maurus patrick, « la traduction, outil interculturel »

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LA TRADUCTION, OUTIL INTERCULTUREL ? Patrick Maurus P.U.F. | Revue d'histoire littéraire de la France 2005/4 - Vol. 105 pages 979 à 990 ISSN 0035-2411 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-d-histoire-litteraire-de-la-france-2005-4-page-979.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Maurus Patrick, « La traduction, outil interculturel ? », Revue d'histoire littéraire de la France, 2005/4 Vol. 105, p. 979-990. DOI : 10.3917/rhlf.054.0979 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour P.U.F.. © P.U.F.. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.227.61 - 17/04/2014 21h30. © P.U.F. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.227.61 - 17/04/2014 21h30. © P.U.F.

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LA TRADUCTION, OUTIL INTERCULTUREL ? Patrick Maurus P.U.F. | Revue d'histoire littéraire de la France 2005/4 - Vol. 105pages 979 à 990

ISSN 0035-2411

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-d-histoire-litteraire-de-la-france-2005-4-page-979.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Maurus Patrick, « La traduction, outil interculturel ? »,

Revue d'histoire littéraire de la France, 2005/4 Vol. 105, p. 979-990. DOI : 10.3917/rhlf.054.0979

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Distribution électronique Cairn.info pour P.U.F..

© P.U.F.. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière quece soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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LA TRADUCTION, OUTIL INTERCULTUREL ?

PATRICK MAURUS*

« Enfin le cinéma est né. Et à cette heure, unefemme hindoue qui regarde Anna Karénine pleurepeut-être en voyant exprimer, par une actrice suédoiseet un metteur en scène américain, l’idée que le RusseTolstoï se faisait de l’amour…

Si, des vivants, nous n’avons guère uni les rêves,du moins avons-nous mieux uni les morts !

Et dans cette salle, ce soir, nous pouvons dire sansridicule : “Vous qui êtes ici, vous êtes la premièregénération d’héritiers de la terre entière” ».

André Malraux, Les Conquérants, Postface.

Dans une intuition particulièrement productive, Marx avait noté queles hommes ne se posaient que les questions qu’ils pouvaient résoudre (lereste étant croyances). Par le même raisonnement, on doit noter que cen’est plus toujours le cas. Il est inutile pour cela de convoquer le termepasse-partout de mondialisation. Par présence économique ou touristique,par vecteurs de communication, de gré ou de force, des questions s’impo-sent à des peuples qui, en raison de leur développement propre, ne se lesposaient pas comme ça ou pas du tout.

Ce phénomène constitue la base matérielle déterminante des relationsinterculturelles d’aujourd’hui, parce qu’il intervient au moment même oùgerme l’interrogation interculturelle. C’est-à-dire la reconnaissance (etl’obligation de prendre en compte) de l’existence de la multiplicité descultures et de leur égale dignité. Notons d’emblée que cela ne garantit nil’égalité, ni réciprocité, car si les autres cultures sont pour beaucoup danscette reconnaissance, toutes sont loin de se poser la question en cestermes. Ou de se la poser tout court. L’essentiel des confrontations de cul-

RHLF, 2005, n° 4, p. 979-990

* Inalco, section de coréen, traducteur et directeur de collection, Actes Sud.D

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1. Ce qui n’était pas le cas des Droits de l’homme et du citoyen, de révolutionnaire mémoire,ne serait-ce que parce qu’ils étaient objets de débats.

2. Souligner la nécessité de fonder théoriquement les Droits de l’homme n’est pas donner unargument aux dénonciateurs du Droit-de-l’Hommisme.

3. Ailleurs qu’en France. La position culturelle et linguistique des chercheurs en interculturely est pour beaucoup. Même chose, probablement, pour le post-colonial.

4. D’un point de vue sociocritique, il n’y a pas à exercer de tri entre les réalités intercultu-relles : toute invasion, toute colonisation, à l’exception des pratiques franchement génocidaires,inscrit de facto des relations interculturelles. L’acculturation est une forme dégradée de ces rela-tions, mais une forme tout de même. Toutes participent à l’éclosion de représentations spécifiques.

tures reste marqué par l’impérialisme, le néo-colonialisme, l’inégale pro-priété des médias et le statut précaire des minorités

L’interculturel, dans le champ intellectuel, et l’humanitaire, dans lechamp géopolitique, partagent une représentation dont ils se sont faits lesspécialistes, celle de l’Autre. L’Autre alter. L’Autre qui est moi-mêmesous une autre forme (alter ego), et qui me vaut en tout. Représentationcousine de celle d’Universel. L’Autre comme forme unique, et mêmeincomparable, d’une universalité proclamée. L’hypocrite lecteur mon sem-blable mon frère, mais sur une musique morale, l’Autre qui fonde ledevoir que j’ai d’agir pour permettre à tout homme d’être aussi hommeque moi, ainsi que l’obligation à déceler l’humain même sous ses formesles plus dégradées ou les plus indignes.

