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LE SOUFFLE SACRE DANS
nLE MYSTERE DES SAINTS INNûCENTSfl
Par
Claire Catherine Kennedy
These écrite sous la direction du professeur Michael Bishop,
du Departement de français et présentée devant l a Faculté
des études supérieures comme exigence partielle pour
l'obtention du grade de la MaStrise ès Arts de
l'université Dalhousie.
Submitted to The Faculty of
Graduate Studies in part ia l fulfillment of the requirements
for the degree of Master oc Arts
Dalhousie University
Halifax, Nova Scotia
September, 1997
@ copyright by C l a i r e Catherine Kennedy
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TO SAINT JOSEPH PATRON OF CANADA, PATRON O F FAMILY L I F E
TO SAINT THERESE OF LISEUX ON THE OCCASION OF HER lOOTH ANNIVEZtSARY
TO HIS HOLINESS JOHN PAUL II ON THE OCCASION OF HIS NINETEENTH ANNIVERSARY OF ELECTION TO TKE PAPACY
TO MY W T H L Y MOTHER, ELIZABETH Me KENNEDY, WHOSE WARMTH, GENEROSITY AND FEMININE QUALXTIES HAVE ENRICHED MY L I F E S O MUCH AND HAVE ALWAYS INSPIRED ME,
TO MY DECEASED FATHER, HARRY F. KENNEDY, WHO BY THE PROFOUND EXAWPLE OF HIS LIFE , HIS GOODNESS AND INTEGRITY , AND INTEREST I N MY EDUCATION INSPIRED ME TO TEACH OTHERS,
TO SAINT MICHAEL THE ARCHANGEL, SAINT PATRICK, SAINT JOAN OF ARC, SAINT FRANCIS, SAINT CLARE, SAINT JAMES, ST, BERNADETTE, ST. ANTHONY, ST. THOMAS AQUINAS AND TO ALL THE SAINTS AND ANGELS WHO HAVE ENVELOPED AND ARMED ME WITH THEIR PRAYER AND PROTECTION IN THIS ENDEAVOR,
TO MOTHER THERESA OF CALCUTTA, MODEL OF CHARITY, MODEL OF PUTTING CONTEMPLATIVE PRAYER INTO ACTION TO ALLEVIATE THE PHYSICAL SUFFERING I N THE WORLD AND TO ALLEVIATE THE SPIRITUAL HUNGER IN THE WORLD.
TO THE MOST REVEREND SEAN PATRICK O'MALLEY, BISHOP OF THE DTOCESE OF FALL RIVER, MASSACHWSMWrS FOR HIS ASSISTANCE TOWARD COMPLETION OF MY STUDIES.
TABtB DES MATIBBES . . . . . . . . . . . . . . . . . . INTRODUCTION 1
CHAPITRE Io POETE DE LA NAISSANCE; NAISSANCE D'UN POETE
LE POETE DE LA NAISSANCE , O . . . . . . . . 9 LA NAISSANCE D'UN POETE o . . . . . . . . . 12 LJ3 FILS DE LA REMPAILLEUSE DE CHAISES . . . 14 L'ANTIQUE PAROISSE DE SAINT-AIGNAN . . . . . 16 LE CATECffISME . . . . . . . . O . . . . . . 18 BIBLE................. 18 E T A P E S D E S A V I E . . . . . . . . . . . m . W 19 LA FORMATION CLASSIQUE . . . . . W . . . . . 20 FONDATION DES CAHIERS DE LA QUINZAINE . . 21 "J'AI RETROUVE LA FOIn . . . . . W . . . . . 22 L'INFLUENCE DE PASCAL . . . . . . . . . . m . 24 L'INFLUENCE DE DESCARTES . . . . . . . W . . 25 L'INFLUENCE DE BERGSON . . . O . . . . . . . 27 L'INFLUENCE DE CORNEILLE w 9 w a 29 L'INFLUENCE DE HIIGO . . . . . . . . . . . . 31 LE MODERNISME . . . . . . . . . . m . . . . 32 LECOEURMODERNE . . . . . . . . . . . W . W 34
CHAIPITRE II . INSCRIPTION TEMPORELLE DE DIEU LA PRESENCE DE DIEU . . . . . . . . . W . . 41 LE THEHE DE L'ESPEWWCE W . . . . . . . . m 45 LES TROIS VERTUS THEOLûGALES m . . . . . . . 47 LANUIT . . . . . . . . . . . . . . . . . 5 1 L'EXAMEN DE CONSCIENCE . . . . . . . . . . . 54 J M E D ' A R C . * o . . m o o e e . o m w o m 56
CHAPITRE III . APPROFONDISSEMENT DES IMAGES SAINT LOUIS/JOIWILLE; LE THEME DE
L'AMITIE . . . . . . . . . . . . . . . 64 LES FRANCAIS. UN PEUPLE ELU . . . . . . . . 77 LA MISERICORDE ET LA JUSTICE DE DIEU . . . 87 TROIS F O I S EN EGYPTE; LE THEATRE D'EGYPTE . 100 L 'ANCIEN TESTAMENT MARCHE DEVANT LE
NOUVEAUTESTAMENT . . . . . W . . . . 117
CHAPITRE IV. SENS DU MYSTERE
L'IMMACULEE CONCEPTION . . . . . . . W . . 132 L'INCARNATION . . . . . . . . . . W . . . 133 LAREDEMPTION . . . . . . . . . . . . . O 134
CONCLUSION . . . . . . . . . . . . . . . m . . . 137
BIBLIOGRAPHIE CHOISIE . . . . . . . . . . . . . . 146
A la veille da la premiàre guerre mondiale, Pdguy ecrit son grand chef -d ' oeuvre du vingtihe siecle qui s ' intitule "Le Mystère des Saints Innocents" qui est une transposition podtique et musicale de la foi catholique accessible a tous. Le souffle de 1 ' 6popee est partout, car il chante la grandeur de l'homme et rappelle aux Français des valeurs morales et spirituelles qui ont batf @@la douce Francen, la fille ainée de 1'Eglise. Peguy place le Christ, ic6ne liturgique, au centre de l'histoire et de la mémoire du monde, plus précisément au centre de l'histoire française. Parallèlement, le mystere de la rédemption est au centre de la m e s s e e t aussi au centre de cette oeuvre poétique. A travers ces vers insistants, incantatoires et didactiques, Peguy chante les initiatives de Dieu dans notre vie, et surtout le message de l 'esp4rance face à la menace de la guerre. Par la voix majestueuse de Dieu le narrateur, Charles Péguy, poète et mystique, encourage les Français h s'enraciner solidement dans la vérité de l'esprit.
D'une manière elliptique, parallele et symbolique, PGguy chante la fragilité de l'enfant, sa mission unique, et son destin mystique qui donne le souffle sacré dans "Le Mystere des Saints Innocentsm. Aux yeux de Péguy 1 'amour et le respect pour chaque "enfant de Dieuw indiquent la sante spirituelle d'une nation. Dans cette dialectique de l'amour entre Dieu et l'homme, Pgguy, engage dans l'événement qu'il décrit, invite le lecteur à réfléchir et suscite une réaction. L'art de Péguy consiste h condenser en tableau une impression, une image, un geste, et enfin il nous baigne dans le mystàre d'un divin qui reste toujours à red9couvrir, refonder. Péguy voit dans la prière du "suppliant parall&len, la continuation du triple mystique: antique, juif et chrétien. Intdgrateur de l'histoire, de la théologie, et de la philosophie, Peguy voit dans cette vaste tapisserie de l'histoire de l'humanité l'étalement du plan de Dieu. Aux yeux du '@Pèlerin de Chartresn, la Vierge Marie, fleur immaculée, represente la perfection de toutes les vertus, tandis que Jeanne d'Arc represente la pureté du coeur et symboliquement et mystérieusement la gloire Bternelle qui nous attend.
On the eve of the first World W a r Péguy writes his great masterpiece of the twentieth cent- which is entitled nThe Mystery of the Holy Innocentsu which is a poetical and musical transposition of the Catholic faith accessible ta everyone. The "breath of the epic" is everywhere for he %ingsW about the greatness of man and recalls to the French people the spiritual and moral values which b u i l t ngentle Francen, the eldest daughter of the church. Pdguy places christ, liturgical icon, at the center of the narrative and the m e m o r y of the world, and more precisely at the center of French history. In a parallel m a n n e r the mystery of the Redemption is at the center of the mass and also at the center of this poetical work. Through Péguy' s verses, insistent, incantatory and instmctive, he "singem about the initiatives of God in our life, and offers the message of hope in the face of the menace of war. Through the majestic voice of God the narrator, Charles Peguy, poet and mystic, encourages the French to root themselves solidly in the truth of the spirit.
In an elliptical, parallel and symbolic manner, Péguy '*singsw about the f ragility of the child, his unique mission, and his mystical destiny which gives the "sacrad breathm to "The Mystery of the Holy 1 nnocentsw . In the eyes of Péguy the love and respect for each %hild of God" indicate the spiritual health of a nation. In this dialectic of love between God and man, PBguy, engaged in the event which he describes, invites the reader to reflect and provokes a response. The art of POguy consists in condensing in tableau- form an impression, an image, a gesture, and finally steeping us in the mystery of a divineness ever to be refounded. Péguy sees in the prayer of the "parallel supplicant" the continuation of a triple mysticalness : ancient, j ewish, and christian. Integrator of history, of theology, and of philosophy, PBguy sees in this vast tapestry of the history of humanity the unfolding of the plan of God. In the eyes of the "Pilgrim of Chartres" the Virgin Mary, immaculate flower, represents the perfection of al1 virtues, while Joan of Arc represents the purity of heart and symbolically and mysteriously the eternal glory which awaits us.
v i i
To Dr. Michael ~ i s h o p for his generosity in inviting me to Dalhousie University for completion of my studies. Thank you for your suggestions.
1 would also like to express my appreciation to Dr. James W. Brown, Dr. Patricia De Meo, Dr. Betty Bednarski, Dr. Hans R u n t e for their interest and encouragement.
To Dr. Georges Zayed, my former advisor, and Fernande Zayed for their example of cornmitment to strenqthening students and for enhancing my knowledge of French literature.
To Julie and Malcolm Ross, nambassadors of good will*' for their cordial hospitality , support and insight which contributed to making my stay in Halifax a delightful one.
In gratitude to Mother Angelica and the cloistered Poor Clare community in Irondale, Alabama for the Eternal Word Television Network (EWTN) whose broadcasts on the faith and the crisis in culture twenty-four hours a day have offered me the possibility of viewing Ecclesiq in action around the world acting as a positive force and guide for entering the new millenium, the "springtime of grace". Their confrontation of modern problems, of the "spiritual identityw of each person in the light of M e gospel message was crucial to the research of this thesis topic: "The Mystery of the Holy Innocentsw.
To the third order Franciscans and the third order Camelites, and the missionaries around the world who have rememberd me in their prayers.
To the Benedictine Sisters of saint Genevieve's parish of Elizabeth, New Jersey who took the tirne to carefully explain the truths of the faith t o me from the Catechism during my eight years of education there. To Monsignor McManus for his mode1 of saintliness, and for his blessings each day.
To the Sisters of Charity of the College of St. Elizabeth who taught me the beauty of hom mis tic philisophy and theology.
To Lee and Kathy Bourgoin who aspire to be models of the Holy Family in their l ives.
To the Reverend Frank Pavone, International Director of Priests for Life, for his inspiring conferences on the value of human life.
viii
rtTaODUCTIOr0
La lecture de l'oeuvre poetique de Charles Peguy qui
s'intitule wLe MystBre des Saints Innocentsn nous sensibilise
à la symbolique chrétienne, à l'inspiration et à l'élan
mystique de P6quy. Le plan de ce chef-d'oeuvre nous rappelle
les cathédrales que de mystiques architectes du Moyen Age
bdtissent. La nef romane, destinee a la foule, conduit au
sanctuaire sacré où les prêtres glorifient Dieu de la part des
fidèles et en communion avec les saints. Ainsi, la messe
entière s'achemine vers le mystère de la Rédemption. Plguy,
ayant approfondi sa foi, Bcrit pour ceux qui sont touchés par
la grâce divine et osent y rependre. Le bon sens du "Mystere
des Saints Innocentsn appelle tous les I1enfantsa' S Dieu, Plus
précisément ce theme du retour à Dieu s'adresse aux Français
à la veille de la premiere guerre mondiale.
Péguy travaille 3 son oeuvre avec le même dévouement, la
m?me foi, et la meme espérance que les architectes du Moyen
Age dont il s'inspire. "Le Mystère des Saints Innocentsw
révèle son désir de se rapprocher du Moyen Age, de cette
époque oa tout effort est offert h Dieu. Par son génie
l'artiste sait datacher les lecteurs du monde materiei et les
fait vivre avec les personnages divins de son poème.
Un grand message de Péguy dans "Le Mystere des Saints
Innocentsw est que ce cortàge de cath&àrales qui se trouvent
en France avec leurs nefs, leurs tours, leurs clochers, leurs
masses envolées, leurs piliers, leurs arcs-boutants, leurs
2
verrières translucides est un hommage, un témoignage a Dieu
par le travail et le génie. Dans ce poème les réalités
terriennes sont l'infrastructure de maintes valeurs spiritu-
elles . L'essentiel pour Péguy est de convertir en enseignant. La
culture grecque laisse dans son esprit une ineffaçable
empreinte, l'amour de la vérité. Péguy est convaincu que
persuader est la tache importante. Avec une profonde charité
Péguy enseigne les vérités de la foi catholique h travers "Le
Mystère des Saints Innocentsw. E c r i t e en vers libres et
versets, cette transposition poetique de la foi catholique est
accessible à tous. Dans ses vers Péguy exprime le cet6
mystique de la foi, mais l'expression de sa méditation des
choses divines manif este reciproquement son engagement
terrestre. La foi simple et tamiligre qu'il exprime est aussi
centree sur un amour de l'humain et du quotidien.
A partir d'un texte biblique, le massacre des enfants par
Hérode, Péguy se laisse pénétrer d'un souffle sacré. Dans "Le
Mystère des Saints Innocentsm nous voyons que cette poésie
religieuse est en effet rigoureusement adaptée à l'esprit des
textes bibliques. La priere par excellence du %uppliant'*, du
"pénitent't est un perpetuel glan vers Dieu, une harmonie de
volont8s, un hommage à Dieu, une confiance en Dieu. L'union
mystique de Jeanne d'Arc et Dieu est un chant nuptial qui
exprime les délicates etreintes des âmes, l'accord et la
correspondance des sentiments. Peu 8 peu nous nous laissons
3
gagner a notre tour par le souffle sacré de cette podsie. Nous
d6couvrons le plan de Dieu pour nous. La pr6sence de Dieu
s'introduit dans l'esprit du lecteur. On comprend mieux que
selon Péguy le ciel et la terre sont le théatre d'une aventure
immense vecue par Dieu et son peuple.
Chez Bergson, Péguy apprend à saisir la valeur éternelle
de l'instant présent, 3 détacher cette valeur de la chalne du
temps mortel, 8 donner ainsi à la vie son orientation vers
l'&ternit&. Bergson lui donne conscience de l'opposition
fondamentale entre le présent strictement temporel, et le
présent ouvert sur l'éternel. En opposition avec les "faux
monnayeursm, les "moyens d'évasionm, les "paradis artifi-
cielsn, Péguy nous suggere qu'une nature qui se donne à
1 ' esp6rance seule est pourtant capable de faire passer 1 'ordre
temporel dans l'ordre éternel.
Dans l'Le Mystère des Saints Innocentsw Péguy rappelle aux
Français la vertu de 1 ' esp8rance. Puisque Dieu a creé 1 'homme, il n'abandonne pas sa créature. Dieu donne à l'homme la
liberté pour qu' il choisisse, avec le merite du choix. Vivre dans 1 ' amour et la présence de Dieu, c ' est vivre dans 1 ' ordre, dans l a conformité avec ce qui est ordonné. Une fleur
d'espérance éc16t dans le coeur de Dieu pour chaque pécheur.
L1esperance, selon Péguy, opère la remontée qui stabilise l e s
chutes du désespoir.
La nature de l'home predispose Zi la grace; pas une seule
personne n'est exempte de la grdce aux yeux de Pgguy. PIguy
souligne avec force ce message dans "Le Mystère des Saints
Innocents". Face au monde moderne Pgguy nous introduit au plan
de Dieu: se laisser aller, se coucher dans les bras de la
Providence, et s'abandonner a la grace de Dieu.
Ainsi vous et votre canot Laissez-vous aller quelquefois au fil du temps Et laissez-vous entrer bravement Sous l'arche du pont de la nuit1.
Tact, noblesse et délicatesse marquent l a poésie didactique de
Péguy dans NLe Mystere des Saints Innocentsm.
Dans "Le Mystère des Saints Innocentsm Péguy smint6resse
aux grandes "étapesw de l'histoire de l'humanitk le monde
paren, le monde chrétien. Pgguy affirme la vocation
spirituelle du monde paYen et situe le mystere chrBtien dans
le prolongement du drame humain. Sur le plan biblique il
s1int6resse aux 6vBnements capitaux: l a chute, l'exil, la
crèche et le calvaire. Le peche a &tg pour Adam et ses
descendants une cause dlasservissement; l'Incarnation du verbe
a été pour tous, selon Péguy, une libération. La nativité du
Christ a &té pour l'homme de la chute une renaissance à la vie
de la grâce et à 1' espérance. Poete de la vie, poete de la
naissance, Péguy aime chanter la beaute de tous les
commencements. A l'aube de chaque vie humaine P6guy voit un
reflet de 1 'bternelle beauté qui a resplendi à la naissance du
monde.
Chez Péguy le christianisme retrouve son caractsre
eschatologique, car il juge le monde actuel dans la
perspective des fins dernieres de l'homme. Dans ''Le Mystgre
5
des saints Innocentsg1 le déroulement actuel des événements
s ' accomplit sous le signe de 1 'espgrance et reste orient6 vers
cette manifestation f inale2. Peguy envisage un monde meilleur,
un monde qui se transforme par la lumisre de la verité et ofî
nous avouons que Dieu est l'invisible ouvrier.
Pour comprendte le message de Mguy dans "Le Myst&re des
Saints Innocentsm il faut apprecier l'optique particuli&re de
Péguy. Péguy se place au centre des mysteres de la foi
catholique. If. . . Il se place instantanément dans 1 axe du
spirituel et dans l'axe du charnel, dans l'axe du temporel et
dans l'axe de l'éternel. Il se donnait ensemble le maximum
d'homme et pour ainsi dire la maximum de ~ieu.~"
Le fond et la forme s ' accordent parfaitement chez Péguy. Dans le nCommentaire d@Evew, son art poetique, Pgguy commente
les effets de son style,
... Comme dans une tapisserie, les fils passent, disparaissent, reparaissent, et les fils, ici, ce ne sont pas seulement les rimes...mais ce sont d@innombrables rimes intgrieures, assonances, rythmes et articulations de consonnes.
Dans son oeuvre, &e Dieu de ~écni\f Paulette Comiti nous donne
une brgve esquisse du style de Péguy qui nous aide h
comprendre son message. D1apr&s ~omiti les thèmes secondaires
ne sont pas subordonn6s au thème principal; ils se développent
avec la même importance. Le style donne l'impression d'un
cheminement en terrain plat avec beaucoup de détours. Les
rappels, l'alternance des motifs, le balancement du rythme
créent une structure simultanément musicale et conceptuelle
chez P6guy. A travers son vocabulaire mystique Péguy
approfondit l a vérité qui l9obs&de et nous m o n t r e le
merveilleux chrétien qui la sous-tend, Dans sa belle étude
P m - S e n a h o r : La Parole et Le Monde, Durand remarque que
Péguy est le seul auteur qui sache plier la langue française
à l'esthetique gr8gorienne5. Durand affirme que Péguy nous
offre "la pensee musicale des sikles de foi6g'.
Les années 1910-1914, ott se situent les oeuvres de poésie
sacrée de Péguy, se &&&lent d'une f écondite littéraire. Péguy
écrit les wMyst&resm, *Evew , les Tapisseriesw, et quelques ouvrages de prose: le nLaudetn, 'Victor-Marie, Comte Hugo",
1 * %rgentn , les deux nNotes Conjointesw, et 'gCliogl. Nous
voyons partout une allure mystique dans ces textes. "Le
Mystère des Saints Innocentsw paraît aux Cahiers de la
puinzaine le 24 mars 1912.
Peguy place sa vocation de poete sous le signe de Jeanne
d'Arc. D'une part 1 'apparition de Jeanne d'Arc apporte une
solution victorieuse à la guerre de Cent Ans; d'autre part sa
sanctification Rome à la suite de la guerre de 1914-1918
reaffirme l'existence du mystique et du spirituel chez nous.
Par sa naissance et par sa formation Jeanne appartient a ces
gens de la terre qui sont l e fond de la population française,
ces paysans qui manifestent les vertus nationales: le labeur,
le courage, la pitié au sein des familles unies. De cette
puissante hérédit8 terrienne sont venus tant de vaillants
soldats, tant de coeurs dévou6s, tant dg âmes inspirées. Peut-
7
être le style oral de P6guy s'inspire-t-il de Jeanne, car tous
les témoins rapportent "qu'elle parlait tres bienm ( m u l t u m
bene 1oQuebatux S Procès, Il, 450; III, 3 1) . On lui reconnart une justesse et une spontanOité naturelles. C'est une
Française, de sang français, un esprit et une âme de France.
LI itinéraire spirituel de Jeanne d'Arc reprasente la fragilité
de l'enfant dans le monde et son destin mystique, Qléments qui
sont quelques-uns des grands leitmotive dans "Le Mystère des
Saints Innocentsu.
Le peuple français a eu de bonne heure, selon Péguy, le
sens de son unité nationale. Il a constitué énergiquement une
patrie unifiée pour accomplir la volonte de Dieu: "la geste de
Dieu1 ' . La parole de Jeanne d'Arc, "Dieu premier servi!
pourrait être le sous-titre de ce grand po&ne de Péguy, "Le
Mystsre des Saints Innocentsw. Le 15 aoQt, jour de
l'Assomption, Péguy assiste a la messe. Le 3 septembre, Péguy,
après avoir cueilli des fleurs, passe la nuit décorer un
autel consacré à Notre D a m e . Le 5 septembre 1914, Péguy
"soldat de la v6ritgW meurt sur le champ de bataille, frappé
d'une balle au front à Villeroy - mais non sans nous avoir offert un des grands poèmes de son siécle.
' C h a r l e s PGguy, "Le Mystère des Saints InnocentsI1 Oeuvres Poeticnies (Paris: Gallimard, 1957) 692.
Joseph Barbier, Le Vocabulaire. le svntaxe et le stvle des Poèmes r&naliers de Charles Pecru~ (paris : Berger-Levrault , 1957) 414-415.
Jean Delaporte, Connaissance de Pemy (Paris: Plon, 1959) t. 1, 63.
' Paulette ~omiti, Le Dieu de P&mv (Aix-en Provence: La Pensée Universitaire, 1955) 97-98.
Durand, Jean-François, Pécruv-Senahor: La Parole et le monde (Paris: L'Harmattan, 1996) 236.
CEAPITRE Xm POETB DE LA SAIBSAMCE; HAISSANCB Dm- PORTE
Puisque Mguy aime ce qui est parallàle, sym&rique, et
geométrique, nous allons discuter dans cette première partie
de mon etude du "Mystère des Saints Innocentsw de deux grandes
idées qui se rapportent à Péguy: le poète de la naissance et
la naissance d'un poète.
Ensuite, nous allons voir que ces deux idées
s'entrecroisent et slinterpQnètrent constamment chez Pdguy
dans InLe Mystère des Saints Innocentsm et donnent un sens b
son oeuvre et à sa mission. Les souvenirs de son enfance
s ' infiltrent dans %e Mystère des Saints Innocentsn, aussi
bien que sa formation classique et biblique, antique et
philosophique.
Sur le plan metaphysique, nous pouvons considerer "Le
Mystere des Saints Innocentsn à la lumiere thomiste de la
volonté de 1 ' intelligence et de la sensibilité qui nous engage sur la voie de la vérite et de la sainteté. Le poste
nbergsonise" souvent et nous invite b voir l'univers selon
toutes les dimensions. La conception du "Mystère des Saints
Innocents" est dynamique et structurée selon l'ordre
catholique et chrgtien.
LE PORTE DE LA NAIBBAMCB
Les vérités chez Péguy touchent aux choses les plus
simples. Sa robuste logique paysanne est basQe sur les idees
nobles; son ghie nous invite h les ressaisir. Dfapr&s
Rousseaux Pdguy est poète de la naissance, aussi bien que
po&te de la vie. Tout simplement, la naissance est l'origine
et le haut symbole de la vie'.
La beauté de la naissance est une pensée à la fois
poetique et philosophique. C'est une idée capitale dans "Le
Mystère des Saints Innocentsw; ik travers notre étude, nous
allons découvrir lwexplication de cette beaute myst8rieuse.
Par les vers transparents du poete nous saisissons la beaute
irremplaçable de ce qui est B l'origine et au commencement.
Il faut que toute place soit tenue. Toute vie vient de tendresse. Toute vie vient de ce tendre, de ce fin bourgeon d'avril, et de cette sgve qui pleure en mai, et de la ouate et du coton de ce fin bourgeon blanc qui est vetu, qui est chaudement, qui est tendrement protégé d ' un flocon d'une toison d'une laine végetale, d'une laine d'arbre. En ce flocon cotonneux est le secret de toute vie. La rude écorce a l'air d'une cuirasse, en comparaison de ce tendre bourgeon. Mais la rude &corce n'est rien, que du bourgeon durci, que du bourgeon vieilli. Et c'est pour cela que le tenàre bourgeon perce toujours, jaillit toujours dessous la dure écorce.
L'homme de guerre le plus dur a été un tendre enfant nourri de lait; et le plus rude martyr, le martyr le plus dur sur le chevalet, le martyr à la plus nide écorce, B la plus rugueuse peau, le martyr le plus dur la serre et h l'onglet a été un tendre enfant laiteux.
Sans ce bourgeon, qui n'a l'air de rien, qui ne semble rien, tout cela ne serait que du bois mort.
Et le bois mort sera jete au feu2.
Le premier jour de la vie est le premier de tous les
jours irremplaçables dans notre vie. Selon Péguy tout le
temporel est une operation d'une fois. Car tous les instants
successifs du temporel sont chacun une occasion donnée d'une
seule fois. Chaque v ie n'a qu'une origine, n'a qu'une
naissance. Le jour de l a naissance b r i l l e de tou tes ces
p o s s i b i l i t e s futures qu'il cristallise. Tout ce que l a v i e à
venir possede de plus magnifique et de plus solide tient dans
la frêle promesse de l ' i n s t a n t de la naissance3.
L ' a r b r e est dans le bourgeon. L e paysan Peguy, dont selon
Rousseaux plus d'un a ï eu l a é t é bQcheron dans l a foret
bourbonnaise, medite, par exemple, au s u j e t d'un beau c h h e de
l a fo rê t .
E t le bourgeon ne résiste point. C'est qu'aussi il n ' e s t point f a i t pour l a resistance, il n'est point chargé de r4s i s te r .
C'est le tronc, et l a branche, et c e t t e mastresse racine qui son t f a i t s pour la resis tance, qui sont charges de résister.
Et c'est l a rude dcorce qui est f a i t e pour l a rudesse et qui est chargge d l ? t r e rude.
Mais l e tendre bourgeon n'est f a i t que pour l a naissance et il n'est charga que de faire naître.
( E t de faire durer. )
(Et de se faire a i m e r ) ' .
Effectivement l a v a r i t é de l'ordre vivant e s t que l'arbre
vien t du bourgeon, que tout sort du bourgeon. De la fraîcheur
fragile du bourgeon so r t en t toutes les forces de la vie. Dans
"Le Mystere des Saints innocent^'^ Peguy chante d une voix pure
et vibrante cette tendresse d'une beauté toute neuve. Cette
conception, cette naissance est l ' o r ig ine de l a v i e
immortelle. Pour commencer Peguy nous i nv i t e à admirer ce
mystBre du châne rugueux sorti du bourgeon d1 avril, de 1 ' homme f o r t s o r t i du tendre nouveau-nés.
12
Aux yeux de Rousseaux, ce mystère naturel est lié au
mystgre surnaturel. C ' est la liaison même du temporellement dternel que PBguy nous propose. Sur un autre registre on
participe dans le plan, dans la vie m ê m e de Dieu. Des que
P6guy 6voque le tendre nouveau-né qui devient soldat et peut-
titre martyr, nous voyons la vérité fondamentale du
temporellement gternel. Pensons-y, le destin personnel de
Peguy est en rapport avec son oeuvre "Le Mystere des Saints
Innocentsn. Dans la vie qui naSt, Péguy contemple d'avance la
vie qui meurt pour renaitre, et pour faire renaltre6.
PBguy nous presente la vie totale. cette vision conjointe
de la naissance et du sacrifice fait un pas de plus dans la
vie qui relie l'homme h Dieu, la vie en marche de Peguy. La
vision conjointe de la naissance et du sacrifice s ' élève, à
partir de l'enfant humain qui sera un jour martyr7. Dans "Le
Mystère des Saints Innocentsw, Peguy intègre cette idée.
une enfance, un engagement ;
un essai; une rédempteur;
une esfierance r6demption8 .
bourgeonnement, une promesse, un
origine; un commencement de
de salut, une espérance de
LA NAïS8AIYCE Dm- POETB
Pour mieux comprendre nLe Mystère des Saints Innocents",
examinons les cléments biographiques qui influencent la
pensee, la philosophie, et la formation de Péguy en tant
quv6crivain. Avant de commencer, je cite mon ancien maitre et
conseiller, Georges Zayed qui précise cette idée de
lBimportance de l'enfance de lt6crivain.
