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MAÎTRES DE POSTE XIX' - XX, siècles

ÉCRIVAINS ET ARTISTES POSTIERS DU MONDE

MAÎTRES DE POSTE XIXe - XXe siècles

ÉCRIVAINS ET ARTISTES POSTIERS DU MONDE

JOSETTE RASLE

CERCLE D'ART

REMERCIEMENTS

L'auteur tient à remercier toutes les personnes et les institutions qui ont permis, d'une façon ou d'une autre, la réalisation de cet ouvrage :

André Darrigrand, président d'honneur et président de la Fondation de la Poste. Claude Bourmaud, président de la Poste. Bernard Rautureau, président de la Société littéraire des PTT. Sylvie Pelissier, déléguée générale de la Fondation de la Poste. Anne Deslandes, responsable du Département propriété intellectuelle et technolo-

gies nouvelles du service juridique de la Poste. et: Carl Gustaf Bjurstrôm, Philippe Bouquet, Claude Delage, Paul Duchein, Lise

Fauchereau, Serge Fauchereau, Michel Ferrer, Antoine Garrigues, Raymond Gras, Pierre Guénégan, Françoise Hamet, Frédéric Ligier, Giuseppe Marcenaro, Sibylle Masson, Jean-Claude Masson, Danielle Mazens, Françoise Minelli, Evelyne Pomey, Clovis Prévost, Henri Raynal, Martine Rauzet, Vinod Rughoonundun, Marie-France Rose, Michèle Rouffanche, Gerardo Rueda (t), Jose Luis Rueda, Didier Semin, Bernard Simeone, Louis Simpson, Myriam Simpson, Mme Soulié, Khal Torabully, Alfonso de la Torre, Guillermo Wakonigg Poirier, Sarah Wilson.

Les Amis de l'Histoire des PTT d'Alsace; Bibliothèque du Centre culturel suédois, Paris (Maria Ridelberg-Lemoine) ; Bibliothèque municipale de Metz (Philippe Hoch) ; Bibliothèque municipale de Tours ; Bibliothèque nationale de France, Paris ; Collection

. d'Art Brut de Lausanne (Michel Thévoz, Félix Rodriguez) ; Fondation Dina Viemy, Paris; Fundacion Central Hispano, Madrid (Rosario Lopez), galerie Vincent Mengin, Réunion; musée du Vieux-Château, Laval; musée des Beaux-Arts, Nancy; Musée national d'art moderne, Centre Georges Pompidou, Paris; musée des Beaux-Arts, Tours; musée des Beaux-Arts, Nantes; musée de la Princerie, Verdun (Gérald Hansen) ; Musée international d'art naïf Anatole Jakovsky, Nice ; P.T.T Cartophilie.

Ce livre a été publié avec le concours de la Poste et de la Société littéraire des P.T.T.

La loi du 11 mars 1957 n'autorisant aux termes des alinéas 2 et 3 de l'article 41, d'une part, que les «copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective » et d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration, « toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l'éditeur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite » (alinéa de l'article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.

cÇ) 1997, Editions Cercle d'Art, Paris

ISBN 2-7022-0482-1

TABLE DES MATIÈRES

«Facteur, celui qui sait faire... » 7

Anthony Trollope (Angleterre) 15 Joseph Arthur Gobineau 19

Jules Baric 25 Hermenegildo Bustos (Mexique) 29

Ferdinand Cheval 35 Jules Bastien-Lepage 41

Maurice Mac-Nab 47 Frédéric-Auguste Cazals 55

Louis Vivin 65 Edouard Estaunié 71

Per HallstrÕm (Suède) 75 Bo Bergman (Suède) 81

August Stramm (Allemagne) 83 Pierangelo Baratono (Italie) 87

Gaston Bachelard 91 Vicente Pérez Bueno (Espagne) 97

René Rimbert 103 Malcolm de Chazal (Ile Maurice) 109

Raphaël Lonné 117 Charles Oison (Etats-Unis) 125

Jules Mougin 131 Paul Louis Rossi 139

Fred Forest 143 Pascal Verbena 149

Jean-Marc Scanreigh 157 Jacques Lèbre 165

Jean-Bernard Grondin (Réunion) 169 Henri Raynal 175

Index 181

Friedrich SCHRÔDER-SONNENSTERN Voyage Huile sur toile, 51 x 73 cm Collection de l'Art Brut, Lausanne

«Facteur: celui qui sait faire...»

c

onsacrer un livre à des artistes et des écrivains qui ont pour point commun d'avoir travaillé dans les PTT, temporairement ou non, relevait de la gageure et posait quelques problèmes.

