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Le roman quel prix ? Thorie et fiction
chez Proust
Alain Schaffner
Une uvre o il y a des thories est comme un objet sur lequel onlaisse la marque du prix1, crit paradoxalement le Narrateur duTemps retrouvau milieu dun long dveloppement thorique.Que signifie donc ce dnigrement des thories la fin dun immense
texte o le discours analytique ne cesse de se mler la fiction, et qui se
clt ou presque par un expos desthtique ? Laffirmation semble un
peu moins surprenante si lon rfre au co-texte immdiat de la phrase :
les thories en question seraient, comme lexplique le Narrateur en une
phrase particulirement tortueuse, celles que la critique avait dvelop-
pes au moment de laffaire Dreyfus et avait reprises pendant la guerre, et
qui tendaient faire sortir lartiste de sa tour divoire, et traiter des
sujets ni frivoles ni sentimentaux, mais peignant de grands mouvements
douvriers et, dfaut de foules, tout le moins non plus dinsignifiants
oisifs (javoue que la peinture de ces inutiles mindiffre assez, disait
Bloch), mais de nobles intellectuels ou des hros2. Le texte se bornerait
donc carter toute approche idologique inspire dun ralisme ca-
ractre social, tout didactisme en matire artistique qui dicterait au roman
des objectifs ; et la disqualification des thories ne sapparenterait en
rien une disqualification de la thorie dans le roman3.
Au manque de dlicatesse que suppose loffrande au lecteur dun
livre dont il saurait exactement combien il a cot lauteur sajoute toutde mme ce sens implicite que la valeur thorique (une fois dissimule,
transpose ou transfigure) fait peut-tre bien le prix dune uvre litt-
raire. Le caractre gnral et dogmatique dune telle affirmation, sous
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son caractre ironique, nous invite donc rechercher la thorie dans le
roman sous ses voiles romanesques (car tout cadeau a un prix) et nous
interroger sur les modalits de son effacement ou de sa persistance. Il ne
sagit videmment pas, dans le cadre aussi restreint, dapprofondir un
ensemble de questions trs complexes qui ont dj nourri de nombreux
ouvrages. En laissant de ct le problme des origines philosophiques
de la thorie explor par Anne Henry dans deux ouvrages marquants4
,nous nous contenterons de nous interroger, partir de la doctrine esth-
tique expose dans Le Temps retrouv, sur le rapport quentretient dans
le roman, le discours narratif avec le discours doctrinal caractre spcu-
latif. Nous nous demanderons ici, lexemple de Vincent Descombes,
sil ne faut pas tenir le roman pour un claircissement, et non pour une
simple transposition de lessai5.
Le roman ou lessai ?
On trouve dans Le Temps retrouvun passage denviron soixante
pages, intitul lAdoration perptuelle dont notre phrase initiale est
extraite qui, la faveur dune dernire exprience de rminiscence, livre
au lecteur, en un bloc thorique compact, un vritable art potique. Aprs
les erreurs et les errements du personnage, le Narrateur semble
finalement nous livrer le dernier mot de son esthtique, dont tous les
voiles viennent de tomber. Or, ce dernier mot thorique de luvre est
aussi, quelques nuances prs, le premier. Le Temps retrouv, on le
sait, est un roman inachev, compos pour lessentiel avant la guerre,
une poque o lhsitation sur le genre littraire quil allait adopter usait
encore bien du souci au futur romancier. Aprs stre demand dans
Jean Santeuil : Puis-je appeler ce livre un roman ?, lauteur du Contre
Sainte-Beuve sinterroge encore : Faut-il faire un roman ? Suis-je
romancier ?6 Dans un projet de prface ce dernier ouvrage, qui date de1909, lon trouve dj presque toutes les ides qui vont former larmature
du dnouement thorique du Temps retrouv : le rle second de
lintelligence, auxiliaire de la sensibilit (Chaque jour, jattache moins de
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prix lintelligence7), la rsurrection potique du pass par la
rminiscence, le rle fondamental de la subjectivit chez lartiste pour qui
lchelle de valeurs ne peut tre trouve quen lui-mme8. La conclusion
