parfum, pure couleur,pur hasard du talus, rouge, rouge, rouge– tout maquillage est interdit à nos fleursdu martyre, car elles sont la douleur mêmeet meurent nues, elles, elles ont le droit demourir rouges sans être revêtues de noir,les fleurs du martyre. »

Une femme s'avère le fil rouge decette longue nuit autrichienne, peuplée defantômes qui dansent la gigue dans lesubconscient du veilleur tourmenté. Franzsonge à sa sylphide : Sarah. Une consœurorientaliste évanescente – même si unenuit à Téhéran l’imposa en incarnationplénière : « Elle m'a caressé, je l'aicaressée, et rien en nous ne cherchait àse rassurer par le mot amour tant nousétions dans la beauté la plus fangeusede l'amour, qui est l'absolue présenceauprès d'autrui, dans autrui, le désir àchaque instant assouvi, à chaque seconde

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reconduit, car nous trouvions chaqueseconde une couleur nouvelle à désirerdans ce kaléidoscope de la pénombre. »

Par-delà ce corps à corps singulier, l'aiméese révèle conscience récurrente au long dela tirade nocturne haletante de Franz. Leroman prend alors toute sa dimension :

« L'Orient est une construction imaginale,un ensemble de représentations danslequel chacun, où qu'il se trouve,puise à l'envi. Il est naïf de croire,poursuivait Sarah à haute voix, que cecoffre d'images orientales est aujourd'huispécifique à l'Europe. Non. Ces images,cette malle au trésor, sont accessiblesà tous et tous y ajoutent, au grédes productions culturelles, de nouvellesvignettes, de nouveaux portraits, denouvelles musiques. Des Algériens, desSyriens, des Libanais, des Iraniens, desIndiens, des Chinois puisent à leurtour dans ce bahut de voyage, danscet imaginaire. Je vais prendre unexemple très actuel et frappant : lesprincesses voilées et les tapis volants desstudios Disney peuvent être vus comme“orientalistes” ou “orientalisants” : ilscorrespondent en réalité à la dernièreexpression de cette construction d'unimaginaire. Ce n'est pas pour rienque ces films sont non seulementautorisés en Arabie Saoudite, mais mêmeomniprésents. Tous les courts-métragesdidactiques (pour apprendre à prier, à

jeûner, à vivre en bon musulman) lescopient. La prude société saoudiennecontemporaine est un film de Walt Disney.Le wahhabisme est un film de Disney. Cefaisant, les cinéastes qui travaillent pourl'Arabie Saoudite rajoutent des imagesdans le fonds commun. »

Les lignes qui suivent, dans le roman,montrent à quel point Boussole accomplitun travail de force récapitulative etprospective, en notre époque marquéepar une horreur souvent indéchiffrable :« Autre exemple, très choquant : ladécapitation en public, celle du sabrerecourbé et du bourreau en blanc, ouencore plus effrayante, de l'égorgementjusqu'à décollation. C'est aussi le produitd'une construction commune à partir desources musulmanes transformées partoutes les images de la modernité. Cesatrocités prennent leur place dans cemonde imaginal ; elles poursuivent laconstruction commune. Nous, Européens,les voyons avec l'horreur de l'altérité ;mais cette altérité est tout aussi effrayantepour un Irakien ou un Yéménite. Mêmece que nous rejetons, ce que noushaïssons ressort de ce monde imaginalcommun. Ce que nous identifions dansces atroces décapitations comme “autre”,“différent”, “oriental”, est tout aussi“autre”, “différent”, “oriental” pour unArabe, un Turc ou un Iranien. »

Le territoire du rêveLe compas de Franz a de quois'affoler dans le désert du sommeil : leCroissant fertile implose et Sarah s'estmétamorphosée au gré de ses recherches.On la trouve aujourd’hui, ou plutôt en cettenuit viennoise dont les heures s’égrènentcomme autant de chapitres du roman,au Sarawak. De cette province malaise,l'échappée idéalisée adresse un courrielinopiné, qui déclenche chez Franz Ritterl’engrenage du rêve éveillé dont noussuivons chaque palier de décompression.Se mêlent, se croisent et s’entortillent, à lamanière des volutes du fumeur d’opium, lafemme inaccessible comme dans un versde Mallarmé – « Le transparent glacierdes vols qui n’ont pas fui ! » — et la

passion de l’Orient, aussi brûlante quel’alexandrin baudelairien : « Au fond del’inconnu pour trouver du nouveau ! »

Hormis que l’inconnu est révolu. Ila laissé place, dans Boussole, à uneboulimie de savoir, de discernement etde compréhension. Cette avalanche denotions et de gloses, où la musiquele dispute à la philologie, froisserales lecteurs rétifs au messianismepédagogique d’emblée jugé bourratif.Toutefois, l’art du roman procède icide telles superpositions hypnotiques, quifont passer de Florence à Palmyre, deKarol Szymanowski à Jalaleddin Weiss,du Danube à l’Oronte. Résonne le qanoun,s’élèvent les chants arabes de SabriMudallal, Hamzi Shakkour, ou LotfiBouchnaq. Mais déjà Paul Celan prend lerelais, qui mène à Beethoven : « Surtout cetrille interminable juste avant la variationfinale. Beethoven me renvoie au néant ;à la boussole d’Orient, au passé, à lamaladie et à l’avenir. »

Chez Mathias Énard, les boussolesindiquent enfin le Sud. Et « l’important estde ne pas perdre l’Est ». Son roman feradévier chacun de son axe. Ainsi intercèdela littérature quand l’imaginaire supplanteWikipédia, quand une documentationassimilée, plutôt que “forwardée” à lava-comme-je-te-pousse, gagne en pouvoird’évocation : « L'opium était, dans notreimaginaire, tellement associé à l'Extrême-Orient, à des images de Chinois allongésdans des fumeries qu'on en oubliaitpresque qu'il était originaire de Turquieet d'Inde et qu'on l'avait fumé de Thèbesà Téhéran en passant par Damas : fumerà Istanbul ou à Téhéran c'était retrouverun peu l'esprit du lieu, participer d'unetradition que nous connaissions mal etremettre à jour une réalité locale queles clichés coloniaux avaient déplacéeailleurs. L'opium est encore traditionnelen Iran, où les terriyakis se comptentpar milliers ; on voit des grands-pèresamaigris, vindicatifs et gesticulants, fous,jusqu'à ce qu'ils fument leur premièrepipe ou dissolvent dans leur thé un peudu résidu brûlé la veille et redeviennentdoux et sages, enveloppés dans leur épais

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manteau, à se réchauffer auprès d'unbrasero dont ils utiliseront les charbonspour allumer leur bâfour et soulager leurâme et leurs vieux os. »