D'emblée, il a fallu répondre à de multiples questions, certaines délicates. N'y avait-il pas ambiguïté à mettre sur le même plan un travail de créateur et

une activité parallèle, le plus souvent vécue comme strictement alimentaire ? Nul n'ignore que, sauf à posséder une fortune personnelle ou à écrire des romans populaires, les écrivains ou les poètes ne vivent pas de leur plume. Ils exercent presque tous un second métier qui les libère de certaines obligations matérielles tout en leur imposant des contraintes.

Ce qui vaut pour les écrivains, vaut aussi pour les artistes, avec cette différence de taille que leurs chances de pouvoir vivre un jour de leur création sont plus grandes. Les artistes dont il est question ici, ont (ou ont eu) deux professions, tous, y compris Fred Forest et Jean-Marc Scanreigh qui aujourd'hui enseignent leur art, cette activité étant cependant un prolongement de leur recherches artistiques, et non une interruption. Plusieurs raisons peuvent être avancées pour expliquer ce phénomène qui ne met pas en doute leur talent. D'aucuns, comme René Rimbert, peignaient beaucoup trop lentement pour que leur peinture puisse les nourrir; pour d'autres la renommée s'est trop longtemps fait attendre, c'est l'exemple de Louis Vivin. Les «artistes-postiers» sont donc, dans leur grande majorité, ce que l'on pourrait appeler des semi-professionnels. Acteurs de la vie sociale le jour, créateurs la nuit; ou le contraire.

Sur quel critère fallait-il se baser pour opérer une sélection ? Les « pététistes », pour reprendre une expression chère à René Rimbert, qui auraient mérité de figurer ici auraient pu être plus nombreux s'il s'était agit d'une anthologie. Ainsi le choix aurait pu aussi s'arrêter sur Friedrich Schrôder-Sonnenstern, fils d'un agent des postes en Lituanie et qui a occupé des fonctions aussi diverses que mage, clown, chansonnier, facteur, etc. Déserteur lors de la Seconde Guerre mondiale, il sera emprisonné puis transféré dans un asile d'aliénés ; il vivra ensuite dans les ruines de Berlin détruit où il s'est mis à dessiner et à peindre en 1949. Ou sur Ivan Lackovic, dessinateur et peintre croate, proche de l'école de Hlébine, reconnu comme l'un des plus grands de l'art naïf de l'ex-Yougoslavie. Il conservera longtemps son poste de facteur en dépit de son succès. Ou sur le Tchèque Ondrej Sterbel, postier avant de devenir peintre et dont l'art visionnaire en déconcerte plus d'un ; il fut Grand Prix de la 2c triennale de Bratislava en 1969. Ou sur le sculpteur et photographe Georges Maillard, ce bricoleur de l'inutile qui «puise dans le désordre et, tente, à partir du chaos, de mettre au monde une étoile qui danse.» Ou encore sur les peintres José Antonio Velasquez, né au Honduras, Pietr Hagoort, des Pays-Bas, ou sur le «sculpteur» français Louise Fischer...

Georges HERMENT .

Pour les écrivains, aurait pu figurer cet ami de Pierre Reverdy, Georges Herment mort à cinquante-sept ans, batteur de jazz, poète, romancier à qui l'on doit, entre autres, le roman Les Brise-fer paru chez Gallimard et un Traité de la pipe (traduit en sept langues) chez Denoël. Travaillant la céramique et les bois flottés, il s'adonnait également à la chiromancie, à l'astrologie et à l'ésotérisme. Il fut Grand Prix de la poésie surréaliste. Ou le romancier américain Charles Bukowski dont le passage dans les Postes américaines nous a valu Le postier, livre peu flatteur pour elles. Ou André Degaine, critique à l'émission Le masque et la plume, diffusée sur France Inter, et dont l'Histoire du théâtre dessinée, plusieurs fois primée, connaît un succès étonnant.

