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Page 1: Mary BaloghMary Balogh Après avoir passé toute son enfance au pays de Galles, elle a émigré au Canada, où elle vit actuellement. Ancienne professeure, c’est en 1985 qu’elle
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Mary Balogh

Après avoir passé toute son enfance au pays de Galles, elle aémigré au Canada, où elle vit actuellement. Ancienne professeure,c’est en 1985 qu’elle publie son premier livre, aussitôt récom-pensé par le prix Romantic Times. Depuis, elle n’a cessé de seconsacrer à sa passion. Spécialiste de romances historiquesRégence, elle figure toujours sur les listes des best-sellers du NewYork Times et a reçu de nombreuses récompenses.

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L’échappée belle

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Du même auteuraux Éditions J’ai lu

Duel d’espions (Nº 4373)

Le banni (Nº 4944)

Passion secrète (Nº 6011)

Une nuit pour s’aimer (Nº 10159)

Le bel été de Lauren (Nº 10169)

La maîtresse cachée (Nº 10924)

CES DEMOISELLES DE BATH

1 – Inoubliable Francesca (Nº 8599)

2 – Inoubliable amour (Nº 8755)

3 – Un instant de pure magie (Nº 9185)

4 – Au mépris des convenances (Nº 9276)

LA FAMILLE HUXTABLE

1 – Le temps du mariage (Nº 9311)

2 – Le temps de la séduction (Nº 9389)

3 – Le temps de l’amour (Nº 9423)

4 – Le temps du désir (Nº 9530)

5 – Le temps du secret (Nº 9652)

LA SAGA DES BEDWYN

1 – Un mariage en blanc (Nº 10428)

2 – Rêve éveillé (Nº 10603)

3 – Fausses fiançailles (Nº 10620)

4 – L’amour ou la guerre (Nº 10778)

5 – L’inconnu de la forêt (Nº 10878)

6 – Le mystérieux duc de Bewcastle (Nº 10875)

LE CLUB DES SURVIVANTS

1 – Une demande en mariage (Nº 11019)

2 – Un mariage surprise (Nº 11152)

3 – L’échappée belle (Nº 11196)

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MARY

BALOGHLE CLUB DES SURVIVANTS – 3

L’échappée belle

Traduit de l’anglais (États-Unis)par Viviane Ascain

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Titre originalTHE ESCAPE

Éditeur originalDell, an imprint of Random House, a division of Random House UC,

a Penguin Random House Company, New York

© Mary Balogh, 2014

Pour la traduction française© Éditions J’ai lu, 2015

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À Melanie McKay,

qui a enchéri et emporté le lot que j’avais offert pourla vente de charité de Regina, dans le Saskatchewan

(Canada), au bénéfice de My Aunt’s Place,un abri pour les femmes SDF et leurs enfants.

Le lot comportait entre autres le fait de voir son nomdevenir celui d’un personnage de mon prochain

roman, mais Melanie m’a demandé d’utiliserle nom de sa sœur à la place du sien.

L’héroïne de mon livre se nomme donc SamanthaMcKay (née Saul).

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Minuit approchait mais, apparemment, personnen’avait envie d’aller se coucher.

— Le château va vous paraître fabuleusement pai-sible quand nous serons tous partis, George, fitremarquer Ralph Stockwood, comte de Berwick.

— Ce sera certainement plus calme et plus paisi-ble, admit le duc de Stanbrook en dévisageant affec-tueusement chacun des six hôtes de Penderris Hall,sa résidence de Cornouailles. Mais vous allez memanquer terriblement, tous autant que vous êtes.

— Vous a-apprécierez votre chance de ne-ne plusdevoir écouter Vincent gratter son crin-crin pendantune année entière, souligna Flavian Arnott, vicomtePonsonby.

— Ni les chats miaulant d’extase en écho à monviolon, ajouta Vincent Hunt, vicomte Darleigh.N’ayez pas peur de le dire, ce n’est pas la peine deménager ma modestie, Flavian.

— Vous avez fait beaucoup de progrès depuisl’année dernière, Vincent, assura Imogen Hayes,alias lady Barclay. Je suis sûre que vous ferez encoremieux l’année prochaine. Vous nous étonnez tous etvous êtes un exemple pour nous.

— Je pourrais peut-être danser au son de votre vio-lon un de ces jours, renchérit sir Benedict Harper en

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considérant avec rancœur les deux cannes accro-chées aux bras de son fauteuil.

— Vous n’auriez pas par hasard envie que nousrestions un an de plus, George, plutôt que de partirdemain matin ? hasarda Hugo Emes, lord Trentham.Je n’ai jamais vu trois semaines passer aussi rapide-ment. Nous sommes à peine arrivés qu’il est déjàtemps de nous séparer.

— George est bien trop po-poli pour vous direfranchement non, Hugo, assura Flavian, mais, hélas,la vie nous appelle ailleurs.

Les sept membres du Club des survivants, commeils s’étaient eux-mêmes nommés, étaient d’humeurplutôt morose. Tous avaient jadis passé plusieursannées à Penderris Hall pour se remettre de blessuresreçues pendant les guerres napoléoniennes, et mêmesi chacun avait dû livrer un combat solitaire pour gué-rir, ils s’étaient entraidés et réconfortés mutuellement.Cela avait fait d’eux de véritables frères et sœur, etquand était venu le moment de partir, de se bâtir unenouvelle vie ou de reprendre l’ancienne, ils s’en étaientallés avec des sentiments mitigés d’impatience et deregret. La vie valait la peine d’être vécue, ils en étaienttous d’accord, mais ils s’étaient sentis en sécurité etmême heureux à l’intérieur du cocon dans lequel ilsavaient vécu si longtemps. Ils étaient donc convenusde revenir passer tous les ans quelques semaines enCornouailles pour réaffirmer leur amitié, partagerleurs expériences de la vie et s’aider à surmonter lesdifficultés rencontrées.

C’étaient leurs troisièmes retrouvailles qui s’ache-vaient.

— Je vous jure que je n’ai aucune envie de mettre unpoint final à notre réunion, mais si je veux partir tôtdemain matin, j’ai intérêt à aller me coucher, annonçaHugo en étirant son impressionnante carcasse.

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C’était le plus grand et le plus robuste de tous, leplus impressionnant aussi, avec sa mine austère etses cheveux coupés court.

Un long voyage attendait la plupart d’entre eux, etcomme s’il avait donné un signal, tous se levèrent enmême temps.

Sir Benedict fut plus lent. Il lui fallait prendre sescannes, passer les bras dans les courroies qu’il y avaitfait ajouter, et se hisser debout, non sans mal. Bienentendu, n’importe lequel de ses compagnonsn’aurait demandé qu’à l’aider, mais aucun ne s’yserait risqué. Ils étaient tous farouchement indépen-dants, malgré leurs différentes infirmités. Vincent,par exemple, mettait un point d’honneur à quitter lapièce et à gagner sa chambre sans aide en dépit de sacécité. Cela ne les empêcherait pas d’attendre le pluslent d’entre eux et de régler leur pas sur le sien pourgravir l’escalier.

