marie jose mondzain regards en crise

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  • 7/30/2019 Marie Jose Mondzain Regards en Crise

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    Regards en crise par Marie Jos Mondzain

    Rencontres cole et cinma de la Rochelle, octobre 2002

    Je ne sais pas plus que Carole Desbarats , ce quest un chef-duvre. tant alle voir ce quelle

    faisait dans le film que jaime est-il un chef-duvre ? , jai envie de dmarrer sur cette

    interrogation, qui pose la question non seulement de la subjectivit qui aime ? , mais

    galement la question du chef-duvre.

    Carole a dit aussi que jallais partager avec vous lhistoire dun chantier, cest vrai. Depuis des

    annes, je ne produis pas dimages, je les regarde et jessaie de comprendre ce que signifie voir . Jai pass une vingtaine dannes dconstituer la nature du visible et de limage et du

    voir dans notre socit occidentale, chrtienne particulirement, je vous en dirai un mot car je

    crois quil est important de savoir comment toute une histoire nous amne, aujourdhui par

    exemple, aborder les problmes que nous abordons.

    Il y a une histoire. Cette histoire ne compte pas simplement les 100 ans du cinma, elle compte

    aussi les 2000 ans dincarnation qui font que, aujourdhui nous disons incarner au

    cinma. Mais depuis quelques annes, aprs ce long temps pass sur des textes de

    philosophes, sur des textes fondateurs des Grecs, des Juifs, et des Chrtiens qui parlaient la

    fois grec et latin pour comprendre ce qutait ce statut de limage, sest peu peu impos moi,

    par la familiarit du thtre et du cinma, par des amitis qui se sont lies, par des

    engagements politiques, que limportant tait darticuler voir voir-ensemble . Quest-ce

    que voir-ensemble ? Cest ce qui donne son sens mon chantier depuis tant dannes. Au

    fond, je pourrais dire comme le philosophe Jean Toussaint Desanti : nous ne voit rien. Je

    vois, tu vois, je ne sais pas ce que tu vois, nous ne voit rien.

    Chacun voit depuis son site, son lieu subjectif. Le sujet en a pris un coup dans la rflexionphilosophique et psychanalytique de notre sicle, mais nous continuons tout de mme

    fonctionner comme des sites, comme des corps qui voient de l o ils sont, les histoires quils

    ont. Et quoi quon fasse : ce que je vois tu ne le vois pas. Alors que voyons nous ensemble, qui

    nous permette de dire nous allons voir ? Ou de dire : Nous allons faire voir, ou les enfants et

    nous allons voir Allons au cinma o on ne voit rien, etc Je pense galement une

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    expression de la philosophie mdivale (sur laquelle je suis longtemps revenue aprs avoir lu

    Hannah Arendt), et que vous connaissez sous la forme dune maxime populaire : de coloribus et

    gustibus non disputenum : des gots et des couleurs, on ne peut pas discuter. Comme si

    effectivement, dans lordre du sensible et de la perception du monde, le sujet tait le lieu dun

    prouv sans appel et sans dbat, sans discussion et sans rplique, donc la fois la fragilit, lasolitude et la vigueur dune certitude, dune vidence intrieure.

    En ce qui me concerne, dans ce chantier de mon travail, je dirais que jai quasiment crit sur le

    mur de la pice o je travaille : de coloribus et gustibus disputendum. Sil y a bien quelque

    chose dont il faut dbattre, cest prcisment des gots et des couleurs. Quand 2 et 2 font 4, on

    passe de Newton la thorie de la relativit gnrale, le chemin est fait scientifiquement,

    rationnellement dans des systmes dintelligibilit. On ne va pas la fac de Sciences ou lon ne

    fait pas une agrgation de Mathmatiques pour disputare, cest--dire pour dbattre de la

    question, de la validit dune thorie. On peut effectivement envisager ses limites mais on ne

    dbat pas lintrieur dun systme hypothtique partir dun certain nombre daxiomes, du

    caractre sans rplique quimpose une logique de la non-contradiction, dune binarit exclusive,

    savoir que quand quelque chose est vrai, sa contradictoire est fausse et inversement. On ne

    peut vraiment dbattre que dans un terrain qui est celui de limpossibilit de la vrit, ou pour

    larticuler plus encore, dire que si une vrit est possible, et elle nest que possible, elle est le

    rsultat dune dispute au sens mdival du terme. Cest--dire dun dbat. Un dbat parce que

    ces objets, ces gots et ces couleurs sont vritablement de lordre, de ce que les grecs, avant

    mme de sintresser limage, appelaient la doxa, lopinion. Aprs tout, comment se fait une

    communaut politique ? A lagora, au tribunal parce quon nest pas daccord et que ce nest pas

    celui qui a la vrit qui gagnera, de 2 choses lune, ou cest le plus fort, le plus pervers, le plus

    persuasif, ou bien autre chose, quelque chose de lordre dun nous dbattons, nous dcidons,

    nous pensons, nous jugeons, nous faisons lhypothse que, ce quil y a de meilleur pour nous,

    cest de faire la guerre aux barbares . Dbattre de quelque chose est prcisment loin de

    rpondre un principe de non-contradiction, un systme binaire o une vrit stable opre ;

    on est dans linstable, on est dans lopinatif, dans des rapports de force, de charme, de

    sduction. Mais aussi politiques, savoir : quest-ce qui fait partie du bien commun , quest-ce

    qui est le mieux pour nous. Cest lide du contrat social daprs Rousseau, savoir quil y a une

    faon de penser son intrt personnel de telle sorte quil prenne sa place dans un dispositif de

    partage. Et ce partage, quel est son but ? Cest la construction de la communaut dun sens,

    un moment donn pour une communaut donne, qui se choisit le monde dans lequel elle veut

    bien cohabiter, le monde quelle veut partager. Ltrange est effectivement que dire le film que

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    jaime est-il un chef-duvre ? nous secoue : - pourquoi ?

    Jai un souvenir cuisant : quand jtais la fin de ma scolarit, je voulais entrer lcole

    Normale Suprieure, venir Paris, faire khgne, emprunter les rails quil fallait pour entrer dans

    la gare quil fallait. Jai fait ce quon appelle une classe dhypokhgne. Ctait Alger, lieu de

    guerre lpoque, et dune culture gnrale solide, bourgeoise, et on avait des professeurs qui

    taient excellents, qui venaient de Paris. Je faisais du grec, je ne doutais pas un instant que la

    traduction dHomre et de Platon constituaient mon initiation aux chef-duvres et aux choses

    les plus importantes de ma culture qui me permettraient la fois de faire un jour partie dune

    lite et dautre part de gagner ma vie. Et voil que ce jeune professeur de grec qui tait face

    nous dans un cours de philologie, je sais plus comment sest arriv a dit ceci : je viens de

    prononcer une phrase des Enfants du paradis, vous connaissez ? Vous ne connaissez pas ?

    Il faut sortir un peu ! Je vous assure quAlger en 1960, ce ntait pas lendroit o lon sortait le

    plus facilement, et dailleurs quand on sortait ce ntait pas tout fait pour voir Les enfants du

    paradis! Et bien, nous dit-il dun air mchant, si vous ne savez pas aujourdhui ce que sont Les

    enfants du paradis, cest mme pas la peine de prsenter le concours de lcole Normale

    Suprieure ! Pour quelquun qui sescrimait sur Shakespeare et Platon, qui se disait quavec

    a, elle tenait quelque chose de solide, le traumatisme tait grand : Il nous manque lessentiel

    ! Les circonstances ont fait que jai quitt Alger pour entrer en khgne Paris et la premire

    chose que je me suis dite tait : il faut que je voie Les enfants du paradis ! Pour entrer lcole,

    videmment, a manquait mon bagage. Et jai eu un choc : pour le voir, en feuilletant lOfficiel

    des spectacles, je me suis aperue quil fallait que je me rende rue dUlm ! - Ctait la

    Cinmathque. Cest bien dans la mme rue quil y a la Cinmathque et lENS ! La

    Cinmathque et lcole sont prs lune de lautre. Voil une articulation du patrimoine culturel

    de la Science et des valeurs sures que jai failli manquer ! Jai donc pris contact avec les chef-

    duvres . Les enfants du Paradis sont entrs dans ma tte au mme rythme que Homre et

    Platon comme des must du mme quartier. Et en mme temps, la mobilit de mes propres

    structures ou dautres rencontres ont fait que je nai pas vu que ce film et je me suis mise aller

    beaucoup au cinma. Quelque chose sest mis en branle de telle sorte que je me suis pose

    suffisamment de questions pour engager mon destin philosophique comme spcialiste de

    limage.

    Quest-ce que voir ? Quest-ce que voir ensemble ? La question le film que jaime est-il

    un chef-duvre ? prend sa place dans une affaire patrimoniale et culturelle et jamais on ne

    mavait demand en dbut danne, avant de lire Homre, Racine ou Shakespeare : Regardez

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    si vous aimez car si vous naimez pas, on ne ltudiera pas cette anne. Donc il y avait dans la

    phrase de Carole quelque chose qui me touchait infiniment, qui touchait au propre tremblement

    de mon histoire, savoir : Suis-je oblige daimer car a fait partie de quelque chose dont je

    risque de manquer pour faire partie dune communaut institutionnelle ou est-ce que le manque

    est un tout autre niveau ?