de ce texte revient sur deux points importants : le lien entre subjectivit et
le style (le rythme de la phrase, la musique intrieure) et la critique de la
littrature ides gnrales sans originalit stylistique par exemple le
Jean-Christophede Romain Rolland9
. Entre le trait thorique (il sagit dedmonter, arguments lappui, la mthode de critique biogntique que
prconise Sainte-Beuve) et laimable conversation avec sa mre dun
jeune homme qui vient de publier un article dans Le Figaro, lauteur du
Contre Sainte-Beuvene cesse de balancer. Il dcrit ainsi Georges de
Lauris les deux projets incompatibles quil a labors : lun est un article
de forme classique, lessai de Taine en moins bien. Lautre dbuterait par
le rcit dune matine, maman viendrait prs de mon lit, et je lui raconterais
larticle que je veux faire sur Sainte-Beuve et je le lui dvelopperais. Quest-
ce que vous trouvez le mieux ?10. Le choix de la deuxime solution amorce
le retour de Proust vers une criture plus narrative qui, seule, permettra la
transformation de lessai inachev en un vritable roman.
Pourtant, les problmes ne sont presque jamais poss par Proust en
termes de technique romanesque ; il ne sagit la plupart du temps dans le
texte que duvre11 ou de livre12. La phrase si souvent cite du Temps
retrouv : La vraie vie, la vie enfin dcouverte et claircie, la seule vie par
consquent pleinement vcue, cest la littrature13 se trouve situe au
milieu dun dveloppement sur lart en gnral, o le roman est loin
doccuper la premire place. Inscrite dans le cadre dune rflexion sur le
ralisme en littrature, elle se voit place pour finir entre remarque suscite
par une pense de La Bruyre et des considrations sur Vermeer et
Rembrandt cest--dire au cur de la thorisation finale des relations
entre lart et la vie. La dclaration f inale sur la littrature apparat donc non
seulement quelque peu restrictive il est manifeste, dans le reste dupropos, que les autres formes dart mriteraient tout autant quelle de se
voir glorifies mais en plus, elle ne caractrise en rien sa partie
spcifiquement romanesque. Parmi les textes que le narrateur cite comme
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ses modles, mergent surtout les Mmoires de Saint-Simon et Les Mille
et une nuitsqui ne sont pas des romans. Le texte pastich dans Le Temps
retrouv est bien le Journal des Goncourt et non Germinie Lacerteux
(sans doute parce que le genre du journal intime permet mieux de mesurer
lcart entre la ralit et sa reprsentation prtendument fidle). Il est
beaucoup plus rarement question dans la Recherche, de Balzac, de
Flaubert ou de Dostoevski en tant que romanciers14
La volontdclaircir la vie (ce quon a prouv () on ne sait pas ce que cest tant
quon ne la pas approch de lintelligence15) qui est dcrite dans ce
vaste passage semble ainsi une tche plus philosophique que littraire
proprement parler et ne semble pas avoir de lien direct de ncessit avec
la constitution dun monde romanesque comportant une intrigue, des
personnages, une action.
Thorie de la mmoire et rcit
Si lesthtique qui est expose dans Le Temps retrouvest davantage
une thorie de lart quune thorie du roman, peut-tre faut-il changer
lgrement de point de vue et chercher dans la conception du temps sur
laquelle repose les fondements de lorganisation narrative du texte. La
thorie proustienne de la mmoire tablit en effet une opposition claire
entre la mmoire volontaire (lintelligence du souvenir) et la rminiscence,
qui donne accs au pass par lintermdiaire dune sensation oublie et
soudain retrouve. La mmoire volontaire se situe donc, selon le Narra-
teur, du ct de la rduction de lexprience en catgories abstraites (cest-
-dire dune possible thorisation) tandis que la mmoire involontaire,
associe la sensibilit et la subjectivit du sujet percevant, ouvrirait la
voie dautres formes dexpression : le rcit par exemple. Aprs la rvla-
tion survenue dans la bibliothque du prince de Guermantes, la question
se pose donc du rapport entre la mmoire et lcriture romanesque. Or cerapport est moins simple que la stratgie proustienne dargumentation
ne le laisserait supposer.