L’interculturel va chercher chez l’Autre les sources d’une pensée. S’ilpousse sur l’autre Autre, c’est-à-dire aliud, le différent, le contraire, l’in-compatible, celui de l’enfer c’est les autres, c’est pour lui découvrir endernière instance des bribes d’alter. Parier que l’incommunicabité n’estjamais totale. Découvrir en tout homme une graine d’universel, aimer sonprochain si lointain comme soi-même, ce n’est pas faire un procès d’in-tention de remarquer qu’on se trouve là en terres et termes de religiosité.Les mêmes remarques s’appliquent aux Droits de l’homme, dans le champpolitique, et à leurs défenseurs, droits que ne fondent guère dans la pra-tique que la pose/position du défenseur1, 2.

Paradoxe (provisoire ?) de l’interculturel (dans toutes ses définitions) :pour exister, il doit agiter les représentations conflictuelles qui le fondent,autrement dit débattre d’abord ici et maintenant d’un Même pour y intégrerun Autre. Il n’y a jamais, au sens strict, d’interculturel. L’Autre est toujoursvu d’ici. L’alter est toujours second par rapport à moi qui le reconnaîtcomme tel. Il est pourtant possible que ce paradoxe soit déjà productif3.

Le premier problème de l’interculturel, dans l’ordre chronologique desquestions de méthodes, est celui de ses présupposés. Définir l’intercultu-rel, de quelque façon que ce soit, c’est postuler un inter comme possible,affirmer l’universalité de la dimension culturelle, l’universalité de la rela-tion culturelle égalitaire4 et enfin raisonner sur la base de l’utilité ou de la

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5. Par internet. Cet outil proclamant volontiers son excellence dans la mise en contact deshommes et des cultures, il est intéressant de lui demander ce qu’il entend par là. Sources occi-dentales, évidemment.

positivité des relations interculturelles. L’idée qu’elles puissent êtrenéfastes est soulevée ici ou là, mais dans la foulée de la dénonciation del’inégalité des relations politiques.

En croissance rapide ces dernières années, la réflexion sur l’intercul-turel a naturellement tenté de cerner la question de l’exportation d’unmodèle de culture, ainsi que celle de l’utilisation d’une notion universelle,d’une essence de la culture, et un consensus semble s’être fait pour l’ex-clure sous le nom de culturalisme. Principes très sains, qui ne garantissentpas automatiquement les pratiques. Mais, à part ceux qui se contentent denoter que des pratiques interculturelles existent (ils les ont rencontrées, ilsles enseignent), quelles solutions sont apportées à la dialectique du diffé-rent et du semblable, du particulier et de l’universel ?

Une rapide exploration de la documentation5 met à jour deux grandsensembles : le militant et le rentable. Du côté du militant, on trouve pêle-mêle Unesco, Conseil de l’Europe, Droits de l’homme et dialogue inter-culturel, ou encore tel « institut œuvrant à la promotion du pluralismeculturel, des relations interculturelles et au changement social ». Beau-coup de professionnels de l’interculturel moral, sous forme résolumentinstitutionnelle et non problématique.

Du côté du rentable, il est question de management de l’interculturel,dont la seule profération fait dresser l’oreille, sinon les cheveux (il y amême un coaching interculturel. Il est difficile de croire que cet oxymo-ron se situe exactement dans l’inter. Il révèle en fait fort éloquemment lecaractère francomorphiste de la problématique). On nous y explique doc-tement qu’un grave problème interculturel se pose à l’homme d’affairesqui arrive en retard à un rendez-vous d’affaires en Corée, puis en avanceau suivant. Sans tomber dans l’empirisme, il y a là de quoi faire hurler derire n’importe quel homme d’affaires devant une telle prétention acadé-mique. A postuler que l’Autre est Autre, on en oublie que le roi est nu etque la politesse est peut-être une notion plus universelle qu’il n’y paraît…Que de discours savants sur la face des Asiatiques auraient pu nous êtreépargnés… Ce type d’analyse consiste, au mieux, à étudier ce qu’il fautsavoir de l’Autre pour entrer en contact avec lui. Est-il besoin du termed’interculturel pour dire cela ?