    Et cest bien plus tard, en donnant des cours moi-mme, que je me suis souvent dis que, pour

    faire comprendre Racine ou Platon, limportant ctait de dmarrer leur lecture comme une

    histoire damour. Pas forcment une rotisation du rapport lobjet mais quelque chose qui met

    en rapport, qui branle, qui motionne, qui fait bouger. Le cinma, avec son tymologie grecque

    ne fait que reprendre le vocabulaire du mouvement, cest--dire du motus, de lmotion, du

    dplacement. Dire quil faut dabord aimer pour savoir de quoi il sagit me parat effectivement la

    chose importante. Et la question de lmotion qui se met en branle, cest comme si on disait la

    femme que jaime ou lhomme que jaime est vraiment le plus beau, le plus intelligent, etc

    Cest la construction du regard sur lobjet du dsir et de lamour qui fait - Et qui fait quoi ? -

    non pas que cette personne compltement idiote et vilaine, que jaime, va changer totalement

    de nature, mais que quelque chose se tisse prcisment dans linexistence de lobjet qui est

    beaucoup plus importante.

    Le mot chef-duvre vient du Moyen-Age. Ctait laccomplissement dans la perfection, dun

    ouvrage sur lequel seul le regard des pairs et des experts dcidait quant la qualit et

    lachvement. On nallait pas demander celui qui achetait un tableau ou celui qui sassoiraitsur un fauteuil ou qui entrerait dans la cathdrale : pensez-vous que ce que jai fait est un chef-

    duvre ? Il y avait un apprentissage, il y avait la virtuosit et la matrise de toutes les

    procdures de production et ctait entre experts et pairs que se passait ce jugement. Ce qui ne

    voulait pas dire que lobjet allait tre forcment le lieu dune commotion ou dune motion mais

    quil rpondait un certain nombre de requisits qui permettaient de sincorporer, de faire partie

    de la corporation. De faire corps avec, dentrer dans un corps. Mais ce nest pas prcisment la

    question de limage et je vais me retourner vers les Chrtiens qui ont trouv quelque chose

    dimportant : du ct du voir, il ny a pas de corps. Cest une des choses les plus tonnantes quela pense chrtienne ait mise lpreuve et disposition de notre pense. Cest de dire que sil

    y a de limage, elle est du ct de lincarnation et non de lincorporation. La question du chef-

    duvre est embtante car elle concerne lincorporation.

    - Je fais un petit tour en arrire, histoire de rafrachir les ides, surtout celles des Chrtiens

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    : Quand limage a pris place dans le monde de la pense occidentale, elle la fait sous deux

    rgimes : le rgime de la philosophie et le rgime de la thologie. Dans les deux cas, laffaire

    tait trs mal partie. Du point de vue de la philosophie classique, traditionnelle, le fait dutiliser le

    logos (cest--dire la parole et la pense) et de le mettre au service dune vrit, dune exigence

    mtaphysique, concernant la stabilit du monde, la substance du monde et le sens visible ouinvisible, intelligible ou non intelligible de ce qui le dominait, a disqualifi limage. Et on nous le

    rappelle beaucoup dans les textes de Platon. En effet, limage est dans un tremblement toxique,

    un tremblement opiniatif, une instabilit, une probabilit, qui la rend infiniment fragile et caduque

    et qui empche tout pouvoir. Tout pouvoir de la parole et tout pouvoir du despote clair quest

    le philosophe. Il peut dcider du Bien et du Vrai dans la Cit. Donc limage est mal partie. Chez

    Aristote elle prend du grade mais dune faon qui est quand mme fidle la pense solaire et

    au fondement mtaphysique du monde, le propre de la pense grecque. Mais elle prend du

    grade parce quAristote est un physicien, un biologiste, un homme du rel. Il se dit que malgrtout, la communaut politique, la Cit, se construit beaucoup plus avec du dbat, de lopinion. Il

    nappelle plus a doxa, mais endoxon : le champ, le site du jugement. Il dit que lopinion nest

    pas simplement la proposition dont je ne suis pas sre mais cest le lieu partag par tous ceux

    qui disent ne penses-tu pas que ? Et donc quelque chose se construit et les deux lieux

    importants o il est question de ces objets instables, de ce vraisemblable, de cette semblance,

    sont le thtre, lieu dun spectacle, et la tribune, lagora, lieu de la plaidoirie et du dbat

    politique. Il y a l la saisie de quelque chose o se joue le nous, la communaut qui relve

    infiniment plus, mme chez les Grecs, dun rgime qui ne peut se satisfaire du principe de non-contradiction. Je vous rappelle que ce rgime de la non-contradiction, quAristote a t le

    premier poser clairement dans sa logique, sappelle le principe du tiers exclu. - Terrible

    phraseSi vous lentendezScientifiquement, elle est trs apaisante, elle donne une

    consistance logique aux vrits de la Science, comme celles de toutes les propositions qui

    dcoulent dune dduction et malgr tout comme on ne veut pas lentendre entre nous, comme

    quelque chose dune extrme violence. Alors, cette situation me fait dire, pour anticiper sur la

    suite, que les lieux de la vision, sont les lieux de lintrusion, de la construction du tiers. Devant

    une image, devant un spectacle, devant quelque chose quon nous donne voir, la questionnest pas de dire : Non seulement ce nest pas un chef-duvre, mais cest un navet , ou

    Cest ceci, ce nest donc pas cela : Nous entrons dans un site qui inclut le rseau de chaque

    site subjectif (je vois, tu vois, il voit) mais le nous voyons constitue linclusion du tiers, de

    quelque chose qui attend du dbat ; son poids de sens est fragile, il ne sappuie sur rien, il na

    pas dobjet. Le chef-duvre tait un objet, mais limage est un non-objet. - Un non-objet, au

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    sens o elle ne tire pas sa consistance de lensemble des procdures de la virtuosit technique

    des matriaux, fussent-ils virtuels. Elle tire son avance, son offre, dun tissage de renvois de

    signes dun site un autre, sans jamais le combler. Le nous voyons nest pas fusionnel, sans

    quoi nous sommes de nouveau dans lincorporation.

    Donc, comme je vous lai dit, le monde de lAntiquit se partage entre le philosophique et le

    thologique. Jai dit quelques mots de la disqualification du philosophique, je vous laisse prvoir

    que cette pense grecque est finalement elle-mme agite par le monde quelle a elle-mme

    disqualifie parce que la communaut est grecque et politique et parce quelle sait que dans son

    thtre se joue quelque chose de capital. Sans thtre, la cit grecque seffondre. Sil nexiste

    pas un lieu, un espace dans lequel se partage la communaut passionnelle de la peur, du

    rapport lamour, la mort, la vie, si on ne prvoit pas dans lespace politique le lieu dun

    partage spectaculaire du passionnel, alors la cit court un immense danger Quelque chose de

    la communaut ne peut plus seffectuer ou oprer, mme politiquement, mme sur lagora,

    mme dans les tribunaux, mme dans la famille, mme dans le rapport avec les trangers, si on

    ne rgle pas ensemble un nous, un voir-ensemble. - voir ensemble quoi ? - Aristote a dit du

    passionnel, que lon peut en faire du logos, de la mise en rapport. ( Sachez quand mme que

    logos ne signifie pas uniquement logique, logos veut dire rapport. A/b : cest logos.) Il a dit aussi

    une chose tonnante : sentir, cest mettre en rapport, composer un rapport. Cest pas du tout

    tre atteint sans distance, une sorte de contact fusionnel avec un monde extrieur. Composer

    du rapport entre ceux qui sont ensemble. Mais pour quil y ait du rapport, il faut que lcart soit

    maintenu. Si de toi moi, cest franchissable, il ny a plus de rapport. Ce qui a amen peut-tre

    Lacan dire cette chose tonnante : il ny a pas de rapports sexuels. Dans lillusion fusionnelle,

    quelque chose de la mise en rapport, de la construction du monde ne peut seffectuer sauf

    phantasmatiquement. Il ny a pas de logos. Je disais aussi quil ny avait pas que les Grecs, il y

    avait aussi les Thologiens. Pour les Thologiens aussi, limage tait trs mal partie. Les

    Polythistes dpendaient des Politiques grecs, donc je ne reviens pas dans ce monde

    occidental. Par contre, les Monothistes taient des disqualificateurs dimages. Essentiellement

    dans la pense juive dailleurs, mais dans les 3 monothismes, limage, au sens dune

    production visible se trouve disqualifie pour des raisons que dans une brve rencontre comme

    la ntre je ne peux pas reprendre. Certains pensent que cest uniquement pour des raisons de

    refus de lidoltrie, encore faut-il savoir de quoi il sagit Disons, et vous le savez, nous

    partageons au moins cette information ensemble : quil sagisse du monothisme juif ou

    musulman, la question de limage est peu accessible ou disqualifie ou elle est rsolue et

    repousse dans un domaine idal, transcendant, mystique, donc dmatrialis, purifi Donc,

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    le seul monothisme qui nous intresse maintenant, cest celui qui a rvolutionn la pense

    monothiste au point mme que ce christianisme a du mal rester monothiste et il lui fallut

    malgr tout construire pendant 5 ou 6 sicles une thologie trinitaire pour pouvoir fabriquer de la

    mdiation au cur de son propre monothisme. (Je laisse l aussi de ct, vous me le

    pardonnerez, les raisons pour lesquelles il y a de limage que parce quil y a de la trinit. Le tiersest inclus).