Les moments de la rminiscence ne suffisent pas, en effet, fournir
eux seuls la matire premire de luvre littraire. Leur discontinuit, leur
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caractre dexprience limite, de moment dextase potique ou religieuse
hors du temps ne leur ouvre pas la possibil it de former la trame
dune continuit narrative : cette contemplation, quoique dternit, tait
fugitive16. Il suffit de relire lpisode de la madeleine pour sapercevoir
que la rsurrection du temps qui sy produit se caractrise la fois par sa
soudainet, son caractre panoramique et son inscription hors de tout ce
qui fait justement le romanesque. Les moments de rminiscencesemblent souvent plus proches de lextase potique que de la dynamique
du roman ; or, un crivain (on attendrait un romancier) nest pas un pote17.
Le temps retrouv, ce nest pas vraiment le pass, cest lessence du
pass : un peu de temps ltat pur18. Le Narrateur, sous linfluence de
la rminiscence, est donc encore bien loin du romancier (comment faire
un roman avec des fragments dexistence soustraits au temps19 alors
que le roman suppose justement linscription dans le temps, fondement
dune certaine continuit narrative ?). Cest lcueil (entre autres) auquel
se heurte Jean Santeuil, mais auquel chappe le Contre Sainte-Beuveo
la dynamique argumentative de lessai prend trs souvent le relais des
passages narratifs. Comme le remarque fort justement Maurice Blanchot :
Alors que Jean Santeuil, pour nous donner le sentiment que la vie
est faite dheures spares, sen est tenu une conception
morcele o le vide nest pas figur, mais reste vide au contraire,
la Recherche, uvre massive, ininterrompue, a russi ajouter
aux points toils le vide comme plnitude et faire, cette fois,
merveilleusement scintiller les toiles, parce que ne leur manque
plus limmensit vide de lespace20.
Le texte du Temps retrouvne dit pas vraiment en quoi peut bien consister
cette plnitude du vide. Le travail de lintelligence, occup claircir les
impressions sensibles, entoure bien sr les rminiscences et mme
ces impressions obscures21 qui, de manire analogue aux rminiscen-
ces, permettent de dgager des vrits nouvelles.Je sentais pourtant que ces vrits que lintelligence dgage
directement de la ralit ne sont pas ddaigner entirement, car
elles pourraient enchsser dune manire moins pure mais encore
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pntre desprit, ces impressions que nous apporte hors du
temps lessence commune aux sensations du pass et du prsent
mais qui, plus prcieuses, sont aussi trop rares pour que luvre
dart puisse tre compose seulement avec elles22.
Lintelligence analytique sexerce donc la plupart du temps dans le roman
indpendamment de toute rfrence la mmoire pour dgager par exem-
ple les lois intemporelles de la psychologie humaine. Cest la raison pourlaquelle Gilles Deleuze peut crire que lessentiel de la Recherchenest
pas dans la madeleine ou les pavs23 ; et la ncessit qui relie laccom-
plissement thorique et le droulement narratif sobscurcit nouveau.
Peut-on lgitimement considrer laRecherche comme une sorte de
grande fable dont la moralit retrouverait la fin ? Mais nous venons de
voir que, si fable il y a, la moralit nen tire peut-tre pas toute la leon.
Dautre part, le discours analytique sy mle constamment au narratif
proprement dit : les tres particuliers nous font connatre des vrits
gnrales24 et le rcit, de ce point de vue, apparat la fois comme lillus-
tration et lorigine des thories psychologiques quil contribue rvler.