Par ailleurs, on constate qu’une part importante des contenus reposesur la réflexion sur le FLE (et l’enseignement des autres langues étran-gères). Pour nous y être consacré professionnellement, force est là encorede constater que la nécessité de tenir compte de la culture de l’apprenant

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6. Cela peut même faciliter le travail de la sociocritique, en l’orientant vers des représenta-tions constitutives.

7. On aura noté que pour les références interculturelles, ici, tout comme pour les référencesen traduction, plus loin, nous ne fournissons pas de précisions. Il nous a en effet semblé que l’im-personnalité était moins grave que le risque de détourner la réflexion sur des cas trop particuliers.Nous n’avons utilisé ceux-ci que comme symptômes de comportements généraux. Les sourcesexactes restent naturellement disponibles.

8. Le même remercie un certain P (un Coréen) pour avoir assuré la back translation, justeaprès avoir évoqué la « trahison qui nous a paru inévitable de cette traduction ».

fait partie du b.a.ba, et que le recours à la notion d’interculturel n’a rienajouté (encore ?) à la problématique du Français Langue Étrangère.

On est en droit d’exiger de l’interculturel qu’il justifie ses méthodes etdéfinisse ses concepts autrement que par auto-justification. Or ce qu’on ylit est diablement animé du démon de la structure : Chaud froid / cru cuit/ haut bas / intérieur extérieur / continuité changement / connaissanceaction / coloré incolore / grand petit / unité diversité / puissance impuis-sance / bien mal / groupe individu / ouverture fermeture, en gros l’équi-valent socio-sémiologique des universaux de langage de la linguistique.Tout cela ouvre sur quantité de remarques intéressantes6, mais figées dansl’achronique. Sans dénier à ces définitions une forte efficacité pédago-gique, elles ne font, sur le plan conceptuel, que figer l’Autre dans une pos-ture d’observé. Donc immobile, puisque je l’observe dans l’immobilitéillusoire du temps de mon observation.

Devant l’interculturel, on éprouve les mêmes sentiments que devantl’empirisme : l’enthousiasme des néophytes et des découvreurs brouillons,l’agacement devant l’absence de concepts solides, l’impression d’êtredevant des portes ouvertes avec l’intuition qu’elles l’étaient déjà, et laconviction d’avoir trouvé des clés pour des questions… en formes de ser-rures. Si l’interculturel est un processus par rapport à une situation de fait,souvent baptisée multiculturelle, ce n’est pas un domaine de savoir spéci-fique, mais la dimension d’une pratique pédagogique ou politique, consis-tant à tenir compte (c’est un minimum) de l’identité de l’Autre pour com-muniquer avec lui. On nous objectera qu’il faut distinguer entrerecherches sérieuses et emplois négligents7. Probablement, mais si c’estseulement pour adopter les leçons du champ et leur distribution du capitalsymbolique, cela ne fera que reculer les problèmes. C’est chez l’auteur leplus présent dans le domaine de l’interculturel, tant via le papier et inter-net que dans l’institution que nous avons trouvé la formule : « On s’estréféré aux traductions de xxx (en anglais) qu’on a adaptées en français »8.

Et nous voilà revenus à notre raisonnement : chercheurs sérieux ounon, tous utilisent des représentations dont il doit être tenu compte pourfonder un discours. Tous utilisent des outils qui doivent être pensés pourjustifier une méthodologie. A commencer par la traduction.

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9. Que de fois universitaires, éditeurs et auteurs nous ont dit que nous avions mieux à faireque de continuer à traduire.

10. Le discours parallèle sur la déperdition de sens, qui serait le lot de toute traduction, et savariante sur la poésie intraduisible par nature, vont dans le même sens.

Pourquoi s’interroger aujourd’hui sur la traduction ? Est-ce qu’on nelui demande pas un peu partout de se faire oublier ? Pourquoi dès lorsreprendre cette réflexion, largement renouvelée par le travail d’HenriMeschonnic, surtout si, au risque de tout compliquer, c’est pour laconfronter à la thèse difficile de l’interculturel ? Une simple déconstruc-tion devrait permettre de rectifier le tir : Comment se fait-il que ceux qui,en grand nombre, non seulement adoptent, mais vont jusqu’à exigerqu’une traduction reste invisible — reproduisant ainsi un pesant lieu com-mun — ignorent la théorie et la pratique de la dite traduction ? Reformu-lation : est-ce la méconnaissance de la théorie et de la pratique de la tra-duction qui facilite le recours à des idées toutes faites ? Le désintérêtgénéral pour la question9 ou la certitude répandue de pouvoir juger d’unetraduction ne sont que des variantes de cette attitude, dont l’effet est denier le fait de traduire et ses conséquences. La philosophie spontanée de latraduction postule son effacement.

