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Danilo Martuccelli, Ccile Rol, Jonathan Roberge et Yan SnchalSociologie et socits, vol. 34, n 2, 2002, p. 233-242.
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DOI: 10.7202/008143ar
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Autour de Grammaires de lindividude D.Martuccelli / On Grammars of the Individualby D.
Martuccelli
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L criture de lindividu moderne demeure un des problmes majeurs de la tho-rie sociologique alors mme que celle-ci sefforce de ne pas senfermer trop rapi-dement dans lopposition entre holisme et individualisme mthodologique.Aussi, est-ce
cette question du fondement ou de laffirmation possible dune sociologie de lindi-
vidu que le dernier livre de D. Martuccelli pose au bnfice dune rflexion renouvele
et, doit-on dire, plutt stimulante. Tel que son titre le laisse prsager, Grammaires de lin-dividu1 sintresse une seule interrogation: Mais quest-ce que lindividu? (p. 12).
Pour y rpondre, son auteur, au travers de ses rudites analyses, lectures et illustrations,
procde par dgrad en tant attentif la fois la densit et la mallabilit des liens que
tissent lindividu, leurs consistances le concept peut-tre le plus synthtique,
mais galement le plus difficile saisir chez D. Martuccelli. Consistances des supports,
des rles sociaux, du respect, de lidentit et de la subjectivit sont ainsi autant de di-
mensions par lesquelles se dclinent les grammaires dune individualit historique-
ment advenue.
danilo martuccelliCNRS CLERSE IFRESI2, rue des Canonniers59800 Lille, FranceCourriel : [email protected]
jonathan roberge
Dpartement de sociologieUniversit de Montral
C.P. 6128, succursale Centre-villeMontral (Qubec), Canada H3C 3J7Courriel : [email protected]
ccile rol
Facult de sociologieUniversit de BielefeldP.O. Box 100131D-33501 Bielefeld, Allemagne
Courriel : [email protected]
yan snchal
cole pratique des hautes tudesVe Section Sciences religieuses
45-47, rue des coles75005 Paris, FranceCourriel : [email protected]
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1. Danilo Martuccelli, Grammaires de lindividu, Paris, Gallimard, Collection Folio/Essais, 2002,712 pages.
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La notion de support qui occupe lespace du premier chapitre du livre concerne
la possibilit mme de lindividu, savoir comment il se tient face au monde. Mais
tre face au monde revient aussi tre dans le monde, dans des relations amicales, des
rseaux de solidarit, etc. Les supports sont ds lors une affaire de production diff-
rentielle des individus (p. 81). Ce qui compte en les investissant est davantage leur
qualit et leur profondeur que leur quantit. Certains supports sont plus souhaitables
que dautres et, puisque soumis une valuation sociopolitique, plus lgitimes que
dautres. Cest ce qua en outre le mrite de montrer le contraste entre les supports os-
tentatoires du manque de temps, lagenda de lhomme daffaires surtout, dune part, et
les supports stigmatisants comme lassistance sociale, de lautre.
Faisant suite, le chapitre consacr la notion de rle tente de cerner ce qui relie
des individus et des positions quil sagit de tenir. Classique en sociologie, lide de rles
sociaux gagne une nouvelle actualit en permettant de comprendre que ce qui se mo-difie terme, cest la nature des tats intrieurs (p. 237). De fait, si le dcalage saccentue
entre prescription normative et ralisation concrte, cest en raison dune stylistique
souvent trs recherche de lincarnation et de la distanciation par laquelle lindividu ha-
bite son rle, le modifie, le joue. Si quelques-uns sont encore immdiatement leurs
rles, ils sont de plus en plus nombreux soffrir le luxe de ne plus se sentir concerns
par ceux-l. La question des consistances commence trouver ici une prise tangible.
Lmergence de la qute de respect au cur du troisime chapitre exhorte
considrer les dimensions de lindividuation relevant de la philosophie morale et po-
litique. La valeur des individus les uns par rapport aux autres se ngocie dans des de-mandes de respect tendues entre la reconnaissance et la dngation. La sociabilit
moderne et dmocratique juxtapose ainsi trois rgimes dinteraction selon D.