On aurait pu leur adjoindre les romanciers Raoul Dhombres et André Devaux, le poète André Blanchard et bien d'autres.

Quant aux postiers éphémères, ils sont trop nombreux pour pouvoir être cités tous. On en a retenu un particulièrement intéressant : le poète américain Charles Oison dont le père aussi était facteur.

La liste aurait pu s'allonger aisément et le livre s'ouvrir à d'autres domaines d'expressions, l'ex-administration des PTT ayant été depuis toujours une pépinière de talents.

Comment expliquer ce foisonnement de personnalités plus ou moins célèbres, qui forment un ensemble bigarré allant de Valentin le Désossé, maintes fois portraituré par Toulouse-Lautrec, à Bachelard, en passant par l'égyptologue Eugène Lefébure, ami de Mallarmé, auteur de travaux sur le mythe d'Osiris ?

Invoquer la taille de cette ex-administration (quatre cent cinquante mille personnes, ce qui constitue un échantillon très représentatif de la population française), et sa popularité, ne saurait constituer qu'une explication. Il en est une autre, plus importante, qui tient à la nature même de sa mission.

Georges IlERMENT Sculpture en bois, racine sculptée, 1963

Collection de l'Art Brut, Lausanne

De même que la SNCF sert autant à transporter des personnes qu'à créer du voyage, les PTT n'ont pas pour seul objectif de transmettre des lettres ou la voix, mais d'acheminer le langage. (C'est d'ailleurs cela, le sens d'un service public: établir des communications et non proposer des produits.) Aussi, un service public responsable d'un secteur clé de la vie privée des hommes, qui «prend dans ses bras les méditations d'un peuple », ne saurait-il être n'importe quel service public.

«Tu devais à l'aube, prendre dans tes bras les méditations d'un peuple. Dans tes faibles bras. Les porter à travers mille embûches comme un trésor sous le manteau. Courrier précieux, t'avait-on dit, courrier plus précieux que la vie», écrit Saint-Exupéry dans Courrier Sud. Pilote de l'aéropostale, l'écrivain, pourtant non postier, avait le culte du courrier et avait compris mieux que quiconque «le caractère sacré de l'aventure ».

Il existe une foule de métiers insoupçonnés dans les PTT, véritable micro- société dans la société, exercés par des fonctionnaires originaires de classes socio-culturelles hétérogènes. L'historien, le juriste, l'économiste, l'ingénieur, le psychologue, l'assistant social, l'infirmier, le journaliste, le comptable, l'impri- meur, le dessinateur, le traducteur, le photographe, le cuisinier, le mécanicien, le couturier, le plongeur sous-marin, le moniteur de sport, etc., côtoient d'autres postiers plus populaires : le guichetier du bureau de poste, le technicien des installations téléphoniques et, bien sûr, le tant aimé facteur. Personnage mythique, homme de lettres par définition, le facteur est aussi homme de communication. Il n'est donc pas surprenant de trouver les «créateurs-postiers» essentiellement dans cette catégorie. D'autant que son nom même était jadis

Georges MAILLARD Les chimériques, 1986-1996, détail

Mélange de ciment et résine, rehaussé de poudre ocre

10

Ivan LACKOVIC Le village sous la neige

48 x 41 cm Coll. Musée international

d'art naïf Anatole Jakovsky, Nice

synonyme de poète ! Si le mot facteur a pris d'autres sens au cours des siècles, son étymologie est restée identique. Le facteur est celui qui sait faire. Le facteur de la Poste sait être un lien, parfois le seul, entre l'homme et la société, tout comme l'est parfois le médecin. Ce n'est pas non plus un hasard si la profession médicale, a fourni et fournit encore, elle aussi, un bon nombre d'écrivains et pas des moindres.

