marcel proust-théorie et fiction chez proust

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  • 5/28/2018 Marcel Proust-Thorie et fiction chez Proust

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    L e r o m a n q u e l p r i x ? T h o r i e e t f i c t i o n c h e z P r o u s t

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    Le roman quel prix ? Thorie et fiction

    chez Proust

    Alain Schaffner

    Une uvre o il y a des thories est comme un objet sur lequel onlaisse la marque du prix1, crit paradoxalement le Narrateur duTemps retrouvau milieu dun long dveloppement thorique.Que signifie donc ce dnigrement des thories la fin dun immense

    texte o le discours analytique ne cesse de se mler la fiction, et qui se

    clt ou presque par un expos desthtique ? Laffirmation semble un

    peu moins surprenante si lon rfre au co-texte immdiat de la phrase :

    les thories en question seraient, comme lexplique le Narrateur en une

    phrase particulirement tortueuse, celles que la critique avait dvelop-

    pes au moment de laffaire Dreyfus et avait reprises pendant la guerre, et

    qui tendaient faire sortir lartiste de sa tour divoire, et traiter des

    sujets ni frivoles ni sentimentaux, mais peignant de grands mouvements

    douvriers et, dfaut de foules, tout le moins non plus dinsignifiants

    oisifs (javoue que la peinture de ces inutiles mindiffre assez, disait

    Bloch), mais de nobles intellectuels ou des hros2. Le texte se bornerait

    donc carter toute approche idologique inspire dun ralisme ca-

    ractre social, tout didactisme en matire artistique qui dicterait au roman

    des objectifs ; et la disqualification des thories ne sapparenterait en

    rien une disqualification de la thorie dans le roman3.

    Au manque de dlicatesse que suppose loffrande au lecteur dun

    livre dont il saurait exactement combien il a cot lauteur sajoute toutde mme ce sens implicite que la valeur thorique (une fois dissimule,

    transpose ou transfigure) fait peut-tre bien le prix dune uvre litt-

    raire. Le caractre gnral et dogmatique dune telle affirmation, sous

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    son caractre ironique, nous invite donc rechercher la thorie dans le

    roman sous ses voiles romanesques (car tout cadeau a un prix) et nous

    interroger sur les modalits de son effacement ou de sa persistance. Il ne

    sagit videmment pas, dans le cadre aussi restreint, dapprofondir un

    ensemble de questions trs complexes qui ont dj nourri de nombreux

    ouvrages. En laissant de ct le problme des origines philosophiques

    de la thorie explor par Anne Henry dans deux ouvrages marquants4

    ,nous nous contenterons de nous interroger, partir de la doctrine esth-

    tique expose dans Le Temps retrouv, sur le rapport quentretient dans

    le roman, le discours narratif avec le discours doctrinal caractre spcu-

    latif. Nous nous demanderons ici, lexemple de Vincent Descombes,

    sil ne faut pas tenir le roman pour un claircissement, et non pour une

    simple transposition de lessai5.

    Le roman ou lessai ?

    On trouve dans Le Temps retrouvun passage denviron soixante

    pages, intitul lAdoration perptuelle dont notre phrase initiale est

    extraite qui, la faveur dune dernire exprience de rminiscence, livre

    au lecteur, en un bloc thorique compact, un vritable art potique. Aprs

    les erreurs et les errements du personnage, le Narrateur semble

    finalement nous livrer le dernier mot de son esthtique, dont tous les

    voiles viennent de tomber. Or, ce dernier mot thorique de luvre est

    aussi, quelques nuances prs, le premier. Le Temps retrouv, on le

    sait, est un roman inachev, compos pour lessentiel avant la guerre,

    une poque o lhsitation sur le genre littraire quil allait adopter usait

    encore bien du souci au futur romancier. Aprs stre demand dans

    Jean Santeuil : Puis-je appeler ce livre un roman ?, lauteur du Contre

    Sainte-Beuve sinterroge encore : Faut-il faire un roman ? Suis-je

    romancier ?6 Dans un projet de prface ce dernier ouvrage, qui date de1909, lon trouve dj presque toutes les ides qui vont former larmature