Invitation au voyage, à la réflexion, àla résistance et à la fraternité sur fondd’époque sépulcrale, Boussole bouleverse.De toute la force de son verbe et dulimon qu’il charrie, ce grand livre dissipece qui élude l’Autre, ou vampirise sesfécondes dissemblances : « C'est à LucieDelarue-Mardrus que nous devons cettephrase extraordinaire : “Les Orientauxn'ont aucun sens de l'Orient. Le sens del'Orient, c'est nous autres les Occidentaux,nous autres les roumis qui l'avons.(J'entends les roumis, assez nombreuxtout de même, qui ne sont pas desmufles).” Pour Sarah, ce passage résumeà lui seul l'orientalisme, l'orientalisme entant que rêverie, l'orientalisme commedéploration, comme exploration toujoursdéçue. Effectivement, les roumis se sontapproprié le territoire du rêve, ce sont euxqui, après les conteurs arabes classiques,l'exploitent et le parcourent, et tous lesvoyages sont une confrontation avec cesonge. »

La suite donne à la fois le la et la clef deBoussole : « Il y a même un courant fertilequi se construit sur ce rêve, sans avoirbesoin de voyager, dont le représentant leplus illustre est sans doute Marcel Proustet sa Recherche du temps perdu, cœursymbolique du roman européen : Proustfait des Mille et Une Nuits un de sesmodèles – le livre de la nuit, le livre de lalutte contre la mort. Comme Schéhérazadese bat chaque soir, après l'amour, contrela sentence qui pèse sur elle en racontantune histoire au sultan Shahryâr, MarcelProust prend toutes les nuits la plume [...]»

Mathias Énard cisèle un texte engagé, quine défend aucune chapelle mais prônetoutes les reconnaissances possibles. Iloffre en gage, telle une dernière chancede vivre plutôt que de mourir ensemble,ce « tiède soleil de l’espérance », dansle tournis des parabases et digressionsde sa prose somptueuse : « Les tachesde rousseur de son sternum suivaient la

limite de la dentelle et remontaient jusqu'àla clavicule : j'apercevais la naissancede l'os au-dessus duquel pendaient desboucles d'oreilles, deux pièces héraldiquesimaginaires gravées de blasons inconnus.Ses cheveux roux étaient attachés haut,retenus par un petit peigne d'argent. Sesmains claires aux longues veines bleutéesbrassaient l'air au gré de son discours.Elle avait à peine touché au contenu deson assiette. Je repensais à Palmyre, aucontact de son corps, j'aurais voulu meblottir contre elle jusqu'à disparaître. »

Mathias Énard : Boussole (Actes Sud,384 p., 21,80 €)

À voir, sous l'onglet “Prolonger”, unentretien mené avec Mathias Énard, àl'automne 2012, à propos de son romanRue des voleurs.

La privatisation desbarrages relancée sous lapression de BruxellesPAR MARTINE ORANGELE MARDI 3 NOVEMBRE 2015

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Après les autoroutes, les barrages: lebradage du patrimoine public devraitse poursuivre. La direction européenne

de la concurrence vient d’ouvrir uneenquête pour position dominante d’EDFdans l’hydroélectricité. Le gouvernementsemble tout disposé à y répondre enremettant la rente hydraulique au privé,sans réciprocité. Nos révélations.

C’est une lettre qui semble n’avoirjamais été reçue. La teneur du messageest pourtant de celles auxquelles ilest habituellement porté la plus grandeattention. Le 22 octobre, la commissaireeuropéenne chargée de la concurrence,Margrethe Vestager, a adressé à LaurentFabius, ministre des affaires étrangèreset responsable à ce titre des questionseuropéennes, un courrier pour l’informerde l’ouverture d’une enquête sur lesconcessions hydrauliques accordées enFrance à EDF.

La commissaire européenne à laconcurrence, Margrethe Vestager © UE

Pourtant, ni le ministère des affairesétrangères, premier destinataire de cecourrier, ni le ministère du développementdurable, directement impliqué, ni leministère des finances, ni mêmeEDF, premier concerné, n’en accusentofficiellement réception. Interrogés tour àtour, tous feignent l’ignorance ou disentne pas être concernés. Car reconnaîtrel’existence de cette enquête européennereviendrait à mettre le sujet dans le débatpublic et, encore plus, obligerait Paris àadopter – pour une fois – des positionsclaires tant en France que vis-à-vis del’Europe. Mais le gouvernement a plutôtenvie de poursuivre les négociations encoulisses, comme cela se pratique sur ledossier de l’énergie depuis quinze ans.

Difficile, il est vrai, d’annoncer en pleinsommet sur le changement climatique quel’État s’apprête à renoncer à toute maîtrisesur la gestion collective d’un bien publiccomme l’eau, et à abandonner l’énergie

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renouvelable la moins chère et la plusrentable au privé. Encore plus inavouablede la part du gouvernement de reconnaîtrequ’il accepte de mettre à bas tout lesystème de péréquation tarifaire et deservice public de l’électricité – systèmeauquel nos dirigeants se disent, dans degrandes envolées d’estrades, si attachés.

Car c’est bien de cela qu’il s’agit.Le courrier de Margrethe Vestager,accompagné d’un rapport de 69 pagessur les implications de l’enquête, est sansambiguïté. « La commission considèreque les mesures par lesquelles lesautorités françaises ont attribué à EDFet maintenu à son bénéfice l’essentiel desconcessions hydroélectriques en Francesont incompatibles avec l’article 106 dutraité sur le fonctionnement de l’Unioneuropéenne », informe la commissaireeuropéenne. Afin de bien préciser sapensée, la direction de la concurrence écritdans l’introduction de son rapport queces attributions créent « une inégalité deschances entre les opérateurs économiquesdans l’accès aux ressources hydrauliquesaux fins de la production d’électricitépermettant à EDF de maintenir oude renforcer sa position dominante enFrance sur les marchés de la fournitured’électricité au détail ».

(Des extraits de cette lettre ontété blanchis pour des raisons deconfidentialité)

Cette remise en cause est lourdede conséquences, non seulement pourEDF, mais pour l’ensemble dusystème électrique français. Car l’énergiehydroélectrique est une des pierresangulaires de ce système. Représentantun peu plus de 12 % de laproduction électrique en France, lesbarrages constituent la seule énergiestockable, disponible à tout moment,pour assurer la continuité sur le réseauface aux consommations de pointeet aux intermittences de production,devenues de plus en plus fréquentesavec l’émergence des autres énergiesrenouvelables (éolien et solaire). Ce sontaussi les barrages qui soutiennent la sûretédu parc nucléaire français, bâti au bord

de l’eau, en fournissant l’eau nécessaireau refroidissement des centrales, et enprévenant le risque d’inondations de sitesnucléaires.

Toutes ces données ne semblent pas prisesen considération, la sécurité paraissantpar définition acquise à la commission. «La procédure en cours, dans la mesureoù elle vise à faire respecter les règlesde concurrence, ne remet aucunementen cause l'application des règlesassurant la sécurité approvisionnement,qui continuent à être applicables »,nousa répondu le porte-parole de la directionde la concurrence. « Bien sûr, il ya des cahiers des charges qui peuventposer des obligations de sécurité. Maisque valent-ils face à la perspective degains rapides, de la vente d’électricitéhydraulique quand le MW est le pluscher ? Cela fonctionne jusqu’au jour où ily a un accident », remarque un spécialistedu réseau.