    En tous les cas, voil ces chrtiens qui arrivent et qui, non contents de profiter dune doctrine

    spirituelle de lincarnation, dcident de prendre le pouvoir au nom de cette mme incarnation et

    veulent tablir de la constitution. Les Chrtiens, leur messie compris, nont laiss aucune trace

    crite. Il a fallu nous contenter, pour constituer cet effet du christianisme, des textes qui sont

    crits entre le 1er sicle et le 9me sicle, et dans lesquels sest organise, formule, articule

    une vritable philosophie, doctrine de la possibilit du visible comme non-objet. Cest dune

    grande force, parce que personne ny avait pens : ni les amis de lidoltrie, ni les amoureux de

    la Vrit, du Beau et du Bien et de la mtaphysique, ni les constructeurs du champ opinatif et

    thtral. La doctrine du non-objet, consiste dire que lincarnation, la venue au monde dans le

    champ du visible dune transcendance invisible sous une forme filiale, permet dappeler cette

    apparition visible image. Image du pre. Lincarnation nest quune image au sens tymologique

    du terme. Est-ce que maintenant Dieu est visible ? Oui et non. Et surtout entendez bien oui et

    non. Que va-t-on pouvoir faire avec a ? Icne. Cest--dire semblant.

    Alors il navait que lair dtre l ? - oui et non. - Quand je fais son image, est-il l ? - Non. Dans limage ? - Non. - En dehors de limage ? - dune certaine faon. - Mais limage me permet

    de le voir ? - Oui et non. - Mais je vois dans limage ; quest-ce que je vois dans limage ? - Je

    vois la manifestation de son absence. - Son absence est visible ? - Oui. - Elle a laiss une trace

    ? - Oui. Regarde... - Et est-ce que je vois Dieu dans limage ? - Tout dpend de la nature du

    regard que tu portes sur limage : Si tu es idoltre devant une icne, tu crois tenir Dieu, il est en

    bois, il est l. (et dailleurs tu vas lui demander des services : ta fille est malade, on va

    toucher, on va frotter). Si pour toi, il nest pas l, quil est ct : cest pour a que tu casses

    tout en pensant que cest une idole. Or, si tu casse une idole, cest que tu es idoltre puisque tupenses quil est dedans ! - Cest toi qui na pas compris, on na jamais pens quil tait dedans. -

    Alors, vous pensez quil est dehors ? Quil nest pas l ?

    Quel est ton regard ? - Tout dpend de la nature du regard que tu portes sur cet objet.

    Cette rponse extraordinaire renvoie non pas une subjectivit au sens XIXimiste, au sens de

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    psychologique, mais disons effectivement plutt quelle renvoie un site, un site subjectif de

    rception dun signe qui se trouve dispos, suffisamment construit et touch par lmotion que

    donne cet objet pour y voir quelque chose qui ny est pas. Quest-ce que cela nous dit ? Lobjet

    nest pas l en tant quobjet, dailleurs la pense chrtienne a eu lide trange, et l aussi coup

    de gnie, de dire que lincarnation tait kenosis. Kenon en grec veut dire vide (Quand onconstruit un mot avec -sis, cest laction de devenir). Cest donc laction par laquelle on se vide.

    Lincarnation est appele dans les textes thologiques kenos, kenosis. En devenant visible, la

    transcendance, le dieu invisible devenant visible na pas rempli la matire de quelque chose qui

    serait du divin, qui en ferait de laffectif, une idole, mais la vider, lvacuer en a fait une image.

    Le lieu du regard est le lieu dune vacuation de lobjet. Le lieu qui est le rendez-vous des

    regards, limage, cest un point de rencontre. On construit le champ dune rencontre en

    sassurant que quelque chose y fonctionne de faon suffisamment vide, bante, ouverte que

    cela assure dfinitivement lcart entre ceux qui vont pouvoir dbattre. Limage, cest ce quinous met les uns en cart, qui doit assurer notre rencontre et notre cart. Si elle nest un je, il

    faut un tu et il faut un cart , un mdiateur de lcart qui tisse la fois le lien et linfranchissable,

    de faon ce quune parole se charge de construire du sens dans ce partage dun lieu. Quest-

    ce quon fait ensemble ? Pourquoi sommes-nous l tous ensemble ? Nous ne sommes pas l

    ensemble uniquement parce quun architecte a construit cette pice et des fauteuils. Nous ne

    sommes ensemble dans la visibilit de cette rencontre que dans la mesure o quelque chose

    dinvisible, de totalement invisible se tisse dans la visibilit : si je ntais pas l, il ne passerait

    rien. Il faut quand mme que jassume une certaine consistance de visibilit et que je nai paslimpression de parler des absents. Si jtais l toute seule et que la salle tait vide, le trouble

    serait grand. Donc, il faut effectivement que se tisse entre nous, dans tout spectacle, dans toute

    rencontre, la fois la consistance et la possibilit du lieu, linvisibilit de ce qui nous lie, le

    maintien irrductible dun cart qui vous permet dentendre et de ne pas fusionner. Et limage,

    disent les Chrtiens, cest a. Ce nest pas du solide, cest du semblant, cest le lieu dun oui et

    dun non, dun peut-tre dun choix. Ils appellent cela crisis. t plus le lieu de notre rencontre

    dans la ngation de notre cart, savoir que nous ne voit rien, mais que voir-ensemble suppose

    que quelque chose ne se rduit jamais cet cart. Il faut bien que ce soit le sens dont se chargecette chose quon appelle image, qui est du visible : tisser un lien entre les sites qui sentent leur

    cart pour toujours irrductible : Je ne sais pas ce que tu vois et tu ne sais pas ce que je vois

    mais nous sommes tenus ensemble par un visible dont la consistance est construire dans

    notre cart. Le gnie du Christianisme (pas au sens o lentend Chateaubriand), cest davoir

    compris quune communaut, quelque chose de lordre dune communaut de voir-ensemble, se

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    nourrit dune triangulation. Il fau ( Si je vous dis des mots grecs, cest pour que vous sachiez

    quils sont logs dans vos corps et dans vos cerveaux mme en nayant jamais fait de grec)

    : Critique > crisis > crise dhystrie > convulsion > crise de la peinture >crise de limage >crise

    de liconoclaste >un monde en crise > hypocrite ( = sous le masque du juge, tu toffres au

    jugement) > critique. Critique veut dire sparer, discerner, et ce mot a eu un double destin,insparable : Dans le vocabulaire mdical : la crise quand on est malade. Le jugement,

    dlibr, et mme dcid, spar, distingu. Soit tous les mots du tribunal : Crits, cest le juge.

    Cela veut dire que nous qui parlons la fois de crise dhystrie et de critique dart , de

    critique de cinma , ou de crise de la culture , participons ce monde qui hrite dun

    vocabulaire qui dit : la communaut est dans la convulsion et la dcision, tour tour et

    indissociablement.

    Dans le champ du passionnel, de lmotion, se met en place quelque chose de lordre du

    critique. Un lieu critique, un lieu pour la rflexion, la dlibration, le choix, un lieu qui engage, qui

    fait que le juge va rpondre de son jugement, faire autorit, tre lauteur de sa parole. Carole

    parlait de cet engagement, non pas dune subjectivit seulement psychologique mais de

    lengagement dun sujet dans la construction dun site commun, dun voir-ensemble sur quoi se

    joue un vivre-ensemble. Si les Grecs ont apport tant dattention leur thtre, cest quils ont

    considr que si lon avait pas rsolu le problme dun ptir-ensemble dans un voir-ensemble, le

    vivre-ensemble en prenait un sacr coup. Le despote, le dictateur est prcisment celui qui va

    semparer du monde du spectacle, de la vision et de la construction de ce site. Ce lieu critique

    est le lieu o se joue la libert dun dbat. Toute dictature sempare aussi vite quelle le peut des

    lieux du regard et de la vision, pas uniquement pour imposer son propre rgime dincorporation

    fusionnelle dans un nous qui est la disparition de la distance entre les sujets. Pour anantir la

    puissance de sparation de dbats et de disputes constructifs dun site commun et dun vivre-

    ensemble. Se construit dans certains objets la qualit de libert dans le maintien dun cart : et

    cest l que sont les chef-duvres. Votre prsence ici, et tout le travail des Enfants de cinma

    et des pdagogues, se proccupent de ce qui se tisse dans la reconnaissance progressive,

    fluante, fragile, dun got, dun jugement de got dans lequel se joue la figure mme de la

    libert, parce que il ne peut y avoir de libert dans une communaut que par le jeu des positions

    et des placements. La libert, cest le mouvement. Le cinma comme toute image met en

    mouvement, elle ne communique pas un programme, limage nest pas le lieu dune

    communication scientifique, idologique, catchistique, publicitaire, mme du meilleur genre qui

    soit. Mme le message dmocratique, on na rien en faire. Limage ne peut revendiquer quun

    seul privilge, cest de communiquer un mouvement et ce mouvement est celui qui constitue la

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    sparation ncessaire un voir-ensemble o se dbat le choix par la communaut pour

    continuer le voir : Que voulons nous voir ensemble ? Que dcidons nous de voir ensemble ?

