médiations symboliques du roman francophone thèse jean de … · 2018-04-25 · j’en sais gré...

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De la mémoire de l’histoire à la refonte des encyclopédies : médiations symboliques du roman francophone Thèse Jean de Dieu Itsieki Putu Basey Doctorat en études littéraires Philosophiae doctor (Ph.D.) Québec, Canada © Jean de Dieu Itsieki Putu Basey, 2016

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  • De la mémoire de l’histoire à la refonte des encyclopédies :

    médiations symboliques du roman francophone

    Thèse

    Jean de Dieu Itsieki Putu Basey

    Doctorat en études littéraires

    Philosophiae doctor (Ph.D.)

    Québec, Canada

    © Jean de Dieu Itsieki Putu Basey, 2016

  • iii

    RÉSUMÉ

    Cette recherche porte sur dix romans d’auteurs francophones : Monnè, outrages et défis,

    d’Ahmadou Kourouma ; La mère du printemps et Naissance à l’aube, de Driss Chraïbi ;

    L’escargot entêté et Les 1001 années de nostalgie, de Rachid Boudjedra ; La déchirure et

    Le régiment noir, d’Henry Bauchau ; Prochain épisode, Trou de mémoire et

    L’antiphonaire, d’Hubert Aquin. Au-delà des différences sociohistoriques de leurs

    origines, les œuvres accusent des fortes similitudes tant au niveau de l’écriture qu’au plan

    de leur thématique. Nourries – pour la plupart – de l’expérience de vie des auteurs, elles

    s’ancrent dans l’époque ou convoquent les événements du passé (invasions, colonisation,

    guerres, résistances) afin de produire une intelligence de l’Histoire. Par métonymisation,

    cette dernière s’incarne dans un « Je » narrateur halluciné, blessé à l’origine et

    psychologiquement décomposé, qui engage désespérement l’écriture pour dire son mal

    être et, peut-être s’en guérir. La fiction de soi sert de moyen pour écrire l’Histoire et

    celle-ci se confond avec le récit, le discours sur le roman en train de s’écrire tendant à

    devenir l’objet même de la narration. Dans une autre perspective, prenant le détour de

    l’allégorie, les textes montrent à travers des événements plus anciens, même vécus

    ailleurs, des motifs et des figures qui illustrent le mécanisme cyclique, les modes de

    fabrication de l’Histoire, et témoignent de la résistance des peuples ainsi que de leurs

    stratégies de survie.

    Par une approche herméneutique, s’inspirant aussi du paradigme de « mort et naissance »

    à l’aune duquel Pierre Nepveu lit la littérature québécoise, cette analyse met en lumière la

    médiation symbolique à l’œuvre dans les romans. Tout en mettant en scène la déshérence

    des sujets (individuels ou collectifs) et l’impasse historique, ils proposent d’inventer des

    voies de dépassement. En montrant que les fausses évidences et tout « ce-qui-va-de-soi »

    dans les imaginaires ont été à l’origine choisis et fabriqués en réponse à des besoins

    contingents, les fictions du roman francophone attirent notre attention sur un principe

    majeur de regénération des mondes : une tradition, une culture, une civilisation

    s’invente ; précisément, elle invente le temps et, inversement, le temps la réinvente.

  • v

    ABSRACT

    This research focuses on ten novels by Francophone authors: Monnè, outrages et défis,

    by Ahmadou Kourouma ; La mère du printemps and Naissance à l’aube, by Driss

    Chraïbi ; L’escargot entêté and Les 1001 années de nostalgie, by Rachid Boudjedra ; La

    déchirure and Le régiment noir, by Henry Bauchau ; Prochain épisode, Trou de mémoire,

    and L’antiphonaire, by Hubert Aquin. Beyond the socio-historical differences in their

    origins, the works show strong similarities both in writing and in their themes. Based –

    for the most part - on the life experience of the authors, they are rooted in the era or

    summon past events (invasions, colonization, wars, resistance) to produce an

    understanding of history.

    Through the device of metonymisation, the latter is embodied in an "I" hallucinated

    narrator, originally injured and psychologically broken down, desperately committed to

    writing in order to express his unhappiness and perhaps also to heal himself.

    Autobiography serves as a way to write history and it merges with the narrative, the

    discourse on the novel being written tending to become the object of the narrative. From

    another perspective, that of allegory, the texts show through older events, even

    experienced elsewhere, the patterns and figures that illustrate the cyclical nature and

    methods of building history, and reflect the resistance of the peoples and their survival

    strategies.

    Using a hermeneutic approach and also drawing upon the paradigm of "birth and death"

    in the light of which Pierre Nepveu understands Quebec literature, this analysis highlights

    the symbolic mediation at work in the novels. While featuring disinherited subjects

    (individual or collective) and the historical impasse, they propose ways to get around this.

    By showing that only false evidence and any "it-goes-without-saying " in imaginaries

    were originally selected and created in response to contingent needs, the fiction in the

    Francophone novel draws attention to a major principle in the regeneration of worlds : a

    tradition, a culture, a civilization is invented; specifically, it invents time and, conversely,

    time reinvents it.

  • vii

    TABLE DES MATIÈRES

    RÉSUMÉ ......................................................................................................................................... iii

    ABSRACT........................................................................................................................................ v

    TABLE DES MATIÈRES .............................................................................................................. vii

    ABRÉVIATIONS ........................................................................................................................... xi

    REMERCIEMENTS ...................................................................................................................... xv

    INTRODUCTION ........................................................................................................................... 1

    PREMIÈRE PARTIE .................................................................................................................... 29

    MÉMOIRE DU DÉSASTRE, HISTOIRE DES RÉSISTANCES ................................................ 29

    CHAPITRE I ............................................................................................................................. 37

    SURVIVRE À LA VIOLENCE ET À L’HUMILIATION COLONIALE ............................... 37

    (Monnè, outrages et défis d’Ahmadou Kourouma) ................................................................... 37

    1. Conjurer la menace d’effondrement de la dynastie des Keita ........................................... 41

    2. L’événement fatal : la prise de Soba par l’armée française ............................................... 46

    3. « Les lois du Blanc et les besognes du Nègre » : impôt de capitation et travaux forcés ... 54

    4. L’idéal républicain : une autre imposture ? ....................................................................... 65

    CHAPITRE II ............................................................................................................................ 73

    NIER LA NÉGATION, SE FORGER DANS LA VIOLENCE DE LA GUERRE .................. 73

    (Le Régiment noir d’Henry Bauchau) ....................................................................................... 73

    1. « Dans la tanière du tigre » : la machine de la cruelle violence occidentale .................... 80

    2. Dans le feu de la guerre, la rencontre : advenir à soi, retrouver le sens avec l’Autre ...... 88

    3. Un déchirant repositionnement éthique : « Il faut libérer l’esclave » ............................... 99

    4. Cheval Rouge et l’Instituteur John : mythologie d’un homme nouveau ........................ 112

    CHAPITRE III ........................................................................................................................ 119

    POUR NE POINT PÉRIR : LE MANIFESTE DE LA RÉSISTANCE BERBÈRE (La mère du

    printemps et Naissance à l’aube de Driss Chraïbi) ................................................................. 119

    1. Le Berbère du XXè siècle : « un vieux coq à la recherche de l’ombre et de l’oubli » ? . 130

    2. Le Berbère des temps anciens : un résistant héroïque et légendaire ................................ 137

    3. La guerre du temps : « entrer dans les conquérants, corps et âme » ................................ 150

    CHAPITRE IV ........................................................................................................................ 163

  • viii

    RIRE DE L’HISTOIRE POUR SURVIVRE À LA CASTRATION ORIGINELLE ............. 163

    (Les 1001 années de nostalgie de Rachid Boudjedra) ............................................................. 163

    1. Les figures boudjedriennes de la dialectique historique. ................................................. 173

    2. Survivre dans le désert du temps présent ......................................................................... 182

    3. L’envers et l’endroit des Mille et une nuits ..................................................................... 192

    DEUXIÈME PARTIE ................................................................................................................. 207

    D’UNE MÉMOIRE, L’AUTRE : AUTOFICTION ET HISTOIRE ........................................... 207

    CHAPITRE V .......................................................................................................................... 213

    LA GRANDE MURAILLE ET LE SEIN DE PIERRE .......................................................... 213

    (La déchirure d’Henry Bauchau) ............................................................................................ 213

    1. La blessure originelle : faille destinale et enjeux mémoriels .......................................... 217

    2. L’incendie de Sainpierre : la mémoire du désastre de la guerre ..................................... 223

    3. Le « sein de pierre » ou « l’enfance disjointe par l’ambigüité de la mère » .................... 229

    4. La Grande Muraille : du dedans et du dehors, le péril de la décapitation ....................... 233

    CHAPITRE VI ........................................................................................................................ 243

    LA BLESSURE À L’ÉPAULE DE L’ENNEMI : PREMIER ACTE DE LA DIALECTIQUE

    AQUINIENNE DE L’HISTOIRE ........................................................................................... 243

    (Prochain épisode d’Hubert Aquin) ........................................................................................ 243

    1. Une histoire d’amour contrarié ........................................................................................ 252

    2. Une certaine incohérence ontologique ............................................................................ 256

    3. Une histoire des révolutions manquées ? ........................................................................ 263

    4. La blessure à l’épaule de l’ennemi .................................................................................. 271

    CHAPITRE VII ....................................................................................................................... 281

    L’ÉTREINTE VÉNÉNEUSE : « DEUXIÈME ÉPISODE » DE LA DIALECTIQUE

    HISTORIQUE ......................................................................................................................... 281

    (Trou de mémoire d’Hubert Aquin) ........................................................................................ 281

    1. Dans la « faille » de l’Histoire, un « astre » affranchi de la faute originelle ................... 286

    2. Portrait du révolutionnaire en pharmacien : les jumelles de l’anamorphose ................... 293

    3. L’étreinte vénéneuse ou le « crime parfait » : deuxième épisode de la dialectique

    historique ............................................................................................................................. 300

    TROISIÈME PARTIE ................................................................................................................. 307

