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Marsens, Lise Schild Paccaud et Jacques Borie, La schizophrénie et les autres troubles psychotiques 12 juillet 2011 M-A Antille : Bonjour ! Bienvenue à ce cycle de quatre conférences intitulé Troubles Psychiatriques et Clinique Psychanalytique, c’était un projet que j’avais à coeur de réaliser : inviter des psychanalystes pour qu’ils nous parlent de leur pratique clinique. Aujourd’hui nous aborderons le thème des psychoses. Je tiens à remercier la direction et toutes les personnes qui ont contribué, je remercie le Dr Lipiec qui m’a beaucoup aidé dans l’organisation. Il n’est malheureusement pas présent aujourd’hui. Je remercie également le Dr Haemmerle, et le Dr Seidl qui fait office de caméraman! Il est psychanalyste et pédopsychiatre à Lausanne, il m’a également beaucoup aidé. J’ai le plaisir d’accueillir Lise Schild Paccaud et Jacques Borie qui vont nous parler de la schizophrénie et des troubles psychotiques, quelques mots peut-être pour les présenter : Madame Schild Paccaud est psychologue et psychanalyste installée à Lausanne, elle a travaillé durant de longues années dans un service du département de psychiatrie à Lausanne, elle est enseignante, fait partie du Comité directeur pour les diplômes de psychanalyse organisés par l’Université de Lausanne. Monsieur Jacques Borie est psychologue et psychanalyste installé à Lyon, il donne régulièrement des conférences, il écrit dans diverses revues psychanalytiques, il est enseignant au Programme d’Etudes Cliniques ( PECL) dirigé par le Pr François Ansermet à Genève, et il est également enseignant à la section clinique de Lyon. Ce sont des formations cliniques d’orientation lacanienne. Merci d’avoir accepté l’invitation. Je vous cède la parole. Lise Schild Paccaud : comme j’ouvre les feux de ce cycle de conférences consacré aux troubles psychiatriques et à la clinique psychanalytique, je vais me permettre quelques généralités avant d’aborder la question qui nous tient à coeur dans notre pratique, il s’agit de la question de la psychose ordinaire, j’y reviendrai. Donc un préambule assez généraliste qui nous permettra de situer quelque peu le cadre de ces conférences et le lieu d’où l’on intervient, à savoir de notre pratique, pour vous donner une idée de notre style. L’institution psychiatrique réclame un savoir-faire psychiatrique : diagnostiquer, évaluer, traiter. Les effets de l’usage abusif du DSM, prévu dans un premier temps pour trouver une langue commune à tous les intervenants, aboutit à la désubjectivation du médecin et du malade. Le médecin n’a plus besoin d’écouter le patient pour savoir que faire. On ne lui en demande pas forcément plus. Nous sommes donc dans cette perspective où apparait ce phénomène de désubjectivation tant du côté du médecin que du malade, les deux étant assez mal traités dans cette façon de faire avec le diagnostic psychiatrique. S’intéresser à la psychanalyse dans son travail de médecin (médecin entendu au sens large du terme : thérapeute, soignant .. ), c’est introduire la rigueur de la clinique et le sérieux de la psychologie psychanalytique. Ces concepts issus de Freud sont intemporels, et bien qu’inventés dans un monde bien différent du nôtre, ils sont indispensables à la rencontre avec un patient. Notre mode caractérisé par la disparition ou le floutage des repères, des principes organisateurs de la famille, du couple, le déclin du père et de l’autorité etc .. rendent d’autant plus important le repérage de la discrimination névrose - psychose que Freud nous a laissé en héritage. 1

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Page 1: Marsens, L.Schild et J - Lectures Freudiennes · 2012-10-07 · Nous parlons bien sûr de psychanalyse appliquée à la pathologie et non de la cure psychanalytique et de ses consignes

Marsens, Lise Schild Paccaud et Jacques Borie,La schizophrénie et les autres troubles psychotiques12 juillet 2011

M-A Antille : Bonjour ! Bienvenue à ce cycle de quatre conférences intitulé Troubles Psychiatriques et Clinique Psychanalytique, c’était un projet que j’avais à coeur de réaliser : inviter des psychanalystes pour qu’ils nous parlent de leur pratique clinique.Aujourd’hui nous aborderons le thème des psychoses. Je tiens à remercier la direction et toutes les personnes qui ont contribué, je remercie le Dr Lipiec qui m’a beaucoup aidé dans l’organisation. Il n’est malheureusement pas présent aujourd’hui. Je remercie également le Dr Haemmerle, et le Dr Seidl qui fait office de caméraman! Il est psychanalyste et pédopsychiatre à Lausanne, il m’a également beaucoup aidé.

J’ai le plaisir d’accueillir Lise Schild Paccaud et Jacques Borie qui vont nous parler de la schizophrénie et des troubles psychotiques, quelques mots peut-être pour les présenter :Madame Schild Paccaud est psychologue et psychanalyste installée à Lausanne, elle a travaillé durant de longues années dans un service du département de psychiatrie à Lausanne, elle est enseignante, fait partie du Comité directeur pour les diplômes de psychanalyse organisés par l’Université de Lausanne.Monsieur Jacques Borie est psychologue et psychanalyste installé à Lyon, il donne régulièrement des conférences, il écrit dans diverses revues psychanalytiques, il est enseignant au Programme d’Etudes Cliniques ( PECL) dirigé par le Pr François Ansermet à Genève, et il est également enseignant à la section clinique de Lyon. Ce sont des formations cliniques d’orientation lacanienne.

Merci d’avoir accepté l’invitation.Je vous cède la parole.

Lise Schild Paccaud : comme j’ouvre les feux de ce cycle de conférences consacré aux troubles psychiatriques et à la clinique psychanalytique, je vais me permettre quelques généralités avant d’aborder la question qui nous tient à coeur dans notre pratique, il s’agit de la question de la psychose ordinaire, j’y reviendrai.Donc un préambule assez généraliste qui nous permettra de situer quelque peu le cadre de ces conférences et le lieu d’où l’on intervient, à savoir de notre pratique, pour vous donner une idée de notre style.

L’institution psychiatrique réclame un savoir-faire psychiatrique : diagnostiquer, évaluer, traiter.Les effets de l’usage abusif du DSM, prévu dans un premier temps pour trouver une langue commune à tous les intervenants, aboutit à la désubjectivation du médecin et du malade. Le médecin n’a plus besoin d’écouter le patient pour savoir que faire. On ne lui en demande pas forcément plus. Nous sommes donc dans cette perspective où apparait ce phénomène de désubjectivation tant du côté du médecin que du malade, les deux étant assez mal traités dans cette façon de faire avec le diagnostic psychiatrique.

S’intéresser à la psychanalyse dans son travail de médecin (médecin entendu au sens large du terme : thérapeute, soignant .. ), c’est introduire la rigueur de la clinique et le sérieux de la psychologie psychanalytique. Ces concepts issus de Freud sont intemporels, et bien qu’inventés dans un monde bien différent du nôtre, ils sont indispensables à la rencontre avec un patient. Notre mode caractérisé par la disparition ou le floutage des repères, des principes organisateurs de la famille, du couple, le déclin du père et de l’autorité etc .. rendent d’autant plus important le repérage de la discrimination névrose - psychose que Freud nous a laissé en héritage.

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Ces repères en termes de structure permettent précisément de voir comment le sujet se débrouille avec cette nouvelle donne. Les hommes ont à organiser leur rapport au monde, à l’autre, à l’autre sexe, avec des moyens différents de ceux de l’époque de Freud. Cela relève parfois du bricolage, assez bancal, donnant actuellement lieu à un foisonnement de différents malaises, d’accrochages mauvais ou fragiles, approximatifs à la réalité et à l’autre.Quelque chose est sans doute déréglé dans le monde aujourd’hui du jouir de tout, tout de suite, dans l’immédiateté des moyens, pour ne manquer de rien. On pense à tout le champ des pathologies de l’addiction par exemple. Nous parlons bien sûr de psychanalyse appliquée à la pathologie et non de la cure psychanalytique et de ses consignes. Il s’agit de se servir des concepts de la psychanalyse où Freud les a développés : dans le champ de la pathologie psychiatrique.

Aujourd’hui nous évoquerons non pas la psychose mais les psychoses, c’est-à-dire la psychose sous toutes ses formes possibles dans une clinique du cas par cas, en essayant de repérer le style que chacun donne à sa psychose. Autant de psychoses que de psychotiques. Nous savons que les symptômes psychotiques, les signes de la psychose, ne sont pas toujours visibles et bruyants. La psychose n’est pas toujours synonyme de délire ou d’inadéquation sociale. Je vais vous parler de cela, de ce que nous appelons la psychose ordinaire. Mon collègue, Jacques Borie, vous parlera plus spécifiquement de la schizophrénie, qui représente un champ plus délimité, balisé de la psychose.Nous verrons avec lui de quelle manière.

La psychose ordinaire.

Ce terme de psychose ordinaire est introduit par Jacques-Alain Miller en 1998. Tout d’abord pour tenter de parler des inclassables de la clinique : ni névrose, ni psychose. Cas rares, disait-on, avant de se rendre compte que se retrouve là la plus grande part du tout venant de la demande de consultation psychiatrique, tant dans les institutions publiques que dans les cabinets privés. Ce concept apparait dans la suite de la fin de l’enseignement du Dr Lacan, né en 1901 et décédé en 1981.Dans son dernier Séminaire, en effet, consacré à James Joyce, célèbre psychotique ordinaire, Lacan ouvrira la voie à cette clinique de la psychose non décompensée. La clinique du nouage des trois registres Réel, Symbolique, Imaginaire, clinique dite borroméenne, dont nous reviendrons vous parler dans le détail une prochaine fois !En effet, Lacan va s’intéresser par ce biais, à la fin de son enseignement, à tout ce qui relève de l’invention psychotique, de la suppléance psychotique, à ce que les psychotiques mettent en place pour pallier à ce qui, suppose-t-on, leur manque. On part de l’idée qu’il manque quelque chose au psychotique pour être tout à fait en contact avec la réalité, et dans le fond ce defect est compensé par quelque chose puisque tous les psychotiques ne décompensent pas et vivent plus ou moins normalement. Le psychotique invente donc parfois quelque chose pour ne pas devenir fou, pour s’adapter, pour fonctionner.

Je noterai ici que Lacan s’est toujours intéressé à la psychose, dès le début de son travail de psychiatre, sa thèse sur la psychose paranoïaque étant le premier geste dans ce sens, en 1931.Il a toujours encouragé les psychanalystes à ne pas fuir devant la psychose, dont nous avons, disait-il, tout à apprendre.

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Aucun patient ne doit être privé de rencontrer un psychanalyste, au sens large : tout thérapeute éclairé par les concepts de la psychanalyse. Lacan disait, pour nous préciser un peu la place à prendre à côté du patient psychotique, que nous devions nous faire le secrétaire du psychotique, nous indiquant une certaine façon de se positionner, à côté du sujet, pour l’entendre, pour bien l’entendre.