Martuccelli : la hirarchie, lgalit, et la diffrence. Il ne suffit pas de dire que le modle
hirarchique a fait place lgalitarisme et, de l, au diffrentialisme, mais de com-
prendre que cest grandement les tensions entre ces trois modles qui faonnent notre
ralit. La dmocratie, en effet, est aujourdhui cet espace ouvert dans lequel se heur-
tent le droit gouverner des uns,celui dtre rgent de manire galitaire des autres et
celui, enfin, de faire respecter sa particularit malgr ou par le pouvoir de certains
autres encore.
Le chapitre suivant questionne lidentit en ce quelle se montre justement
comme qute et questionnement. La rponse au qui suis-je?, se cherchant hier en-
core dans lintriorit et dans le statut, sest aujourdhui dplace vers une entreprise de
production identitaire. La dsinstitutionnalisation, la dtraditionnalisation, laltra-
tion du sens et de la signification laissent entrevoir un individu bricoleur et agoniste.
Lidentit devient cette mdiation active dont lexistence se conjugue avec une stra-
tgie sociale o le soi fait lexprience des autres avec qui il entre en tension (de la fis-
sion la fusion). Les textures culturelles et les tats sociaux entretiennent donc saconsistance et sa labilit. Au travers dune rhtorisation prolifre des pratiques et une
multiplication des topiques identificatoires, lidentit permet de souligner la singularit
dun individu et de nous rendre [...] semblables certains autres (p. 343). Lidentit est
ainsi pour D. Martuccelli la fois grandeur et misre.
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Critiquant de possibles rductions (intrioriste, topographiste, illusionniste), le
cinquime et dernier chapitre de Grammaires de lindividu pose la subjectivit
comme un projet cherchant btir un domaine de soi soustrait au social (p. 437).La
qute identitaire scrit ds lors conqute pour la subjectivit : du social-hors-social
(cest le paradoxe), qui refuse, nie, dnie. Si le qui de la subjectivit saffirme, tout
comme ou davantage que celui de lidentit, par ce quil est, il se drobe toujours un
peu plus en rfutant ce quil nest pas. Le qui suis-je? se prolonge dans un que ne suis-
je ?, notamment par les us et abus de linjonction la rflexivit qui sdimente la sub-
jectivit et leste lindividu. Une telle mergence au sein de la modernit sinterprte
moins par de grandes questions existentielles (mort, folie, etc.) que par des question-
nements subjectifs au quotidien (lchec et la responsabilit de lerreur par exemple).
Si la grammaire du personnage social est aujourdhui un grimoire selon D.
Martuccelli, la raison en est chercher du ct de lambivalence moderne et de lam-bigut sociologique. charge ds lors pour sa sociologie de rendre comprhensible lin-
quitude qui rsulte de cette bance pratique dans la consistance. Comment? En
revisitant les grammaires de lindividu ; en proposant une sociologie de lindividu, la
jonction du biographique et de lhistorique, mme de saisir les dimensions qui len-
tourent. Aussi, sans attendre une solution dfinitive la question des consistances so-
ciales, revient-il aux lecteurs de prendre acte du dsir qui anime D. Martuccelli, celui
de permettre des changes et des discussions (p. 42).