    DEUX PARABOLES DE L’HISTOIRE .................................................................................... 307

  • ix

    (L’escargot entêté de Boudjedra et L’antiphonaire d’Hubert Aquin) ......................................... 307

    CHAPITRE VIII ...................................................................................................................... 315

    LA PARABOLE DE L’ÉPILEPSIE ET DU LIVRE VOLÉ .................................................. 315

    (L’antiphonaire d’Hubert Aquin) ............................................................................................ 315

    1. L’antiphonaire ou l’Histoire comme récitatif et reproduction ......................................... 322

    2. Le Livre volé ou l’Histoire comme fabrication ............................................................... 328

    3. L’épilepsie ou comment transformer la maladie en force pour vaincre .......................... 344

    CHAPITRE IX ........................................................................................................................ 357

    LE DÉRATISEUR ET LES RONGEURS : VIOL ET CONFLIT DES MÉMOIRES

    (L’escargot entêté de Boudjedra) ............................................................................................ 357

    1. La fatalité scellée dans le graphe nominal : autofiction de l’entre-deux ........................ 359

    2. La dialectique du soleil et de l’ombre : un conflit de mémoires..................................... 368

    3. Contre le raccourci greco-latin : réhabiliter la mémoire originelle. ............................... 376

    QUATRIÈME PARTIE ..................................................................................................................... 385

    LES ROUTES DE L’IMAGINAIRE .................................................................................................... 385

    CHAPITRE X : ASSUMER L’HÉRITAGE DE LA PAUVRETÉ ............................................ 387

    1. Éléments pour une théorie de la refonte d’imaginaires ................................................... 395

    2. La nouvelle geste prométhéenne : déconstruction des symboles mortuaires et construction

    des mythes alternatifs .......................................................................................................... 411

    3. Assomption de l’individualité et quête d’une nouvelle socialité ..................................... 420

    4. Une esthétique de la transfiguration : réinventer l’humain par l’art ................................ 429

    CONCLUSION ........................................................................................................................... 447

    BIBLIOGRAPHIE ...................................................................................................................... 453

  • xi

    ABRÉVIATIONS

    Les références aux romans du corpus seront indiquées par des sigles, suivis de la page, et

    placés entre parenthèses, dans le corps du texte. Les références complètes sont présentées

    dans la bibliographie et correspondent aux éditions utilisées.

    A : L’antiphonaire (Hubert Aquin)

    AN : Les 1001 années de nostalgie (Rachid Boudjedra)

    D : La déchirure (Henry Bauchau)

    EE : L’escargot entêté (Rachid Boudjedra)

    MP : La mère du printemps (Driss Chraïbi)

    MOD : Monnè, outrages et défis (Ahmadou Kourouma)

    NA : Naissance à l’aube (Driss Chraïbi)

    OSR : Œdipe sur la route (Henry Bauchau)

    PE : Prochain épisode (Hubert Aquin)

    RN : Le régiment noir (Henry Bauchau)

    TM : Trou de mémoire (Hubert Aquin)

  • xiii

    À la douce mémoire d’Éléonor N’kenda Nzambi’amè

    petite luciole préservée par sa nature éphémère

    du labeur de vivre

    Pour Christ et Isis,

    Antigone et Ariel,

    Élie et Thésée, et Gracia, et Amen,

    les flèches de mon arc lancées à la poursuite du soleil.

  • xv

    REMERCIEMENTS

    Cette recherche ne se serait pas réalisée, sans l’intervention de beaucoup de personnes

    qui, dans la patience – l’apprentissage n’étant pas aisée à l’automne de la vie – mais avec

    beaucoup de rigueur, m’ont apporté leur précieux concours.

    Je dis ma profonde gratitude à Madame Anne-Marie Fortier dont, déjà avant la thèse, les

    conseils m’ont permis de franchir les rudes étapes de cette recherche. Le présent travail

    doit beaucoup à sa rigueur et à sa perspicacité. Gratitude aussi à Marc Quaghebeur qui,

    déjà au Congo m’a apporté un appui inestimable, et n’a cessé pendant la rédaction de

    cette thèse de me faire bénéficier de ses riches expérience et connaissance des

    francophonies littéraires. Je remercie Mesdames Christiane Kegle (Université Laval),

    Samia Kassab (Université de Tunis), Cristina Robalo-Cordeira (Université de Coimbra)

    et Monsieur Richard Saint-Gelais (Université Laval) dont les critiques et remarques

    éclairées m’ont permis d’améliorer la qualité de cette étude. Je n’oublie pas mon premier

    maître, Antoine Lema Va Lema, qui a guidé mes pas dans la recherche et me couvre

    toujours de son attention. J’en sais gré à Madame Émilienne Akonga Edumbe qui, telle

    Antigone sur le chemin de son père et frère aveugle, m’a soutenu de son bras vaillant.

    Mes années de formation à l’Université Laval auront imposé les pires sacrifices à ma

    famille et surtout à mes enfants. Je voudrais les remercier de leur patience et de leur

    soutien moral. Le grain semé dans la douleur germe et, sûrement, il portera des fruits qui

    effaceront nos larmes.

    Gratitude, enfin, à toutes et tous qui m’ont apporté l’indispensable chaleur humaine. Les

    liens tissés dans les tourments survivront et nous serviront de socle pour l’avenir.

  • 1

    INTRODUCTION

    Pour cerner le rapport du roman à l’Histoire, on peut se référer notamment à Michel

    Zeraffa, pour qui le roman « est lié à [la] réalité par excellence informe [de] l’histoire,

    dont tout récit propose une interprétation1 ». Davantage, à son avis, « l’apparition du

    genre romanesque signifie essentiellement qu’il n’est pas de société sans histoire, ni

    d’histoire sans société. Le roman est le premier art qui signifie l’homme d’une manière

    explicitement historico-sociale 2 ». L’interdépendance des deux champs et le défi

    d’interprétation que met en lumière Zeraffa disent aussi ce que Paul Ricoeur appelle « la

    bifurcation fondamentale entre récit historique et récit de fiction3 ». Entre ces « ennemis

    complémentaires4 », selon l’expression d’Élisabeth Arend, les rapports sont d’autant plus

    complexes qu’en tant que quête de vérité, l’ambition des romanciers croise – voire, le

    plus souvent, fait concurrence à – celle des historiens de métier. La même complexité

    s’observe dans la manière dont la fiction romanesque intègre la donne historique et donc,

    dans la manière dont elle représente l’Histoire. Comme l’indique Peyronie, à côté des

    œuvres d’époque, « romans dont l’action est située dans la contemporanéité de leur

    auteur, mais qui prennent fortement en compte la configuration historique des

    événements qu’ils évoquent5 », on compte nombre d’autres, « qui situent leur action dans

    une époque largement révolue et n’ont, à l’inverse, aucun souci de la dimension

    historique du monde qu’ils représentent 6 ». Si les premières fictions peuvent être

    qualifiées d’historiques, les secondes dont le rapport à l’histoire est plutôt distancié,

    peuvent être qualifiées de méta-historiques. Car elles constituent surtout des contre-

    histoires : se faisant parfois essai, le roman engage une réflexion sur l’histoire tant

    individuelle que collective où la réalité historique convoquée ne sert plus que de ressort à

    1 Michel Zéraffa, Roman et société, Paris, Presses universitaires de France, 1971, p. 15. 2 Ibid., p. 16. 3 Paul Ricoeur, Temps et récit. 1. L’intrigue et le récit historique, Paris, Seuil, 1983, p. 106. 4 Elisabeth Arend, Dagmar Reichardt et Elke Richter, « Préface », dans Elisabeth Arend, Dagmar Reichardt

    et Elke Richter [dir.], Histoires inventées. La représentation du passé et de l’histoire dans les littératures

    française et francophones, Frankfurt am Main, 2008, p. 9. 5André Peyronie, « Présentation », dans Dominique Peyrache et André Peyronie [dir.], Le romanesque et

    l’historique. Marge et écriture, Nantes, Éditions Cécile Defaut, 2010, p. 11. 6 Dominique Peyrache et André Peyronie [dir.], Le romanesque et l’historique, op.cit., p. 11.

  • 2

    la fiction. Dans tous les cas, les représentations fictionnelles de l’Histoire semblent

    poursuivre un double objectif : d’une part, ainsi que le dit Gisèle Séginger, aussurer la

    « transmission d’un témoignage historique, dans la connaissance et l’interprétation de

    l’histoire, dans la construction d’une culture voire d’une identité7 » et, d’autre part, servir

    comme un moyen efficace de « dévoilement et d’une représentation de l’invisibilité de

    l’histoire, de son sens caché, méconnu, dénié, de ses ambiguïtés ou de son indicible8 ».

    Ces rapports de complicité, ou plus souvent de dissonance et de concurrence s’observent

    dans le roman francophone, adossé depuis son émergence à l’Histoire qu’il réinterprète

    sans cesse. Attestée par les travaux des pionniers 9 de la recherche dans ce champ

    littéraire, la prégnance de l’Histoire fait toujours l’objet du discours critique. Gasquy-

    Resch, par exemple, estime que la littérature québécoise est née de la « contrainte de

    l’histoire, qui l’amène à chercher une compensation dans le passé, un refuge dans la

    légende, dans les mythes du terroir qui montrent la non-acceptation de la réalité de son

    contexte socio-économique10 ». Pour Elisabeth Arend, Dagmar Reichardt et Elke Richter,

    « l’interrogation du passé et la réflexion sur l’histoire accompagnent les littératures

    francophones pendant tout le XXe siècle et s’intensifient de nos jours11 ». La collection

    « Documents pour l’Histoire des Francophonies » des Archives & Musée de la Littérature

    (Bruxelles), qui vient de s’enrichir d’un volume sur Les Sagas dans les littératures

    francophones12, avait déjà publié Les écrivains francophones interprètes de l’Histoire13.