De toutes façons, la grande affaire pourla commission européenne, c’est l’entorseà la concurrence libre et non faussée surle marché de l’énergie. La France possèdele deuxième réseau hydroélectriqueeuropéen. Bâti pour l’essentiel au sortirde la Seconde Guerre mondiale, il esttotalement amorti. Il permet de produirel’énergie renouvelable la moins chère,entre 20 et 30 euros le mégawattheure,contre plus de 50 euros pour le nucléaire,au-delà de 80 euros pour l’éolien et lesolaire. Selon la direction générale del’énergie et du climat, les installationshydroélectriques dégagent un excédentbrut d’exploitation de 2,5 milliards d’eurospar an. Investissements et rémunération ducapital déduits, le bénéfice s’élèverait àquelque 1,25 milliard d’euros par an.

De tels résultats suscitent bien desconvoitises. Tous les privés en veulentleur part. Dès 2006, date de l’ouverturedu marché français de l’énergie àla concurrence, les rivaux d’EDFont demandé à bénéficier eux aussides concessions hydrauliques, exploitéesjusqu’alors à 80 % par EDF et 17 %par Engie (ex-GDF-Suez) dans le cadrede la nationalisation de l’électricité

et de la loi sur l’eau. En 2012,l’association française indépendante del’électricité et du gaz (Afieg), regroupantl’allemand E.ON, l’italien Enel, le suédoisVattenfall, le suisse Alpiq, s’est à nouveaumanifestée pour réclamer d’avoir sapart dans les concessions hydrauliques.Depuis, certains membres semblent s’êtrebeaucoup activés pour porter le dossierdevant la commission européenne.

Le cas n’aurait pas pris aussi mauvaisetournure si le gouvernement françaisn’avait pas adopté des positionsvolontairement floues, pratiquant depuisdes années un double langage, promettantune chose à Paris, une autre à Bruxelles.« Le problème ne vient pas tant dela réglementation européenne que dela loi Sapin [de 1993, qui oblige lamise en concurrence et un appel d’offreslors des renégociations de concession- ndlr]. En changeant le statut d’EDFen 2006, en abandonnant le statut deservice public, l’État s’est retrouvé dansl’obligation de lancer des appels d’offreslors du renouvellement des concessionshydroélectriques. La droite a enterréle problème. En 2011, il aurait étépossible, lors la discussion de la directiveeuropéenne sur les concessions, d’exclureles barrages. Le gouvernement allemand,incité par des lobbies très actifs, y estparvenu. Mais le gouvernement françaisn’a rien fait. En arrivant au ministère,j’ai hérité de la patate chaude », racontela députée Delphine Batho, ancienneministre de l’écologie (de mai 2012 àjuillet 2013).

À l’époque, Delphine Batho, considérantque ce capital hydraulique payé parles générations passées devait êtreconservé dans des mains publiques,a cherché des alternatives pour éviterde dilapider ce patrimoine. Elle irajusqu’à proposer la renationalisation de laproduction hydroélectrique et la créationd'un établissement public pour le gérer.Renationaliser, quel vilain mot ! L’idéeest enterrée à toute vitesse par legouvernement et Bercy, alors que les

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lobbies électriques européens se mettenten branle pour conjurer tout projet pouvantcontrer leurs intérêts.

Sans réciprocité

© reuters

Le gouvernement ira plus loin. Tandis quele ministre des finances d’alors, PierreMoscovici, aujourd’hui commissaireeuropéen aux affaires économiqueset financières, négocie début 2013avec la commission de nouveauxdépassements budgétaires français parrapport aux règles de Maastricht, uncodicille est discrètement introduit lorsde ces négociations. En contrepartiede la bienveillance de la commissioneuropéenne sur ses écarts budgétaires,l’État français propose de privatiser sesconcessions hydrauliques. « Aucun autreÉtat européen n’a accepté de renoncerà avoir la maîtrise de ses barrages »,s’indignent alors plusieurs députés.

Venant en défense de la propositiongouvernementale, la Cour des comptesémet un opportun référé le 21 juin 2013.Elle y relève que l’État n’a pas respectéses engagements de mise en concurrencedes installations hydroélectriques. Cesmanquements, insiste-t-elle, entraînentune perte de recettes budgétaires, estiméesselon elle à 250 millions d’euros d’ici à2016 et surtout à une captation de la rentehydroélectrique par les concessionnaires,en d’autres termes EDF.

Mais de quelle rente parle-t-on, interrogentdans un rapport parlementaired’octobre 2013 sur les concessionshydrauliques les députés Marie-NoëlleBattistel (PS, suppléante de DidierMigaud, elle lui a succédé lorsque celui-ci a pris la présidence de la Courdes comptes) et Éric Straumann (LR).« Comment peut-on considérer que larente hydroélectrique soit abandonnée au

concessionnaire sortant dès lors que celui-ci est obligé, dans les tarifs réglementésde vente, de fournir l’électricité au coûtde production ? La rente hydroélectriqueprofite en réalité au consommateur,directement concerné par la question dupouvoir d’achat… », écrivent alors lesrapporteurs en réplique à l’analyse dela Cour des comptes, tout en rappelantque les collectivités, par le biais desredevances, et l’État, grâce aux dividendesd’EDF, sont directement intéressés auxrésultats de l’entreprise publique et de sagestion du parc hydraulique.

Dans leur rapport, les deux députésinsistent aussi sur l’importance d’assurerla sécurité du système électrique, de gérerles usages de l’eau (de nombreuses usineset exploitations agricoles sont liées auxinfrastructures hydrauliques), de préparerla transition du système énergétiquefrançais. Ils soulignent aussi les risques dedégradation des territoires, de suppressiond’emplois, de délitement du modèlefrançais. Dans leur recommandation, ilspréconisent de confier la gestion du parchydraulique à un exploitant unique sousla forme d’attribution, afin que l’Étatconserve la maîtrise de tout le système del’eau. Le rapport fut adopté à l’unanimitépar les membres de la commission desaffaires économiques.

Le gouvernement est resté sourd à tousces arguments. À l’occasion de la loide transition énergétique, il a lancé laprivatisation des barrages. Lors de ladiscussion sur le projet de loi, les députésde droite comme de gauche ont tenté des’opposer à cette disposition et défendule maintien d’un contrôle public du parchydraulique. En vain. « C'est la raisonpour laquelle je me suis abstenue lorsdu vote de la loi», dit Delphine Batho.L’alliance de circonstance entre une hauteadministration qui, par idéologie, réfutetout intérêt de l’État, des lobbies privéset des élus qui rêvent de conforter leurpouvoir en captant une partie de la mannedes barrages a eu raison de toutes lesrésistances et objections.