Cependant il est à noter que si notre métier influe sur notre comportement, il n'influe pas forcément sur notre imaginaire. Peu de créateurs retenus ont été influencés dans leur création par leur environnement professionnel. Il n'y a interpénétration visible que dans les cas de Fred Forest et Jean-Bernard Grondin, le premier parce que ses recherches portent sur l'esthétique de la communica- tion, le second parce qu'il utilise en les détournant les symboles de la Poste. En revanche, cette entreprise a sollicité et sollicite encore l'imaginaire de nombreux créateurs «extérieurs ». Nous ne saurions en dresser l'inventaire tant le bureau de poste, la lettre, le colis postal, le télégramme, le centre de tri, le facteur... ont séduit et séduisent les créateurs. Les bois gravés du peintre-graveur français Jean-Emile Laboureur, les collages de l'artiste espagnol Gerardo Rueda ou la pièce Paiement à vue de l'écrivain irlandais Sean O'Casey en sont des exemples. La chanson et le cinéma ne sont bien sûr pas en reste. Une des dernières créations cinématographiques II Postino (Le facteur) en est une belle illustration.

Il n'est peut-être pas hors de propos de saluer ici le remarquable travail effectué par The General Post Office Film Unit et John Grierson qui ont présidé, dans les années 30, à la naissance du documentaire filmé. S'attacher le service d'un poète comme Auden, de cinéastes comme Cavalcanti, Len Lye, Norman Mc Laren, Humphrey Jennings, de musiciens comme Benjamin Britten, suffit à mériter un grand coup de chapeau.

L'administration des PTT a longtemps été désignée sous le vocable Les Postes, englobant à la fois la Poste, le Télégraphe et le Téléphone (le T de Télégraphe ayant fait place ensuite au T de Télédiffusion). Il n'était donc pas déplacé de baptiser cet ouvrage Maîtres de Poste même si certains artistes relèvent plus spécifiquement des Télécommunications, cette distinction n'ayant cours que depuis 1991.

Bien que le sigle PTT ne soit plus de rigueur en France, il continue à être utilisé dans de nombreux pays et se justifie pour ce livre qui a un caractère international. Cependant, ce n'est pas l'unique raison pour laquelle il a paru nécessaire de le conserver. D'une part, les créateurs cités sont tous issus de cette culture PTT. D'autre part, bien que La Poste et France Télécom soient deux entreprises publiques distinctes, elles partagent encore, à l'heure où ces lignes sont écrites, un secteur social et culturel extrêmement dense et diversifié, unique au monde, qui a maintenu ce sigle dans son intitulé.

Les écrivains et artistes présentés dans Maîtres de Poste n'ont pas qu'un point commun. Ils se rejoignent sur un autre plan. Ils sont, sans exception, des francs- tireurs qui ont développé leur œuvre en toute indépendance - autant que faire se peut - et à leur propre rythme.

Alors que l'organisation du livre est commandée par la chronologie, une exception à la règle a été faite pour Henri Raynal. Il semblait naturel de conclure avec lui, non seulement parce qu'il a, avec Serge Fauchereau, encouragé ce projet dès son commencement, mais parce qu'il fallait rendre hommage à son talent de découvreur, à la singularité de sa pensée et de son œuvre qui en font, assurément, un des grands écrivains dont les PTT puissent s'honorer.

Friedrich SCHRÔDER-SONNENSTERN Das «Diplomatische» Ehepaar, 1955 Crayons de couleurs sur carton, 48,9 x 70,8 cm Donation Daniel Cordier, 1989 Musée national d'art moderne, Centre Georges-Pompidou, Paris

Anthony TROLLOPE

ANTHONY TROLLOPE "Un amour total pour les lettres"

Q uel étrange destin que celui de ce gentleman anglais salué par des lecteurs aussi divers que Nathaniel Hawthorne, G.R. Chesterton, Bo Carpelan ou le Premier Ministre anglais

John Major qui lui a ouvert en 1993 les portes du Poet's Corner à l'abbaye de Westminster, suprême honneur au Royaume-Uni !