    Pour cerner la complexité des rapports du roman francophone à l’Histoire, cet ouvrage

    articule la réflexion sur « les questions axiales de la filiation, de la dissidence, de

    7 Gisèle Séginger, « Introduction », dans Zbigniew Pryzchodniak et Gisèle Séginger [dir.], Fiction et

    histoire, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2011, p. 12. 8 Id. 9 Jacqueline Arnaud, La littérature maghrébine de langue française. I. Origines et perspectives, Paris,

    Publisud, 1986 ; Charles Bonn et al. [dir.], Littérature maghrébine d’expression française, Paris,

    EDICEF/AUPELF, 1996 ; Jacques Chevrier, Littérature nègre, Paris, Armand Colin, 1999 [1984] ; Lilyan

    Kesteloot, Histoire de la littérature négro-africaine, Paris, Karthala-AUF, 2001 ; Christiane Ndiaye [dir.],

    Introduction aux littératures francophones, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2004. 10 Yannick Gasquy-Resch, « Introduction », Littérature du Québec, Paris, EDICEF, 1994, p. 20. 11 Elisabeth Arend, Dagmar Reichardt et Elke Richter, « Préface », Histoires inventée, op. cit., p. 9. 12 Marc Quaghebeur [dir.], Les Sagas dans les littératures francophones et lusophones au XXe siècle,

    Bruxelles, Peter Lang, 2013. 13 Beïda Chiki et Marc Quaghebeur [dir.], Les écrivains francophones interprètes de l’histoire. Entre

    filiation et dissidence, Bruxelles/Frankfurt, Peter Lang, 2006.

  • 3

    l’appropriation de l’Histoire propre comme de la confrontation14 », lesquelles inscrivent

    une dialectisation dont l’irrésolution révèle « des traces et des ruptures en lieu et place

    d’une Histoire monumentale 15 ». Embrassant l’Histoire, la fiction accoucherait donc

    d’une problématicité essentielle car, disent encore Beïda Chikhi et Marc Quaghebeur,

    « qu’il s’agisse du deuil colonial, de la prise en compte de l’histoire des populations

    originaires ou des récits issus des nouveaux migrants, c’est à une déstabilisation foncière

    des modèles d’interprétation qu’on assiste16 ».

    Mais le phénomène n’est pas spécifique aux champs littéraires francophones. Dans le cas

    de la fiction historique en Espagne, au Portugal et en Amérique latine, les études réunies

    par Blanco dans le volume au titre significatif de L’histoire irrespectueuse montrent que,

    là aussi, « l’exploitation jubilatoire des possibilités fantasmatiques [du] texte à référent

    historique17 » a pour effet principal d’« ébranler les assises de ce qui est tenu pour réalité,

    et, par conséquent, [de] remett[re] en question les principes même de l’organisation

    sociale18 ». Delaperrière fait le même constat en ce qui concerne les littératures est-

    européennes. Issu du décalage creusé entre le présent et le passé par le regard ironique

    des fictions postmodernistes, « le processus de dévaluation [y] atteint non seulement

    l’Histoire, mais toutes les mises en scènes possibles de l’Histoire. Le miroir déformant de

    la [fiction] ébranle les certitudes, les monuments constitutifs de l’identité […] se trouvent

    tout d’un coup dépouillés de toute leur signification et la mémoire du passé tombe dans la

    trivialité19 ». Enfin, pour revenir aux littératures francophones, signalons que dans son

    essai sur la littérature québécoise, Nepveu relève « l’ambiguïté accompagnant toute

    réactivation d’un passé quel qu’il soit : le conflit entre lucidité et mythification, entre

    volonté d’atteindre la vérité objective de ce passé et le désir de puiser dans celui-ci un

    14 Ibid., p. 11-12. 15 Ibid., p. 13. 16 Ibid., p. 14. Elisabeth Arend, Dagmar Reichardt et Elke Richter soutiennent aussi que « l’histoire telle

    qu’elle se dégage de ces discours romanesques n’a plus la rigidité du cours magistral, elle est plutôt tâtonnante et sceptique » (« Préface », Histoires inventées, op. cit., p. 11). 17 Mercedes Blanco [dir.], L’histoire irrespectueuse. Humour et sarcasme dans la fiction historique

    (Espagne, Portugal, Amérique latine), Lille, Éditions du Conseil Scientifique de l’Université Charles-de-

    Gaulle – Lille 3 (Coll. Travaux et Recherches), 2004, p. 17. 18 Ibid., p. 9. 19 Maria Delaperrière [dir.], La littérature face à l’histoire. Discours historique et fiction dans les

    littératures est-européennes, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 69.

  • 4

    sens transcendant, totalisant, mythique20 ». Selon lui, le résultat globalement négatif de

    cette entreprise révélerait « notre passé comme histoire de notre incapacité à être, comme

    histoire de notre échec à entrer dans l’histoire21 ».

    Formulé ainsi en des termes cinglants, l’argument de Nepveu fait mieux que porter à sa

    plus haute incandescence la problématicité de la relation entre fiction et histoire : il nous

    semble surtout provocateur. Mais en prenant cette position extrême, il permet de relancer

    la réflexion, et comme nous le tenterons dans cette recherche, de reprendre à nouveaux

    frais la lecture des œuvres afin de vérifier si, au-delà de cette négativité et, peut-être

    même grâce à elle, les fictions ne suggèrent pas quelques pistes de dépassement. En effet,

    la problématique globale dans le sillage de laquelle nous inscrirons cette recherche est

    celle des enjeux mêmes de l’écriture fictionnelle de l’Histoire. Dans les multiples

    avenues de ce questionnement, on croise notamment le Schaeffer de Pourquoi la

    fiction 22 ? Dans son avant-propos à Fictions de l’Histoire, Kohlhauer se demande :

    « Comment, et pourquoi, en quelles circonstances et selon quelles motivations, l’écrivain

    ou l’artiste […] ont-ils travaillé à écrire le roman inachevé de l’Histoire23 ? ».

    En réponse à ces questions importantes, les études sur le roman francophone mettent

    suffisamment en lumière les modalités et, surtout, les circonstances et les motivations des

    mises en fiction de l’Histoire. Une singulière poétique de l’histoire et de la mémoire est

    ainsi exposée, avec ses moyens : métaphorisation et allégorisation ; humour, ironie,

    dérision et parodie ; décalage, mise à distance ou inscription en creux ; expression du

    divers ou de l’informe. Toute une panoplie de procédés toujours renouvelés est déployée

    pour faire avouer à la farce de l’Histoire ses ruses, ses masques, ses truquages et ses

    hilarantes mystifications. Observant ce travail dans le roman africain, Yves Clavaron

    écrit : « Le roman postcolonial africain tend à surplomber le caractère événementiel de

    l’Histoire par des procédés proprement fictionnels, qu’il s’agisse d’une tonalité allant de

    20 Pierre Nepveu, L’écologie du réel. Mort et naissance de la littérature québécoise contemporaine,

    Montréal, Les Éditions du Boréal, 1999, p. 16. 21 Id. 22 Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, Paris, Seuil, 1999. 23 Michael Kohlhauer [dir.], Fictions de l’Histoire : écritures et représentations de l’histoire dans la

    littérature et les arts, Chambéry, Université de Savoie, « Laboratoire Langages, Littératures, Sociétés »,

    2011, p. 9.

  • 5

    l’humour à l’ironie la plus féroce, de la constitution des personnages tirant l’Histoire vers

    le mythe, ou de véritables jeux métalittéraires qui déplacent l’intérêt du fond historique

    vers la forme romanesque 24 ». Elisabeth Arend, elle, montre qu’analysés selon les

    perspectives typologique, thématique, formelle et narrative, les textes francophones dans

    lesquels l’histoire et le passé sont au premier plan déploient des stratégies et des

    particularités formelles très hétérogènes. « L’écriture historique [y] est tout à fait

    différente des modes de la représentation de l’histoire des romans historiques classiques.

    […] Le fictionnel et la subjectivité de la construction du passé sont soulignés, la

    chronologie et la linéarité y sont brisées et l’intertextualité est quasi omniprésente25 ». Par

    ailleurs, dans les ouvrages que nous avons évoqués comme dans nombre d’autres, les

    analyses montrent bien que, qu’elles dépendent des trajectoires individuelles des auteurs

    ou de l’histoire particulière de leur société, les motivations de la récriture de l’Histoire

    participent du désir de corriger l’oubli et les falsifications, de dénoncer des injustices,

    bref de rétablir la « vérité » sur ce qui a été. « Écrire ce qui est conté, c’est garder sa

    trace, c’est une mesure de sécurité pour œuvrer contre l’oubli26 », affirme Karin Holter à

    propos de l’œuvre d’Assia Djebar. Selon Yves Clavaron, « l’une des missions que

    s’assignent les écrivains postcoloniaux est […] de construire un autre discours sur

    l’Histoire récente ou contemporaine de l’Afrique, de relire les événements à l’aune

    d’autres valeurs que celles léguées par la métropole coloniale et de montrer également

    que le continent noir n’est pas entré dans l’Histoire avec l’arrivée des Européens,

    contrairement aux allégations du discours colonial27 ».

    Dans ce registre des finalités, le discours critique met en évidence une négativité et des

    ambiguïtés au regard desquelles s’avère nécessaire une autre lecture des œuvres. Chikhi

    et Quaghebeur soulignent justement qu’« entre filiation et dissidence, le jeu dialectique

    24 Yves Clavaron, « Des marges au centre : l’Histoire dans le roman postcolonial. Quelques exemples

    africains », dans Dominique Peyrache et André Peyronie [dir.], Le romanesque et l’historique, op. cit.,

    p. 343. 25 Elisabeth Arend, « Histoire, littérature et l’écriture de l’histoire », dans Elisabeth Arend, Dagmar

    Reichardt et Elke Richter (dir.), Histoires inventées, op. cit., p. 16. 26 Karin Holter, « Histoire et filiation féminine dans l’œuvre d’Assia Djebar », dans Beïda Chikhi et Marc

    Quaghebeur [dir.], Les écrivains francophones interprètes de l’Histoire, op. cit., p. 244 27 Yves Clavaron, « Des marges au centre : l’Histoire dans le roman postcolonial », loc. cit., p. 332.