    du dnouement thorique du Temps retrouv : le rle second de

    lintelligence, auxiliaire de la sensibilit (Chaque jour, jattache moins de

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    prix lintelligence7), la rsurrection potique du pass par la

    rminiscence, le rle fondamental de la subjectivit chez lartiste pour qui

    lchelle de valeurs ne peut tre trouve quen lui-mme8. La conclusion

    de ce texte revient sur deux points importants : le lien entre subjectivit et

    le style (le rythme de la phrase, la musique intrieure) et la critique de la

    littrature ides gnrales sans originalit stylistique par exemple le

    Jean-Christophede Romain Rolland9

    . Entre le trait thorique (il sagit dedmonter, arguments lappui, la mthode de critique biogntique que

    prconise Sainte-Beuve) et laimable conversation avec sa mre dun

    jeune homme qui vient de publier un article dans Le Figaro, lauteur du

    Contre Sainte-Beuvene cesse de balancer. Il dcrit ainsi Georges de

    Lauris les deux projets incompatibles quil a labors : lun est un article

    de forme classique, lessai de Taine en moins bien. Lautre dbuterait par

    le rcit dune matine, maman viendrait prs de mon lit, et je lui raconterais

    larticle que je veux faire sur Sainte-Beuve et je le lui dvelopperais. Quest-

    ce que vous trouvez le mieux ?10. Le choix de la deuxime solution amorce

    le retour de Proust vers une criture plus narrative qui, seule, permettra la

    transformation de lessai inachev en un vritable roman.

    Pourtant, les problmes ne sont presque jamais poss par Proust en

    termes de technique romanesque ; il ne sagit la plupart du temps dans le

    texte que duvre11 ou de livre12. La phrase si souvent cite du Temps

    retrouv : La vraie vie, la vie enfin dcouverte et claircie, la seule vie par

    consquent pleinement vcue, cest la littrature13 se trouve situe au

    milieu dun dveloppement sur lart en gnral, o le roman est loin

    doccuper la premire place. Inscrite dans le cadre dune rflexion sur le

    ralisme en littrature, elle se voit place pour finir entre remarque suscite

    par une pense de La Bruyre et des considrations sur Vermeer et

    Rembrandt cest--dire au cur de la thorisation finale des relations

    entre lart et la vie. La dclaration f inale sur la littrature apparat donc non

    seulement quelque peu restrictive il est manifeste, dans le reste dupropos, que les autres formes dart mriteraient tout autant quelle de se

    voir glorifies mais en plus, elle ne caractrise en rien sa partie

    spcifiquement romanesque. Parmi les textes que le narrateur cite comme

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    ses modles, mergent surtout les Mmoires de Saint-Simon et Les Mille

    et une nuitsqui ne sont pas des romans. Le texte pastich dans Le Temps

    retrouv est bien le Journal des Goncourt et non Germinie Lacerteux

    (sans doute parce que le genre du journal intime permet mieux de mesurer

    lcart entre la ralit et sa reprsentation prtendument fidle). Il est

    beaucoup plus rarement question dans la Recherche, de Balzac, de

    Flaubert ou de Dostoevski en tant que romanciers14

    La volontdclaircir la vie (ce quon a prouv () on ne sait pas ce que cest tant

    quon ne la pas approch de lintelligence15) qui est dcrite dans ce

    vaste passage semble ainsi une tche plus philosophique que littraire

    proprement parler et ne semble pas avoir de lien direct de ncessit avec

    la constitution dun monde romanesque comportant une intrigue, des

    personnages, une action.