Nous partons donc du fait que, dans ce champ des pathologies narcissiques, pathologies des addictions, border line, et même le champ de la dépression et de l’anxiété, véritables épidémies, eh bien souvent il s’agit de psychotiques.

On croit en psychiatrie qu’en multipliant les diagnostics de symptômes, sur la base de critères retenus, on va mieux comprendre. L’usage abusif du DSM nuit à la rencontre et à la compréhension du cas. Tout cela nuit aussi à la formation, bien sûr. Tant le malade que le médecin y perdent leur âme. Le diagnostic devient synonyme de jugement de valeur, d’exclusion, de discrimination. Il faut guérir le symptôme avec le médicament pour réadapter, rééduquer le malade, alors que précisément certains comportements, si dérangeants soient-ils pour l’ordre social, lui permettent parfois de ne pas devenir fou.

Les sujets, malades et médecins, sont de plus en plus désorientés, privés des moyens de se rencontrer. Une vraie clinique différentielle est perdue dans cette opération désubjectivante.

La psychopathologie psychanalytique étant avant tout, encore une fois, une clinique de la rencontre et du cas par cas, le fait d’inventer un nouveau concept, la psychose ordinaire, ne veut pas dire qu’il s’agit d’un nouveau syndrome, d’un nouveau diagnostic, auxquels le DSM n’aurait pas pensé ! Donc il s’agit d’abord de regrouper toute cette diffusion de diagnostics qui ne nous disent plus rien du cas, les regrouper sous ce label psychose ordinaire, pour ensuite reprendre dans le détail, distinct, chaque cas, pour faire réapparaitre le sujet dans une clinique extrêmement fine du signe discret. Cela permet d’apprendre à être attentif, comme nous l’ont appris Freud et la psychanalyse, à bien écouter la façon dont un sujet parle, parle de son rapport au monde, de son monde, de son histoire. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas aussi tenir compte de ce qui se voit, de ce qui handicape le patient, c’est-à-dire son symptôme, ses TOCS, ses attaques de panique, ses addictions.Il faut simplement pouvoir élever ces signes, ces comportements, au rang de témoignage d’une souffrance psychique et pouvoir retrouver ainsi le sujet. Il faut écouter le patient sans savoir trop vite, sans savoir avant lui de quoi il souffre.Le trop de savoir en psychiatrie bouche les oreilles du thérapeute. Il faut savoir ne rien savoir tout en gardant ce à quoi on pense, ce que l’on a appris, en réserve, pour y revenir en temps voulu, pour ré-interroger ce que l’on croit savoir à la lumière de ce que dit et sait le sujet de lui-même. Il en sait toujours plus que nous sur lui. Surtout ne jamais l’oublier!

Alors attention ! Décoller le sujet de son costume de malade ne doit pas nous faire oublier que le patient peut être malade, très malade, au sens où il peut avoir besoin de l’hôpital et des médicaments. Donc la psychopathologie analytique, c’est du sérieux et de la rigueur avant tout.Pour commencer, pour rencontrer le patient et réfléchir au cas de la bonne façon, il est nécessaire de conserver les repères structuraux de la névrose et de la psychose, qui ont tout à fait disparu du champ de la formation psychiatrique basique. Laissons de côté la perversion en tant que structure, qui pose un problème particulier, et préférons nous servir plutôt des traits de perversion, inter-structurels, repérables chez chacun.

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Je pense que vous avez tous eu accès à la définition passe-partout de la structure, au sens de la psychanalyse, au sens large c’est-à-dire celle de Bergeret par exemple. Je rappelle rapidement ce qu’est une structure : une structure psychique est considérée comme un mode d’organisation de la personnalité du sujet, organisation qui le tient en équilibre entre système de défense et type d’angoisse fondamentale. Cette structure serait le résultat d’où le sujet a grandi dans son univers familial, de comment il a pu entrer, ou pas, dans le langage, comment il s’y est installé. Une étape je dirais discriminatoire, je suis toujours un peu dans cette vision très schématisée et simplifiée de Bergeret (pour avoir aussi une langue commune), une étape donc discriminatoire importante, et le franchissement (ou pas) de l’étape de l’Oedipe. Lequel franchissement garantirait au sujet de ne pas être psychotique, et toute décompensation éventuelle ne lui ferait pas perdre contact avec la réalité et le sens des mots. Donc toute régression peut aller jusqu’à un point au-delà duquel elle n’ira pas, point où le sujet a traversé l’Oedipe. Nous y reviendrons plus précisément, peut-être par le biais de vos questions.

Qu’il soit psychotique ou névrotique, le sujet fonctionne si sa structure, son organisation parviennent à faire face aux difficultés qui se présentent. Toute structure ( donc la structure n’est pas une maladie) peut se désorganiser sous l’effet d’une tension psychique ou d’un déséquilibre. Le sujet décompense et, selon sa structure, délirera ou pas. Comme le dira Lacan au début de son enseignement - N’est pas fou qui veut -.A la fin de son enseignement, il changera quelque peu .... - N’est pas fou qui veut - une manière de dire que quelqu’un qui décompense sur un modepsychotique, avec un délire et des phénomènes élémentaires, est de structure psychotique.L’importance de cette notion de structure est de replacer le malade, le patient dans son histoire, elle le resubjective.Il n’est ainsi plus réduit à son symptôme, la structure est donc une façon d’être et non une maladie, et le sujet est un sujet, et non un malade. Nous avons tous notre structure qui fait ce que nous sommes : Uniques.

Donc l’hypothèse de la notion de structure ne peut se faire que dans la rencontre avec le patient, rencontre dans le temps et le transfert.On peut mettre du temps à faire l’hypothèse d’une structure, on peut l’interroger des mois, des années parfois, on peut remettre en question nos hypothèses de départ, et il faut se permettre de le faire. Donc en aucun un diagnostic de structure ne peut être dégagé d’un examen psychologique tel que certains en connaissent la pratique dans nos régions, l’Ecole de Lausanne posant un diagnostic structurel sur la base d’un examen projectif. Au départ deux idées étaient bonnes, elles se sont tout à fait perdues ensuite, dans l’usage qui a été fait de ce diagnostic. Elles, ces chercheuses, ont repris l’idée suivante : derrière le symptôme, c’est-à-dire derrière un trouble anxieux ou une dépression, on ne sait pas quel est le fonctionnement de fond. C’est-à-dire le symptôme psychiatrique ne dit rien de la structure du sujet, ne dit rien du sujet. Commencer à dire cela, il y a trente ans, en psychiatrie, était un élément important. De plus, pour leur travail, elles se sont intéressées au récit du patient, sur la base de tests projectifs, elles se sont donc très vite intéressées avec beaucoup d’application au langage, à la pensée et à leurs troubles. C’est-à-dire qu’en réfléchissant sur la base d’un texte laissé par le patient, elles se sont intéressées à ce qui pouvait se dégager des troubles de la pensée et du langage, mauvaises utilisations de certaines expressions .. C’était quelque chose de très intéressant et d’emprunté à la psychanalyse. Mais ensuite cette méthode a été utilisée de façon abusive à visée d’indications, pour des traitements .. En posant la question de l’inguérissable, du guérissable ..

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Donc plus aucun intérêt, toujours très utilisé mais devenu très stérile. Si j’ai le temps, je vous raconterai, à propos de diagnostics trop vite posés, le cas de l’un de mes patients.

Les symptômes répertoriés par le DSM ne disent rien de la structure ni du sujet. Ce n’est que par le récit du sujet de son histoire, le récit de l’apparition du symptôme que l’on peut donner un sens à un symptôme psychiatrique. Et faire ainsi de ce symptôme psychiatrique un symptôme pour l’analyse.

Dans la clinique psychanalytique, et cela est présent et constitutif dans la notion de structure, il faut donc avoir franchi l’Oedipe, repéré comme un stade pour le dire vite, c’est-à-dire avoir eu accès au tiers, au père, et à sa loi, donc un accès au registre symbolique. Sorti de la relation duelle avec la mère, le sujet peut parler, penser, organiser son monde et le comprendre. Lacan parle de ce moment comme du Nom-du-Père, formule signifiant que l’accès au symbolique se fait par l’accès à ce premier signifiant important. Effectivement le père est tout d’abord un signifiant, c’est un concept un père, c’est une fonction. Cela n’a rien de réel. À part ce que peut en dire la science maintenant, enfin le père reste .. On ne sait toujours pas qui c’est, le père. Donc grâce à l’accès à ce registre symbolique, à cet espace tiers, le sujet peut donner un sens à son monde, le parler, le dire, et la mère perdant sa fonction de toute puissance redevient un être de désir manquant, partagé. Donc à la fois l’acquisition de cela, le père comme tiers, qui sépare l’enfant de la mère. Au fond c’est cela l’Oedipe. Il suffit d’y croire !

Cette étape franchie, le sujet pourra toujours compter sur sa capacité de donner un sens à ce qui lui arrive. Car quelle que soit la catastrophe subjective entrainant une décompensation, la désorganisation ne le fera pas régresser en deçà de ce point de franchissement, en deçà de ce point de capiton disait Lacan.

Tu peux nous dessiner un capiton ?

Je vous donne juste quelques repères car Lacan s’est référé à la linguistique pour cela, s’est beaucoup intéressé au langage, et vous le savez peut-être, dans la linguistique de Saussure il n’y a pas de rapport entre le mot et la chose. Tout le monde comprend que c’est un code sur lequel on se met d’accord.Mais parfois il n’y a pas de coïncidence entre le mot et la chose.

Lacan, pour formaliser comme il a toujours eu le souci de le faire, pour essayer d’expliquer sous forme d’une formule en quoi la traversée de l’Oedipe, l’accès à ce premier signifiant qu’est le Nom- du-Père permet d’organiser le monde, cette espèce d’entre-deux sans repères.

Cela donne des sortes de points de capitonnage, faits effectivement à un moment où le sens ne pourra jamais se perdre, le sens des mots restera stable, il n’y aura plus cette espèce de champ flottant. Vous avez tous relevé dans les décompensations psychotiques ces moments où plus rien n’a de sens dans le récit du patient. Où les mots ne veulent plus rien dire, ou bien veulent tout dire. Il y a une sorte de contiguïté dans le langage, la fuite des idées, la fuite des discours, complètement désorganisés.Donc ce capitonnage, introduit par ce premier signifiant du Nom-du-Père, permet la régulation du langage. Le langage perturbé est quelque chose d’observable, et qui franchit l’Oedipe, encore une fois ce sont des hypothèses abstraites, mais qui nous permettent de penser à tout cela.Quelque chose est acquis une fois pour toutes.

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Tous ceux que l’on a vite classés non névrosés, mais pas vraiment fous, pleins de vices, de mauvaise volonté, ces asociaux, pervers, caractériels et manipulateurs passifs-agressifs, narcissiques pathologiques, je cite de manière caricaturale, mais je connais bien l’institution psychiatrique et sais comment, parfois, toutes ces pathologies sont évoquées entre thérapeutes ou même de façon tout à fait .. On ne réfléchit plus à ce que l’on dit dans ces cas-là. Il y a une sorte de jugement de valeur par rapport à ces diagnostics. Ces patients agacent les thérapeutes qui se sentent quelque peu impuissants. Tous ces patients sont parfois, le plus souvent, psychotiques.