jonathan roberge: tant le premier des critiques de D. Martuccelli, cest davantage lconomie densemble de son livre que je voudrais mattacher. Mes interrogations
concernent ainsi les conditions de possibilit dune sociologie de lindividu. Quen dit
D. Martuccelli au fil de ces discussions sur les supports, les rles et lidentit, pour ne
prendre que ces trois exemples? Sur les supports dabord, non seulement note-t-il le
faux-semblant des discours sur lautonomie, mais encore que la seule mesure permet-
tant de juger de ces irrpressibles supports tient leur degr de visibilit. Tout est ds
lors affaire dimage et de lgitimit; tant entendu que plus une dpendance est vi-
sible, plus elle est stigmatisante. La discussion quentreprend par la suite D. Martuccelli
sur les rles sociaux tend montrer un largissement de la gamme des subjectivitsque ces rles ne manquent pas dimpliquer. Certains individus restent fortement atta-
chs leur personnage alors que dautres oublient ou le multiplient rapidement. Or, ce
sont autant les uns que les autres qui se trouvent dsormais faire lexprience dun d-
calage entre leur intriorit et leur position socio-objective. Ce qui nest pas, par
ailleurs, sans incidence sur toute la problmatique identitaire. Cette crise de dfinition
est grandement tributaire dune dissociation croissante entre le rle et lidentit
(p.353). Le soi de la condition moderne ne se dploie plus que dans une pluralit de pra-
tiques et de discours. Do la crise justement : la possibilit bien relle de tension, de
conflit entre les diverses orientations identitaires de lindividu. Et do aussi le paradoxe
qui se greffe la crise puisque cest trop vouloir combattre la labilit des identits
que se laissent le mieux entrevoir leur vacuit intrinsque de mme que les dangers
des surenchres didentification la fois contraintes et contraignantes.
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Il me semble donc que ces trois questions des supports, des rles et de lidentit
chez D. Martuccelli partagent cette mme ide dune sociologie de lindividu se dcli-
nant en termes de conflit, de distance et de contradiction. Les grammaires de lindividu,
autrement dit, sont accessibles partir de la prise en considration de leurs dimen-
sions agoniques; elles-mmes comprhensibles dans leurs rapports mutuels. Il ny a
pas un, mais des supports et il est vident que leur diffrence de consistance ne peut
quentraner friction et tension. De mme, lcart face au rle et tous ces autres dca-
lages entre contextes sociaux et preuves individuelles sont autant de variations sur ce
qui peut tre appel avec D. Martuccelli la distance matricielle de la modernit elle-
mme (p. 35, voir galement p. 549). Enfin, tous ces paradoxes de la double exigence
galitro-diffrentialiste de la dmocratie (chapitre III),de ces subjectivits toujours plus
rtives au monde extrieur et plus dpendantes de lui (chapitre V), etc., reprsentent da-
vantage une ouverture pour la vie sociale quune des manires de se clore sur elle-mme.
Ma question D. Martuccelli cherche savoir sil pense ncessaire pour une so-
ciologie de lindividu de dgager cet espace intermdiaire dans lequel puissent sexpri-
mer les aspects de lagonique voque? La thorisation dun tel espace est sans doute
ce qui permet le mieux de mettre dos dos le sociologisme extrme et le psycholo-
gisme ou mme laffolement empirique (p. 555). Cest aussi ce qui doit permettre de
sappuyer sur lindividu lorsque lanalyse tend le faire disparatre derrire la socit et,
en direction oppose, de rappeler la consistance de la socit alors que celle-ci ne semble
laisser place quaux seuls individus. Mais, retour de la question, une sociologie de lin-dividu construite sur ce type de prmisse ne court-elle pas le risque de spuiser en se
tenant de la sorte entre deux chaises, cest--dire en sobligeant constamment ngo-
cier ses propres hsitations, voire ses propres ambiguts?
danilo martuccelli: Lanalyse sociologique de lindividu ne doit plus se faire en re-
venant une thorie dsormais incantatoire de la socit, et au primat absolu de lana-
lyse positionnelle, ni en partant dune thorie de lindividu, o il sagirait de faire
revenir la sociologie vers lacteur en lui octroyant une tche de totalisation. Ce nest
quen vitant cet excs et ce dfaut, quune sociologie de lindividu pourra vritablementse constituer. Pour cela, il faut que le primat analytique soit octroy ses dimensions
et que leur claircissement se fasse, en tout cas dans un premier moment, indpen-
damment des seules positions sociales et de linjonction lindividualisation.