  • 6

    qui s[e] noue dessine un nouvel horizon pour l’homme28 ». Dans le même sens, Alain

    Mascarou insiste sur la « vision ouvertement progressiste, militante, de l’Histoire29 » chez

    des auteurs comme Édouard Glissant. Mais, dans son ensemble, le discours critique n’en

    aboutit pas moins à ce qui semble un nihilisme consacrant, comme le fait la provocation

    de Pierre Nepveu, la déshérence des peuples sur les marges de l’Histoire. Certes, la

    critique avance avec raison que le roman africain se pose en concurrent des sciences de

    l’homme, qu’il « se fait donc l’écho d’un riche éventail de savoirs30 », que sa « science »

    l’érige en concurrent de l’Histoire. Mais la connaissance ainsi construite n’est-elle pas

    laminée par la démonstration, non moins insistante, du paradigme du « chaos, absurdité,

    folie31 » ? En concluant ainsi sur la négativité, la critique ne baisse-t-elle pas hâtivement

    sa garde ? Nous voulons dire : la tâche de l’interprétation qui est à l’origine même de la

    fictionnalistion du réel s’achève-t-elle au constat de cette négativité ou, au contraire,

    commence-t-elle à ce point aveugle ? Nous n’oublions pas la pertinente remarque de

    Dubois selon laquelle les romans, ou certains au moins, « ont le mérite de ne jamais

    instituer leur savoir en dogme, de nous rappeler que ce savoir est inséparable d’une

    élaboration fictionnelle et en conséquence de le tempérer d’un doute moqueur32 ». Mais,

    pour ne point trahir l’engagement des auteurs ni méconnaître l’horizon éthique d’une

    écriture produite chez la plupart de ces romanciers comme réponse, substitut ou

    prolongement d’un agir politique, ne peut-on pas considérer aussi que le roman

    francophone instaure le doute et l’incertitude comme les conditions de production d’un

    sens – et donc d’une connaissance – qu’il revient justement à l’interprétation d’établir ?

    Éclairante nous semble, à ce niveau, cette remarque de Paul Ricœur : « Que la littérature

    moderne soit dangereuse n’est pas contestable. La seule réponse digne de la critique

    qu’elle suscite […] est que cette littérature vénéneuse requiert un nouveau type de

    lecteur : un lecteur qui répond33 ». Dans cette perspective, il nous semble que ce n’est pas

    28 Beïda Chikhi et Marc Quaghebeur [dir.], Les écrivains francophones interprètes de l’Histoire, op. cit.,

    p. 14. 29 Alain Mascarou, « Traite, traces, tresses. Édouard Glissant, historien des Batoutos », dans Beïda Chikhi et Marc Quaghebeur [dir.], Les écrivains francophones interprètes de l’Histoire, op. cit., p. 181. 30 Marie-Rose Abomo-Maurin, « Le roman camerounais à la traversée des savoirs », Présence Francophone, n° 67 (2006), p. 115-131. 31 Nous nous référons, notamment, au dossier « Chaos, absurdité, folie dans le roman africain et antillais

    contemporain », Présence Francophone, n° 63 (2004). 32 Jacques Dubois, Les romanciers du réel. De Balzac à Simenon, Paris, Seuil, 2000, p. 145. 33 Paul Ricœur, Temps et récit. 3. Le temps raconté, Paris, Seuil, 1985, p. 296.

  • 7

    seulement pour faire vivre au lecteur l’expérience du désenchantement ou de la

    complexité du monde que les romanciers francophones décrivent avec insistance le

    chaos, l’absurdité, la folie et autres maladies, tels que les analyse, notamment, Bernard

    Mouralis 34 ou les contributeurs du dossier déjà évoqué de la revue Présence

    Francophone. Le désastre ou, selon les mots de Yannick Gasquy-Resch, « la

    décomposition psychologique [et] la dévastation ontologique35 » sont bien montrés dans

    les romans, mais il nous semble que ce regard ironique vise aussi à susciter le processus

    de transformation des imaginaires.

    Nous formulons donc l’hypothèse que, sous la plume des romanciers francophones, la

    récriture de l’Histoire et tous les effets (démystification, démythification,

    désenchantement, désillusion, etc.) qu’elle produit ne constituent point leur propre fin ;

    en éclairant les zones d’ombre de la mémoire officielle et de la mémoire collective, en

    mettant en lumière les ambiguïtés, les paradoxes et dysfonctionnements des systèmes

    sociaux, les romanciers cherchent bien plutôt à trouver dans les aléas et les tumultes

    mêmes de l’Histoire les forces et les stratégies pour lui imprimer un nouveau cours. En

    lisant les textes dans cette perspective, nous voudrions montrer que l’écriture de la

    mémoire de l’Histoire n’est que le prétexte, mieux, le révélateur d’une entreprise plus

    importante de refonte des encyclopédies. Nous nous attacherons donc à mettre en lumière

    la nature épistémologique et les médiations symboliques des fictions historiques du

    roman francophone. En effet, il nous semble que si elles s’ancrent dans un désastre

    originel qu’elles nomment diversement « outrage », « déchirure », « naufrage », « défaite

    totale » et mettent en scène des personnages désemparés, « patriotes des frontières

    défoncées », ainsi que les qualifie Hubert Aquin, c’est pour mieux connaître le passé,

    mieux comprendre l’Histoire afin de donner un sens au présent, de construire des

    passerelles pour l’avenir.

    L’intérêt majeur de notre recherche réside donc dans la mise en lumière de la fonction

    heuristique du roman francophone. Cet aspect important affleure le discours critique ou

    34 Bernard Mouralis, L’Europe, l’Afrique et la folie, Paris, Présence africaine, 1993. 35 Yannick Gasquy-Resch [dir.], Littérature du Québec, op. cit., p. 201.

  • 8

    s’inscrit dans ses interstices. Elisabeth Arend, par exemple, conclut son étude déjà

    évoquée sur l’évidence que « la base de toute écriture historique actuelle repose sur la

    conscience qu’il faut trouver l’histoire, qu’il faut la reconstruire et inventer à chaque fois

    de nouveau36 ». Dans le même sens, parlant du deuxième roman d’Hubert Aquin, Jean-

    Pierre Martel estime qu’« à tous les niveaux, Trou de mémoire vise un au-delà de lui-

    même : au niveau du langage, au niveau thématique, et évidemment au niveau formel37 ».

    Si elle est ainsi évoquée par la critique, la fonction médiatrice des fictions historiques

    n’est pas encore suffisamment mise en relief. La contribution que nous voudrions y

    apporter consistera à montrer comment les écrivains francophones entreprennent de nier

    la négation dans laquelle veut les enfermer l’Histoire. Brisant ce que Barthes appelle

    l’« interdiction faite à l’homme de s’inventer38 », leurs fictions nous semblent suggérer

    aussi des possibilités de remédiation aux maux de l’Histoire qu’elles révèlent au grand

    jour. Ainsi, en dernière analyse, nous espérons montrer la portée pragmatique des fictions

    du roman francophone : à leur manière, ces paraboles de l’Histoire travaillent à

    convaincre l’habitant du « monde disloqué » qu’elles figurent de la nécessité, voire de

    l’urgence, de trouver par lui-même les moyens adaptés à sa condition et à son contexte

    afin d’infléchir le cours de l’Histoire. Façon aussi, nous semble-t-il, pour les romanciers

    de dire que si l’homme affecté par l’Histoire ne se fait point résolument le maître de son

    destin, il n’en aura peut-être jamais de valeureux.

    Cela dit, nous ne cachons pas que la question de recherche ainsi posée a déjà fait l’objet

    d’investigation. Dans sa contribution au dossier déjà évoqué sur « La traversée dans le

    roman africain », Bernard Mouralis se penche sur le problème du « romancier africain et

    l’" énigme d’arrivée " ». Il montre que, de l’Afrique à l’Europe, et parfois inversement, la

    traversée des espaces enclenche « un processus complexe qui remet en cause ou subvertit

    la notion même de " découverte39 " ». Bien plus, au bout de la plupart des parcours des

    migrants, « l’Occident cesse d’être un espace d’exil pour devenir le lieu et le moyen d’un

    36 Elisabeth Arend, « Histoire, littérature et l’écriture de l’histoire », loc. cit., p. 28. 37 Jean-Pierre Martel, « Trou de mémoire, un jeu formel mortel », Le Québec littéraire, n° 2 (1976),

    « Hubert Aquin », p. 57. 38 Roland Barthes, Mythologies, Paris, Seuil, 1957, p. 230. 39 Bernard Mouralis, « Le romancier africain et l’" énigme d’arrivée " », Présence Francophone, n° 67

    (2006), p. 35.

  • 9

    détour et d’un contournement qui peuvent conduire l’écrivain à donner un sens nouveau à

    la réalité africaine40 ». Quoique de manière incidente, Mouralis cerne un remodelage

    d’imaginaire dans cette conversion de l’exil en lieu-outil de connaissance.

    Parmi les ouvrages qui, entièrement ou en partie, sont consacrés à cette problématique,

    figure en bonne place L’Afrique, entre passé et futur de Kasereka, qui s’attache à montrer

    – et il le fait avec brio – « comment se négocie ou devrait se négocier, aujourd’hui, […]

    l’utopie d’une Afrique nouvelle passant par une nouvelle cohérence de l’être, une

    nouvelle articulation de soi comme sujet de l’histoire personnelle et collective, […] la

    réforme de notre entendement et l’institution d’un nouvel imaginaire social41 ». Kasereka

    souligne l’importance de la littérature en tant que « lieu où, […] les expériences cruciales

    et décisives de la destinée d’un peuple […] se cristallisent dans des images, des récits,

    des symboles qui orientent sa manière de se représenter et d’envisager l’avenir42 ». Il met

    en dialogue les théoriciens de la postcolonie et quelques romanciers (Kourouma, Ngandu

    Nkashama, Mudimbe), en raison de leur quête commune d’« une sémiologie des langages

    symboliques 43 ». Mais, à l’instar du discours critique général, Kasereka ne tire des

    romans que la forte démonstration de la crise dont il cherche les voies de dépassement

    chez les philosophes et autres politologues. D’où la structure particulière de son ouvrage :

    dans la première partie, les « Signes et imaginaire de la crise » sont illustrés par des

    œuvres romanesques, tandis que les pistes de solution dans la deuxième (« Une autre

    Afrique est possible ») et la troisième partie (« Pouvoir de la pensée et éthique de

    l’intelligence ») convoquent exclusivement des philosophes. Pareille structure repose sur

    le postulat implicite qu’au mieux, la littérature susciterait les problèmes ou fournirait les

    meilleures formulations (mises en scène) des questions, tandis que la philosophie serait la

    plus à même de les résoudre.