    Thorie de la mmoire et rcit

    Si lesthtique qui est expose dans Le Temps retrouvest davantage

    une thorie de lart quune thorie du roman, peut-tre faut-il changer

    lgrement de point de vue et chercher dans la conception du temps sur

    laquelle repose les fondements de lorganisation narrative du texte. La

    thorie proustienne de la mmoire tablit en effet une opposition claire

    entre la mmoire volontaire (lintelligence du souvenir) et la rminiscence,

    qui donne accs au pass par lintermdiaire dune sensation oublie et

    soudain retrouve. La mmoire volontaire se situe donc, selon le Narra-

    teur, du ct de la rduction de lexprience en catgories abstraites (cest-

    -dire dune possible thorisation) tandis que la mmoire involontaire,

    associe la sensibilit et la subjectivit du sujet percevant, ouvrirait la

    voie dautres formes dexpression : le rcit par exemple. Aprs la rvla-

    tion survenue dans la bibliothque du prince de Guermantes, la question

    se pose donc du rapport entre la mmoire et lcriture romanesque. Or cerapport est moins simple que la stratgie proustienne dargumentation

    ne le laisserait supposer.

    Les moments de la rminiscence ne suffisent pas, en effet, fournir

    eux seuls la matire premire de luvre littraire. Leur discontinuit, leur

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    caractre dexprience limite, de moment dextase potique ou religieuse

    hors du temps ne leur ouvre pas la possibil it de former la trame

    dune continuit narrative : cette contemplation, quoique dternit, tait

    fugitive16. Il suffit de relire lpisode de la madeleine pour sapercevoir

    que la rsurrection du temps qui sy produit se caractrise la fois par sa

    soudainet, son caractre panoramique et son inscription hors de tout ce

    qui fait justement le romanesque. Les moments de rminiscencesemblent souvent plus proches de lextase potique que de la dynamique

    du roman ; or, un crivain (on attendrait un romancier) nest pas un pote17.

    Le temps retrouv, ce nest pas vraiment le pass, cest lessence du

    pass : un peu de temps ltat pur18. Le Narrateur, sous linfluence de

    la rminiscence, est donc encore bien loin du romancier (comment faire

    un roman avec des fragments dexistence soustraits au temps19 alors

    que le roman suppose justement linscription dans le temps, fondement

    dune certaine continuit narrative ?). Cest lcueil (entre autres) auquel

    se heurte Jean Santeuil, mais auquel chappe le Contre Sainte-Beuveo

    la dynamique argumentative de lessai prend trs souvent le relais des

    passages narratifs. Comme le remarque fort justement Maurice Blanchot :

    Alors que Jean Santeuil, pour nous donner le sentiment que la vie

    est faite dheures spares, sen est tenu une conception

    morcele o le vide nest pas figur, mais reste vide au contraire,

    la Recherche, uvre massive, ininterrompue, a russi ajouter

    aux points toils le vide comme plnitude et faire, cette fois,

    merveilleusement scintiller les toiles, parce que ne leur manque

    plus limmensit vide de lespace20.

    Le texte du Temps retrouvne dit pas vraiment en quoi peut bien consister

    cette plnitude du vide. Le travail de lintelligence, occup claircir les

    impressions sensibles, entoure bien sr les rminiscences et mme

    ces impressions obscures21 qui, de manire analogue aux rminiscen-

    ces, permettent de dgager des vrits nouvelles.Je sentais pourtant que ces vrits que lintelligence dgage

    directement de la ralit ne sont pas ddaigner entirement, car

    elles pourraient enchsser dune manire moins pure mais encore

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    pntre desprit, ces impressions que nous apporte hors du

    temps lessence commune aux sensations du pass et du prsent

    mais qui, plus prcieuses, sont aussi trop rares pour que luvre

    dart puisse tre compose seulement avec elles22.

    Lintelligence analytique sexerce donc la plupart du temps dans le roman

    indpendamment de toute rfrence la mmoire pour dgager par exem-

    ple les lois intemporelles de la psychologie humaine. Cest la raison pourlaquelle Gilles Deleuze peut crire que lessentiel de la Recherchenest

    pas dans la madeleine ou les pavs23 ; et la ncessit qui relie laccom-

    plissement thorique et le droulement narratif sobscurcit nouveau.

    Peut-on lgitimement considrer laRecherche comme une sorte de

    grande fable dont la moralit retrouverait la fin ? Mais nous venons de

    voir que, si fable il y a, la moralit nen tire peut-tre pas toute la leon.