Il ne peut plus y avoir de comprhension des dimensions de lindividu dans la
modernit sans lintgration analytique de la nature spcifique de la vie sociale. La ra-
lit sociale nous contraint dune manire sui generis. nonc mtaphoriquement, et
partir du point de vue de lacteur, cest le degr dlasticit ou de mallabilit rsistante
qui dfinit le mieux le propre de la consistance du monde social, puisquil permet de r-
sister autant des vises idalistes ou langagires de la vie sociale qu des conceptions
dterministes ou mcanistes. Lindividu senracine dans un monde social qui lengloutit
et lexpulse en mme temps, dont il fait entirement partie et face auquel il ne cesse
dprouver sa distance, un milieu dot de coercitions mouvantes et diverses, empli
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dune pluralit de textures culturelles, et dont il fait lpreuve au travers de mallabili-
ts circonscrites. Limage ultime qui en rsulte nest ni celle dun monde dtermin
simposant nous de faon homogne, ni celle dacteurs voluant au sein dunivers
auxquels ils doivent chaque fois octroyer une unit. Lunivers social nous tient tou-
jours tout en se relchant sans cesse autour de nous.
Ce qui est au cur de lanalyse, cest ainsi le diffrentiel des consistances sociales.
Il explique en dernier ressort que les dimensions retenues ne se dploient pas du plus
externe ou objectif au plus intime ou subjectif, mais que chacune dentre elles soit
marque par une mallabilit rsistante qui intgre les deux aspects. Je reviens sur les
trois dimensions que vous avez retenues. Dans une dmarche de ce type, avant mme
de pouvoir parler de lindividu, il est ncessaire de cerner sociologiquement la nature
de ses appuis dans le monde (supports), moins pour cerner un principe de clture
psychologique que le diffrentiel des conditions sociales lui permettant de se dployercomme individu. Quant aux rles sociaux, ils ne sont plus aborder ni au travers du
processus de socialisation normative, ni de celui de la formation psychosociale de lac-
teur, ni de leur usage stratgique, ni mme de leur fonction pour le maintien de lordre
social, mais plutt partir du diffrentiel des consistances situationnelles et leurs effets
sur les individus. De la mme manire, les identits ne sont pas cerner en fonction
de lunit ou de la dcentration permises lindividu, mais au travers de ltude du
degr de labilit propre aux diffrentes identifications possibles, allant dun noyau
dur (notamment les lments de ltat civil) des lments plus vanescents (in-
times ou biographiques).Cela ouvre effectivement une sociologie de lindividu se dclinant, entre autres,
et comme vous le signalez, en termes de conflit, de distance ou de contradiction.
Disons plus largement une sociologie de lambivalence, insparable des mouvements
amens par la modernit, et confrontant les acteurs des phnomnes opposs et in-
dissociables. Mais dans ce processus, ce qui importe, ce sont moins les ambivalences ou
les ambiguts du processus de choix ou lincertitude des enjeux (ce que vous soulignez
en parlant de la ngociation des hsitations), que llasticit fondamentale de lespace
dans lequel se dploient les actions humaines et qui les rend possibles. Ce nest pas lir-
rsolution psychologique ou les tensions culturelles quil faut analyser, mais la nature
matrielle et symbolique de la vie sociale.
ccile rol: La grammaire sociologique traditionnelle du personnage social peine
trouver de quoi analyser la condition individuelle moderne,o lindtermination de la
signification de laction et des actes des autres va croissant (p. 24). Loin de sonner le glas
de la sociologie, D. Martuccelli en conclut plutt que le problme de la relation lautre
nen devient que plus difficile et plus central (p. 240). En effet, si linvention dune autre
grammaire ne peut faire lconomie de substituer au concept de position celui de rela-
tion, comment viter ses deux cueils les plus bants, le psychologisme et lontologie?