L' Bducation de 1 ' enfant commence au berceau, dit- on. La formation litteraire de l'écrivain, surtout d'un 6crivain de #nie, remonte au delà du berceau, jusqu'aux parents qui lui ont insuf f 16 la vie, et aux ancetres qui lui ont légué b son insu les traits dominants de son caractàre. Certes le génie semble souvent le produit d'une géneration spontanee, une espece de monstruosité de la nature; il n'en est pas moins le rgsultat combiné de 1'h8rébité, de lteducation et d'une nlongue patiencen. Le fait qut il eclate sans que rien ne l'annonce ne doit pas empecher l'historien des lettres, par de patientes et minutieuses recherches, de lui trouver de lointaines et d ' obscures attaches. C ' est pourquoi toute Qtude sur la f onnation littéraire d'un écrivain doit commencer par celle de 1 ' activité intellectuelle de ses parents et de ses axe&.
Poursuivons maintenant notre étude sur la naissance, l'enfance
et la jeunesse de Peguy.
Schématiquement, PBguy est né a Orleans en janvier 1873
dans le faubourg Bourgogne. Fils d'un ouvrier menuisier et
d'une rempailleuse de chaises, il est un authentique enfant du
peuple. Il n'a pas encore un an quand son pere meurt. 11 est
élevg par sa m&re et sa grand-mère maternelle. Enfant studieux
et ardent, il profite prof ondement des divers enseignements
qu il reçoit, qu8 il s 'agisse de 1 ' instruction primaire, du catechisme ou des leçons du milieu oCî il grandit. Dans
@%'Argentn Péguy décrit cette ambiance:
Nous avons été élevés dans un tout autre monde. On peut dire dans le sens le plus rigoureux des termes qu'un enfant élevé dans une ville comme Orleans entre 1873 et 1880 a littéralement touché l'ancienne France, l'ancien peuple, le peuple, tout court, qu'il a litteralement participé de l'ancienne Rance, du peuple. On peut même dire qu'il en a participe entièrement, car l'ancienne France était encore toute, et intacte. La debâcle s 'est faite si je puis dire d'un seul tenant, et en moins de quelques ann8es1°.
Heureusement, dans wPierre, commencement d ' une vie
bourgeoisen Pdguy lui-meme nous offre ses souvenirs de son
enfance. C'est un texte posthume de Péguy. Nous voyons déja
qu'il apprend de sa m&re la valeur d'un ouvrage bien fait:
Les souvenirs qui suivent m e sont même chers; je grandissais dans lqepaisse maison; c'était ma grand-mère qui s'occupait de moi, qui me donnait la bouillie, qui m'habillait, qui me grondait quand il le fallait; maman n'avait pas le temps, parce qu'elle travaillait du matin au soir à rempailler des chaises1'.
Sa grand-mère, sans le savoir, l'introduit au style oral.
C l etait ma grand 'mare qui me contait des histoires; elle en savait plusieurs qui Btaient merveilleuses ; j 'aimais mieux celles qui etaient amusantes; jgaimais mieux celles qu'elle ne me contait pas pour la premiare fois.
J" aimais les histoires merveilleuses, mais j ' avais un peu peur qu'elles ne fussent pas vraies12.
Le petit garçonnet lourdaud, sarieux et grave, déja petit
philosophe, continue 3 nous donner des renseignements sur la
conscience qu'il avait dejà de son souffle poQtique naissant
et aussi de la façon dont celui-ci puise dans du concret, du
sensuel, une intimité vécue:
J'étais assez content de jouer a u jeux parce que je me donnais ainsi la preuve de la force qui m'était naturelle et de 1 'adresse que je tachais de me donner; j '&tais largement content quand je courais de toutes mes forces dans la vaste rue du faubourg et que je buvais l'air à plein gosier; mais j 'etais, je crois, plus heureux intimement, quand je travaillais dans la maison, à ma place, devant la fenetre, sur ma toute petite chaise, entre ma grand-msre et mamanu.
Puisque dans "Le Mystsre des Saints Innocentsw il s'agit
surtout de l'enseignement de 1 'enfant et de la conservation de
l'image de la famille juste au seuil des temps modernes, ces
vignettes de la vie de P 8 p y sont infiniment pertinentes et
pr8cieuses. Ces valeurs qui se rapportent à la famille, au
travail partagé, a llouvrage bien fait nous rappellent les
valeurs qui, selon Péguy, ont bati une nation. Dans "Pierre,
commencement d'une vie bourgeoiseN Pgguy insiste que ces
valeurs, une fois inculquées chez l'enfant, s'épanouissent
naturellement:
Peu h peu, comme je devenais un grand garçon, je commençai des travaux plus grands; pour que la paille de blé serve couvrir les cordons des chaises satinées il faut d'abord qu'on la coupe avec des ciseaux ou avec un couteau, puis qulon la fende avec un Qtui; pour que la paille de seigle serve à tortiller les cordons mêmes des chaises communes et des chaises satinées, il faut d'abord qu'on la batte avec un maillet en la mouillant; je commençais par couper la paille; puis, croissant en force, je battis la paille; quelquefois je la fendis, mais assez rarement, parce 'on peut se IF couper, et jlavais peur de me couper .
On voit que POguy suit avec aisance la démarche de son esprit
en composant mLe Mystère des saints Innocentsf1 . En appliquant la m6thode du rempailleur, Pgguy "batN ses vers sans
s'inquidter du dgcoupage et des digressions qui se
multiplient. certains critiques voient facilement que ce
culte de l'lgouvrage bien faitm que PBguy apprend du cote de sa
mBre prend chair dans sa poésie. M&ne ces digressions dans "Le
Mystgre des Saints Innocentsm nous font penser a des chaises
qui doivent etre rempaill6es et a la soigneuse maniere dont sa
mère lui apprend il travailler. Les leçons tr&s précieuses de
sa mère se concrétisent ainsi dans son art poétique. Du c&té
de sa grand-msre il apprend la valeur des histoires "vraiesm
et la valeur des Vidèles souvenirsw,
Dans nLIArgentn Péguy démontre l'ambiance de la paroisse
de Saint-Aignan, Péguy est très fier de ses origines et dans
wLe Mystère des saints Innocentsm les valeurs de l'ancienne
France s'opposent à celles des temps modernes oil tout est
sacrifie pour la commodit8. A travers ses descriptions dans
'WArgentW nous pouvons mieux comprendre un des grands
éléments de la thematique du "Myst&re des Saints innocent^^^.
Implicitement, la chaleur de la vie intime du village est
souvent opposée à la froideur des villes des temps modernes.
Tous les honneurs convergeaient en cet honneur. Une décence, et une finesse de langage. Un respect du foyer. Un sens du respect, de tous les respects, de l1etre meme du respect. Une cerémonie pour ainsi dire constante. D'ailleurs le foyer se confondait encore tri58 souvent avec l'atelier et llhonneur du foyer et l'honneur de l'atelier etait le meme honneur. C'était l'honneur du même lieu. C'était l'honneur du même feu. Qu'est-ce que tout cela est devenu. Tout était un rythme et un rite et une c8rémonie depuis le petit lever. Tout Qtait un événement sacre, tout était une tradition, un enseignement, tout etait l&guB, tout &tait la plus sainte habitude. Tout était une él&vation, intérieure, et une prière, toute la journee, le sommeil et la veille, le travail et le peu de repos, le lit et la table, la soupe et le boeuf, la maison et le jardin, la porte et la nie, la cour et le pas de porte, et les assiettes sur la table".
Pbguy continue ce passage en disant que tout est un 6v6nement
et que l'atelier est un oratoire,
Nous pouvons dégager de ce passage à quel point, pour
Pgguy, il y a quelque chose de sacre dans l'enfance et
l'enseignement que constitue celle-ci. Les gens assez simples
comprennent beaucoup mieux que les gens modernes le sens d'un
voyage spirituel que nous faisons ensemble, le sens du
temporel en rapport avec 116ternel.
Cet élément du sacre et de la responsabilité des parents
h propos de l'enseignement de l'enfant se traduit constamment
dans "Le Mystère des Saints Innocentsm.
Or c'est l'innocence qui est pleine et c'est 1 ' experience qui est vide.
C ' est 1 ' innocence qui gagne et c ' est 1' expérience qui perd.
C'est l'innocence qui est jeune et c'est l'expérience qui est vieille.
C ' est 1 ' innocence qui croSt et c ' est 1 expérience qui décroSt.
C'est I'innocence qui naSt et c'est 18expgrience qui m e u r t .
C'est l'innocence qui sait et c'est lnexp6rience qui ne sait pas.
C'est 1 'enfant qui est plein et c'est l'homme qui est vide.
Vide comme une courge vide et comme un tonneau vide :
Voila, d i t Dieu, ce que j'en fais, de votre expérience.
Allez, mes enfants, allez à l'école. Et vous, hommes, allez à 116cole de la vie. Allez apprendre A désapprendre16.
Péguy prevoit, certes, une certaine manipulation des esprits
par le milieu pédagogique. Ce sont les parents qui doivent
insister que la vérit4 soit presentee aux enfants à 1 '0cole et
dans la vie. Il est intéressant de noter que le Pape Jean Paul
II reprend ce message que ce sont les parents qui doivent se
charger de l'éducation de l'enfant dans ses discours et dans
ses lettres encycliques la fin du vingtième siàcle.
Le dimanche, le vieux cure de Saint-Aignan, M. Bardet,
transmet le cat8chi~me'~. Par lui le petit garçon qu'est Péguy
plonge dans la tradition de lgEglise. Aux dernieres pages de
la "Note conjointe sur DescartesH, les derniares pages qu'il
ecrit, Pgguy affirme l'influence du catgchisme:
Dans mon catéchisme, il y avait le Bon Dieu, la Création, l'histoire sainte, la vierge, les anges, les Saints, le calendrier, les grandes fetes, les prieres et les sacrements, les vertus, le Symbole des Ap8tres et les fins dernières de l'homme - qui dans ce temps-la nous paraissaient rudement loin18.
N'insistons pas: la pertinence de ce passage par rapport a la
thématique de l'enfance qui souvent domine dans "Le Mystere
des Saints Innocentsw reste manifeste. Dtapr&s Delaporte, ce
sont lh des raalités eternelles chez Péguy, qui fondent la
destination de 1 ' homme19. &A BIBLE
D'apràs le PQre Duploye, PBguy fait parler Dieu, le
narrateur du "Mystère des Saints I ~ o c e n t s ~ , exactement comme
Dieu parle dans la ~ i b l e ~ . Péguy donne a Dieu une langue
charnelle. Duployé explique ce mot "charnellem dans le
contexte péguyste. La Sainte Vierge dans IfLe Porche de la
Deuxieme Vertum est a la fois 6minemment charnelle et
parfaitement pure. Chez PBguy, bien que la Sainte Vierge ait
19
son privilège de l'Immaculée Conception, elle est un fruit de
la terre, et coinme telle, avec JBsus, est llexpression la plus
parfaite du christianisme. Quelle que soit la sublimite de son
election divine comme Mère de Dieu, à aucun moment son
privilège ne vient la soustraire h la condition humaine2'.
Péguy passe en revue quelques Qv6nements de l'Ancien et du
Nouveau Testament dans "Le Mystere des Saints innocent^^^, et
nous voyons la conception qu'a Péguy de la mise en marche de
l'humanité vers Dieu. Pdguy démontre le merveilleux de cette
interpgngtration otî l'un est l'accomplissement de l'autre.
D1apr&s Duploye, d aucun moment le processus de l'Incarnation
n' exige que la serie humaine soit interrompue et que la lignée
de David soit briséeP.
BTAPBS DE SA f n B
En 1880 Péguy entre à 1'Ecole annexe de lWEcole Normale
du Loiret. Grace au directeur de 1'Ecole Noraiale, M. Naudy,
qui discerne ses dons, il poursuit ses études, avec une
bourse, au Lycée d'Orléans, qui signifie un tournant décisif
dans sa vie.
Bachelier, Péguy va préparer 1'Ecole Normale Supérieure
au Lycee Lakanal (octobre 1891). C'est vers ce temps, pendant
son a ~ d e de Philosophie à Lakanal, qu'il abandonne la
pratique religieusen. 11 slint&esse aux questions sociales,
et plus prkisément il s'oriente vers le socialisme. Cependant
le socialisme de Péguy ressemble beaucoup plus au socialisme
de Saint François qu'à celui de Karl Marx. Dfapr&s les
Tharaud, c'est une disposition du coeur, une conception
évangélique qui vient du fond de son enfance et trouve son
expression dans le socialismeM. Ayant échoué au concours de
la rue d'Ulm, PQguy fait une année de service militaire b
Orléans (1892-1893) . mis il reprend ses études, comme interne
h SainteeBarbe otl il se lie avec les freres Tharaud, avec
Joseph Lotte qui fonde le Bulletin des Professeurs Catholiaues
de llUniversitO, et surtout avec Marcel ~audouin~. Il quitte
l'&cols après deux ans dletudes. Son ami Marcel Baudouin
meurt, et Piguy se marie avec Charlotte Baudouin, la soeur de
Marcel. Il poursuit pendant un an ses &tudes à titre
d'externe. Il collabore h la Revue Socialiste et h la Revue
Blanche. En 1898 il publie son drame de "Jeanne d'Arcn. Il ne
faut pas confondre sa premigi-e "Jeanne d @ A r ~ ' ~ avec les
"Mystèresw qui commencent 3 parastre onze ans plus tard.
LA BOûSATIOàl CLASSIQUE
En remarquant que Pgguy est si bien doue dans des
humanités, M. Naudy, directeur de 1'Ecole normale
d'instituteurs d'Orléans dit: "11 faut qu'il fasse du latinw.
Dtapr&s les Tharaud Pdguy semble 61oign4 pour toujours des
rivages du monde grec et latin, quand M. Naudy obtient pour
lui une bourse municipale et le fait entrer, B Pbques, dans la
sixième de M. ~uerrier? D'aprgs les Tharaud,
Entrer dans cette classe, c'était découvrir un nouveau monde. Le grammairien qui la premiére fois ouvrit la grammaire latine sur rosa, rosae, la rose, n'a jamais su, disait Péguy, sur quel parterre de fleurs il ouvrait Pâme de l'enfant. Tout le long de ses études, que dis-je, tout le
long de sa vie, il eut l'angoisse rétrospective de 1 rn immense danger auquel il avait dchappg lorsque M. Naudy l'avait, pour ainsi dire, rattrapé par la peau du cou, au moment otî il allait s'enfoncer dans les marais du primaire. Quand il songeait qu'il aurait pu ne pas entrer dans cette sixième sacrée, au sens païen et aussi chrgtien du mot, un vertige le prenaitn.
A propos des classiques, les frères Tharaud continuent
commentaire en disant que toute l'oeuvre de Peguy est
leur
une
confrontation continuelle de la pensée moderne et de la pensée
antique, des mondes païen et chrgtien. Homgre, Eschyle,
Sophocle lui sont des familiers, des compagnons de la %our
rosem de Sainte-Barbe. A plusieurs reprises dans "Le Mystere
des Saints Innocentsw on voit que la 'terre singulière1v
dtEgypte est mise en relief. Dgapr&s le Peguy du mrnMystère des
Saints Innocentsn le monde antique annonce le monde chretien.
Longue destinée temporelle, dit Dieu, patience temporelle, en vérité cette terre a été fort honorée.
Les pas ont marché dans les pas, dit Dieu, le talon juste dans le talon et les pieds ont retrouvé leur propre trace.
C'est un pays de desert, dit Dieu, du moins on le dit.
Ou plutet cc'est une grasse vallee longue toute bordee, toute entourée de déserts et l'on n'y accsde point autrement que par le desert et le sable.
Mais sur ce sable les traces ne se sont point effacees et les pieds ont retrouvé la trace des pieds?
En 1900 Péguy fonde les Cahiers de la Quinzaine. L e s
cahiers de la ~uinzaine sont un p6riodique de publication
irrgguliere, qui ne ressemble a rien de ce qui parait alors.
22
Chaque cahier est l'oeuvre d'un seul auteur, et donne soit une
etude, soit un dossier polémique, soit un recueil de vers,
soit un roman. Péguy remplit tout un cahier parfois; certaines
annees il en publie trois ou quatre. Les Cahiers en sont à la
q u i n z i h e série quand la guerre éclateB. Il faut suivre les
Qtapes de sa vie pendant qu'on lit le texte qui nous
pr&occupe, parce que Péguy s ' y rgfère soit directement soit
indirectement dans "Le Mystere des Saints Innocentsn. Souvent
les thèses qui sont présentees dans les Cahiers sont reprises
dans %e Mystère des Saints Innocentsn.
" J @ A I RET16lom LA FOI'@
Dans la "cour rosem de Sainte-Barbe, Pdguy se lie avec
Joseph Lotte. Dgapr&s les m&noires des frBres Tharaud, Joseph
Lutte est un Breton qui arrive de Cherbourg en Normandie. La
mémoire de Lotte évoque chez les Tharaud le vent, la haute
mer, et la gaieté de l'equipage quand le voilier s'en va par
beau temps. Camarade de lv6cole, si joyeux, si peu scolaire,
plein de verve, d'esprit, de tendresse et d'un charme d'amitié
auquel personne ne resiste. C'est un garçon rempli de sant6
qui a toujours sur les lèvres une chanson de matelot. Tout de
suite ce matelot &garé gagne le coeur de Péguy. Aux yeux de
Péguy Joseph Lotte represente le peuple de la mep.
D 'après les Tharaud l'un et 1 'autre sentent derriére eux
une longue hérédité O des ancêtres modestes ont fait
d'humbles besognes, terriennes ou marines. Tous les deux ont
le même goQt simple de la vie, et l'indiffgrence à tout ce qui
23
est l u e aristocratique ou bourgeois. Péguy accueille aussitat
ce nouveau camarade à son monde fermé, à son univers
personnel, et Lotte prend sa place avec enthousia~rne~~.
L'influence de cette amitié se précise dans une partie de mon
étude qui est basée sur le symbole nautique.
En septembre 1908 Joseph Lotte va visiter Péguy à Orsay,
et 1 le trouve épuisQ et malade. C'est l'&norme fatigue
soutenue depuis douze ans sans dgfaillance. Mais, les yeux
remplis de larmes, Péguy affirme: "Je ne ttai pas tout dit.
J'ai retrouvé la foi; je suis catholiquenm.
Malgr6 lui dans ce moment d'une grande émotion, Lotte
répond: "Ah! pauvre vieux, nous en sommes tous lh! D'oQ me
venait ce mot puisque 1 ' instant dm avant j Btais encore
incroyant? De quel travail, de quel lent, obscur et profond
travail revelait-il l'action? A cette minute, je sentis que
j ' etais chrétiena't . L'irruption de la grdce en Peguy emporte ainsi la
conversion de son ami. Lotte ajoute quelques mots à propos de
celle-ci: "Dans le train qui me ramenait h Paris, une priera
monta b ma bouche frazche et joyeuse comme une aurore: 'Je
vous salue Marie pleine de grace. Je vous salue Marie pleine
de g r 8 ~ e ~ ~ ~ . A Paques 1910, Lotte reçoit l@Eucharistie. On
cite souvent l'affirmation de Peguy, mais on néglige de dire
l'entraînement par la grdce de son ami Joseph L o t t e .
24
LeIMFLüEBlCE DE PASCAL
Inmobilisé par la grippe, Péguy reprend les pensées de
Pascal. Il lit la "Priere pour demander à Dieu le bon usage
des maladiesn. Dans le quatriéme cahier, celui du 20 février
1900, des Cahiers de la Quinzaine il decrit ce qui se passe
chez lui en lisant ce passages. Chez Pascal la maladie, un
aspect de la mortalite de l'homme, ressemble encore le m i e u x
a l'aspect de 11Bternit6. Voici ce que Pdguy dit à propos de
Pascal :
Jtadmirai comme on le doit cette passion religieuse et, pour dire le mot, cette foi passionnBment g6om&trique, gGom6triquement passionnée, si absolument exacte, si absolument propre, si absolument ponctuelle, si parfaite, si infiniment finie, si bien faite, si bien close et r6gulièrement douloureuse et consol&e, enfin si utilement f idele et si pratiquement confiante, si Btrangsre à nousM.
Deux propositions chères à Pascal et qui se développent
travers son oeuvre sont: la misère de 1 'homme sans Dieu, et le
bonheur de l'homme avec Dieu. En acceptant la philosophie de
Pascal, nous voyons chez Peguy un premier pas vers le Dieu
enfin retrouvé en 1910. Dans "Le Mystgre des Saints Innocentsn
Péguy va plus loin en développant ses propres idhes, plus
précisément sur wle désistementn, nleabandonnement@' de llhomme
aux bras de Dieu en acceptant et en embrassant la volonte de
"Notre Paren. Dieu aux yeux de Péguy, ne veut ni de grands
sacrifices ni de raideur chez l'homme. Dans le grand posme de
Péguy Dieu explique lui-m&ne ce qui lui plaPt:
Celui qui est dans ma main comma le bdton dans la main du voyageur
Celui-là m'est agrhable, dit I3ieun
L'homme deviendrait ainsi un instrument de Dieu dans le monde.
Par son intelligence et sa bonne volonté en ajoutant le
souffle de laEsprit Saint, l'homme créerait le bonheur et
l'ordre autour de lui. Dfapr&s Delaporte la fissure et le
point d'application que la grdce trouve en l'homme est sa
détresse. PQguy discerne là une articulation de l'action
divine sur la condition humaine38.
L'IMMIUBMCB DE DESCARTES
Passons b l'influence de Descartes maintenant.
Effectivement, Péguy a une perspective originale sur
Descartes. En explorant les idees de Péguy sur Descartes, il
faut se rappeler qu'un des principes, pascalien d'origine il
est vrai, de Descartes qui s'applique bien au "Myst&re des
Saints Innocentsw est que le coeur a des raisons que la raison
ne connait pas. Vis-&vis de Descartes, Péguy demontre son
"loyal rirew. Dans la Wote sur M. Bergson et la philosophie
bergsoniennet', Péguy nous invite a laisser de cbté les
commémorations officielles et les faux respects scolaires. Il
se moque léggrement en disant que toute la fortune de
Descartes et de la philosophie cartésienne a étd faite par
quatre ou cinq phrases du Discours de la Methode et que ces
quatre ou cinq phrases sont suffisantes aussi pour provoquer
une hygiène intellectuelle^.
D ' après Péguy, en sortant d ' une époque guerriere
Descartes essaie de mettre un peu d'ordre dans le monde, dans
les esprits. Selon Peguy la plus grande réussite chez
Descartes consiste à comprendre que la pensee m8ne à
l'action?
Effectivement, le combat de Peguy est toujours mené selon
les règles de l'honneur. A l'origine le voyage cartésien est
un "singulier voyagen. P6guy affirme que le cartesianisme a
&te dans son principe un effort pour conduire la raison à la
recherche de la verit8 a n s les sciences, mais que par
sciences Descartes entendait Qvidemment une partie de ce que
nous nommons m&taphysique, et au moins la metaphysique des
sciences. Dans "Le Mystere des Saints Innocentsn, PIguy nous
offre une vision totale de la vie, en rapport avec la verité.
D * apres Chabanon on peut parler au su jet de la metaphysique de
l'art de ~éguf'. D'après Dieu, le narrateur dans "Le Mystere
des saints Innocentsn, la vérité est toujours vetue de
douceur :
Quelle ~ O U C ~ U , mon enfant, quelle fermete dans la douceur, quelle douceur dans la fermet&
L'une et l'autre ensemble liées indissolubles, l'une poussant l'autre, l'une faisant valoir l'autre, l'une soutenant l'autre, l'une nourrissant 1 ' autre.
La douceur toute armée de fermeté, la fermeté toute armée de douceur.
L'une enfermée dans l'autre, l'autre enfemee dans l'une, comme un double noyau dans un double fruit
De fermeté. Une douceur d'autant mieux garantie par la fermete,
une fermeté d'autant mieux garantie par la douceur.
L'une portant llautre.
Car il n'est point de véritable douceur que fondée sur la fermete,
Vetue de fermeté. Et il n'est point de véritable fermeté que vêtue de
douce&*.
La logique, la clarté nous touchent au fond du coeur en
réalisant la splendeur de la v8r i te ainsi conçue.
LaTHF&OEIOCE DE BBR060r0
A travers la philosophie bergsonienne, Pdguy découvre
l'ouverture de cette philosophie sur la foi chrétienne et la
question de la grace. En appliquant la philosophie bergso-
nienne, Péguy attache une importance essentielle à la mémoire,
qui donne a un peuple, une nation leur quatrieme dimension,
celle de la durée. Quand Bergson oppose le "tout fait1' au l'se
faisantw, il fait une distinction d'ordre métaphysique. Une
idée capitale chez Bergson est que le présent, le passe, le
futur ne sont pas du temps seulement mais de l'être meme. La
philosophie bergsonienne veut que 1 'on pense sur mesure et que
l'on ne pense pas tout fait. La philosophie cartdsienne a été
essentiellement une philosophie de l'ordre comme la
philosophie bergsonienne est une philosophie de la réalite.
Descartes réussit à imposer 1 'ordre et meme 1' idée de l'ordre
à l'univers pensant, tandis que Bergson réussit d imposer à
l'univers pensant et meme à soi-mhe la consideration du d e l
p d . Péguy continue son analyse dans "Note sur M. Bergson et
la philosophie bergsoniennen , et déclare que le cartesianisme
ne remonte, ne refoule qu'une habitude, qui est l'habitude du
d8sordre. Le bergsonisme entreprend, aux yeux de PBguy, de
refouler toute 1 ' habitude, toute 1 ' habitude organique et
mentale, car dans ce qui est fatigue il n'y a plus ni grdce ni
Voici un extrait du "MystBre des saints Innocentsm qui
nous démontre l'influence de Bergson. Surtout dans cet extrait
nous voyons l'opposition entre l'innocence et l'expérience.
par extension nous voyons l 'opposition entre le wtout f aitm et
Ils s'emplissent d'experience, disent-ils; ils gagnent de l'expérience; ils apprennent la vie; de jour en jour ils amassent de l'expérience. Singulier trésor, dit Dieu.
Trésor de vide et de disette. Trésor de la disette des sept annees, trésor de
vide et de flétrissure et de vieillissement. Tresor de rides et d'inquietudes. Tresor des années maigres. Accroissez-le, ce
trésor, dit Dieu. Dans ces greniers vides Vous entasserez des sacs vides D'une Egypte vide. Vous accroissez le trésor de vos peines et de vos
misares . Et les sacs de vos soucis et de vos petitesses. Vous acquérez de lîexp6rience, dites-vous, vous
accroissez votre expérience, Vous allez toujours en descendant, dit Dieu, vous
allez toujours en diminuant, vous allez toujours en perdant.
Vous allez toujours en pente. Vous allez toujours en vous flétrissant et en vous ridant et en vieillissant.
Et vous ne remonterez jamais cette pente. Ce que vous nommez l'expérience, votre expérience,
moi je le nomme La déperdition, la diminution, le d6croissement, la
perte de 1 ' experience. Car je le nomme la deperdition pratentieuse, La diminution, le d8croissement, la perte da
l'innocence. Et c ' est une dégradation perp&t~elle*~.
29
Au moyen d'un style ail tout n'est que suggestion, Péguy nous
montre que chaque moment est effectivement un moment de grbce.
Il nous suggere de vivre dans la presence du moment. La
negation de l'expérience nous invite B jouir da l'affirmation
de 1 ' innocence, a plonger dans 1 ' extase d ' une naissance, d ' une creation en perpétuel devenir.
t e IHFLtlElifCB DE COBlifEIIILB
Considerons maintenant, et toujours tres brievernent
l'influence de Corneille sur la pensée de Pbguy. Dans la IfNote
Conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartesienneN,
Peguy fait l'éloge de Corneille en disant que le propos de
Corneille est inhéremment gracieux. Dans wPolyeuctegg il s agit
de montrer comment s'opere la grace. Péguy considère Corneille
comme une grdce unique dans l'histoire du monde car Corneille
nous montre comment la grdce agit, comment elle surprend,
comment elle saisit, comment elle pengtre. D ' apres Peguy notre
malheureux propos au j ourd ' hui est de constater comment elle n'agit pas, comment elle ne péngtre pasa.
Corneille nous donne le printemps de la grâce. Cette
premisre aube du printemps, cette espgrance, est comme une
avancée de la vie éternelle. C'est pour Péguy comme une
anticipation de la beatitude. Il affirme que notre bassesse
nous empeche d 'examiner les manquements de la grgce. Enfin
Péguy retrouve cette profonde liaison de la grace et de la
liberté, du gracieux et du gratuit, cette mutuelle exigence
irrévocable de la grBce et de la liberté qui est un theme
repris souvent dans "Le Mystère des Saints Innocents1'. Chez
corneille tout est honneur et tout est amour et tout est
confrontation loyale et noble, beau et juste jeus7. Dans la
grande oeuvre cornelienne le perpetuel affrontement , la comparaison constante, la constante confrontation des êtres et
des vies, opposent un monde gracie au monde disgracié qui est
un thème cher à Peguy dans @@Le Mystere des Saints Innocentsm.
Il est interessant de noter que le premier berceau dzs
Cahiers est la chambre dî6tudiant des Tharaud,
19, rue des fossés-Saint-Jacques, puis un petit local de
1 @ Ecole des hautes etudes, 16, rue de la Sorbonne. ~ n f in Péguy
s installe le la octobre 1901 dans une boutique, 8, rue de la
Sorbonne. D'après Delaporte la boutique face à la Sorbonne est
comme David dressé devant ~oliath48. Au niveau du
gouvernement, des Ocoles, des universites, Pdguy prgvoit des
compromissions, et il confronte les problèmes dans tous les
domaines qui mènent aux decisions politiquement correctes dans
ses Cahiers.