Ce mal-aimé du roman anglais connaît un renou- veau d'intérêt chez lui et ailleurs. En France, après Les tours de Bachester publié chez Fayard en 1991, Albin Michel a publié Phinéas Finn (1992), Les diamants Eustace (1993), jugé par l'auteur comme un de ses meilleurs romans, puis le fameux Phinéas redux, traduit en français sous le titre Les antichambres de Westminster (1994), enfin Le Premier Ministre. Les éditions Aubier ont publié Le directeur en 1992, Le presbytère de Framley et en 1994 son Autobiographie.

D'où vient cet engouement pour un écrivain victorien autant épris de son travail d'écrivain que de son travail de postier ?

Il est né en 1815 à Londres dans Keppel Street, d'un père aristocrate, avocat consciencieux mais peu doué pour les affaires et d'une mère fantasque qui s'exilera quelques années en Amérique pour faire du commerce. A son retour, elle décrira les mœurs des Américains dans un ouvrage salué par la critique.

Demeuré seul avec son père, Anthony Trollope n'eut ni l'enfance ni la scolarité auxquelles son origine sociale le destinait.

Sans amis, méprisé de tous ses compagnons de

classe parce qu'il est sale et pauvre, Trollope passe ses vacances entre les vieilles bâtisses désertes et Shakespeare qu'il lit non pas par goût mais parce qu'il n'a rien d'autre à lire, et La prairie de James Fenimore Cooper.

«Un je ne sais quoi de la honte de mes années d'école s'est sans cesse attaché à mes pas. Non que j'ai toujours évité de parler d'elles [...] mais parce que, lorsque certains de ces centaines de garçons qui se trouvaient avec moi à Harrow ou Winchester m'ont décrit comme un bon camarade d'école, j'ai estimé n'avoir pas le droit de parler de choses dont on m'avait pour la plupart écartée »

A dix-neuf ans il est convoqué pour entrer à la Poste centrale de Londres comme employé. L'examen d'admission, que par chance on ne lui fait pas passer - il ne savait pas compter -, sera le sujet de son roman Les trois employés. Après des débuts difficiles, et pour échapper à un travail et à un entourage professionnel peu sympathiques, il demande à devenir assistant d'un inspecteur en Irlande. Il part en 1841 et c'est, à ses dires, la première bonne fortune de sa vie.

Enfin apprécié par sa hiérarchie, il partage son temps entre l'inspection des bureaux de poste et la chasse à courre, une passion qui prime alors sur tout. En 1844, il épouse une jeune Anglaise sans fortune avec laquelle il a deux garçons.

Si sa carrière de fonctionnaire de la Poste lui donne maintenant entière satisfaction, Trollope caresse depuis toujours l'idée de devenir romancier. Il met à

exécution son dessein en commençant en 1843 son premier roman Les MacDermot dont l'action se déroule en Irlande. Achevé en 1845, il est édité en 1847, grâce à sa mère devenue un écrivain populaire ; c'est un échec. Trollope n'en continue pas moins d'écrire. En 1848, suivent Les Kelly et les O'Kelly; publiés par l'éditeur de sa mère. Le succès n'est pas plus au rendez-vous en dépit d'une critique dans le Times. «Les lecteurs n'aiment pas les romans sur les sujets irlandais», lui écrit son éditeur en l'encoura- geant à abandonner la voie romanesque. Mais Trol- lope ne l'entend pas ainsi. Il entreprend aussitôt la rédaction d'un roman historique sur la Vendée dont il ignorait presque tout, d'une pièce de théâtre et d'un guide de l'Irlande. A cette époque, un tel guide n'était pas vraiment bienvenu; aussi restera-t-il dans les tiroirs de l'auteur avec sa pièce de théâtre.

En 1851, il est chargé officiellement par la Poste anglaise de réorganiser la distribution rurale en Irlande, puis dans une partie de l'Angleterre. Pendant deux ans, il se donne tout entier, et avec bonheur, à sa mission. En 1852, il se remet à l'écriture et entame Le directeur qu'il ne peut achever qu'en 1853 car de nouvelles responsabilités postales lui incombent désormais.