Nous devons chercher pour faire notre travail ce quelque chose qui entrave plus fondamentalement, plus essentiellement leur capacité d’être avec les autres, au milieu des autres (au-delà de ce qui peut agacer ou rendre impuissants les thérapeutes). Leur aptitude à comprendre ce qu’ils font dans ce monde n’est de loin pas évident, ce qui se remarque au niveau de leur comportement, parfois bruyant et tout à fait asocial, antisocial, témoigne d’une certaine perplexité dans leur rapport au monde. Cette perplexité les mène à devoir agir d’une certaine manière pour essayer de garder plus ou moins le contrôle sur une réalité qui leur échappe, où ils se retrouvent désorientés et déboussolés. Rien ne sert de les classer dans les border line ou états limites, et de les confronter, de leur faire des commentaires, des interprétations, pour leur montrer qu’ils ils nous mettent en échec.

Nous avons à disposition plusieurs façons de parler des psychoses non déclenchées, ou qui ne se déclencheront jamais. L’on utilise parfois le terme de pré-psychose, conçue comme une structure stable ou comme une antichambre de la psychose .. Egalement les psychoses blanches.Ce qui se dégage de tout cela est : quelque chose de mis en place contre la psychose, pour éviter le déclenchement. Les manifestations comportementales ( addictions, divers agissements asociaux ..) peuvent relever de la défense contre la décompensation psychotique et le morcellement. Depuis Freud, nous savons que le délire est une défense, une fuite face à la réalité insupportable, mais pas tous ne peuvent délirer. Donc ne pas trop vite conclure à la névrose, Lacan nous y rendait bien attentifs, en disant- Rien ne ressemble plus à une symptomatologie névrotique qu’une symptomatologie pré-

psychotique -.

Je conclurai donc avec trois repères importants en psychanalyse pour cette clinique de la psychose ordinaire : - L’Oedipe, - Le stade du miroir,- L’Un et la question de l’invention et de la suppléance.

- L’Oedipe, nous avons vu comment repérer dans cette clinique fine, encore une fois, les troubles du langage et de la pensée. Quelque chose ayant entrainé le sujet à entrer dans le langage de façon bancale. Ce n’est jamais anodin. Comment le sujet parle-t-il ? Comment pense-t-il ?

- Le stade du miroir, développé par Lacan (certains d’entre vous en ont peut-être entendu parler) pose la question : Comment le sujet parle-t-il de lui-même ? Comment parle-t-il de lui sous le regard des autres ?Lacan, avec le stade du miroir et ce qu’il en a tiré - d’une certaine causalité psychique - ajoute un nouveau moment fondateur. Il y évoque un moment de folie, commune à tous :Qui sommes-nous ?Et pour qui se prend-on ?Lacan parle là d’une folie qui serait généralisée, la folie de chacun, c’est-à-dire :Pour qui se prend-on ?Qui sommes-nous au regard de ce que nous voulions être, ou rêvions d’être ?

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Là se loge la folie de chacun : dans la tentative constante de réduire cet écart entre ce que l’on est et ce que l’on pense être.

Dans le stade du miroir, identifié par Wallon, certains d’entre vous connaissent peut-être ce texte ou cette référence, reprise par Lacan pour penser la question du narcissisme : il remarque cette jubilation momentanée du petit enfant devant son image.Il développe ce concept du stade du miroir en le raccrochant à l’hypothèse, concept freudien de narcissisme, d’idéal du moi et de moi idéal.Très important car on l’entend constamment dans les discours des patients : - Je suis nul. Je suis bon à rien. Je n’ai pas confiance en moi .. - Discours très fréquents dans cette clinique.

Dans ce stade du miroir, le sujet, bébé d’homme, rencontre dans le miroir un autre, qui n’est pas lui, une image idéalisée de lui-même, un corps entier, unifié , alors qu’à ce moment-là l’unité du corps, sa réalité de petit enfant n’est pas intégrée. Il se voit entier, mais le vécu du corps est morcelé, dépendant, démuni, dans une certaine détresse. Il y a un écart entre cette image, donc l’imaginaire, et le réel du corps : à jamais un écart, impossible à combler tout à fait. Ce monde en deux dimensions est sans pitié. Il renvoie à la première relation duelle avec l’Autre maternel, relation nécessaire tout autant que terrifiante. Seul l’accès à une troisième dimension, introduite par le Nom-du-Père et sa loi symbolique permettront de sortir de cette logique du Tout ou Rien, face au miroir.

Dans cette problématique du miroir, nous avons toute la question de la rivalité, et de la rivalité sur le même axe, jusqu’à la persécution. Il s’agit du rapport à l’Autre, à sa propre image, à l’autre : le pair, l’autre différent, menaçant dans un premier temps.Ce qui permettra à Lacan dans La causalité psychique de développer la question de ce moi, supposé fort, alors que le moi est un leurre, à jamais marqué par le fait que nous n’existons que dans le regard de l’autre, et dans le désir des autres. Nous n’existons pas en dehors d’une certaine idée que nous nous faisons de nous-mêmes.

- Troisième repère : la question de l’invention et de la suppléance. Dans le langage, dans la façon de se dire, de se raconter, il y a un repérage à faire dans le langage du patient. Très important : il fait bien écouter e que les gens disent pour voir où ça rate par moments. Si vous écoutez bien, cela s’entend. Il y a ce rapport à son image et au regard des autres. C’est également un repère qui nous renvoie à ce en quoi le sujet est déboussolé.

La dimension de l’invention est également très importante pour respecter le symptôme du patient :Face à quelqu’un se présentant avec un TOC ou un trouble alimentaire, il s’agira de voir de quelle manière ce peut être une création du sujet pour ne pas être plus fou qu’il ne l’est, c’est-à-dire pour ne pas décrocher de la réalité. Ce sont des questions importantes car celles d’enlever les symptômes, de médiquer etc .. posent un problème et parfois, pour certains, les précipitent précisément dans la psychose. Il s’agit d’une invention, d’une création pour exister, une façon de s’accrocher au monde.

A l’aide de ces repères, on peut entendre les bizarreries du langage, ce qui cloche dans la pensée de certains sujets occupés discrètement à recréer à chaque instant le sens des mots et du monde. Ou bien ces sujets trop lisses, trop adaptés, comme si, qui n’ont d’autres repères que de tenter de correspondre à une image, à ce que l’on attend d’eux. L’hyper adaptabilité, le côté invisible, non contrariant, la transparence, tout cela : des signes sur lesquels s’attarder pour voir de plus près ce dont il s’agit.

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Ces sujets ne laissent voir à personne qu’ils sont désorientés car ils n’inquiètent parfois personne : rien ne dépasse. Avec cette clinique différentielle, on peut alors comprendre le sentiment de manque de confiance en soi, car on entend sans cesse - ne pas être sûr de soi, être trop influençable -.On peut mieux entendre les plaintes dépressives, l’envie de rien, pas de projet, déception, solitude, les plaintes narcissiques,- J’ai tout raté. Je fais de la peine à mes parents. Je suis nul. Les gens me trouvent sans intérêt ... -Derrière ces plaintes, se présentant souvent de la même manière, pouvoir entendre le sujet décrire sa perplexité par rapport à son monde, le sentiment de vide, l’incapacité de trouver un intérêt à quelque plaisir de l’existence, l’incapacité de se faire une place. On pourra aussi ne pas manquer un certain rapport au corps, trop ou non investi, parfois laissé tombé, offert à la science médicale ( dans les cas des troubles somatoformes).On y entendra une clinique du signe comme le disait Lacan, un signe discret nous mettant sur la piste d’une atteinte au sentiment même de la vie.

Pour terminer, vous l’aurez compris, nous devons repérer l’usage des traits structurels dans la psychopathologie psychiatrique, à la lumière de notre époque. Nous devons réapprendre à les utiliser, les revivifier, les remettre dans la boîte à outils institutionnels.La psychanalyse doit servir de ‘conservatoire de bon sens’ en psychiatrie.Se servir de la psychanalyse, c’est se référer aux concepts que nous a laissés Freud : l’Oedipe, l’inconscient, la castration, ces hypothèses géniales de Freud, qui permettent d’entendre le sujet parler de ses parents et de son histoire.C’est à cela que sert la psychopathologie psychanalytique. Elle peut ainsi rendre aux sujets qui consultent leurs limites et leur humanité.

Je vous remercie.

Applaudissements. Jacques Borie : Merci Lise pour cette introduction générale à la question qui nous rassemble et va nous rassembler sur plusieurs conférences.

Je suis content d’être venu ici, dans cette région, pour la première fois, et c’est avec plaisir que j’en découvre la beauté.Je me réjouis de son intérêt pour le lien entre la psychanalyse et la psychiatrie, qui a été à une certaine époque beaucoup plus intense qu’actuellement. Et donc qu’il puisse y avoir aujourd’hui un renouveau de cet intérêt essentiel, me semble-t-il.Ceux qui ont l’expérience de cet échange, par exemple à travers les présentations de malades faites par un psychanalyste à l’hôpital, comme j’en fais à Lyon ou à Genève, savent l’intérêt que cela peut avoir pour éclairer notre pratique.

Si je me suis proposé de vous parler du terme de schizophrénie, plus connue en psychiatrie que la psychose ordinaire, qui au fond est un terme d’invention récente, visant à décrire (comme Lise vient de le rappeler) les conditions généralisées d’une certaine modalité psychotique de notre époque,la schizophrénie, elle, est beaucoup plus ancienne.Cette année nous fêtons le centième anniversaire de la schizophrénie : comme vous le savez, elle a été inventée en 1911 en Suisse, par Eugène Bleuler. Cette invention, qui date d’un siècle, doit nous frapper car l’invention de ce terme par Bleuler a eu un grand succès : aujourd’hui encore, malgré le démantèlement de la psychiatrie classique par les classifications modernes, ce terme n’a pas disparu, ni même pas du DSM d’ailleurs.Autrement dit, il montre une résistance particulière, me semble-t-il, qui mérite de s’y intéresser.

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Lorsque Bleuler invente ce terme de schizophrénie, la classification qui dominait à l’époque était celle de Kraepelin. Cette classification utilisait essentiellement le terme de démence précoce. Donc le remplacement de démence précoce par schizophrénie n’est pas une simple mutation linguistique. L’accent est mis sur un point capital : la démence précoce de Kraepelin notait de fréquents déclenchements de ce type de pathologies au moment du passage à l’âge adulte. Façon de dire que l’on était dans le registre de la démence, à savoir quelque chose à la fois d’origine organique et de non évolutif, qui notait en quelque sorte le destin du sujet à vie. Bleuler crée le terme de schizophrénie dans un contexte beaucoup plus psychopathologique.