Voici le message de M. Bergson pour l'inauguration de la
plaque en hommage a Péguy, apposée rue de la Sorbonne le 25 janvier 1939. D'après Delaporte ces mots profonds ont ét4
prononcés au sommet de sa vie:
Cette figure avait été taillée dans l'étoffe dont Dieu se sert pour faire les heros et les saints. . . les saints, parce qu'il partageait avec eux la conviction qu' il n8y a pas d'acte insignifiant et que toute action humaine est grave et retentit dans le monde moral tout entier. Tbt ou tard, il devait
venir a C e l u i qui prit à son compte les péches et les souffrances de tout le genre humain49.
Dans mLe Mystère des Saints Innocentsn Péguy rappelle les
vérités essentielles telles que *l'honneur cornélienn et la
mystique de "la gloirem qui sont en train de disparaltre.
Clamer la vérité, devant les déformations volontaires de la
presse, est l'unique programme posé au seuil du premier
cahier%
Dire la vérit8, toute la vérité, rien que la vérité; dire bêtement la vérité bête, ennuyeusement la verite ennuyeuse, tristement la vérit6 tristes1
Considerons enfin, et meme plus brigvement, Hugo. Dans
"Clion PBguy explique que le vieil Hugo, "mon amiw, voit le
monde comme s'il vient d'être fait- I l voit la création comme
si à l'instant elle sort des augustes Mains, des grandes Mains
du divins2. Dans "Le Mystere des Saints Innocentsm Péguy nous
rappelle le plan de Dieu pour sa création. A travers ce pogme
Dieu, le narrateur, nous propose un &quilibre pour un monde
qui est devenu tres d6s&quilibr& Dans Solvuntur obiecta Péguy
Qcrit que Rome est partout dans l'inspiration sociale et
spirituelle de Hugo, comme elle est naturellement partout chez
Corneille, et que les deux poates se rejoignent profondément
dans leur vision et leur métier. Bien entendu dans "Le Mystère
des Saints Innocentsm il y a beaucoup d'accents latins et
romains. Pdguy continue son Bloge de Hugo dans Solvuntur
obiecta en disant que quand Hugo voit le mendiant sur la
route, il voit qu'il est réellement le mendiant antique, le
suppliant antique, sur la route antique. Péguy comme Hugo voit
la grandeur de l'home moyen. Pair de France avec sa "mission
socialew, Hugo &rit au sujet de la grandeur qui se cache chez
les humbles qui luttent constamment dans Les Misérables.
LI admiration de P6guy pour Hugo s 'étend jusqu' à la pureté des
Integrateur de l'histoire, du souvenir, de l'antique et
du biblique, Pgguy ne connaSt pas de frontieres en
transmettant la vgrit6 dans "Le Mystere des Saints innocent^^^.
Il y confronte la source de tous les problèmes du monde
moderne: "l'identité de l'home". Les accents de Pascal, de
Descartes, de Bergson, de Corneille, de Hugo se voient soit
directement, soit indirectement dans ce chef d'oeuvre de la
pogsie moderne.
On arrive ainsi à la conception qu'avait Péguy du
modernisme et du Ncoeur" moderne. Pour ceux qui croient en
lisant ''Le Mystere des Saints Innocentsg1 que Peguy est un
naYf, je cite un extrait de sa prose tiré de VlioW. Nous
voyons ici que PBguy n'est pas du tout pessimiste; il aime la
vérité, il aime le peuple, il aime la nation, et il veut
seulement aborder les problhes qui peuvent diviser une
nation.
. . . je ne crois pas que l'on puisse trouver dans l'histoire d'aucun peuple un si8cle aussi remarquablement jalonne que le dix-neuvisme siecle français. Le siScle qui commença sur Napoléon et finit sur l'Exposition Universelle et les Universit6s Populaires et s'acheva presque sur les
a4roplanes ne fut pas seulement un grand s i S c l e et un siècle plein et un s i S c l e qui en avait beaucoup vu. C'est peut-Btre aussi le siecle le mieux articule historiquement qu' il y ait jamais eu, coupe de quinze en dix-sept ou dix-neuf ans des 6v6nements les plus propres a faire les plus nerveuses articulations historiquesn.
DmApr@s Quoniam PBguy est le trait d'union entre le monde
ancien et les temps nouveaux. A partir d @une certaine époque,
qui correspond environ à la s i x i B m e serie des Cahiers de la
Quinzaine et en particulier a partir du gmZangwillw, la notion
de modernité devient un des principaux conducteurs de la
pensée de Péguy.
Le monde moderne, lVesprit moderne lafique, positiviste et athée, démocratique, politique et parlementaire, les methodes modernes, la science moderne, 1 ' homme moderne, croient s ' être débarrasses de Dieu; et en réalité, pour qui regarde un peu au delh des apparences, pour qui veut depasser les formules, jamais l'homme n'a éte aussi embrassé de ~ i e u ~ .
Vadé analyse l e monde moderne dVapr&s des pendes de
Péguy dans son livre qui s'intitule PBcniv et le monde moderne.
Il affirme que ce monde moderne n'a pas de religion, mais en
revanche a une superstition, qui est la superstition de la
science, ce qui lbmène a proclamer que toute spéculation
métaphysique est vaine, puérile et obscurantiste. C'est
l'ultime et l'immense consequence du mythe du Progres, de cet
orgueil, de cette ivresse du progràs scientifique et
techniques5. Selon Vade un des carrefours de la pensée de
Péguy est que la situation du monde moderne est de se
substituer à Dieu. Le monde moderne est celui qui commence
apris 1880 et un monde qui abandonne la mystique au profit de
la politique. nModerne" est tout ce qui se détache de la
chrétienté. C'est lb tout le drame du monde moderne, Dans la
"Note Conjointe sur M. Descartes et la philosophie
cartésiennen Pgguy décrit ainsi la société moderne:
Ainsi ce raidissement de l'argent, qui commande toute la sociét6 moderne, cette immense vénalité, cet universel remplacement des forces souples par de 1' argent raide à son point d'origine économique, civique, moral, psychologique et metaphysique dans le raidissement du present, dans cette ossification, dans cette momification du present PU^ a fait tout le matérialisme et l'intellectualisme et le déterminisme et le mécanisme. Tout est venu, toute cette immense et universelle vénalite est venue de 116pargne et du livret de caisse d'épargne. Elle est toute venue de ce que par esprit d'épargne on a voulu mettre de ceté le présent. Et pour Btre bien sûr de le mettre de cbté on l'a mis au passes.
Péguy nous avertit dans "Le MystQre des Saints Innocentsw
qu'il faut conserver le mystgre, le spirituel dans notre vie.
La révérence et le respect pour la vie a tous les niveaux
restent primordiaux.
Or je vous le dis, dit Dieu, sans ce bourgeonnement de fin avril, sans ces milliers, sans cet unique petit bourgeonnement de 1 espérance, qu'évidemment tout le monde peut casser, sans ce tendre bourgeon cotonneux, que le premier venu peut faire sauter de l'ongle, toute ma création ne serait que du bois mort.
Et le bois mort sera jet6 au feun.
D'après Quoniam Peguy craint que le monde moderne ne
devienne un "chaos d'idées faussesw, d'idées stéréotypées. 11
pr6voit qu'un monde d'agitation va envelopper la lgthargie des
âmes. 11 voit dans scientismen des moules simplificateurs
interchangeables. Ayant banni le nystgre de ses perspectives,
35
le scientisme pretend imposer sans discernement à tous les
niveaux son arrogante pédagogie. Selon Quoniam une enflure de
vanité satisfaite remplace les interrogations inquietes devant
le secret des &tres et des chosess. Le coeur moderne laisse
tomber le wsacrén dans la vie. Vis-b-vis de la Sorbonne Péguy
est tr&s exigeant:
11 ne fait aucun doute que la Sorbonne, dans cette manifestation contre le service de trois ans, a voulu se presenter aux peuples comme le ncoms pensangN, comme le receptacle et comme le tabernacle du travail et de la pens6e. Elle a voulu se présenter comme le coffret et comme le taple. Et comme etant responsable de la pensee éternelle. Eux qui meprisent tant le sacre, et qui se sont constituQs contre le sacr6, ils savent que la pensOe est sacrge, et ils veulent s'installer dans ce sacre, et ils veulent representer ce sacre, et ils veulent nous gouverner au nom de ce sacré. Comme si tous les laboratoires de la pensge n'étaient pas en dehors d'eux et comme si eux ils n'étaient pas contre tous les laboratoires de penske. Comme si tout ce qui se pense dans ce pays ne se pensait pas en dehors d'eux. Et contre eux. Comme si tout ce qui s%labore de pensae en France ne s'élaborait pas en dehors d'eux (et contre eux) et sous leur surveillance et SOUS leur malveillance inquiéte, et aigre, et sournoise. Loin d'être les auteurs, et les fabricateurs de la pensée, ils n'en sont même pas ce qu'ils pourraient en gtre, les dépositaires, les conservateurs, les archivistes, les chambres d'enregistrement. Ils n'en sont que les fossoyeurs, et même des fossoyeurs qui ne sont même pas gais, contrairement aux usages de cette noble corporation. Alors ce n'est même pas la peine dmétre des fossoyeurs. Et ils se donnent des airs de succomber sous le faix, et d'etre les pretres et les mages de la pensée, et d'être écrasés sous le poids de leur front, et de plier sous la charge, sous cette effrayante responsabilité df&tre les représentants et les chargés de pouvoir et les fondes de pouvoir de la pens8es.
Dans
gu=
son étude Pémw et le monde moderne, Vadé nous suggere
l'enfer moderne exploré par ~ é g u y est comme une
construction puissante, pobtique, symbolique et gratuite. La
carte ghgraphique et geologique dressee par lui correspond
bien aux contours et aux couches de terrain de la réalité. 11
admet qua l'on ne finit jamais d'analyser le travail
souterrain qui s'accomplit dans l'$me volcanique de ~éguy?
La grande voie qui, selon Péguy, conduit au monde
moderne, est le Discours de la Méthode. Pour Descartes la
pensée est fille de la liberte et de la gh6rosité de l'homme.
Sous des methodes scientifiques et systématisantes la pensée
est devenue une discipline automatique et rigide qui va
jusqu'a tarir le libre jaillissement de la pensée.
D'après V a d é on comprend la colgi-e sacrée, la fureur
inspiree de Peguy voyant que, par la faute d'un petit nombre
d'hommes, un groupe d'intellectuels et une poignée de
politiciens, cette barbarie est en train de corrompre la
France6'. La vocation Widente est pourtant de maintenir les
valeurs culturelles que nous ont léguées 1 @ hellénisme et la
chretienté. Par sa conversion, PBguy accepte la theologie de
la Providence et invite le coeur moderne à faire son examen de
conscience. 11 n'accepte pas d'assister à la déchristia-
nisation du monde. La fidélité des chrétiens dans le monde
moderne est, à ses yeux, fidelit6 a l'authentique et dternelle
chrétiente. D'après Vadg la fidelit6 telle que conçue par
Péguy est peut-etre la plus belle vertu aux yeux de Dieu,
parce qu'elle est la plus diff ici le à garder. Péguy a exprimé
a plusieurs reprises, dans les derniàres annees de sa vie, sa
37
confiance dans la generation a venir, et "Le Mystgre des
Saints Innocentsn est surtout un cri d'espérance. Des trois
vertus lgespérance reste pourtant la plus difficile à
pratiquera.
Pour résumer cette partie de mon étude sur "Le Mystere
des sa ints Innocentsu je cite Daniel Halgvy: w ~ o u j o u r s cette
prefiguration de 1 Ihomme dans l'enfant et cette survivance de
l'enfant dans l'hommena.
An&& Rousseaux, & e Pro~h&te P&UY (Neuchâtel: La Baconnigre, 1942) 9.
Péguy, "Saints Innocents" 680 .
Rousseaw, pro~hate 10.
Rousseaux, Pro~hète 12.
~~éguy, "Saints Innocentsw 682.
Georges Zayed, La Formation Littéraire de Verlaine (Paris: Nizet, 1970) 13.
'O Charles Peguy, "L'Argentn, Oeuvres en Prose de Peauv 1909-1914 Pléiade (Paris: Gallimard, 1957) 1103.
Charles PQguy, "Pierre, commencement d'un vie bourgeoise" Oeuvres en Prose de P é m 1898-1908 Pléiade (Paris: Gallimard, 1959) 1218.
l4 Péguy, "Pierrem 1224.
15 Peguy, "L1ArgentW 1108.
l6 Péguy, "Saints Innocentsn 788.
l7 Delaporte, Connaissance t. 1, 4.
l8 Delaporte, Connaissance t. 2, 127-128.
l9 Delaporte, Connaissance t. 2, 128.
P i e Duployé, &a Reliuion de P é w , (Paris: Klincksieck, 1964) 300.
" AndrB Lagarde et Laurent Michard, XXe Siàcle (Paris- Montreal: Bordas, 1963) 140.
Jerome et Jean Tharaud, Notre Cher P é w (Paris: Plon, 1938) 19.
Lagarde et Michard, m e Siecle 140.
" Tharaud, peuuv 33.
Tharaud, 33, 34.
* Péguy, "Saints Innocentsw 797. Daniel Halevy, P 6 a v et les Cahiers de la Quinzaine
(Paris: Bernard Grasset, 1941) 41.
30 Tharaud, ~ ~ Q U Y 75.
31 Tharaud, 74.
Delaporte, Connaissance t. 2, 12.
a Delaporte, Connaissance t. 2, 12.
Y Delaporte, Connaissance t. 2 , 2.
35 Charles Péguy, *De la Grippe* Oeuvres en P r o s e de P é w 401.
Peguy, "Saints Innocentsm@ 7 3 6 .
38 Delaporte, Connaissance t. 1, 51.
39 Péguy, "Note sur M. Bergson et la philosophie bergsoniennew Oeuvres en Prose 1909-1914 1362.
40 Péguy, wNote sur M. BergsonM 1326.
" Albert Chabanon, &a Poetiaue de Charles Péauv (Paris: R o b e r t Laffont, 1947) 39.
43 PBguy, ' N o t e sur M. Bergsonw 1326.
Pgguy, "Note sur M. Bergsonw 1341.
~éguy, "Saints Innocentsw 787.
" Péguy, "Note Conjointe sur M. Descartesgf Oeuvres en Prose 1909-1914 1397.
" Péguy, " N o t e sur M. Descartesm 1405.
Delaporte, Connaissance t. 1, 13.
Delaporte, Connaissance te 2, 3.
Delaporte, Connaissance te 1, 17.
Péguy "Lettre du Provincialn Oeuvres en Prose de Pécruv (1897-1905) Pléiade (Paris: Gallimard, 1987) 291-292.
Péguy, VlioN 299.
a Péguy, "Clion 304.
Péguy, wZangwillgg 299.
" Yves Vade, Pécniv et le monde moderne (Paris : Cahiers de lVAmiti& Charles Péguy, 1965), 72.
Péguy. " N o t e sur M. Descartesw 1503.
s8 Thbdore Quoniam, &a Pensée de P é m w . ( P a r i s : Bordas, 1967) 62.
" Péguy, "LgArgent Suitem 1215. Vade, Le monde moderne 14.
Vade, Le monde moderne 80.
a VadB, Le monde moderne 70.
" AalQvy, Cahiers de la Ouimaine 21.
11. fH8CBIPTIOIO TEMPOREtLB DE DIEV
Dans cette partie nous allons étudier 1' inscription
temporelle de Dieu dans "Le Mystere des Saints Innocentsm.
Dans les quinze premières pages du "Mystgre des Saints
Innocentsn Dieu, le narrateur, parle au sujet de 1 ' espérance, des trois vertus thgologales, de la nuit, et de 1 'examen de
conscience dans le contexte des mysteres de la foi catholique.
L'illumination de la figure de Jeanne d'Arc dans "Le MystBre
des Saints Innocentsw est la réponse de Peguy au positivisme.
Péguy affirme l'existence du spirituel et de l a mystique chez
nous. Nous allons brièvement examiner ces thbmes car une
analyse de ces thèmes nous aide a dechiffrer le message global
de ce grand pogte. Il n'y a pas d'ordre au sens scolaire du
mot, mais un d4veloppement organique des themes, "un
entrecroisement de motifs". Jeanne d'Arc, Pucelle d'Orléans,
reste pourtant partout une presence dynamique dans @@Le Mystere
des Saints Innocentsn.
LA PRB8BBtCB DE DIEU
Le Dieu que Peguy presente dans "Le Mystere des Saints
Innocentsn est un Dieu qui est surtout Pere. Chez Péguy
jaillissent les cris les plus touchants d'un amour filial. Cet
amour fait d6couvrir les intentions les plus délicates du
createur. Effectivement Dieu n'a pas crée l e monde dans l a
contrainte mais par l'expansion de son amour. Ce n'est pas un
potentat qui force la nature humaine à lui obeir, c'est un
amant qui l'interroge avec une irresistible suavité1. Le poste
chante son espérance en Dieu, et s ' y confie pleinement. Il ne
s ' y adapte pas de force, mais librement. L'insondable mystere
de Dieu ne l'effraie pas mais évoque la gratitude et
1 'admiration du poste dans "Le Mystere des Saints Innocents".
Puisque Dieu est le narrateur du poème nous voyons tous les
6v&nements dans une optique consciemment divinisee quoique
simple et à bien des 6gards humaine.
Je n'ai jamais rien vu dtaussi beau dans le monde. Et pourtant j'en ai vu des beautes dans le monde. Et je m'y connais. Ma creation regorge de beautés. Ma creation regorge de merveilles. 11 y en a tant qu'on ne sait pas oii les mettre. S'ai vu des millions et des millions d'astres
rouler sous mes pieds comme les sables de la mer.
J'ai vu des journées ardentes comme des flammes. Des jours d'été de juin, de juillet et dlaoQt. J1ai vu des soirs d'hiver poses comme un manteau. J'ai vu des soirs d'été calmes et doux comme une
tombée de paradis. Tout constellés d'étoiles. S'ai vu ces coteaux de la Meuse et ces eglises qui
sont mes propres maisons. E t Paris et Reims et Rouen et des cathédrales qui
sont mes propres palais et mes propres chateaux. Si beaux que je les garderai dans le ciel. J'ai vu la capitale du royaume et Rome capitale de
chrétienté. J'ai entendu chanter la messe et les triomphantes
vepres . Et j'ai vu ces plaines et ces vallonnements de
France, Qui sont plus beaux que tout. S'ai vu la profonde mer, et la foret profonde, et
le coeur profond de l'homme2
Péguy nous invite ainsi à rafl6chir sur la magnitude de la
creation de Dieu. Nous apprenons que Dieu est tout-puissant,
voit tout, s'occupe de tout, s'engage dans la vie de l'homme,
et connaxt le coeur profond de 1 'homme. Comme Péguy, Dieu aime
la France de tout son coeur. Ensuite Dieu decri t la plus belle
scene du monde: 1 'enfant qui s ' endort en faisant sa prière qui est un mélange de p3-e et de Je vous salue Marie.
Or je le dis, dit Dieu, je ne connais rien d'aussi beau dans tout le monde
Qufun petit enfant qui s'endort en faisant sa priera
Sous l'aile de son ange gardien Et qui rit aux anges en commençant de s8endormir. Et qui dBjà mele tout ça ensemble et qui n'y
comprend plus rien Et qui fourre les paroles du N o t r e Père à tort et à
travers pêle-mêle dans les paroles du Je vous salue M a n e
Pendant qu'un voile dejà descend sur ses paupières Le voile de la nuit sur son regard et sur sa voix. J'ai vu les plus grands saints, dit Dieu. Eh bien
je vous le dis. Je n'ai jamais rien vu de si &&le et par
conséquent je ne connais rien de si beau dans le monde
Que cet enfant qui s'endort en faisant sa priera (Que ce petit &tre qui s'endort de confiance) E t qui melange son Notre PSre avec son Je vous
salue Marie Rien n'est aussi beau et c'est m8me un point 00 la Sainte Vierge est de mon avis. Là-dessus. Et je peux bien dire que c f est le seul point oil
nous soyons du même avis. C a r généralement nous sommes d'un avis contraire.
Parce qu'elle est pour la miséricorde. E t moi il faut bien que je sois pour la justice3.
Le thàme de 1 enfant - nous 1 'avons déjà vu - apparast partout
dans "Le Mystere des Saints Innocentsm. Chez P6guy chaque
enfant est un ntr8sorm au pied de la lettre qui represente
@@1~espéranceW d'une nation. Au sens fi*& l'innocence
originelle est mise en relief, c'est-à-dire l'innocence avant
la chute telle qu Eve 1 a connue . Péguy chante la préservation de cette innocence, de cet émerveillement chez l'adulte. C'est
par cette voie que lfon peut connaitre Dieu, insiste-t-il.
La conception de Dieu dans L e Mystere des Saints
Innocentsn se rapproche parfois de la pensge claud6lienne.
Sous un certain angle Péguy partage avec Claudel le désir
d'amener les dmes b Dieu qui h son tour détermine leur
vocation missionnaire ou sacerdotale4.
Dans "Le Mystàre des Saints Innocentsn Peguy évoque la
grandeur de la France comme pays de préférence de Dieu. En
plus, par la voix de Dieu, Péguy chante la grandeur des
humbles, des %aintsm de la vie quotidienne. L'importance de
la charité fraternelle est ainsi souvent mise en relief.
Dans le texte même de son propos, dans le tissu ordinaire de sa vie,
Cela c'est l a fleur, dit Dieu, cette aisance, Et à cela, je reconnais le Français, La race à qui tout est simple e t commun et
ordinaire, Cette race de toute gentillesse.
Et je reconnais ici la résonance et le rang du Français
Et je salue leur ordre propre. Peuple à qui les plus grandes grandeurs Sont ordinaires. Je salue ici ta liberté, t a grâce, Ta courtoisie.
Ta gracieuseté. Ta gratitude. Ta gratuit&.
Grâce à Dieu la charitg fraternelle se transforme chez les
Français, et la belle maniare et la gentillesse y règnent.
Dans "Le MystPre des Saints Innocents" P6guy nous offre
une transposition poétique de la foi catholique. D'une voix
basse, Dieu rappelle a l'homme existentiel Son Alliance e t ses
promesses. Surtout le dialogue entre l'homme et Dieu nous
45
donne l a perspective du temporel éternel. L e souffle de Péguy
dans "Le Mystere des Saints Innocentsm nous rappelle lvesth8-
tique de la "sanctification de la view qui traverse tous les
si &cles.
t S 'ESgllg OS fr' BBPBIUbfCE
L'espérance est un thème m a j e u r dans "Le Mystàre des
Saints Innocentsm. D'après Avice, Péguy a lWintuition de la
premiere guerre mondiale; il dénonce les compromissions de la
politique de son temps. Face au monde où tout slécroule, oil
règne lWintrigue, oil toute mystique, celle de l a Rgsistance,
comme celle de l a République ou du Dreyfusisme, se corrompt en
une basse politique dbchirée entre les divers partis, Paguy
tient ferme h l a vér i tg . Le désespoir s'étale sur la scene et
dans les livres, mais l a pet i te esperance de Péguy continue a
b r i l l e r comme une flamme anxieuse à travers l16paisseur des
nuits7.
Péguy est un guide sûr dans le pglerinage d'espérance que
représente toute vie humaine réfléchie. Dans le christianisme,
tous les chemins m e n e n t l a grâce et a l'espérance à
condition toutefois de marche& Peguy va d 'abord explorer les
méandres des espérances humaines. Au cours des années qui
précèdent "Le Myst&re des Saints Innocentsm Pdguy va perdre de
vue cette espérance, et il doit lutter dans 1 @angoisse pour la
rec0nqI.Iérir- Son drame llJeanne d @Arcwm est le drame du salut,
salut de la France et salut des bmes. P6guy a la vulnérabilité
des pauvres, et la souffrance de Jeanne devant la souffrance
du monde n'est que le p e t i t bouclier de l'espérance. Péguy
propose dans son oeuvra l'exaltation de certaines vertus à
l'occasion d'év6nements qui troublent. Dans "Le Mystere des
Saints Innocentsw 1 ' image de 1 ' espgance est une image
dynamique qui baigne dans un climat d ' ardeurs printanieres bien connues: la "naissance d'esp8rancen, le nrameauw, le
"Le MystQre des Saints Innocentsn apporte un accent neuf
qui est celui de l'esp6rance. Celle-ci, étroitement liée b la
notion naissante d'ailleurs ouvre les yeux du poàte sur un
monde nouveau avec son temps et son espace propre. C ' e s t
1 ' ouverture sur 1 '&ternit6 que Péguy découvre et proclame dans
son grand poème. La grdce exige de passer par les routes de la
terre, et Dieu connaZt les hommes et comment s'y prendre avec
eux. Dans "Le Mystgre des Saints Innocentsw Péguy écrit de
beaux vers au sujet de "Cette petite espgrance qui sauterait
a la corde dans les processions~~'O. L'espérance est le
commencement de l'éternité même,
C'est par m a petite espérance seule que l'éternité sera.
Et que la Béatitude sera. Et que le Paradis sera. Et le ciel et tout. Car elle seule, comme elle seule dans les jours de
cette terre D'une vieille veille fait jaillir un lendemain
nouveau, Ainsi elle seule des residus du Jugement et des
ruines et du dObris du temps Fera jaillir une Bternite neuve1'.
LfespBrance est grâce divine superposge par la nature, et
cette grdce est elle-même espérance de Dieu sur la créature.
Pogte de l'espBrance, Péguy offre ainsi une image
parfaite du poete chrétien. L'inspiration poétique qu'il
reçoit de Dieu il la redonne à Dieu; celle-ci est un reflet de
la splendeur à laquelle il aspire. Dans %e Mystgre des Saints
Innocentsw Péguy exprime une immense charité soutenue par une
adhésion de l'amer de l'esprit et du coeur b l'ordre
surnaturel chrgtien. Sa poesie est, jusque dans ses plus
secrets prolongements, oraison profonde et pure, offrande et
supplicatiod2. Cette poesie majestueuse de 1 ' espérance est une poesie de grande humilite, et Peguy est digne de servir
d'introducteur dans le florilege de la poésie française.
LES TROIS VKRTUS THEOtOOAIiES
Dans "Le Mystere des Saints Innocentsn Péguy restitue les
trois vertus theologales à leur frafcheur originale.
Admirateur de l'époque medi&vale, Peguy prgsente ces trois
vertus sous une forme allbgorique. La voix de ~ieu, le
narrateur, ouvre "Le Mystère des Saints Innocentsn. Ensuite
nous avons une étude des trois vertus théologales mises en
parallèle,
La Foi est une épouse fidele. La Charité est une mère ardente, Mais l'espérance est une toute petite fille13.
Les trois vertus thgologales procedent de Dieu, et le lien
entre les trois vertus thBologales et Dieu est tres étroit. La
foi, la charité, et 1 'esperance sont un reflet de Dieu dans le
monde, un reflet de Dieu dans chacun de nous.
La Foi est une Bpouse fidàle.
48
D 'un ton familier Péguy présente cette belle alliance de mots.
Le thbe de l'amour est présenté ici, mais c'est un amour
éternel. La foi est un don de Dieu. Elle traverse tous les
siecles. L'amour d'une epouse, aussi bien que l'amour du
prochain, est toujours liQ a la f idélite. Sur le plan
théologique c'est le sens pur de l'amour. Pour que nous
puissions comprendre cette doctrine de la foi catholique,
Pgguy présente les trois vertus théologales comme une
'mfamillen de vertus.
La Charité est une mère ardente.
Une %ère ardenten est chaleureuse et s 'occupe de ses enfants.
La Vierge Marie, mare spirituelle de nous tous, ne cesse de
solliciter le Sauveur de notre part. Une "rn&re ardentew sait
inspirer confiance. Combien de fois la vie nous mène-t-elle à
des voies bouchées, et chaque fois elle vient nous insuffler
du courage pour repartir1'. Cette foi-lh ne se distingue pas
de l'esp4rance. Chaque vertu a sa propre mission, mais elles
travaillent ensemble pour le royaume de Dieu. Chez PQguy une
%&re ardentew représente la charité pure qui rayonne du coeur
de Dieu.
Mais l'esperance est une toute petite fille.
Dans "Le Mystere des Saints Innocentsn PBguy s ' amuse avec ses
descriptions de cette p e t i t e fille nespQrance*, et Dieu étonne
par sa spontanQité. L'esperance est patiente, et elle n'a pas
besoin de reussir pour persévérer. L'enfant Jésus ne h Noël
est l'esperance de la Rédemption. Chaque enfant est une
49
bénediction de Dieu, et a son propre r8le dans le plan du
salut. Comme tous les enfants, la petite espérance va vers le
beau, le joyeux, 1 rn heureux, vers Dieu. L rn espérance couronne la
religion, puisqu8elle assure le lien avec l'avenir.
L@opthisme vrai consiste à croire que Dieu peut faire sortir
le bien des mauvaises circonstances pourvu que nous les lui
abandonnions. Péguy, père de famille, remet ses propres
enfants entre les mains de la Sainte Vierge lors de son
pèlerinage à chartresu. A ce moment-là Pierre, son fils, qui
a une maladie grave, est guéri. Notre siècle est souvent
marque par le dbespoir, parce que nous avons souvent négligé
les sources de la grâce. Dans "Le Mystère des Saints
Innocentst@ PBguy nous rappelle souvent les canalisations de la
grâce.
Le peuple d i t que tous les chemins menent à Rome. Péguy
nous suggere que tous les chemins mènent à Chartres. La petite
espérance nous indique que tous les chemins mènent b Dieu b
condition de marcher avec lui. Dans "Le MystPre des Saints
Innocentsn P6guy nous donne le message que la vie terrestre
peut masquer la vie éternelle et que les espérances terrestres
peuvent aussi, et paradoxalement, nous detourner des
esp6rances Bternelles. Pendant quinze annies, Peguy s'efforce
de diriger seul son exf stence. Puis, apres son retour B la foi
Pdguy remet tous ses soucis entre les mains de la Sainte
Vierge, et il retrouve l'esperance et la paix parce qu' il
repose en Dieu. A travers la description des trois vertus
theologales dans "Le Mystère des Saints Innocentsw Pgguy nous
offre une armature spirituelle contre l'acceptation de la
misère et contre la sclerose d'une charité.