Mais ces thories ne semblent pas entretenir de relation directe avec la
grande dissertation esthtique du Temps retrouv, o le rle de la m-
moire apparat central. Nous sommes renvoys une nouvelle fois la
question : quel rapport existe-t-il entre les parties les plus narratives de la
Recherche (celles qui sont les plus proches de la tradition littraire, les
pisodes mondains, par exemple) et la conception proustienne du temps ?
La rponse explicite fournie par le roman est presque uniquement
stylistique : les anneaux ncessaires dun beau style25 permettent de
faire de la mtaphore au sens large, lanalogon stylistique du phno-
mne de la rminiscence. Sans doute pourrait-on aussi, sans pousser
trs loin lanalyse, considrer que les mandres de la phrase prous-
tienne refltent tout le travail dclaircissement et de dchiffrement des
signes que la thorie suppose26. Mais, pour en revenir la mtaphore,force est de constater que son expansion en un rcit ne peut se produire
que par un moyen que la thorie du Narrateur nvoque pas directement
et que Grard Genette baptise la contagion mtonymique27 :
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Sans mtaphore, dit ( peu prs) Proust, pas de vritables
souvenirs ; nous ajoutons pour lui (et pour tous) : sans mtonymie,
pas denchanement de souvenirs, pas dhistoire, pas de roman.
Car cest la mtaphore qui retrouve le temps perdu, mais cest la
mtonymie qui le ranime et le met en marche28.
Pierre Campion reprend et dveloppe cette ide dans un livre rcent
en faisant de la mtaphore et de la mtonymie non plus seulement desfigures de style, mais des figures de construction du rcit :
La notion de mtaphore comme figure de slection permet de
montrer que ce travail darchitecture consiste se faire
correspondre, de loin, les parties dun tout (). Au contraire, du
point de vue de la mtonymie, lordre du rcit consiste en une
succession de squences narratives dont les rapports, de lordre
de la combinaison, reposent sur des relations rfrentielles de
contigut telles que ces relations se fondent dans lespace unifi
du je et dans la conception quil en a29.
Ainsi, par exemple, les diffrentes apparitions dOdette, de la dame en
rose Miss Sacripant, et au finale du Temps retrouv constituent une
sorte de paradigme permettant aux phnomnes mtaphoriques de subs-
titution de jouer. Relvent en revanche de la construction mtonymique,
entre autres, la structure densemble du roman qui est fonde sur la
combinaison des deux cts opposs et pourtant contigus, et leur ru-
nion finale. Or, ces deux cts ont pour particularit dunir le plus intime
(Combray vu partir de la maison du Narrateur) et tout un monde de
personnages (la riche bourgeoisie et laristocratie du Faubourg saint-
Germain), cest--dire quils peuvent apparatre comme le produit de la
scission du Je, figure dominante et organisatrice du rcit.
Le je comme forme unificatrice
Et je compris que tous ces matriaux de luvre littraire, ctait ma
vie passe30, lit-on dans lAdoration perptuelle. Cette dcouverte du
Narrateur proustien a deux facettes : la matire premire du roman lui
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apparat comme dj donne ; dautre part, la rgie doit en tre confie
un Je tout puissant, puisque la subjectivit est le seul fondement de la
mtaphore (dans le domaine du souvenir) et de la mtonymie (les pro-
cessus de contigut renvoient au Je). Le risque de lentreprise est bien
sr celui dune confusion avec lautobiographie : Je vois des lecteurs
simaginer que jcris, en me fiant darbitraires et fortuites associations
dides, lhistoire de ma vie31
, crit Proust Paul Souday en 1920.On na pas assez prt attention suffisante ce point essentiel :
lge o se manifeste la vocation du Narrateur, le surgissement
ahurissant de cette vocation, sa relation avec le rcit qui la prcd,
lnorme dissertation qui laccompagne. Si Proust se dfinit par sa
condition dcrivain, sa carrire est tellement diffrente que toute
assimilation possible disparat : le vrai Proust, lanc dans le
journalisme ds le lyce, assoiff de savoir thorique, crivant dans
la fivre () cet homme-l na aucun lien de parent avec ce
personnage fictif, son Narrateur, qui ne travaille jamais, dialogue avec
des aubpines ou des poiriers en fleurs et attend, rsign et inactif
jusquau seuil de la vieillesse, de pouvoir crire parce quil a compris
le sens de la vie, un sens qui peut seul saccomplir par lart32.