— B-Bientôt, il vous faudra moins d’une minutepour vous l-l-lever, Benedict, observa Flavian.

— L’année dernière, il vous en fallait deux, et noustrouvions le temps un peu long, renchérit Ralph.

Jamais non plus ils n’avaient pu résister à l’envie dele taquiner, à l’exception peut-être d’Imogen.

— Même deux minutes constituaient un résultatremarquable pour un homme qu’on voulait amputerdes deux jambes s’il tenait à la vie, remarqua-t-elle.

— Vous êtes déprimé, Benedict, s’inquiéta Hugo.— Je suis fatigué, c’est tout. Il est tard, ces trois

semaines touchent à leur fin, et j’ai toujours détestéles adieux.

— Non, il y a autre chose, insista Imogen. Hugon’est pas le seul à l’avoir remarqué. Nous avons touseu la même impression, même si nous n’en avonsjamais parlé au cours de nos soirées.

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Comme tous les ans, ils avaient passé de longuessoirées à évoquer leurs soucis, leurs doutes et leurssuccès respectifs. Ils avaient peu de secrets les unspour les autres, même si chacun était jaloux de sonintimité. Il y avait des choses qu’on préférait garderpour soi, si proches soit-on. Benedict ne se plaignaitjamais, mais il était effectivement déprimé, et depuislongtemps. Il s’en voulait de ne pas l’avoir suffisam-ment bien dissimulé.

— Nous sommes peut-être indiscrets, et Benedictn’a peut-être besoin ni de notre aide ni de notrecompassion, avança le duc. Qu’en pensez-vous,Benedict ? Voulez-vous que nous en discutions ?

— Maintenant que j’ai fait l’effort herculéen de melever et que tout le monde est prêt à aller se coucherpour être frais et dispos demain matin ? s’esclaffaBenedict, sans faire sourire personne.

— Vous êtes vraiment déprimé. Tout le monde l’avu, même moi, déclara Vincent.

Tout le monde se rassit, et Benedict les imita en sou-pirant. Il avait été à deux doigts d’échapper à cela.

— Je n’ai aucune envie de me plaindre. Je détesteles geignards, commença-t-il.

— Nous sommes tous d’accord là-dessus, mais vousn’avez rien d’un geignard, sourit George. Il n’y a pas degeignard ici, du reste. Personne ne l’aurait admis.Reconnaître ses soucis, demander de l’aide à ses amisou même simplement parler de ce qui vous préoc-cupe n’a rien de déshonorant, et vous vous adressez àdes gens qui comprennent parfaitement ce que vousendurez. Vos jambes vous font souffrir, c’est cela ?

— Cela m’est égal de souffrir un peu. Cela me rap-pelle au moins que j’ai encore des jambes.

— Alors…George n’avait pas fait la guerre, même s’il avait

jadis été officier, mais son fils unique s’était battu et

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avait été tué au Portugal. Sa femme ne s’était pasremise de cette perte et s’était jetée peu de tempsaprès du haut des falaises qui bordaient leur pro-priété. Quand il leur avait ouvert sa maison à tous lessix, et à d’autres, George était aussi sévèrementblessé qu’eux tous. Il l’était probablement encore.

— Je marcherai. Je marche déjà un peu. Et unjour, je danserai.

Cette promesse qu’il s’était faite, Benedict aimait àla proclamer comme un défi, et ses amis le taqui-naient souvent à ce sujet.

Ce soir pourtant, personne n’avait le cœur de letaquiner.

— Mais… ?Cette fois-ci, ce fut Hugo qui revint à la charge.— Mais je ne ferai jamais plus ni l’un ni l’autre

comme avant, avoua Benedict. Cela fait longtempsque je le sais, je suppose. Je ne suis pas idiot. Mais ilm’a fallu six ans pour admettre que je ne ferai jamaisplus de quelques pas sans mes cannes, et que je neferai jamais mieux que de clopiner. Je ne pourraijamais retrouver la vie que je menais avant. Je reste-rai toujours un infirme.

— C’est excessif comme terme. Vous n’êtes pas unpeu défaitiste ? objecta Ralph.

— C’est la vérité pure et simple, répliqua l’inté-ressé. Il est temps de regarder en face la réalité.

— Et regarder en face la réalité signifie baisser lesbras et vous considérer définitivement comme uninfirme ? interrogea le duc en se calant dans son fau-teuil. Vous n’auriez jamais quitté votre lit si vousaviez adopté ce point de vue dès le début, et vousauriez laissé les chirurgiens militaires vous amputer.

— Regarder en face la réalité ne signifie pas néces-sairement baisser les bras. Cela signifie admettre leschoses telles qu’elles sont et aménager ma vie en

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conséquence. J’étais officier de carrière, et je n’avaisjamais envisagé une autre vie. Je n’en avais jamaisdésiré d’autre. Je devais finir général, c’était monseul horizon. Depuis six ans, je n’ai vécu que pour lejour où je retrouverais cette vie. Mais c’est impossi-ble. Cela n’a jamais été possible… Il est temps del’admettre ouvertement et de faire avec.

— Vous ne pouvez pas être heureux en dehors del’armée ? s’étonna Imogen.

— Oh, mais si ! la rassura Benedict. Et je comptebien m’y employer. J’ai simplement perdu six annéesà refuser de regarder la réalité en face. Le résultat,c’est qu’après tout ce temps, je n’ai toujours pas lamoindre idée de ce que l’avenir me réserve ni mêmede ce que je désire comme avenir. J’ai gâché toutesces années à regretter un passé enfui depuis long-temps et qui ne reviendra jamais. Vous voyez ? Voilàque je commence à geindre alors que vous pourrieztous dormir tranquillement.

— Je p-préfère être ici, décréta Flavian. Si jamaisl’un d’entre nous quitte Penderris frustré de ne pasavoir pu se confier aux autres, ce n’est p-p-plus lapeine de venir en Cornouailles. George habite aubout du monde, après tout. Q-q-qui ferait un pareilvoyage simplement pour admirer le paysage ?

— Il a raison, Benedict, sourit Vincent. Personnel-lement, je ne ferai pas un pareil voyage pour admirerle paysage.

— Vous ne retournez pas chez vous, intervintGeorge.

C’était une constatation, pas une question.— Ma sœur Béatrice a besoin de compagnie. Elle

a souffert tout l’hiver d’un refroidissement etelle commence tout juste à reprendre des forcesavec l’arrivée du printemps. Elle ne se sent pas lecourage d’accompagner son mari à Londres quand il

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descendra après Pâques pour l’ouverture de la ses-sion parlementaire. Ses fils sont en pension, je neveux pas la laisser seule.