Vous savez sans doute (quand on dit - vous savez sans doute - en fait cela veut dire vous ne savez pas ! Curieux comme formule ) - vous savez sans doute que Bleuler échangeait avec Freud, avait été son élève, n’était pas d’accord avec toutes ses théories mais enfin s’y intéressait, et en 1911, l’année de son invention du terme schizophrénie, il précise que cela a à voir avec l’invention de Freud. C’est donc un concept amené non pas dans le champ d’un déficit organique mais d’une supposée causalité psychique bien qu’elle ne soit pas dégagée comme telle à l’époque. Vous voyez la mutation de la chose : ce n’est pas simplement une nouvelle notation nosographique, mais une façon de déplacer la question du sens-même de la maladie, d’introduire la possibilité qu’il en ait, il ne s’agit pas d’un simple déficit ou d’une maladie héréditaire selon le modèle du XIXe siècle de la paralysie générale etc .. Mais bien d’une pathologie qui peut avoir une dimension psychique. Encore un point capital à comprendre : Bleuler définit la schizophrénie à partir de cinq items à repérer.L’un d’eux est l’autisme. Terme, comme vous le savez, qui aura un grand succès à partir des années 40 avec Kanner, mais encore plus aujourd’hui où l’autisme est devenu une maladie générale. Au point de nous annoncer que 10 % des gens dans le monde seraient autistes. Tout de même bizarre !

Revenons à ce terme d’autisme. Lorsque Bleuler note la question de l’autisme dans l’une des cinq pré-caractéristiques permettant de poser le diagnostic de schizophrénie, Freud critique ce terme (très important à comprendre), rappelant que le terme qu’il a utilisé n’est pas autisme mais auto-érotisme. Ce petit écart semble anodin, mais vous entendez déjà la différence :Lorsque Freud dit - attention ce n’est pas autisme mais auto-érotisme - ce n’est pas tant mettre l’accent sur l’autiste qui serait le sujet enfermé sur lui-même etc .. mais sur l’auto-érotisme, à savoir une jouissance érotique à se satisfaire soi-même, une jouissance fermée sur elle-même. Vous voyez que ce n’est pas la même chose car auto-érotisme fait référence à la cause sexuelle. Donc on peut dire que l’apport constant de la psychanalyse à la psychiatrie, à travers Freud et Lacan en particulier, sera de remettre dans la question de la causalité psychique l’idée d’une causalité sexuelle. Auto-érotisme n’est donc pas équivalent à autisme.

Freud reprend à son compte ce terme de schizophrénie, Lacan de même, bien qu’il ait fait ses débuts autour de la paranoïa. Lise le rappelait : sa thèse en 1931 sur la paranoïa d’auto-punition. Mais ce que vous savez sans doute .. pas ! est que l’enseignement de Lacan sur la psychose, très connue, autour de la forclusion du Nom-du-Père .. s’est développé par la suite de manière assez différente, mettant l’accent davantage sur la schizophrénie que sur la paranoïa. Il est très important de comprendre pourquoi.

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Je disais auto-érotisme, ou plutôt Freud disait auto-érotisme, Freud corrige Bleuler : auto-érotisme et non autisme. Ce qui a fait l’objet d’un échange très intéressant entre Jung et Freud, car Jung disait- Il vaut mieux garder autisme, de sorte que nous nous ferons mieux reconnaître dans le monde

médical. -Freud répond- Non, dès que l’on abandonne le mot, on abandonne la chose. - Autrement dit, Freud reste ferme : nous parlerons d’auto-érotisme, différent d’autisme. En effet, cela met l’accent sur la causalité sexuelle, et sur le mode de jouir ( point capital).La définition même du diagnostic se fait en considérant quelle est la modalité de jouissance du sujet. Jouissance, qui n’est pas le plaisir. Jouissance, ce peut être la souffrance, c’est-à-dire la façon dont le sujet manifeste .. La façon dont il souffre, est ému, débordé par son propre affect. La jouissance est toujours en trop. Elle marque un excès.Et touche, bien entendu, au corps. Donc quel est le mode de jouissance du sujet ?Si le mode de jouissance du sujet est exclusivement auto-érotique, car le sujet est toujours auto-érotique, Freud l’apprend avec l’enfant pervers polymorphe ( il se satisfait lui-même), eh bien cette modalité est l’un des critères de la schizophrénie. C’est donc mettre l’accent sur une clinique du rapport au corps. Pour en parler, Freud a une autre expression, pour lui ce qui est typique de la forme autistique, donc de l’auto-érotisme comme critère de la schizophrénie, c’est l’exemple de la bouche qui se baise elle-même. C’est-à-dire la bouche qui ne passe pas par l’autre. La jouissance obtenue de la bouche est de se refermer sur elle-même, de s’auto-jouir si l’on peut s’exprimer ainsi, de se jouir, Lacan le dira, se jouir sans passer par l’autre. Donc une des modalités de la jouissance de type schizophrénique, qui est de mettre l’accent sur le rapport au corps et à la jouissance, et non pas seulement sur le rapport au langage, comme Lise le rappelait. Bien entendu les deux ont un rapport. Le sujet humain est Un, c’est un sujet fait d’un corps traversé par le langage. Et il nous faut rendre compte de ces deux dimensions.

Donc cette idée de la bouche qui se baise elle-même, de cet auto-érotisme, Lacan le dit autrement :- Le psychotique est celui qui a son objet dans sa poche -. Qu’est-ce à dire ? Contrairement au névrosé.Que fait le névrosé toute sa vie ?Il demande quelque chose à l’autre. Il passe son temps à demander .. Qu’on l’aime, la permission, dites-moi que je suis gentil ..C’est ce que fait le névrosé toute sa vie. Il veut qu’on l’aime. Le psychotique, lui, ne s’en préoccupe pas !Pourquoi ?Car il ne va pas demander cet objet à l’autre. Raison pour laquelle Lacan dit qu’il l’a dans sa poche. C’est cela l’auto-érotisme : je n’ai pas besoin de l’objet à prélever sur l’autre, ce qui suppose un rapport à l’autre, à l’idéal etc .. Je me sers moi-même. Cela fait quelque peu objection et obstacle au travail que l’on peut faire avec un sujet, si l’on suppose que ce mode de jouir, retourné sur soi, se passe de l’autre.

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Et pour supposer qu’un travail de type psychanalytique, ou simplement de type psycho .. impliquant une relation au malade à partir de la parole, il faut supposer que le sujet a une dimension du rapport à l’autre qu’il suppose fondée sur la parole.

Petite clinique différentielle Schizophrénie / Paranoïa, car ce sont les deux modalités classiquement repérées de la psychose, de façon d’ailleurs pertinente. Il est tout à fait juste d’en voir la différence. Lacan définira en 1972, dans La préface au miroir du Président Schreber, la localisation de la jouissance. Dans la paranoïa, la jouissance se situe dans l’autre, c’est pourquoi le paranoïaque suppose toujours qu’on le regarde de travers, qu’on lui veut quelque chose, la mauvaise intention etc .. la persécution - l’autre veut jouir de moi - alors que dans la schizophrénie, la jouissance fait retour dans le corps. Et c’est un embarras. Cela ne veut pas dire le bonheur ! Embarras qui se manifeste souvent par des phénomènes élémentaires, ce que Lacan reprenait de Clérambault, son maître en psychiatrie. Si vous connaissez Clérambault, je vous en conseille la lecture. Si vous ne le connaissez pas, c’était le psychiatre classique du début du XXe siècle, et il a inspiré Lacan par son intérêt pour les phénomènes élémentaires.

Qu’est-ce qu’un phénomène élémentaire ?C’est un phénomène non articulé à d’autres, un phénomène isolé.On le voit constamment dans la clinique : le sujet a mal quelque part, un mot sort tout seul ..Il n’y a pas l’articulation, ce qui fait habituellement la construction symbolique dans un discours, et qui permet, comme le fait le névrosé, d’articuler à l’autre ce qui arrive, de supposer un sens.Le phénomène est élémentaire en tant qu’il se réduit à lui-même. Ce que Lacan appelle S1 : signifiant tout seul.Ce peut être aussi bien un phénomène psychosomatique, un phénomène de corps etc ..lorsqu’il est réduit à lui-même, c’est-à-dire à l’élément, et qu’il a donc une dimension (en général) extrêmement énigmatique, car aucun sens n’est proposé pour répondre de cette énigme.

Cette logique du phénomène élémentaire explique également que, dans la schizophrénie, ce n’est pas la dimension délirante qui domine. Alors que dans la paranoïa, la construction délirante vient souvent au premier plan, construction délirante sur la persécution etc .. Le paranoïaque a une construction avec du symbolique, permettant d’éviter que les phénomènes corporels, que le corps soit atteint comme lieu d’une jouissance en trop. Chez le paranoïaque, la jouissance elle-même, sous la forme d’une construction symbolique, passe dans la langue. Chez le schizophrène, la jouissance faisant retour dans le corps, c’est le corps lui-même à faire problème. De quelle manière ?Lise l’a rappelé : le rapport du corps à l’image, à partir du stade du miroir :L’image et la fonction du stade du miroir sont d’unifier l’image du corps, pour éviter que le sujet n’ait à faire qu’à des morceaux. Eh bien il s’agit souvent de cette fonction qui peut se perdre dans la schizophrénie, nécessitant une suppléance pour venir répondre de ce défaut. Donc une atteinte de l’image du corps, souvent connue en psychiatrie sous l’idée du corps morcelé.J’ai cité Bleuler, il y a une autre Suisse célèbre que vous connaissez peut-être : Marguerite-Alberte Sechehaye, la première en 1950 à publier un livre Journal d’une schizophrène, et qui était une tentative de travail orienté par la psychanalyse avec un sujet schizophrène.Travail très méritoire, un peu osé, et même impressionnant parfois, mais cela donne une idée de la modalité corporelle même, du travail qu’elle a dû faire avec cette patiente.

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Donc des phénomènes corporels qui peuvent être du registre de l’image, du défaut d’image, du défaut d’unité du corps, et même du registre des organes, c’est-à-dire ce qui permet de respirer, de marcher, de manger .. Lieux où nous avons toute une série de troubles affectant le corps même du sujet, non sans lien avec la structure, en tant que celle-ci est un rapport au langage.

Dans L’étourdit, Lacan dit - Le schizophrène doit faire fonction de ses organes sans le secours du discours établi - Cela paraît complexe, ce ne l’est pas tant ! Autrement dit, on voit bien le problème : le schizophrène doit trouver un usage du corps pour les choses les plus simples, nous paraissant naturelles, alors qu’il s’agit d’une construction, et comme cet usage ne lui est pas transmis par l’Autre préalable, puisque sa position subjective est de se retirer dans la jouissance coupée de l’autre, eh bien il doit construire une suppléance pour donner fonction à ses organes. Je vous en donnerai un ou deux exemples, si vous voulez, en fin d’exposé.