Anne Henry souligne ici combien le Je proustien est une conqute cons-
truite depuis le il de Jean Santeuil. La sensibilit (claire par lintelli-
gence) venant suppler limagination33aboutit la cration dune uvre
finalement tout aussi loigne, dans lordre de la fiction, de son auteur
rel. Dans son tude dj cite, Pierre Campion cite une lettre de Proust
Henri de Rgnier, dans laquelle lcrivain explique que dans son livre,
le Je est une pure formule34. Il montre ensuite que ce mot de sparation
devient dans luvre celui de la rappropriation du monde, quil est la
forme abstraite et imaginaire dun moi biographique depuis longtemps
dpass par Proust35 et que la fiction met ainsi en uvre une sorte dcla-
tement du moi. La gographie romanesque, le temps bien sr et lesdiffrentes instances narratives se structurent autour du Je dans lequel
Pierre Campion distingue lego memorans (celui qui se souvient), lego
loquens(celui qui parle) et legoscribens (lcrivain).
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Sans doute le Narrateur de la Rechercheconfond-il, comme le remar-
que Vincent Descombes, la subjectivit et le point de vue, ce qui rend
quelque peu aportique la thorie quil dveloppe dans Le Temps re-
trouv. Mais force est de constater que sur le plan narratif, cette confusion
se rvle extrmement fructueuse. lintrieur de la fiction, la pertinence
de la distinction tend seffacer et la prdominance de la vision du Je
peut ainsi simposer comme forme unificatrice du roman.
La narrativisation de la thorie et les effets du
diffrement
Le roman ne cesse en fait de poser lui-mme une certaine forme
dinfriorit de la thorie de lart par rapport lart ralis : Cest comme
en morale : la prtention ne peut tre rpute pour le fait. Au fond, toute ma
philosophie revient, comme toute philosophie vraie, justifier, recons-
truire ce qui est36, lit-on dans la conclusion du Contre Sainte-Beuve.
On remarquera aussi que la prface de cet ouvrage nest pas seule-
ment un texte thorique. Elle est dj trs charge dvnements carac-
tre narratif : lpisode de la biscotte (future madeleine), les pavs de
Saint-Marc, les rveils, lindicateur des chemins de fer, etc. Les rminis-
cences tiennent bien sr dun ct la thorie, par linterprtation qui sera
donne de la sensation dont elles rsultent, mais de lautre, elles sont
avant tout un foyer de narration (le voyage Venise sera racont dans
Albertine disparue, lindicateur des chemins de fer annonce la posie
des Noms de lieux et le petit train de La Raspelire). De ce point de vue,
il semble que Gilles Deleuze na pas compltement raison lorsquil con-
sidre que lessentiel de la Recherche nest pas dans la madeleine et
dans les pavs. On pourrait dire plutt que cet essentiel de la Recherche
est entre la madeleine et les pavs, cest--dire dans le processus dex-
pansion narrative qui spare la madeleine et les pavs que la prface auContre Sainte-Beuverassemblait. Il faut y ajouter la disjonction du phno-
mne de la rminiscence et de son explication complte. Ce nest que
dans Le Temps retrouv, aprs avoir lu la totalit du roman, que le lecteur
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comprend la raison de la joie inoue du personnage, soudainement plac
hors du temps, et entrevoit les liens de cette exprience avec la cration
artistique. Il y a l un effet de rvlation diffre, de suspens qui est de
lordre de la stratgie narrative et qui se manifeste galement dans la
prsentation clipses des personnages. On pourrait parler chez Proust
de personnages apparaissants (comme on parle de personnages
reparaissants chez Balzac). Ainsi Charlus, apparu sans mme tre nommaux cts de la mre de Gilberte dans Du Ct de chez Swann, voit-il son
comportement nigmatique expliqu par son inversion, surprise lors de
la fameuse scne initiale de Sodome et Gomorrheet finit son parcours en
vieillard chenu et grillard dans Le Temps retrouv.