Par la grâce de Dieu les trois vertus théologales se
transforment.
La Foi est une église, c'est une cathedrale enracinée au sol de France.
La Charite est un hepital, un h6tel-Dieu qui ramasse toutes les misères du monde.
Mais sans espérance, tout ça ne serait qu'un cimetiére16.
La foi devient une Bglise, une cath8drale; la charite devient
un hôpital. Sur le plan bergsonien, dans la profusion du
spontané, de 1 ' indéterminé, fruits d ' une liberté qui introduit la durée dans notre univers interieur, se précise au-delh des
apparences la rOalit6 d'une jeunesse éternelle1'. On 1 'appelle
La raison, c'est l'esprit de l'homme; la foi, c'est la
raison de Dieu. Si la foi vient de Dieu, comme l a raison, elle
est bonne, et par conséquent il faut 1 'accepter, et non la
combattre. Ce qui doit dominer les sens et la raison de
l'homme, c'est la foi: esprit, lumigre et raison de ~ieu''. La
charité console dans les afflictions, soulage dans les
souffrances, soutient dans la faiblesse, enrichit dans la
pauvreté. Si on la fait mourir, son dernier souffle est tout
chargé de miskicorde, de pardon et dkuno~r'~. L'homme donne
à Dieu tous les noms qui répondent a ses plus cheres
affections. Il le nomme son espérance, sa joie, son repos, ses
délices, son soutien. Il doit mettre en Dieu toutes ses
pensges, tout son coeur et toute sa vie. Avec la charité, rien
ne peut nuire; sans elle rien n'est v6ritablement utile. Elle
corrige et adoucit les maux de la vie, elle brave la mort et
rejouit le tombeau même en y faisant veiller lwesp8rance. 0il
se trouve la charité, là se trouve tout ce qui fait le charme
et la beauté de la vie2'.
L'espérance éclaire de sa flamme naissante les
consciences vivantes, Elle est une perpétuelle repense a
l'inerte, à la matiare, à la mort, et Péguy l'aperçoit
s'avançant entre la foi et la charité, victorieuse de tous les
obstacles, emportant avec elle la C r e a t i o n vers l a lumi&rezl.
C'est d'une maniare unique que P B g u y nous presente le
thème de la nuit dans "Le Mystàre des Saints Innocentsft. Tout
se conçoit et staccomplit selon la perspective de Dieu,
narrateur du nMystère des Saints Innocentsw. Chaque nuit
rappelle Dieu la mort de son fils, rédempteur du monde.
O jour, 8 soir, 6 nuit de l*ensevelissement. Tomb6e de cette nuit que je ne reverrai jamais. O nuit si douce au coeur par ce que tu accomplis. Et tu calmes comme un baumen.
La nuit est comme un "baumen aux blessures du coeur de D i e u .
La m a g n i t u d e de l a "mission accomplien par son fils apaise
D i e u . Ensuite Péguy brosse un tableau de la scène de la
crucifixion du Christ.
Nuit je te vois encore. Trois grands gibets montaient. Et mon fils au milieu.
U n e colline, une valMe. Ils etaient partis de cette ville que j'avais donnee a mon peuple. Ils étaient montés.
Des femmes qui pleuraient tout debout. Et cette tete penchée qui retombait sur le haut de la poitrine.
E t cette pauvre barbe sale, toute souillée de poussière et de sang,
Cette barbe rousse à deux pointes. Et ces cheveux souillés, en quel désordre, que
j 'eusse tant baisés, Ces beaux cheveux roux, encore tout ensanglantls de
la couronne de6pines. Tout souill&s, tout collés de caillots. Tout était
accompli. 11 en avait trop supporta. Cette tete qui penchait, que j 'eusse appuyee sur
mon sein. Cette 6paule que jfeusse appuyee a mon epaule. Et ce coeur ne battait plus, qui avait tant battu
d'amour. Trois ou patres femmes qui pleuraient tout debout.
Des hommes je ne me rappelle pas, je crois qu' il n'y en avait plus.
Ils avaient peut-Btre trouve que ça montait trop. Tout était fini. Tout était consommé. C'était fini .
Et les soldats s'en retournaient, et dans leurs épaules rondes ils emportaient la force romainen .
Sur le plan biblique, cette scène provoque quelques
teflexions paralleles: le Christ isole dans la priere à
Gethsémanie à la veille de la crucifixion, la trahison de
Judas, et le reniement de Saint Pierre. Seulement, quelques
femmes fideles ont le courage de rester tout près de lui;
elles pleurent.
Dans cette scéne du Wystère des Saints Innocents1* Péguy
nous rappelle le cbté charnel du Christ. Lgisolement, la
trahison, le reniement ne sont pas d'ailleurs des conditions
Gtranggres B l'homme existentiel du vingtième siècle. Péguy y
est m&me tres sensible. En plus, Pierre qui renie Jésus trois
fois devient le premier pape de lgEglise catholique. Mais, h
travers ce passage, Péguy nous suggke aussi que même Dieu,
auteur de toute vie, vit en éternelle espérance pour ses
enfants . Après la chute 6dgnique Dieu envoie son fils au monde
pour le rachat et le salut des âmes. L'acte de désobéissance
par Adam et Eve représente aux yeux de Péguy un déséquilibre
dans le monde. L'acte de la parfaite obéissance par le fils a
la volonté de Dieu ach&ve le rachat des -es. L'acte de la
redemption accomplit cette grande offrande à ~ i e u par son
fils, divin et charnel. Par 1' incarnation du Christ, sa
naissance, et sa redemption nous voyons l'insertion de
l'éternel dans le temporel. Par l'instrument d'une mère
charnelle, Marie, Dieu s'insère dans le monde. Tendrement Dieu
rappelle son fils.
E t ces cheveux souill&s, en quel desordre, que j ' eusse tant baisés,
Ces beaux cheveux roux, encore tout ensanglantés de la couronne citépinesa.
Dans cette s c h e de la crucifixion la %ouronne d'bpines"
nous rappelle les peches de l'ordre intellectuel. Sur le plan
biblique le serpent, qui est tres rus& nous suggPre un
raisonnement humain pour nos actions qui est loin de l a
charité et de la noblesse du coeur.
Comme la redemption par le Christ est un sacrifice
mystique, la souffrance des fidèles se transforme d'une
manière transcendante en offrande au P è r e . L ' homme à force
d'habitude continue h pécher sans rQfléchir. La souffrance
imposée aux autres par cette ingratitude face aux dons de Dieu
devient offrande suprême de l'homme f idale à Dieu. Par la
grace de Dieu la vertu héroïque se transforme et un certain
&quilibre est rétabli dans le monde. La promesse de Dieu n 'est
pas celle d'un bonheur terrestre mais celle du bonheur
éternel. Cependant dans les situations semblables Dieu nous
accorde "de petits bonheursw, des consolations spirituelles
comme le "baumen de la nuit,
D a n s %e Mystère des Saints Innocents", ~ieu, premier
psychologue, nous invite à faire notre examen de conscience
chaque soir, car il ne faut pas "transporter dans le temple
les boues et le souvenir des boues du chemin".
Faites votre examen de conscience, mais que ce soit de vous essuyer les pieds.
Et nullement au contraire que ce ne soit pas De transporter dans le temple les boues et le
souvenir des boues du chemin Et que ce ne soit pas de faire traîner sur le seuil
auguste de ma nuit Les traces, les marques des boues De vos sales chemins de la journée. Débarbouillez-vous le soir. C ' est ça, faire votre
examen de conscience. On ne se débarbouille pas tout le tempss.
Le Dieu de Peguy nous demande nQn peu dvabandonnementn , Ilun peu de confiancew. 11 faut le remercier pour sa grace, puis
demander sa miséricorde pour nos péchés. Ensuite on n ' en parle plus. Effectivement Péguy parle ici au sujet de 1 examen de
conscience en prgparation pour le sacrement de la pgnitence.
La confession des pechés nous libère, croit-il, et facilite
notre réconciliation avec les autres. Par l'aveu, l'homme
regarde en face les péchés dont il se rend coupable. Il en
assume la responsabilite et par 18, il s'ouvre de nouveau à
55
Dieu et h la communion de l9Eglise afin de rendre possible un
nouvel avenir. C'est pour r9wiir tous ses enfants que le péché
disperse et &gare que le Pere veut convoquer toute l'humanité
dans llEglise de son fils. LgEglise est ce navire qui %avigue
bien en ce monde au souffle du Saint-Esprit sous la pleine
voile de la Croix du ~eigne**.
Le péché daEve est un péché d'orgueil. Le serpent la
séduit en lui disant qu'elle sera comme Dieu- Etant données
les compromissions du vingtième siecle dans tous les domaines
à cause de l'orgueil qui ainsi parfois prolif&re, on ne
s'&tonne pas que Pgguy parle au sujet de l'ingratitude de
l'homme dans "Le Mystère des Saints Innocents".
Le thème de l 'enfant nous l'avons vu b plusieurs reprises
dans ce pohe . si on dévalue la vie d'un enfant, un grand
désordre entre dans le monde. L'habitude, le durcissement,
l'usure de ce qui est neuf, plein de possibilités creent un
désordre moral. Le monde en souffre et il en résulte des
crises économiques et politiques parce qu'on a violé certains
principes chers h Péguy et qu'il cherche h privilégier dans
"Le Mystère des Saints Innocentsn. Souvenons-nous de la
perspective de Dieu. Dieu ne peut donner sa bénédiction à un
pays qui refuse ses commandements ou choisit d'y obeir au
hasard ou selon les circonstances dans lesquelles il se
trouve. Dans *Le MystPre des Saints Innocentsw Péguy nous
rappelle que l'home depend ainsi directement du Createur. Il
est soumis aux lois de la création et aux normes morales qui
56
règlent l'usage de la libertem. Dieu travaille toujours avec
l'homme charnel, mais il lui laisse la liberté de choisir le
bien ou le mal. Dans "Le Mystère des Saints Innocentsw Péguy
rappelle aux nenfants prodiguesn de la France et du monde les
valeurs spirituelles qui peuvent les orienter vers l'innocence
et fa sainteté, relatives, humaines, mais sûres et simples.
mmnm D'aRC
Jeanne d'Arc est un des grands signes et parmi les plus
beaux symboles de 1 'oeuvre de Charles Péguy. D 'après Hanotaux,
la figure de Jeanne, debout aux confins de deux âges,
s ' illumine d 'un double reflet, baignQe aux dernieres lueurs du
Moyen Age qui tombent, dorée des premiers rayons de la
Renaissance qui se lèvent. Sa vie est une supreme chanson de
gesteP. Désireuse de savoir et de comprendre cette admirable
Française et son influence sur Péguy dans nLe Mystère des
Saints Innocents* j e m e lance dans une breve étude de sa vie
car il faut déterminer les circonstances oil elle s'est
produite. Remarquons des le dObut l'engagement de Dieu dans
les événements historiques, et 1 ' inspiration divine qui, ainsi, guide Jeanne d'Arc.
C'est la f o i , le patriotisme, et l9 ideal chevaleresque
qui poussent le peuple français en détresse invoquer la
liberatrice, Jeanne d'Arc, qui synthétise en sa personne les
deux types que le Moyen Age a le plus admires: la vierge
immaculée et le chevalier sans peur et sans reproche.
Emprisonnee, torturee, Jeanne d a Arc est martyre pour la véritg
57
de Dieu. L e parfum de sa sainteté est un peu partout dans "Le
Mystère des Saints Innocentsu car elle est pour Péguy un
modele accompli, non seulement d'héroïsme mais de perfection
chrétienne . Jeanne d'Arc est née b Domrhy, le 6 janvier 1412, en la
solennite de ltEpiphanie: étoile qui resplendit d'un si pur
éclat au ciel de l'histoire nationale de France. Voici
l'enfant qui est destinée à sauver la FranceB.
Jeanne se distingue des jeunes filles de son age par sa
dévotion ardente. Le tintement de la cloche l'émeut
profondément. Quand elle est aux champs et qu'elle l'entend,
elle s'agenouille et prie. Les témoins de son enfance
remarquent qu'elle se confesse fréquemment. Un prêtre, H e n r i
Arnolin, rapporte qu'elle prie dans lt&glise avec une grande
ferveur. " E l l e était quelquefois prosternée la face contre
terre devant le crucifix; d'autre fois les mains jo intes et
immobiles, elle tenait le visage et les yeux fixes sur la
Croix ou sur la Bienheureuse viergeM." Ajoutons qu'elle aime
les mortifications , le jeûne. Elle accueille charitablement les pauvres, leur fait l8aum8ne dans la mesure de ses moyens.
Cette dévotion précoce, cette tendance à la mystique est
chez Jeanne d'Arc le premier indice d'une future vocation
exceptionnelle. Nous remarquons des dispositions semblables
chez Sainte Catherine de Sienne, aussi bien que dans 1 'enfance
spirituelle de Sainte !Chér&se de Lisieux. Les âmes
prgdestinges manif estent souvent leurs premiers élans vers la
58
vie héroSque par une piété ardente, par lf imitation des vertus
qumelles admirent dans la vie des saints et des martyrs.
Jeanne nmest pas une enfant prodige; elle est une enfant
consciencieuse, bonne et fervente. Surtout elle se plait b
filer avec sa mère. Elle mene une existence laborieuse,
recueillie, et méditative. Par un beau jour d'et&, dans le
jardin de son père, elle entend une voix provenant du c6t4
droit de 1 'église. En même temps elle perçoit une lumigre plus
intense de ce même ceté même si c'est l'heure de midi.
Les jours suivants la voix lui parle de nouveau; elle se
familiarise et reconnaft Saint Michel. 1 ' Archange glorieux, qui est accompagne dfune escorte d'anges. Dans la Lécrende
dorée on le represente en chevalier, la main gauche posee sur
un bouclier, la main droite tenant un 6tendard. Les rois de
France vouent un culte tout particulier à Saint Michel. De
tous les points du royaume on vient en pèlerinage à son
sanctuaire au c8lSbre Mont Saint Michel. Ce saint archange, à
qui les Valois et le peuple commettent le soin de sauver la
France, est envoye par Dieu h la Pucelle pour lui manifester
sa vocation.
Des les premières apparitions Saint Michel en effet
entreprend d'instruire Jeanne. D'abord et avant tout il lui
recommande d'être vertueuse, de fréquenter l'église. Ensuite
il lui declare qu' elle est la vierge prédestin8e à marcher au
secours du dauphin, et il lui dévoile comme en un immense
tableau la grande piti6 du royaume de France. Remarquons-le,
59
il y a progrès dans les visions de Jeanne d'Arc. Elle entend
d'abord une voix, perçoit une grande lumi&re, mais elle se
trouble et ne distingue pas tr&s bien qui lui parle. A la
troisihe apparition seulement elle reconnaît Saint Michel.
Elle doit accoutumer son intelligence i3 la lumigre
surnaturelle. Une sorte de faculté, de sens nouveau se
développe en elle3'.
Quand Saint Michel revele h Jeanne les points essentiels
de sa mission, il l'avertit qu'il va lui apparaître moins
fréquemment et que Sainte Catherine et Sainte Marguerite vont
le remplacer. Il convient qu'une mission aussi importante que
celle de sauver la France soit intimée à une vierge par un
archange, messager de Dieu, mais la formation de cette vierge
peut étre confiée a des saints.
Le Moyen Age vénère infiniment la virginité, mais il
apprécie aussi beaucoup l'esprit speculatif, le talent de la
dialectique. Les protectrices de Jeanne d'Arc lui conviennent
donc d'une manière tout providentielle: Sainte Catherine la
vierge-docteur doit lui suggérer des réponses sages et
prudentes, Sainte Marguerite la vierge-martyre doit lui
inspirer l a constance dans 1'Qpreuve du feu. Dans ces visions
elles portent sur la tete des couronnes splendides et
extrhement précieuses. Dans son procès Jeanne témoigne
qu'elle n'entend pas seulement parler les saintes, elle les
voit distinctement, perçoit leur parfum, et elle les embrasse.
Jeanne mène une existence en partie double, tantet travaillant
60
avec sa mère au foyer domestique, tant8t transportée dans un
monde supérieur et conversant dans la solitude avec l'ange et
les saintes. Dans ces entretiens celestes Sainte Marguerite et
Sainte ~atherine la conseillent, la r&primandent, et la
dirigentn. Dans "Le Mystsre des Saints Innocents" le monde
invisible et le monde visible s ' interpgnètrent avec une grande délicatesse.
Enfin Jeanne d'Arc voit Charles VII. Elle lui dit qu'elle
s 'appelle Jeanne la Pucelle, qu'elle est envoyee par le Roi du
ciel pour delivrer Orleans, faire couronner le Roi a Reims, et
chasser les Anglais du royaume. Elle entre dans la ville
d'Orléans oii elle est reçue avec une joie et un enthousiasme
indicible par toute la population, le vendredi soir 29 avril
1429. Le changement soudain du vent et l'inaction presque
incompréhensible des Anglais pendant ces faits de guerre,
sont considérés comme miraculeux et dus h l'intervention
céleste. La foi dans la mission de Jeanne d'Arc se répandit
jusqulaux confins du royaume. Le sentiment national, hesitant
jusque-la, se manifeste avec une vivacité extreme. La France
se sent renaxtre.
La siege d1(lr16ans est le suprhe effort tenté par les
ennemis au X V siècle, pour mettre un terme à la résistance
française. Cette tentative doit en grande partie décider de la
mort ou de la vie du royaume de France. La défense d'Orléans
signifie la defanse de l'esprit latin, la defense du
catholicisme. La mission de Jeanne d'Arc, en Btant proprement
61
française, est par là même catholique et universelle. La
défense d'Orléans par la Pucelle est une des grandes dates de
l'histoire. Jeanne sauve la France b la fois de la domination
anglaise et des ambitions bourguignonnes. Les Orleanais la
reçoivent avec une spontanéité enthousiaste et généreuse comme
leur heroïne. C'est pourquoi des ce jour et aussi à cause des
miracles qu'elle va y operu, la Pucelle de Rance doit encore
s'appeler la Pucelle d'Orléans-
Peguy s @ inspire constamment de Jeanne d ' Arc,
restauratrice de l'autorité, restauratrice de l'action
individuelle et de la liberté, puissante ouvriere de
ltégalit6. En tant que symbole dans "Le Mystere des Saints
Innocentsn Jeanne dfArc repreaente le pays de France dans sa
phase particuliere et dans son sens universel. Péguy admire
Jeanne d'Arc car elle corrige le désordre du royaume, le
désordre du si8cle. Impossible pour lui de trouver un symbole
et une incarnation mieux adaptgs a w besoins, aux intentions
de son grand poème.
l Paul Claudel, Je Crois en Dieu (prés. par Agnes Du Sarment) (Paris: Gallimard, 1961) 2 7 .
peglly, "Saints Innocents" 790.
~ é g u y , "Saints Innocentsff 791.
An&& Blanc, Claudel: Un structuralisme chretien (Paris: Tequis, 1982) 67.
5 Péguy, "Saints Innocentsn 738.
Robert Avice, p6cniv oelerin d'es~erance (Paris: Edit ions Beyaert, 1947) 8, 9 .
Avice, PUerin 10-11 .
Robert Vigneault, L ' U n i v e r s feminin dans 1 'oeuvre de Charles P é w ( P a r i s : Bellarmin, 1967) 200.
'O Péguy, "Saints Innocents" 73 8.
'l Péguy, "Saints Innocentsn 746.
'* Jean Roussel, Mesure de Pesuy (Paris: Corraa, 1947) 128.
l3 Pbguy, "Saints Innocentsw 677.
l4 Avice, Pelerin 8.
" Avice, Esraérance 120.
" P@uy, "Saints 1 nnocentsfifi 678.
" Jean Roussel, Mesure de Pécruv ( P a r i s : Correa, 1946) 126.
la G. Darboy, C ' Imitation de Jesus-Christ: Traduction nouvelle avec r é f l e x i o n s (Paris: Laplace, Sanch~z et c 1923) 450-451.
l9 Darboy, Imitation 297.
Darboy, Imitation 207.
21 Roussel, Besure de P B c n i v 126.
" ~éguy, "Saints X ~ o c e n t s " 6 8 2 .
a Peguy, "Saints InnocentsN 682.
2~ Pgguy , "Saints Innocentsm 69 0 .
Catkhbme de 1' Ealise Catholiaue, (Ottawa: CECC, 1993) 186 S845.
Gabriel Hanotaux, Jeanne d'Arc. La Pucelle d 'Orleans (Paris: Plon 1938) 9 .
r, Touchet, V i e de Sainte Jeanne duArc (Paris: P. Lemielleux 1920) 4 .
30 L.H. P e t i t o t , Sainte Je w e d'Arc (Paris: Gabriel Beauchesne, 1921) 67.
'' Petitot , Sainte Jeanne daArc 74.
Pet i tot , Sainte Jeanne d'Arc 75.
CEAPXTRB III. A P P R O P O B D I S S ~ DES IMAGES
s x c m L O U I S / J O I ~ L L L ; LE THISME DE L~~HITIE
Dans "Le Mystere des Saints Innocents* il y a un long
passage qui se rattache 8 Saint Louis. Nous allons l'examiner,
car par sa longueur PBguy souligne l'importance de deux
personnages: Saint Louis et Soinville. En approfondissant
wl%nagen de Saint Louis nous allons voir que "1' imagew de
Joinville s'y juxtapose. En m b e temps Peguy développe le
thème de 1 amitié. Nous allons voir dans ce passage que l'art
de Péguy est à la fois flagrant, vigoureux et subtil.
Tout d'abord, qui est Saint Louis? Qui est Joinville?
Pourquoi Péguy s ' intiresse-t-il a leurs portraits dans "Le
Mystgre des Saints InnocentsN? En tant que lecteurs de ce
poème est-ce qu'il y a un message pour nous?
Abordons la premiere question. Qui est Saint Louis? Dans
"Le Mystère des Saints Innocentsm, PQguy consacre un long
passage à Saint Louis car il est h la fois roi et saint. Saint
Louis est roi de France (1226-1270), et il mène une v ie de
saint dans la tradition Bdifiante de la "Légende doréew. Sur
le plan politique, Saint Louis est l'un des plus grands
souverains de la dynastie capétienne. Convaincu de la
prééminence absolue de llautorité royale, réputé de son vivant
pour sa sainteté, il se montre conscient de sa souveraineté.
Avant tout il considère le bien du royaume et impose a tous
son ideal de justice, de paix et d'ordre chrétien. De la
chrétienté tout entière on fait appel b ses arbitrages.
65
Sur le plan artistique, plusieurs manuscrits enluminés et
miniatures du X W representent le roi. Les scànes de la vie
de Saint Louis sont figurées sur les vitraux de la Sainte
Chapelle de Paris, et plus tard sur ceux de la sainte chapelle
de Champigny-sur-Veude au XVC siécle. La peinture d'histoire
depuis le X V I I e S I intéresse ai 1 @ illustration de son règne.
Citons-en quelques exemples: le Saint Louis à Taillebourg de
Delacroix (chateau de Versailles) et la statue de N. Coustou
h la façade du d8me des Invalides. Enfin rappelons que
plusieurs rois de France se font représenter sous l'apparence
de Saint Louis, ainsi Charles V I 1 ("Retable du parlementn de
Paris, Louvre), Louis X I I 1 et Louis XIV (Musge de Poitiers) '. Effectivement, Saint Louis donne la plus belle image du roi de
France au Moyen Age.
Dans "Le Mystère des Saints innocent^^^ Péguy ne nous
présente ni une figure de vitrail, ni un tableau idéaliste
mais un saint qui s'engage dans le monde. D l j à au début du
vingtième siScle, Pdguy pr&voit que les ~rançais sont en train
de perdre certaines valeurs spirituelles. Bien que 1' histoire
de Saint Louis soit tr&s repandue en France, son message se
fane. A travers l'image de Saint Louis que Péguy offre dans
*Le Mystere des Saints Innocentsw, nous avons la plus parfaite
image de ce roi et saint. Voici un passage explicite a cet
égard :
Comme j lai cree lehomme à mon image et à ma ressemblance,
Ainsi j'ai créé la liberte de l'homme B l'image et 8 la ressemblance
De ma propre, de mon originelle liberté. Aussi quand Saint Louis tombe B genoux
Sur les dalles de la Sainte Chapelle, sur les dalles de Notre-Dame
C 'est un homme qui tombe Zi genoux, ce n u est pas une chiffe, ce n'est pas une loque
Un tremblant esclave d'Orient C'est un homme et c'est un Français et quand Saint
Louis m'aime C ' est un home qui m'aime et quand Saint Louis se
donne C'est un homme qui se donne. Et quand Saint Louis
me donne son coeur Il me donne un coeur d'homme et un coeur de
~ r a n ç a i s ~ .
Tout chez Saint Louis est noble et digne quand il adresse sa
priere à Dieu. Il est roi, baron de llIle-de-France.
Surtout il est un homme libre qui se donne à Dieu. A
plusieurs reprises dans "Le Mystgre des Saints innocent^^^
l'image de "l'homme libre' s'oppose a "un tremblant esclave
d'Orientn. Dieu nous parle en faveur d'un amour librement
donné, tel que Saint Louis nous le montre. Une certaine
liberté de parole y est comprise.
Au debut de ce passage Péguy nous présente une verite,
pierre angulaire de 1 ' E g l i s e catholique, telle qui il 1 ' apprend dans son catéchisme à Saint-Aignan: "Comme j'ai crée l'homme
à mon image et a ma ressemblancew. A partir de cette vérité,
Peguy nous suggsre la r6verence et le respect qui doivent être
accordés a chaque personne parce qu'elle est créée à son image
et sa ressemblance. Ensuite Dieu, le narrateur, insiste sur
la grande liberte qu'il donne à chaque homme. Aucune confusion
ici. On peut tomber dans des pilges d'orgueil et d'avarice ou
bien on peut opter pour et répondre à la grdce de Dieu. Saint
Louis en tant que roi et saint represente une parfaite
imitation du Christ parce qu'il rQpond à la grâce de Dieu dans
chaque circonstance,
Dieu, le narrateur du *Mystère des Saints Innocentsw,
parle une langue tout B fait familiere en disant que Saint
Louis n'est ni une %hif fen ni une Nloquew. Dieu represente un
certain Bquilibre pour nous, celui du bon sens. On voit ici
que m h e les humbles peuvent comprendre le message de Dieu h
travers de grandes vérités qu'il nous révèle avec l'aide de
l'Esprit Saint. Péguy mentionne assez souvent les lieux saints
oh Saint Louis et les fideles prient depuis des siècles. Les
noms de ces lieux: Sainte Chapelle, Notre-Dame, Reims donnent
l'impression d'un témoignage vgridique chez P & p y . Souvenons-
nous que Saint Louis est couronné dans la cathédrale de Reims
A plusieurs reprises dans "Le Mystere des Saints
Innocentsw Saint Louis est présenté en tant que suppliant. Son
amour inconditionnel de Dieu est un miroir de l'amour que Dieu
a pour nous,
Quand Saint Louis m'aime, dit Dieu, Je sais qu'il m'aime. Au moins je sais qu'il m'aime, celui-là, parce que
c'est un baron français. Par eux nous avons connu
DmBtre aimés par des hommes libres. Tous les prosternements du monde
Ne valent pas le bel agenouillement droit d'un homme libre. Toutes les soumissions, tous les accablements du monde
Ne valent pas une belle priere, bien droite agenouillee, de ces hommes libres-18. Toutes les soumissions du monde
Ne valent pas le point d'élancement Le bel élancement droit d'une seule invocation D'un libre amour'.
Puisque la guerre est imminente, Peguy rappelle aux Français
leur heritage et le r81e du suppliant. Dans son oeuvre de
prose qui s'intitule " L e s Suppliants ParallQlesm Péguy nous
donne des Qclaircissements au sujet d @ un suppliant:
Dans la supplication antique, c'est le suppliant qui est le toi de la supplication. Qu'on recoure aux textes, Qugon rappelle ce ton, ces expressions, ce ton vraiment souverain, Ils sont tous des ambassadeurs. Et les ambassadeurs d'un grand roi5.
Si on veut invoquer l 'aide de Dieu, une certaine puret6 morale
et humilit6 sont necessaires de la part du suppliant. Voilà
pourquoi on dit que PBguy a parfois un ton d'oraison dans @@Le
Mystère des Saints InnocentsN. Saint Louis en tant que
suppliant est "ambassadeur" auprès du grand roi. Chez Péguy on
trouve souvent cette liaison entre le monde charnel et le
monde spirituel, le monde temporel et le monde &erne16.
Saint ~ouis scandalise Joinville un jour. En 1251, au
cours de la premiere croisade de Louis IX, la reine qui a mis
au monde un fils, Pierre, a Jaffa, arrive à Sayette (Sidon) oil
se trouve son Bpoux. Saint Louis, averti par Joinville du
debarquement de la m&re et de l'enfant, est en prières e t
termine ses oraisons au lieu de se précipiter au devant de
argue rite. Une tentative d'explication s'impose pour
comprendre cette attitude d'ailleurs peu conforme avec
l'allure habituelle des relations du roi avec les siens. Ce
fait seul ne signifie pas une mésentente entre eux. Apres la
campagne dtEgypte, Saint Louis se transforme et se considere
de plus en plus comme etre vivant pour Dieu, responsable
devant lui de llEtat et de son peuple chretien. Dans sa
volonté d'accéder à la sainteté, cet dpisode semble devoir
être pris comme le témoignage, non de 1 ' indif ference, mais d'une mortification7. Nous voyons que l'échelle des valeurs de
Saint Louis est: Dieu, patrie et famille. D'ailleurs, Péguy
nous aide à voir comment Saint Louis, roi du Moyen A i p ,
prépare la France pour 1'Age Classique. Labal précise cette
idée de Saint Louis.