    Dautre part, le discours analytique sy mle constamment au narratif

    proprement dit : les tres particuliers nous font connatre des vrits

    gnrales24 et le rcit, de ce point de vue, apparat la fois comme lillus-

    tration et lorigine des thories psychologiques quil contribue rvler.

    Mais ces thories ne semblent pas entretenir de relation directe avec la

    grande dissertation esthtique du Temps retrouv, o le rle de la m-

    moire apparat central. Nous sommes renvoys une nouvelle fois la

    question : quel rapport existe-t-il entre les parties les plus narratives de la

    Recherche (celles qui sont les plus proches de la tradition littraire, les

    pisodes mondains, par exemple) et la conception proustienne du temps ?

    La rponse explicite fournie par le roman est presque uniquement

    stylistique : les anneaux ncessaires dun beau style25 permettent de

    faire de la mtaphore au sens large, lanalogon stylistique du phno-

    mne de la rminiscence. Sans doute pourrait-on aussi, sans pousser

    trs loin lanalyse, considrer que les mandres de la phrase prous-

    tienne refltent tout le travail dclaircissement et de dchiffrement des

    signes que la thorie suppose26. Mais, pour en revenir la mtaphore,force est de constater que son expansion en un rcit ne peut se produire

    que par un moyen que la thorie du Narrateur nvoque pas directement

    et que Grard Genette baptise la contagion mtonymique27 :

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    Sans mtaphore, dit ( peu prs) Proust, pas de vritables

    souvenirs ; nous ajoutons pour lui (et pour tous) : sans mtonymie,

    pas denchanement de souvenirs, pas dhistoire, pas de roman.

    Car cest la mtaphore qui retrouve le temps perdu, mais cest la

    mtonymie qui le ranime et le met en marche28.

    Pierre Campion reprend et dveloppe cette ide dans un livre rcent

    en faisant de la mtaphore et de la mtonymie non plus seulement desfigures de style, mais des figures de construction du rcit :

    La notion de mtaphore comme figure de slection permet de

    montrer que ce travail darchitecture consiste se faire

    correspondre, de loin, les parties dun tout (). Au contraire, du

    point de vue de la mtonymie, lordre du rcit consiste en une

    succession de squences narratives dont les rapports, de lordre

    de la combinaison, reposent sur des relations rfrentielles de

    contigut telles que ces relations se fondent dans lespace unifi

    du je et dans la conception quil en a29.

    Ainsi, par exemple, les diffrentes apparitions dOdette, de la dame en

    rose Miss Sacripant, et au finale du Temps retrouv constituent une

    sorte de paradigme permettant aux phnomnes mtaphoriques de subs-

    titution de jouer. Relvent en revanche de la construction mtonymique,

    entre autres, la structure densemble du roman qui est fonde sur la

    combinaison des deux cts opposs et pourtant contigus, et leur ru-

    nion finale. Or, ces deux cts ont pour particularit dunir le plus intime

    (Combray vu partir de la maison du Narrateur) et tout un monde de

    personnages (la riche bourgeoisie et laristocratie du Faubourg saint-

    Germain), cest--dire quils peuvent apparatre comme le produit de la

    scission du Je, figure dominante et organisatrice du rcit.

    Le je comme forme unificatrice

    Et je compris que tous ces matriaux de luvre littraire, ctait ma

    vie passe30, lit-on dans lAdoration perptuelle. Cette dcouverte du

    Narrateur proustien a deux facettes : la matire premire du roman lui

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    apparat comme dj donne ; dautre part, la rgie doit en tre confie

    un Je tout puissant, puisque la subjectivit est le seul fondement de la

    mtaphore (dans le domaine du souvenir) et de la mtonymie (les pro-

    cessus de contigut renvoient au Je). Le risque de lentreprise est bien

    sr celui dune confusion avec lautobiographie : Je vois des lecteurs

    simaginer que jcris, en me fiant darbitraires et fortuites associations

    dides, lhistoire de ma vie31

    , crit Proust Paul Souday en 1920.On na pas assez prt attention suffisante ce point essentiel :