Cest finalement (le titre lindique bien) que la recherche de la vrit
apparat dans le texte plus importante que la vrit elle-mme. Pas plus
que lart, la vrit ne peut tre communique directement, elle doit tre le
rsultat dun long parcours que chacun doit refaire son tour : le person-
nage, le crateur, mais aussi le lecteur. Elstir explique au Narrateur dans
lOmbre des jeunes filles en fleursquaucun artiste ne peut se borner
suivre le chemin de ceux qui lont prcd. Comme dans le savoir sot-
rique des alchimistes, cest la recherche qui prime sur le rsultat detoute faon incommunicable, ou insuffisant en tant que tel. Cest sans
doute la raison pour laquelle la thorie de luvre dart, assume par
lcrivain dans le Contre Sainte-Beuve, devient pense du Narrateur, dans
le cadre dune exprience fictive de rminiscence dans le temps retrouv.
La reprise dune structure narrative de roman dducation sexplique ainsi,
revalide par la ncessit philosophique du dchiffrage progressif des
diffrents ordres de signes tels que les dfinit Gilles Deleuze. Le pros-
pectif sajoute ainsi au rtrospectif, crant ainsi cet effet de futur dans le
pass quanalyse Paul Ricur dans Temps et rcit.
Dailleurs Le Temps retrouvne sachve pas sur lAdoration perp-
tuelle, ce qui signifierait que le dernier mot de luvre est dcidmentthorique, mais sur le Bal de ttes, vaste inventaire des personnages
de la fiction, suivi dune vocation du livre venir que le Narrateur a com-
menc rdiger. Il ny a pas plus de raisons den rester linterprtation
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traditionnelle, o luvre venir est considre comme le miroir du livre
que nous venons de lire auquel cas, le lecteur est invit une relecture
en boucle que de le considrer comme lidal littraire, pas forcment
dans le texte, la fois du personnage et de lauteur du Contre Sainte-
Beuve. La conclusion de luvre ayant pour lessentiel t crite avant sa
prodigieuse expansion interne, il nest peut-tre pas tonnant quelle ne
renvoie pas directement une esthtique que sa narrativisation a consi-drablement fait voluer. En ses derniers avatars, la thorie de luvre
dart formule dans Le Temps retrouvconduit donc au primat de la cra-
tion (linvitation au lecteur lire en lui-mme partit du libre, instrument
doptique, et dj une invitation crer). La thorie, outre la relation quelle
entretient avec le substrat narratif, est donc elle aussi en mouvement
puisquelle postule la supriorit de la mise en uvre sur ses propres
propositions, qui nen sont quun des aspects.
La complexit des relations entre la thorie et la fiction dans le roman
proustien doit peut-tre finalement tre inscrite dans une rflexion plus
gnrale sur les processus de continuit et de discontinuit dans la Re-
cherche. Cest justement parce quelle ne suffit pas tout expliquer que la
thorie est le foyer dune expansion narrative indfinie. La rvlation finale
du Temps retrouv, place sous le signe du hasard, nest aucunement
laboutissement du processus dapprentissage des signes. Paul Ricur,
dcrivant le roman comme une vaste ellipse, montre bien quune illumi-
nation spare la recherche de la visitation qui transforme rtrospective-
ment tout le rcit en lhistoire invisible dune vocation37. Pourquoi ne pas
ds lors appliquer la notion de discontinuit qui caractrise le moi des
personnages au Narrateur lui-mme, foyer de continuit dans le texte,
mais dont la transformation finale est de lordre de la mtamorphose ?