Tout cela permet de comprendre que la clinique psychanalytique aide à s’y retrouver dans la pratique avec les schizophrènes, à partir des deux dimensions de toute clinique :- Les troubles du langage- Et les troubles du corps. Les deux n’étant pas opposés mais reliés. Les troubles du langage, nous avons vu lesquels : le signifiant tout seul tel que S1, phénomène élémentaire isolé, signifiant tout seul (le mot qui part tout seul) non articulé à un deuxième signifiant permettant de donner sens. Pour avoir du sens, pour tenir un propos sensé, il faut au moins deux signifiants. Ce que le paranoïaque fait très bien : il reconstruit le monde avec un seul signifiant. Le cas de Schreber l’avait bien montré : reconstruire le monde à partir de l’acceptation de sa transformation en femme. Donc reproduire du sens, rétroactivement, à partir de cette articulation.S1 → S2.Dans la schizophrénie, il n’y a pas cette articulation, le sujet reste donc aux prises avec un signifiant isolé, donc aussi avec le corps, en tant que la pulsion ne passe pas par l’autre. L’objet de la pulsion est auto-érotique et ne passe pas par l’autre. Il ne passe pas par la demande. Ce qui revient plus ou moins au même. Schizophrénie ⤺ S1 → S2

Le problème avec ces sujets, lorsque l’on veut travailler avec eux, est déjà qu’il puissent avoir un intérêt pour la parole, pour l’interlocution. C’est aussi à nous, bien sûr, de le proposer, car dans la psychose ( schizophrénie), une dimension particulière est mise en valeur par Lacan : celle de l’ironie. Si vous avez discuté avec des psychotiques versant schizophrénique, vous aurez peut-être noté leur tendance à ironiser.Contrairement au paranoïaque qui, lui, n’a aucune ironie : il y croit dur comme fer ! L’ironie, en effet, pointe une certaine monstration de l’inconsistance de tous nos discours.

Je vous donne l’exemple d’un patient très très fou, au point de souvent faire des crises telles qu’il doive être hospitalisé ..Il venait me voir mais cela ne tenait pas toujours ...Ce patient avait travaillé, puis avait été mis en invalidité définitive, au vu de son incapacité à travailler de façon stable. Il était bibliothécaire et brûlait les livres ...

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Un jour, il vient me trouver après une hospitalisation d’une quinzaine de jours, due à une crise de décompensation (assez fréquent chez lui).Je lui demande comment cela s’est passé. Il me répond - Je ne comprends pas bien, on m’a dit là-bas à l’hôpital qu’il fallait que je travaille maintenant que

ça allait mieux - C’est ce que l’on entend souvent : on considère que la réinsertion par le travail serait un signe de guérison. Ce peut être vrai, mais quand on le fait systématiquement, ce peut être tout autant dangereux. Je lui demande ce qu’il leur a répondu.Sa réponse, je la trouve formidable !- Pourquoi voulez-vous que j’aille travailler puisque je travaille déjà ? - Le médecin lui avait demandé- Que faites-vous ?- Je vais voir mon psychanalyste trois fois par semaine

Vous voyez l’ironie de la chose : elle portait sur l’intention de l’autre.Dès que vous avez une intention, une bonne intention, bien entendu! Chacun le sait : l’intention est toujours une bonne intention. C’est-à-dire vous voulez le bien de l’autre, vous avez une idée de ce qui serait bien pour lui, et l’idée que l’on a généralement est la suivante : c’est bien de travailler, d’être intégré, de prendre des fonctions sociales etc .. sans que le sujet ait eu la moindre occasion de vous dire que cela lui convenait ou pas.Eh bien le sujet ne va pas vous rater et pointer, en quelque sorte, l’inconsistance de ce propos.

Le même patient me dit un jour :- Je ne comprends pas, le médecin-chef m’a dit ‘ le service, c’est un peu comme une famille, le médecin-chef c’est un peu comme votre père et l’infirmière-chef un peu comme votre mère’.Je comprends pas parce que j’ai dit à l’infirmière-chef ‘ Puisque vous êtes un peu comme ma mère, est-ce que je peux me blottir sur vos jupes ?’Elle a refusé. Je comprends pas.

Vous voyez la logique ? Qui est absolument juste, me semble-t-il. C’est cela qu’il faut entendre : le point où le sujet décroche de l’idée commune de l’autre. Et c’est là qu’il nous dit une vérité. L’idée commune de l’autre, c’est ce que l’on croit comprendre : le bons sens, les idées générales. Si on peut se passer de tout cela, c’est mieux. C’est la condition pour entendre la singularité de chacun.

Donc cette dimension de l’ironie marque cette façon dont le sujet décroche de l’autre, de l’autre du sens commun.Qu’est ce que le sens commun ? Que fait-il ?Comme Freud l’explique bien, on ne peut se comprendre que parce qu’il y a le refoulement. Le refoulement : ce qui fait toute notre singularité, notre mode de jouir, de privé, hop ! On le refoule, cela reste discret dans l’inconscient, et grâce à cela on peut causer avec le voisin !Car si l’inconscient se manifestait en permanence, le pauvre voisin .. Il vaut mieux que cela reste un peu refoulé. La condition de l’échange civilisé, c’est le refoulement.

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Donc le schizophrène qui, lui, ne connait pas vraiment le refoulement, puisque Lacan définit le psychotique comme d’être un martyr de l’inconscient, c’est-à-dire d’être un témoin à ciel ouvert.Il n’y a pas de refoulement. Il est à ciel ouvert son inconscient. Par conséquent, ce n’est pas vraiment un inconscient. Eh bien à ce moment-là, la dimension en devient plutôt dangereuse.

Autrement dit, si un travail est possible, ce doit être autour d’un certain savoir-faire avec la jouissance qui déborde, un savoir-faire avec le trop de problèmes corporels, avec le trop de signes dans le monde, le trop d’insupportable de la jouissance en tant qu’elle n’est pas régulée.

Comment cela peut-il se manifester ?Aussi bien dans le langage que dans le corps, comme je vous l’ai indiqué.Pour exemple, une récente présentation de malade que j’ai faite à l’hôpital :Le patient n’arrêtait pas de parler de lui, en disant qu’il était violent. Quand quelqu’un vous dit qu’il est violent par exemple, on croit savoir ce dont il s’agit. On prend donc violent, comme un mot du vocabulaire. C’est ce qu’il ne faut pas faire. Il faut toujours supposer que la signification du mot est privée : le sujet, s’il emploie ce terme, lui donne une valeur spécifique. Au bout d’un moment, comme il n’arrêtait pas de me dire qu’il était violent, je lui demande - Mais qu’est-ce déjà ?Il me regarde avec de grands yeux étonnés et me dit- Mais c’est très clair : violent c’est un viol mais lent.

Il s’agit d’ un pur usage du S1, le signifiant tout seul. Il ne faut pas croire que cela appelle un autre signifiant qui expliquerait ..C’est dans le terme même qu’était condensée la jouissance phonatoire.Violent veut dire pour ce patient viol mais lent. Donc de loin pas ce que l’on croit. Il s’agit pour nous d’être suffisamment disposés à l’énigme que présente le patient, c’est-à-dire supposer que le savoir est de son côté et non du nôtre, et commencer par ne pas trop comprendre, pour lui permettre de dire quelque chose qui le concerne.

Un exemple concernant la question de l’image du corps :Je reçois une patiente adulte, 40 ans, qui a une vie apparemment normale, mariée, des enfants, elle est médecin, reçoit des gens toute la journée. Mais si l’on connaissait l’intime de sa vie, on s’apercevrait que c’est souvent une catastrophe, sur des détails les plus simples : comment respirer, comment marcher dans la rue, comment se lever, se laver .. C’est le quotidien aussi de la psychose. Il faut s’intéresser à cela, ce n’est pas aux grandes idées que l’on s’intéresse, mais au contraire aux plus petites, ces petites choses.Eh bien son problème porte pour beaucoup autour de l’unité du corps. Elle a parfois l’impression que ses membres ne fonctionnent pas ensemble, ce genre de choses. Ce qui est un peu embarrassant, surtout quand on est médecin. Mais on peut également poser la question à l’envers : on peut supposer qu’elle est médecin pour traiter ce problème. Voici l’exemple que je veux donner sur son cas:Elle me dit :- ça me rappelle un souvenir d’enfance ( en parlant de ses problèmes avec son corps)

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Elle était toute petite, devait avoir trois-quatre ans, et tous les dimanches elle était fascinée par une chose : sa mère qui ramenait à la maison le poulet pour déjeuner. Le poulet dominical en quelque sorte. Et que faisait la mère ?Elle découpait le poulet : les cuisses, les ailes, les os, et l’enfant restait fascinée devant cette image de corps démembré. Pendant très longtemps cela l’a énormément angoissée, au point d’être obligée de faire, toute seule dans son coin, tout un travail, un dessin pour essayer de reconstruire l’image du poulet reconstitué. Elle avait dessiné des morceaux de poulet et essayé de trouver le principe unificateur à partir duquel avec un os, une cuisse etc ... on obtient le poulet, le Un. Vous pointez le problème du Un ?Le Un, c’est perdu, il faut le produire. C’est un travail.Nous avons là un exemple tout à fait typique de l’élaboration que ce sujet a dû faire, c’est-à-dire reconstruire ce qu’elle appelle les planches d’anatomie.On peut aussi supposer qu’elle a forgé là son destin de médecin, par l’intérêt du corps à construire, c’est-à-dire à réunifier à partir de ces débris découpés par la gentille maman cuisinant le poulet dominical. Cette maman ne savait pas combien ce moment était terrible pour son enfant, ce démembrement où le Un se perdait.En effet, la fonction de l’unité même liée à l’image. Lorsque vous n’avez pas une image du Un du corps (ce qui n’a rien d’évident), eh bien vous risquez d’avoir à faire à des phénomènes de ce genre.

Ce cas montre bien comment un sujet peut avoir une vie apparemment normale, et par ailleurs être aux prises avec des phénomènes extrêmement perturbants, tout à fait du registre psychotique, sans que les gens ne se doutent de sa folie.

Encore un autre exemple, portant sur le corps non pas au niveau de l’image mais au niveau de la pulsion. Ce qui renvoie à la question dont je suis parti : la bouche qui se baise elle-même, l’auto-érotisme, c’est-à-dire le circuit de la pulsion qui ne passe pas par l’autre. Il s’agit d’une patiente, elle aussi tout à fait intégrée dans la société, enseignante, se portant apparemment bien. Par ailleurs, elle peint et fait des expositions de ses tableaux.Je la reçois depuis un certain temps, et un jour elle me dit ne plus pouvoir peindre.Elle me raconte ce qui lui est arrivé : au moment où elle pensait pouvoir peindre ..Que faut-il faire pour peindre ? Classiquement, peinture sur chevalet, il faut avec son pinceau, prendre la peinture sur le chevalet, et la déposer sur le tableau. Chemin le plus simple du geste du peintre. Alors qu’elle le pratiquait depuis longtemps, à sa grande surprise elle a pris la peinture sur le chevalet et elle l’a mangée. Donc un court-circuit de la peinture. Court-circuit à prendre à la lettre : le circuit hors du corps permet le geste et la séparation.Elle l’a accompagné d’un moment de délire très rapide mais qui l’a envahie, où elle criait- Je suis la peinture -. Il n’y a plus la séparation que permet normalement l’objet, la jouissance revient sur le corps propre, et la coupure entre l’objet et le corps ne peut plus se faire. A ce moment-là, en effet, elle n’est plus peintre mais la peinture. Elle n’est plus peintre, c’est-à-dire celle qui pose un acte de séparation entre le corps et l’autre, en produisant un nouvel objet, mais elle devient la chose même.