Pour sauver les apparences, legouvernement prévoit, dans le cadre de laloi sur la transition énergétique adoptéeen juillet, une privatisation partielle et nontotale. Il est prévu que les concessions desouvrages hydrauliques soient remises enconcurrence par le biais d’appels d’offres.Leur exploitation doit se faire par le biaisde sociétés d’économie mixte, l’État oules collectivités locales détenant au moins34 % du capital, l’opérateur au moins34 % aussi. Alors que les affaires liéesà l’attribution des concessions d’eau dansles municipalités sont encore dans toutesles mémoires, on n’ose imaginer ce qu’ilpourra advenir alors que les enjeux sur cesconcessions hydrauliques se chiffrent encentaines de millions d’euros.

Mais il y avait un risque pour legouvernement, que le nouveau systèmemette trop longtemps à se mettre enplace. La mise en demeure de la directioneuropéenne de la concurrence tombe àpic. Elle devrait permettre d’accélérer leprocessus et de remettre en cause desconcessions qui n’auraient peut-être étérenouvelées que dans dix ou quinze ans,voire plus, au motif que l’État se doit derépondre aux injonctions de Bruxelles.

Reste un problème, cependant, qu’ilva bien falloir justifier tant au niveaueuropéen qu’au niveau français. Commentexpliquer que la France soit la seuleà ouvrir ses barrages hydrauliques à laconcurrence, alors que tous les autresÉtats européens en conservent un contrôleétroit ? L’Allemagne a exclu ses barragesde la concurrence. Les concessions sontoctroyées par les Länder pour une durée de40 à 80 ans. Et la commune dispose d’undroit de veto sur tout nouvel exploitant. LaSuède, dont un des opérateurs lorgne lesbarrages français, a mis ses barrages sousle régime de l’autorisation publique. EnNorvège, les exploitations hydrauliquessont obligatoirement accordées à unestructure publique pour une duréeillimitée. En Autriche, les concessionssont accordées pour une durée de 60 à 80ans. En Italie, les concessions attribuées àl’Enel, l’électricien historique, sont toutesmaintenues au moins jusqu’en 2029. La

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Suisse, candidate aussi pour reprendre desbarrages en France, ne relève pas du droiteuropéen.

[[lire_aussi]]

« Vos rapporteurs ont été soumis à lapression insistante d’opérateurs étrangersqui souhaitent pénétrer le marché françaissans être menacés sur leur propre marché.Lorsque nous les avons interrogés, ilsont été bien en peine de répondre ànos questions sur la réciprocité. Aucunautre État membre n’est amené à mettreen concurrence un parc hydrauliqueconséquent dans les mêmes conditionsque la France », rappelaient Marie-NoëlleBattistel et Éric Straumann dans leurrapport.

Pour l’instant, l’argument ne semblepas gêner la direction européenne dela concurrence. Celle-ci pourrait mêmealler encore plus loin. Selon des rumeurspersistantes, elle pourrait interdire àEDF de présenter sa candidature à toutappel d’offres sur les renouvellements deconcession. Interrogé à ce sujet, le porte-parole de la commission n’a pas voulurépondre, indiquant que la question étaitprématurée.

Si ce n’est pas une mise à mortprogrammée du modèle français, cela yressemble beaucoup. Le système intégréet unifié, mis en place après la SecondeGuerre mondiale, paraît condamné pourfaire place à un système privatisé, morcelé,tel qu'il existait dans les années 1930et qui se révéla incapable de menerà bien l'équipement du territoire. Lesdispositifs prévus signent à terme la finde la péréquation et des tarifs régulés.La gestion de la Compagnie nationaledu Rhône, détenue à 51 % par descollectivités locales et 49 % par Engie,donne une illustration des nouvellespratiques à venir. Si les collectivitéslocales touchent quelque 200 millionsd’euros de redevances par an, les dizainesde millions de bénéfices restants vont auxactionnaires et aux dirigeants, en aucuncas aux consommateurs. Ce qui s’appellepartager la rente.

Quant à EDF, s’il se trouve privé de toutou partie de sa production hydraulique,alors que dans le même temps, il luifaut gérer la réduction du nucléaire etle démantèlement de son parc, et quel’État ne cesse de lui imposer de nouvellesobligations, il ne peut que crouler sous lescontraintes et être condamné à augmentersans cesse les tarifs. Toute la charge vaêtre reportée sur les consommateurs et lescontribuables. C’est ce qui s’appelle sansdoute les bénéfices de la concurrence libreet non faussée.

Opacité financière: lesEtats-Unis maîtres dusecret, l’Europe progresseun peuPAR DAN ISRAELLE SAMEDI 7 NOVEMBRE 2015

Deux rapports font le bilan de deuxans de grandes manœuvres internationalespour lutter contre le secret bancaire etl'optimisation fiscale des entreprises. LesÉtats-Unis s'enfoncent dans le secret, etl'Union européenne n'en est pas encoretotalement sortie.

Comme toujours, l’analyse est acérée, etle diagnostic impitoyable. Le Tax justicenetwork, l’ONG anglo-saxonne la plusen pointe dans la lutte contre les paradisfiscaux, a publié ce lundi son « indexde l’opacité financière ». Ce classementdes États les plus secrets dans la gestionde l’argent des riches contribuableset des multinationales est réactualisétous les deux ans depuis 2009. Sapublication coïncide avec celle, ce mardi,du rapport annuel de l’associationbruxelloise Eurodad, qui coordonne unevaste étude portant sur les avancées versla transparence et l’équité fiscales dans 15pays européens.

Ensemble, ces deux rapports constituentun baromètre précis des avancées vers la« justice fiscale » pour laquelle se battentONG et militants. En deux ans, ce combata fait des pas de géant, sous la pressionconjuguée d’États aux finances exsangueset de citoyens (mais aussi de responsables

politiques) scandalisés par les révélationsrépétées sur la complaisance de certainspays face à l’évasion fiscale et faceaux exigences des multinationales. Leconstat est le même devant l’étenduede la compétition fiscale à l’échelleinternationale. En 24 mois, plus de centpays se sont engagés à mettre fin ausecret fiscal à l’horizon 2017-2018, etpresque autant vont se plier aux nouvellesrègles de l’OCDE pour mieux taxer lesentreprises. La Commission européennes’est elle aussi saisie de la question. Maistant de progrès restent à faire…

Lors de sa dernière livraison, fin 2013,le classement du Tax justice networkévaluait la situation dans 82 pays. Unebonne centaine est analysée aujourd’hui.L’originalité de ce travail réside dansle savant mélange entre deux types dedonnées : les critères qualitatifs, résumésdans un « score d’opacité » mesuréà partir de 15 critères objectifs, et uncritère quantitatif, qui mesure le poids,en pourcentage, de chaque territoiredans le marché international des servicesfinanciers aux clients non résidents. Cettecombinaison unique permet de cibler lespays « qui promeuvent le plus activementet agressivement l’opacité dans la financemondiale ». Et de faire se côtoyer desterritoires unanimement reconnus commedes « juridictions du secret » et des payscensément bien plus respectables, moinsopaques mais produisant ou accueillant denombreux flux offshore.