Publié en 1855, Le directeur connaît un succès d'estime. Pour la première fois, sa plume lui rapporte quelques sous. «C'est une erreur de supposer qu'on soit meilleur parce qu'on méprise l'argent», commen- tera-t-il en les recevant. Il écrit quelques articles dans la Revue de l'Université de Dublin dont un qu'il veut féroce «pour dénoncer un rapport officiel visant à instaurer des examens et des concours d'entrée dans la fonction publique ».

Il compose la plus grande partie de ses romans dans les trains qu'il prend fréquemment pour ses déplacements professionnels. Les trois employés et Docteur Thome, dont l'intrigue fut esquissée par son frère, se vendent bien. Ce début de reconnaissance littéraire coïncide avec la reconnaissance postale tant attendue. «Les huiles de la grande Poste centrale de Londres», comme il aime à appeler ses supérieurs hiérarchiques londoniens, lui confient des missions à l'étranger qui le conduisent en Egypte, à Malte, à Gibraltar, à la Jamaïque, à Cuba, en Amérique du Nord, en Amérique centrale, etc. Cette même hiérar- chie le félicitera lorsqu'il mettra sur pied la boîte aux lettres anglaise, la célèbre pillar-box.

Trollope mène de front ses deux métiers avec le même sérieux et le même enthousiasme. Il s'astreint à

une discipline draconienne, écrivant chaque semaine une quarantaine de pages. Trollope envisage son travail d'écrivain « comme le fait n'importe quel autre travailleur. » « Ma conscience, écrira-t-il, ne me repro- che pas d'avoir jamais bâclé mon travail. Mes romans, bons ou mauvais, ont été aussi bons que je pouvais les rendre. Eussé-je pris trois mois de vacances entre chacun qu'ils n'auraient pas été meilleurs2. »

Le 1er janvier 1860, le Cornhill Magazine voit le jour sous la direction de Thackeray. Trollope lui propose immédiatement quelques contes pour sa revue. «Apprenez-nous donc tout ce que vous savez de la vie pratique. Vous devez avoir beaucoup bourlingué tout autour du monde et receler d'innom- brables esquisses dans votre mémoire et dans votre serviette», lui répond l'écrivain-rédacteur-en-chef en signant: «Votre très fidèle W.M. Thackeray». C'est donc sous forme de feuilletons littéraires que parait Le presbytère de Framley et par la suite bien d'autres romans dans diverses revues dont Once a week, Good Words, Maemillan's Magazine, Graphie.

Il fait la connaissance du peintre John Everett Millais, auquel le liera désormais une solide amitié, qui illustre plusieurs de ses romans dont La ferme d'Orley, La maisonnette d'Allington. A la mort de Thackeray en 1863, il lui succède au comité des Gens de Lettres.

Infatigable, Trollope lance avec des amis en 1865, la Fortnightly Review. A sa disparition, il collabore à la Gazette de Pall Mail fondée par Georges Smith, également propriétaire du Cornhill Magazine.

«Quand, à l'âge où d'autres entrent à l'université, je me retrouvai simple employé de la Poste, je crus que mes vieilles prémonitions s'étaient réalisées. On ne pouvait y voir une noble position. J'ignorais alors tout de l'excellent travail que peut accomplir un fonction- naire, pourvu qu'il s'en montre capable. La Poste finit par me séduire et je me mis à l'aimer3. »

N'ayant pu obtenir le poste de sous-secrétaire géné- ral et étant sur le point de créer la revue St Paul's Magazine, il donne sa démission après trente-trois ans de bons et loyaux services. La Poste, cependant, continuera à faire appel à lui pour des missions d'importance à l'étranger.

Il décède le 6 décembre 1882, en ayant à son actif une trentaine de romans.