— La comtesse de Gramley a de la chance d’avoirun frère aussi dévoué, remarqua le duc.

— Nous avons toujours été très proches, expliquaBenedict, qui n’avait pas répondu à la questionimplicite de George.

Comme la réponse était en grande partie responsa-ble de la mélancolie que ses amis avaient remarquée,il se sentit obligé de la donner. Flavian avait raison.S’ils ne pouvaient pas tout se dire, leur amitié et leursréunions n’avaient plus aucun sens.

— Chaque fois que je retourne à Kenelston, Calvinne me laisse rien faire. Il m’empêche de mettre lespieds dans le bureau ou de parler à mes régisseurs ettient à tout faire lui-même. Il se montre toujoursaimable et chaleureux, mais on dirait qu’il croit macervelle aussi tordue que mes jambes. Et Julia, mabelle-sœur, se sent obligée de dégager le chemin dèsque je mets le nez hors de mes appartements. Lesenfants ont l’autorisation de courir dans la maison,voyez-vous. Ils en usent largement et sèment desjouets un peu partout. Elle me fait servir mes repasdans mes appartements pour m’épargner la fatiguede descendre à la salle à manger. Elle, ou plutôt euxm’étouffent sous leur gentillesse et leur prévenance.

— Ah ! Nous y voilà ! s’exclama George.— Ils ont vraiment peur pour moi, reprit Benedict.

Ils sont rongés d’anxiété dès que je suis là.— Je pense que votre frère cadet et sa femme ont

pris l’habitude de considérer votre maison comme laleur pendant ces années où vous vous soigniez ici.Mais cela fait déjà trois ans que vous avez quitté Pen-derris, lui rappela le duc.

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Pourquoi n’avait-il pas repris possession de sademeure et forcé gentiment son frère à prendred’autres dispositions pour sa famille et lui ? C’était ceque sous-entendait la remarque de George. L’ennui,c’était que Benedict n’avait pas de réponse. L’habi-tude de toujours remettre au lendemain… Une cer-taine lâcheté… Ou… quelque chose d’autre.

— La famille, c’est compliqué, soupira-t-il.— Je confirme, acquiesça Vincent avec véhémence.

Je suis de tout cœur avec vous, Benedict.— Mon frère aîné et Calvin ont toujours été très

proches, expliqua ce dernier. C’était un peu commesi moi, coincé au milieu, je n’existais pas. Il ne s’agis-sait pas d’hostilité de leur part, juste d’indifférence.Nous étions frères, et c’était tout. Wallace avait tou-jours voulu faire une carrière politique et entrer unjour au gouvernement. Il préférait vivre à Londres– avant comme après la mort de mon père. Quand ila hérité du titre de baronnet, il a immédiatement faitsavoir qu’il n’avait pas la moindre intention de vivreà Kenelston ou de s’occuper du domaine. CommeCalvin n’imaginait pas d’autre vie que celle de gentle-man-farmer et qu’il s’était marié jeune, ils ont trouvéun modus vivendi qui les arrangeait tous les deux.Calvin vivrait à Kenelston et administrerait ledomaine, Wallace encaisserait les revenus et paie-rait les factures, mais n’aurait pas à s’occuper de lagestion. Calvin n’avait jamais imaginé, ni aucun denous d’ailleurs, qu’une charrette renverseraitWallace devant Covent Garden et qu’il serait tué surle coup. Par une étrange coïncidence, c’est arrivé peude temps avant que je sois blessé. Personne nes’attendait non plus que je survive à mes blessures.Même quand on m’a ramené en Angleterre, puis ici,on me croyait condamné. Vous non plus, vous nevous y attendiez pas, George.

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— Au contraire, se défendit le duc. J’ai croisé votreregard le jour où l’on vous a amené ici, et j’ai tout desuite su que vous étiez trop obstiné pour mourir. Jel’ai presque regretté, du reste. Je n’avais jamais vuquelqu’un souffrir autant. Votre frère a dû s’imagi-ner que le titre, la fortune et Kenelston ne tarde-raient pas à lui revenir.

— Cela a dû lui faire un coup que je me remette,observa Benedict d’un ton amer. Je suis sûr qu’il neme l’a pas pardonné. Je ne dis pas qu’il est envieux oumesquin, ce n’est absolument pas le cas. Quand je nesuis pas à la maison, il peut continuer à tout dirigercomme il l’a toujours fait depuis la mort de notrepère, tandis que lorsque je suis là, il se sent menacé, àjuste titre. Légalement, tout m’appartient. Et si je nesuis pas chez moi à Kenelston, où le serais-je ?

C’était la question qui le hantait depuis trois ans.— Ma maison est remplie de parentes qui m’aiment

au-delà du raisonnable, intervint Vincent. Elles respi-reraient à ma place si elles le pouvaient – elles fonttout le reste à ma place, ou presque. Et bientôt, ellesvont m’imposer tout un tas de fiancées potentielles,puisqu’un aveugle a besoin d’une épouse pour lui tenirla main pendant toutes les sombres années qui lui res-tent à vivre. Je suis dans une situation un peu diffé-rente de la vôtre, mais nous avons beaucoup de pointscommuns. Un de ces jours, je vais devoir me secoueret devenir le maître chez moi. Comment m’y prendre,c’est ce que je n’ai pas encore trouvé. Comment fairepreuve d’autorité avec les gens qu’on aime ?

— C’est exactement cela, convint Benedict enriant. Nous manquons peut-être tout simplement devolonté, vous et moi. Mais Calvin a une femme etquatre enfants à nourrir, tandis que je n’ai que mapetite personne à m’occuper. Et c’est mon frère. J’aide l’affection pour lui, même si nous n’avons jamais

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été proches. Ce sont les hasards de la naissance quiont fait de moi le cadet et de lui le benjamin.

— Vous vous sentez cou-coupable d’avoir héritédu titre ? hasarda Flavian.

— Je ne m’y attendais pas, admit Benedict. Je neconnaissais personne au monde de plus robuste et deplus dynamique que Wallace. Et ma seule ambitionavait toujours été d’être officier. Je ne m’attendais pasnon plus à devenir propriétaire de Kenelston. MaisKenelston m’appartient désormais, et je me dis parfoisque si je prenais la peine de m’y installer et de m’inté-resser à la gestion du domaine, je finirais peut-être parm’y sentir chez moi et par être enfin heureux.

— Mais votre maison est occupée par d’autres,conclut Hugo. À votre place, j’y retournerais et je met-trais les choses au point avec eux, Benedict ! Je fronce-rais les sourcils et je taperais du poing sur la table, et ilsprendraient leurs cliques et leurs claques sans un motde protestation. Mais ce n’est peut-être pas votre style ?

Benedict joignit sans rechigner son rire à celui deses amis.

— La vie était plus simple dans l’armée. On pou-vait régler tous les problèmes par la force.