Sur mediapart.fr, un objet graphiqueest disponible à cet endroit.

Le résultat est détonant. Aux dix premièresplaces des pays les plus opaques,on retrouve sans surprise la Suisse,mastodonte de la gestion de patrimoineplus ou moins caché qui freine autantque possible la transparence en marche,ainsi que Hong Kong, Singapour, lesîles Caïmans, Bahreïn et Dubaï, qui setiennent à des degrés divers éloignés dumouvement international de régularisationen cours. Mais on s’attend moins à trouverles États-Unis en troisième position, ou

l’Allemagne au 8e rang !

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Le Luxembourg fait toujours partie du top10 des États les plus opaques, mais s’ensort mieux, passant de la deuxième à lasixième place en deux ans. Le petit État,qualifié en 2013 par le TJN d’« étoile dela mort du secret fiscal », a, il est vrai,donné bien des gages. Il vient enfin d’êtrereconnu comme un État coopératif parl’OCDE, qui lui avait refusé ce statut en2013 (le Panama a aussi obtenu ce statut).Et il s’est engagé, comme tous les autrespays de l’Union européenne, à pratiquerl’échange automatique d’informationentre administrations fiscales avant 2018.Ce qui ne l’empêche pas de gérerdes milliards d’euros de fonds opaques,regroupés pour la plupart dans des fondsde placement, comme le détaillait fin 2013l’économiste Gabriel Zucman dans unlivre percutant, dont la traduction auxÉtats-Unis ces derniers jours contribue àfaire renaître le débat sur le jeu troubledu Grand-Duché.

Les États-Unis, en revanche, passent de

la 6e à la 3e place. Non seulement ilsabritent toujours en leur sein le Delaware,parfait paradis fiscal, toujours inaccessiblepour la justice et l’administration fiscaledes autres pays cherchant à percer lessecrets des innombrables sociétés-écransqu’il accueille si généreusement (lirenotre reportage sur place). Mais deplus, les États-Unis ont utilisé les loisFatca, par lesquelles ils imposent à leurspartenaires de leur révéler les secrets detous les Américains ouvrant des comptesà l’étranger, pour se construire un régimed’exception : ils ne sont pas signatairesdes textes de l’OCDE mettant fin au secretfiscal. Sous prétexte d’avoir développéleurs propres lois, ils refusent de sesoumettre à ce qui devient le régimecommun de l’immense majorité des paysde la planète. Or, les lois Fatca sont quasiunilatérales, et n’imposent presque aucuneobligation aux Américains, réservant ledevoir de transparence aux autres États.Pour le Tax justice network, les États-Unissont « une cause d’inquiétude plus grandeque n’importe quel autre pays »…

Quant à l’Allemagne, elle conserve sa

8e place, notamment pour sa souplesseenvers les flux financiers suspects, et sonopposition résolue à la publication desdonnées financières des entreprises. La

France, elle, passe de la 43e à la 31e place,mais sans que les analyses du TJN sur laplace de l’Hexagone aient évolué en deuxans.

Globalement, l’association se félicitequ’enfin, « de vraies mesures soient prisespour combattre l’opacité financière » etque nombre des outils qu’elle défenddepuis des années soient désormaisconsidérés comme des instrumentspertinents, voire indispensables, pourlutter contre les paradis fiscaux : échangeautomatique d’information, reporting payspar pays, registre des bénéficiaires finauxdes sociétés-écrans.

Le TJN conserve tout de même l’œilcritique qui a fait sa renommée. « Cesinitiatives internationales et régionalessont viciées et font face au sabotagedes lobbies qui les ont déjà affaiblies »,assène-t-il. Il s’inquiète notamment de larésistance de Dubaï ou des États-Unis,mais aussi du développement des trusts,ces outils dont Jersey s’est notammentfait une spécialité, et qui servent àprotéger l’identité des bénéficiaires réelsde sommes colossales ou d’objets degrande valeur. Et son regard globalementcritique sur les efforts de l’Unioneuropéenne dans ce domaine est confirmépar l’analyse serrée effectuée par Eurodadet par une myriade d’ONG locales (dontles français CCFD-Terre solidaire etd’Oxfam) pour leur nouveau rapport.

L'Europe et la France reculentsur la transparenceIntitulé Cinquante Nuances d’évasionfiscale, ce texte fustige un « systèmecomplexe et dysfonctionnel de rescritsfiscaux, de conventions fiscales, desociétés dites “boîtes aux lettres” et derégimes fiscaux préférentiels pour lesbrevets ». Cette analyse fait largementécho aux points de vue des divers militants(ils ont pour la plupart contribué à cerapport), que Mediapart a récemment

relayés dans son bilan des actionsdécidées par l’OCDE dans la luttecontre l’optimisation fiscale effrénée desmultinationales.

Les ONG européennes s’inquiètentnotamment de l’essor des « patentboxes », ces niches fiscales offertespar de nombreux pays sur les revenustirés de la propriété intellectuelle, quisont aujourd’hui au cœur des stratégiesd’évitement de l’impôt et qui sont loind’être remises en cause aujourd’hui.Pourtant, c’est notamment grâce àune patent box luxembourgeoise queMcDonald’s a pu éviter de payer plus d’unmilliard d’euros en cinq ans à plusieursÉtats européens (lire notre article).

Autre gros point noir pour les militants :le manque de transparence des mesuresd’ores et déjà prises. Ainsi, les paysde l’OCDE et de l’Union européennevont certes adopter le « reporting payspar pays » pour les plus grossesmultinationales, qui va obliger cesentreprises à déclarer les bénéfices,l’activité réelle et les impôts payés dechacune de leurs filiales partout dansle monde. Mais ces données ne serontpubliées nulle part, et seront réservéesaux administrations fiscales. Idem pour lesinformations sur les « rulings fiscaux »,ces accords entre États et multinationalessur la façon dont ces dernières paient leursimpôts : ils resteront réservés au fisc, etmême la Commission européenne n’aurapas accès aux détails. « Les promessespolitiques de “transparence” se sonttransformées en un système complexeet confidentiel d’échange d’informationsentre administrations fiscales de paysdéveloppés, laissant le public et l’intérêtgénéral sur le banc de touche », tempêteEurodad.

[[lire_aussi]]

Il faut noter que ce rapport est loind’épargner la France, notamment pour son« rétropédalage » sur la publication desdonnées communiquées par les entreprisesau fisc concernant leurs filiales. Aprèsavoir déclaré en 2013 qu’il était en faveurde la publication de ces données, et avoirobligé par la loi les banques françaises

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à le faire, l’Hexagone est revenu enarrière, et s’aligne sur la position moinsambitieuse de l’OCDE. « Autrefois leadereuropéen de la transparence fiscale,le gouvernement français se montrebeaucoup moins proactif et se contente desuivre les recommandations de l’OCDE »,qui « ne vont pas dans le bon sens »sur cette question, souligne dans uncommuniqué Lucie Watrinet, chargéede plaidoyer sur le financement dudéveloppement au CCFD-Terre solidaire.