Le vrai Saint Louis se cache, en fait, derrigre toutes ces images dVEpinal ou ces outrances politiques. ~ouis IX fut a la fois autoritaire et juste, intrgpide et prudent, intransigeant sur les principes et conciliant dans l'application. Avec lui, une tradition s i instaure: le roi de France ne reconnast d'autre borne h son action au nom du commun profit que sa conscience et le mandat qu'il a reçu de Dieu. En d'autres circonstances, la monarchie absolue devait sortir de là8.
L1amour de Saint Louis pour Dieu se rattache toujours au
mot "libertGW. Dans ce passage du "Mystere des Saints
Innocentsw, Dieu nous demande un amour vrai et authentique.
Pareillement, Péguy precise ses images de Saint Louis et de
Joinville, son ami et compagnon. Indirectement le theme de
ltamiti6 est presenté ici.
Or je suis leur psre, dit Dieu, et je connais la condition de 1 ' homme,
C'est moi qui l'ai faite. Je ne leur en demande pas trop. Je ne demande que
leur coeur. Quand j'ai le coeur, je trouve que c'est bien. Je ne suis pas difficile.
Toutes les soumissions d'esclaves du monde ne valent pas un beau regard d'homme libre.
Ou plutet toutes les soumissions d'esclaves du monde me repugnent et je donnerais tout
Pour un beau regard d'homme libre, Pour une belle obéissance et tendresse et dévotion
d'homme libre, Pour un regard de Saint Louis, Et même pour un regard de Joinville, Car Joinville est moins saint mais il n'est pas
moins libre,
(Et il n'est pas moins clmetien).
Et il n'est pas moins gratuit9.
De nouveau dans ces vers nous voyons l'opposition entre
' esclavew et "1 homme libren. '*La libertéw s ' articule autour de l'amour de Dieu qui rayonne de tendresse et de douceur.
L'amitié n'est qu'un aspect de l'amour de Dieu. Dans IlLe
Mystere des Saints Innocents" ~ i e u nous parle tout simplement
comme s'il parle à ses amis. L'amitié lie Saint Louis et
Joinville. Enfin nous comprenons la bienveillance du dessein
de Dieu,
Dans nLe Mystere des Saints Innocentsw 1' image donnée de
Joinville est significative. Abordons la dewisme question
maintenant. Qui est Joinville?
Jean, sire de Joinville en Champagne, assiste à la V I I e
croisade, en Egypte (1248-1254), oii le roi Louis IX l'attache
h sa personne. Dès lors, Joinville est intime du saint roi. Il
ne le suit pas a la V I I I a croisade, oii Louis IX meurt devant
Tunis (1270). Joinville, de haute noblesse champenoise, est
la fois confident, conseiller et admirateur de Saint Louis, et
71
sans doute aussi son meilleur ami. A la demande de la reine
Jeanne, femme de Phillipe le Bel, Joinville dicte une Histoire
de Saint Louis, achevée en 1309 et dédiée B Louis le Hutin (le
futur Louis X), arrisre-petit-fils de Saint ~ouis'O. Ce qui
est frappant chez Joinville, c'est qu'il decrit des faits en
tant que témoin oculaire,
Dans "Le Mystère des Saints Innocentsn nous avons plutôt
un portrait moral de Saint Louis bas& sur le témoignage de
Joinville dans son Histoire de Saint Louis. Souvenons-nous que
le témoignage de Joinville a sans doute ette décisif dans les
délibérations qui ont precédé la canonisation de Louis IX".
D'autre part le r8le de témoin conduit inévitablement a un
retour sur soi. Pieux vieillard, Joinville rgvèle son attitude
profond6ment chrgtie~e il travers la longue deposition au
sujet de la vie du roi.
L'oeuvre de Joinvf lle qui s' intitule Histoire de Saint
Louis comprend deux parties: une vie anecdotique de Saint
Louis et une histoire de son regne, qui se ramene presque
exclusivement au récit de la croisade en E g y p t e . Dans sa vie
de Saint Louis, il y a deux histoires assez connues auxquelles
je vais faire reiérence. En approfondissant l'image de Saint
Louis nous allons voir que Peguy nous dome un portrait
authentique de saint et roi. 11 saisit l'essence du message du
taoignage de Joinville, et il nous presente celle-ci dans "Le
Mystère des Saints Innocentsn.
D'abord nous avons la scène de Saint Louis rendant la
justice sous un chêne dans le bois de vincennesl*. Il fait
&tendre un tapis pour que les gens puissent s'asseoir autour
de lui. Etant juge temporel, Saint Louis règle les affaires
des plaideurs. Le tableau que Joinville nous offre symbolise
11id8al du souverain juste et accessible à tous. Dans cette
anecdote la justice est mise en relief. D'ailleurs Saint Louis
est comme le pere spirituel de son peuple. Dans IfLe Mystère
des Saints Innocentsw la justice est reliée à l'amour et à la
liberté.
Une anecdote qui se rattache directement au "Mystère des
Saints Innocentsn est celle de la lépre et du péché mortel.
Joinville raconte que Saint Louis lui demande s'il aimerait
mieux etre lépreux ou avoir commis un péch8 mortel. Joinville
affirme qu'il ne m e n t jamais au roi et qu'il aimerait mieux
avoir fait trente p6chés mortels, que d'etre lépreuxu.
Examinons cette anecdote d'après l'image que Pdguy en crée.
Je. cmi onaues ne lui mentis, c'est parce que Joinville ne mentit jamais à Saint Louis,
M e m e au risque de lui déplaire, meme au risque de le contrarier et de lui faire une grande peine,
Que je suis sûr aussi et que je suis garanti Que Saint Louis ne me ment jamais, Que son amour, que sa sainteté ne me ment pas, Que ce nlest point un amour, une sainteté de
convention, De complaisance, imaginaire, Mais que c'est un amour, une saintete réelle, Franche, terrienne, Terreuse, une sainteté de race et de belle race, Libre, gratuite".
L1intérBt psychologique ici est la franchise et la liberté qui
existent entre de véritables amis. Par ailleurs, cette
franchise est une "garantiem de la saintete de Saint Louis. En
decrivant les principales vertus de Saint Louis dans son
oeuvre, Joinville souligne son amour de la vérite en disant:
Li sainz roys ama tant veritei que neis aus Sarrazins ne vout-il as mentir de ce que il lour avoit en convenant,,, 8' Avec grande patience Saint Louis enseigne une leçon qui
se rapporte à la vie et b la mort de l'bise. Plus précishent
il s 'adresse 24 la question de la "18prosie de 1 'âme".
car vous devez savoir aue nulle si laide lè~re n'est comme d'être en néch6 mortel. nour ce aue l'&ne mi est en ~ k h é mortel est semblable au diable: Dar auoi nulle si laide lbre ne eut être.
Et bien est vrai m e auand l'homme meurt. il est w8ri de la lame du cons: mais auand l'home aui a fait le néché mortel meurt, il ne sait nas ni n'est certain aue il a i t eu en sa vie telle te~entance m e Dieu lu5 ait ~ardonné: ~ a r - quoi srand Peur doit avoir uue cette lg~re lui dure tant comme Dieu sera en ara dis. S i vous rie, f it-il. tant comme ie mis, aue vous mettiez votre coeur b ce. DOW l'amour de Dieu et de moi, aue vous
ez mieux aue tout méchef avfnt au cor~s. de Lbre et de toute maladie. m e ce aue le ~éché mortel vZnt B 1 'âme de vous16.
Voilà! PBguy voit h travers les images qu'il nous donne
de Joinville et de Saint Louis un amour reciproque, et en
prolongeant ces images Pdguy croit voir l'amour que Dieu a
pour nous en tant que crgatures faites h son image et à sa
ressemblance. Bien que Dieu doit juge, il existe une amitie
entre nous.
A propos du thème de ltamiti4, Peguy précise ses idees
dans lloeuvre de prose qui s'intitule: "A Nos Amis, A Nos
Abonnésm, 11 nous donne bien des éclaircissements là-dessus.
L'amitie est une opération d'une fois. Tout le temporel est une opération d'une fois. Une operation non inventee, non imaginaire. Ce n'est pas là qu'on peut rien rattraper, qu'un Bclair de génie ou de la grâce paye pour toute la longueur d'une vie. Le plus grand ghie du monde ne remplace pas d'avoir eu tel berceau, telle patrie, d'être sorti de telle race terrienne. Le plus grand g h i e du monde aussi ne remplace pas d'avoir eu telle amitié, a telle date, en ce lieu, tel berceau dmamiti8. Tout home a, par sa naissance temporelle, par sa situation temporelle, par son lieu, par sa prise date, une certaine zone d8 amitie, et nulle autre, une certaine zone otî il travaille, oQ il peut travailler, oil l'évenement travaille pour ou contre lui. Une zone étroite, une sorte de coupe. Il n'est donne h l'homme de se faire une amitié, de lier l'amitié que dans une seule ghération, dans une seule promotion, dans une seule zone. Le reste est autre. Il n'est pas dome a l'homme de se faire un autre berceau, ni de se refaire le même, enfin de s'en faire un deuxième de quelque sorte, ni de prolonger outre mesure, au delà du temps marqua, l'usage de cet osiern.
A travers cette citation nous voyons que si Saint Louis
peut Btre consider6 comme un "éclair de g8niew qui apparait
dans le monde un certain moment, témoin de la grace de Dieu
dans le monde, cet "éclair de géniem se lie avec l'homme
commun. L'un est nécessaire à l'autre. L'éphém&re domine,
mais plonge profond dans le mystere, 1 &terne1 et 1 ' innocence, les racines de sa mortalité.
A plusieurs reprises dans "Le Mystere des Saints
Innocents~ B travers les "imagesn qul il nous offre de saint
Louis et de Joinville, Péguy nous rappelle qu'il est
préferable Btre lepreux que de commettre un peché mortel.
Saint Louis, en tant que saint, voit l'&ne plut6t selon la
perspective de Dieu. La Mpre du corps disparaît avec la mort
du corps, tandis que la lspre de l'âme indique une perte de
75
Dieu pour toute l'bternite. Dans le dialogue qui se rattache
au pech6 mortel, Saint Louis est témoin de la parole de Dieu,
tandis que c'est Joinville qui lui donne l'occasion d'en
parler, l'occasion de recevoir la grâce. Tout s 'op8re dans la
zone de l'amitié.
Chroniqueur de la vie de Saint Louis, Joinville nous
décrit un roi et saint qui enseigne par ses bonnes actions et
ses saintes paroles1*. En même temps nous voyons que Joinville
esquisse son propre portrait. Plein de sens pratique, de
franchise, dnind6pendance, il apparait comme typiquement
français. La foi chrétienne repose sur le témoignage d'hommes
dignes de foi. Joinville, bon chrétien, croit fermement à la
valeur du tgmoignage comme source de toute vérité humaine.
Dans ce long passage dans *Le Mystere des Saints Innocentsw,
nous remarquons l'admiration de Peguy pour ces deux figures de
Saint Louis et de Joinville qui se compl&tent tout en
s'opposant.
Abordons la derniere question maintenant. Quel est le
message qui s'adresse à nous dans ce chapitre?
Dgapr&s Gerard Sivéry la signification de la vie de Saint
Louis est la suivante. La classe noble mérite de conserver sa
supBriorit6 sociale et judiciaire du fait de sa supériorite
morale, pourvu que cette dernière soit constamment traduite en
actes concrets. Les meilleurs representants de cette classe,
avec Saint Louis en tete, possèdent cette supBrioritg au plus
haut degré. Si la noblesse cesse de respecter les qualités
7 6
chrétiennes, si elle ne les transforme pas en réalités
tangibles, elle ne mérite plus de garder la position
privilegiée que Dieu lui réserve. Noblesse oblige.
Implicitement tout au long de son rgcit, Joinville pose cette
question: "Louis le Hutin, futur roi de France, serez-vous à
la hauteur de votre illustre préd6ce~seur'~?~ A travers ''Le
Mystere des Saints Innocentsu Pdguy semble nous poser à son
tour la question suivante: Est-ce que nous sommes des temoins
de la verite, de la justice, de la charité dans le monde
moderne?
D'après Nelson les expressions de liberté que nous
trouvons chez Peguy sont souvent vetues de métaphores
feodales, comme pour montrer que les rapports entre 1 'homme et
Dieu sont pareils ceux qui existent entre baron et roi. Ces
métaphores éclaircissent les rapports dans l'esprit de Péguy
entre 1 'honneur et la morale20.
Gdrant des Cahiers de Ja Qyinzaim, Pgguy est chroniqueur
des gvénements de son temps. Sans doute Péguy admire les
Bléments essentiels de la chronique, de l1epop8e, et de
lïhagiographie, chez Joinville, car nous voyons que ces
bléments sont aussi chers à PBguy dans "Le Mystere des Saints
Innocentsw.
En dQgageant le message fondamental qui nous intéresse
ici dans "Le Mystgre des Saints Innocentsw nous voyons
toujours un Dieu en rapport avec l'homme. Dans ce chapitre
nous avons vu que Peguy m e t Dieu en rapport avec Saint Louis.
77
Sur le plan spirituel Dieu est roi, et Saint Louis est baron,
car il faut toujours %ervirW les autres si on veut atteindre
le royaume de Dieu. Dieu est "Notre P&reW , Pare de 1 'humanité. Sur le plan temporel, Saint Louis est roi de France. 11 est
père d'une famille, pare spirituel de son pays. Par le lien de
l'amitié avec Saint Louis, nous voyons aussi l'importance de
Joinville, chroniqueur de la vie de Saint Louis et symbole de
-l'homme moyen. A plusieurs reprises dans "Le Mystere des
Saints Innocentsn, nous voyons le rapport assez profond entre
"roi et baronw. Mais aux yeux de Péguy i 1 faut que Dieu ait sa
propre place dans l'échelle des valeurs pour que nous
puissions avoir notre propre identité: enfants de Dieu.
LE8 FRANCAIS, UBl PBUPLE BLU
Dans cette partie nous allons examiner le thème du peuple
français dans "Le Mystère des saints Innocentsw tel que Péguy
1 'envisage. Son amour pour les Français est tres authentique.
A partir de leur foi, leurs actions les d6finissent. Dans
cette partie nous chercherons à répondre aux questions qui
suivent. Comment PBguy explique-t-il la grandeur des Français
dans wLe Mystère des Saints Innocents*? Sur quoi repose son
témoignage? Pourquoi la notion du peuple français est-elle
importante pour Péguy?
Explorons tout de suite la première question. Comment
Peguy explique-t-il la grandeur des Français? En tant que
narrateur du %yst&re des Saints innocent^'^, Dieu introduit ce
passage qui se rapporte à la grandeur des Français.
Je suis leur père, dit Dieu, je suis roi, ma situation est exactement la même,
Je suis exactement comme ce roi, qui était je pense un roi d'Angleterre,
Qui ne voulut point envoyer de secours, aucune aide A son fils engage dans une mauvaise bataille, Parce qu'il voulait que l'enfant Gagnat lui-meme ses eperons de chevalier. Il faut qu'ils gagnent le ciel ew-m?mes et qu'il
fassent eux-mhes leur salut. Tel est l'ordre, tel est le secret, tel est le
mystère. Or dans cet ordre, et dans ce secret, et dans ce mystere
Nos Français sont avancés entre tous. Ils sont mes témoins
Préf grés . Ce sont eux qui marchent le plus tout seuls. Ce sont eux qui marchent le plus eux-m&nes. Entre tous ils sont libres et entre tous ils sont
gratuits. Ils n' ont pas besoin qu'on leur explique vingt fois
la même chose. Avant qu'on ait fini de parler, ils sont partis. Peuple intelligent, Avant qu'on ait fini de parler, ils ont compris. Peuple laborieux, Avant qu'on ait fini de parler, l'oeuvre est faite. Peuple militaire, Avant qu'on ait fini de parler, la bataille est
donnée21 . De nouveau Dieu insiste qu'il est un P & r e , un roi au
royaume spirituel. Pour nous faire mieux comprendre sa
situation il se compare au roi d'Angleterre qui ne veut pas
envoyer de secours à son fils qui s'engage dans une bataille.
Sur le plan religieux, Pgguy nous suggere une bataille
spirituelle dans laquelle le fils de Dieu est engage. D'une
maniere familiPre, Dieu parle au sujet de l'enfant qui est
comme un enfant qui doit gagner ses éperons de chevalier.
Lw idée centrale est qu'il faut que ses enfants gagnent le ciel
eux-mêmes et qu'ils fassent eux-mêmes leur salut.
Dans ce domaine Péguy reprend le thème du myst&re de la
liberte. Si on veut atteindre le royaume de Dieu une prise de
position est nhcessaire. On ne peut pas vivre en marge de la
socigté de Dieu. A partir de ltidBe d'un enfant unique, D i e u
parle au sujet de son peuple qui est son wtémoinn.
D'une façon très claire, Dieu fait l@éloge des Français,
en les decrivant comma son peuple mpr&férén. Son peuple est
aussi "libre* et wgratuitn. C'est un "peuple 1aboriewP et un
"peuple militaire*. De bonne humeur, Dieu affirme que son
peuple est *intelligentw, et qu'il n'a pas besoin de leur
expliquer vingt fo i s la même chose. Avant qu'on ne f i n i s s e de
parler, la bataille est donnée.
Dans une oeuvre de prose qui s'intitule "Notre Patrie",
Peguy développe son éloge des Français. Il parle plus
precisément ici d 'un "singulier peuple de Paris1'. Regardons ce
passage.
Singulier peuple de Paris, peuple de rois, peuple roi; le seul peuple dont on puisse dire qu'il est le peuple roi sans faire une honteuse figure littéraire; profondément et veritablement peuple, aussi profondément, aussi veritablement roi; dans le meme sens, dans la même attitude et le même geste peuple et roi; du même esprit peuple et roi; peuple qui reçoit les rois entre deux temps, entre deux travaux, entre deux plaisirs, sans apprOt, sans gêne, sans inconvenance et sans aucune grossiarete; peuple familier et ensemble respectueux, comme le sont les véritables familiers; peuple vraiment le seul qui sans préparation sache faire il des rois une réception ancienne et royale; vraiment le seul qui ait fait des révolutions et qui soit resté non pas seulement traditionnel, mais traditionaliste à ce point; le seul qui soit traditionaliste en plein consentement de sa bonne volont&; le seul qui soit a l'aise et qui sache se tenir et se presenter dans l'histoire,
en ayant une longue habitude, ayant une habitude invétérée de cette forme et de ce niveau d'existence, et qui n'y soit point insolent, inconvenant, grossier, parvenu; le seul peuple qui ne glisse point sur les parquets cires de la gloire; le seul peuple qui soit revolutionnaire, et quand les bvénements se presentent, qui lui introduisent des rois, non seulement il sait les recevoir, mais il se trouve avoir sous la main, pour les y recevoir, des monuments royaux comme aucun roi du monde en aucun pays du monde P e n pourrait sortir dans le m&ne temps, n'en pourra jamais sortir dans aucun temps de son paysP.
Péguy sugggre ici que les Français sont un "peuple uniquew, un
"peuple éluw. Les Français sont en somme un npeuple roi", prêt
soit pour la bataille, soit pour le banquet avec Dieu.
Advienne que pourra! Les monuments sont témoignage de leur
fidelit6 à leur heritage et a leur roi.
Dieu est tout à fait a l'aise avec les Français. Dans
Mystère des Saints InnocentsH Dieu réfléchit et ajoute:
C'est &&tant, dit Dieu, Quand il n'y aura plus ces Français,
11 y a des choses que je fais il n'y aura plus A personne pour les comprendre . Face aux Français l'attitude de Dieu est charmante.
Dans "Le MystBre des Saints Innocentsn Dieu admet que
parfois on critique le peuple français en 1 'appelant wlégerl*,
mais vraiment il est "un peuple prompt" et "un peuple vitew*.
PBquy rattache ces idees h la grandeur des Français.
Peuple, les peuples de la terre te disent léger Parce que tu es un peuple prompt. Les peuples pharisiens te disent leger Parce que tu es un peuple vite. Tu es arrive avant que les autres soient partis. Mais moi je t'ai pesé, dit Dieu, et je ne t'ai
point trouvé léger. O peuple inventeur de la cathedrale, je ne t'ai
point trouvé léger en foi.
O peuple inventeur de la croisade je ne t'ai point trouve léger en charite.
Quant à l'espérance, il vaut mieux ne pas en parler, il n'y en a que pour e d .
P@uy nous sugggre une certaine simplicite chez les Français
et une certaine joie de vivre qui se rattachent toujours à
leur espkance. Avant que la première guerre mondiale n'éclate
Péguy rappelle aux Français leur heritage et leur position
dans le monde qui doit etre soutenue.
Le npeuplem chez Péguy n'est pas mléger en fo in; il le
salue en disant "0 peuple inventeur de la ~ath&drale.~@ Péguy
nous fait rgflechir aux siecles oil le peuple a travaillé pour
construire de belles cath6drales; leur marque dans le monde
est celle de la charité. Examinons rapidement nDe la Gloire
temporellen, un texte en prose de Peguy, qui nous eclaircit
sur ce point.
On les lui a donnés, Versailles, et Paris, et Saint-Denis; on lui en a donne bien d'autres; qu'on lui ait fait et qu'on lui ait donné les tours de Notre-Dame, et le clocher de mon pays; qu'on lui ait fait et qu'on lu i ait donne Versailles, et Fontainebleau, et même Rambouillet, demeures, ou cornune on dit, résidences royales; qu'on lui ait fait et qu'on lui ait donne le clocher de mon pays, c'est-&-dire, car je le connais, le clocher de mon pays, qu'on lui ait fait et donné tant d'admirables cathedrales françaises, les deux j ambages formidables, les deux jambes énormes, si normales, si carrees, si puissantes, si classiques, les deux poussees, les deux montées, les deux ascensions, les deux troncs, les deux tiges végétales des deux tours de Notre-Dame, la galerie des rois, la galerie des vides, ou galerie des anges, la nef d'Amiens, la flèche de Chartres, mais pourquoi dGtailler, pourquoi démembrer qu'on lui ait fait et qu'on lui ait donné tant d'admirables cathedrales françaises tout entiares Y...
Le sens de la grandeur chez des Français et cette idee de
royaute spirituelle sont conme un souffle d'inspiration donné
aux Français par Dieu.
Les Français ne sont pas "légers en charité* et Péguy les
salue: "0 peuple inventeur de la croisadeN. A son tour, 1 ' idée de croisade &roque Saint Louis et les croisades auxquelles il
a participé. voila un parall6lisme que cherche à privilggier
Péguy qui nous fait penser à un royaume à la fois spirituel et
temporel dans "Le Mystère des Saints Innocentsg'.
Si P6guy semble insister sur l'intelligence du peuple
dans ce passage, sous-entendue est l'idée que le peuple agit
selon l'inspiration de Dieu. Les Français savent se modifier
quand les circonstances le leur demandent.
Ils se modifient suivant l'év6nement. Ils se plient à lgév6nement. Ils se moulent sur 1'6vénement. I l s guettent, ils devancent l'év&mnenta6.
Pensons à la deuxième question maintenant. Sur quoi
repose le tboignage de Péguy? Quand PBguy nous rappelle les
cathadrales que les Français ont baties et la participation
des Français aux croisades son temoignage repose manifestement
sur l'histoire. D'ailleurs, nous pouvons voir les monuments
qui cristallisent ces abstractions. En revanche, quand Péguy
nous rappelle un "peuple intelligentn, un Npeuple laborieuxw,
un "peuple soldatm, son témoignage repose sur l'histoire
personnellement vécue, le souvenir concret.
Passons 8 la troisième question maintenant. Pourquoi chez
Péguy la notion du peuple français est-elle importante pour
lui? Dans le passage suivant du wMyst&re des Saints
Innocentsm, Dieu continue à nous parler d'une maniere tout
fait realiste au sujet des Français.
Tels sont nos Rançais, dit Dieu. Ils ne sont pas sans défauts. Il s'en faut- Ils ont même beaucoup de défauts,
Ils ont plus de défauts que les autres- Mais avec tous leurs défauts je les aime encore
mieux que tous les autres avec censément moins de défauts.
Je les aime comme ils sont- 11 n'y a que moi, dit Dieu, qui suis sans défauts. Mon fils et moi, Un Dieu avait un fils.
E t comme crgatures il n'y en a que trois qui aient été sans défauts.
Sans compter les anges- Et c'est Adam et Eve avant le péché, Et c'est la Vierge temporellement et dternellement. Dans sa double éternité- EX deux femmes seulement ont été pures &tant
charnelles, Et ont été charnelles étant pures. Et c'est Eve et Marie, Eve jusqugau péch6. Marie éternellementZ7.
D'après la leçon de Dieu dans ce passage nous devons aimer les
autres tels qu'ils sont. Nous voyons dans ce passage que meme
les Français ont beaucoup de défauts. Péguy profite de ce
moment pour passer en revue quelques verités de lg~glise
catholique. Surtout Dieu et son fils sont sans defaut. Adam et
Eve avant le péché, jouissant de leur liberté originelle, ont
et6 sans defaut. Mais la Vierge Marie demeure wtemporellement
e t éternellementm dans sa puret6 originelle. Nous voyons ici
qu'aux yeux de Péguy nous sommes simultanément une famille de
saints et de pécheurs. Quand Peguy décrit la grandeur des
Français, il chante plutet la grandeur de chaque être humain,
84
la dignite de chaque personne. Cette idée est un fil
conducteur du @Wyst&re des Saints InnocentsN.
Dt après Barbéris, le peuple chez Péguy est presenté comme
un peuple enracine et intégra dans la i rance*. Le peuple est
inséparable d'un decor, d'un cadre, df un paysage. Le peuple
est intggré dans la famille, celle de Jeanne d'Arc, celle de
Marie. Le peuple est dans ces villages, cellules vivantes, oii
on se comaft par son nom. Le clocher, ltangélus, la paroisse
sont des points de repère indiscutés, naturels chez Péguy. Le
peuple est integr6 dans la nation. C'est un peuple patriote.
C g est un peuple non déposséde, lié au roi, au seigneur, par un
lien naturel? Dans 'Le Mystere des Saints Innocentsut le
peuple est intégré dans sa religion, lien social autant que
mystique.
Chez les Français la religion est inséparable de la
nationm. Très simplement, dans "Le Mystere des Saints
Innocentsw Péguy rappelle aux Français leur heritage et même
leur responsabilité sur le plan mondial. Surtout il faut
conserver ces valeurs spirituelles. D ' apr&s Nelson, face au positivisme, Péguy nous rappelle le c6t8 spirituel de notre
vie3'. PQguy, au contraire de Zola et du mouvement
naturaliste, n'a pas besoin de faire des dossiers ou de
rassembler une documentationn. D ' après Barbéris, Pdguy n ' a que ses souvenirs, sa mémoire affective et spirituelle. Le
déterministe voit dans le peuple un produit, un aboutissement.
Le peuple chez Zola n'est appel4 à rien. Le peuple est
reconstitué, m&ne fabriquea. Le peuple herite, mais il
n'annonce pas. Le peuple chez Peguy a pourtant une prQsence,
et il dépasse lliddiat de laboratoire. Chez Péguy le peuple
signifie une continuité, une promesse. Le peuple est Blan,
gén&osité, élément constitutif du dynamisme fondamental. Les
repasseuses des Goncourt ne sont que des repasseuses, mais les
hommes et les femmes du peuple de Péguy vont autrement plus
loin que les tableaux de genreY. Tout ce qui est sorti du
positivisme a tres vite trouve sa limite dans un univers où,
dtapr&s Politzer, tout se tient mais oii rien avance^^.
Au niveau plus personnel P6guy Ocrit dans wZangwilllf, au
sujet de la dignité humaine:
parfois, je conçois ainsi Dieu comme l a grande fête interieure de l'univers, comme la vaste conscience oQ tout se réf lechit et se répercute. Chaque classe de la socigté est un rouage, un bras de levier dans cette immense machine. Voilà pourquoi chacune a ses vertus. Nous sommes tous des fonctions de llunivers; le devoir consiste à ce que chacun remplisse bien sa fonction. Les vertus de la bourgeoisie ne doivent pas gtre celles de la noblesse; ce qui fait un parfait gentilhomme serait un défaut chez un bourgeois. Les vertus de chacun sont détermin6es par les besoins de la nature; lWEtat oa il n'y a pas de classes sociales est antiprovidentiel. Il importe peu que saint Vincent de Paul n'ait pas bté un grand esprit. Raphaël n'aurait rien gagné ii dtre bien r6glé dans ses moeurs. L'effort divin qui est en tout se produit par les justes, les savants, les artistes. Chacun a sa part. Le devoir de Goethe fut d'être egoïste pour son oeuvre. L1 immoralité transcendante de l'artiste est à sa façon moralit6 suprême, si elle sert à ltaccomplissement de la particuliere mission divine dont chacun est chargé ici-basM.
si PBguy parle de paysans dans "Le Mystsre des Saints
Innocentsî@, nous voyons que les différentes couches de société
sont n6cessaires et complémentaires. Dans ce passage qui se
rapporte au peuple, Peguy chante la grandeur de la dignité
humaine parce que chacun a une mission spéciale sur terre
selon le plan de Dieu. C'est un peu choquant quand Péguy
écrit:
Lm immoralité transcendante de l'artiste est à sa façon moralite suprême, si elle sert à l~acconplissement de la particuliere mission divine dont chacun est chargé ici-basn.
Mais je pense tout de suite à Claudel qui e n 1886 termine
certaines lectures de Rimbaud qui le bouleversent: Une Saison
en Enfer et Les ~lluminatione~. Claudel aime emprunter à
Rimbaud pour gvoquer les tourments de l a conversion. Alors, le
25 décembre de la même année, assistant à une messe a Notre-
Dame, Paul Claudel se convertit au catholicisme brûlant qui
oriente sa vie et sa carrièreM. Paul Claudel est *gtouché" par
la grbceW. Pour Péguy la bonte est ainsi partout, la grbce,
la gloire du divin penètrent partout. Peguy ne cherche pas ici
h lldogmatiserl' la différence.