— Jusqu’à ce que Hugo perde la tête, Vincent lavue, et que tous les os de vos jambes, p-p-lus quel-ques autres, soient écrabouillés, compléta Flavian.Jusqu’à ce que tous les amis de Ralph soient rayés dela carte et qu’un c-c-coup de sabre vienne abîmer sonjoli minois, jusqu’à ce qu’Imogen doive faire unchoix qu’aucun être humain ne devrait jamais êtreamené à faire, et doive ap-p-prendre à vivre avec cechoix, jusqu’à ce que George perde tous ceux qu’ilaimait sans même quitter Penderris. Et jusqu’à ceque la moitié des mots que je veux p-p-prononcerrestent coincés dans ma gorge comme si mon cer-veau avait besoin d’être huilé.

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— C’est vrai, convint Benedict. La guerre n’est pasune solution, mais la vie paraissait plus simple àcette époque. Allons, je vous empêche d’aller dormir.Je suis désolé, je ne voulais surtout pas vous accableravec mes petits tracas. Vous allez tous me vouer auxgémonies demain matin.

— C’est nous qui avons insisté, Benedict, et si nousl’avons fait, c’est parce que, justement, nous nousretrouvons ici tous les ans pour tout nous dire etnous entraider, lui rappela Imogen. Malheureuse-ment, nous n’avons pas pu vous apporter de solution,à part la suggestion de Hugo d’expulser votre frère etsa famille par la force, qui n’était heureusement pasune proposition sérieuse.

— Ce n’est pas grave, Imogen, observa Ralph. Per-sonne ne peut régler les problèmes des autres, maiscela fait toujours du bien de se soulager de son far-deau auprès de gens qui écoutent véritablement et necroient pas aux réponses toutes faites.

— Donc, vous êtes déprimé, Benedict, reprit leduc. En partie parce que vous avez accepté d’être àjamais diminué physiquement et que vous ne savezpas où cette acceptation vous mènera, en partieparce que vous n’avez pas encore accepté de ne plusêtre le frère cadet de trois, mais l’aîné de deux, etd’avoir de ce fait à prendre des décisions auxquellesvous ne vous étiez pas préparé. Je ne crains pas quevous désespériez, ce n’est pas dans votre caractère.J’ai encore à l’oreille les jurons que vous profériez, audébut, quand la douleur devenait par trop insuppor-table. Vous auriez pu renoncer et chercher l’apaise-ment dans la mort si vous vous étiez laissé aller audésespoir. Vous vous êtes peut-être reposé trop long-temps. Recommencer à vivre peut s’avérer effrayant,mais c’est aussi un défi passionnant à relever.

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— Vous avez répété ce discours tout l’ap-après-midi ? s’enquit Flavian. Je crois que nous devrionsnous lever et applaudir.

— C’était parfaitement spontané, je vous assure.Mais j’en suis effectivement assez content. Je ne mesavais pas aussi sage. Ni aussi éloquent. Il doit êtreplus que temps d’aller se coucher, à présent.

Tandis qu’ils éclataient tous de rire, Benedicts’empara de ses cannes et entreprit de se lever.

Rien n’avait changé au cours de cette dernièreheure, songea-t-il en commençant la laborieuseascension de l’escalier, Flavian à ses côtés. Rienn’avait été résolu, et pourtant, il se sentait étrange-ment revigoré. Peut-être avait-il tout simplementrepris espoir. Maintenant qu’il l’avait admis à hauteet intelligible voix – qu’il resterait infirme jusqu’à lafin de ses jours et devait se construire une nouvellevie –, il se sentait mieux à même de se prendre enmain et de se bâtir un avenir, même s’il n’avait pas lamoindre idée de ce que serait cet avenir.

Au moins le futur immédiat était-il réglé et necomportait aucun de ces déprimants séjours chezlui. Il partait le lendemain pour le comté de Durham,dans le nord de l’Angleterre, où il devait séjournerchez sa sœur. Il s’en réjouissait, car il avait toujoursété très proche de Béatrice, de cinq ans son aînée.Là-bas, il aurait tout le temps de réfléchir à ce qu’ilallait faire de sa vie.

Il avait des décisions et des dispositions à prendre,et c’était une perspective intéressante et stimulante,qui allait enfin le tirer de la mélancolie qui l’étouffaitdepuis trop longtemps.

Il ne se laisserait plus aller à la dérive.Penser que son avenir lui appartenait était une idée

décidément réconfortante.

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Samantha McKay ne tenait pas en place. Elle tam-bourinait nerveusement sur l’appui de la fenêtre dusalon de Bramble Hall, dans le comté de Durham. Sabelle-sœur s’était alitée au premier étage, taraudéepar une migraine nauséeuse. Matilda n’avait jamaismal à la tête comme tout le monde, elle avait desmigraines ou des céphalées, toujours tenaces et laplupart du temps nauséeuses.

Une demi-heure plus tôt, elles étaient encore tran-quillement assises l’une en face de l’autre, Samanthaoccupée à sa broderie et Matilda réparant le festonde dentelle d’une nappe. Samantha avait simplementfait remarquer qu’il faisait enfin vraiment beau,même si le soleil restait timide, et avait proposéd’aller faire une promenade. Peut-être, avait-elleajouté, pourraient-elles aujourd’hui franchir leslimites du parc. On parlait toujours du parc, mais leterme était inapproprié dans la mesure où il nes’agissait que d’un grand jardin, certes agréable,mais certainement pas assez vaste pour faire vrai-ment de l’exercice.

Or Samantha avait désespérément besoin d’exer-cice. Si elle ne sortait pas de cette maison et de ce jar-din pour prendre enfin l’air, un grand bol d’air, elle…elle allait se mettre à hurler ou piquer une crise de

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nerfs et se rouler par terre. Elle ne voyait pascomment mieux décrire son état d’esprit, même sielle se contenterait probablement de soupirer et debouillir intérieurement.

Elle n’en pouvait plus.Matilda, comme c’était prévisible, l’avait fixée d’un

œil plein de reproches, pour ne pas dire choqué,voire peiné. Elle aussi, avait-elle expliqué, aurait eubien besoin de faire une petite promenade, maisquand elle était en grand deuil, une vraie damedevait apprendre à maîtriser ses pulsions les plus tri-viales. Une vraie dame avait la décence de ne pas sor-tir de chez elle et de prendre l’air dans l’intimité deson parc, à l’abri des regards indiscrets. Il était par-faitement inconvenant qu’une dame endeuillée soitvue en train de prendre du plaisir. Soit vue toutcourt, d’ailleurs, sinon par sa famille proche et sesdomestiques chez elle, ou par ses voisins à l’église.