Autre remarque : comment se fait-il que bien de ceux qui devraient s’yintéresser professionnellement, praticiens, auteurs, éditeurs, universitaires,critiques, sans développer publiquement tout à fait la même thèse, n’envi-sagent si souvent la traduction qu’avec négligence10. Alors qu’ils adoptentbien plus aisément celle d’interculturel. Pourtant, qu’ils le veuillent ounon, la question demeure.

Mais que se passe-t-il quand on nie ce qui est ? En termes d’intercul-turalité : qu’est-ce qui passe d’une langue-culture à une autre langue-cul-ture lorsque le phénomène même du passage est gommé, occulté ? Uneréponse provisoire, sociocritique : plus le passage, le truchement, la pro-cédure sont niés, plus le statu quo ante, sous forme de représentations,agit. Autrement dit, il ne sert à rien d’évoquer l’Autre, ou de le faire par-ler, si sa parole est naturalisée.

Nous postulons ici que les fondements de l’intertextuel sont identiquesà ceux de la traduction : cela revient à dire qu’il faut prendre en compte,du moins dans un premier temps, et de la même façon, médiations etreprésentations. La réflexion sur la traduction ayant une histoire pluslongue que celle de l’interculturel, il semble (il faudra obtenir des résul-tats) opératoire de questionner d’abord la première lorsque l’on s’aventuresur les terres du second. Et, de toute façon, il est légitime d’interrogerl’interculturel sur ses procédures en matière de traduction.

« A J. A. qui a corrigé ma traduction et qui a su deviner le sens et lireentre les lignes coréennes ». Quelle touchante manifestation de respect

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interculturel réciproque que ce remerciement en tête d’une traductionrécente ! On sait hélas que bien des traductions du coréen sont encore tropsouvent des thèmes laborieux, corrigés par des Français ignorant tout dela langue coréenne. On voit aussi que loin d’occulter ce fait, on peut allerjusqu’à s’en vanter. Qui donc pourtant, ne peut-on s’empêcher de deman-der, prendrait un avion piloté par quelqu’un sachant deviner les indica-tions fournies par les cadrans, qui oserait se faire opérer par un chirurgiensachant lire entre les lignes des résultats d’examen ? Qu’on y réfléchisse.

Qu’est-ce qui rend possible de tels comportements ? L’état des troischamps directement concernés.

L’université, une fois qu’elle a délimité un domaine minimal derecherche théorique fait de références canoniques, lui nie toute existence :l’original seul fait foi, dit-elle, concrètement : on ne met pas ses traduc-tions dans son CV, ce n’est pas au traducteur de faire la préface. Le dis-cours étant intenable, elle fabrique son propre objet, l’édition savante ouscientifique, qui, dans le domaine de la traduction, est exempte d’objectifsproprement littéraires, c’est-à-dire une négation de l’opération de traduc-tion. Savoir et littérature seraient ainsi, de facto, deux termes antino-miques. L’université est faite, on le voit avec Bourdieu, de classeurs clas-sés par leurs classements11.

La presse, quand elle traduit, lui impose ses lois, baptisées contrainteséditoriales : a-t-on jamais vu un discours rapporté authentique, hormispour le ridiculiser ? Qui sont pourtant tous ces extra-terrestres qui parlenttous en phrases complètes ? Quant aux articles traduits, ils sont l’objetd’un rewriting systématique, privilégiant le fond sur la forme. Et, quand lapresse fait œuvre critique, où justifie-t-elle ses « excellente traduction »ou « traduction laborieuse » ? La critique s’attribue la Parole (ainsi MichelPolac s’autorisant à traiter d’engeance le traducteur osant rédiger une pré-face non hagiographique).