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Par la suite, ce symptôme tombera, elle pourra m’en parler autrement, mais on observe bien ici ce que peut être le court-circuit de la jouissance pulsionnelle lorsque cela revient sur le corps, donnant ce type d’embarras dont je viens de vous donner un exemple.

Vous pointez notre fonction, les trois sujets dont je viens de vous parler ont fait des séjours à l’hôpital psychiatrique.Il ne s’agit pas d’opposer la pratique psychanalytique et la pratique psychiatrique, mais au contraire de montrer comment l’une et l’autre peuvent avoir un point de rencontre, au cas par cas. Il ne suffit pas toujours d’aller voir un psychanalyste. Certains sujets ont besoin du soutien de l’institution, du soutien d’une médication. C’est tout à fait utile et même indispensable. On peut d’ailleurs supposer que ce que l’on a appelé, avec Lise, les psychoses ordinaires, certaines psychoses ne présentant pas les phénomènes habituels, comme de grands délires ou des hallucinations, les psychoses extraordinaires, eh bien c’est aussi dû à l’apparition des neuroleptiques dans les années 50. Et donc de la modernité : un effet de la science. Mais nous recueillons ces sujets car la science, comme nous le savons, ne guérit rien ! Elle peut tamponner certains moments d’excès, mais nous recueillons ces sujets pour faciliter le moment subjectif, moment où le sujet peut répondre de ce qui lui arrive. C’est cela notre travail, valable pour le psychanalyste et pour quiconque rencontre ces sujets en institution ou ailleurs.

Je propose de m’arrêter là. Nous pourrons ouvrir la discussion à partir de ce que nous avons apporté.

Applaudissements.

Intervenante : Concernant la question de l’invention et de la suppléance, cela pourrait-il apporter des clefs pour travailler sur le délire ? Pour chercher à donner un sens ?Pour moi, ces notions d’invention et de suppléance sont assez nouvelles, je les situe au niveau du délire, de quelque chose à faire par rapport au délire, et la question que j’aimerais vous poser est par rapport à cette unité perdue, apparaissant dans les différents cas que vous venez d’exposer. Selon la méthode psychanalytique, ou la méta-psychanalyse, cette recherche d’ unité perdue, d’où viendrait-elle ? Comment l’expliquer ?

J.B : je ne comprends pas votre question

Intervenante : il y a apparemment dans ces cas, c’est typique dans la compréhension de la schizophrénie, la séparation, une unité perdue du corps, des membres du corps,

J.B : oui

Intervenante : etc .. Ma question est la suivante : comment dans la clinique psychanalytique explique-t-on d’où vient cette unité perdue ? Cette unité originaire qui disparait ?Merci.

L.S : pour la question

J.B : des suppléances

L.S : des suppléances, effectivement le délire, Freud en parlait comme de fuite par rapport à la réalité. Mais il est vrai que l’on peut aussi le comprendre à la lumière de la question de cette hypothèse lacanienne de la suppléance, pour tenir dans le fond. Le délire étant une explication

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privée du monde, je dirais. Une manière, encore une fois, de s’y repérer, de devoir forger soi-même les outils pour se repérer dans le monde, puisque le sens général, justement, n’est pas donné, n’a pas été reçu pour diverses raisons, que l’on peut expliquer de différentes façons, toujours sous forme d’hypothèses. On ne peut les pointer que dans l’histoire du sujet, mais il est vrai que le délire est une suppléance. Il n’y a pas que le délire, mais aussi toutes ces petites choses qui apparaissent dans les cas moins bruyants, et qui sont toujours des suppléances. Nous abordons des questions plus complexes dans la clinique lacanienne, nous reviendrons vous en parler, mais les névrosés également ont une suppléance : le fantasme.Il y a, de toutes les façons, de la suppléance, car quelque chose ne fonctionne pas de manière unifiée. Nous pourrons y revenir par rapport à la question du corps. Raison pour laquelle concernant la problématique de faire taire un délire, il faut toujours se demander à quoi cela sert précisément. Cela fait tenir quoi ? Il faut donc l’entendre.Encore une fois, ce n’est pas pour remettre en question l’usage des neuroleptiques, il y a des souffrances inutiles, mais il faut tout de même entendre comment ce délire ..Il y a toujours une histoire très particulière à chaque délire : comment ? depuis quand dans l’histoire du sujet ?comment cela apparait-il ?car il y a une construction tout à fait particulière, personnelle, et qui sert à quelque chose. Toujours cette fonction de suppléance.

J.B : oui, on peut rajouter à ce que disait Freud, le délire est une tentative de guérison.Une tentative. Il faut prendre cela avec finesse .. Autrement dit cela tend à résoudre un problème, par exemple pour Schreber reconstruire un monde à partir du trou d’origine, mais la solution bien sûr produit plus souvent une jouissance privée qu’un lien social. Il s’agit donc de traiter cela au cas par cas, comme Lise vient de le rappeler. L’idée première étant : il s’agit d’une construction du sujet, cela doit d’abord lui servir à quelque chose.Notre question concerne l’usage plus que le sens. Notez la différence. L’usage : à quoi cela sert-il ? pour maintenir un lien aux autres ? pour permettre un investissement dans un travail ? .. Plutôt que le sens qui, lui, est difficilement traitable, puisqu’il est privé.

À propos de votre question sur l’unité perdue, cette unité perdue est déjà un fantasme : il n’y a jamais eu d’unité. Le point de départ du sujet est de ne pas être unifié. Ce que Mélanie Klein ( ou d’autres auteurs) avait très bien vu, en parlant de la position schizo-paranoïde.Fondamentalement, le bébé n’a pas idée du Un du corps. Il faut l’image et le discours de la mère, la nomination - Tu es aussi dans l’image -pour que le Un se construise, et se reconnaisse. Raison pour laquelle l’image a une telle force chez les humains. Toute notre vie, on passe notre temps à aimer se regarder, aimer que l’on nous regarde, se trouver beau (ou pas) .. Toutes ces choses que chacun connait !C’est inévitable car cela nous sauve de l’incohérence du corps morcelé. On pourrait donc dire que la position fondamentale, c’est le corps morcelé.Quels sont les facteurs en jeu pour que l’on puisse se penser comme corps unifié ?

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Pour que l’on puisse dire - J’ai un corps - ?Pour cela, il faut tout un travail, un travail de nomination, de reconnaissance par l’image etc ..En même temps, avec l’exemple que je vous ai donné, me semble-t-il, on observe bien comment le sujet peut en souffrir, la perdre soudainement, ce que Lacan appellera plus tard la consistance du corps. C’est-à-dire le fait de se sentir comme Un. Il arrive à la patiente dont je vous ai parlé (celle du poulet dominical) de marcher dans la rue par exemple, et de ne plus tenir debout. Elle s’assied par terre. Elle ne se sent plus unifiée. Son corps ne tient plus.Il lui arrive de me téléphoner et de me dire - Je suis dans la rue. Je suis assise par terre. Qu’est-ce que je dois faire ? -Parfois il suffit qu’il y ait une vitrine, qu’elle se voit dans la vitrine, cela lui redonne un peu de consistance. Elle peut repartir.

Donc la question de l’unité du corps n’est pas une donnée absolument assurée. Et dans l’angoisse, c’est aussi ce qui apparait : une inquiétude sur le Un, que suis-je ?Et souvent cela déclenche des épisodes catastrophiques pour des sujets qui ne sont pas forcément psychotiques d’ailleurs. Il faut donc, me semble-t-il, se défaire de cette idée d’une unité donnée du corps.Il s’agit d’une construction, donc fragile comme toute construction. Elle est susceptible d’être détruite, défaite, selon les contingences de la vie et la solidité de la structure. Ce qui est au cas par cas. Dans la mélancolie par exemple, nous n’en avons pas parlé, c’est un défaut d’image narcissique. Le sujet se voit comme un déchet du monde. Aucun investissement de son image. Il ne peut pas se sentir désirable d’un champ de l’image narcissique, il n’est qu’un déchet et mérite son destin funeste. Ce que Freud avait très bien vu. Cela apparait dans d’autres manifestations.La mélancolie est la forme la plus radicale du laisser-tomber :- Je ne suis rien qu’une merde. -Il n’y a plus d’image, plus de semblant, plus de valeur phallique des corps, le sujet est réduit à un déchet. Comme le dit Freud :- C’est une vérité -.Mais habituellement, on se débrouille pour ne pas trop le savoir. Il vaut mieux !

L.S : concernant cette histoire du corps et d’unité du corps, il est intéressant de réfléchir à ce que décrivent parfois les gens dans les attaques de panique, précisément ce que les malades ne décrivent plus. Et ce ne sont pas forcément les schizophrènes. Tout le monde dit :- J’ai des attaques de panique - Car ils ont déjà été voir sur Internet tout ce que cela supposait, quelles en étaient les manifestations, et très souvent on a quelque chose de ce genre, le sol se dérobe, c’est décrit, donc là-aussi il faut être très attentif à voir de quoi il s’agit quand les gens décrivent cette espèce de lâcher du corps, vite réduit à l’attaque de panique etc ...

M-A A : d’autres questions ?Renato Seidl ?

R.S : le caméraman est psychanalyste à ses heures libres ! J’aimerais poser une question à chacun de vous.

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Jacques Borie, tu as dit que le psychotique a l’objet dans sa poche, qu’en est-il de l’érotomane ? Je ne sais pas si Aimée était une érotomane typique, mais l’érotomanie est une psychose parfois délirante, avec en même temps cette recherche de l’objet, ce qui la distingue de l’hystérie. Concernant la psychose ordinaire, dans quelle mesure pourrait-on distinguer la psychose ordinaire des troubles de la personnalité ? Seraient-ce deux façons de parler d’une même chose ou s’agit-il de deux choses différentes ? Pourrais-tu donner des exemples cliniques de psychose ordinaire ?

L.S : effectivement, c’est la même chose. Mais on en parle autrement.La psychose ordinaire, ce n’est pas une nouveauté, raison pour laquelle il était important d’en parler aujourd’hui dans un hôpital psychiatrique avec des personnes qui interviennent dans ce champ, cela permet de reprendre au cas par cas tous ces troubles de la personnalité, border line, toutes les addictions, toutes les .. Cela regroupe tout ce qui n’est ni névrose ni psychose décompensée et déclarée, cela reprend tout cela avec d’autres repères dont les trois que je vous ai exposés :la question du langage, la question du miroir, du stade du miroir et de la causalité psychique qu’en a tiré Lacan.Il y a quelque chose de fondamental dans toute la façon de penser la psychopathologie chez Lacan. Elle est extrêmement utile au quotidien de l’hôpital psychiatrique et de la consultation psychiatrique. C’est immédiatement utile et très parlant.