Le capitaine Matthew McKay, frère de Matilda etmari de Samantha pendant sept ans, était décédéquatre mois plus tôt. Avant de mourir, il avait souf-fert pendant cinq longues années des suites de bles-sures reçues pendant les guerres napoléoniennes. Ilavait eu besoin de soins constants pendant ces cinqans. Ou plutôt, il avait exigé des soins constants, etcette tâche avait échu presque exclusivement àSamantha, puisqu’il n’admettait personne d’autreauprès de lui, à part son valet de chambre et sonmédecin. Elle avait rapidement oublié ce que signi-fiait dormir une nuit entière ou passer plus d’uneheure ailleurs que dans la chambre du malade pen-dant la journée. Elle n’avait pratiquement jamais eul’occasion de franchir les murs du jardin où mêmefaire quelques pas constituait une distraction fortrare.

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Matilda était arrivée à Bramble Hall deux moisavant le décès de son frère, après que Samantha eutécrit à son beau-père, le comte de Heathmoor, àLeyland Abbey, dans le Kent, pour le prévenir que lemédecin pensait que la fin était proche. La venue desa belle-sœur n’avait pas allégé son fardeau, d’unepart parce qu’à ce moment-là Matthew avait réelle-ment besoin d’elle, d’autre part parce qu’il ne suppor-tait pas sa sœur et lui intimait, dès qu’elle mettait lepied dans sa chambre, de lui épargner la vue de saface de Carême.

Quand son mari mourut, Samantha était bien prèsde s’effondrer. Elle était épuisée, découragée et sansla moindre énergie. Sa vie lui avait tout à coup paruvide et sans intérêt. Elle n’avait plus envie de fairequoi que ce soit, pas même de se lever le matin, des’habiller ou de se brosser les cheveux. Ni même demanger.

Il n’était donc pas étonnant qu’elle ait laisséMatilda se charger de tout. Elle avait cependant écritpersonnellement à son beau-père dans l’heure quiavait suivi le dernier soupir de son fils.

Matilda avait tenu à ce que le deuxième fils ducomte de Heathmoor soit pleuré selon les règles envigueur dans l’aristocratie, et elle n’avait pas eu àinsister. Samantha était bien trop anéantie pouropposer la moindre résistance, à supposer que celalui ait traversé l’esprit. Il ne lui était pas non plusvenu à l’idée que les règles édictées par sa belle-sœurétaient aussi excessives qu’oppressantes. Elle s’étaitlaissé ensevelir de la tête aux pieds sous ce qui devaitêtre la tenue de deuil la plus hideuse jamais cousue.Elle n’avait même pas demandé d’avoir des vête-ments à sa taille. Elle s’était laissé enfermer dans sapropre maison, les rideaux étant presque complète-ment tirés par respect pour le défunt. Elle avait laissé

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Matilda décourager les voisins venus présenter leurscondoléances de revenir la voir et l’avait autorisée àrefuser toutes les invitations, y compris aux réunionsles plus convenables.

Couper toute relation avec ses voisins n’avait pasbeaucoup manqué à Samantha pour la bonne raisonqu’elle ne les avait jamais fréquentés. Elle lesconnaissait à peine et n’avait jamais échangé aveceux beaucoup plus qu’un signe de tête courtois àl’église le dimanche matin. Pratiquement chaqueminute de ces cinq dernières années à Bramble Hallavait été consacrée à Matthew.

Ensuite, durant quatre mois, recrue de fatigue, elleavait été en proie à une sorte de léthargie. À vrai dire,elle avait été plutôt soulagée que Matilda soit là pours’occuper de tout même si, comme son mari, ellen’avait jamais beaucoup apprécié sa belle-sœur.

Mais la fatigue et la léthargie ne pouvaient dureréternellement. Au bout de quatre mois, la vie avaitcommencé à reprendre ses droits. Son inertie dissi-pée, elle ne tenait plus en place. Elle avait besoin desortir, de quitter sa maison et son jardin. Elle avaitabsolument besoin de marcher, de respirer.

Continuant de tambouriner sur l’appui de la fenê-tre, elle regarda avec envie la grille du jardin, puisposa un regard dégoûté sur ses vêtements de deuil. Ilslui pesaient, au propre comme au figuré. Elle avaitessayé un peu plus tôt de raisonner Matilda. Quelmal y aurait-il, avait-elle expliqué, à faire une petitepromenade dans des chemins creux rarement fré-quentés ? Et même si elles rencontraient quelqu’un,ce quelqu’un ne trouverait certainement rien à redireà voir deux femmes en deuil se promener paisible-ment dans la campagne avoisinant leur maison. Et cequelqu’un ne se précipiterait certainement pas pourrépandre dans le voisinage le bruit que la jeune veuve

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et sa belle-sœur se conduisaient avec une légèretéchoquante en prenant du bon temps et manquaientde respect au défunt.

Avait-elle espéré faire éclore un sourire sur leslèvres desséchées de Matilda ? Matilda avait-ellejamais souri, d’ailleurs ? Tout ce qu’elle avait fait, entout cas, c’était de toiser Samantha et de poserabruptement son ouvrage en lui annonçant qu’elleavait une migraine nauséeuse, et qu’elle espéraitqu’elle était contente d’elle. Elle s’était ensuite retiréedans sa chambre pour se reposer une heure ou deux.

Samantha était heureuse que Matilda ne se soitjamais mariée, ce qui avait épargné une vie de misèreà un pauvre homme – une pensée peu charitable quine lui avait pas causé le moindre remords.

En baissant les yeux sur ses lourdes jupes noirs,elle avait croisé le regard implorant du grand chiende race indéterminé, vagabond famélique qui avaitsurgi devant sa porte deux ans plus tôt, qu’elle avaitpris en pitié et qui, une fois nourri, n’avait plusjamais voulu repartir malgré ses tentatives pour lechasser. Comment il avait réussi à prendre ses quar-tiers à l’intérieur du manoir, cela dépassait l’entende-ment, mais le fait est qu’il s’était installé et avait prisdu poids sans que son allure ou ses manières s’amé-liorent aucunement. Samantha s’était fait une rai-son, jamais il n’aurait le poil brillant et les manièrescivilisées d’un chien digne de ce nom. Pour lemoment, il était assis aux pieds de Samantha, la lan-gue pendante, la queue frappant le parquet, la sup-pliant du regard de faire quelque chose pour lui.

La jeune femme avait parfois l’impression qu’ilétait la seule source de joie dans sa vie.

— Tu serais tout prêt à partir en promenade avecmoi si je te le demandais, n’est-ce pas, Tramp ? Ettant pis pour la respectabilité ?

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Question fatale, car elle comportait un mot en« p ». Elle en comportait plus d’un, du reste, maisl’un d’entre eux était suivi des lettres r-o-m-e-n-a-d-e.Le chien bondit donc immédiatement sur ses pattesen s’ébrouant, puis laissa échapper un jappementaigu comme s’il n’était encore qu’un chiot et haletacomme s’il venait de courir une lieue d’une traite,tout cela sans la quitter des yeux.

— Je n’imaginais même pas que tu me répondes« non », s’amusa sa maîtresse en lui tapotant la tête.