L’édition, enfin, reste maîtresse de l’objet et du processus. Car il y a làun problème de taille, qu’exprime la place du traducteur dans l’institutionlittéraire, dans l’institution critique et dans l’institution universitaire. C’està peine schématiser que de le décrire comme un chien dans un jeu dequille, car il n’est jamais à sa place, ou plus exactement jamais détenteurd’un pouvoir reconnu. L’éditeur garde donc la haute main sur le paratexte(quand ce n’est pas sur le texte lui-même, qui peut être lourdement cor-rigé). L’objet proposé est l’inverse de l’édition savante, tout étant fait pour

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11. Nul doute qu’on trouvera ici ou là des chercheurs s’interrogeant sur ces notions consen-suelles de la traduction, ainsi que sur les données matérielles de l’exercice du métier (méthode oualibi ?). Il va de soi (?) que notre réflexion porte sur des pratiques et des habitus, pas sur desmotivations individuelles.

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faciliter la lecture. Niagara de notes d’un côté, rien de l’autre. Les deuxlarrons se partagent la tâche.

Pour en rester au seul éditeur, c’est en premier lieu avec le matériauparatextuel qu’il définit à la fois le texte proposé et le public visé. Là, il n’ya pas de miracle. La valeur d’échange s’impose. Pour trouver un marché àcette marchandise, la ligne la plus droite est celle de la reproduction duproduit, c’est-à-dire l’offre, sous un emballage discrètement exotique, d’unroman standard interchangeable 250 pages. Quel est donc ce roman qui sedonne comme universel ? Tout ce qui affleure rend compte d’une concep-tion de la littérature. C’est-à-dire soumet le texte littéraire traduit auxconceptions et aux canons du champ français aujourd’hui. Le résultat estcelui d’une annexion complète, comme dit Benjamin. Autrement dit, unepratique interculturelle qui ne s’interroge pas sur la traduction annule sonobjet même. Tout est fait pour gommer l’épaisseur de la traduction, or c’estcette épaisseur même qui dit : ceci est de la littérature12.

Pour la sociocritique, il y a une façon simple d’aborder la question :l’idée que les relations interculturelles sont, ni plus ni moins, et que cet étatde fait n’induit rien a priori de positif (pas plus que de négatif), pas mêmeune conception au moins partiellement commune de la culture. C’est certesmoins enthousiasmant que ce que ce concept optimiste et militant voudraitsouligner. L’idée aussi que dans « relations interculturelles », même s’il estnécessaire de se pencher sur le sens et les usages d’inter et de culture, il ya aussi relations. Et que ces relations se font sur des supports, des outils,pas dans l’éther de la communication. Nous voici revenus à la traduction :les bouillies indignes et criminelles qu’on décore du fameux « traduit de »sont aussi de la traduction. Ce serait une grave erreur de l’oublier, car alorsla compréhension des représentations mises en œuvre deviendrait impos-sible. En termes sociocritiques, comme l’a fait remarquer Claude Duchet,dans toute traduction il y a inévitablement transfert de socialité (conceptplus large, on le sait, que celui de social). Il (se) passe toujours quelquechose, pourrait-on dire en termes prosaïques, quelque chose de calculé etd’intentionnel, peut-être, quelque chose de fou et d’incontrôlé, tout autant.Autant qu’avec tout texte original écrit en français. Ce n’est pas parcequ’une traduction est mauvaise (= elle ne cherche pas à rendre les effetsde l’original = elle ne cherche pas à créer en français ce qui était créé dansl’original) que ses effets sont nuls. Une mauvaise traduction transfère dela socialité, des représentations, avec autant d’efficacité qu’une bonne.

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12. Nous sommes en droit de dire à l’édition savante qu’elle est mauvaise quand elle gommele plaisir de lecture, nous sommes en droit de dire à l’édition courante qu’elle est mauvaise quandelle gomme les difficultés de lecture. L’état du champ fait que, en fonction de la place occupée,ces mêmes problèmes qui seront revendiqués comme valeur, par le champ restreint et le champlarge, sous forme inversée.

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Avec plus d’efficacité. Car en tant que mauvaise traduction, elleconfirme au lieu de créer. Elle joue sur des représentations installées, nonconflictuelles. Baptiser roman toute fiction étrangère, orner un textecoréen d’une peinture chinoise, inverser à l’occidentale le nom de l’au-teur, brouiller la ponctuation, supprimer les répétitions, tout cela est cri-minel, mais tout cela est. Un résultat est obtenu, qui étale sans vergogneles représentations de l’objet présenté, gommant toute nouveauté, toutespécificité d’écriture qu’il pourrait charrier. Toute valeur.