Je peux vous raconter un cas de psychose ordinaire.Il s’agit d’un patient que j’avais rencontré à la policlinique psychiatrique.Il m’avait été envoyé dans le cadre du centre d’investigation de la consultation de Chauderon.Il était à la Fondation des Oliviers. C’était un toxicomane grave, il avait fait tout le programme de sevrage et de réinsertion à la Fondation des Oliviers. Il y résidait depuis des mois, sans sorties, et souvent la Fondation des Oliviers nous envoyait des patients qui souhaitaient un espace psychothérapeutique pour eux, car la Fondation offre un travail de groupe ..C’était un homme de 35 ans, près à sortir des Oliviers, c’était un héroïnomane grave, alcoolique, il avait toute une série d’addictions.Il était très lisse, très poli, très intelligent, très fin.Ils devaient organiser sa sortie. Ces institutions pratiquent des traitements comportementalistes.On lui avait dit :- On positive, vous allez sortir, il faut y aller .. - Je le sentais assez peu convaincu de tout cela.Je le trouvais très désorienté, son discours était très cohérent, mais il y avait dans son discours quelque chose de .. Une tristesse, il ne trouvait rien à l’extérieur, il ne disait pas la tristesse, simplement dans ce qu’il décrivait de son monde, il y avait une sorte de désert assez préoccupant pour quelqu’un sensé sortir et voir la vie en rose avec son avenir hors de l’institution. J’étais assez inquiète pour ce patient et avais émis l’hypothèse de quelque chose de mal accroché. Il avait une cohorte de diagnostics : troubles de la personnalité, border line, toxicomane, toute la panoplie...J’ai assez rapidement pensé qu’il était psychotique, mais je ne pouvais pas très bien dire pourquoi.Il est sorti.Il disparait de la circulation et un jour je reçois un téléphone de l’hôpital, m’informant qu’un patient gravement anorexique dit me connaître.C’était donc ce patient.Je suis peu étonnée, je vais le voir aux urgences à l’hôpital.Il ne mangeait plus depuis quelques temps. Il avait perdu 15 kgs et n’était plus que l’ombre de lui-même.

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Il me dit :- Voilà, j’ai trouvé, mon problème ce n’est pas la drogue, c’est l’anorexie. - Donc je constate cela.C’est intéressant, cela va dans le sens de mon hypothèse.Il cherchait une issue, une suppléance à sa façon d’être largué dans le monde.Cet homme a été pris en charge par le centre ambulatoire pour les toxicomanes, qui n’a jamais voulu le revoir car il ne remplissait pas les contrats, il ne tenait pas le cadre, ils le traitaient de manipulateur, de menteur, bref ... un toxicomane.Cet homme se retrouve dans la région d’Yverdon, où il avait vaguement une tante, il est hospitalisé à Yverdon car il a recommencé à consommer, on le laisse sortir un week-end, il ne rentre pas à l’heure, on l’exclut, on le jette en lui disant qu’il ne rentre pas dans le cadre, qu’il explose le contrat chaque fois. Ils lui ferment la porte de l’hôpital.Cet homme est parti dans la forêt. Il a marché. C’était en hiver.Il est mort de froid.

C’est un cas très typique de psychose ordinaire, me semble-t-il, derrière la question des addictions aussi, c’est-à-dire ces gens font tellement de bruit qu’ils dérangent tout le monde, on les juge, on les traite de manipulateurs et de menteurs et .. Je pense que si l’on avait entendu cet homme, aujourd’hui il ne serait pas mort.Je ne sais pas où il serait, il ne serait peut-être pas bien, mais c’était très impressionnant de voir cette mort, ce suicide mélancolique. Il a marché dans la neige et il est mort de froid.

M-A A : cela reste quelque chose d’oral avec le problème de l’anorexie, des dépendances ..

L.S : oui, il y avait quelque chose .. Il cherchait une solution. Il cherchait une suppléance.On n’avait pas compris que sa toxicomanie était un problème au-delà de son symptôme, son addiction, on n’avait pas compris que l’on avait à faire à une psychose mélancolique, il a donc toujours été traité en surface de ce qu’il manifestait de son comportement.

J.B : Renato me posait une question par rapport à la formule de l’objet a dans sa poche, le psychotique.Cette formule de Lacan s’applique à ce que j’ai dit, c’est-à-dire, me semble-t-il, qu’il faut l’entendre pour les cas d’autisme et de schizophrénie, où l’objet justement ne circule pas entre le sujet et l’autre. Alors que dans d’autres cas, cela peut circuler autrement.En ce qui concerne l’érotomanie, la question ne se pose pas de la même façon. La certitude que l’autre n’est concerné que par moi, ce qui fonde le rapport du sujet érotomane à son Autre, ne peut pas se réduire à cette question de l’objet dans sa poche. Il s’agit d’une construction beaucoup plus élaborée. J’avais par exemple un patient persuadé qu’il était mon seul patient ! Moyennant quoi, il venait n’importe quand, pensant que j’étais toujours libre pour lui. A minuit, n’importe quand, et si je n’étais pas là il se couchait par terre et attendait que j’arrive. Il avait la certitude absolue d’être le seul. Cela a été un peu difficile de lui faire entendre que .. Peut-être .. Pas tout à fait !

Juste pour souligner que l’érotomanie ne fonctionne pas selon la même logique, la jouissance est supposée être entièrement dans lui comme objet de l’autre. C’est une construction, raison pour laquelle cela reconstitue le lien à l’autre.

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Il faudrait être plus subtil, mais pour aujourd’hui ce sera suffisant !

D’autres questions ?

M-A A : j’avais une question pour chacun de vous, je pense à un texte de Freud dans sa Leçon sur le transfert, où il parle des psychotiques, plus exactement des névroses narcissiques, et mentionne du fait de ce narcissisme et de cet auto-érotisme que ce sont des individus impropres à l’analyse. Je voulais avoir vos réactions.

J.B : tout à fait, l’hypothèse de base pour la psychanalyse, c’est le transfert. Pour une pratique bien sûr.Il dit donc comme la libido ne se porte pas sur l’autre (il s’agit de la même logique que la bouche se baisant elle-même) si la libido revient directement sur le corps du sujet sans passer par l’autre, il n’y a pas de transfert. Cependant Freud fait une remarque dans l’un de ses derniers textes, disant pour ce qu’il en est de la psychose (il ne s’y est jamais confronté mais laissait la question ouverte), peut-être faut-il inventer une autre façon de faire. En effet : situer l’inconscient autrement. C’est son hypothèse, qu’il n’a jamais mise en pratique mais certains de ses élèves ont tenté de répondre de la question, et Lacan l’a reprise de façon radicale. En ce qui concerne la réponse aujourd’hui, il y a bien, me semble-t-il, un transfert. La preuve est tout simplement pragmatique : nous recevons de nombreux sujets psychotiques aussi bien en centres de consultations, les CPCT ( Centre de Consultation Psychanalytique) qui existent à Lyon par exemple, et où nous recevons chaque année plusieurs centaines de patients, dont une majorité de psychotiques qui ne trouvent pas de place ailleurs. Ils s’adressent à l’autre à condition, il y a une condition fondamentale, celle que nous laissions le savoir dans le vide : nous créons un appel d’air car on ne propose pas une réponse au sujet, contrairement à toutes les institutions qui disent- Si vous n’avez pas de travail, allez à l’institution pour trouver du travail. Si vous avez tel ou tel problème, allez à l’institution .. -Nous, nous n’avons pas de réponse. On se propose simplement de dire quelque chose de ce qu’il vous arrive. C’est à mon avis ce qui permet qu’il y ait un certain transfert, car on ne bouche pas la question avec une réponse a priori. La réponse peut venir à la fin. Et donc le transfert, s’il y en a un, mise sur la supposition que le sujet, par la parole, pourra trouver un certain savoir-faire avec son embarras dans la vie, dans le quotidien, dans les autres, dans son corps etc ... Cette supposition me semble être de notre époque.

R.S : oui, il y a plus de psychotiques qu’on ne le pense.Et si l’on considère la psychose ordinaire comme étant une partie de la psychose, à moins qu’elle ne soit une structure à part ? Auquel cas il y aurait trois structures : névrose, psychose ordinaire et psychose extraordinaire.Et dans quelle mesure n’y aurait-il pas une évolution dans la façon de voir la psychopathologie de l’époque de Freud à aujourd’hui ? Freud a élargi la notion de névrose, rappelons-nous, il y avait névrose, psychose, perversion et normalité. De nos jours la normalité a presque disparu, car la névrose a englobé la normalité.Maintenant ne voit-on pas le même phénomène mais du côté de la psychose ? C’est-à-dire une expansion de la psychose, la façon de repérer la psychose, et qui commence déjà à englober les troubles de la personnalité ( vaste partie).

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Quand j’étais en formation et que mon directeur me demandait de donner un diagnostic, si j’hésitais entre névrose et psychose, je disais troubles de la personnalité, et cela marchait toujours !

L.S : c’est ce que l’on fait quand on remplit nos dossiers, c’est une manière de ne rien dire. Même Lacan à la fin de son enseignement a réouvert tout cela, s’est éloigné de la question de la structure pour remettre tout cela en discussion. Je pense qu’il faut tout de même commencer par se baser sur les repères de structure. Beaucoup d’entre vous sont en formation, en formation continue, nous sommes tous en formation continue, je pense qu’il faut partir de ces repères pour après peut-être les assouplir, effacer ces limites. Il est vrai que quelque chose devient généralisé, il s’agit de repérer autrement. Petit à petit, ne pas s’accrocher à ces idées de structure, raison pour laquelle l’usage qui en est fait par ces testeurs à l’Ecole de Lausanne est aberrant, ne veut rien dire. D’ailleurs chez le patient dont je vous ai parlé, elles l’avaient examiné et n’avaient rien vu de la psychose. Il y avait là quelque chose d’inaccessible à ce genre de travail. Donc quelque chose se généralise mais pour le voir, il faut partir des repères et pouvoir différencier un certain rapport au langage et au monde. Pour ensuite voir les liens et ce qui n’est peut-être pas si différent d’un cas à l’autre.Raison pour laquelle la question du narcissisme, il y a un très beau texte de Lacan qui m’a toujours passionnée, qui fonde quelque peu pour moi l’abord de Lacan, il s’agit des Propos sur la causalité psychique. Il y a là quelque chose d’inter .. qui est propre à tout un chacun. C’est-à-dire à partir du stade du miroir, de la rencontre avec l’image, avec l’autre, et l’on y trouve toutes les folies de tout un chacun, la nôtre comme celle du plus fou de nos patients. Quelque chose y est contenu, mais il faut commencer par ce qui est différent avant de tout réunir.