    Tout en gardant l’ouvrage de Kasereka comme référence, nous nous démarquerons de la

    négativité attachée à la littérature afin de démontrer que les fictions historiques du roman

    40 Ibid., p. 41. 41 Kasereka Kavwahirehi, L’Afrique, entre passé et futur. L’urgence d’un choix public de l’intelligence,

    Bruxelles, Peter Lang, 2009, p. 24. 42 Ibid., p. 27. 43 Ibid., p. 128.

  • 10

    francophone proposent une dialectique des questions-réponses. Autant – et peut-être

    même plus – que la pensée philosophique, elles déploient un véritable pouvoir

    d’invention, elles ouvrent des trouées de l’imaginaire et des routes du possible. Chez

    Bauchau, par exemple, Émilienne Akonga44 montre bien le parcours de métamorphose du

    sujet, de la déchirure à la réhabilitation. Nous proposons d’analyser ce processus dans le

    projet global de refondation de l’ordre social, de réinvention de l’humain et de recréation

    du monde. Nous servira de pierre de touche dans cette entreprise, le paradigme de

    L’écologie du réel à l’enseigne duquel Pierre Nepveu décrypte la littérature québécoise.

    S’il commence par le constat provocateur d’une incapacité du Québec à entrer dans

    l’Histoire – « La littérature québécoise dit le mythe d’une entrée dans l’Histoire par la

    porte de l’absence d’Histoire45 » –, c’est qu’à l’instar des écrivains eux-mêmes, il lui

    fallait « dans un premier temps surenchérir, tuer ce que l’on a en soi de faux, d’emprunté,

    d’aliéné, de colonisé, dans l’espoir de retrouver la pure présence à soi et au réel, c’est-à-

    dire au vide et au néant [,] seule base à partir de laquelle une transformation du réel, une

    praxis redevient possible 46 ». Le cadre ainsi tracé, Nepveu entreprend ensuite une

    rigoureuse analyse des œuvres pour montrer que « la littérature québécoise est, à la lettre,

    une fiction [fabrication, selon le premier sens de « fingere, fingo, is, fixi, fictum »

    (façonner)] : élaboration de significations, de symboles, de mythes à l’intérieur d’un

    espace-temps spécifique47 ». Herméneutique48, sa démarche permet à Nepveu de montrer,

    ainsi que le résume son sous-titre, qu’au-delà des mises en scène « d’un effondrement

    splendide du sens de l’histoire, d’un désastre de la raison49 », dans les ambiguïtés mêmes

    de l’« errance […] du " cassé " ontologique50 », œuvre puissamment dans cette littérature

    une dialectique qui transforme le récit de la dépossession en procès de fondation.

    ***

    44 Émilienne Akonga, De la déchirure à la réhabilitation. L’itinéraire d’Henry Bauchau, Bruxelles, Peter

    Lang, 2010. 45 Pierre Nepveu, L’écologie du réel, op. cit, p. 138. 46 Ibid., p. 18. 47 Ibid., p. 45. 48 Il reconnaît sa dette envers « l’école herméneutique allemande et, particulièrement, aux thèses de

    Gadamer, Jauss et Iser » (Ibid., p. 10). 49 Ibid., p. 65. 50 Pierre Nepveu, L’écologie du réel, op. cit., p. 70.

  • 11

    Nous adopterons la même démarche herméneutique afin de reconstruire, dans le détour

    des fictions qui jouent habilement de l’allégorie, l’horizon des significations des romans

    francophones. Selon Jean Grondin, l’herméneutique est l’ars interpretandi classique que

    Schleiermacher élargit en ars intelligendi pour lutter contre le phénomène naturel de

    mécompréhension51. Pour Berner, « l’herméneutique, art de comprendre et d’interpréter,

    est […] la discipline qui analyse les conditions de possibilité de la compréhension et la

    méthode établissant des règles permettant de l’effectuer de manière rigoureuse52 ». Sans

    entrer dans les diverses herméneutiques et les modèles d’analyse par lesquels les

    philosophes proposent de s’acquitter du « devoir de comprendre », nous inscrirons cette

    étude dans la perspective de l’herméneutique littéraire, telle que la conçoit et la pratique

    Hans Robert Jauss 53 . L’herméneutique classique ou générale procède par une triple

    démarche : la compréhension (ars intelligendi), l’interprétation (ars explicandi) et

    l’application (ars applicandi). Selon Jauss, on doit à Szondi d’avoir jeté les bases d’une

    herméneutique littéraire en mettant au premier plan l’interprétation comme mode

    d’approche des textes esthétiques.

    Pour une herméneutique littéraire, Jauss propose un cheminement en deux étapes. La

    première consiste à s’approprier et à affiner la dialectique de la question et de la réponse

    que l’herméneutique philosophique situe à l’origine de toute compréhension, et donc de

    toute entreprise de recherche : « Comprendre signifie " comprendre quelque chose en tant

    que réponse ". Comme réponse, le texte s’ouvre à partir de la question54 ». Dans cette

    perspective, soutient Jauss, l’activité globale qu’il exerce sur lui-même, sur les choses et

    sur le monde fait de l’homme un « animal quaerens cur ». La forme et l’ordre du

    questionnement témoigneraient du processus d’appropriation du monde ; davantage, la

    transformation et le renouvellement du questionnement traceraient « le chemin de

    l’émancipation55 », enjeu de toute philosophie. « Le questionnement qui, contrairement à

    l’argumentation, n’est pas contraint de trouver une réponse [,] s’avère par là un excellent

    51 Jean Grondin, L’herméneutique, Paris, PUF (Coll. Que sais-je ?), 2008 [2006], p. 17. 52 Christian Berner, Au détour du sens, Paris, Les éditions du Cerf, 2007, p. 47. 53 Hans Robert Jauss, Pour une herméneutique littéraire, Paris, Gallimard, 1988 [1982]. 54 Ibid., p. 24. 55 Ibid., p. 37.

  • 12

    moyen de faciliter la formation d’expériences nouvelles56 ». La seconde étape consiste à

    déterminer l’« horizon » du texte, que Jauss rapproche avec le niveau d’isotopie dans la

    sémantique structurale d’A. Greimas, le code culturel dans la sémiotique de J. Lotman et

    le contexte situationnel des actes de parole chez K. Stierle. Pour Jauss, l’horizon est le

    contexte historique des questions et des attentes à l’époque où l’œuvre intervient auprès

    de ses premiers destinataires. Limite historique et condition de toute possibilité, il

    constitue une vaste catégorie d’éléments déterminants repérables grâce aux conventions

    relatives au genre, au style, à la forme. S’il émerge dans un horizon précis, l’ouvrage

    esthétique y opère un bouleversement de normes et de perspectives de sens. Considérant,

    d’une part, que même bien reconstruits, les horizons historiques ne fournissent qu’une

    compréhension limitée et partielle des œuvres et, d’autre part, que la communication

    littéraire tire son efficace de l’incessant dialogue entre la production et la réception, Jauss

    élargit l’horizon à l’histoire de la réception – dont il avait déjà posé les fondements dans

    Pour une esthétique de la réception57.

    Appliquée aux fictions littéraires, estime Jauss, la reconstruction des processus

    historiques selon le modèle question/réponse conférerait son efficace à l’herméneutique

    littéraire, qui peut alors, notamment, « éclaircir […] le travail sur le mythe que réalisent

    les actes transformateurs de [la] narration, comme un processus de réception au cours

    duquel des réponses autoritaires sont comprises, grâce à de nouvelles questions dont la

    formulation est différente, d’une façon toujours nouvelle et différente qui va même

    jusqu’à contredire leur signification primitive, de sorte que ces réponses deviennent

    transposables à des horizons historiques postérieurs 58 ». L’herméneutique littéraire

    pourrait ainsi mettre en lumière son principe et son privilège : « la continuité médiatisante

    de l’expérience esthétique dont l’effet [est] d’exposer les horizons de mondes lointains,

    de les transcender et de les médiatiser par rapport à l’horizon présent59 ». Faisant son

    profit des travaux de Gadamer, Jauss souligne que la visée du questionnement est de

    réaliser et de maintenir l’ouverture des possibilités : « Sans l’ouverture du

    56 Hans Robert Jauss, Pour une herméneutique littéraire, op. cit., p. 60. 57 Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1978. 58 Hans Robert Jauss, Pour une herméneutique littéraire, op. cit., p. 40. 59 Ibid., p. 59.

  • 13

    questionnement, dont la négativité radicale est le savoir de notre non-savoir, l’expérience

    en tant que prise de conscience de ce qu’on ne sait pas encore ou de ce à quoi on ne

    s’attendait pas ne serait pas possible »60.