Or, que traduit-on quand on traduit ? Telle est la question sociocri-tique, avec sa réponse : rendre compte du texte tout entier, de l’interactionentre la socialité du texte et les médiations par quoi cette socialité prendtexte (comme on dit prend forme). Sans cela, il n’est pas possible d’ima-giner chercher à produire dans la langue cible des effets semblables à ceuxproduits dans la langue source.

Et surtout cesser de penser la traduction comme un après d’un textecanonique, un après évidemment inférieur. Que de traductions a-t-onassassinées en les traitant de datées. Comme si le texte source n’était pasdaté ! Nous irons jusqu’à affirmer que ce sont les traductions qui permet-tent le mieux de dater textuellement les textes, car elles marquent les lec-tures datées de ces textes. L’histoire de leur lecture13. L’histoire des tra-ductions est aussi l’histoire de la lecture des textes. Mais la lecture d’ici.Pas celle du monde littéraire source. C’est pour cela entre autres que nousrevendiquons, pour le traducteur, un mot à dire sur le paratexte, car c’estlà où il peut essayer de mettre en œuvre d’autres représentations par destechniques qui permettront de lire le texte pour ce qu’il est, un texte étran-ger. Tenter d’utiliser la présentation d’arrivée pour que puisse passerquelque chose des représentations d’origine.

Cela exige aussi que le traducteur qui se réfère à la sociocritique fassecomme elle, c’est-à-dire se pose, quel que soit le domaine exploré, laquestion : Qu’est-ce que la littérature. (lorsque ce qui est traduit est de lalittérature14). Or il existe ici (dans les institutions précitées, presse, univer-sité, édition) un En-Soi de la littérature, du style, de la valeur, hors his-toire. Et c’est lui qui impose ses canons a-historiques, présentés commevaleurs absolues, canons qui règnent sur la traduction comme sur le reste.Ce sont eux qui provoquent les crimes invisibles dont parle Meschonnic,et dont Berman a proposé une première liste : clarification, uniformisa-

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13. C'est-à-dire de leur présence au monde.14. Nous nous appuyons ici sur la traduction littéraire. Il va de soi qu’une réflexion spéci-

fique doit être appliquée aux autres objets. Débarrassée de la littérature, la traduction techniquene redevient pas une simple opération linguistique (paradoxalement beaucoup mieux rétribuée).Mais la traduction technique est davantage encore soumise au diktat idéologique de la traductioninvisible. Et que dire de l’interprétariat !

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tion, banalisation, appauvrissement, effacement des polysémies, dessociolectes, des rythmes. L’exemple type, déjà cité, est la chasse aux répé-titions, sport national. Laisser passer une répétition dans le même para-graphe, surtout depuis Flaubert, c’est boire du vin blanc avec le gigot.Une faute culturelle.

Que se passe-t-il alors lorsque le traducteur, le correcteur ou l’éditeur,placent des synonymes dans un paragraphe pour éliminer les répétitions15.Que se passe-t-il lorsqu’on pare du nom de roman, sans réfléchir ou pourde raisons de marketing, une fiction coréenne ? On fait fonctionner desreprésentations franco-françaises, qui interdisent de se poser la questionde la littérature. Tout en jouant à présenter de la littérature coréenne, letexte devient un exemple de littérature française, qui ne se caractérise plusqu’en termes de contenu. Même chose, mais amplifiée, lorsque le proces-sus de traduction est occulté. La traduction est une lecture-écriture. Sicette écriture est gommée, il ne reste rien ni de l’original, ni de la littéra-ture. Roman coréen ne produit pas d’étrangeté, car le substantif induit sonprotocole de lecture, le nôtre. Et oriente vers une lecture type : littératuretriste et réaliste. C’est ce que manifeste le plus souvent la déjà rare men-tion excellente traduction, qui signifie seulement bien écrit, lequel signi-fie pas de problème. Pour un traducteur, loin d’être un compliment, celaveut dire qu’il a gommé toutes les aspérités de l’original, qui en faisaientjustement l’originalité et probablement la valeur.

La traduction littéraire (forme spécifique de la traduction) n’est pasune opération linguistique. C’est une opération littéraire à dimension lin-guistique. Nous traduisons littérairement un texte littéraire d’un temps etd’un lieu donnés, ce qui implique un certain nombre de caractéristiquescontenues dans l’objet livre, y compris une notion de la littérature propreà ce livre. Le traducteur ne peut en rendre compte que sous la forme d’unlivre dont il maîtrise la composition. Un livre ne se réduit pas à texte+ paratexte (ce qui est déjà hors d’atteinte pour presque tous les traduc-teurs). Le livre, c’est le texte en tant qu’objet social. Le paratexte, certes,l’objet livre aussi, le produit livre encore, mais surtout les représentationsqui mènent à lui et qu’il reformule.