    Dans la rflexion dHannah Arendt, qui ne sest pas beaucoup intresse limage, il y a des

    pages magnifiques. Elle explique quun artiste nest concern par rien, pas mme par la vrit, il

    ne doit rpondre que dune libert. Limage est une offre. Construire le regard sur une image,cest analyser la puissance de donation de loffre, cest sa gnrosit. Ce que limage chrtienne

    mettait en place, cest ce que je signalais dans une sorte de rhtorique auvergnate (oui et

    non), cest--dire tre l et pas l, vrai et pas vrai, bien et pas bien, absent et prsent. Cette

    indcidabilit, cette inconsistance de limage, son inconsistance objective en tant quobjet est

    capitale pour que du dbat sinstaure. Plus elle est inconsistante, au sens substantiel du terme,

    plus elle est dans la semblance, plus elle ne menace pas de puissance de dralisation du rel.

    Cest son irralit et cest en rpondant de son inconsistance et de son irralit que se

    constituent la consistance et la ralit de ce qui se construit autour delle. Sur son vide. Nouspourrions aussi dire dun spectacle ou dune image que nous ne pouvons pas voir ensemble,

    quelle dralise le rel, elle rend inconsistante la construction de la communaut en soffrant

    elle-mme comme des semblants solides. cest la notice ncrologique de limage. Non

    seulement, limage est morte, mais quand une image est morte, la communaut sanantit.

    (Cest pourquoi jai souvent distingu limage des visibilits: ne confondant pas les deux. Plus il y

    a de visibilit, moins il y a dimages.) La saisie consistante, substantielle du visible dralise

    compltement la consistance de linvisible qui est logos, qui est la mise en rapport du sujet et de

    la mobilisation critique dans un rassemblement qui sappelle voir-ensemble. Car nous ne voitrien. Pour revenir sur la tradition politique ( que jappelais gestion du passionnel pour construire

    la vrit politique, la ralit politique) je vous redirais un mot de la pense dAristote. Jai

    remarqu, dans tout ce qui se publie droite et gauche, que la question de lidentification,

    catharsis, spectacle, est souvent utilise propos du problme de violence dans limage, de

    lidentification la violence etc Cette question de catharsis est souvent utilise, dailleurs sans

    avoir lu les textes de lAntiquit, sans se rendre compte de ce que ces textes portaient de

    capital, dans cette histoire de la gestion commune du passionnel pour construire une

    communaut politique. Sur ce mot de catharsis, je donnerai simplement quelques indications :Jai dj signal sentir, cest mettre en rapport , ptir, cest aussi mettre en rapport .

    Aristote voque cette affaire au sujet de la tragdie en disant quelle est une histoire de mort,

    dangoisse, de peur, deffroi. Nous partons de nos gouffres, chaque site subjectif dit je suis un

    gouffre absolument tnbreux, biographique, appel mourir, dans lequel une puissance de

    dsir totalement tnbreuse a lieu . Ce que plus tard, dans un autre vocabulaire, Freud a

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    construit avec lhypothse des pulsions. Ce qui importe, quon aille dAristote Freud, ou que

    lon soit simplement spectateur de thtre ou de cinma, le fait dtre l o a fait peur et o a

    fait jouir, aimer et har, tout cela est une sorte de rserve conomique. Cest une nergie

    quantitative. Nous avons une masse quantitative, une force dnergie qui peut fonctionner aussi

    bien dans lengouffrement psychotique que dans la fascination de la mort. Elle peut fonctionnerdans une gestion biographique multiple, celle de la pathologie ou de la perversion. Je distingue

    les deux car je trouve que la perversion est une vritable construction politique du rapport

    lautre et qui ne se satisfait pas dune simple description musographique. La perversion

    concerne toute personne qui rflchit voir-ensemble. La structure perverse pose vraiment le

    rapport la loi, au rapport lautre, de telle sorte que le pdagogique et le voir-ensemble, le

    faire-voir, le faire-croire, le faire-peur, sont vraiment les instruments politiques privs et

    publiques du pervers, de telle sorte quil nous concerne tous, parce quils ont leur sduction. En

    tous les cas cet univers du pathos, de lprouv, Aristote considre quil nest jamais vcu. Il estune sorte de rserve pulsionnelle dont le destin chez les hommes ne peut tre que le destin

    chez des tres parlants. Donc, Aristote voque dans le thtre la possibilit par le texte et par le

    spectacle de faire partager ensemble cette masse de lprouv, de la peur et de la piti qui nest

    que le retour de la peur sur lautre. Il a abord ce mot catharsis, qui a t malheureusement

    traduit par purgation. Comme si le pathos, comme si lprouv avait une sorte de destin

    excrmentiel tel que lartiste comme le mdecin vous donne une bouillie qui vous permet de

    vous dbarrasser au mieux de la merde tnbreuse qui nous habite : Nous sortirions de la

    tragdie et de tout chef-duvre plus propre, nettoy, lintestin vide. Et cette dramatique visiondes choses a fait rater compltement le contenu du texte aristotlicien qui est : au thtre, la

    communaut se construit dans la mise en rapport du passionnel des sites subjectifs. La

    catharsis ne vient pas du vocabulaire de la purgation mais du vocabulaire scientifique de

    loptique. On appelle catharos leau pure qui permet soit en se regardant de la faire fonctionner

    comme un miroir, soit en y mettant quelque chose de le voir travers un milieu diaphane,

    transparent. Cest de la transparence. Non pas de la transparence au sens o il y aurait une

    dmatrialisation du champ de la passion qui reste dans les corps, mais de la transparence au

    sens dune clarification. Cest--dire de la mise en rapport par la parole de ceux qui partagent lespectacle. Leffet de cette parole est de lcart, car le thtre grec est vraiment le thtre de

    lcart par excellence avec la construction de lespace, les masques, tout est fait prcisment

    pour ne pas faire de lincorporation, mais pour que des masques incarnent limage qui va donner

    la parole aux citoyens et qui va rendre la parole ceux qui risqueraient de la perdre tant notre

    effroi est grand devant la mort et devant lexistence de lautre. Quelque chose se rsout de cet

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    effroi de la mort, quelque chose de supportable sinstaure, quelque chose qui prend sens

    sinstaure par le logos, cest--dire par une parole qui met en rapport. Je crois que ce message

    pathique et tragique de la pense aristotlicienne est un lieu superbe dinspiration pour toute

    personne qui se pose la question des modalits de la construction dun voir-ensemble dans un

    parler ensemble de ce quon voit. Ne pas tre daccord sur ce quon voit, ne pas renoncer construire un rapport, mais se rendre compte que du lieu de laccord dpend une figure de la

    libert puisquil sagit du respect de lcart o se construit un sens. Il ne sagit pas damener

    lautre sur ma position, de lui faire voir ce qui est vu, en lui disant tu nas pas bien vu ; il sagit de

    se mettre daccord sur ce quon na pas vu. Au sens de invisible. Lautre aspect du visible cest

    le retour des spiritualismes monothistes et des fondamentalismes qui font que la

    transcendance a pris galement du grade. Quand je parle dinvisible, je ne parle pas de cela, je

    parle de la vacuit de lobjet, de linconsistance de lobjet. Lui seul permet, par sa troue, par

    son invisibilit, de nous poser la bonne question. Effectivement dans une icne Dieu nest pasvisible, mais sans cette icne, on ne peut pas dbattre du sens quil y a se demander si

    lhypothse de sa visibilit dans linvisibilit a du sens pour nous. Nous ne sommes pas religieux

    ni thologiens. Devant toute image, le problme est de nous mettre daccord sur quelque chose

    qui est invisible. Du visible, nous pourrons sans fin parler et cest ce dont nous devons parler.

    Disputendum.

    Mais laccord ne peut arriver quinvisiblement, cest--dire sur ce lieu que nous a offert la

    gnrosit de la chose montre qui, se retirant dans son inconsistance, laisse vide quelque

    chose que nous avons non pas remplir pour le combler, mais faire vivre. Mais voir

    ensemble, pour vivre ensemble.