    De cette téléologie globale participeraient les diverses formes de l’interrogation :

    première question, dernière question et question téméraire, du point de vue de la

    philosophie ; question rhétorique et question lyrique, dans une perspective esthétique. Par

    « première question » ou « question métaphysique », Jauss désigne « l’acte primaire de

    l’émerveillement compren[ant] une expérience aussi bien positive que négative du

    contemplateur : l’étonnement ou l’inquiétude [à l’origine du penser]61 ». La « dernière

    question » serait « celle de la permanence du monde, plus exactement de la raison de sa

    décadence et des chances de son renouvellement62 ». Quant à la « question téméraire »,

    elle amènerait à franchir hardiment les limites du connu et du stable pour « mettre à

    l’épreuve les vérités religieuses ou […] dépasser, grâce à la licence de la fiction

    esthétique, une limite rendue taboue, […] ébrécher une compréhension du monde qui

    s’est fermée aux questions 63 ». À la suite de Quintilien, Jauss définit la fonction

    rhétorique de l’interrogatio comme « une intensification de la teneur même : par une

    explication de nature affective qui, selon le contenu et la forme de la question, doit

    susciter chez le destinataire soit l’admiration, soit l’indignation64 ». Contrairement à la

    question rhétorique, la « question lyrique » exigerait de suspendre la réponse directe ou

    proche pour accomplir un changement de perspective : elle « dissout la réponse

    préexistante que la question rhétorique suggère, elle renforce affectivement et ouvre une

    expectative, un horizon inattendu de signification possible65 ».

    Pour approcher au plus près les questionnements de sens et les (re)constructions de

    significations à l’œuvre dans nos textes, nous utiliserons aussi les outils de la sémiotique

    et de la pragmatique. Jauss lui-même ouvre la voie à cet enrichissement méthodologique,

    60 Hans Robert Jauss, Pour une herméneutique littéraire, op. cit., p. 52. 61 Ibid., p. 60. 62 Ibid., p. 68. 63 Ibid., p. 67. 64 Ibid., p. 87. 65 Ibid., p. 89.

  • 14

    notamment en faisant son profit de la sémiotique de Lotman66 et de la pragmatique de

    Stierle67 et Iser68. Pour Klinkenberg, qui récuse la réduction de la sémiotique à la seule

    étude des relations fixes entre signifiants et signifiés, la pragmatique est partie intégrante

    de la sémiotique. Précisément, elle est « la partie de la sémiotique qui voit le signe

    comme acte69 ». Comme preuve de ce lien fort, Klinkenberg souligne que l’une et l’autre

    constituent « un moyen d’agir sur le monde et sur les partenaires ; de modifier les

    représentations et les modes d’action de ces partenaires ; voire de modifier ses propres

    représentations70 ». La complexité et la subtilité des moyens que mobilise la médiation de

    la fiction pour agir sur l’allocutaire (destinataire ou lecteur) sont bien explorées par

    Umberto Eco71, dont les ouvrages nous seront aussi d’un grand apport. Afin de mieux

    cerner les stratégies discursives grâce auxquelles nos fictions mettent en lumière les

    mensonges ou les falsifications de l’Histoire et déconstruisent toutes espèces de mythes,

    nous nous inspirerons également des travaux d’Oswald Ducrot. Ce dernier fonde sa

    théorie sur « la possibilité qu’a la parole de parler de son propre avènement72 » : « si le

    sens d’un énoncé fait allusion à son énonciation, c’est dans la mesure où l’énoncé est ou

    prétend être l’accomplissement d’un type particulier d’acte de langage, l’acte

    illocutoire 73». Pour rendre compte de ce phénomène langagier, Ducrot recourt, en plus

    des « perfomatifs », aux notions de « présuposés » et de « sous-entendus », qui ont pour

    point commun de désigner « ce qui, dans le sens d’un énoncé (dans le « dit »), concerne

    l’apparition de cet énoncé (son « dire »)74 ». Dans un énoncé, « est présupposé […], ce

    qui est apporté par l’énoncé, mais n’est pas apporté de façon argumentative, en entendant

    par là que ce n’est pas présenté comme devant orienter la continuation du discours75 ». Le

    sous-entendu désigne « les effets de sens qui apparaissent dans l’interprétation lorsqu’on

    66 Iouri Mikhailovich Lotman, La structure du texte artistique, Paris, Gallimard, 1973 [1972]. 67 Karlheinz Stierle, Text als Handlung – Perspektiven einer systematischen Literaturwissenschaft,

    München, Gunter Narr Verlag, 1975. 68 Wolfgang Iser, L’acte de lecture : théorie de l’effet esthétique, Bruxelles, P. Mardaga, 1985 [1976] ; Der

    implizite Leser – Kommunikationsformen des Romans von Bunyan bis Beckett, München, Gunter Narr

    Verlag, 1972. 69 Jean-Marie Klinkenberg, Précis de sémiotique générale, op. cit., p. 312. 70 Jean-Marie Klinkenberg, Précis de sémiotique générale, op. cit., p. 312. 71 Umberto Eco, L’œuvre ouverte [1962], Paris, Seuil, 1965 ; Lector in fabula. Le rôle du lecteur ou la

    Coopération interprétative dans les textes narratifs [1979], Paris, Grasset, 1985. 72 Oswald Ducrot, Le dire et le dit, Paris, Éditions de Minuit, 1984, p. 8. 73 Ibid., p. 8. 74 Ibid., p.7. 75 Ibid., p. 42.

  • 15

    réfléchit sur les raisons d’une énonciation en se demandant pourquoi le locuteur a dit ce

    qu’il a dit, et lorsqu’on considère ces raisons de parler comme parties intégrantes de ce

    qui a été dit76 ». Ces notions nous aideront à mettre en lumière les ressorts discursifs de la

    refonte des encyclopédies : langage oblique, superposition des voix et autre

    polylinguisme à la Bakhtine77.

    ***

    Conduites à la lumière de cet outillage méthodologique, nos analyses permettront de

    montrer que lorsqu’il s’attache à récrire l’Histoire ou, plus généralement, à peindre la

    réalité désenchantée, le roman francophone déploie une démarche sémiotique. Celle-ci

    peut être qualifiée, selon les mots de Pierre Nepveu, d’« écologie du réel », car elle

    engage l’autopsie d’une mort pour révéler le procès d’une (re-) naissance. Pour le

    démontrer, nous analyserons les œuvres d’Ahmadou Kourouma, Rachid Boudjedra et

    Driss Chraïbi pour le roman africain, d’Henry Bauchau pour la littérature belge et

    d’Hubert Aquin pour le roman québécois. Notre corpus de base comprend les ouvrages

    suivants : Monnè, outrages et défis, d’Ahmadou Kourouma ; L’escargot entêté et Les

    1001 années de nostalgie, de Rachid Boudjedra ; La mère du printemps et Naissance à

    l’aube, de Driss Chraïbi ; La déchirure et Le régiment noir, d’Henry Bauchau ; Prochain

    épisode, Trou de mémoire et L’antiphonaire d’Hubert Aquin.

    Plus d’une raisons nous ont conduit à ce choix. D’abord, ce sont les fortes similitudes

    dans les parcours des auteurs. Chez l’Ivoirien Ahmadou Kourouma (1927-2004),

    l’histoire personnelle se confond avec celle de la colonisation et des indépendances

    africaines. Tirailleur dans l’armée coloniale, ancien combattant en Indochine, il verse

    dans sa fiction son expérience de la guerre et de la résistance contre les dictatures.

    L’Algérien Boudjedra (1941 - ) est aussi un témoin de l’histoire tourmentée du XXe

    siècle. Son père fut un nationaliste indépendantiste, plusieurs fois emprisonné pour son

    activisme politique anti-français ; lui-même s’était tôt engagé dans le maquis du FLN

    (Front de libération nationale) d’où il est sorti blessé, et ne s’est jamais départi de son

    76 Oswald Ducrot, Le dire et le dit, op. cit., p. 93. 77 Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman [1975], Paris, Gallimard, 1978.

  • 16

    militantisme. Ses romans mettent en œuvre une expérience transgénérationnelle de

    résistance à la violence de l’Histoire dont ils déplient la mémoire, à partir du noyau

    familial. Quant au romancier marocain Driss Chraïbi (1926-2007), sa relation à l’Histoire

    est d’un autre ordre, le protectorat français n’ayant pas imposé à la bourgeoisie marocaine

    les mêmes rapports de force qu’à l’élite politique algérienne. Son ascendance bourgeoise

    et sa formation scolaire à l’occidentale font de Chraïbi, ainsi qu’il l’écrira dans ses

    mémoires, un homme « à cheval sur deux mondes, un pied dans chaque culture, l’homme

    idoine qu’il [faut] pour transiter du passé au présent78 ». Chez Henry Bauchau (1913-

    2012), la relation à l’Histoire est très étroite. Enfant, il a vécu avec son grand-père

    l’incendie de Louvain – qui deviendra Sainpierre dans ses romans – pendant la Première

    Guerre mondiale ; la mobilisation à l’imminence de la Deuxième Guerre mondiale,

    l’invasion de la Belgique, la capitulation du roi et l’exil de son gouvernement en

    Angleterre, l’initiative mal interprétée du Service des Volontaires du Travail et le

    renoncement par la contrainte à toute activité politique dans son pays après la Deuxième

    Guerre mondiale, tous ces événements font de Bauchau un représentant de la génération

    sacrifiée de l’Europe de l’entre-deux-guerres, qui rêvait d’un ordre social nouveau.

    Hubert Aquin (1929-1977) paraît aussi un écorché vif de l’Histoire. Militant

    indépendantiste, il participe à la direction du Rassemblement pour l’indépendance

    nationale et prend le maquis pour soutenir le Front de libération du Québec, activités qui

    lui valent, en 1964, l’arrestation et l’internement pendant quatre mois à l’Institut

    psychiatrique Albert Prévost. Entre 1962 et 1964, visitant l’Afrique (Dakar, Dahomey,

    Abidjan) et la France dans le cadre de sa collaboration à l’Office national du film, il a

    réalisé avec Albert Memmi et Olympe Bhêly-Quénum79 des entrevues sur la question de

    la décolonisation. Son suicide révèle l’impact de l’Histoire sur sa vie. Ses romans

    témoignent de son expérience.

    Comme on peut le constater, de fortes similitudes se dégagent de ces parcours d’auteurs.

    Expulsés du temps ou enfermés en lui par le renoncement à l’action révolutionnaire

    pourtant désirée, ils ont été chacun à leur manière blessés par ce que Chraïbi appelle « la

    78 Driss Chraïbi, Le monde à côté, Paris, Denoël, 2001, p. 19-20. 79 Écrivain béninois dont le roman Un piège sans fin (1960) décrit le tragique de l’homme traqué par le destin, ce qui fait écho à la figure de « chasseur chassé » qu’Aquin donne de l’homme moderne.