1. Anthony Trollope, Autobiographie, trad. G. Villeneuve, Aubier, 1994. 2. Ibid., p. 108. 3. Ibid., p. 227.

Lucy Graham et Sophie Wilson Extrait de The Telegraph Girl

Trois shillings par jour pour couvrir toutes les dépenses courantes, nourriture, habillement, logement, une pièce dans laquelle manger, dormir, se chauffer, s'éclairer, et se détendre si détente il pouvait y avoir, c'est peu; mais quand Lucy Graham, l'héroïne de ce conte, se trouva seule au monde, elle fut heureuse à l'idée d'être capable de gagner autant grâce à son travail, et de posséder ainsi les moyens de son indépendance si tel était son choix. Son histoire, au jour qui nous intéresse, mérite d'être racontée brièvement Lucy Graham avait vécu plusieurs années avec un frère marié, père d'une grande famille et propriétaire d'une petite librairie à Holbom, dans laquelle elle travaillait de temps à autre. Toutefois pour gagner son pain, elle était entrée au bureau du Télégraphe au service de la Couronne comme « Demoiselle du Télégraphe». Elle touchait dix-huit shillings par semaine pour huit heures continues de travail quotidien. Sa vie avait été bien remplie d'autant plus qu'à ses heures de loisir elle s'était familiarisée avec les détails du commerce de son frère. Mais celui-ci était mort soudainement, et il avait été rapidement décidé que la veuve et les enfants partiraient pour quelque refuge provincial.

C'était alors que Lucy Graham avait réfléchi, d'une part, à son indépendance et ses dix-huit shillings par semaine et, d'autre part, à sa solitude et ses exigences de femme. Elle avait apprécié le va-et-vient entre High Holborn et Saint-Martin-Ie-Grand aussi longtemps qu'elle avait pu trouver du réconfort en compagnie de sa belle-sœur et lui prodiguer de l'aide; mais qu'arriverait-il si elle était appelée à vivre ainsi toute seule à Londres ? Elle fut amenée à considérer ce qu'elle pourrait faire d'autre pour gagner sa vie. Elle pourrait devenir nounou, ou peut-être gouvernante d'enfants. Bien que son éducation fût soignée, elle en savait les limites. De la musique, elle n'entendait pas une note. Elle dessinait un peu et connaissait le français suffisamment pour le comprendre mais pas assez pour l'enseigner. S'agissant de la littérature anglaise, elle en avait une connaissance étonnante pour une jeune femme de son âge et de sa classe ; les seuls trésors qu'elle avait pu posséder étaient quelques livres devenus siens grâce à la bonté de son frère. L'idée d'être domestique lui était désagréable, non pas que le service lui semblât déshonorant, mais elle n'aimait pas dépendre à tout heure de la volonté d'autrui. Travailler et travailler dur, elle y était disposée, mais il lui importait de préserver quelques heures d'indépendance.

Quand, par conséquent, il lui fut suggéré qu'elle ferait mieux d'abandonner le bureau du Télégraphe et de chercher la sécurité d'un foyer, son esprit se rebella. Pourquoi ne pourrait-elle pas être indépendante, et respectable, et en sécurité? Mais alors la solitude? La solitude serait certainement dure à vivre, mais la solitude absolue ne serait peut-être pas nécessaire. Elle était enchantée d'être fonctionnaire, de recevoir un salaire sûr et fixe en échange de seulement huit heures de travail.

Pendant un tiers de son temps elle était, comme elle le proclamait fièrement, une fonctionnaire de la Couronne. Durant les deux autres tiers elle était maître, ou maîtresse, d'elle-même.

Cependant une bizarrerie, un mystère, une crainte même, concernant son indépendance, la terrifiait presque. Pendant son travail, elle était entourée de huit cents compagnes, toutes rassemblées dans une vaste pièce, mais dès qu'elle quittait le bureau de Poste, c'était pour se retrouver complètement seule! Dans les mois qui suivirent la mort de son frère, elle continua à vivre avec sa belle-sœur et aborda amplement avec elle cette question. Mais après le départ de cette dernière et de ses enfants, il appartint à Lucy de guider sa barque. Elle devait commencer sa vie d'une manière qui lui semblait bien peu féminine, «exactement comme si elle était un jeune homme», ainsi qu'elle se plaisait à décrire sa situation personnelle.