A travers cette partie consacrée au "Myst&re des Saints
InnocentsH nous voyons ainsi que le thème du peuple est tras i m p o r t a n t chez PBguy. L e message est clair. Pour Peguy il faut
se souvenir des efforts du peuple du passé pour faire face à
l'avenir. Voici pourquoi Péguy ne cesse d1 insister dans "Le
Mystère des Saints Innocentsm sur la haute pertinence des
epoques où les F'rançais remplissent les desseins temporels de
Dieu.
87
Les efforts quotidiens du peuple et tout ce qui se
rattache à la terre reprgsentent pour P@uy la vie charnelle
du peuple. LEI foi, l'histoire, le souvenir, la tradition
reprhsentent plut8t la vie spirituelle du peuple orléanais. A
cheval entre le XIXO siecle et le XXO sikle, Charles PBguy grandit au milieu du peuple. C'est l'amour, le respect des
gens ordinaires et des vertus traditionnelles qu'il nous
rappelle. Dans "Le Mystke des Saints InnocentsN, le
&luw de "douce Francem est signe et symbole de la gloire
temporelle de Dieu.
LA M X B ~ I C O R D E ET LA JWSTICB DE DIBU
Dans cette section de notre troisième chapitre nous
allons aborder la question de la misericorde et de la justice
de Dieu. Dans "Le Mystere des Saints Innocents'@ nous allons
voir que la priere joue un grand r8le par rapport à ces idées
de la misericorde et de la justice de Dieu. Pour nous guider
dans ce chapitre je pose les questions suivantes: Quel symbole
particulier Pdguy utilise-t-il - et pourquoi? comment? - pour mettre en évidence son concept de la prière?
A partir d'un symbole nautique, Pgguy nous fait ref léchir
au sujet de la miséricorde et de la justice de Dieu dans "Le
Mystere des Saints InnocentsN. Les images de Péguy ne se
rattachent plus exclusivement à la terre, elles se rattachent
ici souvent à la mer. D'autre part, il y a un lien entre la
priere et l'operation de la misOricorde et de la justice de
~ieu. Voici un passage qui est tout à fait caractéristique à
cet égard:
Et derrière ce point s'avance la pointe elle-même, c'est-h-dire la priere tout entière.
Comme elle fut prononcée cette premibre fois-là Et derriere s'élargit jusqulh disparaxtre et se
perdre L e sillage des prieres innombrables Comme elles sont prononcees dans leur texte dans
les jours innombrables Par les hommes innombrables, (Par les simples hommes, ses frères. ) Prieres du matin, prières du soir; (Prieres prononcees toutes les autres fois) ; Tant d'autres fois dans les innombrables jours; Prigres du midi et de toute la journée, Prières des moines pour toutes les heures du jour, Et pour les heures de la nuit; Priéres des laïcs et prières des clercs Comme elles furent prononcées d'innombrables fois Dans les innombrables jours. (I l parlait comme eux, il parlait avec e u , il
parlait l'un d'eux.) Toute cette immense flotte de prieres chargées des
p6chBs du monde. Toute cette immense flotte de prieres et de
pénitences m'attaque Ayant l'éperon que vous savez, S'avance vers moi ayant l'éperon que vous savez. C'est une flotte de charge, classis oneraria. Et c'est une flotte de ligne, Une flotte de combat. Comme une belle flotte antique, comme une flotte de
trirèmes Qui s'avancerait 8 l'attaque du roi4'.
Dieu, le narrateur, continue à nous dlcrire ce qui se
passe sur la mer.
Et m o i que voulez-vous que je fasse: je suis attaqué.
Et dans cette flotte, dans cette innombrable flotte Chaque pater est comme un vaisseau de haut bord Qui a lui-m&ne son propre bperon, notre ~ & r e aui
$tes aux cieux Tourné vers moi, et qui s'avance derriere ce propre
éperofl.
89
Dans ce passage nautique du NMystère des Saints Innocentstt
Péguy nous offre une image de 1 'homme de la chute engage dans
un combat spirituel. Grdce B Dieu dès que le suppliant
commence sa prisre, celle-ci s 6largit et s ' epanouit . Le point de depart est important, c est-8-dire 1 intention du pgnitent . La grâce transforme la prigre et donne une certaine valeur
majestueuse B la priere qui est souvent r&p&tée pour 1 Iamour
de Dieu. Une prière repetee, dqune manière bonne et fervente,
se multiplie rapidement et devient des flottes de prières.
PBguy souligne ici la manifestation de la grace dans nos
actions ordinaires. Sur le plan linguistique il y a aussi un
combat en faveur du lat in , l a langue sacree, qui aux yeux de
Peguy transforme la langue ordinaire et facilite notre
communication avec le Dieu de Pdguy qui est lui-meme noble et
ma j estueux . 11 y a tout un cortege de prières qui sont offertes à
Dieu: "prieres du matinw, *priàres du soirw, "pri8res du
midivq, nprières de toute la journBem, "prii5res pour les heures
de l a nuitw. Les prieres sont d'innombrables fois
dans les innombrables joursu. Ces innombrables prieres sont
comme une immense flotte de prières et de pénitences qui
s a avance à 1 'attaque du roi. Les prieres apaisent la colère et
la justice de Dieu. Le Pater est toujours comme un vaisseau de
haut bord parce que le fils de Dieu nous a enseigne cette
priare. Les prieres s'opposent a w péchgs du monde et mettent
en opération la justice divine et transcendante de Dieu.
Du haut de mon promontoire, Du promontoire de ma justice, Et du siège de ma colsre, Et de la chaire de ma jurisprudence, In cathedra iuris~mdentiae, Du tr6ne de mon eternelle grandeur Je vois monter vers moi, du fond de l'horizon je
vois venir Cette flotte qui n8 assaille, La triangulaire flotte, Me présentant cette pointe que vous savez*.
Cette "triangulaire flottew est très puissante. Le
chiffre 'Btrois" dans "Le Mysthre des Saints InnocentsN nous
rappelle le mystère de l'unité de la Trinite Sainte: Dieu le
Pgre, Dieu le fils, Dieu le Saint-Esprit. La Tr in i t e Sainte
réconcilie et unit les honimes qui se détournent du pechéu.
D'autre part le chiffre "trois* rappelle les trois vertus
théologales. Chez Péguy nous voyons toute une théologie
personnalisée en action.
La premiere flotte est "la flotte de haut bordn. Les
navires sont ncuirass& comme des hoplitesw, 'komme des
soldats pesamment armésnu. Les navires "se meuvent
invinciblement portes sur leurs trois rangs de rameswa.
Et le premier rang de rames est: Que votre nom soit sanctifie, m e ;
Et le deuxième rang de rames est: Que votre rècme arrive, Le v8tre;
Et le troisième rang de rames est la parole entre toutes insurmontable:
Que votre volonte soit faite sur la terre comme au ciel,
&a vôtre.
F i a t voluntas Tua Sicut in coelo et in terra.
Et telle est la flotte des Pater, solide et plus innombrable que les étoiles du ciel. Et derriste je vois la deuxihe flotte, et c'est cette flotte innombrable, car c'est la flotte aux blanches voiles, li innombrable flotte des )ive flariam.
Chaque rame représente un fragment de la priere nNotre Pèrett.
Le premier rang constitue un désir de sanctification du nom de
Dieu. Reconnaitre Dieu comme Notre Seigneur est la source
d'une immortalité qui relativise le moi immanent. Le deuxisme
rang de rames est: l'Que votre rbgne arrive / Le v6tretqm On
souhaite que le royaume de Dieu commence et continue sur l a
terre un regne de charité, de miséricorde et de justice. Le
troisième rang de rames est: "Que votre volontd s o i t faite sur
la terre comme au ciel / La vôtren. Par notre adhesion à la
fo i nous croyons que Dieu s'engage dans notre vie, et que,
enfin, le dessein bienveillant de Dieu va l'emporter sur
dlautres projets qui sont contraires 8 la volonté de Dieu.
Ensuite d'une manigre variGe les mêmes thèmes se repetent dans
ce passage.
En ce qui concerne la symbolique chrétienne de ce passage
du Wyst&re des Saints Innocentsn, l'eau nous rappelle le
sacrement du Baptême qui purifie et sanctifie. Le mouvement de
l'eau est la grace en action dans notre vie. La puissante
"flotte triangulaire" de la Trinité nous aide à franchir la
distance entre Dieu et nous-mêmes. Le sacrement du Baptême est
une ouverture sur la grace dans notre vie, et les autres
sacrements soutiennent la grdce dans notre vie avec "1 ' éperon" de prisre. E l o i g n é des sacrements à cause d'un mariage civil,
la priere tient une large place dans la vie et la pensee de
Charles Péguy. Après sa mort sa femme se convertit à la foi
catholique et ses enfants sont baptisés4.
Derribre la flotte des Pater est une deuxième flotte, la
flotte des Ave Maria. Ecoutons Péguy:
Et c'est une flotte de birèmes. Et le premier rang de rames est:
Fve Maria, uratia len na;
Et le deuxième rang de rames est: 4 a. mater De&.
Et tous ces Ave Maria, et toutes ces prieres de la Vierge et le noble Salve Reaina sont de blanches caravelles, humblement couchées sous leurs voiles au ras de l'eau; comme de blanches colombes que l'on prendrait dans la main.
Or ces douces colombes sous leurs ailes, Ces blanches colombes familières, ces colombes dans
la main, Ces humbles colombes couchees au ras de la main, Ces colombes accoutumées à la main, C e s caravelles v?tues de voilures De tous les vaisseaux ce sont les plus opportunes, C'est-à-dire celles qui se présentent le plus
directement devant le port49.
Dans ces vers nous voyons l'idée de la complémentarité chez
Pbguy. La flotte des Pater est tr&s solide, tandis que la
flotte des m e Maria est trés gracieuse. La blancheur nous
signifie la purete. Les Ave Maria et le noble Salve Recrina
sont nhumblement couchees sous leurs voilesw. C e sont wgcomme
de blanches colombes que l'on prendrait dans la mainJ'. La
beauté de la vertu de lvhumilité est mise en relief ici, car
de tous les vaisseaux, cvest le vaisseau le plus honoré. Les
&ve Maria, le noble Salve Reuina aussi bien que toutes les
prières de la Vierge ont l'honneur de se présenter le plus
directement devant le port de ~ieu. Les prisres de celles-ci
sont vêtues dahumilit& et de purete et sont tout propres à
entrer dans la presence de Dieu.
Ensuite nous trouvons un résumé de ce passage du "Mystère
des Saints Innocentsn.
T e l l e est la deuxième flotte, ce sont les prieres de la Vierge. Et la troisième flotte ce sont les autres innombrables prieres.
Toutes. Celles qui se disent à la messe et aux vepres. Et au sa lut .
E t les prières des moines qui marquent toutes les heures du jour. Et les heures de la nuit.
E t le penedicite qui se dit pour se mettre Zi table. Devant une bonne soupière f mante. Toutes, enfin toutes. Et il n'en reste plusm.
Péguy nous rappelle ici qu'il n'y a pas de prière qui soit
perdue. Toutes s ' accumulent: *les prières des moines qui
marquent toutes les heures du jourm, et "les heures de la
nui tN. Puisque l a nourriture vient de Dieu, il faut le
remercier en disant le Benedicite. Péguy presente ici l'idée
tantut implicite, tantôt explicite que le monde est engagé
dans une aventure spirituelle, et que nous devons travailler
ensemble pour le royaume de Dieu sur la terre. Le monde
contemplatif s ' imbrique dans le monde actif car toutes actions presupposent la prière aux yeux de PBguy.
~ieu, le narrateur, continue h nous renseigner au sujet
de la justice et de la mis6ricorde de Dieu et de l'importance
de chaque prière. Le texte du @@Mystère des Saints Innocentsn
continue :
Or je vois la quatrième flotte. Je vois la flotte invisible. Et ce sont toutes les pri6res qui ne sont pas même dites, les paroles qui ne sont pas prononcées.
Mais moi je les entends. Ces obscurs mouvements du coeur, les obscurs bons mouvements, les secrets bons mouvementss1.
Dans ce dernier passage nous voyons que Dieu s'aperçoit
m ê m e de nces obscurs mouvements du coeurm. C'est 8 ce moment-
la que la miséricorde dépasse la justice de Dieu. Sur le plan
cartésien, Pdguy s8adresse à ces "obscurs bons mouvements~~ du
coeur en disant que Dieu les recueille, les compte, et les
pèse. Ce sont ces mouvements comme l'explique Péguy,
Qui jaillissent inconsciemment et qui naissent et inconsciemment montent vers moi.
Celui qui en est le siège ne les aperçoit même pas. 11 n'en sait rien, et il n'en est vraiment que le s i è g e .
Mais moi je les recueille, dit Dieu, et je les compte et je les p&se.
Parce que je suis le juge secretB.
Dans "Le Mystere des Saints innocent^^^ le drame en pleine
mer continue. Dieu accepte tout de suite les prigres qui
honorent sa MBre, des prieres d'intercession. Il est "le juge
Et ces caravelles de la deuxième flotte Sont comme des colombes blotties dans la mains3.
Nous voyons qu'il s'agit d'un combat spirituel. Avec
l'aide de la Trinité Sainte le bien remporte la victoire.
Dans "Le Mystere des Saints Innocents1' Pdguy souligne
1 @ importance de la famille. A partir de cette idée, Péguy nous
f a i t ainsi comprendre l'importance de chaque personne: homme,
femme, enfant dans cette aventure spirituelle. Sur le plan
théologique, tout se tient.
Ce potre Père, d i t Dieu est le père des prières. C'est comme celui qui marche en tgte.
C'est un homme robuste, et la prière du je vous salue Marie est comme une humble femme.
E t les autres prières sont derrière eux comme des enfants .
Et le Notre Père et le Je vous salue Marie sont comme 1 ' homme et la femme.
Qui vont 1 'un derriàre l'autre et qui fendent la foule qui est venue pour la procession.
L'homme va devant et fend le flot de la foule, La foule de ma colère, Et la femme suit derrière dans le sillage. Et l'homme a p r i s sur ses epaules à califourchon Cette curieuse enfant Esperance. Et le Notre Père est le roi et le Je vous salue
mie est la reine et l'espérance est la dauphine.
Et c'est un jeu de cartes et le Notre Pàre est le roi et le Je vous salue Marie est la reine et tous les autres sont les fidéles valets?
A travers ce passage nous voyons le rapport entre homme,
femme, et enfant face b Dieu, Tout au long des siècles
l'Espérance nous aide h soutenir nos propres rdles envers Dieu
et sa Msre, la V i e r g e Marie. PBguy nous invite à réfléchir au
sujet de l'itinéraire spirituel en nous rappelant que Dieu est
le roi, Marie est la reine, et lt espérance est la dauphine.
Nous autres sommes comme les fidèles valets.
Au début du vingtième siècle Péguy s'occupe beaucoup de
la transmission de la v&rit&. Dans "Le Mystgre des Saints
Innocentsn PBguy nous baigne dans la profondeur de la vérité.
Gillet nous donne des éclaircissements là-dessus:
Une vie est une expérience. Elle ne fait pas ses conditions. L'arbre ne choisit pas son terrain. O ù
tombe la graine, il faut qu'il pousse. Il faut qu'il se débrouille. La vie est une operation limitee (c'est le mystère de la destinge) . On ne demande pas 4 i un prunier de porter des pommes. Mais dans ces limites et selon sa nature, on demande à cette experience d'etre une op6ration loyale; on lui demande de ne pas tricher. On lui demande dt&tre homete. La question n'est pas de savoir si on a eu la chance d'avoir un champ très vaste ou un champ circonscrit; c'est de savoir ce qu'on en tire et ce qu'on y trouve en profondeu?.
Au moyen d'un symbole nautique, Péguy nous montre 1 ' efficacité de nos prières. Dans tous ces passages cités nous voyons avec
quelle aisance Péguy utilise le langage nautique pour
l'adapter à sa conception de la @@structuren du divin et de
l'humain. La mer est le lieu par excellence pour les flottes
de prières qui s'avancent h l'assaut du coeur de Dieu. En
admettant nos faiblesses, Dieu s'attendrit envers ses
crgatures et sa mis&ricorde regne. Cette image nautique nous
fait penser a Christophe Colomb en route vers le Nouveau
Monde. Selon la lggende, les matelots sur le vaisseau "Santa
Marian ont chante le "Salve Reginan.
Selon le témoignage de Mme Peguy, Charles Péguy a
t o u j m r s a portée de sa main, sur la table de travail, un
dictionnaire nautiqueM. Dtapr&s Hartoy le langage des gens de
mer est le plus savoureux du monde. Il est énergique et
precis, abondant et harmonieux. En pleine mer lthomne est en
péril à chaque instant. Les mots ont une signification
instantanee, exacte et sans ambig~ït6~. C'est un exemple oti
le fond s'accorde avec la forme dans la poetique de Peguy.
Ce qui nous amène à considérer la deuxième question. Le
style de Péguy, tel qu' il se manif este ici, nous communique-t-
il un message?
Sous un certain angle l'image des flottes des Pater et
des Ave Maria nous rappelle un tableau parnassien. Dgapr&s
Simone Fraisse on lit dans le 5" cahier de la V" série des
Cahiers de la Quinzaine:
Le vieux professeur qui au temps de ma jeunesse m'envoya régulièrement d'année en année, de nouvelle annee en nouvelle année, tout le Leconte de Lisle - Poèmes Anticrues, poèmes Barbares, Pohes Traaicnies - et tout lePsully Prudhomme, a plus fait pour ma formation que les sociologues et que tous les pedagogues n'ont fait depuis pour ma déf ormationsa.
Fraisse continue à d6velopper sa these a propos de l'inf luence
des Parnassiens sur certains pogmes de Péguy. Dgapr&s la
recherche de Fraisse, l'étude de Baudelaire, Rimbaud, et
Mallam6 a &ta probable pour la méme Bpoque. Fraisse nous
rappelle d'ailleurs que nous avons oublié le succes de Leconte
de Lisle, qui, entre 1900 et 1920, passe pour le troisisme
poete du XIXO, placé juste après Hugo et Lamartine. Pour la
meme époque elle nous rappelle la celgbrité de Sully
Pmdhomme, poete philosophe, qui reçoit en 1901 le premier
prix Nobel de 1ittBrature. En développant sa thèse pendant
cette prhentation, haisse constate que l'on ne se debarrasse
jamais des canons esthetiques reçus pendant les années
d'apprentissages. Chez Peguy il reste toujours des traces.
Les flottes des Pater et des Ave Maria laissent une empreinte
98
sur 1 'esprit. Bien que le style de Péguy soit tout à fait
unique, il est interessant de noter ces possibles influences
poétiques de son epoque.
Sur le plan esthétique, la présentation par Brno Latour
au colloque 1973 à Orleans nous hclaircit. Sa présentation
s'intitule: "Pourquoi Péguy se répete-t-il? Pdguy est-il
illisible?"". Daapr&s Latour, Péguy r0pète sans cesse les
m o t s , les phrases, les arguments et même le sujet de ses
oeuvres. Il sait ce qu'il veut dire et il le d i t bien. En
maitre écrivain, il attend de la repetition un *effetnq. Par
ses rgpatitions P@uy impose au lecteur l ' image d'une coulée temporelle qui descend du début jusqulà la fin.
Latour constate que si l'on considère que Péguy écrit
cinquante annees avant le Nouveau Roman qui fracture le cadre
de w19histoire11, on comprend qu'un lecteur place devant ces
incessantes digressions, ces paragraphes monstrueux, ces
brutales acc8lérations declare que P6guy est illisible. Selon
Latour, Péguy est illisible parce qu'il refuse au lecteur les
criteres habituels de la lisibilité. L'effet est que le
lecteur croit que c'est lui-même qui digresse et qui ref léchit
sans ordre. L'effet est précisément le renversement de
1 ' habitude6' . Latour affirme que la rgpetition est la machine de guerre
inventGe par PBguy contre la ritournelle et le rabachage. Nous
voyons dans nLe Mystgre des saints Innocentsn que Péguy exige
constamment l'engagement du lecteur.
Sur le plan linguistique le latin est la premigre langue
du sacra, et en France la deuxième langue du sacré est
naturellement le français% D'après Duployé on passe sans
difficulte de Rome à la France, du latin au français. Comme
les pensées, les langues héritent les unes des autres. Selon
Duploy6 on passe donc par transitions insensibles du latin de
Virgile à celui de la grande chrétiente italienne, celui
d'Ambroise et d'Augustin, de la Vendre Vulgate1', et celui du
Te Deum au français de ~ u g o ~ . C'est dans la tradition de
Hugo, biblique et antique, qu'on arrive a ~6guP. Dans "Le
Mystgre des Saints Innocentsn Péguy, sur le "mode sacrP,
emploie le latin pour nous rappeler notre héritage sacre et
chrétien,
Dans llintroduction des prières de Peguy, Pierre Péguy
nous donne un conseil avant de les lire. Voici l'extrait:
Lisez ces morceaux choisis a haute voix. Beaucoup de lecteurs de bonne volonté sont encore gênés par le style de mon père. A dire vrai, ce style est l'absence m h e de tout style, c'est la notation instantanée dt une méditation, de la pensee 3 1 ' etat naissant, sans l'intermédiaire d'aucun art; mais cette pensée, le papier l'emprisonne, la fige. Vous ne lui rendrez la richesse et le mouvement de la vie qu'en faisant passer par une voix vivante. 11 n'est pas nécessaire qu'une telle lecture soit parfaite: il suffit qu'elle voue donne le contact de l'âme, apres vous ne le perdrez plus".
En suivant le conseil de Pierre Péguy nous pouvons mieux
comprendre le message de Péguy dans ce chapitre sur la
miséricorde et la justice de Dieu, car par ce Itcontact de
nous voyons que chaque priere comme les colombe^'^ de
Péguy, a des ailes pour retourner au Père, sa destination.
100
TROIS BOIS EH EGYPTB; LB THEATRE DmBOYPTE
Dans "Le Mystère des Saints Innocentsm Pdguy reste dans
le royaume du parallelisme en developpant une comparaison
entre l'histoire de Joseph en Egypte dans l'Ancien Testament
et l'histoire de Jésus sur terre dans le Nouveau Testament.
D 'apr&s Nelson s'y implique &galement une comparaison
supplémentaire à 1 ' histoire de 1 ' enfant prodigue66. Dans la symbolique chretienne on voit aussi en Joseph une
prefiguration du Christ. Pdguy insere dans "Le Mystere des
Saints Innocentsn le recit biblique de Joseph en Egypte, de
ses fràres et de son pere, et enfin de leur voyage pour
retrouver Joseph qui est devenu gouverneur de llEgypte. A
travers le dialogue du "Mystèren entre Jeannette et Madame
Gervaise nous voyons le Vhédtre d@Egypten. C'est comme des
scenes dialoguees avec quelques coups de thébtre qui
ressortent tout naturellement de la réalité. Le
"dep~uillernent~~ du dialogue nous fait entrer dans un royaume
sublime, et le mdépouillement" de la mise en sche nous
rappelle le théâtre moyenageux. Chez Péguy 1 ' Evangile prend chair, tout en nous presentant un "Cantique nouveau" dans "Le
Mystère des Saints Imocents~.
Madame Gervaise reprasente l'orthodoxie de lWEglise, et
Jeannette représente Jeanne d'Arc et une certaine vaillance
chez le croyant. Toutes les deux représentent la perpétuité et
la continuite de 1'Eglise et de ses enseignements. ConsidQrons
cette question: Quel est le message dans le passage de Joseph
en Egypte tel que Péguy l'articule dans "Le Mystère des Saints
L'histoire de Joseph en E g y p t e est un long passage dans
"Le Mystgre des Saints Innocentsn qui nous signale
l8 importance de cette partie du poème. La " S i n g u l i k e Egypten
devient un thédtre trois fois pour PBquy.
On a 6t6 t r o i s fois en Egypte, dit Dieu. Et une fois c'est Joseph.
Et une fois c'est Jésus. Et une fois c'est Saint ~ou i s* ,
A travers ses vers Peguy nous donne une id6e à la fo i s
elliptique et essentielle du "thedtre d8Egypte" où. les S C ~ ~ S
dramatiques et bibliques ont eu lieu.
Singuliere Egypte, d i t Dieu, singuliere destinée de cette Egypte temporelle.
Haute et triple destinee. On y fit trois voyages. Une fuite. U n e fuite. Une croisade. Une entrée. Une retraite. Une croisade. Un enfant vendu. Un enfant en fuite. Un r o i en
croisade Un ministre du roi. Un roi sur un âne, Un roi en
prison. O t h é d t r e d g Egypte, on y a joue trois foisa.
Par son impressionnisme verbal, Péguy continue à brosser un
tableau de plus en plus cohérent, de plus en plus
symboliquement explicite:
La premiere fois c86tait un petit garçon vendu esclave
A des marchands Et tu en fis le ministre de ton roi.
La deuxième fois c'était un petit garçon qu'on faisait fuir h dos d'âne
Et un jour tu le renvoyas pour devenir le Roi des rois.
Savez ~arfaits comme votre Pare céleste est parfait. Et la troisième fois ct&tait
le roi de France, Recemuent dgbarque de ses royales ~alères?
Joseph, Jesus, et saint Louis nous rappellent la même leçon:
nSoyez parfait comme votre Père celeste est parfaitn. Le temps
s'écoule mais cela ne change rien:
Des siecles et des sikles passaient, 8 terre dmEgypte, des siécles d'intervalle,
Et tout paraissait oublié. Mais toujours ton roi est revenu Au rendez-vou~~~.
D'une maniera originale Peguy continue l'histoire biblique.
Avec douceur POguy nous rappelle que Dieu n'oublie jamais son
peuple :
Sable, désert aux p l i s infranchissables tu as été franchi trois fois.
Terre antique, trois fois ton roi A trouvé le chemin de ton coeur.
Terre antique entre toutes, antiques sur toutes tu t'endors dans un long sommeil mais tu as été réveillée trois fois7'.
Péguy nous rappelle, dans son style incantatoire, insistant,
les trois personnages principaux: Joseph, Jesus, et Saint
Louis.
Et la première fois c'était le Prophète. Et la troisiame fois c'était le Saint. Mais la deuxiàme f o i s qui était-ce, sinon a la fois
le Prophète et le Saint.
O terre antique, terre d m Egypte tu garais dormir, mais tu as été honorée trois fois .
Chez Péguy nous voyons 1 ' insertion de Dieu dans 1 'histoire. 11 nous rappelle le parallélisme fondamental entre l'ancienne loi
et la nouvelle loi: 1 'obéissance face a l'amour de Dieu, car
sa loi est sacrée:
Et la première fois c'&tait sous l'ancienne loi, Presque au commencement de l'ancienne loi.
E t la deuxième fois; et la troisième f o i s c'était sous la loi nouvelle,
Dans la floraison de l a loi nouvelle73.
Puisque le message ici est tr&s important, PGguy le répgte
toujours avec insistance. fl relave l e m y s t B r e dans la vie et
la mystique dnEgypte, terre singuliere, trois fois honorge.
E t la première fois c'était le roi des Juifs, Et la troisième fois c'était le roi de Chr&tienté. Mais la deuxihe fois, qui était-ce, yex Judaeorum,
sinon à la fois le roi des Juifs Et le roi de Chrétienté.
Terre antique, terre d Egypte, tu parais endormie, mais ton sommeil a été troublé trois f o i s
Par les pas qui venaient7'.
L e dialogue entre Jeannette et Madame Gervaise introduit
l'histoire de Joseph en Egypte. Au début de ce dialogue nous
voyons que cet te histoire est chère à Pdguy et atte int une
résonance particulière dans "Le MystBre des Saints Innocentsff.
MADAME GERWISE
Quel coeur juif, quel coeur chretien n'a tressailli au fil de cette histoire. Quel coeur juif, quel coeur chrétien n f a tressailli h cette retrou~aille~~
Jeannette raconte ce qui se passe chez Joseph. Le ton
d'innocence de son discours nous rappelle l'innocence de
Joseph. Israël donne h Joseph, son fils bien-aimé, une robe de
plusieurs couleurs. Ensuite Joseph a dew songes qui
provoquent la jalousie de ses frgres. Ecoutons Péguy:
Il me semblait uue ie liais avec vous des aerbes dans le ch am^: aue ma aerbe se leva et se tint
debout: et me les vôtres étant autour de la mienne, lladoraient-
MADAME GERVAISE
Ses frères lui re~ondirent: Est-ce m e vous serez notre Roi. et aue nous serons soumis b votre puissance? Ces sonues et ces entretiens
arent donc encore davantaae l'envie et la haine auoils avaient contre lui,
JEANNETTE
11, eut encore un autre sonae au'il raconta b ses fréres en leur disant: J8ai cru voir en songe m e le soleil et la lune. et onze étoiles pl' adoraient. 76
A i n s i les frères sont transportés d'envie contre lui, car les
songes prgfigurent la puissance de Joseph et l a servitude de
ses frères.
MADAME GERVAISE
Allons, tuons-le, et le ietons dans cette vieille çiterne: nous d rons m'une bête sauvaae l ' q dWor8: et a ~ x b s cela on verra h soi ses sonaes lui auront senri,".
C'est comme une scene du théatre moyendlgeux oiî les f rsres
s'engagent dans un petit débat. Enfin ils décident qu'au lieu
de le tuer, ils vont vendre Joseph aux Israëlites, car il est
leur frère et leur chair- Puis les Ismaëlites arrivent.