    Allez, je marrte l. (Applaudissements)

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    Confrence de M-J Mondzain

    Confrence de Marie-Jos Mondzain

    " Regards en crise " Rencontre cole et cinma de la Rochelle

    Octobre 2002

    En coutant Carole, javais envie de continuer lcouter car je me sens tellement proche de

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    cette faon de penser le rapport lautre et le rapport lobjet que, en un sens, je crois quelle

    pouvait continuer ma placeOn est vraiment sur un terrain commun.

    Je ne sais pas plus quelle, ce quest un chef-duvre. tant alle voir ce quelle faisait dans le

    film que jaime est-il un chef-duvre ? , jai envie de dmarrer sur cette interrogation, qui pose

    la question non seulement de la subjectivit qui aime ? , mais galement la question du chef-

    duvre.

    Carole a dit aussi que jallais partager avec vous lhistoire dun chantier, cest vrai. Depuis des

    annes, je ne produis pas dimages, je les regarde et jessaie de comprendre ce que signifie

    voir . Jai pass une vingtaine dannes dconstituer la nature du visible et de limage et du

    voir dans notre socit occidentale, chrtienne particulirement, je vous en dirai un mot car je

    crois quil est important de savoir comment toute une histoire nous amne, aujourdhui par

    exemple, aborder les problmes que nous abordons.

    Il y a une histoire. Cette histoire ne compte pas simplement les 100 ans du cinma, elle compte

    aussi les 2000 ans dincarnation qui font que, aujourdhui nous disons incarner au

    cinma. Mais depuis quelques annes, aprs ce long temps pass sur des textes de

    philosophes, sur des textes fondateurs des Grecs, des Juifs, et des Chrtiens qui parlaient la

    fois grec et latin pour comprendre ce qutait ce statut de limage, sest peu peu impos moi,

    par la familiarit du thtre et du cinma, par des amitis qui se sont lies, par des

    engagements politiques, que limportant tait darticuler voir voir-ensemble . Quest-ce

    que voir-ensemble ? Cest ce qui donne son sens mon chantier depuis tant dannes. Au

    fond, je pourrais dire comme le philosophe Jean Toussaint Desanti : nous ne voit rien. Je

    vois, tu vois, je ne sais pas ce que tu vois, nous ne voit rien.

    Chacun voit depuis son site, son lieu subjectif. Le sujet en a pris un coup dans la rflexion

    philosophique et psychanalytique de notre sicle, mais nous continuons tout de mme

    fonctionner comme des sites, comme des corps qui voient de l o ils sont, les histoires quils

    ont. Et quoi quon fasse : ce que je vois tu ne le vois pas. Alors que voyons nous ensemble, qui

    nous permette de dire nous allons voir ? Ou de dire : Nous allons faire voir, ou les enfants et

    nous allons voir Allons au cinma o on ne voit rien, etc Je pense galement une

    expression de la philosophie mdivale (sur laquelle je suis longtemps revenue aprs avoir lu

    Hannah Arendt), et que vous connaissez sous la forme dune maxime populaire : de coloribus et

    gustibus non disputenum : des gots et des couleurs, on ne peut pas discuter. Comme si

    effectivement, dans lordre du sensible et de la perception du monde, le sujet tait le lieu dun

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    prouv sans appel et sans dbat, sans discussion et sans rplique, donc la fois la fragilit, la

    solitude et la vigueur dune certitude, dune vidence intrieure.

    En ce qui me concerne, dans ce chantier de mon travail, je dirais que jai quasiment crit sur le

    mur de la pice o je travaille : de coloribus et gustibus disputendum. Sil y a bien quelque

    chose dont il faut dbattre, cest prcisment des gots et des couleurs. Quand 2 et 2 font 4, on

    passe de Newton la thorie de la relativit gnrale, le chemin est fait scientifiquement,

    rationnellement dans des systmes dintelligibilit. On ne va pas la fac de Sciences ou lon ne

    fait pas une agrgation de Mathmatiques pour disputare, cest--dire pour dbattre de la

    question, de la validit dune thorie. On peut effectivement envisager ses limites mais on ne

    dbat pas lintrieur dun systme hypothtique partir dun certain nombre daxiomes, du

    caractre sans rplique quimpose une logique de la non-contradiction, dune binarit exclusive,

    savoir que quand quelque chose est vrai, sa contradictoire est fausse et inversement. On ne

    peut vraiment dbattre que dans un terrain qui est celui de limpossibilit de la vrit, ou pour

    larticuler plus encore, dire que si une vrit est possible, et elle nest que possible, elle est le

    rsultat dune dispute au sens mdival du terme. Cest--dire dun dbat. Un dbat parce que

    ces objets, ces gots et ces couleurs sont vritablement de lordre, de ce que les grecs, avant

    mme de sintresser limage, appelaient la doxa, lopinion. Aprs tout, comment se fait une

    communaut politique ? A lagora, au tribunal parce quon nest pas daccord et que ce nest pas

    celui qui a la vrit qui gagnera, de 2 choses lune, ou cest le plus fort, le plus pervers, le plus

    persuasif, ou bien autre chose, quelque chose de lordre dun nous dbattons, nous dcidons,

    nous pensons, nous jugeons, nous faisons lhypothse que, ce quil y a de meilleur pour nous,

    cest de faire la guerre aux barbares . Dbattre de quelque chose est prcisment loin de

    rpondre un principe de non-contradiction, un systme binaire o une vrit stable opre ;

    on est dans linstable, on est dans lopinatif, dans des rapports de force, de charme, de

    sduction. Mais aussi politiques, savoir : quest-ce qui fait partie du bien commun , quest-ce

    qui est le mieux pour nous. Cest lide du contrat social daprs Rousseau, savoir quil y a une

    faon de penser son intrt personnel de telle sorte quil prenne sa place dans un dispositif de

    partage. Et ce partage, quel est son but ? Cest la construction de la communaut dun sens,

    un moment donn pour une communaut donne, qui se choisit le monde dans lequel elle veut

    bien cohabiter, le monde quelle veut partager. Ltrange est effectivement que dire le film que

    jaime est-il un chef-duvre ? nous secoue : - pourquoi ?

    Jai un souvenir cuisant : quand jtais la fin de ma scolarit, je voulais entrer lcole

    Normale Suprieure, venir Paris, faire khgne, emprunter les rails quil fallait pour entrer dans

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    la gare quil fallait. Jai fait ce quon appelle une classe dhypokhgne. Ctait Alger, lieu de

    guerre lpoque, et dune culture gnrale solide, bourgeoise, et on avait des professeurs qui

    taient excellents, qui venaient de Paris. Je faisais du grec, je ne doutais pas un instant que la

    traduction dHomre et de Platon constituaient mon initiation aux chef-duvres et aux choses

    les plus importantes de ma culture qui me permettraient la fois de faire un jour partie dunelite et dautre part de gagner ma vie. Et voil que ce jeune professeur de grec qui tait face

    nous dans un cours de philologie, je sais plus comment sest arriv a dit ceci : je viens de

    prononcer une phrase des Enfants du paradis, vous connaissez ? Vous ne connaissez pas ?

    Il faut sortir un peu ! Je vous assure quAlger en 1960, ce ntait pas lendroit o lon sortait le

    plus facilement, et dailleurs quand on sortait ce ntait pas tout fait pour voir Les enfants du

    paradis! Et bien, nous dit-il dun air mchant, si vous ne savez pas aujourdhui ce que sont Les

    enfants du paradis, cest mme pas la peine de prsenter le concours de lcole Normale

    Suprieure ! Pour quelquun qui sescrimait sur Shakespeare et Platon, qui se disait quaveca, elle tenait quelque chose de solide, le traumatisme tait grand : Il nous manque lessentiel

    ! Les circonstances ont fait que jai quitt Alger pour entrer en khgne Paris et la premire

    chose que je me suis dite tait : il faut que je voie Les enfants du paradis ! Pour entrer lcole,

    videmment, a manquait mon bagage. Et jai eu un choc : pour le voir, en feuilletant lOfficiel

    des spectacles, je me suis aperue quil fallait que je me rende rue dUlm ! - Ctait la

    Cinmathque. Cest bien dans la mme rue quil y a la Cinmathque et lENS ! La

    Cinmathque et lcole sont prs lune de lautre. Voil une articulation du patrimoine culturel

    de la Science et des valeurs sures que jai failli manquer ! Jai donc pris contact avec les chef-duvres . Les enfants du Paradis sont entrs dans ma tte au mme rythme que Homre et

    Platon comme des must du mme quartier. Et en mme temps, la mobilit de mes propres

    structures ou dautres rencontres ont fait que je nai pas vu que ce film et je me suis mise aller

    beaucoup au cinma. Quelque chose sest mis en branle de telle sorte que je me suis pose

    suffisamment de questions pour engager mon destin philosophique comme spcialiste de

    limage.