Ce n’était pas une marque d’affection suffisantepour l’animal, qui commença par lui lécher la mainavant de lever haut la tête pour qu’elle lui gratte lecou.

— Et pourquoi pas, après tout ? Qu’est-ce quipourrait nous en empêcher ?

Tramp ne voyait effectivement pas la moindre rai-son de se priver d’exercice sous prétexte que ladyMatilda McKay avait une migraine nauséeuse et desidées étranges sur l’exercice physique et les servi-tudes qu’imposait le deuil d’un proche. Il se précipitadonc à la porte, le nez levé vers la poignée.

Il était inconvenant pour une dame de se promenerseule en dehors des limites de sa propriété – mêmequand elle n’était pas en deuil. C’était du moins ceque Samantha avait découvert au cours de l’annéequ’elle avait passée à Leyland Abbey alors queMatthew était en Espagne avec son régiment. C’étaitl’une des innombrables règles que son beau-pèreavait considéré de son devoir d’inculquer à la jeunefemme que son fils avait épousée contre sa volonté.

Malheureusement, elle n’avait pas le choix.Matilda s’était alitée et ne l’aurait de toute façon pasaccompagnée, puisque cette seule idée avait suffi àlui donner la migraine. Si Samantha faisait un pashors de la propriété et que sa belle-sœur ou le comte

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de Heathmoor l’apprenaient, elle aurait beau creu-ser une fosse jusqu’en Chine pour s’y cacher, rien nela mettrait à l’abri de leur colère. Et si Matildal’apprenait, le comte l’apprendrait également. LeKent et Leyland Abbey avaient beau se trouver àl’autre bout de l’Angleterre, au moins trois fois parsemaine, des messagers privés portaient à brideabattue les lettres qu’échangeaient le comte et safille.

Pourquoi avait-elle laissé cette situation s’instal-ler ? Elle se sentait prisonnière dans sa propre mai-son, sous la garde d’une espionne dénuée dumoindre sens de l’humour. Jamais Matthew n’auraittoléré pareille tyrannie. Il n’avait jamais eu le moin-dre scrupule à la tyranniser, lui non plus, mais pascomme le comte, qu’il avait du reste toujours détesté.

— Eh bien, puisque j’ai fait la bêtise de prononcerdevant toi le mot maléfique, ce serait trop cruel dete décevoir. Et ce serait encore plus cruel de medécevoir.

Le chien agita joyeusement la queue tandis que sonregard plein d’espoir allait de sa maîtresse à la porte.

Dix minutes plus tard, ils suivaient le sentier quilongeait le manoir par l’ouest jusqu’à la grille du jar-din, qu’ils franchirent allègrement. Sans le moindreremords, Samantha s’engagea d’un pas vif, tout à faitinapproprié pour une dame comme il faut, dans unchemin qui longeait de grands prés. Tramp gamba-dait à ses côtés, quand il ne se lançait pas à la pour-suite d’un écureuil ou d’un lapin suffisammentimprudent pour risquer le nez hors de son terrier.Peut-être ne s’agissait-il pas tellement d’imprudence,d’ailleurs, mais de défi, car Tramp n’attrapait jamaisses proies.

Dieu que c’était bon de respirer enfin et de sentirl’air frais sur son visage, même à travers l’épais voile

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noir fixé à son chapeau. Et quel délice de n’avoir sousles yeux que de grands espaces, que ce soit sur le sen-tier ou dans la prairie parsemée de pâquerettes et deboutons d’or. Quelle fête de pouvoir allonger le pas etde savoir que, durant quelques instants au moins,l’horizon serait sa seule limite.

Cette terrible inconvenance n’avait aucun témoin,et il n’y avait pas âme qui vive pour se récrier, horri-fiée, à sa vue.

Elle s’arrêtait de temps à autre pour cueillir desfleurs. Une fois satisfaite de son petit bouquet, ellecontinua sa promenade, longeant une haie de l’autrecôté de laquelle s’étendaient toutes les beautés de lanature, dominées par un ciel semé de nuages à tra-vers lesquels filtraient quelques rayons de soleil. Unepetite brise un peu fraîche plaquait son voile sur sonvisage, mais le froid ne la gênait pas. Il lui faisait dubien, au contraire. Elle était plus heureuse qu’elle nel’avait été depuis des mois, des années peut-être. Oui,depuis des années…

Elle n’allait tout de même pas se sentir coupable deprendre une petite heure pour elle seule. Personne nepouvait dire qu’elle n’avait pas offert à son mari toutel’attention dont elle était capable tant qu’il vivait. Niqu’elle ne l’avait pas pleuré convenablement depuisqu’il était mort. Personne ne pouvait même dire quesa mort avait été un soulagement. Jamais, au grandjamais, elle n’avait souhaité qu’il meure, pas mêmequand elle en était arrivée à se demander où trouverl’énergie pour continuer à le soigner, et la patiencepour endurer son irritabilité. La mort de l’hommequ’elle avait épousé sept ans plus tôt avec tantd’espoirs de bonheur l’avait véritablement attristée.

Non, elle n’avait aucune raison de se sentir coupa-ble. Elle avait besoin de ce petit plaisir innocent, decette paix, de ce calme où puiser de la force.

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C’est au moment précis où elle formulait ces tran-quilles considérations que cette paix toute neuvevola en éclats.

Tramp venait de lui rapporter le morceau de boisqu’elle lui avait lancé et elle se penchait pour leramasser lorsque le tonnerre éclata au-dessus de satête, les manquant de peu. Samantha hurla defrayeur tandis que le chien, affolé, se mettait àaboyer frénétiquement en bondissant dans toutes lesdirections, renversant sa maîtresse au passage. Sonpetit bouquet s’éparpilla sur le sol tandis qu’elles’affalait sur les fesses.

Abasourdie, terrorisée, elle découvrit que le coupde tonnerre était en fait un grand cheval noir quivenait de sauter la haie à côté de l’endroit où elle setrouvait quelques secondes plus tôt. Il aurait pucontinuer son chemin si les aboiements de Tramp etson hurlement ne l’avaient affolé. Il commença àruer en hennissant furieusement, les yeux fous,avant que son cavalier en reprenne le contrôle avecune habileté considérable et un véritable chapelet dejurons et de mots malsonnants.

— Mais enfin, vous avez perdu la tête ! Êtes-vouscomplètement fou ?

— Nom de Dieu, vous allez faire taire ce foutuchien, espèce d’idiote !

Samantha avait crié ce qui était avant tout laconstatation d’une évidence au moment même oùl’inconnu proférait son impérieuse injonction.

Tramp était maintenant à l’arrêt mais aboyait tou-jours avec férocité, montrant les dents et grondanttour à tour, tandis que le cheval, s’il ne ruait plus,continuait à piaffer.

Nom de Dieu ?Foutu chien ?Espèce d’idiote ?