Quand bien mme elle nen constitue quune facette, lesquisse dune sociologie po-
litique ne traverse pas en filigrane les Grammaires de lindividu par hasard. Elle repr-
sente au contraire une rponse possible cette question. Notamment dans son chapitre
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consacr au respect2, D. Martuccelli propose de considrer la relation dans sa spcifi-
cit politique. La sociabilit interindividuelle moderne suppose un ordre de linterac-
tion proprement situationnel.Les jeux de face--face,de typifications et de conventions
qui le composent restent toutefois des ressorts uniquement sociaux, quand bien mme
ils puissent tre diversement soumis leffet dorganisations politico-institutionnelles.
Ils npuisent pas la problmatique de la sociabilit interindividuelle (p. 242) qui
exige en outre la prise en compte de facteurs extrasituationnels, cest--dire du ca-
ractre fictionnel partout et toujours du politique (p. 243). Si ce second registre ana-
lytique, celui des rgimes dinteraction,permet de mieux rendre compte de la spcificit
politique des relations, il nest pas unitaire. La modernit dmocratique lui a prt trois
formes typiquesla hirarchie, lgalit et la diffrencequi elles seules ne struc-
ture[nt] pas vraiment lensemble de nos changes (p. 257). D. Martuccelli sattache
alors aux tensions et aux juxtapositions possibles qui les parcourent travers le prismemultiforme du respect, et trouve ici une issue sduisante aux apories classiques dune
sociologie plus politise que politique. En abordant la ralit politique sous langle du
respect, le sociologue vite la fois lcueil angliste dune problmatique propre-
ment anthropologique visant fonder une anthropologie gnrale et universelle ainsi
que celui que porte la problmatique qui, se plaant souvent dans la descendance cri-
tique de Hegel, essaie de dgager une grammaire des conflits moraux au travers du
lien entre les sentiments dinjustice et les formes de laction collective (p. 264). Il per-
met dtudier les cultures politiques quotidiennes de la dmocratie, plutt que de tran-
cher la tension tragique et fondamentale sur laquelle elle repose : son impossiblencessit. En puisant ses sources de la tradition simmlienne, de Elias Goffman jus-
qu Simmel lui-mme3, D. Martuccelli ne remet pas seulement au got du jour des
perspectives rarement qualifies de politiques, il illustre surtout la fertilit dune so-
ciologie politique qui, bien que base sur une raffirmation du politique, ne verse ni
dans le normativisme, ni dans la philosophie de lhistoire.
Toutefois, le respect est-il le seul prisme pour mener bien cette refonte? Malgr
les connotations que lui ont prtes les grammaires sociologiques de la position, la r-
sistance ne suit-elle pas des perspectives analogues4, ainsi que la mme tension dmo-
238 sociologie et socits vol. xxxiv.2
2. Au niveau matriel des supports de lindividuation, D.Martuccelli aborde dj la question, mais il restedans le cadre plus gnral de ces difficults, une sociologie des supports ne doit pas ainsi tre dissociedune sociologie politique sous couvert de se cantonner de pures dimensions psychologiques ou, tout auplus, la qute dune anthropologie rendant compte de manire plus ou moins intemporelle de la conditionhumaine quand bien mme elle doive aussi y faire rfrence, au risque de rduire la complexit et lesnuances infinies des ralits politiques et sociales (p. 82-83 ; p. 106-112).
3. Martuccelli souligne combien limpratif de cration dune seconde grammaire de lindividualisationest loin dtre nouveau, dj chez Simmel, au fond, la thorie de la modernit a moins faire avec uneanalyse historique quavec la description des modes de saisissements de la ralit sociale (p . 27).
4. Cette question nest pas plaque, mais directement lie cette mtaphore constante de la rsistanceau fil de la plume de D. Martuccelli. En utilisant de faon rcurrente lexpression dune mallabilitrsistante que nous oppose le monde (voir notamment p. 563), il esquisse les premiers contours pour sortirla rsistance du regard sociologique sinon trivial du moins biais qui pse sur elle, comme si elle tait un actedhrosme motiv par une soif de justice sociale, ou dissue normative la domination, alors quen tant quevcu individuel et politique, elle nest pas pensable comme une action collective.