    lge o se manifeste la vocation du Narrateur, le surgissement

    ahurissant de cette vocation, sa relation avec le rcit qui la prcd,

    lnorme dissertation qui laccompagne. Si Proust se dfinit par sa

    condition dcrivain, sa carrire est tellement diffrente que toute

    assimilation possible disparat : le vrai Proust, lanc dans le

    journalisme ds le lyce, assoiff de savoir thorique, crivant dans

    la fivre () cet homme-l na aucun lien de parent avec ce

    personnage fictif, son Narrateur, qui ne travaille jamais, dialogue avec

    des aubpines ou des poiriers en fleurs et attend, rsign et inactif

    jusquau seuil de la vieillesse, de pouvoir crire parce quil a compris

    le sens de la vie, un sens qui peut seul saccomplir par lart32.

    Anne Henry souligne ici combien le Je proustien est une conqute cons-

    truite depuis le il de Jean Santeuil. La sensibilit (claire par lintelli-

    gence) venant suppler limagination33aboutit la cration dune uvre

    finalement tout aussi loigne, dans lordre de la fiction, de son auteur

    rel. Dans son tude dj cite, Pierre Campion cite une lettre de Proust

    Henri de Rgnier, dans laquelle lcrivain explique que dans son livre,

    le Je est une pure formule34. Il montre ensuite que ce mot de sparation

    devient dans luvre celui de la rappropriation du monde, quil est la

    forme abstraite et imaginaire dun moi biographique depuis longtemps

    dpass par Proust35 et que la fiction met ainsi en uvre une sorte dcla-

    tement du moi. La gographie romanesque, le temps bien sr et lesdiffrentes instances narratives se structurent autour du Je dans lequel

    Pierre Campion distingue lego memorans (celui qui se souvient), lego

    loquens(celui qui parle) et legoscribens (lcrivain).

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    Sans doute le Narrateur de la Rechercheconfond-il, comme le remar-

    que Vincent Descombes, la subjectivit et le point de vue, ce qui rend

    quelque peu aportique la thorie quil dveloppe dans Le Temps re-

    trouv. Mais force est de constater que sur le plan narratif, cette confusion

    se rvle extrmement fructueuse. lintrieur de la fiction, la pertinence

    de la distinction tend seffacer et la prdominance de la vision du Je

    peut ainsi simposer comme forme unificatrice du roman.

    La narrativisation de la thorie et les effets du

    diffrement

    Le roman ne cesse en fait de poser lui-mme une certaine forme

    dinfriorit de la thorie de lart par rapport lart ralis : Cest comme

    en morale : la prtention ne peut tre rpute pour le fait. Au fond, toute ma

    philosophie revient, comme toute philosophie vraie, justifier, recons-

    truire ce qui est36, lit-on dans la conclusion du Contre Sainte-Beuve.

    On remarquera aussi que la prface de cet ouvrage nest pas seule-

    ment un texte thorique. Elle est dj trs charge dvnements carac-

    tre narratif : lpisode de la biscotte (future madeleine), les pavs de

    Saint-Marc, les rveils, lindicateur des chemins de fer, etc. Les rminis-

    cences tiennent bien sr dun ct la thorie, par linterprtation qui sera

    donne de la sensation dont elles rsultent, mais de lautre, elles sont

    avant tout un foyer de narration (le voyage Venise sera racont dans

    Albertine disparue, lindicateur des chemins de fer annonce la posie

    des Noms de lieux et le petit train de La Raspelire). De ce point de vue,

    il semble que Gilles Deleuze na pas compltement raison lorsquil con-

    sidre que lessentiel de la Recherche nest pas dans la madeleine et

    dans les pavs. On pourrait dire plutt que cet essentiel de la Recherche

    est entre la madeleine et les pavs, cest--dire dans le processus dex-

    pansion narrative qui spare la madeleine et les pavs que la prface auContre Sainte-Beuverassemblait. Il faut y ajouter la disjonction du phno-

    mne de la rminiscence et de son explication complte. Ce nest que

    dans Le Temps retrouv, aprs avoir lu la totalit du roman, que le lecteur

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    comprend la raison de la joie inoue du personnage, soudainement plac

    hors du temps, et entrevoit les liens de cette exprience avec la cration

    artistique. Il y a l un effet de rvlation diffre, de suspens qui est de

    lordre de la stratgie narrative et qui se manifeste galement dans la

    prsentation clipses des personnages. On pourrait parler chez Proust

    de personnages apparaissants (comme on parle de personnages

    reparaissants chez Balzac). Ainsi Charlus, apparu sans mme tre nommaux cts de la mre de Gilberte dans Du Ct de chez Swann, voit-il son

    comportement nigmatique expliqu par son inversion, surprise lors de

    la fameuse scne initiale de Sodome et Gomorrheet finit son parcours en

    vieillard chenu et grillard dans Le Temps retrouv.