MADAME GERVAISE
S'étant ensuite ass i s pour manq er. ils virent des s aui nassaient, et aui venant de
Çalaad sortaient sur leurs chameaux des ~arfums, e la résine et de la mvrrhe t e . o
JEANNETTE
Déja l'or, deja ltencens, dejà la myrrhe.
MADAME GERVAISE
... et s'en allaient en ~ c z m t e ~ ~
P a r son vocabulaire Péguy crée un climat oil non seulement
1 @exotisme de llEgypte peut Btre exploité mais otî aussi le
sens du sacre joue un grand r81e.
MADAME GERVAfSE
L'avant donc tiré de la citerne. et voyant ces marchands. Madianites mi oassaient, ils le vendirent vingt ~ ièces dlarcrent aux Ismaëlites. 1 le menérent en Ecnmte.
JEANNETTE . s le vendirent vinut nieces dtarsent. Un autre,
Un autre fut vendu?.
A cause de la jalousie de ses freres Joseph est vendu aux
marchands. Ensuite il y a le mensonge de ses frères.
Une autre robe fut ravie. Après cela ils m i r e n t la robe de J o s e ~ h . et l'avant trempée dans le sanq d'un chevreau m'ils avaient tué,
MADAME GERVAISE
ils 1 @envov&ent au ère. lui faisant dire par ceux . 1 la lui nortaient: Voici une robe aue nous
avons trouvée. voyez si c'est celle de votre fils. ou noq.
Le ère l'avant reconnue, dit: C'est la robe de mon fils, une bete cruelle l'a dévoré. une bête a dévoré J o s e ~ h .
MADAME GERVAISE
Et avant déchiré ses vêtements, il se couvrit d'un cilice. pleurant son fils fort lonatemsm.
Toujours 1 l atmosph8re qui règne est celle d'une pisce de
théatre du Moyen Age qui m e t en relief "la moralitP des
actions des frères de Joseph. Ils ne gagnent rien car le pgre
de Joseph ne peut pas gtre soulage de la perte de Joseph.
Joseph est trahi par ses frgres; Jdsus est trahi par Judas. La
robe de Joseph est trempée dans le sang d'un chevreau et
prgsentée à son père, Les assassins de Jesus t i rent au sort sa
robe sans couture. Joseph est vendu pour vingt pièces
d'argent; Jésus est vendu pour trente piBces d'or. Joseph est
vendu par ses frares. Jésus est vendu par son apotre Judas.
Cependant selon le Pgguy du ItMyst&re des Saints Innocents" la
mouvance du dessein de Dieu ne peut pas Otre arrêtée. Joseph
devient commandant en Egypte:
MADAME GERVAISE
Pharaon dit encore b Jose~h: Je vous établis . gulourdlhui pour commander a toute llEavbte.
Ensemble il 6ta son anneau de sa main et le mit en celle de Jose~h: il le f i t revêtir d'une robe de fin l i n , et lui mit au cou un collier d'or.
11 l e f i t monter sur l'un de ses chars, aui é ta i t le second a ~ x è s le s i en , et fit crier par un éraut. aue tout le monde flechSt le aenou devant lui, et aue tous reconnussent m'il avait été établi pour commander h toute 1 ' E m t e .
JEANNETTE
Le Roi dit encore à Jose~h: Je suis Pharaon: nul ne . O e remuera nr le n e d ni la main dans toute l E c m t e aue Dar votre commandement.
MADAME GERVAISE
Il chanaea aussi son nom. et il l'a~~ela en lancrue tienne. . ,
JEANNETTE
rn e Sauveur du ~onde~l,
Péguy continue h développer le parallélisme entre le Joseph de
l'Ancien Testament et le Jésus du Nouveau Testament. Le drame
biblique continue. Ensuite dans "Le Mystère des Saints
Innocentsa nous voyons qu'il y a une grande famine dans le
monde - sauf chez Joseph en EQypte oti il y a une quantité de
grains. Par extension il y a une s y m é t r i e entre les sacs de
blB l ies du Joseph de l'Ancien Testament et les sacs de grâces liés de Jésus dans le Nouveau Testament.
JEANNETTE
Dans l e s sept annees grasses il avait 110 les sacs de bl& pour les greniers blB du pays
dlEgypte. Un autre dans les trente-trois années grasses un autre lia les sacs de vertus, les sacs de mérites, les sacs de graces pour les greniers h bl6 du pays éterneln.
Joseph lie les sacs de blé pendant les sept années grasses,
tandis que Jésus v i t trente ans de vie privée en préparation
pour trois ans de vie publique. La priere et la contemplation
le préparent pour son sacrifice mystique.
MADAME GERVAISE
Ces s e ~ t annees de la fertilite d'Egy~te Qtant donc passées,
Ces trente-trois années de fertilitg du coeur étant donc passées
MADAME GERVAISE
les s e ~ t annees de stérilité vinrent ensuite. selon la ~rgdiction de Jose)2h:
JEANNETTE
Les innombrables années de la stérilité du coeur Vinrent ensuite, selon la prédiction de Jésus:
MADAME: GERVAISE
une arande famine survint dans tout le monde;
JEANNETTE
une grande famine survint dans tout le monde;
MADAME GERVAISE
mais il v avait du blé dans toute ltEmte.
JEANNETTE
mail il y a du blé dans toute cette Egypte éternellem.
Dans cette image la faim physique s'oppose la faim
spirituelle. Sur le plan symbolique il y a une opposition
entre les trente-trois annees de "fertilité du coeurgt et les
sept annees de %terilit& du coeurm qui viennent aprBs selon
la prédiction de Jesus. L'image des "sept annees de stérilité
du coeurm s'élargit et nous avons une nouvelle image des
"innombrables annees de la st4rilit6 du coeur1* qui sert a
Pdguy comme image des temps modernes dans "Le Mystere des
Saints Innocentsm. Mais souvenons-nous que pour ce poète Ille
greniern de Dieu est toujours plein comme "le grenier &terne1
dtEgyptew.
Puis, Dieu intervient plus explicitement dans l'histoire
que nous racontent les deux hérolines du poème de Pgguy. Il y
a une m i s e en relief du royaume temporel et du royaume
éternel .
MADAME GERVAISE
neiaple étant mess6 de la f-ine, cria à Pharaon, et lui demanda de moi vivrew
JEANNETTE
Et aujourd'hui, Et à present c'est nous ce peuple qui est pressé de
la famine Et nous crions vers Dieu, lui demandant de quoi vivrea
Le génie de Péguy est que peu à peu le parallelisme se
developpe dans une parabole qui est une comparaison oil se
cache une vérité. La verité est voil6e mais ceux qui ont le
coeur ouvert a la foi peuvent la dQgager sans problàme. Ceux
qui sont orgueilleux et arrogants risquent aux yeux de
l'auteur du Wystèrem de ne pas pouvoir comprendre le message
de tendresse qui s 'y trouve. La parabole présente toujours une
idée du ltretour au Père" de l'enfant dans "Le Mystère des
Saints InnocentsM. Peguy invite le monde moderne et l a France
à réfléchir h cette problématique (qui n'en est pas une).
MADAME GERVAISE
Mais il leur dit: allez trouver Jose~h, et faites tout ce au 'il vous dira.
JEANNETTE
Mais il nous dit: Allez trouver Jésus, et faites tout ce qul il vous dira.
MADAME GERVAISE
Ce~endant la famine croissait tous les jours dans toute la terre
Et Jésus. . .
MADAME GERVAISE
Et Jose~h ouvrant tous les areniers
MADAME GERVAISE
vendant du blé aux Emmtiens,
MADAME GERVAISE
parce autil étaient tourmentes eux-mêmes de la famine.
on venait de toutes les provinces en E m t e nour acheter de auoi vivre. et DOW trouver uuelaue soulaaement
JEANNETTE
dans la riaueur de cette faminew.
Nous voyons que Joseph n'est pas seulement un instrument de
Dieu, mais son esprit est en accord avec Dieu.
La narration continue. Les dix f r P r e s de Joseph vont en
Egypte pour acheter du blé. Benjamin, le cadet, reste avec
Jacob son père comme une nespérancen. Joseph commande toute
l9Egypte. Bien qu'il connaisse ses freres, eux ne le
reconnaissent pas. ConsidGrons le message des freres.
MADAME GERVAISE
Nous sommes tous enfants d'un seul homme,
JEANNETTE
Nous sommes tous enfants d'un seul Dieu.
MADAME GERVAISE
Nous sommes tous enfants dtm seul homme, nous venons avec des ~ e n s 6 e s de ~aix,
JEANNETTE
Et paix sur la terre aux hommes de bonne volont&*.
Ce message de paix nous rappelle le message des Mages de
l'orient qui ont voyage jusqu'à la creche de Bethléem pour
assister à la naissance de Jésus Christ et pour lui rendre
hommage. Ensuite Pdguy nous donne une indication scénique et
son commentaire B propos du recit du Joseph en Egypte. Son
commentaire reflete le c8té tendre de la religion catholique
dans "Le Mystare des Saints Innocentsm.
(faisant la grosse voix et s'adoucissant Deu à D e u
[d'ailleurs tout cette rgcitation sacree, venue dans le courant même de leur commune oraison, se fait: avant tout comme d'une belle histoire; ensemble comme d'une histoire amusante; en dessous comme d'une histoire de tendresse; d'une tendresse grandissante, si grande qu'en même temps on s'en défend constamment jusqu'a l'éclatement finalM]
Selon lrordre de Joseph, ses frères doivent rentrer a Chanaan
et ramener le plus jeune frere avec eux comme une dpreuve de
leur bonne volonté. Un frère est retenu chez Joseph comme
prisonnier jusque a ce que les frères retournent en Egypte
avec Benjamin, le cadet.
MADAME: GERVAISE
11 nous a ré~ondu: Je veux é~rouver sril est vrai me vous n'avez aue des ~ensées de paix. Laissez-moi donc ici l'un de vos frères: prenez le ble m i vous est nécessgire m u r vos maisons, et vous en allez;
et amenez-moi le plus l eune de vos f rsres , ai in aue ie sache aue vous n'êtes oint des es~ions: aue vous puissiez ensuite ramener avec vous celui - .
te retiens riso on nier. et au . 'il vcus soit permis b l'avenir d'acheter icl ce uue vous voudrez,
Amès avoir ainsi ~arlé, comme ils jetaient leur blé hors de leurs sacs, ils trouverent chacun
eur arcrent lié - i â ltentr6e d u sac. et ils eq
Déja de
car ses
furent é~ouvantés~,
la part de Joseph il y a un geste de réconciliation
freres trouvent leur argent lié h l'ouverture du sac.
La gentillesse se multiplie car en rentrant chez eux et en
racontant leur histoire:
Israël leur ère leur dit donc: Si c'est une nécessité, faites ce crue vous voudrez. Prenez avec vous des p l u s excellents fruits de ce Pays- . * ci, n o v en falre ré sent h celui aui commande: un neu de résine, de m i e l , de storax. de mvrrhe, de térébenthine et d'amandes.
JEANNETTE
D e l ' o r , de 1 ' encens, de la m y r r h e g 0 .
Les frBres reviennent en Egypte, et Joseph rgvgle son
identité :
Je suis Joseph; je suis Joseph; je suis Jésus votre frère, Qu'attendez-vous? Mon ère vit-il encore9'?
Au moyen d'une suggestion cette replique a une résonance
universelle pour le vingtième siecle. D i e u le Pere veut que
nous travaillions ensemble comme wfrèresw et "soeursn. Par ses
manifestations dans le monde et sa Parole, 11 est toujours la.
L e père de Joseph vient en Egypte pour les rejoindre:
MADAME GERVAISE
a~rès avoir souhaité toute sorte de bonheur au . 0
01. 11 se retrrq.
Josenh se lon le commandement de Pharon. mit soq pere et ses frères en oss session de Ramesses dans le DaYs le d lus fertile de 1 ' E m t e .
Et il les nourrissait avec toute la maison de son pere, donnant h chacun ce aui lui etait nécessaire DO- vivre,
Car le pain mancruait dans tout le monde, et la famine affliaeait toute la terre: mais . princi~alement l l P m t e et le pays de Chanaan.
Israël demeura donc en Ecnmte, c'est-h-dire, dans a terre de Gessen. dont il jouit comme de son bien D r o D r e , et oil sa famille staccrût et se piult ialia extraordinairement?
Le thème de la retrouvaille est magnifiquement Bvoque ici par
un Peguy qui en apprgcie toute la pertinence contemporaine et
Qternelle. Joseph retrouve ses frgres et son père, ses frares
retrouvent Joseph. D'une maniBre dramatique l'alliance de Dieu
avec son peuple est mieux comprise e t l'engagement du peuple
dans le plan de Dieu est mis en relief. Quand le pare de
Joseph meurt, Joseph garde la promesse qu'il a faite à son
père. Son père est enterre selon ses v o e u Chanaan avec ses
aïeux: Sara, Isaac, Rebecca, Lia. Voila une dernière
retrouvaille! On voit par excellence comment le royaume
temporel rejoint le royaume spirituel dans l'histoire de
Joseph en Egypte telle que Péguy la conçoit dans "Le Mystere
des Saints Innocentsw.
ConsidBrons le message dans cette partie du "Myst&re des
Saints InnocentsN qui se rapporte b Joseph en Egypte. Il y a
toujours un va-et-vient entre Chanaan e t Egypte. Le pàre veut
toujours reunir ses douze fils. Les réconciliations sont
necessaires. Sur le plan biblique les douze tribus d'Israël
doivent se reunir. A propos du monde moderne il faut guérir
les ruptures soit dans notre propre famille, soit dans la
famille humaine. La famine est toujours un point de départ
pour nous indiquer la faim spirituelle. Peguy nous suggàre une
certaine richesse spirituelle dans la simplicité ou
"pauvret&*, une vie qui n'est surchargée ni des choses ni des
divertissements. Péguy chante un "Cantique nouveauw qui est
basé sur la reconciliation, la paix, la justice, avec une
pens&e pour le service offert à autnii afin dtall&ger leur
fardeau, et pour diminuer la douleur qui existe au monde.
Aux yeux de Péguy si même un seul enfant est perdu,
massacré, éloigné du Père, c'est trop. Dans l 'Ancien Testament
il y a des sacs de grains 8 lier; dans le Nouveau Testament il
y a toujours des sacs de vertus a lier. Péguy souligne la
vertu de l'honnêteté dans nLe Mystgre des Saints InnocentsN
car il ne cesse d'insister sur l'idee que les frères doivent
régler leur compte parce qu'ils ont reçu les sacs de grains
meme si en examinant les sacs ils trouvent que leur argent est
encore l i 6 à l'ouverture du sac! L'Intendant leur dit qu'il a
déjà reçu son argent, et de l e considerer comme un cadeau de
Dieu. Dans ce cas-là Dieu et Joseph travaillent ensemble, car
c 'est Joseph qui ordonne qu'on retourne 1 'argent b ses frères.
Enfin, dans le poème de Péguy, Dieu, le narrateur du
"Mystere des Saints Innocentsn, constate qut il est présent
dans le temporel éternel.
Ainsi, dit Dieu, tout se joue trois fois. Le prophéte parle avant.
Mon fils parle pendant. Le saint parle après.
Et moi je parle toujours.
Et c'est ld que l'on voit que mon fils est le centre et le coeur et la voQte et la clef
Et la nef et le croisement de l'axe,
E t le point de 1 'articulation. Et le gond qui fa i t tourner la porte. Le prince des prophetes et le prince des saints.
Le prophgte, le juste vient devant. Mon fils vient pendant. Le saint vient après.
Et moi je viens toujours.
Et llEglise, qui est la communion des saints et la communion des fideles vient aussi après, vient aussi toujours93.
Jésus est au centre de la foi catholique aux yeux de Péguy.
C'est Lui que Dieu nous a envoyé pour améliorer la condition
humaine. D'ailleurs 1'Eglise et ses enseignements sont
~ O U ~ O U S 13 aussi bien que le Saint Esprit qui donne le
souffle sacré h son Eglise. L'Eglise est, pour Péguy, le corps
mystique otî travaille la prQsence du Christ. PQguy chante
ainsi l'unique nef, la barque de Pierre; par touches
successives, Péguy manifeste le grand realisme de l8Eglise à.
travers les siècles.
Or, je ne laisserai pas manquer mon Eglise, dit Dieu, je ne la laisserai pas errer, je ne la laisserai pas faillir.
Terre antique dwEgypte qui dors faussement, dit Dieu, qui réellement veilles,
Je m'engage autant dans les commandements de 1'Eglise que dans mes propres
Commandements, Je m'engage autant dans les enseignements de
lVEglise que dans mes propres Enseignements. Je m'engage autant dans une liturgie que je me suis
engage avec Moïse - -
Et que mon fils avec eux s'est engagé sur la montagneP<.
S u r le plan cartésien, il faut toujours maStriser nos
passions, soit d'avarice soit d'oisiveté et les diriger vers
116
le bien, vers la crgation et non pas vers la destruction des
personnes et des choses.
Par sa mastrise verbale P B g u y nous offre de beaux vers
t r B s sublimes qui nous suggerent B la fois le climat oriental,
ancr6, historique, sensuel, le climat de saintete qui s ' y
dgploie également parce qu@ il se réfsre à l'offrande des Mages
à l'occasion de la naissance du Christ,
Déjà l'or, d8jà l'encens, déjh la myrrhes.
Peguy nous laisse 1 ' impression que Dieu dépasse le temporel et continue b nous renseigner aux temps modernes en nous donnant
une pensee, un message, un souffle pour nous orienter vers le
royaume spirituel.
A propos du "thébtre en Egypte" et des trois
protagonistes: Joseph/Proph&te, Jbsus/Proph&te/Saint/Sauveur,
Saint Louis/Saint, Péguy nous laisse le sens de la haute
continuitg de leur message unifie dans "Le Mystàre des Saints
Innocentsu.
il y a un rappel, un écho, un report et comme un retour, qui est Saint Louis. veux dire: Il y a un rappel, un &ho, un report et comme un retour qui sont les saints.
y a un reflet.
y a une lumiere avant, une lumiare pendant, une lumigre, un reflet aprèsg".
A travers la v8rit6 des Rrangiles, des prières, des
sacrifices, et des paroles de ses saints, la lumigre de Dieu
persiste h rayonner pour le Pgguy du nMyst&ren.
117
LDAHCIEH TESTAHEUT -CES DEVMT LE BTOOVBaU TEST-
Dans "Le MystBre des Saints Innocents" Péguy compare et
contraste l'Ancien Testament et le Nouveau Testament. Tout en
présentant ses reflexions et ses méditations sur les livres
saints, le souffle de Péguy reste fidele à l'enseignement de
1 ' Eglise catholique. En rajeunissant 1 'Ancien Testament et le Nouveau Testament dans ses vers, il nous communique un sens
profond de leur continuité, de leur contemporanéité.
Par définition un ntestamentm constitue un message ultime
qu'un é c r i v a i n tient à transmettre à la postérité. Sur le plan
religieux, le terme de "testamentw signifie un pacte, une
alliance. Il est, en passant par le latin de la Vulgate,
devenu testamentum, traduction du grec diathâke qui a le
double sens de testament au sens courant du mot et d'alliance.
L'Ancien Testament ou l'Ancienne Alliance comprend donc tous
les dcrits qui se rapportent a l'histoire de l'Alliance de
Dieu avec le peuple juif. Le Nouveau Testament est le recueil
des ecrits qui concernent la Nouvelle Alliance établie par
Jésus-Christ avec son peuple97.
D'apràs Péguy dans "Le Mystere des Saints Innocentsw,
quel est le rapport entre l'Ancien Testament et le Nouveau
Testament?
Péguy fait, en effet, parallalement une étude de 1 'Ancien
Testament et du Nouveau Testament. Voyons le passage
caractéristique qui suit:
Dans l'ancien testament il y a toujours une pensée vers les richesses, vers les trésors dlEgypte et de Babylonie,
Vers les talents dt or et d argent. Et les richesses, et le trône, et le royaume, et le
gouvernement et le commandement Sont présentés comme le couronnement. Dans le nouveau testament il y a toujours une
pensée, La pensée secrate est vers l'épreuve, et vers la
misere, et vers la pauvret&. Et c f est elle lt6preuve, et c'est elle la missre,
et c f est elle la pauvreté Qui est toujours present6e, Qui est le farte et le couronnement.
C'est elle qui est la dame et la très chere et la tres sainte pauvreté.
Dans 1 @ ancien testament on redoute toujours, il y a toujours une pende
De redoutement vers la famine de la faim. Dans le nouveau testament on redoute toujours Une autre faim inapaisée, Il y a toujours une pensée De redoutement vers une autre famine d'une autre
f aim. Car c est une spirituelle famine. Dfune faim spirituelle.
Ainsi marche 1 'ancien testament devant le nouveau testament.
Ainsi les histoires marchent devant les similitudes.
Et les hymnes et les prières et les psaumes Devant les hymnes et les prieres et les oraisons Et la lente et la longue lignée des prophètes Devant les bataillons serrés, Devant les bataillons carrés Des saints,
ins si marche le gouvernement des biens de ce monde Avant le gouvernement des biens qui ne sont pas de
ce monde.
Ainsi marche le commandement charnel Avant le commandement spirituel.
Ainsi le royaume temporel Marche avant le royaume éternel".
119
Par cette suite d'images nous voyons que chez Péguy il
y a toujours une opposition entre l'Ancien Testament et le
Nouveau Testament. Regardons quelques antithsses. Le royaume
temporel precade le royaume spirituel. Les richesses et les
trgsors dmEgypte et de Babylonie sont anterieurs au royaume
spirituel oil la pauvreté, la misère, et les Bpreuves sont le
"couronnementw et la gloire d'une vie spirituelle.
Voici l'actualité de Peguy. ~ujourd'hui on s'inquiète
beaucoup, par exemple, de la famine en Inde et en Afrique. En
répondant aux demandes semblables, la M&re T h B r è s e de Calcutta
dit souvent que l'Est a une faim physique, tandis qu'il y a
une grande faim spirituelle chez les gens de 1 'Ouest. C ' est la faim de la vgrit6, la faim de la Parole de Dieu, la faim d'une
communion spirituelle.
LIEglise est avec nous de la naissance jusqu'à la mort.
Les hymnes, les prières, et les psaumes des moines et des
fideles sont une supplication h Dieu de la part de la race
humaine. A travers les sigcles il y a toujours des hymnes, des
pri&res, et des psaumes et de nos jours très souvent des
oraisons. En proparation pour le nouveau millénaire le Pape
Jean Paul II nous appelle à une nouvelle évangélisation pour
rechristianiser le monde. C'est un appel h chacun de nous.
C'est un appel pour arrgter les guerres, le carnage, les abus
dans le monde en se soumettant h la loi de Dieu. A la manière
de Péguy, dans "Le Mystèrem, bien se, mais ailleurs, ceux qui
evangelisent dans leur métier soit par leur exemple, soit par
12 0
leurs travaux révèlent la bienveillance du plan de Dieu et
gardent le dépot de la foi, la vgrité.
Consid6rons un peu la pertinence de certaines de ces
antithèses peguystes: royaume temporel/royaume eternel; faim
physique/faim spirituelle; prophhàtes/saints; commandement
charnel/commandement spirituel. Sur le plan esthétique les
images de Péguy se developpent et se prolongent et
approfondissent notre compréhension de la Bible qui est un
seul Livre. Dans "Le Myst&rew de Peguy l'Ancien Testament et
le Nouveau Testament se complètent et s'éclairent
mutuellement: s'il y a opposition et antithgse, il y a aussi
interdépendance, réciprocité, progression.
Ensuite dans ce passage qui se rapporte à l'Ancien
Testament et au Nouveau Testament dans "Le Mystère des Saints
Innocentsn nous voyons et nous allons mieux voir tout
l'heure, que les déplacements dans le désert des Israëlites
prgfigurent le fondement de ltEglise catholique, et
symboliquement les "tentesw des Israëlites deviennent pour
Péguy les "tabernacles*, reposoirs de Dieu dans nos Eglises.
Sur le plan biblique Origène constate que les tentes que
l'on déplie et replie dans le desert deviennent les maisons
bâties en mat4riaux solides sur la terre de la promesse.
DWapr&s Origène ces maisons symbolisent la perfection,
édifices solides, tandis que les tentes d'Israël figurent
cette sarie de connaissances échelonn6es, dont le progres
jalonne la marche h la perfection. S ' y articule le passage des
ténèbres de l'erreur à la lumisre de la véritég9,
PBguy a l'espritde synthése et il nous rappelle souvent
exactement le rapport entre lVAncien et le Nouveau Testament
dans *Le Mystsre des saints Innocentsm. L * Anci en Testament
annonce et prépare le monde pour le Nouveau Testament.
Ainsi 1 ' ancien testament est 1 appariteur et le fourrier
Et le préparateur et l'annonciateur du nouveau testament.
C'est lui qui lui prépare les voies, c'est lui qui lui fait sa maison.
C'est l'ancien testament qui fait dans le désert - La longue voie temporelle. C'est l'ancien testament qui patiemment bdtit La maison temporelle, Voici, i 'envoie mon anae devant ta face. m i
pr6~arera ton chemin devant toila.
U n e image engendre dl autres images. P6guy m e t en valeur les
anges en tant que wmessagersw de Dieu. LtAncien Testament est
symetrique du Nouveau Testament ; 1 Ancien Testament etablit un
Bquilibre avec le Nouveau Testament. Jesus y est "la clef de
voQtew selon le poème de Peguy.
C'est comme une belle voQte qui monte des deux cotés vers la clef de voQte.
Et Jésus est la clef de voQte. Ainsi est la voQte de cette nef.
Et la pierre qui monte suivant la courbe de cette nef,
DBcidant, dessinant, d'avance et à mesure, la courbe de cette voQte,
Formant la courbe de cette voûte, La pierre qui monte du bas s'avance hardiment, Et fidelement et sullement, En toute sécurité sans aucune inquiétude, Parce que montante elle sait très bien Qu'elle trouvera la clef de voQte exacte au rendez-
vous, A la juste intersection, au sacré croisement et la
clef de voûte, c'est Jésus,
Et ensemble toute la voQte soutient et porte et hausse et maintient la clef
Comme une énorme épaule ronde qui sans cou soutiendrait une seule tête mais la clef seule,
La clef qui paracheve, Seule aussi ensemble est ce qui soutient seule la
voate et le tout. Et la dernière pierre avant la clef est Jean le
~aptistel~l.
Encore une fois c'est l'actualite de Pdguy qui me frappe!
Juste avant le troisième milMnaire le Pape Jean Paul II
déclare l'an 1997 l'an de Jésus, 11 faut se réconcilier et
mediter sur l a vie de Jésus. La lecture du "Myst&re des Saints
InnocentsnB nous fournit des images inépuisables h cet égard.
En réfléchissant sur ses vers d'autres images que celles déjà
explorées frappent l'esprit de cette lectrice. Le corps de
1 homme est en forme de croix, et le bois de la croix vient de
l'arbre. Jésus est un charpentier, et Nelson nous suggère que
nous sommes les charpentiers de notre vie. Il ne s 'agit pas de
"rebrousser le cheminn, mais comme pour Jean le Baptiste c'est
a nous de wbalayer le cheminw avant le 2 0 0 0 ~ anniversaire de
Jésus Christ.
Péguy continue cette derniere strophe comme suit:
Mais la premigre pierre apris la clef est P i e r r e le fondateur es Pierre et sur cette nierre.
Et il fut crucifié la t&te en bas, C'est-h-dire en redescendant. Et comme la pierre est quadrangulaire, 11 y a les quatre angles et les quatre lignes du
carré Et l'on dit selon Matthieu, selon Marc, selon Luc,
selon Jean, C'est-à-dire en suivant la lime de Matthieu, en
suivant la liane de Marc, en suivant la liane de I;uc8
Et en suivant la liane de Jeaq. Et aux quatre coins sont assis le jeune homme, le
lion, le taureau et l'aigle- Car llEglise est quadrangulaire, Comme elle est lapidaire étant fondée sur la
quadrangulaire pierreLoo.
DvaprBs Nelson l'ordre moral sugggre un alignement
g0ométrique qui devient une forme architecturale tres
résistante chez Peguy. Il constate que la voQte revient comme
image de l'ordre dans ce passage du "MystSre des Saints
Innocentsw 00 PQguy analyse la symétrie de la Bible, Ancien
Testament d'un ceté, Nouveau Testament de l'autre et Jésus
comme "clef de voQteN. Pierre, martyr et premier pape de
1 Eglise catholique, thoigne de la Parole de Jesus christ; il
est crucifié d'une maniera redescendante, LvEvangile
quadriforme occupe dans lVEglise une place unique, car les
Evangiles sont le coeur de toutes les ~critures'~. Sous un
certain angle Jesus est chroniqueur de la vie de Dieu, les
Evangiles sont les chroniqueurs de la vie de Jesus, ~oinviïle
chronique la vie de Saint Louis, et Pdguy en tant que l'gérant
des cahiersw est chroniqueur des dvhements au début du
vingtigme siPcleLo<. POguy est en train de garder le depet de
la foi, telle est la mission que le Seigneur a confiee à son
Eglise, à son peuple: charnel, spirituel, temporel, et
éternel.
Dg a p r b Origgne La Loi, les Prophgtes et llEvangile ne
forment pas d'emblée un tout. Jésus seul les accorde et les
assemble et les réunit. Jésus habite avec eux sous une tente
124
unique. Cette tente, c'est laEglise catholique, qui continue
les enseignements de ~ i e u l ~ .