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cratique qui fait delle la fois une exigence et une impossibilit? Enfin, elle comporte
peut-tre un lien plus direct avec la promesse dune explicitation approfondie et glo-
bale des consistances sociales (p. 567) que D. Martuccelli apprhende justement par
leur degr dlasticit ou de mallabilit rsistante (p. 563). Autant de questions pour
interroger finalement la spcificit de nouveaux rgimes dinteraction qui se dessinent,
et quil reste penser.
danilo martuccelli : Si lanalyse sociologique, dans sa vocation gnrale, a pour
enjeu premier ltude des consistances du monde social, lclaircissement conceptuel des
outils dune sociologie de lindividu stricto sensu doit parvenir dcliner diffremment
ces consistances en fonction de quelques dimensions. Cest cette distinction qui permet
de diffrencier diverses problmatiques, au sein de ce quon peut appeler une sociolo-
gie politique. Je me limiterai celles auxquelles vous faites rfrence et aux manires
dont les consistances sont chaque fois convoques.
Dune part, et de manire classique, la sociologie doit interroger les dominations
auxquelles font face les acteurs. Mais, en contraste avec une vision rigide du monde,
il faut reconnatre le caractre partiellement mouvant des coercitions, leurs irrgulari-
ts de fonctionnement, le fait quelles ne sont jamais homognes, durables et constantes.
Au sein de tout tat de domination, il existe ainsi une face active dune situation pas-
sive de domination, dont la possibilit ultime sexplique par la profonde mallabilit de
la vie sociale. Dailleurs, cette caractrisation concerne autant des espaces ferms, o la
discipline devrait rgner, que des contextes o, exactement linverse, lindividu estabandonn lui-mme, et sans contraintes visibles5. On peut dvaloriser ou doter
dune signification contestataire ces initiatives mais que ce soit de manire ngative ou
positive, il ne faut surtout pas sous-estimer le fait quen dpit de la multiplication des
contrles, et de lactualit de la domination, il existe toujours un espace incompressible
dinitiative pratique.
Dautre part, et cette fois-ci au niveau dune sociologie des dimensions de lindi-
vidu dans la modernit, on peut tudier le caractre proprement politique des de-
mandes de respect lors des changes. Les rgimes dinteraction sont justement loutil
analytique qui permet de circonscrire cette preuve majeure de lindividu, le fait que sonexprience personnelle de lui-mme puisse aller de pair avec un sentiment dinexistence.
Mais ce besoin de confirmation intersubjective prend une forme particulire dans la
condition moderne puisque lexigence galitaire puis linflexion diffrentialiste en ap-
pellent un renouveau des mcanismes de lacceptation de soi, et surtout du problme
de la scurit traditionnellement associe cette demande. Les individus sont ainsi
toujours plus sensibles aux gards dus leur personne au fur et mesure que saccen-
tuent des demandes de respect de plus en plus subjectives et davantage rtives leur
objectivation. Les interactions sont le thtre de toute une srie de tensions diverses,
239Autour de Grammaires de lindividu de D. Martuccelli
5. Pour des claircissements dans ce sens, voir Danilo Martuccelli, Dominations ordinaires, Paris, Balland,2001.
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significations plus ou moins ouvertes, profondment intimes et pourtant comprhen-
sibles pour beaucoup partir du rgime dans lequel elles sinsrent. Ces tensions met-
tent donc aussi lpreuve les consistances de la vie sociale, puisquelles rsultent
galement de la labilit irrpressible des situations de sociabilit,mais dune autre faon
que dans le cas prcdent. Les deux aspects politiques ainsi soulevs, tout en se distin-
guant, nen sont pas moins cerner partir dune seule vision analytique.
yan snchal: Que la question anthropologique soit irrductible linscription dun
trait dunion entre le socius et le logos, voil prcisment ce quatteste la prolifration des
vocables de la socio-logie occidentale lorsquelle cherche saisir ce que nous sommes.