    Quest-ce que voir ? Quest-ce que voir ensemble ? La question le film que jaime est-il

    un chef-duvre ? prend sa place dans une affaire patrimoniale et culturelle et jamais on ne

    mavait demand en dbut danne, avant de lire Homre, Racine ou Shakespeare : Regardez

    si vous aimez car si vous naimez pas, on ne ltudiera pas cette anne. Donc il y avait dans la

    phrase de Carole quelque chose qui me touchait infiniment, qui touchait au propre tremblement

    de mon histoire, savoir : Suis-je oblige daimer car a fait partie de quelque chose dont je

    risque de manquer pour faire partie dune communaut institutionnelle ou est-ce que le manque

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    est un tout autre niveau ?

    Et cest bien plus tard, en donnant des cours moi-mme, que je me suis souvent dis que, pour

    faire comprendre Racine ou Platon, limportant ctait de dmarrer leur lecture comme une

    histoire damour. Pas forcment une rotisation du rapport lobjet mais quelque chose qui met

    en rapport, qui branle, qui motionne, qui fait bouger. Le cinma, avec son tymologie grecque

    ne fait que reprendre le vocabulaire du mouvement, cest--dire du motus, de lmotion, du

    dplacement. Dire quil faut dabord aimer pour savoir de quoi il sagit me parat effectivement la

    chose importante. Et la question de lmotion qui se met en branle, cest comme si on disait la

    femme que jaime ou lhomme que jaime est vraiment le plus beau, le plus intelligent, etc

    Cest la construction du regard sur lobjet du dsir et de lamour qui fait - Et qui fait quoi ? -

    non pas que cette personne compltement idiote et vilaine, que jaime, va changer totalement

    de nature, mais que quelque chose se tisse prcisment dans linexistence de lobjet qui est

    beaucoup plus importante.

    Le mot chef-duvre vient du Moyen-Age. Ctait laccomplissement dans la perfection, dun

    ouvrage sur lequel seul le regard des pairs et des experts dcidait quant la qualit et

    lachvement. On nallait pas demander celui qui achetait un tableau ou celui qui sassoirait

    sur un fauteuil ou qui entrerait dans la cathdrale : pensez-vous que ce que jai fait est un chef-

    duvre ? Il y avait un apprentissage, il y avait la virtuosit et la matrise de toutes les

    procdures de production et ctait entre experts et pairs que se passait ce jugement. Ce qui ne

    voulait pas dire que lobjet allait tre forcment le lieu dune commotion ou dune motion maisquil rpondait un certain nombre de requisits qui permettaient de sincorporer, de faire partie

    de la corporation. De faire corps avec, dentrer dans un corps. Mais ce nest pas prcisment la

    question de limage et je vais me retourner vers les Chrtiens qui ont trouv quelque chose

    dimportant : du ct du voir, il ny a pas de corps. Cest une des choses les plus tonnantes que

    la pense chrtienne ait mise lpreuve et disposition de notre pense. Cest de dire que sil

    y a de limage, elle est du ct de lincarnation et non de lincorporation. La question du chef-

    duvre est embtante car elle concerne lincorporation.

    - Je fais un petit tour en arrire, histoire de rafrachir les ides, surtout celles des Chrtiens

    : Quand limage a pris place dans le monde de la pense occidentale, elle la fait sous deux

    rgimes : le rgime de la philosophie et le rgime de la thologie. Dans les deux cas, laffaire

    tait trs mal partie. Du point de vue de la philosophie classique, traditionnelle, le fait dutiliser le

    logos (cest--dire la parole et la pense) et de le mettre au service dune vrit, dune exigence

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    mtaphysique, concernant la stabilit du monde, la substance du monde et le sens visible ou

    invisible, intelligible ou non intelligible de ce qui le dominait, a disqualifi limage. Et on nous le

    rappelle beaucoup dans les textes de Platon. En effet, limage est dans un tremblement toxique,

    un tremblement opiniatif, une instabilit, une probabilit, qui la rend infiniment fragile et caduque

    et qui empche tout pouvoir. Tout pouvoir de la parole et tout pouvoir du despote clair questle philosophe. Il peut dcider du Bien et du Vrai dans la Cit. Donc limage est mal partie. Chez

    Aristote elle prend du grade mais dune faon qui est quand mme fidle la pense solaire et

    au fondement mtaphysique du monde, le propre de la pense grecque. Mais elle prend du

    grade parce quAristote est un physicien, un biologiste, un homme du rel. Il se dit que malgr

    tout, la communaut politique, la Cit, se construit beaucoup plus avec du dbat, de lopinion. Il

    nappelle plus a doxa, mais endoxon : le champ, le site du jugement. Il dit que lopinion nest

    pas simplement la proposition dont je ne suis pas sre mais cest le lieu partag par tous ceux

    qui disent ne penses-tu pas que ? Et donc quelque chose se construit et les deux lieuximportants o il est question de ces objets instables, de ce vraisemblable, de cette semblance,

    sont le thtre, lieu dun spectacle, et la tribune, lagora, lieu de la plaidoirie et du dbat

    politique. Il y a l la saisie de quelque chose o se joue le nous, la communaut qui relve

    infiniment plus, mme chez les Grecs, dun rgime qui ne peut se satisfaire du principe de non-

    contradiction. Je vous rappelle que ce rgime de la non-contradiction, quAristote a t le

    premier poser clairement dans sa logique, sappelle le principe du tiers exclu. - Terrible

    phraseSi vous lentendezScientifiquement, elle est trs apaisante, elle donne une

    consistance logique aux vrits de la Science, comme celles de toutes les propositions quidcoulent dune dduction et malgr tout comme on ne veut pas lentendre entre nous, comme

    quelque chose dune extrme violence. Alors, cette situation me fait dire, pour anticiper sur la

    suite, que les lieux de la vision, sont les lieux de lintrusion, de la construction du tiers. Devant

    une image, devant un spectacle, devant quelque chose quon nous donne voir, la question

    nest pas de dire : Non seulement ce nest pas un chef-duvre, mais cest un navet , ou

    Cest ceci, ce nest donc pas cela : Nous entrons dans un site qui inclut le rseau de chaque

    site subjectif (je vois, tu vois, il voit) mais le nous voyons constitue linclusion du tiers, de

    quelque chose qui attend du dbat ; son poids de sens est fragile, il ne sappuie sur rien, il napas dobjet. Le chef-duvre tait un objet, mais limage est un non-objet. - Un non-objet, au

    sens o elle ne tire pas sa consistance de lensemble des procdures de la virtuosit technique

    des matriaux, fussent-ils virtuels. Elle tire son avance, son offre, dun tissage de renvois de

    signes dun site un autre, sans jamais le combler. Le nous voyons nest pas fusionnel, sans

    quoi nous sommes de nouveau dans lincorporation.

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    Donc, comme je vous lai dit, le monde de lAntiquit se partage entre le philosophique et le

    thologique. Jai dit quelques mots de la disqualification du philosophique, je vous laisse prvoir

    que cette pense grecque est finalement elle-mme agite par le monde quelle a elle-mme

    disqualifie parce que la communaut est grecque et politique et parce quelle sait que dans son

    thtre se joue quelque chose de capital. Sans thtre, la cit grecque seffondre. Sil nexistepas un lieu, un espace dans lequel se partage la communaut passionnelle de la peur, du

    rapport lamour, la mort, la vie, si on ne prvoit pas dans lespace politique le lieu dun

    partage spectaculaire du passionnel, alors la cit court un immense danger Quelque chose de

    la communaut ne peut plus seffectuer ou oprer, mme politiquement, mme sur lagora,

    mme dans les tribunaux, mme dans la famille, mme dans le rapport avec les trangers, si on

    ne rgle pas ensemble un nous, un voir-ensemble. - voir ensemble quoi ? - Aristote a dit du

    passionnel, que lon peut en faire du logos, de la mise en rapport. ( Sachez quand mme que

    logos ne signifie pas uniquement logique, logos veut dire rapport. A/b : cest logos.) Il a dit aussiune chose tonnante : sentir, cest mettre en rapport, composer un rapport. Cest pas du tout

    tre atteint sans distance, une sorte de contact fusionnel avec un monde extrieur. Composer

    du rapport entre ceux qui sont ensemble. Mais pour quil y ait du rapport, il faut que lcart soit

    maintenu. Si de toi moi, cest franchissable, il ny a plus de rapport. Ce qui a amen peut-tre

    Lacan dire cette chose tonnante : il ny a pas de rapports sexuels. Dans lillusion fusionnelle,

    quelque chose de la mise en rapport, de la construction du monde ne peut seffectuer sauf

    phantasmatiquement. Il ny a pas de logos. Je disais aussi quil ny avait pas que les Grecs, il y

    avait aussi les Thologiens. Pour les Thologiens aussi, limage tait trs mal partie. LesPolythistes dpendaient des Politiques grecs, donc je ne reviens pas dans ce monde

    occidental. Par contre, les Monothistes taient des disqualificateurs dimages. Essentiellement

    dans la pense juive dailleurs, mais dans les 3 monothismes, limage, au sens dune

    production visible se trouve disqualifie pour des raisons que dans une brve rencontre comme

    la ntre je ne peux pas reprendre. Certains pensent que cest uniquement pour des raisons de

    refus de lidoltrie, encore faut-il savoir de quoi il sagit Disons, et vous le savez, nous

    partageons au moins cette information ensemble : quil sagisse du monothisme juif ou

    musulman, la question de limage est peu accessible ou disqualifie ou elle est rsolue etrepousse dans un domaine idal, transcendant, mystique, donc dmatrialis, purifi Donc,

    le seul monothisme qui nous intresse maintenant, cest celui qui a rvolutionn la pense

    monothiste au point mme que ce christianisme a du mal rester monothiste et il lui fallut

    malgr tout construire pendant 5 ou 6 sicles une thologie trinitaire pour pouvoir fabriquer de la

    mdiation au cur de son propre monothisme. (Je laisse l aussi de ct, vous me le

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    pardonnerez, les raisons pour lesquelles il y a de limage que parce quil y a de la trinit. Le tiers

    est inclus).