Les citoyens resteront donc redevablesaux lanceurs d’alerte pour en apprendreplus sur les pratiques des rois del’évasion fiscale. Des lanceurs d’alertecomme Antoine Deltour, ce Français quifut employé par le cabinet de conseilPrice Waterhouse Cooper au Luxembourg,et qui est à l’origine des révélationsLuxLeaks voilà tout juste un an, le 5novembre 2014. Dans une interview àMediapart, la commissaire européenneà la concurrence Margrethe Vestager l’aqualifié de « lanceur d’alerte » et aconfirmé que la Commission exploitaitces documents dans ses enquêtes sur lesrulings fiscaux, qui ont déjà abouti àla condamnation des accords entre leLuxembourg et Fiat et entre Starbucks etles Pays-Bas. Pourtant, Antoine Deltourest mis en examen au Luxembourg etrisque cinq ans de prison pour vol dedocuments et violation du secret desaffaires.

Le rapport d’Eurodad rappelle aussi fortutilement que « la France prend sa pleinepart dans la course à la concurrencefiscale européenne en multipliant lesincitations fiscales pour attirer lesentreprises multinationales ». Outre leCICE (Crédit d’impôt compétitivité etemploi), pilier de la politique fiscalede François Hollande en direction desentreprises, le rapport souligne le poidsdu Crédit impôt recherche, à l’efficacitétrès contestée, qui est « l’un des créditsd’impôts R&D les plus importants dumonde ». Son coût total pour 2015 estde 5,34 milliards d’euros, « soit plusd’1,5 fois le budget de 3,23 milliards

accordé au CNRS ». Dans la coursecontre l’optimisation et l’évasion fiscales,certains chiffres méritent d’être martelés.

Au Cambodge, les Bunongsluttent pour leurs terrescontre Vincent BolloréPAR ELÉONORE SOK-HALKOVICHLE MERCREDI 4 NOVEMBRE 2015

Les deux concessions détenues par la Socfin-KCDdans le Mondolkiri © Eléonore Sok-Halkovich

Depuis l’implantation de la culture del’hévéa, le mode de vie des Bunongs aété totalement déstabilisé. Des villageoisdemandent au milliardaire français larestitution de leurs terres devant le tribunalde grande instance de Nanterre et sebattent pour la préservation de leursressources et de leur culture.

Phnom Penh (Cambodge),correspondance.- C’est dans leMondolkiri, la région la plus vaste et lamoins peuplée du Cambodge, surnomméela « Suisse cambodgienne » pour sescollines d’un vert criard, ses pins et seschutes d’eau, que le caoutchoutier Socfin-KCD a élu domicile en 2007. La Socfin-KCD est le fruit d’une joint-venture entrela holding Socfinasia, société de droitluxembourgeois détenue à hauteur de38 % par le groupe Bolloré, et la KhaoChuly, une entreprise de constructioncambodgienne, proche du pouvoir central.

Même si le milliardaire Vincent Bollorén’est pas actionnaire majoritaire, c’est aunom du contrôle exercé sur cette structureque, le 24 juillet 2015, l’avocat FiodorRilov a lancé une action en responsabilitécivile contre l’industriel français. Unedate vient d'être fixée pour le procès,qui s'ouvrira en mai 2016. Désormais, 93

plaignants réclament la restitution de leursterres, ainsi que des milliers d’euros dedommages et intérêts.

Sethikula et Varanasi, des noms indienslégendaires, ont été choisis pour lesdeux concessions de la Socfin-KCD. Lemysticisme a pourtant pris un coup dansce district de Busra, au point même quele Guide du routard prévient, pessimiste :« N’y allez pas, le Mondolkiri, rongé par ladéforestation, a perdu son âme. » Pourtant,ici, on se bat pour conserver cette âme.L’enjeu du combat : le “mir”, la terre,l’axe central du mode de vie des Bunongs,une minorité indigène des hauts plateaux.Hormis sous le régime khmer rouge, lesBunongs ont toujours vécu ici. La légendedit même qu’ils sont nés du Phnom NamLear, la colline qui s’étend le long desplantations.

C’est ce que raconte Pé Beuh, un des93 villageois ayant assigné Bolloré enjustice. Cet homme de 75 ans, qui refused’abord de nous parler craignant que nousne soyons des émissaires de la compagnie,nous reçoit finalement dans sa maisonde bois, plantée au milieu de poivrierset de champs de manioc, dans l’enceintedes concessions. Avant l’implantation dela Socfin-KCD, Pé Beuh possédait icides terrains où il pratiquait l’agricultureitinérante traditionnelle.

« Sur certaines parcelles, on avait desrizières, sur d’autres des légumes, desfruits, puis quand la terre ne rendait plus,on la laissait en jachère et on cultivaitune autre parcelle pour laisser au solle temps de se renouveler », détaille levieillard aux yeux translucides, en tirantdes bouffées de cigarette. « Quand lesFrançais sont arrivés en 2007, ils ontenvoyé un Bunong repérer les meilleuresterres et les marquer. L’année d’après, lestracteurs débarquaient pour tout détruire,

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raser les champs et la forêt sacrée ! Ilsn’ont pensé qu’à l’argent mais pas à notrefutur. »

Entourée de rouge, la région duMondolkiri. © Google Maps

Le dossier des plantations de Bolloréest un serpent de mer. Déjà en 2010,lorsque la Fédération internationale desdroits de l’homme (FIDH) avait publié unrapport dénonçant les agissements dela Socfin-KCD, l’entreprise avait menacél’ONG de poursuites pour calomnie etdiffamation. Mais depuis que sa repriseen main contestée de Canal Plus l’a denouveau propulsé sur le devant de lascène, Vincent Bolloré est bien décidé àcontre-attaquer toute remise en cause dela gestion de son vaste empire agricole,bâti sur l’ancienne puissance colonialeRivaud. Début octobre, le site Bastamag aainsi annoncé qu'il était attaqué pourdiffamation après une enquête pointant desdérives dans ses plantations d’hévéa del’Asie à l’Afrique.

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Sethikula et Varanasi sont des concessionsfoncières à des fins d’exploitationéconomique (ECL), des baux à long termeoctroyés par le gouvernement cambodgienà des entreprises locales, ou souventétrangères, afin d’y développer des projetsagricoles ou industriels. Du fait dupotentiel de cette région, où l’on dit que« tout pousse », pas moins de 94 731hectares y sont actuellement exploitéspar des entreprises cambodgiennes,vietnamiennes, malaisiennes, chinoises etanglaises, réparties en 15 concessionsselon les chiffres du ministère del’agriculture, 16 d’après la base dedonnées de la coalition NGO Forum.