Quelques auteurs se rsolurent ainsi considrer ltre humain en tant quindividu eu
gard la matrice moderne qui se trouve au cur de leur discipline (et qui la porte).
Si D. Martuccelli participenon sans quelques rticences de cette mouvance, il pro-
pose quant lui, dans les premiers balbutiements du xxie sicle, de faire de lindividu
une question et de la poser au fil de cinq dimensions qui constituent aussi bien les
rgles (rle, respect, identit, subjectivit) que le fondement des rgles (sup-
port ) dune grammaire reproblmatise dans lhorizon de sa pluralisation.
Reproblmatise au sens o par exemple la subjectivit et la rflexivit ne sauraient
aller de soi. Cest ce problme de la rflexivit que je tcherai brivement de pr-
senter aux lecteurs en esquissant autant que faire se peut le chemin emprunt par lau-
teur pour le poser et le solutionner6.
Pour le sociologue qui se livre ltude de la subjectivit comme dimension in-contournable dune grammaire de lindividu, cest le retour rflexif croissant vers soi
qui doit tre objet dattention (p. 510). La raison de cette expansion est chercher
du ct de la prolifration des industries culturelles, des organisations sociales et des ins-
tances ducatives qui dans la modernit en ont fait une injonction. Avec Giddens elle
est cette attitude existentielle par laquelle lindividu se libre et se ralise. Valorise lors-
quelle seffectue de faon autonome, elle risque nanmoins de le dsavouer lorsquelle
prend la forme dune thrapeutique. l optimisme de Giddens fait ainsi face le
pessimisme de Foucault. Car une chose est de faire le constat dune rflexivit ex-
pansive, une autre est de prendre acte des consquences quentranent les technolo-gies par lesquelles elle se dissmine. Cest dire quel point la rflexivit peut aussi
tre une contrainte assujettissante, un leurre aboutissant finalement lannulation
mme de la subjectivit. Mais comme il est difficile de suivre Giddens et Foucault jus-
quau bout et quil ne faut pas oublier la consistance du monde social, lauteur pro-
posera de prendre en compte diffrents moyens symboliques accessibles lindividu
240 sociologie et socits vol. xxxiv.2
6. Le cinquime et dernier chapitre sur la dimension de la subjectivit se divise en sept sections. Lavant-
dernire de ces sections propose une rflexion critique sur lide mme de rflexivit (p. 648, note 49)sous un intitul qui doit retenir lattention du lecteur: La sdimentation de la subjectivit (p. 509-530).Si rflexion critique il y a, elle sapprciera plus aisment tre inscrite dans le dploiement mme despublications de D. Martuccelli, commencer par Rflexivit et auto-identit , dans Sociologies de lamodernit. Litinraire du xxe sicle, Paris, Gallimard, Collection Folio/Essais, 1999, p. 529-537.
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(roman, musique, tlvision, ordinateur, jeu vido) par lesquels une sdimentation
subjective diffrentielle est prvoir. Il faut ds lors considrer la rflexivit de faon ac-
tive et pratique et admettre que si la subjectivit se sdimente au travers delle, ce nest
pas tant dans laction que dans la rhtorisation, dans le commentaire engag qui la
ctoie ou la prolonge.
Proprement moderne en tant que produit culturel et action rhtorise, pra-
tique sociale se ddoublant au niveau des effets de la saisie de lindividu par lui-mme
et de son rapport laction, la rflexivit consiste en fin de compte sdimenter sa
subjectivit, le lester. Bref, elle est cette pratique, socialement induite et tendant
se gnraliser, qui nous met systmatiquement en position de commenter nos ac-
tions (p. 530).