Aux yeux d'Origène l'Ancien Testament, c'est l'ancien
@@Pacteu et l'ancienne Alliance. Il s'agit donc essentiellement
d'un certain rggime de vie, avec sa legislation complète, à la
fois religieuse et sociale, morale et culturelle. Il y a le
principe de ndiscr6tion*, à la fois de moderation et de
discernement qui régit 1 @ explication des Ecritures . L ' ancienne Loi contient des preceptes touchant "la piété et les bonnes
moeursn, que les disciples de llEvangile doivent encore
observer 8 la lettre. Sous ce même vocable de la loi il y a
plusieurs sens: le precepte, le témoignage, la justification,
le jugement. Les promesses faites au peuple par la bouche de
MoXse, sont apparemment terrestres, mais elles sont
llaccomplissement charnel des promesses d'éternité que
llEvangile apporte. Les anciennes promesses entretiennent en
1 'homme un espoir intéresse, qui doit faire place, sous la Loi
nouvelle, h l1esp6rance et à la charitblM. Les deux
Testaments sont comme deux fils de Dieu. L'Ancien Testament,
c'est la perspective d'un royaume temporel et de biens
charnels, qui ne sont encore qu'ombre et figure. LIEcriture
parle aux Juifs d'une terre promise: mais aujourd'hui c'est d
nous qul elle s ' adresse. Dans nLe Mystere des Saints Innocentsw
P6guy nous offre ainsi une ouverture sur le paradis.
Chez le Péguy du nMystère* il y a toujours une idée de la
mise en marche de l'humanité vers Dieu. Sur ces routes
125
romaines, preparges pour lui, Jésus vient lancer son @%antique
nouveauw et au lieu de soldats il a des messagers. Le cortsge
de lnEvangile, sur les voies triomphales de Rome n'est pas un
cortege de gloire temporelle, mais de soifs et de faims, de
peines spirituelles. Mais avec ces missres viennent des
grâces. L'âme reçoit, dans sa dgtresse prof onde, la prike, la
contemplation et les sacrements. Toute cette séquence des
routes a des variantes et des thèmes accessoires qui sont la
source d admirables beautés poétiques. La filiation des themes
inspire des strophes merveilleuses car Jésus tresse un nouvel
écheveau. Les voies romaines, partant de la Ville capitale et
rayonnant sur l'univers connu, apparaissent comme la brisure
en Btoile d'une vitre. Grace b la Rédemption cette étoile est
sur la rotcnde de l'univers. L'étoile des routes devient
l1itin6raire des apdtres, et l'itinéraire m&me de Dieu
redescendu dans sa cr6atiodm. L ' image des routes donne
naissance h trois grands développements dans @@Le Mystère des
Saints Innocents8*, à une triple mystique à la fois antique,
juive, et chretienne. La liaison du corps et de l'âme est
toujours pour Péguy un sujet d'étonnement.
"Saint Louism, Grand Larousse UniverseL 1982 ed., XI: 6405.
* Péguy, nSaints Innocents" 719.
Gerard Sivgry, Saint Louis et son SigcJe (paris: Talandier, 1983) 21.
' Péguy, "Saints InnocentsN 716. ' Charles Péguy, "Les Suppliants Parall&lesw Oeuvres en
Prose de Charles Pécruv 1898-1908 Pléiade (Paris: Gallimard, 1959) 904.
' Paul Labal, Le Sigcle de S a i n t ~ouis (paris: P r e s s e s Universitaires de France 1972) 126.
Péguy, %aints Innocentsw 739.
'O Noël L. Corbett , (Qeebec: Naaman, 1977) 11.
Corbett, Saint ~ouis 47.
l2 Jean Joinville, ~istoire de Saint Louis (Paris: Kachette, 1938) 25-26.
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* Joinville, Iiistoire 8.
" Charles Peguy, "A Nos Amis, A Nos AbonnésH Pleiade (Paris: Gallimard, 1961) 50.
Joinville, ~istoire 1.
l9 Sivéry, Saint Louis 594.
20 Roy Jay Nelson, Pemw. iioète du sacré (paris: Cahiers de lWAmitié Charles Péguy, 1960) 43.
2' Péguy, "Saints Innocents" 740-741.
Charles Peguy, "Notre PatrieN Oeuvres en Prose de Charles Peuuv 1898-1908 (Mayenne: Pleiade Gallimard, 1959) 814-815,
* Pgguy, 'Saints Innocents" 741-742.
a Pbguy, "Saints Innocentsn 742.
C h a r l e s Pbguy, "De la G l o i r e temporellen Oeuvres en prose de Charles Peauv 1898-1908 (Mayenne: Pléiade ~allimard, 1959) 1178-1179 .
" Pgguy, "Saints Innocentsn 741.
P i e r r e Barberis, "Peuple et pro16tariatw (Paris: L e s C r i t i c n i e s de notre temns et Pguuv; Garnier Frères; prés. Simone Fraisse, 1973) 173.
B a r b e r i s , "Peuplew 174.
3o Barbéris, @@Peuplem 176.
31 Nelson, Poéte du Sacré 2 0 4 .
36 C h a r l e s Péguy , wZangwilln Oeuvres en Drose de Charles P6mw 1898-1908 (Mayenne: Pleiade Gallimard, 1959) 711-712.
* Blanc, Un Stnicturalisme chrgtien 2 0 .
39 Blanc, Claudel 21.
40 Jean-Bertrand Barrgre, Claudel: Le Destin et lvoeuvre (Paris : Soci6ttB dl Enseignement SupQrieur, 1979) 17.
Pgguy , "Saints Innocentsn 699.
'* Péguy, "Saints Innocents" 699.
a Péguy, "Saints Innocents 7 0 2 .
Catéchisme de lgEalise Catholiuue (Canada: confbrence des Evéques catholiques du Canada 1993) 59.
*( Paguy, "Saints Innocentsw 703.
" PQguy, "Saints Innocentsn 703. " Péguy, "Saints Innocents* 703. Jean Delaporte, Connaissance de P é a v tome 2 (Paris:
Plon, 1959) 43.
49 PPguy, "Saints Innocents* 704.
50 Péguy, uSaints Innocentsgt 704.
Pgguy , "Saints Innocentsn 704.
Péguy, "Saints Innocentsw 7 0 5 .
Péguy, "Saints Innocentsw 706.
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' Barbier, Le Style 324. " Barbier, &e Stvle 324. j8 Simone Fraisse, "LtInfluence des Parnassiens sur les
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" Fraisse, wParnassiensn 51. B r u n o Latour, "Pourquoi PBguy se repgte-t-il? Péguy
est-il illisible?" Péguy Ecrivain: Colloque du centenaire de la Naissance de Péguy Orléans September 1973 (Paris: Klincksieck, 1977)
Latour, *P&guy est-il illisiblelgt 80.
62 Duployé, La Religion 322.
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" Nelson, Sacre 106.
" Péguy, "Saints Innocents* 797. " PBguy, "Saints Innocentsw 797. " Pgguy, "Saints Innocentsn 798.
Pbguy, "Saints Innocentsn 798.
'l Pgguy, "Saints Innocentsn 799.
Peguy, nSaints Innocents" 799.
PQguy, "Saints Innocentsn 799.
74 Pgguy , "Saints InnocentsN 800 .
'.' Péguy, ggSaints InnocentsN 749. 76 PBguy, "Saints Innocentsn 749.
Pgguy, %aints Innocentsw 750.
" Péguy, nSaints Innocentsw 752. Péguy, "Saints Innocentsw 753.
'' Pbguy, "Saints Innocents" 754-755.
8~ P6guy, "Saints Innocentsn 756-757.
84 Péguy, Vaints Innocentsn 7 5 7 .
" P&guy, "Saints InnocentsN 759. Pgguy, "Saints Innocentsn 759.
" Péguy, mSaints Innocentsm 761-762.
90 Peguy, "Saints Innocentsm 763.
Peguy, "Saints Innocentsw 770.
" Péguy, "saints Innocentsm 775.
" Peguy, "Saints Innocentsn 800-801. PBguy, "Saints Innocentsn 801.
95 Pgguy, "Saints Innocentsn 763.
" Peguy, %aints Innocentsn 796-797.
"Testamentm, Grand Larousse Universel 1982 ed. 10/70.
g( Péguy, *Saints Innocentsm 778-779.
99 Orighe, Homelies sur l'Exode ( P a r i s : Cerf, 1985) 104.
Peguy, "Saints Innocents* 7 8 0 .
'O' Péguy, "Saints Innocentsn 782.
lm Peguy, "Saints Innocentsm 782.
Nelson, Pogte du Sacre 189.
" Nelson, 2 0 0 -
'" Origène, Homélies 23. lM Origgne, HomGlies 43.
lm Albert BQguin, J2Eve de Pécniv, ( P a r i s : Cahiers de llAmitié Charles P&uy, 1948) 189.
nnP1- IV* 8BY8 DU MYSTRnn
Dans "Le Mystère des Saints Innocentsn nous entrons dans
les mystères profonds de notre existence, de la foi
catholique, et de la Messe. Dans cette dernière partie t rès
brgve d'ailleurs nous allons explorer le sens d'un triple
mystère. Plus précisément nous examinerons les mystgres de
l'Immaculée conception, de l'Incarnation, et de la Rédemption
par rapport au "Wystére des Saints Innocentsn.
Un nouveau lyrisme y prend forme. Nourrie par le
symbolisme biblique, la podsie de Péguy y jaillit, Bclatante
et dense. Péguy nous explique le langage des choses autour de
nous, qui depuis le jour de la crea t ion ne cessent de parler.
Ces thèmes, que Péguy respecte et personnalise à la fois,
s'entrelacent, se fgcondent, et poussent jusque a ce qu'ils
apparaissent comme la Bible vivante de ce grand pogte.
Dans la descendance dtEve, Dieu choisit la Vierge Marie
"Pleine de grâcew pour dtre la M S r e de son fils. Elle est le
fru i t le plus excellent de la Redemption. Dès le premier
instant de sa conception, elle est totalement préservee de la
tache du peché originel. Elle est rastee pure de tout pbché
personnel tout au long de sa vie. Par son obéissance, elle
devient la nouvelle Eve, spirituellement M & r e de toute
1 ' humanit6.
Dans "Le Mystke des Saints Innocentsw Péguy décrit Dieu
qui est tout proche de nous, et qui nous aime tendrement, mais
qui à cause de cela est exigeant. Dieu est vivant, et auss i
132
Dieu est notre créateur. Chez Péguy Dieu est en plein
fonctionnement, et nous guide par le souffle du saint-Esprit.
Enfin nous avons la croix, 1 ' instrument supréme de salut. Voici l'aurore du jour de Pdques. La RBsurrection est un
évhement unique dans l'histoire du monde, et elle domine de
rayonnante splendeur dans "Le Mystgre des Saints Innocentsw.
L ' m C U t B B COHCEPTIOBT
PIlerin de Chartres, tout au long de ses oeuvres Peguy
chante la Vierge Marie, une femme unique au monde, et ceci
avec une tendresse, une admiration, et un enthousiasme
inegalables. D'apras Saint Thomas d'Aquin rappelons brievernent
la doctrine de llEglise à ce sujet. Le privilege de
l'Immacul6e conception préserve la M&re de Dieu, et des le
premier instant de sa conception, de toute souillure de péché.
La doctrine nous affirme sa virginite perpétuelle, avant,
pendant et apres la conception du fils de Dieu.
Sa maternité divine lui fait mettre au monde, par le
souffle de l'Esprit-Saint, un homme qui est en même temps un
Dieu. Elle est CO-rédemptrice du genre humain, par son
acceptation et son union totale b la Passion de son fils.
Reine du Ciel, elle est montee en corps et en &ne au ciel
aprh son trépas, et elle est couronnée par la Trinité elle-
même. Elle est la mediatrice de toutes les graces. LWEvangile
la presente à l'Annonciation, à la Visitation, a tous les
épisodes de l'enfance de Jésus depuis sa Nativité jusqu'au
Calvaire et à la ~entecBte*.
133
Premier 8gtabernaclen de Dieu, Péguy chante ce lys avec
fraxcheur: les splendeurs de la Vierge, sa beauté suprême, son
r&le dans ltEglise. Apres la chute, les générations se
succédent et du milieu des épines jaillit enfin sur le sol
déshérité le lys réalise de 1~Immaculèe Conception. En tant
que symbole dans ''Le Mystere des Saints Innocentsw Peguy nous
montre que toute paternitd est en Dieu, toute maternité est en
Marie. Notre foi est illumines par le triomphe du Christ.
L'innocence et la puret4 des "Saints Innocentsn s'opposent à
la corruption des temps. Dans la symbolique chretienne les
"Saints Innocentsw sont semblables à l'Agneau et à la Vierge
Marie. LnEglise les appelle "fleurs des martyrs1'.
L ' IHcAmmTIOBT
C'est la Vierge Marie qui représente toute notre humanité
h 1@ Incarnation. Elle s 'ouvre en consentant au don de ~ieu, en
disant son f i a t a l'ange de lV4.nnonciation, en croyant à la
parole de Dieu, en concevant en elle la Parole, le Verbe. Le
fils de Dieu descend du ciel, mais en naissant de la Vierge
Marie. Ainsi La Vierge Marie porte en elle celui qu'elle
attend. On y trouve une merveilleuse définition de
l'esperance. Espérer, ce n'est pas attendre quelque chose
d'étranger, d'extérieur. EspBrer, c'est posséder ce qu'on
attend et c'est attendre ce qu'on poss&de. Nous possédons
Jésus, puisqu'il est né il y a deux mille ans et qu'il est
prasent en nous et parmi nous par la fo i , par la parole, par
134
leEglise, par les sacrements et principalement par
1 ' eucharistie2. Mais espérer, c'est aussi attendre. Nous possédons JBsus.
Il est nB depuis longtemps, il a fait sa demeure parmi nous,
mais nous l'attendons encore. Nous attendons que son ràgne,
"le printemps de la grâcem, arrive. Nous attendons son retour
qui va achever son oeuvre, encore B peine commenc6e a cause de
notre manque de foi , et de notre manque d%nour.
La Vierge Marie, la nouvelle Eve, est le grand ternoin de
notre espirance. Elle n'est pas notre espérance, car notre
espérance est Dieu, c'est Jésus Christ, uniquement. Mais la
Vierge Marie est le grand témoin de notre espérance parce
qu'elle est le témoin de la f idelit6 de Dieu à ses promesses3.
LA REDBHPTIOM
La Rédemption nous vient avant tout par le sang de la
Croix, mais ce mystsre est à l'oeuvre dans toute la v ie du
Christ. La résurrection du Christ est étroitement liée au
mystere de l'incarnation du fils de D i e u . Elle en est
l'accomplissement selon le dessein éternel de I)ieu4.
L'existence terrestre est une image de l'existence
celeste, le charnel est une image du spirituel, le temporel,
une image de l'éternel. T e l est le sens radical, l e sens
profond, 1' intuition centrale de la théologie de Peguy: le
rapport affinitaire, réciproque, non oppositionnel du charnel
et du spirituel. Cette unita du destin et de l'oeuvre de Péguy
est la marque la plus évidente de son esprit. Il est
135
rgvelateur que les trois Wyst&resn, "mew et les
mTapisseriesm fassent une si grande place à la Passion du
Christ. Péguy est rené à la grâce chr&tienne, au pied de la
croix. Jdsus et Peg~y sont bien en place, 1 'un et 1 autre, sur
"l'axe de d6tressens. Le monde intérieur de Péguy, axé sur
deux ou trois foyers immuables, est une mine fnepuisable
d'images, de mots, de rythmes significatifs, et des que Péguy
ouvre les vannes au flux du langage, son effusion lyrique
amène au jour mille suggestions. Le r81e de la philosophie
bergsonienne dans ltitin8raire chrdtien de P6guy est de
faciliter 1 ' étude des thèmes, surtout de 1 'esperance et de l'abandon àI la volonte de Dieu.
D'après Duployé l'espérance florale du printemps
communique avec l'esperance mystique de la Pâque. Le
vocabulaire bergsonien fournit à Péguy un moyen d'analyse et
d ' expression. A plusieurs reprises dans "Le Mystàre des Saints Innocentsn nous voyons que l'attente du PBre de l'enfant
prodigue n'est pas vaine. Péguy nous suggBre que le fils
revient a la maison. Les cloches de Pdques peuvent sonner6.
Sur un autre registre l'enfant est chargé de la rggéneration
permanente de ce tissu humain et chretient paroissial et
national. Nous avons d8jà vu plusieurs fois l'importance des
paralleles comme caractéristiques de la démarche
intellectuelle de Pbguy. Tout se recoupe et s'entrecroise dans
sa poétique unificatrice, multiple et une.
' Claudel, Je Crois en Dieu, 109-110.
A. M. Roguet, Le T ~ ~ D s de l ' e s~&ance (Par i s : Les Editions du Cerf, 1958) 60-61.
' CECC, Catéchisme 113. Duploy6, Relicrion 137.
Duployé, Pelxnon . 283.
Le souffle sacre est partout dans "Le Mystgre des saints
Innocents* . A travers le thème de l'enfant nous voyons la
valeur d'une innocence qui se rapproche de l'innocence
originelle. 11 y a aux yeux de Pdguy quelque chose de sacra dans la famille, dans les origines, dans les ancetres. Dieu
est Pere de la famille humaine, et h travers son dialogue avec
l'homme dans "Le Mystère des Saints Innocentsw nous touchons
au thème de lméducation qui est un sacerdoce. La formation de
l ' e s p r i t de l'homme et de sa liberte doit selon Peguy
smaccorder avec les wCommandementsm de Dieu. Effectivement
l'éducation forme l'esprit d'un enfant et par extension forme
l'esprit des familles et d'une nation.
Dans "Le Mystere des Saints Innocentsm on entre dans le
mystère de notre existence et dans les profonds mystgres de la
foi catholique: Incarnation, ~édemption, Immaculée conception.
Apres la chute Dieu envoie son fils sur terre, pour y naitre,
y souffrir, y mourir. Voici lm insertion de Dieu dans le
temporel qui fascine Plguy, l'insertion de l'éternel dans le
temporel. Pendant trente ans Jesus mene une vie privge très
humble et travaille comme charpentier. Pendant trois ans il
mène une vie publique chantant ce que Péguy appelle un
"Cantique nouveaun: amour et respect du prochain, ce qui
reflète 1 'amour que Dieu a pour nous. Jésus est trahi,
perskuta, mis à mort. Péguy smen dtonne parce que le fils de
Dieu, en tant que deuxième personne de la Trinite Sainte, est
138
Dieu et qu'il a vecu parmi noue, c'est-&-dire dans la
condition humaine . Dans "Le Mystère des Saints Innocentsw Péguy souligne b
quel point Jesus est la parfaite imitation de l'homme.
Parallèlement Jesus Christ est chroniqueur de Dieu, Joinville
est chroniqueur de Saint Louis, et Pbguy, "g6rant des
cahier^'^, est chroniqueur des év6nements du début du vingtiikme
sigcle. Jésus est le modèle de la vérité, et Péguy nous
rappelle la vérité dans "Le Mystère des Saints Innocents".
L'amour de Dieu et la vérité rayonnent dans "Le Mystère des
Saints Innocentsm, et nous trouvons que 1Wnitie et
l'espérance ne sont que des aspects de l'amour de Dieu, les
points d'appui de sa grâce.
Par ses ressources les plus profondes, Péguy chante c e t t e
"petite espérancew qui ne trace jamais sa route en suivant les
chemins de la terre que pour aller de l'avant b la rencontre
de l'avenir et de son mystsre. A travers "Le Mystère des
Saints Innocentsw Péguy nous capte par le chant de son
invincible esperance, qui depasse toutes les voies du
dgsespoir et de la revolte montant des profondeurs du mal
universel humain . Le monde moderne repousse souvent ce qui fait la grandeur
des &poques antgrieures, exalte le progres matgriel pour
donner le change à l'infériorit6 morale. Au nom de la liberté
le monde moderne crée de nouvelles servitudes, et le coeur
moderne ouvre toutes les portes des renaissantes harasies.
139
Pdguy ne peut pas s'y soumettre. Sa dignite dlhomme proteste
contre cet avilissement sans précédent dans l'histoire de
1 ' Occident chrgt ien . PBguy nous donne un &clairage nouveau face au thème
pascalien de la misgre de l'homme sans Dieu et de la grandeur
de l'homme avec Dieu. La souffrance profonde de l'homme
moderne donne h l'homme l'impression d'un vide, d'un dasert,
d'une solitude écrasante qui peu a peu se creuse en lui. Ainsi
le Christ se présente dans le monde d'une maniere explicite et
distincte. Dans "Le Mystère des Saints Innocentsw Pgguy ne
nous donne pas une impression thgorique, conceptuelle de
Jesus, mais une concrétisation de sa vie. L'art poétique de
Péguy cherche ainsi d nous offrir le message authentique de
JBsus, de son "Cantique nouveauw, pour remédier aux problsmes
de l'homme existentiel. La Bible pour Pgguy est une des
grandes sources de notre culture auprès des livres de la Grèce
et de Rome et a des caractàres pogtiques dont le génie de
Péguy fournit un authentique renouvellement.
Le Christ est ne au temps de la domination romaine. A cet
égard tout le monde antique s'ouvre devant Jésus. Israël
semble constituer le berceau de Dieu. Rome nous donne la
répartition du monde oCL Dieu peut mouler son nouvel empire.
Jesus reçoit de Rome un héritage temporel.
L'héritage romain est ainsi immense aux yeux de Péguy.
Rome a servi de vehicule aux civilisations orientales et par-
dessus tout h Israël et à la Gràce; elle constitue un vaste
140
patrimoine. Considerons , par exemple, trois cléments
importants: la légion, la route, la langue. Le soldat ouvre
les routes, ces voies romaines, étoile rayonnante, qui conduit
les missionnaires chrétiens jusqu'aux confins du monde
civilisé,
Le soldat repand partout la langue latine, la déclinaison
latine pour laquelle Péguy garde une tendresse de coeur. La
prose latine lui semble encore plus belle aprgs qu'il se met
à lire dans le texte original la Vulgate et le bréviaire. Le
plus beau titre d 'honneur du latin est dt gtre devenu la langue
liturgique, et Peguy n'hésite pas ainsi a employer le latin
dans "Le Mystère des Saints InnocentsN.
Le monde antique est une promesse, une préfiguration du
monde chretien. Israël et Rome: Péguy essaie dans "Le Mystere
des Saints Innocentsn d'accorder la nature et la grgce, le
temporel et le spirituel. Sur le plan poetique Israël reste le
berceau de la Chrétienté, et Rome nous donne la forme en creux
du navire. Jésus, pour Péguy, hérite non seulement de la
puissance romaine, mais aussi des nnaufragesn.
C'est par la transfiguration de la grdice que les ages
révolus sont sauvés du naufrage et reinstallés dans la
perspective du temporel justifié et gternisé. Mais Pgguy
depasse la pensae de Bergson. Sur le plan thgologique Pgguy
renouvelle l'idée chretienne que tout le passe est present, et
tout l'avenir également, et ils tiennent ensemble dans cette
fine pointe de l'éternel prgsent, lieu de ll?tre divin sans
141
cesse renaissant. A cet egard les articulations des mystBres
divins se reflgtent dans sa poésie.
Sur le plan cart6sien Péguy nous présente une
transposition poétique des vérites de la foi catholique dans
"Le Mystgre des Saints Innocentsm. Il rappelle aux Français
que l a France est une nation chrétienne, la fille ain8e de
1'Eglise. Le royaume de Dieu commence sur la terre, et c'est
à eux de la def enàre.
Dans "Le Mystere des saints Innocentsw Péguy nous
rappelle que l a vocation de la France est de promouvoir dans
le monde une juste idée de la liberté selon la perspective
d'un sentiment chritien, Sur le plan chrétien ce pays oil naXt
Peguy est la gardienne de la foi et de la charitg et
certainement de l'espérance. Puisque la France est la fille
aXn8e de llEglise il est indgniable qu'elle a la garde de
cette liberte qui est la condition même de la grâce. La grande
figure emblématique de Pdguy est Jeanne d 'Arc. Dans son chef - d ' oeuvre qui s intitule "Jeanne d ' Arcet elle exprime le message
de Péguy: Var il ne se peut pas que les Français so ient
lâches, / Mais ils ont oubli6 qu'ils étaient courageux."
Charles Peguy encourage le peuple français 8 repousser tout
modernisme du coeur et h rejeter ces modernismes intellectuels
qui saparent l'homme de sa famille humaine. La France a
réalisé sa vocation au cours de l'histoire, et Péguy exige des
hommes vivant h l'intérieur de ses frontibres un patriotisme
de communion, marque par la foi, la charité, et l'espérance.
A la fin de notre étude du "Mystère des Saints Innocentsw
nous comprenons mieux le sens de ce mystère. Apras la
naissance de 1 ' enfant Jbsus, Herode donne 1 ordre de massacrer
tous les enfants de moins de deux ans. Pour que la mission du
Christ, Sauveur du monde, soit accomplie, la Sainte Famille
fuit en Egypte. Sur le plan esthétique c'est un sujet qui
exige que toutes les facultes conscientes de l'intelligence et
du coeur se soumettent à la majaste, au mystère et a la
justice du divin.
Dieu aime tendrement les "Saints Innocentsm parce que
%es cent quarante-quatre mille enfants n'ont eu qu'à naitre
et rien de plusw.
Heureux les immaculés dans la voie, peati immaculati in viql.
Tout neufs, en sortant des mains de Dieu ils restent sans
nflétrissuresw h cause de leur brave vie.
Heureux les immaculés dans la voie. Beati immaculati in via. Sera-t-il dit, dit Dieu, que de tant de saints et
de tant de martyrs Les seuls qui seront réellement blancs Reellement purs. Les seuls qui seront réellement sans tache ce
seront Ces malheureux enfants que les soldats d'Hérode Massacrèrent au bras de leur mère2,
Il y a tant d'autres martyrs qui ont mené Wne vie d'exercice
et de pri&rem, "une vie d'&preuvem, "une vie d'humilitP, l'une
vie de vertu", mais ces cent quarante-quatre mille enfants
seuls peuvent chanter le "Cantique nouveaun et mourir pour le
Christ.
Christianus sum, i e suis chrétien, ce cri du t6moignage3
C'est l'éminent et l'unique privilgge des "Saints Innocentsn
aux yeux de Péguy.
Tout est rdsonance symbolique et mystérieuse chez Péguy.
Dans *Le Mystere des Saints Innocents" Pdguy souligne la
signification de cette offrande précieuse de toute leur vie.
Effectivement Dieu d o ~ e plusieurs raisons pour aimer
tendrement les "Saints Innocentsm. Leurs yeux se sont à peine
ouverts b la lumière du soleil terrestre. 11s sont
contemporains de son fils, et leur innocence ressemble à
l'innocence de l'Agneau. Sur leurs làvres ne viennent jamais
"ce pli d'ingratitudem, "cette blessure du vieillissement1'.
Ils sont wmassacrés pour luim, "en son lieun, "à sa placew.
Et puisqu'ils ont 6té trouvés semblables a mon fils exactement ài l'heure de ce massacre.
A present, c'est pour cela qu'à. prQsent ils sont trouvQs semblables h l'Agneau dans cette gloire éternelle4.
Pdguy nous donne une ouverture sur la gloire éternelle.
i~sum secnuitur Amum sine maculq ils suivent 1'Acmeau lui-m&me sans tache
(et le texte est tel, mon enfant, que c1est ensemble l ' A g n e a u qui est sans tache
et eux avec lui qui sont sans tache5)
Les "Saints Innocentsn sont une sorte d'%quivalencew, une
sorte de wbalancementn, car ils ont payé pour le fils de Dieu.
Ils sont "en représentation, en substitution, en remplacement
de luiN. L' Eglise les nomme "fleurs des Martyrsm.
SALVETE flores Martvrum,
Salut FLEIÏRS des Martyrs.
Couchés sur le chevalet, liés au chevalet comme des fruits lies a l'espalier Les autres martyrs, vingt siècles de martyrs Les siècles des siècles de martyrs Sont littéralement les fruits de saison, De chaque saison 6chelonnés sur l'espalier Et notamment des fruits d'automne Et mon fils même fut cueilli Dans sa trente-troisième saison. Mais eux ces
simples innocents, Ils sont avant les fruits mêmes, ils sont la
promesse du fruit, Salvete flores H a r t v r u m , ces enfants de moins de
deux ans sont les fleurs de tous les autres nartyrs6.
L'Eglise les célèbre ainsi toujours dans la liturgie.
L e dimanche de la Passion n'est que pour eux, parce qu'ils furent la première Passion.
Le dimanche des Rameaux n'est que pour eux, parce quf ils sont le rameau même qui a porté tant de f n i t s ,
Et le dimanche du jour de Pâques n'est que pour eux, parce qu'ils sont ressuscités.
Ils sont l a fleur de l'aubépine qui fleurit pendant l a semaine sainte
Et la fleur de 1 'avant-courrière épine noire, qui fleurit cinq semaines plus t 8 t
Ils sont l a fleur de toutes ces plantes et de tous ces arbres rosacés.
Promesse de tant de martyrs ils sont les boutons de rose
De cette rosée de sang7.
Le souffle sacre de Peguy transfigure toutes les dimensions
données. 11 ouvre les portes de la beatitude é t e r n e l l e . Au
Paradis les Saints Innocents jouent avec leurs couronnes et
leurs palmes de martyrs; Dieu les laisse faire tout ce qu'ils
veulent. Sur le plan sp ir i tue l Péguy dgcrit une union mystique
otl la volonté des enfants s'accorde parfaitement avec la
volonté de Dieu. Les Waints Innocentsn sont les "imitations
éternellesw de l'enfant Jésus.
MmES
' Peguy, "Saints Innocentsn 803. Pbguy, "saints Innocentsw 803.
' Péguy, "Saints Innocentsn 809.
P&guy, "Saints Innocentsn 815.
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EWTN ( E t e r n a l Word Television Network) . Fine programming presenting authentic Catholic teaching , doctrine, and liturgy emitted seven days a week, 24-hours a day reaching al1 corners of the world via satellite. Reveals the urgent message of preparation for crossing the threshold of the new milleniun to Ecclesiq around the word and offers the message of hope and which has been of great inspiration to my research. Bnitted from Our Lady of the Angels Monastery, a cloistered Poor Clare community in Irondale, Alabama.
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