    Cest finalement (le titre lindique bien) que la recherche de la vrit

    apparat dans le texte plus importante que la vrit elle-mme. Pas plus

    que lart, la vrit ne peut tre communique directement, elle doit tre le

    rsultat dun long parcours que chacun doit refaire son tour : le person-

    nage, le crateur, mais aussi le lecteur. Elstir explique au Narrateur dans

    lOmbre des jeunes filles en fleursquaucun artiste ne peut se borner

    suivre le chemin de ceux qui lont prcd. Comme dans le savoir sot-

    rique des alchimistes, cest la recherche qui prime sur le rsultat detoute faon incommunicable, ou insuffisant en tant que tel. Cest sans

    doute la raison pour laquelle la thorie de luvre dart, assume par

    lcrivain dans le Contre Sainte-Beuve, devient pense du Narrateur, dans

    le cadre dune exprience fictive de rminiscence dans le temps retrouv.

    La reprise dune structure narrative de roman dducation sexplique ainsi,

    revalide par la ncessit philosophique du dchiffrage progressif des

    diffrents ordres de signes tels que les dfinit Gilles Deleuze. Le pros-

    pectif sajoute ainsi au rtrospectif, crant ainsi cet effet de futur dans le

    pass quanalyse Paul Ricur dans Temps et rcit.

    Dailleurs Le Temps retrouvne sachve pas sur lAdoration perp-

    tuelle, ce qui signifierait que le dernier mot de luvre est dcidmentthorique, mais sur le Bal de ttes, vaste inventaire des personnages

    de la fiction, suivi dune vocation du livre venir que le Narrateur a com-

    menc rdiger. Il ny a pas plus de raisons den rester linterprtation

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    traditionnelle, o luvre venir est considre comme le miroir du livre

    que nous venons de lire auquel cas, le lecteur est invit une relecture

    en boucle que de le considrer comme lidal littraire, pas forcment

    dans le texte, la fois du personnage et de lauteur du Contre Sainte-

    Beuve. La conclusion de luvre ayant pour lessentiel t crite avant sa

    prodigieuse expansion interne, il nest peut-tre pas tonnant quelle ne

    renvoie pas directement une esthtique que sa narrativisation a consi-drablement fait voluer. En ses derniers avatars, la thorie de luvre

    dart formule dans Le Temps retrouvconduit donc au primat de la cra-

    tion (linvitation au lecteur lire en lui-mme partit du libre, instrument

    doptique, et dj une invitation crer). La thorie, outre la relation quelle

    entretient avec le substrat narratif, est donc elle aussi en mouvement

    puisquelle postule la supriorit de la mise en uvre sur ses propres

    propositions, qui nen sont quun des aspects.

    La complexit des relations entre la thorie et la fiction dans le roman

    proustien doit peut-tre finalement tre inscrite dans une rflexion plus

    gnrale sur les processus de continuit et de discontinuit dans la Re-

    cherche. Cest justement parce quelle ne suffit pas tout expliquer que la

    thorie est le foyer dune expansion narrative indfinie. La rvlation finale

    du Temps retrouv, place sous le signe du hasard, nest aucunement

    laboutissement du processus dapprentissage des signes. Paul Ricur,

    dcrivant le roman comme une vaste ellipse, montre bien quune illumi-

    nation spare la recherche de la visitation qui transforme rtrospective-

    ment tout le rcit en lhistoire invisible dune vocation37. Pourquoi ne pas

    ds lors appliquer la notion de discontinuit qui caractrise le moi des

    personnages au Narrateur lui-mme, foyer de continuit dans le texte,

    mais dont la transformation finale est de lordre de la mtamorphose ?