J.B : je n’ai pas grand chose à ajouter, je crois simplement que la notion de psychose ordinaire n’est pas faite pour remplacer les classifications habituelles. C’est une phénoménologie de notre époque qui est décrite, mais il y a tout intérêt à étudier la différence entre paranoïa et schizophrénie, comme je l’ai fait avec les repères structuraux, non pas au niveau : délire-t-il etc .. car un délire peut également apparaitre dans la névrose. Si vous lisez L’homme aux rats (névrose obsessionnelle étudiée par Freud), c’est tout à fait délirant ! L’homme aux rats rencontre une pierre sur un chemin, se demande s’il doit (ou pas) toucher la pierre. S’il la touche, il sera malade .. Enfin de multiples associations qui sont celles d’un névrosé.Donc encore une fois, aucune formation clinique n’est propre à une structure. Pour avoir une structure, il faut étudier l’ensemble de ce que nous avons essayé de définir aujourd’hui du rapport au corps, du rapport au langage etc .. La notion de psychose ordinaire ne remplace pas tout cela, c’est une phénoménologie de notre époque que l’on essaye de saisir. Rien de plus.

R.S : une autre question sur le traitement de la psychose.Dans le Séminaire sur Les Psychoses de Lacan, le III sauf erreur, il mentionnait à propos d’un patient dont on n’aurait pas encore repéré la structure, se (nous) surprendre souvent à le traiter psychanalytiquement, interpréter allègrement, et l’analyste y trouver une auto-satisfaction.Il y a des choses incroyables à interpréter ! et soudain l’analyste est en train de dire - Il ne faut pas faire ceci, il ne faut pas faire cela .. Attention .. etc .. - Il arrête tout à fait l’interprétation. Comme si, dans ce genre de situation, le traitement était un signe de la structure. Ma question est la suivante : en quoi le traitement de la psychose ordinaire serait-il différent ou se rapprocherait-il de celui de la névrose ou de la psychose ?

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J.B : on peut simplement dire .. Cela nécessiterait une dizaine d’heures de conférences pour répondre ! Lacan dans le Séminaire III, tout comme dans la Question préliminaire, dit justement- C’est une question préliminaire au traitement - C’est-à-dire avant de vouloir interpréter les psychotiques, et il note que cela les fait délirer encore plus, donc il y a tout intérêt à ne pas pratiquer ce genre de sport, c’est pourquoi j’ai indiqué notre position : celle d’un retrait par rapport au savoir, et non un rajout de savoir que serait l’interprétation, eh bien il y a tout intérêt à d’abord examiner ce à quoi l’on a à faire, et ensuite à mesurer la parole. Car la parole, avec les psychotiques, peut les faire délirer encore plus. Il est préférable d’en avoir un usage raisonné, l’usage qui convient. Ce peut être parfois en retenue, parfois en rajout.

Jung, utilisant les découvertes de Freud sur la psychose, reçoit un patient psychotique et le fait parler.Le lendemain, il écrit à Freud : - J’ai suivi vos conseils, j’ai fait parler le patient X. Le problème est que je n’arrive plus à l’arrêter - En effet ! Là où il avait lâché les vannes si je puis dire, la métonymie psychotique (on le voit très bien dans les entretiens et les présentations de malades), si vous laissez parler le patient, il sera perdu, et vous aussi. Car le sujet n’a pas le capitonnage du discours dont Lise a parlé, qui permet des’y retrouver, de savoir de temps à autre où l’on est, d’avoir une ponctuation du sens. Eh bien cela coule, selon la métonymie, le coq-à-l’âne de la parole, ce qui est souvent le cas chez le psychotique. Donc il vaut mieux limiter la parole et savoir la ponctuer, pour permettre que quelque chose se saisisse. Sinon, l’on est parti dans l’infini.Il s’agit au contraire de produire un effet fini, un rassemblement. Idem sur l’unité : il y a l’unité du corps mais également l’unité dans la langue.

Quels sont les éléments intervenant pour que cela ne dérive pas à l’infini ? Ceux qui ont rencontré des psychotiques savent que l’on a souvent à faire à cela. Ils se mettent à parler, on ne peut plus les arrêter. Ils associent dans tous les sens. Rien n’est saisissable. Il faut donc au contraire limiter cela pour rassembler quelque chose. Et ce n’est certainement pas en poussant à parler, mais en trouvant de bonnes manières de dire. Ce qui permet de rassembler le sujet au lieu de le disperser dans l’infini du délire. Il s’agit d’une indication. Il pourrait y en avoir d’autres.

M-A A : il y a tout de même plus une clinique de l’acte, contrairement à ce que l’on imagine par rapport à la psychanalyse où l’on interprète, on fait des associations .. Ici c’est plus une clinique de l’acte.

J.B : disons de la coupure.

M-A A : une dernière question ?

R.S : oui, si Marc-Antoine ne coupe pas ! nous allons continuer longtemps car la question est interminable et passionnante, surtout lorsque l’on aborde le traitement de la psychose. Concernant le délire, quelle serait sa fonction ? Dans quelles situations n’aurait-on pas avantage à consentir au délire, plutôt que de le supprimer ? Car le mieux auquel on puisse parvenir est que le patient cesse de parler de son délire, me semble-t-il.

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J’avais un patient, psychotique expérimenté ! d’un certain âge et sachant ce qu’il pouvait faire ou dire. Et à propos de son délire, il disait :- Je n’en parle pas car je sais que ce n’est pas crédible - Il s’agissait dans le traitement de le laisser parler de son délire, pour savoir où il en était. Alors que chez d’autres, le problème est plutôt la conséquence du délire.

L.S : Quand Lacan dit il faut se faire le secrétaire du psychotique, il faut d’abord voir tout ce qui a été réfléchi, mis en place, construit, et quand cela pose un problème, que cela déborde, dérange, il faut border, c’est-à-dire pour l’entendre et parfois peut-être modifier avec le patient quelque chose de son délire qui serait envahissant et dérangeant d’un point de vue social. Ceci mis à part, c’est effectivement le lieu où il est possible d’entendre un délire pour pouvoir le travailler. L’exemple que tu donnes, Renato, reflète exactement ce que l’on peut faire.

Participant : j’ajouterais peut-être aborder la question du contre-transfert du thérapeute. On n’a probablement pas le temps ici

J.B : c’est un terme qui n’est ni freudien ni lacanien mais qui mériterait d’être examiné de plus près.Lacan a promu contre l’idée du contre-transfert l’idée du désir du psychanalyste, qui est très différent. Présenter les choses du côté du contre-transfert, c’est se présenter comme sujet affecté par ce qui arrive. Cela peut survenir dans le travail concret, bien sûr, mais justement si nous, nous sommes les sujets, le patient ne va-t-il pas avoir un problème ? C’est-à-dire que l’on va injecter dans la pratique quelque chose de nous. Alors que le sujet (le patient) est déjà embarrassé par son trop d’être. Cela mériterait donc d’être regardé de beaucoup plus près pour pouvoir en mesurer la pratique. Mais, me semble-t-il, la question posée par Renato sur la fonction du délire nous apprend quelque chose de très juste. A savoir, tu prends caution de son délire :- Oui, j’entends que vous pensez ceci et cela, mais c’est à moi que vous le dites -C’est cela la fonction de la psychanalyse : localiser le délire. Alors que tout délire, par définition, vise à remplir le monde entier ! C’est une pensée totalitaire. Raison pour laquelle les délires visent à refaire le monde. Ce n’est pas une simple réponse à- J’ai des problèmes avec mon voisin - mais une tentative de reconstruire le monde entier. A partir du moment où le psychanalyste, ou celui qui est orienté dans sa pratique par la psychanalyse, accepte de se faire le dépôt de cela, il le met à l’abri, au secret.Le secrétaire de l’aliéné c’est aussi cela- Vous m’avez dit cela, je l’ai bien entendu, mais à mon avis il vaudrait mieux ne pas le dire partout.

Ainsi le sujet est à la fois cautionné, et en même temps il trouve un usage du délire, un usage limité. C’est, me semble-t-il, la meilleure réponse. Au cas par cas. Il faut voir quelle est la valeur du délire pour chacun. Cela permet à la fois de dire Oui et Non. Notre réponse serait plutôt de cet ordre. Construction de- Oui c’est une construction subjective. Elle a sa valeur pour vous. Mais attention ! Je la mets à l’abri, dans le tiroir du psychanalyste -Raison pour laquelle les psychotiques viennent si souvent nous apporter leurs écrits, j’en ai beaucoup !- Très bien, on va les mettre dans ce tiroir, il est à l’abri.

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Ainsi, ils sont soulagés de quelque chose et ne sont pas obligés d’aller le raconter dans le monde entier, où ils auraient sans doute une oreille moins compatissante ..

M-A A : ce qui permet finalement une réduction de leur jouissance, pourrait-on dire.

J.B : une localisation : pas partout mais quelque part.Pour que ce ne soit pas partout, il faut que ce soit quelque part. Nous ne devons pas récuser cette place. C’est cela la fonction psychanalytique : donner un abri au plus bizarre du monde ! Qui est en chacun.L’idée du contre-transfert n’est pas fausse. Car, en chacun, il y a bien une bizarrerie fondamentale. Seulement quand on est psychanalyste, on suppose tout de même que l’on a fait une bonne psychanalyse pour essayer de ne pas faire profiter les gens de la vôtre !Vous la gardez !Vous ne la refilez pas à vos patients !On ne peut pas l’éliminer.Il n’y a pas l’idée d’une normalité.Cependant, on en a un usage. Et un usage, peut-on dire, un peu averti .. Au minimum, sinon, en effet, ce serait grave de devenir aussi fou dans ces cas-là.

L.S : oui, par rapport à cette histoire de contre-transfert, c’est un peu ce que j’évoquais en parlant de l’attitude de certains ... J’ai entendu cela pendant des années, des gens parlant des patients comme s’ils étaient là pour nous embêter, pour nous tordre, nous mentir

J.B : pour nous faire quelque chose

L.S : pour nous envoyer sur de mauvaises pistes ! Cet espèce d’usage un peu abusif .. C’est très défensif de la part des thérapeutes.Nous ne sommes pas là pour cela ! Et de plus pour le justifier en termes de contre-transfert !Nous sommes là pour réfléchir à ce pourquoi ils nous font cet effet, mais surtout pas à le leur faire payer ! C’est important. Raison pour laquelle il s’agit d’un terme venu après Freud

M-A A : je rebondis là dessus par rapport aux troubles de la personnalité car nous en parlerons Beatriz Premazzi et moi-même le 18 août, mais si je me souviens bien, quand j’entendais certaines présentations du Professeur Jean-Nicolas Desplands au CHUV, il observait que les troubles de la personnalité peuvent éventuellement révéler des éléments sur le thérapeute, et moins sur le patient ! Délicat !

Je vous propose d’en rester là pour aujourd’hui, une verrée vous est proposée.Je vous remercie de votre attention.

Applaudissements

Transcrit par Lily Naggar

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