Pé Beuh dit avoir été dépossédé de lamoitié de ses terrains (dont il ne connaîtpas la superficie), pour lesquels il areçu une compensation financière uniquede 200 dollars (180 euros), alors quela somme avancée par la Socfin-KCDétait de 200 dollars par hectare. Un tarifjugé insuffisant par les ONG défendantla minorité, la culture d’un hectare deriz pouvant rapporter en moyenne 1 500dollars par an. «Les villageois étaientlà depuis longtemps, mais ils n’avaientpas de titre d’occupation », expliqueSok Ratha, le coordinateur régional del’Association pour les droits de l’hommeet le développement (Adhoc). « C’étaitvraiment facile pour la compagniede les accuser d’occuper les terrainsillégalement, avec la complicité desautorités. »

Au Cambodge, 80 % de la populationvivent en zone rurale et plus de 70 %dépendent de l’agriculture pour survivre,selon la Banque mondiale. Privés deleurs ressources, les Bunongs sont doncentrés de plein fouet dans l’économiede marché et en subissent désormais lesfluctuations. «Avant, on avait la libertéd’action, poursuit Pé Beuh. On pouvaitchasser, on avait tout ce dont on avaitbesoin sur place. Maintenant, on doitacheter notre riz et en ce moment c’est trèscher pour nous : 35 dollars le sac de 15kilos, près de 5 dollars le kilo de bœuf,etc.»

«J’ai parfois peur qu’avec toutce qui se passe, mon peuple nedisparaisse»À une dizaine de kilomètres, dans lacommune de Busra, Keo Chat voit rougelorsqu’il parle des “Barangs” (Français).« Une personne de la compagnie m’adit : on prend votre champ car quandvous serez vieux, vous ne pourrez plusl’exploiter, et en échange on vous donnede l’argent », relate-t-il, amer. Avec sesvoisins, il a tenté de défendre ses terres,un tracteur a même été incendié, en vain.Entouré de cinq de ses neuf enfants,lesquels sont vêtus uniquement de tee-shirts et traînent pieds nus dans la boue,Chat affirme n’avoir jamais reçu l’argent

promis. Pour faire vivre sa famille, il acommencé à travailler pour la plantationen 2009.

«Je me levais à 5 heures du matin, à6 heures on devait se mettre en lignepour que le patron nous compte. Oncommençait à travailler à 7 heures,jusqu’à 16 heures. Après avoir collectéle latex, il y avait une très forte odeurqui faisait tourner la tête. On était payécinq dollars par jour, j’étais épuisé, j’aiarrêté. » Il tire désormais sa principalesource de revenus de l’alcool de riz qu’ildistille dans de gros baquets sous lespilotis de sa maisonnette. Les bons mois,ce commerce peu orthodoxe lui rapporte50 dollars.

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Dans les longues allées des 6 600 hectaresde concession, la rigueur rectiligne desparcelles d’hévéas, plantés à un mètred’intervalle, contraste étrangement avecla touffeur des forêts environnantes. Ilfaut six ou sept ans pour commencer àexploiter le caoutchouc, mais des testssont déjà réalisés sur de nombreusesparcelles où le latex s’écoule le longdes entailles circulaires appliquées autronc. Dopé par le marché automobilechinois, la production du caoutchoucnaturel utilisé pour les pneumatiquesest devenu un véritable or blanc. Entre2008 et 2010, le Cambodge a tripléses exportations, passant de 16 à 45milles tonnes, d’après les donnéesde l’Association des producteurs decaoutchouc naturel (ANRPC). Et mêmesi le royaume reste un petit marchéface aux mastodontes thaïlandais etvietnamien, le gouvernement a fait dudéveloppement de l’hévéaculture une deses priorités.

Au bout d’un long chemin boueux rendudifficilement praticable en scooter en cettefin de saison des pluies, Rom nous conduità l’emplacement de l’ancien cimetière desa famille. C’est ici, à l’ombre d’arbrescentenaires, que reposaient ses grands-parents. « Lorsque les tracteurs ontdéboisé la zone, ils ont excavé les tombes,pourtant les stèles étaient visibles ! Les

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os sont remontés à la surface », s’émeutcette femme au visage sans âge. Pourfaire amende honorable, les responsablesde la compagnie ont néanmoins fourniun buffle et participé à son sacrificelors d’une cérémonie expiatoire. « LesBunongs sont animistes, explique Dy, unguide touristique local. Ils croient auxesprits des arbres et aux esprits des morts.Depuis cet incident, ils disent que les mortsreviennent les hanter, qu’il y a eu plusieurscrises au village… Ils ont comme perduleurs repères. »

La nuit tombée à Busra, le temps se fige.Et toujours cette boue, encore plus épaisse,qui s’insinue partout. Kliou Sokphirun doitfaire avec, car sa maison bâtie en bambousn’a pas de plancher. Cette jeune femmeen mini-short et débardeur rouge a étéélue il y a quelques mois chef du village.« Ici, les gens sont en colère car au moins40 % n’ont pas été payés », estime-t-elle,dans la pénombre de cette pièce éclairéeà la bougie. « Seulement une quarantainede villageois ont réussi à récupérer leursterres, mais pour les autres, la procédurejudiciaire est le dernier espoir. »

Sur place ou dans les officines de lacapitale, la perspective de ce procèsexceptionnel crée des tensions, certainscraignant qu’il ne nuise aux négociationsreprises fin 2014. « Force est deconstater que sept ans après, peu dechose ont changé, mais que depuisque Bolloré est au courant de laprocédure, les négociations reprennentde plus belle », sourit Ngach Samin,responsable de ce dossier à l’ONGde défense des indigènes CIYA. Ilprépare un travail de cartographie desconcessions afin de prouver que ladéforestation de parcelles continue. « Lesdroits des minorités sont bafoués, carnous manquons de représentativité au

parlement et ce genre de business génèretrop de corruption. » Pourtant, lesBunongs refusent de courber l’échine, eten octobre, une pétition a été envoyéeau ministère de l’intérieur afin dedemander la destitution du gouverneur duMondolkiri, qui leur avait refusé le droitde défiler lors du jour international desindigènes le 9 août dernier.

Dans la nuit de Busra, une lumièrebrille encore. Une petite salle aux murslézardés accueille une quinzaine d’enfants,assis par terre sur des nattes. Ils suiventreligieusement des cours d’écriture dulangage bunong, qui a été adaptée àl’écriture khmère par une ONG. «J’aiparfois peur qu’avec tout ce qui se passe,mon peuple ne disparaisse», confie lejeune guide Dy. « Si la langue résiste aukhmer et à l’anglais, au moins une partiede notre culture survivra. »

Rwanda: la France estvisée par une plainte pourcomplicité de génocidePAR THOMAS CANTALOUBELE MERCREDI 4 NOVEMBRE 2015

L'association Survie a déposé lundi 2novembre 2015 une plainte contre Xvisant la possibilité que la France se soitrendue complice du génocide contre lesTutsis en livrant des armes au régimerwandais début 1994. Plusieurs documentset déclarations étayent cette plainte.