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Et pourquoi ce cavalier ne sautait-il pas à bas deson cheval pour l’aider à se relever et s’assurer qu’ellen’était pas blessée, comme l’aurait fait n’importequel gentleman ?

— Tramp, ça suffit ! ordonna-t-elle, certainementpas pour obéir à ce malotru.

Un lapin choisit ce moment pour jaillir au bout duchemin, les oreilles pointées vers le ciel. Tramp bon-dit dans sa direction en aboyant de plus belle,convaincu que, cette fois, sa proie ne lui échapperaitpas.

— Vous auriez pu me tuer en sautant ainsi àl’aveuglette, lança Samantha par-dessus le vacarme.Avez-vous perdu l’esprit ?

— Si vous n’êtes pas capable de dresser correcte-ment cet animal pitoyable, ne l’emmenez pas là où ilrisque d’effrayer des chevaux ou du bétail et mettredes vies humaines en danger, asséna l’inconnu en lafixant d’un œil glacial.

— Du bétail ? répéta-t-elle en regardant ostensi-blement à droite et à gauche pour bien montrerqu’on n’apercevait pas le moindre bovin à dix lieuesà la ronde. Mon chien a mis en danger la vied’autrui ? Je suppose que vous voulez parler de lavôtre, puisque la mienne ne compte visiblement pasà vos yeux. Si je puis me permettre : est-ce vous,monsieur, ou Tramp, qui a décidé de sauter cettehaie sans se donner la peine de vérifier qu’il pouvaitle faire en toute sécurité ? Est-ce vous ou mon chienqui a ensuite choisi d’en rejeter la faute sur l’inno-cente que vous avez failli tuer, et sur l’animal quijouait paisiblement jusqu’à ce qu’on lui inflige lapeur de sa vie ?

Elle se releva sans le quitter des yeux, et sans fairela grimace, car elle devait être couverte de bleus.Peut-être était-il préférable qu’il n’ait pas mis pied à

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terre pour l’aider, après tout, décida-t-elle tandis quela frayeur laissait place à la colère. Elle aurait étécapable de le gifler, ce qui n’était certainement pasun geste convenable pour une dame de qualité, etencore moins pour une veuve en grand deuil.

Les lèvres pincées, les narines frémissantes,l’inconnu la toisait du haut de sa monture comme sielle n’était qu’un vermisseau immonde que son che-val aurait mieux fait d’écraser.

— J’espère que vous ne vous êtes pas fait trop mal,madame, dit-il d’un ton guindé. Cela dit je ne lepense pas, puisque vous êtes encore capable de vousexprimer.

Elle le jaugea à son tour d’un œil froid et hautain,tout en ayant conscience que son voile devait consi-dérablement atténuer l’efficacité de cette attitude.

Tramp revint en courant, sans le lapin, bien sûr.Samantha posa une main apaisante sur sa tête. Ils’assit à ses côtés, haletant, et considéra avec intérêtle cheval et son maître comme s’il songeait à s’enfaire des amis.

Samantha et le cavalier se regardèrent avec unehostilité manifeste. Puis l’homme toucha soudain lebord de son chapeau avec sa cravache avant de tour-ner bride et de s’éloigner au petit trot sans avoirajouté un mot, laissant Samantha maîtresse duterrain.

Bien.Très bien !Nom de Dieu. Foutu chien. Espèce d’idiote, rien que

cela ! Elle en tremblait encore de colère.Ce devait être un nouveau venu dans la région, car

elle ne l’avait encore jamais vu. Un nouveau venupour le moins désagréable. Elle espérait fermementqu’il allait continuer à chevaucher loin, très loin, etne plus jamais revenir. Il n’avait rien d’un gentleman,

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en dépit de son élégance, qui suggérait le contraire.Il s’était conduit avec une légèreté impardonnable,qui aurait pu se montrer fatale si elle s’était trouvéeseulement six pieds plus à droite. Et c’était elle etTramp qu’il osait blâmer ! Et même s’il avaitdemandé, ou plutôt décidé qu’elle ne s’était pas faitvraiment mal, il n’avait pas mis pied à terre pour s’enassurer. Il avait eu l’audace de présumer qu’ellen’avait rien puisqu’elle était capable de parler !Comme si elle était une espèce de mégère.

Quelle honte qu’une aussi fière allure, tant d’élé-gance et de virilité aient été données à un être aussidésagréable, arrogant et froid ! Il était encore jeune,pas beaucoup plus de trente ans, peut-être moins, etil était séduisant, reconnut-elle, même si son visageétait un peu anguleux.

Il disposait d’un vocabulaire impressionnant, entout cas, dont elle n’aurait pas compris le premiermot si elle n’avait passé une année entière avec lerégiment de Matthew avant qu’il soit envoyé enEspagne. Il avait lâché cette bordée de jurons en pré-sence d’une dame sans même s’excuser, comme lefaisaient d’ordinaire les officiers du régiment s’il leurarrivait de proférer une incongruité à moins d’unedemi-lieue d’une oreille féminine.

Elle espérait sincèrement ne plus jamais le croiser,car elle pourrait être tentée de lui montrer à quelpoint elle était capable de s’exprimer.

— Eh bien, pitoyable animal, notre petite esca-pade a failli se terminer par un désastre. Voilà monpauvre bouquet éparpillé aux quatre vents ! Monbeau-père me sermonnerait pendant au moinsquinze jours s’il entendait parler de notre aventure,surtout s’il apprenait que j’ai dit son fait à un mon-sieur, au lieu de baisser docilement la tête et de lelaisser me houspiller en silence. Pas un mot à

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Matilda, s’il te plaît ! Elle aurait aussitôt unemigraine et une céphalée, obligatoirement nau-séeuse, après m’avoir fait la leçon pendant desheures et avoir écrit tout un roman à son père. Tu nepenses tout de même pas qu’ils ont raison et que je nesuis pas une vraie dame, n’est-ce pas, mon vieuxTramp ? J’imagine que mes origines jouent contremoi, comme le comte de Heathmoor s’est jadis plu àme le rappeler avec une ennuyeuse régularité, maisfranchement… Espèce d’idiote et nom de Dieu. Etfoutu chien… Il m’a vraiment provoquée. Il nous aprovoqués.

Tramp, qui avait apparemment un tempéramentplus accommodant que sa maîtresse, lui emboîta lepas en se gardant bien d’émettre une quelconqueopinion.

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Le remords et la honte éteignirent rapidement lesbraises de la fureur de Benedict.

Pour humiliante qu’elle soit, il devait admettrela vérité. Il s’était fait une peur bleue en sautantcette fichue haie. Cela faisait quelque temps qu’ilavait recommencé à monter à cheval, après avoirdécouvert qu’en s’aidant d’un marchepied il arrivaità grimper en selle et à descendre de sa monture. Ilmaîtrisait celle-ci avec suffisamment de confiance etd’habileté, même s’il avait moins de puissance dansles jambes qu’autrefois. Mais depuis qu’il avait quittéla cavalerie, c’était la première fois qu’il tentait desauter une barrière ou une haie.