  • 17

    grande hache » de l’Histoire. Cette communauté de destin ne dicte pas seulement les

    mêmes thématiques dans les œuvres qui expriment cette expérience, elle commande aussi

    des choix esthétiques semblables et postule une même herméneutique. Tous conçoivent

    l’écriture comme l’instance idéale pour analyser l’incohérence de la vie, démasquer les

    mythes et mettre en lumière les ambiguïtés de l’Histoire. À même leurs textes, la manière

    d’« écrire en spirale comme un colonisé » que revendique Hubert Aquin a pour pendant,

    notamment, l’écriture sinusoïdale de Boudjedra et celle, labyrinthique, d’Henry Bauchau.

    Ces qualificatifs revendiqués par chacun traduisent une perte de repères, sinon un

    affolement des signes du fait de la fêlure de l’Histoire.

    Aux fortes similitudes dans les parcours de ces auteurs, s’ajoute, pour la plupart d’entre

    eux, une même époque d’émergence dans le champ littéraire. Aquin publie son premier

    roman en 1965, Bauchau en 1966, Kourouma en 1968 et au Québec, Boudjedra en 1969.

    À cette époque, pionnière de l’émancipation de la tutelle française, la littérature

    québécoise avait déjà mis, ainsi que l’indique Marc Quaghebeur, un terme réel « à la

    minorisation ou à la folklorisation de l’impact des histoires nationales sur les textes, ainsi

    qu’au fantasme d’un espace [franco-centré] entièrement dominé par la langue comme

    essence80 ». Cette époque est aussi celle des grands bouleversements historiques : les

    indépendances africaines, la Révolution tranquille au Québec, mai 68, la guerre du Viêt

    Nam, pour ne citer que les événements majeurs. Dans Les constellations du lynx, Louis

    Hamelin signale qu’à cette époque, « les nations opprimées étaient un baril de poudre,

    l’idéologie de la décolonisation, une mèche allumée. […] Partout sur la terre, des peuples

    secouaient le joug des vieilles dominations impériales et embrassaient la cause de la

    liberté81 ». C’est également en ces années que, sur le modèle de négritude, furent forgés

    les concepts de belgitude et québécitude pour dire le sentiment d’appartenance à une

    identité et une culture spécifique. Émergeant à ce tournant de l’Histoire, l’écriture de ces

    auteurs inscrit le questionnement propre aux seuils : comment vivre dans la faille, ou

    après la faille ? Comment sortir d’une histoire mortifère ?

    80 Marc Quaghebeur, « Le Régiment noir d’Henry Bauchau. Métaphore de l’histoire du XXè siècle et de la

    Belgique, forge de l’œuvre à venir », dans Beïda Chiki et Marc Quaghebeur [dir.], Les écrivains

    francophones interprètes de l’Histoire, op. cit., p. 383. 81 Louis Hamelin, Les constellations du lynx, Montréal, Boréal (Coll. Compact), 2012, p. 189-190.

  • 18

    Même si, à l’exception de La déchirure (Bauchau) et de Prochain épisode (Aquin), les

    titres retenus n’inaugurent pas la production romanesque de leurs auteurs ; même si, à

    l’instar de Monnè, outrages et défis (Kourouma) ou du Régiment noir (Bauchau), leur

    rédaction est postérieure aux événements évoqués, ils en conservent le noyau séminal : la

    réflexion sur l’Histoire. Chez Kourouma, on peut lire cette continuité dans le nom-titre de

    Fama que portent ou incarnent les héros du premier et deuxième roman, tous deux

    confrontés à la dérive de l’Histoire. Chraïbi, lui, procède par rejet-réhabilitation du passé.

    Du rejet participent son premier roman, Le passé simple (1954) et tous ceux du cycle

    familial. Comparés à ces premiers textes, La mère du printemps et Naissance à l’aube

    adoptent la perspective inverse de la réhabilitation. En ce sens, ils résorbent les

    contradictions et confèrent à l’œuvre du romancier son unité harmonique. Quant à elle,

    l’œuvre de Boudjedra demeure dans la droite ligne de la contestation de l’Histoire

    incarnée dans le noyau familial. Son premier roman, La répudiation (1969) est la matrice

    qui annonce les thèmes et la forme des deux textes que nous analyserons, thèmes et forme

    que réactualise même son roman le plus récent, Hôtel Saint-georges82. Chez Bauchau, Le

    Régiment noir est davantage que la suite de La déchirure. Les mêmes personnages –

    Pierre et Mérence, notamment –, la même forme polyphonique nourrie par le rêve et la

    psychanalyse font que les deux romans composent un seul et même livre où l’Histoire

    s’interprète au prisme de l’autobiographie ou, selon les mots de Quaghebeur, de

    « l’autofiction décalée 83 ». Bien plus, au rôle essentiel joué dans la genèse de La

    Déchirure par le militant indépendantiste algérien Jean Amrouche fait écho celui du

    militant noir Georges Jackson, que Bauchau cite au seuil du Régiment noir. Comme le

    montre Quaghebeur, ce deuxième roman constitue la « forge de l’œuvre à venir84 ». La

    même unité de ton caractérise à ce point l’œuvre d’Aquin que l’on peut considérer Trou

    de mémoire comme le deuxième épisode de l’activité révolutionnaire amorcée dans le

    premier roman, activité dont L’antiphonaire (1969) constitue la troisième phase. En plus

    de leur thématique commune de l’écriture de la mémoire historique, les romans

    présentent des homologies structurelles, notamment les télescopages spatiotemporels, la

    82 Rachid Boudjedra, Hôtel Saint-Georges, Paris, Grasset, 2011. 83 Marc Quaghebeur, « Le Régiment noir d’Henry Bauchau », loc. cit., p. 387. 84 Ibid., p. 388.

  • 19

    gémellarité (blanc/noir) des personnages. Ces structures, et d’autres que révèlera

    l’analyse, sont à l’origine du choix de ce corpus.

    Comme nous l’avons indiqué dans la problématique, nous lirons ces romans dans la

    double perspective de la réécriture de la mémoire historique et de la refonte des

    encyclopédies des sociétés et des cultures d’où sont issus leurs auteurs. L’intitulé de ce

    travail, « De la mémoire de l’Histoire à la refonte des encyclopédies : médiations

    symboliques du roman francophone », souligne une progression que l’analyse révélera

    comme une évolution dialectique : la médiation du roman consiste à montrer la mort ou

    le désastre pour les transformer en renaissance ou en résurrection. Mais, afin d’éviter

    toute ambiguïté et équivoque, il sied de définir nos concepts opératoires. Pour expliciter

    notre acception de la « refonte », sans doute convient-il de recourir, avant le dictionnaire,

    à la pratique elle-même en fonderie de métaux, en verrerie et autres métiers de l’émail.

    En tous ces domaines, la refonte est le résultat d’un double processus d’évaluation et de

    récupération. L’évaluation, qui peut prendre la forme d’une vérification ou d’un

    essayage, permet d’établir la conformité de l’outil ou son impropriété à l’usage, par

    défaut de fabrication ou du fait de la vétusté et donc de l’usure. S’il est décrété impropre,

    c’est-à-dire inutilisable, l’outil peut-être ou, de nos jours, est souvent récupéré et refondu

    en matériau pour un remoulage ou un remodelage. Le nouveau produit fabriqué peut être

    identique à l’ancien et servir au même usage ; mais il peut aussi, comme dans le cas des

    modes dépassées ou des technologies n’ayant plus cours, acquérir une autre forme et

    servir à de nouvelles fins. Ce rappel de la pratique permet de mieux comprendre les

    définitions du Grand Larousse encyclopédique. Refondre : au sens propre, « fondre à

    nouveau » et, au figuré, « refaire entièrement pour améliorer » ; d’où l’usage classique de

    « changer, transformer complètement ». Refonte : « action de donner une nouvelle forme

    à » ; synonyme : « modernisation ».

    Qu’entendons-nous par « encyclopédie » ? Un regard chez les théoriciens des disciplines

    relevant de l’épistémologie ou de l’archéologie du savoir nous aidera à expliciter la

    notion. En sémiotique, Klinkenberg considère l’encyclopédie d’une culture comme son

    « découpage de l’univers […] lié au système de connaissance, aux valeurs, aux fonctions

  • 20

    utilitaires définies par celles-ci85 ». De l’encyclopédie ainsi entendue participe aussi le

    « discours social » tel que, dans une perspective sociocritique, le définit Angenot : « Un

    système régulateur global dont la nature n’est pas donnée d’emblée à l’observation, de

    règles de production et de circulation, autant qu’un tableau des produits 86 ». En

    philosophie politique, la fonction de l’encyclopédie est assumée par ce que Hermann

    Broch appelle un « système du monde » : « Une formulation constituée par des actions

    isolées infiniment nombreuses, qui, exécutées par les différents partisans du système des

    valeurs, sont toutes tournées vers le même but axiologique infiniment éloigné et qui

    reçoivent de ce but axiologique leur valeur éthique ou non éthique 87 ». Chez un

    herméneute comme Nelson Goodman, la notion d’encyclopédie est portée par le concept

    de « mondes », au pluriel, puisqu’à son avis, ceux-ci « diffèrent par les genres qu’ils

    retiennent comme pertinents. […] Les genres en question sont […] à comprendre dans le

    contexte d’une habitude ou d’une tradition, à moins qu’ils ne soient inventés pour un

    nouveau dessein88 ». Si nous terminons cette exploration par Barthes89 dont le regard

    critique embrasse toutes les expériences de l’être, de l’agir et du faire de l’homme, nous

    apprenons que l’invention des valeurs, par sélection de « genres » (sens, formes) et

    assignation de pertinence, est la fonction du mythe en tant que « système (chaîne)

    sémiologique90 » : « il désigne et il notifie, il fait comprendre et il impose91 ».