Si nous partons du principe meschonnicien que tout doit être traduit,un sens aussi bien qu’un effet de sonorité, une image aussi bien qu’ungroupe rythmique, nous ne pouvons pas nous contenter de placer une plai-santerie française ou une métaphore là où il y avait une plaisanterie ou une

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15. Une répétition est un effet de style. Ni plus ni moins. Quant à savoir si c’est un effet jus-tifié et efficace, un effet-valeur, c’est l’étude du texte qui doit le dire, et qui doit dire si c’est parune répétition en français qu’on rendra le mieux compte de la répétition en coréen. Les correc-teurs, les éditeurs (et même les traducteurs !) ont-ils fait cette étude avant de « corriger » ?

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métaphore dans l’original. Nous devons tenir compte de tout ce qu’a pro-duit, disons un texte coréen de 1975. Archéologie comprise.

Restons-en au coréen, pour développer un exemple parlant. Tout tra-ducteur devra commencer par résoudre la question du colinguisme, dontl’effet premier est de proposer un texte en coréen dit mélangé, c’est-à-direécrit en alphabet et grammaire coréens (avec des mots d’origine autoch-tone et d’autres d’origine chinoise) entrelardés d’expressions et/ou decaractères chinois digérés par l’histoire coréenne (prononcés à lacoréenne). Source inépuisable d’effets16, à commencer par les choix poli-tiques17. Dotation symbolique, place dans le champ, logique du genre,stratégies de lecture, dictent tous à l’auteur son emploi (ou non) de sino-grammes. Un critique littéraire serait en droit18 de demander à chaque tra-ducteur comment il a rendu compte du colinguisme de tel texte. Nousn’avons pas encore trouvé d’exemple.

Comment rendre compte du colinguisme (et de tous les autres élé-ments d’un texte) sans dominer tous les éléments de la sémiologie dulivre, mise en page, typographie19, polices20, parenthèses, notes, ponctua-tion (ce que Meschonnic ou Deguy revendiquent en imposant l’espacecomme marque signifiante et rythmique) ? Que faire d’une citation, d’uneantiphrase, d’une expression, figée en chinois, mais écrite en coréen ? Lanote en bas de page ou l’explication dans la préface sont possibles. Ellesne sont problématiques que dans la mesure où, comme d’autres solutionsn’ont pas été explorées, elles sont systématiques.

Cela doit commencer dès la couverture (même si ce n’est pas la seulesolution), c’est-à-dire sur le lieu de pouvoir de l’éditeur. Il faudrait que letraducteur compose cette couverture, ce qui implique, en premier lieuqu’on le laisse faire, en second lieu qu’il en soit capable. Le second point

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16. Les poèmes de Kim Sakkat, au XVIIIe siècle, sont écrits en sinogrammes, qui peuvent êtrelus à la chinoise ou à la coréenne, avec le mot coréen correspondant. Dans un cas, on obtient unpoème de cour, dans l’autre une imprécation sexuelle ou scatologique. Un poème en coréen devradonc, cas limite, être rendu par deux poèmes en français.

17. Alors que la Corée du Nord a renoncé à tout sinogramme, le Sud n’a cessé de changer depolitique. Ce qui a rendu signifiant le fait de choisir ou non d’utiliser les sinogrammes. Schéma-tiquement, la droite reste attachée au système mixte, la gauche engagée préférant le coréen seul.Le lien études-position sociale-langue n’est pas difficile à établir. Ce qui est difficile, c’est d’enlaisser les traces dans la traduction.

18. devrait.19. La typographie doit d’autant plus être revendiquée comme pratique signifiante, malgré

l’effarante uniformisation des pratiques françaises, que les traductions du coréen, du chinois, del’arabe, rendent compte de textes venus de sociétés prisant la calligraphie.

20. Il est curieux de constater que le recours à l’informatique, dont on sait à quel Niagara defantasmes de liberté il a donné naissance, loin de donner des moyens d’expression nouveaux, asurtout servi à améliorer les marges des éditeurs et à massacrer les métiers du livre. Quand onpense au nombre d’auteurs obligés d’en passer par la PAO, pourquoi y a-t-il si peu d’innovationsformelles hors poésie ?