    Ainsi la thorie de luvre dart se voit-elle, pour finir, assimile par le

    monde fictif dont elle est non laborieusement mais lorigine, et qui lui

    confre tout son prix en lrigeant au rang de rvlation.Alain Schaffner

    Universit de Picardie Jules Verne

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    Notes

    1 Marcel Proust, Le Temps retrouv(dsormais TR) in la Recherche du temps perdu, IV,Gallimard, Bibliothque de la Pliade, 1989, p. 461.

    2 TR, IV, 460.

    3 Il faut remarquer ici que la rflexion sur la place des thories dans luvre littrairedbouche aussitt sur une proccupation fondamentale pour le romancier : celle du sujet.Dans linsignifiant oisif occup de sujets frivoles et sentimentaux que dnigre Bloch, on

    aura bien videmment reconnu une figure dforme du Narrateur de la Recherche.4 Anne Henry, Marcel Proust, Thories pour une esthtique , Klincksieck, 1983 ; Proustromancier, le tombeau gyptien, Flammarion, 1983.

    5 Vincent Descombes, Proust, philosophie du roman, Minuit, 1987, p. 15.

    6 Phrases cites par Jean-Yves Tadi, Proust et le roman, Gallimard, Tel, 1986, p. 17.

    7 Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve (dsormais CSB), Gallimard, Folio essais, 1993,p. 43.

    8 Ibid., p. 48.

    9 Voir aussi la critique de Romain Rolland in TR, esquisse XXIX, p. 843-845.

    10 Lettre de novembre 1908 cite par Bernard de Fallois dans la prface ContreSainte-Beuve(CSB, p. 14).

    11 TR, p. 618, par exemple.

    12 TR, p. 609.

    13 TR, p. 474.

    14 Ce nest que dans La Prisonnire, dernier ouvrage corrig par Proust juste avant sa mort,que lon trouve quelques pages consacres lart du romancier Dostoevski. Il sagit dune

    conversation entre Albertine et le Narrateur qui manifeste ses talents connus de critiquelittraire ( la Recherche du temps perdu, III, p. 879-882).

    15 TR, p. 475.

    16 TR, p. 454.

    17 CSB, p. 49.

    18 TR, p. 451.

    19 TR, p. 454.

    20 Maurice Blanchot, Le Livre venir, Gallimard, Ides, 1959, p. 36.

    21 TR, p. 456.

    22 TR, p. 477.

    23 Gilles Deleuze, Proust et les signes, PUF, 1983, p. 9.

    24 TR, Esquisse XXXVIII, p. 865.25 TR, p. 468.

    26 Les travaux de Lo Spitzer (tudes de style) et de Jean Milly (La Phrase de Proust)montrent limportance, par exemple, des auto-corrections et de tous les effets deretardement dans la phrase proustienne.

    27 Grard Genette, Mtonymie chez Proust, Figures III, Seuil, 1972, p. 56.28 Ibid., p. 63.

    29 Pierre Campion, Linvention du je proustien, La Littrature la recherche de la vrit,Seuil, coll. Potique, 1996, p. 82-83.

    30 TR, p. 478.

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    31 Marcel Proust, Correspondance gnrale, III, Paris, Plon, p. 69. Cit par A. Henry, Proustromancier, op. cit., p. 24.

    32 A. Henry, Proust romancier, op. cit.,p. 25.

    33 Il nest pas certain que, pour crer une uvre littraire, limagination et la sensibilit nesoient pas des qualits interchangeables et que la seconde ne puisse pas sans grandinconvnient tre substitue la premire, comme des gens dont lestomac est incapablede digrer chargent de cette fonction leur intestin (TR, p. 479).

    34 P. Campion, Linvention du je proustien, op. cit., p. 51.

    35 Ibid., p. 59.

    36 CSB, p. 303.37 Paul Ricur, Temps et rcit, 2, La configuration dans le rcit de fiction , Seuil, coll. Points,

    1991, p. 248.

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