    En tous les cas, voil ces chrtiens qui arrivent et qui, non contents de profiter dune doctrine

    spirituelle de lincarnation, dcident de prendre le pouvoir au nom de cette mme incarnation et

    veulent tablir de la constitution. Les Chrtiens, leur messie compris, nont laiss aucune trace

    crite. Il a fallu nous contenter, pour constituer cet effet du christianisme, des textes qui sont

    crits entre le 1er sicle et le 9me sicle, et dans lesquels sest organise, formule, articule

    une vritable philosophie, doctrine de la possibilit du visible comme non-objet. Cest dune

    grande force, parce que personne ny avait pens : ni les amis de lidoltrie, ni les amoureux de

    la Vrit, du Beau et du Bien et de la mtaphysique, ni les constructeurs du champ opinatif et

    thtral. La doctrine du non-objet, consiste dire que lincarnation, la venue au monde dans le

    champ du visible dune transcendance invisible sous une forme filiale, permet dappeler cette

    apparition visible image. Image du pre. Lincarnation nest quune image au sens tymologique

    du terme. Est-ce que maintenant Dieu est visible ? Oui et non. Et surtout entendez bien oui et

    non. Que va-t-on pouvoir faire avec a ? Icne. Cest--dire semblant.

    Alors il navait que lair dtre l ? - oui et non. - Quand je fais son image, est-il l ? - Non.

    Dans limage ? - Non. - En dehors de limage ? - dune certaine faon. - Mais limage me permet

    de le voir ? - Oui et non. - Mais je vois dans limage ; quest-ce que je vois dans limage ? - Je

    vois la manifestation de son absence. - Son absence est visible ? - Oui. - Elle a laiss une trace

    ? - Oui. Regarde... - Et est-ce que je vois Dieu dans limage ? - Tout dpend de la nature duregard que tu portes sur limage : Si tu es idoltre devant une icne, tu crois tenir Dieu, il est en

    bois, il est l. (et dailleurs tu vas lui demander des services : ta fille est malade, on va

    toucher, on va frotter). Si pour toi, il nest pas l, quil est ct : cest pour a que tu casses

    tout en pensant que cest une idole. Or, si tu casse une idole, cest que tu es idoltre puisque tu

    penses quil est dedans ! - Cest toi qui na pas compris, on na jamais pens quil tait dedans. -

    Alors, vous pensez quil est dehors ? Quil nest pas l ?

    Quel est ton regard ? - Tout dpend de la nature du regard que tu portes sur cet objet.

    Cette rponse extraordinaire renvoie non pas une subjectivit au sens XIXimiste, au sens de

    psychologique, mais disons effectivement plutt quelle renvoie un site, un site subjectif de

    rception dun signe qui se trouve dispos, suffisamment construit et touch par lmotion que

    donne cet objet pour y voir quelque chose qui ny est pas. Quest-ce que cela nous dit ? Lobjet

    nest pas l en tant quobjet, dailleurs la pense chrtienne a eu lide trange, et l aussi coup

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    de gnie, de dire que lincarnation tait kenosis. Kenon en grec veut dire vide (Quand on

    construit un mot avec -sis, cest laction de devenir). Cest donc laction par laquelle on se vide.

    Lincarnation est appele dans les textes thologiques kenos, kenosis. En devenant visible, la

    transcendance, le dieu invisible devenant visible na pas rempli la matire de quelque chose qui

    serait du divin, qui en ferait de laffectif, une idole, mais la vider, lvacuer en a fait une image.Le lieu du regard est le lieu dune vacuation de lobjet. Le lieu qui est le rendez-vous des

    regards, limage, cest un point de rencontre. On construit le champ dune rencontre en

    sassurant que quelque chose y fonctionne de faon suffisamment vide, bante, ouverte que

    cela assure dfinitivement lcart entre ceux qui vont pouvoir dbattre. Limage, cest ce qui

    nous met les uns en cart, qui doit assurer notre rencontre et notre cart. Si elle nest un je, il

    faut un tu et il faut un cart , un mdiateur de lcart qui tisse la fois le lien et linfranchissable,

    de faon ce quune parole se charge de construire du sens dans ce partage dun lieu. Quest-

    ce quon fait ensemble ? Pourquoi sommes-nous l tous ensemble ? Nous ne sommes pas lensemble uniquement parce quun architecte a construit cette pice et des fauteuils. Nous ne

    sommes ensemble dans la visibilit de cette rencontre que dans la mesure o quelque chose

    dinvisible, de totalement invisible se tisse dans la visibilit : si je ntais pas l, il ne passerait

    rien. Il faut quand mme que jassume une certaine consistance de visibilit et que je nai pas

    limpression de parler des absents. Si jtais l toute seule et que la salle tait vide, le trouble

    serait grand. Donc, il faut effectivement que se tisse entre nous, dans tout spectacle, dans toute

    rencontre, la fois la consistance et la possibilit du lieu, linvisibilit de ce qui nous lie, le

    maintien irrductible dun cart qui vous permet dentendre et de ne pas fusionner. Et limage,disent les Chrtiens, cest a. Ce nest pas du solide, cest du semblant, cest le lieu dun oui et

    dun non, dun peut-tre dun choix. Ils appellent cela crisis. t plus le lieu de notre rencontre

    dans la ngation de notre cart, savoir que nous ne voit rien, mais que voir-ensemble suppose

    que quelque chose ne se rduit jamais cet cart. Il faut bien que ce soit le sens dont se charge

    cette chose quon appelle image, qui est du visible : tisser un lien entre les sites qui sentent leur

    cart pour toujours irrductible : Je ne sais pas ce que tu vois et tu ne sais pas ce que je vois

    mais nous sommes tenus ensemble par un visible dont la consistance est construire dans

    notre cart. Le gnie du Christianisme (pas au sens o lentend Chateaubriand), cest davoircompris quune communaut, quelque chose de lordre dune communaut de voir-ensemble, se

    nourrit dune triangulation. Il fau ( Si je vous dis des mots grecs, cest pour que vous sachiez

    quils sont logs dans vos corps et dans vos cerveaux mme en nayant jamais fait de grec)

    : Critique > crisis > crise dhystrie > convulsion > crise de la peinture >crise de limage >crise

    de liconoclaste >un monde en crise > hypocrite ( = sous le masque du juge, tu toffres au

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    jugement) > critique. Critique veut dire sparer, discerner, et ce mot a eu un double destin,

    insparable : Dans le vocabulaire mdical : la crise quand on est malade. Le jugement,

    dlibr, et mme dcid, spar, distingu. Soit tous les mots du tribunal : Crits, cest le juge.

    Cela veut dire que nous qui parlons la fois de crise dhystrie et de critique dart , de

    critique de cinma , ou de crise de la culture , participons ce monde qui hrite dunvocabulaire qui dit : la communaut est dans la convulsion et la dcision, tour tour et

    indissociablement.

    Dans le champ du passionnel, de lmotion, se met en place quelque chose de lordre du

    critique. Un lieu critique, un lieu pour la rflexion, la dlibration, le choix, un lieu qui engage, qui

    fait que le juge va rpondre de son jugement, faire autorit, tre lauteur de sa parole. Carole

    parlait de cet engagement, non pas dune subjectivit seulement psychologique mais de

    lengagement dun sujet dans la construction dun site commun, dun voir-ensemble sur quoi se

    joue un vivre-ensemble. Si les Grecs ont apport tant dattention leur thtre, cest quils ont

    considr que si lon avait pas rsolu le problme dun ptir-ensemble dans un voir-ensemble, le

    vivre-ensemble en prenait un sacr coup. Le despote, le dictateur est prcisment celui qui va

    semparer du monde du spectacle, de la vision et de la construction de ce site. Ce lieu critique

    est le lieu o se joue la libert dun dbat. Toute dictature sempare aussi vite quelle le peut des

    lieux du regard et de la vision, pas uniquement pour imposer son propre rgime dincorporation

    fusionnelle dans un nous qui est la disparition de la distance entre les sujets. Pour anantir la

    puissance de sparation de dbats et de disputes constructifs dun site commun et dun vivre-

    ensemble. Se construit dans certains objets la qualit de libert dans le maintien dun cart : et

    cest l que sont les chef-duvres. Votre prsence ici, et tout le travail des Enfants de cinma

    et des pdagogues, se proccupent de ce qui se tisse dans la reconnaissance progressive,

    fluante, fragile, dun got, dun jugement de got dans lequel se joue la figure mme de la

    libert, parce que il ne peut y avoir de libert dans une communaut que par le jeu des positions

    et des placements. La libert, cest le mouvement. Le cinma comme toute image met en

    mouvement, elle ne communique pas un programme, limage nest pas le lieu dune

    communication scientifique, idologique, catchistique, publicitaire, mme du meilleur genre qui

    soit. Mme le message dmocratique, on na rien en faire. Limage ne peut revendiquer quun

    seul privilge, cest de communiquer un mouvement et ce mouvement est celui qui constitue la

    sparation ncessaire un voir-ensemble o se dbat le choix par la communaut pour

    continuer le voir : Que voulons nous voir ensemble ? Que dcidons nous de voir ensemble ?