Linterrogation en cascade que je dsire adresser D.Martuccelli cherche pratiquer
une coupe transversale entre les grandes lignes de sa problmatisation de la rflexivit:Pourquoi une sociologie de lindividu doit-elle sinscrire dans lcart entre hier et au-
jourdhui, dans la modernit proprement parler? Pourquoi se doit-elle dcarter liden-
tit de la subjectivit et donc de la rflexivit? Et pourquoi carter la rflexivit de
lintrospection, de la connaissance, de lintellectualisation et de la rationalisation dune
part, de lincarnation et de la distanciation par rapport au rle dautre part, du langage
par ailleurs? Ne sont-ce pas l davantage des convergences que laisse prsager la r-
flexivit? Mais tous ces points dinterrogation pourraient peut-tre se rsumer ainsi:
Que serait une sociologie du questionnement? Au carrefour de cette question cest pr-
cisment lanthropologie philosophique qui vous attend pour un dbat.
danilo martuccelli: Je ragirai vos interrogations en cascade par des rponses en
une seule rafale puisque, au fond, une proccupation majeure les sous-tend, celle du be-
soin dun regard transhistorique permettant de fonder une anthropologie philoso-
phique au dtriment dune simple sociologie de lindividu. La perspective est
sduisante... mais comment ngliger que les meilleurs aperus de la sociologie proc-
dent justement de la volont de faire systmatiquement la part des choses entre les
traits proprement sociaux et spcifiques la modernit, et une analyse existentielle, et
douteusement intemporelle, de la condition humaine? Cela nlimine certainementpas lintrt des tudes visant cerner les traits les plus durables de la vie humaine,
mais cela nte en rien la pertinence dun regard sociologique sinterrogeant sur la sp-
cificit des dimensions au sein de divers contextes. Et si un relativisme historiciste
guette parfois cette dernire dmarche, des risques criants de dsocialisation et dana-
chronisme hantent toujours la premire.
Ce qui mne une autre de vos interrogations. Au sein de ce projet intellectuel, ce
quil faut cerner ce sont les formes spcifiques de la rflexivit dans la modernit et
leurs significations actuelles pour le saisissement de lindividu. Que la rflexivit sen-
racine dans ses dimensions cognitives, dans des processus comme lintrospection
ou l intriorit, est sans doute important. Mais il faut rendre compte de la spcificit
et de la diversit de ses manifestations contemporaines. Et cet gard, si la rflexivit
est un aspect qui doit retenir lattention cest parce quune srie de pratiques sociales
241Autour de Grammaires de lindividu de D. Martuccelli
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7/29/2019 Martuccelli, D, Rol, C., Roberge, J., Snchal, Y. (2002) Autour de Grammaires de l'individu de D.Martuccelli
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lencouragent. Cest dire que son analyse doit surtout porter sur les manires dont elle
est socialement produite et entretenue.
Enfin, troisime remarque, le but de lanalyse tant de cerner sociologiquement
lindividu, il sagit surtout den claircir les catgories et les concepts. Et dans ce sens,
lintrt doit se porter davantage sur les diffrences que sur les articulations. Insister sur
ces dernires ramnerait invitablement, sous couvert de vraisemblance psychologique,
le cur de lanalyse au niveau de lindividu : ce serait son activit de bricolage, les
plis du social le constituant ou, comme vous le suggrez, les convergences in-
duites par la rflexivit quil faudrait tudier. Dans tous ces cas de figure, la diffrence
entre les dimensions sestompe et avec elle la possibilit de jeter les bases dune analyse
sociologique de lindividu. Cette dernire exige de diffrencier les problmes en fonc-
tion des dimensions: de mieux dfinir la nature exacte de ses appuis dans le monde
(supports), dtablir des diffrenciations entre les contextes daction (rles), de cer-ner la nature politique de la demande dgards interactifs (respect), de tenir compte
des effets de la prolifration dun discours sur soi induit par la culture moderne (iden-
tit), de sattarder sur les manifestations de laspiration agonique btir un domaine
de soi soustrait au social (subjectivit). Chacun de ces processus a des traductions
intrieures quil sagit aussi de scruter, mais la vocation dune sociologie de lindividu
est de les cerner avant tout partir de leurs consistances sociales.
242 sociologie et socits vol. xxxiv.2