Après de nombreuses années de collectede documents et de témoignages,l’association Survie a porté plaintecontre X pour complicité de génocidele lundi 2 novembre 2015, afin defaire toute la lumière sur de possibleslivraisons d’armes de la part de laFrance aux génocidaires rwandais audébut de l’année 1994. L’association, quimilite depuis plusieurs décennies contrela Françafrique, mais également en faveurde la transparence sur le génocide desTutsis au Rwanda (près d’un million demorts d’avril à juillet 1994), l’admet elle-même : elle n’a pas déniché des faitsnouveaux ou des témoignages inédits,

mais il existe suffisamment d’élémentsconvergents pour mériter l’ouvertured’une information judiciaire.

Selon François Crétollier, membre deSurvie : « Nous ne cherchons pasà poursuivre les porteurs de caisses,mais les décisionnaires, les responsablespolitiques et militaires qui ont pris lerisque de livrer des armes dans un premiertemps à des gens qui avaient organisédes crimes contre l'humanité, puis dansun second temps à un régime génocidaire.Au-delà, notre but est de faire avancer lajurisprudence pour que nos gouvernantsne puissent plus, à l’avenir, fournir desarmes à un régime qui risque de basculerdans un crime contre l'humanité. »

Officiellement, les soldats français avaientquitté le Rwanda fin décembre 1993, aprèsplusieurs années de soutien militaire aurégime du président Juvénal Habyarimana(formation et équipement en armes destroupes gouvernementales). Mais depuiscette période, une poignée de documents,ainsi que les témoignages de troisministres français, laissent penser quedes livraisons d’armes ont bel et bieneu lieu au profit des forces qui ontparticipé au génocide courant 1994, alorsque le caractère « pré-génocidaire » de lasituation était avéré.

Deux documents indiquant, l'un une livraisonde munitions de mortiers à Kigali, l'autreles autorisations de livraisons d'armes.

Pour étayer sa plainte, Survie s’appuied’abord sur un rapport de la mission desNations unies pour l’assistance au Rwanda(MINUAR) du 22 janvier 1994 qui décritle contenu d’un avion-cargo provenant deFrance avec, à son bord, des munitionspour mortiers. Ce rapport renvoie àun autre document, qui recense lesautorisations d’exportation de matériels deguerre (AEMG) au Rwanda de 1990 à

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1994. Or si les dates d’autorisations sontbien mentionnées, celles des livraisonsdemeurent inconnues. Mais, sachant queles licences d’exportation sont en généralaccordées pour 365 jours, ces matérielsont très bien pu être livrés début 1994,voire après le 6 avril 1994, date dedéclenchement du génocide. L’exécutiffrançais n’a jamais rendu publiques lesdates de livraison de ces matériels deguerre.

Autre élément intéressant : l’affirmationdu colonel belge Luc Marchal, affecté àla MINUAR, selon laquelle trois avionsmilitaires français ont livré des caissesde munitions de mortiers destinées auxForces armées rwandaises dans la nuit du 8au 9 avril 1994 (l’officier a confié cela à lacommission d’enquête interne de l’arméebelge, puis à la BBC et au Monde). Laréponse du ministère de la défense françaisà ces allégations est un modèle de « non-dénégation » puisque le colonel HenriPoncet, commandant les soldats françaissur place à l’époque, réplique : « Les unitéssous mes ordres n’étaient pas équipées demortiers et n’ont donc pas déchargé demunitions » (voir document ci-dessous).

Une réponse qui n'en est pas une aucolonel belge qui affirme qu'on lui a

rapporté des livraisons d'armes en avril 94.

Enfin, il y a une note de la directiondes affaires stratégiques du ministèrede la défense, rédigée en février 1995,intitulée « Évaluation politico-militaire de

la crise du Rwanda », qui analyse :« En raison des liens personnels établisentre décideurs français et responsablesrwandais, du plus haut niveau de l’Étatjusqu’au gestionnaire du dossier dansles différentes administrations françaises,l’essentiel de la politique est analysécomme affaire de réseaux, de domaineréservé et de décisions occultes. Ainsiles différents auteurs voient-ils dans lapoursuite des livraisons d’armes auxForces armées rwandaises jusqu’en juillet1994, la preuve de l’hétérogénéité desactions françaises pour soutenir le régimedéfunt » (cette note est lue par lejournaliste Patrick de Saint-Exupéry à3h07’25’’ dans cette vidéo).

En plus de ces documents et de quelquesautres de moindre importance, il y a lesdéclarations de trois ministres français depremier plan qui confirment, à différentsniveaux, les livraisons d’armes en 1994. Ily a tout d’abord Bernard Debré, ministrede la coopération de novembre 1994à mai 1995, qui a déclaré le 6 avril1998 sur RTL : « Quand il y a eu desmassacres, à partir du 6 avril 1994, desmassacres épouvantables, la France acontinué pendant cinq à huit jours, ou dixjours, à livrer des armes. » Il a réitéréses propos, en des termes légèrement plusprudents, devant la Mission parlementaired’information sur le Rwanda, le 2 juin1998.

Il y a ensuite les propos de BernardKouchner, plusieurs fois ministre sousMitterrand, Chirac et Sarkozy, qui, lors des

commémorations du 20e anniversaire dugénocide, a assuré que « le gouvernementgénocidaire a été formé dans l’enceintede l’ambassade de France en avril 1994.Paris lui a livré des armes jusqu’en août1994 ». Enfin, Hubert Védrine, qui était

secrétaire général de l’Élysée au momentdu génocide, a expliqué de manière bienplus vague, devant la commission dela Défense, le 16 avril 2014 : « Ilest resté des relations d’armement etc’est pas la peine de découvrir sur unton outragé qu’il y a eu des livraisonsqui se sont poursuivies : c’est la suitede l’engagement d’avant, la Franceconsidérant que pour imposer une solutionpolitique, il fallait bloquer l’offensivemilitaire. Ça n’a jamais été nié, ça. Donc,c’est pas la peine de le découvrir, dele présenter comme étant une sorte depratique abominable masquée. C’est dansle cadre de l’engagement, encore une fois,pour contrer les attaques, ça n’a rienà voir avec le génocide » (voir à partird’1h00’35’’ sur la vidéo de son audition).

La plainte de l’association Survie visedonc avant tout à faire la lumière età démêler l’écheveau de ces différentsdocuments et déclarations qui semblenttous pointer dans la même direction : lefait que la France, pourtant avertie desrisques de génocide, a livré des armesaux forces gouvernementales jusqu’audéclenchement des massacres et peut-êtremême après, y compris en violation del’embargo des Nations unies décidé le 17mai 1994.

Sur le plan du droit, la plainte estcompliquée par le fait que le Codepénal français a changé en mars 1994,redéfinissant les notions de crime degénocide et de crime contre l’humanité.Mais la France reconnaît également lacompétence des tribunaux français pour sesubstituer au Tribunal pénal internationalsur le Rwanda (TPIR) et appliquer ledroit courant de celui-ci, qui permet doncde juger des crimes de génocide et decomplicité de génocide à partir de janvier1994.

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