    La disparité de ces sources peut paraître une lacune ; mais elle est féconde pour cette

    étude, dans la mesure où elle révèle le caractère « fabriqué » de toutes les rationalités. Les

    diverses définitions des théoriciens se rejoignent dans la triade « règles – sélection –

    pertinence ». Appelé aussi « système », le paradigme des règles comprend les doxas,

    l’habitude et la tradition. Celui de la « sélection » se décline en régulation, production et

    imposition. Le paradigme terminal de « pertinence » est le « tableau » ou le répertoire des

    valeurs, des produits et des fins. Véritable mécanisme, cette triade n’est-elle pas, pour le

    85 Jean-Marie Klinkenberg, Précis de sémiotique générale, Paris-Bruxelles, De Boeck Université, 1996,

    p. 39. 86 Marc Angenot, 1889. Un état du discours social, Montréal, Le Préambule, 1989, p. 13-14. 87 Hermann Broch, Création littéraire et connaissance, Paris, Gallimard, 1966, p. 219. 88 Nelson Goodman, Manières de faires des mondes [1978], Paris, Gallimard, 2006, p. 27. 89 Roland Barthes, Mythologies, Paris, Seuil, 1957. 90 Ibid., p. 183, 187. 91 Ibid., p. 190.

  • 21

    dire simplement, celle de la machine des imaginaires ? Paradigme de certification de la

    pertinence du penser, de l’être et de l’agir, et, à ce titre, machine ou fabrique de

    l’imaginaire, l’encyclopédie opère comme un moule ou une matrice, dans l’acception de

    Judith Schlanger pour qui la « matrice paradigmatique » constitue un « complexe sui

    generis de données notionnelles, de pré-acceptations, de pratiques, d’attitudes et de

    valeurs92 ». Sans s’attarder sur le fait qu’elle fabrique, fait circuler et consommer des

    objets matériels aussi bien que des biens symboliques, il convient de noter qu’elle n’est

    pas concevable du seul point de vue de la société ou de la culture. Dans toutes les

    définitions auxquelles nous avons eu recours, la société et la culture forment l’instance de

    légitimation de l’être et du faire de l’homme. Bloch montre bien que, même si la

    production conforme à l’encyclopédie est un acte isolé, elle converge toujours vers la fin

    – et la seule fin – définie par le système. Où l’on voit aussi se profiler le diktat de la doxa.

    Il semble pourtant qu’il faudrait aussi définir l’encyclopédie du point de vue de

    l’individu. C’est celui-ci, en effet, qui la rend efficace en l’intériorisant dans le fond de

    son imaginaire. Les métaphores de la folie, de la maladie et autres pulsions de mort que

    donnent à lire les fictions de notre corpus montrent que la question de refonte des

    encyclopédies se pose aussi, et peut-être surtout, à l’homme intérieur. En conservant donc

    le concept d’encyclopédie, nous l’entendrons dans cette étude comme la « grammaire de

    la pensée, de l’agir et de l’être individuel et sociohistorique ». Cette définition nous

    permettra de mettre en relief le fait que, ce qui est désiré et recherché dans nos textes,

    c’est une nouvelle manière de vivre son corps morcelé et d’habiter le monde – et pas

    seulement en poète, comme le suggèrent, par exemple, les études réunies dans le volume

    Henry Bauchau, écrire pour habiter le monde93.

    Dans toutes les fictions, on peut dire qu’il est question de renégocier les systèmes de

    valeurs de manière à instaurer des nouveaux rapports à l’espace et au temps, au corps et à

    la mémoire. Pour les sujets individuels ou collectifs de ces représentations de l’Histoire,

    il s’agit de redéfinir de manière pragmatique les objets-valeurs (opinions, croyances,

    92 Judith Schlanger, Les concepts scientifiques. Invention et pouvoir, Paris, Gallimard, 1991[1988], p. 116. 93 Catherine Mayaux et Myriam Watthee-Delmotte [dir.], Henry Bauchau, écrire pour habiter le monde,

    Paris, Presses universitaires de Vincennes, 2009.

  • 22

    savoirs) du patrimoine immatériel qui, ainsi que l’observe Hannah Arendt, « donnent

    naissance à la familiarité au monde, à ses coutumes, à ses rapports usuels entre l'homme

    et les choses aussi bien qu'entre l'homme et les hommes94 ». Nous soutiendrons donc que

    les fictions de ces romans proposent des médiations, si l’on convient avec Klinkenberg

    que la médiation consiste à « jeter un pont entre les aspects contradictoires de l’univers

    du sens [de manière que] les contraires admettent la possibilité que leur contradiction soit

    rachetée 95 ». Dans les interprétations littéraires de l’Histoire, particulièrement, Beïda

    Chikhi indique qu’en s’allouant la force des ressources esthétiques, « l’écrivain accède à

    une certaine cohérence subjective relativement apaisante [qui est] sa manière de négocier

    les passages multiples et complexes entre tradition orale, histoire et esthétique, et de

    transformer le conflit en complicité96 ».

    Afin de metre en lumière le rôle médiateur des romanciers, figures modernes du scribe

    ainsi que le suggère également Jacques Fame Ndongo97, Nabile Farès évoque le cas

    significatif de la mythologie égyptienne qui confie explicitement au scribe la fonction

    d’assurer le passage du chaos à l’harmonie. La Haute Égypte, signale Nabile Farès, a

    légué à la postérité une sculpture montrant le scribe comme un « personnage silencieux,

    yeux mi-clos devant le lieu absent des vivants et des morts98 ». Et l’écrivain explicite :

    « Figure du silence et de la présence énigmatique à l’entrée des profondeurs, espaces,

    terres, cieux, fleuves où vont voyager les représentants des divinités, des peuples, des

    prêtrises, et, maîtrises. Belle et insolente figure faite pour incarner, au-delà de l’Histoire

    qui se fait, se défait, s’arrête, se moule, s’écoule, s’écroule, se glorifie, se nomme, se

    foudroie, un temps d’histoire autre99 ». Dans cette scène mythologique, la médiation est

    figurée par ses lieux (« entrée ») et ses voies (« voyager », « prêtrises », « au-delà de »).

    94 Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris, Gallimard, 2012, p. 134. Pour nos références à

    cet auteur, nous tirerons nos citations du l’édition L’humaine condition, publié dans la collection « Quarto »

    de Gallimard, qui rassemble Condition de l’homme moderne, De la révolution, La crise de la culture et Du

    mensonge à la folie. 95 Jean-Marie Klinkenberg, Précis de sémiotique générale, op. cit., p. 172-173. 96 Beïda Chikhi, « L’interprète en sons et lumières », dans Beïda Chiki et Marc Quaghebeur [dir.], Les

    écrivains francophones interprètes de l’Histoire, op. cit., p. 369. 97 Jacques Fame Ndongo, Le prince et le scribe : lecture politique et esthétique du roman africain

    postcolonial, Paris, Berger-Levrault, 1988. 98 Nabile Farès, « Écrivains, scripteurs et interprétants », dans Beïda Chiki et Marc Quaghebeur [dir.], Les

    écrivains francophones interprètes de l’Histoire, op. cit., p. 16. 99 Id.

  • 23

    Ce qui semble également mis en lumière par cette sculpture égyptienne, et qui éclaire

    notre compréhension de la médiation littéraire, c’est l’essence allégorique ou

    métaphorique de l’image, le mode de communication par interférence. Et Paul Ricœur

    n’est pas loin, pour qui la médiation est « fonction de suppléance100 », car « la métaphore

    concerne le fonctionnement inversé de la référence à quoi elle ajoute une opération de

    transfert101 ».

    Jean-Marie Klinkenberg classifie les communications intermédiaires en trois catégories :

    la médiation symbolique, la médiation discursive et la médiation rhétorique.

    Référentielle, la médiation symbolique « consist[e] à mobiliser explicitement dans un

    énoncé des signes désignant des processus ou des objets à quoi la culture a conféré une

    valeur médiatrice102 ». La médiation discursive pose des oppositions dans un énoncé et

    travaille progressivement à leur transformation et résolution dans le même énoncé grâce à

    une argumentation ou grâce à une intrigue/narration. Quand à la médiation rhétorique,

    elle fournit instantanément la suppléance, « par un usage très particulier des signes, un

    usage qui semble contrevenir aux règles en vigueur dans le code103 ». Identifiant ce type

    d’instrument médiateur à la figure ou au trope, le sémioticien en précise le rôle : « La

    figure permet de résoudre des contradictions, ou d’expérimenter des solutions à différents

    problèmes, en proposant des médiations entre les termes disjoints de ces problèmes ou de

    ces contradictions. Elle le fait de manière ludique et exploratoire, ce qui est bien de

    nature à produire un plaisir qui s’ajoute à celui de la résolution du problème

    communicatif qu’elle propose 104 ». À s’en tenir à cette taxinomie, on dirait que les

    fictions de notre corpus participent de la médiation discursive. Mais surgirait aussitôt un

    problème. Si ces textes posent des oppositions qu’ils déploient en intrigues, il est évident

    que la transformation progressive des questions n’y aboutit à aucune solution, comme

    c’est toujours le cas dans le conte traditionnel. En effet, selon Marthe Robert, ce dernier

    est « par excellence l’image d’un monde du souhait, où les mille obstacles opposés au

    100 Paul Ricoeur, La métaphore vive, Paris, Seuil, 1975, p. 369. 101 Ibid., p. 295. 102 Jean-Marie Klinkenberg, Précis de sémiotique générale, op. cit., p. 174. 103 Ibid., p. 175. 104 Ibid, p. 350.

  • 24

    désir ne sont là finalement que pour son accomplissement fulgurant et total105 ». Or, les

    intrigues de nos romans ouvrent sur une impasse ou sur un ensemble de contradictions.

    Dans le cas de La déchirure d’Henry Bauchau, par exemple, Marc Quaghebeur fait état

    d’« une écriture complexe, mûrie, traversée par des contradictions qui ne se résolvent pas

    dans les formules apaisantes106 ». Et la remarque est valable pour les romans de Chraïbi,

    aussi bien que ceux de Bou