Lucy Graham avait alors vingt-six ans. Jusqu'ici elle s'était considérée comme plus forte et plus résolue que la plupart des femmes de son âge, avait appris à mépriser la faiblesse féminine, et en l'absence de son frère avait d'ailleurs confirmé sa capacité à se montrer presque son égale dans la conduite des affaires. Elle s'était juré, dans la perspective de quelque coup dur - qui ne s'était pas fait attendre - que jamais elle ne serait démunie, sans ressource, et désemparée comme tant de femmes. Elle s'était organisé une vie laborieuse, en attendant avec impatience l'heure où elle pourrait quitter le télégraphe et devenir l'associée de son frère. Sa soudaine disparition avait mis un terme à ce projet

Elle avait vingt-six ans, était bien faite, gaie, en bonne santé, et malgré des yeux singulièrement beaux, personne cependant n'aurait probablement pu la trouver jolie ou belle. D'abord son teint était brun. Il était impossible de nier que son visage entier ne fût brun, comme l'étaient aussi ses cheveux, et généralement sa robe. Une sorte de brunité émanait d'elle, qui laissait à ceux qui la rencontraient l'impression d'une durable relation entre Lucy Graham et cette couleur persistante. Cependant, nul autant qu'elle ne pouvait être aussi convaincu qu'elle était brune de la tête aux pieds. Une bonne couleur durable se disait-elle, une qui ne demandait pas à être entretenue chaque demi-heure pour rester présentable, une qu'elle pouvait porter naturelle et laver quand cela était nécessaire; elle avait pour principe essentiel, pour conviction des plus profondes, de ne jamais compter sur la beauté féminine, ou sur aucun des charmes fortuits de la toilette pour avancer dans le monde. « Une bonne grosse reliure, disait-elle de certains livres à l'aspect brunâtre, qui résistera au gaz, et qui ne sera pas défigurée par une tache d'encre qui viendrait à y tomber.» De la même façon, elle jugeait son aspect

Malgré cela certains la trouvaient très charmante. Aucun trait disgracieux n'altérait son visage. Son front était vaste et harmonieux. Ses yeux, bruns aussi, étaient très brillants, et pouvaient étinceler de colère ou de bienveillance, ou peut-être d'amour. Son nez bien dessiné avait un contour assez délicat Sa bouche, grande mais expressive, prouvait sans discours qu'elle pouvait être éloquente. L'ovale équilibré de son visage ne permettait pas d'imaginer qu'il avait été moulé par une main malhabile, tant bien que mal. Légèrement plus grande que la moyenne des femmes, elle se campait ou marchait comme si elle tenait à faire bon usage de ses jambes.

Trad. J. R., S.P.

Crédit photographique

p. 7, K. Ignatiades p. 11, M. de Lorenzo p. 15, 118-123, Claude Bornand, Lausanne p. 14, Agence Edimedia, Snark International p. 19, Giraudon, Paris p. 20, B.N.U., Strasbourg p. 21, B.N.U., Strasbourg p. 25, 26, 27, Patrick Boyer p. 34, 35, 37,38, Clovis Prévost p. 42, L. Sully Jaulmes p. 44 (en haut), RMN p. 64, 104, 105, Leportier, Laval p. 65, JN Priou p. 66, Ville de Nantes, musée des Beaux Arts, AG p. 67, 69 (en haut), Regards, Laval p. 74, Pica Press Photo, Stockholm p. 80, Svenkst Pressfoto p. 93, AKG Photo, Paris p. 96, 98, 100, 101, Jésus Montejo Iglesias, Madrid p. 105, Leportier, Laval p. 109, Bernard Violet p. 131, 133, 137, J.R. p. 138, Patrice Leterrier p. 149-155, Bernard Caramante p. 162-163 (au centre) Vivaphot

Photos X, droits réservés

Cet ouvrage a été réalisé sous la direction de Philippe Monsel Coordination éditoriale : Sylvie Poignet

Conception graphique : Catherine Chapuis

Achevé d'imprimer le premier trimestre mil neuf cent quatre-vingt-dix-sept sur les presses de l'imprimerie Clerc à Saint-Amand-Montrond

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Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement

sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle.

Cette édition numérique a été réalisée à partir d’un support physique parfois ancien conservé au sein des collections de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt légal.

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La couverture reproduit celle du livre original conservé au sein des collections

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