    Dans la rflexion dHannah Arendt, qui ne sest pas beaucoup intresse limage, il y a des

    pages magnifiques. Elle explique quun artiste nest concern par rien, pas mme par la vrit, il

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    ne doit rpondre que dune libert. Limage est une offre. Construire le regard sur une image,

    cest analyser la puissance de donation de loffre, cest sa gnrosit. Ce que limage chrtienne

    mettait en place, cest ce que je signalais dans une sorte de rhtorique auvergnate (oui et

    non), cest--dire tre l et pas l, vrai et pas vrai, bien et pas bien, absent et prsent. Cette

    indcidabilit, cette inconsistance de limage, son inconsistance objective en tant quobjet estcapitale pour que du dbat sinstaure. Plus elle est inconsistante, au sens substantiel du terme,

    plus elle est dans la semblance, plus elle ne menace pas de puissance de dralisation du rel.

    Cest son irralit et cest en rpondant de son inconsistance et de son irralit que se

    constituent la consistance et la ralit de ce qui se construit autour delle. Sur son vide. Nous

    pourrions aussi dire dun spectacle ou dune image que nous ne pouvons pas voir ensemble,

    quelle dralise le rel, elle rend inconsistante la construction de la communaut en soffrant

    elle-mme comme des semblants solides. cest la notice ncrologique de limage. Non

    seulement, limage est morte, mais quand une image est morte, la communaut sanantit.(Cest pourquoi jai souvent distingu limage des visibilits: ne confondant pas les deux. Plus il y

    a de visibilit, moins il y a dimages.) La saisie consistante, substantielle du visible dralise

    compltement la consistance de linvisible qui est logos, qui est la mise en rapport du sujet et de

    la mobilisation critique dans un rassemblement qui sappelle voir-ensemble. Car nous ne voit

    rien. Pour revenir sur la tradition politique ( que jappelais gestion du passionnel pour construire

    la vrit politique, la ralit politique) je vous redirais un mot de la pense dAristote. Jai

    remarqu, dans tout ce qui se publie droite et gauche, que la question de lidentification,

    catharsis, spectacle, est souvent utilise propos du problme de violence dans limage, delidentification la violence etc Cette question de catharsis est souvent utilise, dailleurs sans

    avoir lu les textes de lAntiquit, sans se rendre compte de ce que ces textes portaient de

    capital, dans cette histoire de la gestion commune du passionnel pour construire une

    communaut politique. Sur ce mot de catharsis, je donnerai simplement quelques indications :

    Jai dj signal sentir, cest mettre en rapport , ptir, cest aussi mettre en rapport .

    Aristote voque cette affaire au sujet de la tragdie en disant quelle est une histoire de mort,

    dangoisse, de peur, deffroi. Nous partons de nos gouffres, chaque site subjectif dit je suis un

    gouffre absolument tnbreux, biographique, appel mourir, dans lequel une puissance dedsir totalement tnbreuse a lieu . Ce que plus tard, dans un autre vocabulaire, Freud a

    construit avec lhypothse des pulsions. Ce qui importe, quon aille dAristote Freud, ou que

    lon soit simplement spectateur de thtre ou de cinma, le fait dtre l o a fait peur et o a

    fait jouir, aimer et har, tout cela est une sorte de rserve conomique. Cest une nergie

    quantitative. Nous avons une masse quantitative, une force dnergie qui peut fonctionner aussi

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    bien dans lengouffrement psychotique que dans la fascination de la mort. Elle peut fonctionner

    dans une gestion biographique multiple, celle de la pathologie ou de la perversion. Je distingue

    les deux car je trouve que la perversion est une vritable construction politique du rapport

    lautre et qui ne se satisfait pas dune simple description musographique. La perversion

    concerne toute personne qui rflchit voir-ensemble. La structure perverse pose vraiment lerapport la loi, au rapport lautre, de telle sorte que le pdagogique et le voir-ensemble, le

    faire-voir, le faire-croire, le faire-peur, sont vraiment les instruments politiques privs et

    publiques du pervers, de telle sorte quil nous concerne tous, parce quils ont leur sduction. En

    tous les cas cet univers du pathos, de lprouv, Aristote considre quil nest jamais vcu. Il est

    une sorte de rserve pulsionnelle dont le destin chez les hommes ne peut tre que le destin

    chez des tres parlants. Donc, Aristote voque dans le thtre la possibilit par le texte et par le

    spectacle de faire partager ensemble cette masse de lprouv, de la peur et de la piti qui nest

    que le retour de la peur sur lautre. Il a abord ce mot catharsis, qui a t malheureusementtraduit par purgation. Comme si le pathos, comme si lprouv avait une sorte de destin

    excrmentiel tel que lartiste comme le mdecin vous donne une bouillie qui vous permet de

    vous dbarrasser au mieux de la merde tnbreuse qui nous habite : Nous sortirions de la

    tragdie et de tout chef-duvre plus propre, nettoy, lintestin vide. Et cette dramatique vision

    des choses a fait rater compltement le contenu du texte aristotlicien qui est : au thtre, la

    communaut se construit dans la mise en rapport du passionnel des sites subjectifs. La

    catharsis ne vient pas du vocabulaire de la purgation mais du vocabulaire scientifique de

    loptique. On appelle catharos leau pure qui permet soit en se regardant de la faire fonctionnercomme un miroir, soit en y mettant quelque chose de le voir travers un milieu diaphane,

    transparent. Cest de la transparence. Non pas de la transparence au sens o il y aurait une

    dmatrialisation du champ de la passion qui reste dans les corps, mais de la transparence au

    sens dune clarification. Cest--dire de la mise en rapport par la parole de ceux qui partagent le

    spectacle. Leffet de cette parole est de lcart, car le thtre grec est vraiment le thtre de

    lcart par excellence avec la construction de lespace, les masques, tout est fait prcisment

    pour ne pas faire de lincorporation, mais pour que des masques incarnent limage qui va donner

    la parole aux citoyens et qui va rendre la parole ceux qui risqueraient de la perdre tant notreeffroi est grand devant la mort et devant lexistence de lautre. Quelque chose se rsout de cet

    effroi de la mort, quelque chose de supportable sinstaure, quelque chose qui prend sens

    sinstaure par le logos, cest--dire par une parole qui met en rapport. Je crois que ce message

    pathique et tragique de la pense aristotlicienne est un lieu superbe dinspiration pour toute

    personne qui se pose la question des modalits de la construction dun voir-ensemble dans un

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    parler ensemble de ce quon voit. Ne pas tre daccord sur ce quon voit, ne pas renoncer

    construire un rapport, mais se rendre compte que du lieu de laccord dpend une figure de la

    libert puisquil sagit du respect de lcart o se construit un sens. Il ne sagit pas damener

    lautre sur ma position, de lui faire voir ce qui est vu, en lui disant tu nas pas bien vu ; il sagit de

    se mettre daccord sur ce quon na pas vu. Au sens de invisible. Lautre aspect du visible cestle retour des spiritualismes monothistes et des fondamentalismes qui font que la

    transcendance a pris galement du grade. Quand je parle dinvisible, je ne parle pas de cela, je

    parle de la vacuit de lobjet, de linconsistance de lobjet. Lui seul permet, par sa troue, par

    son invisibilit, de nous poser la bonne question. Effectivement dans une icne Dieu nest pas

    visible, mais sans cette icne, on ne peut pas dbattre du sens quil y a se demander si

    lhypothse de sa visibilit dans linvisibilit a du sens pour nous. Nous ne sommes pas religieux

    ni thologiens. Devant toute image, le problme est de nous mettre daccord sur quelque chose

    qui est invisible. Du visible, nous pourrons sans fin parler et cest ce dont nous devons parler.Disputendum.

    Mais laccord ne peut arriver quinvisiblement, cest--dire sur ce lieu que nous a offert la

    gnrosit de la chose montre qui, se retirant dans son inconsistance, laisse vide quelque

    chose que nous avons non pas remplir pour le combler, mais faire vivre. Mais voir

    ensemble, pour vivre ensemble.