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n’est pas plus évident que le premier, mais, en dehors de considérationstechniques, répondre par la négative tendrait à montrer que le traducteurn’a pas été capable de lire les signes du livre dont il offre la traduction.C’est si souvent le cas qu’on comprend la trop fréquente désertion des tra-ducteurs de ce terrain.

On l’a compris, traduire un livre, et non un texte, c’est traduire l’his-toire de ce texte. A l’oublier, le texte traduit donne à lire un co-texte sys-tématique, renvoyant à un extérieur informatif qui n’informe même paspuisqu’il se contente de confirmer les représentations établies. Or, sauferreur de lecture de notre part, rares sont les traces théoriques et pra-tiques21 de ce problème qui devrait être abordé et résolu par chaque texte :même l’absence de caractères chinois dans un texte est une marque (d’uneabsence, justement).

En terme sociocritique, ce programme est encore plus chargé, puisquesi tout événement d’un texte s’y manifeste sous le triple statut d’informa-tion, d’indice et de valeur, il faut souhaiter qu’il en ira de même dans letexte traduit. Attention : il en va toujours de même. Répétons-le, il y asocialité, même absurde, dans tout texte. Dans le cas de la traduction, cequi doit être recherché, c’est la production orientée d’informations, d’in-dices et de valeurs, une production qui tend à fournir au bout de la routedes effets parallèles à ceux de l’original. Par d’autres moyens s’il le faut22.

Sauf à se référer à une pratique idéale et désincarnée de la traduction,c’est l’ensemble des textes importés qui, lu ou non, fait sens. Les repré-sentations de l’Autre entretenues par les traductions doivent autant au tra-vail bâclé qu’au dévouement bénédictin. Ne serait-ce que parce que lestraductions qui confirment paresseusement les idées toutes faites renfor-cent celles-ci et immobilisent l’image de l’Autre. En ce sens, la traductionpeut être le plus long chemin d’une culture à une autre, quelquefois mêmeun moyen de ne jamais y parvenir23, lorsque, par exemple, les textes desautres sont réduits à une fonction documentaire (pour apprendre surl’Autre à travers sa littérature, ce que la littérature n’interdit pas). L’inter-culturel n’est jamais échange statique entre deux cultures. C’est un regard

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21. Les revues Neige d’Août et Tan’gun, par exemple.22. Un bel (?) exemple est fourni par le théâtre. L’essentiel des pièces étrangères admises sur

les scènes françaises le sont après soumission aux canons du répertoire. Les traducteurs n’inter-viennent, malgré Vitez, que de façon textuelle, ce qui réduit le théâtre à un texte. En tant que tru-chement, le traducteur dramatique assure le passage d’une pièce jouée à une autre pièce jouée,tout comme le traducteur littéraire assure le passage d’un livre lu à un livre à lire. Tout comme lesecond devrait pouvoir intervenir sur le livre, le premier devrait travailler sur d’autres dimen-sions, comme les didascalies.

23. La traduction pourrait, à rebours, bénéficier du questionnement interculturelle : elle aussia une histoire, qui ne consiste pas uniquement à savoir quand et comment elle s’est dégagée des« belles infidèles ». Une carte des « pays traduits » montrerait que la traduction n’est pas sansrapports avec des intérêts politiques précis et des représentations orientées.

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progressif à partir de l’une d’elles. C’est une éducation, un apprentissage,un processus. Il s’agit de recevoir des réponses à des questions qu’on nese pose pas nécessairement. Sinon, il y a annexion.

Non seulement la traduction devrait être le terreau de l’interculturel,mais l’interculturel aurait dû s’emparer des problématiques de la traduc-tion et s’en faire autant un étendard qu’un programme de travail et d’ex-ploration. Preuve permanente d’une réalité interculturelle, baromètre deséchanges, dénonciateur des conflits et des intérêts, rappel permanent descontraintes méthodologiques et philosophiques, la traduction ne devraitpas être cet embarras permanent qu’elle est trop souvent, mais, aucontraire, l’arme avec laquelle l’interculturel pourrait imposer ses ques-tions à tous ceux qui font profession de s’en mêler.

Se demander pourquoi, par exemple, l’interculturel, qui postule l’éga-lité universelle entre pratiques culturelles, n’est pas lui-même une notionuniverselle. Se demander si, pour surmonter l’antagonisme universel / par-ticulier, il ne faudrait pas parier sur un universel qui serait pensé par cha-cun de façon spécifique. A condition de confronter non de simples repré-sentations, mais leur histoire. Ou, si l’on veut, puisque penser l’Autreimplique toujours un Soi, se penser soi-même comme Autre.

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