Ainsi la thorie de luvre dart se voit-elle, pour finir, assimile par le
monde fictif dont elle est non laborieusement mais lorigine, et qui lui
confre tout son prix en lrigeant au rang de rvlation.Alain Schaffner
Universit de Picardie Jules Verne
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Notes
1 Marcel Proust, Le Temps retrouv(dsormais TR) in la Recherche du temps perdu, IV,Gallimard, Bibliothque de la Pliade, 1989, p. 461.
2 TR, IV, 460.
3 Il faut remarquer ici que la rflexion sur la place des thories dans luvre littrairedbouche aussitt sur une proccupation fondamentale pour le romancier : celle du sujet.Dans linsignifiant oisif occup de sujets frivoles et sentimentaux que dnigre Bloch, on
aura bien videmment reconnu une figure dforme du Narrateur de la Recherche.4 Anne Henry, Marcel Proust, Thories pour une esthtique , Klincksieck, 1983 ; Proustromancier, le tombeau gyptien, Flammarion, 1983.
5 Vincent Descombes, Proust, philosophie du roman, Minuit, 1987, p. 15.
6 Phrases cites par Jean-Yves Tadi, Proust et le roman, Gallimard, Tel, 1986, p. 17.
7 Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve (dsormais CSB), Gallimard, Folio essais, 1993,p. 43.
8 Ibid., p. 48.
9 Voir aussi la critique de Romain Rolland in TR, esquisse XXIX, p. 843-845.
10 Lettre de novembre 1908 cite par Bernard de Fallois dans la prface ContreSainte-Beuve(CSB, p. 14).
11 TR, p. 618, par exemple.
12 TR, p. 609.
13 TR, p. 474.
14 Ce nest que dans La Prisonnire, dernier ouvrage corrig par Proust juste avant sa mort,que lon trouve quelques pages consacres lart du romancier Dostoevski. Il sagit dune
conversation entre Albertine et le Narrateur qui manifeste ses talents connus de critiquelittraire ( la Recherche du temps perdu, III, p. 879-882).
15 TR, p. 475.
16 TR, p. 454.
17 CSB, p. 49.
18 TR, p. 451.
19 TR, p. 454.
20 Maurice Blanchot, Le Livre venir, Gallimard, Ides, 1959, p. 36.
21 TR, p. 456.
22 TR, p. 477.
23 Gilles Deleuze, Proust et les signes, PUF, 1983, p. 9.
24 TR, Esquisse XXXVIII, p. 865.25 TR, p. 468.
26 Les travaux de Lo Spitzer (tudes de style) et de Jean Milly (La Phrase de Proust)montrent limportance, par exemple, des auto-corrections et de tous les effets deretardement dans la phrase proustienne.
27 Grard Genette, Mtonymie chez Proust, Figures III, Seuil, 1972, p. 56.28 Ibid., p. 63.
29 Pierre Campion, Linvention du je proustien, La Littrature la recherche de la vrit,Seuil, coll. Potique, 1996, p. 82-83.
30 TR, p. 478.
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31 Marcel Proust, Correspondance gnrale, III, Paris, Plon, p. 69. Cit par A. Henry, Proustromancier, op. cit., p. 24.
32 A. Henry, Proust romancier, op. cit.,p. 25.
33 Il nest pas certain que, pour crer une uvre littraire, limagination et la sensibilit nesoient pas des qualits interchangeables et que la seconde ne puisse pas sans grandinconvnient tre substitue la premire, comme des gens dont lestomac est incapablede digrer chargent de cette fonction leur intestin (TR, p. 479).
34 P. Campion, Linvention du je proustien, op. cit., p. 51.
35 Ibid., p. 59.
36 CSB, p. 303.37 Paul Ricur, Temps et rcit, 2, La configuration dans le rcit de fiction , Seuil, coll. Points,
1991, p. 248.
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