Peut-être était-ce en réaction à cet aveu qu’il avaitfait à ses amis du Club des survivants, à savoir qu’ilavait atteint la limite dans son processus de guéri-son. Peut-être avait-il voulu franchir encore uneétape pour se prouver à lui-même qu’il n’avait pascomplètement renoncé. Les prairies bordées dehaies dans lesquelles il se promenait étaient trop ten-tantes. Les haies étaient assez hautes pour constituerun défi, mais pas suffisamment pour que l’entreprisese révèle impossible. Il avait donc jeté son dévolu surcelle-ci, avait poussé sa monture et était passé au-dessus d’un bon pied.

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Le sentiment de triomphe qu’il avait éprouvé avaitrapidement fait place à une véritable terreur quandlui était revenu en mémoire le moment le plus atrocede toutes ses batailles, celui où il avait été blessé, oùson cheval avait été tué et s’était effondré sur luiavant qu’il ait le temps de vider les étriers et qu’unautre cheval tombe sur eux avec son cavalier.

Il lui avait semblé revivre ces instants terribles. Ilavait éprouvé la même sensation de chute, de pertede contrôle et avait cru voir la mort en face. Seul soninstinct lui avait permis de rester en selle et de maî-triser sa monture. Il avait alors compris que s’il avaitfrôlé la catastrophe, c’était à cause d’une espèce demolosse qui bondissait en aboyant férocement long-temps après que tout danger fut écarté. Il y avaitaussi une femme, une espèce de vieille sorcière vêtuede noir de la tête aux pieds, qui se prélassait surl’herbe au pied de la haie, des fleurs des champséparpillées autour d’elle, sans lever le petit doigtpour calmer son monstre.

S’il avait été en pleine possession de ses moyens, ilaurait évidemment compris deux ou trois petiteschoses qui lui paraissaient évidentes maintenantqu’il s’éloignait du lieu de son forfait. Si elle étaitassise dans l’herbe, ce n’était certainement pas parplaisir. Il ne faisait pas beau, et le vent était piquant.Elle était probablement tombée ou avait été renver-sée. Et son chien ne se serait pas conduit comme ill’avait fait si lui-même n’avait pas surgi au-dessus dela haie sans crier gare. Et il aurait certainement tuécette femme s’il avait sauté un tout petit peu plus àdroite. Si quelqu’un était à blâmer, c’était donc lui, etpersonne d’autre.

Et elle ne s’était pas gênée pour le lui dire.Il avait compris deux autres choses encore. Il ne

s’agissait pas d’une vieille sorcière, mais d’une jeune

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femme, même s’il n’avait pas réussi à distinguer sestraits derrière l’affreux voile de deuil qui les dissimu-lait. Et il s’agissait d’une dame de qualité, à en jugerpar son langage et ses manières.

Il n’en aurait pas été moins coupable s’il s’était agid’une vieille sorcière, ou d’une mendiante, ou desdeux, du reste. Il l’avait rudoyée, et il ne jurerait pasqu’il n’avait pas employé des mots malsonnants à sonégard. Il avait en tout cas proféré un chapelet dejurons pendant qu’il reprenait le contrôle de sa mon-ture. Et il n’avait rien fait pour lui venir en aide. Iln’aurait pas pu faire grand-chose, certes, mais ilaurait pu lui témoigner d’un peu plus d’intérêt, etpeut-être même lui expliquer pourquoi il ne pouvaitpas descendre de cheval.

En un mot comme en cent, il s’était conduitcomme un goujat. Un goujat de la pire espèce.

Un instant, il envisagea de tourner bride et d’allerfaire amende honorable, mais il doutait qu’elle aitenvie de le revoir. Et puis, il était encore bien tropfurieux pour présenter des excuses sincères.

Fasse le ciel qu’il ne revoie jamais cette femme !Elle habitait sans doute le voisinage, puisqu’elle sepromenait sans escorte avec son chien. Et elle étaitde toute évidence en grand deuil.

Bonté divine, il avait eu la peur de sa vie. Qu’avait-elle dû ressentir quand son cheval et lui avaient jaillipar-dessus la haie, à portée de main de l’endroit oùelle se trouvait ? Et dire qu’il lui avait reproché de sepromener avec son chien dans un pré communal !

Il était encore bouleversé après avoir ramené samonture à l’écurie de Robland Park. Il regagna lamaison à pas lents.

— Ah, te voilà de retour sain et sauf ! constataBéatrice en levant les yeux de sa tapisserie, tandis qu’ilse laissait tomber dans un fauteuil. Cela m’inquiète

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que tu partes seul à cheval, sans emmener un palefre-nier comme le ferait n’importe quel homme sensédans ton état. Je sais, je sais ! Tu n’as pas besoin de medire ce que tu penses, je le vois à tes sourcils froncés età ton regard noir. Je me conduis en mère poule. Maismaintenant qu’Hector est à Londres et que les gar-çons sont retournés en pension, je n’ai personne pourqui m’inquiéter, à part toi. Et je ne peux pas t’accom-pagner, le médecin ne m’en a pas encore donné l’auto-risation. Tu as fait une bonne promenade ?

— Excellente.— Qu’est-ce qui te contrarie, alors, à part mes

inquiétudes ?— Rien du tout.— Le thé va être servi dans une minute. Tu dois

avoir besoin de te réchauffer.— Il ne fait pas froid.— Si tu as décidé d’être désagréable, je vais

converser avec ma tapisserie, plaisanta-t-elle.Benedict observa sa sœur à la dérobée. Elle portait

une charlotte de dentelle sur ses cheveux blonds, etcela l’agaçait, même si le bonnet était joli. Bon sang,elle n’avait que trente-quatre ans – cinq ans de plusque lui – et elle s’habillait comme une matrone.C’était peut-être ce qu’elle était, après tout. Cela fai-sait plus de six ans qu’il avait été blessé et il lui sem-blait parfois que le temps s’était arrêté. Sauf que cen’était pas le cas. Tout et tout le monde avaient conti-nué d’avancer, et une bonne partie du problème qu’ilavait admis récemment, c’était que lui n’avait pasbougé d’un pouce. Il avait été bien trop occupé à seremettre sur pied pour ensuite reprendre le fil de savie à l’endroit précis où il s’était interrompu.

Béatrice abandonna son ouvrage pour verser le théet lui en apporter une tasse avec une assiette debiscuits.

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Page 40: Mary BaloghMary Balogh Après avoir passé toute son enfance au pays de Galles, elle a émigré au Canada, où elle vit actuellement. Ancienne professeure, c’est en 1985 qu’elle

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le 3 août 2015.

Dépôt légal : août 2015.EAN

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Diffusion France et étranger : Flammarion

9782290117668