le langage poétique dans a la recherche du temps perdu de marcel proust

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MA Thesis about the poetic language in A la recherche du temps perdu by Marcel Proust. University of Amsterdam, 1999

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  • Le langage potique dans

    A la recherche du temps perdu

    de Marcel Proust

    Kiki Coumans

  • Table des matires

    Introduction 1

    Chapitre I

    tat prsent de la critique sur laspect potique chez Proust 2

    H. Bonnet: Roman et posie 4

    M. Remacle: Llment potique 8

    J. Milly: Le Style de Marcel Proust 18

    La Phrase de Proust 22

    J-Y. Tadi: Le Rcit potique 24

    Chapitre II

    Synthse de ltat prsent de la critique 28

    Chapitre III

    Analyse de passages potiques 32

    Conclusion 55

    Annxe 56

    Bibliographie 57

  • Le langage potique dans

    A la recherche du temps perdu

    de Marcel proust

    Kiki Coumans

    Mmoire de fin dtudes

    Littrature franaise moderne

    Universit dAmsterdam

    Sous la direction de Sabine van Wesemael

    4-1-1999

  • Introduction

    A la recherche du temps perdu est une oeuvre dune immense richesse, quon peut

    apprcier de maintes faons. Cela devient clair dj dans labondance dtudes

    conscres Proust, qui rvle la multitude dapproches possibles. On peut aborder

    loeuvre du ct du monde qui y est peint partir dobservations fines et analyses

    psychologiques profondes, ainsi que du ct thmatique, en ce qui concerne le

    traitement des thmes comme le temps et la mmoire. Le ct formel, le style de Proust

    nen offre pas moins de matire intressante, comme les innombrables images originelles

    et raffines et la complexit et la souplesse des phrases proustiennes.

    Nanmoins, la distinction entre contenu et forme apparat pour autant comme

    injuste dans le cas de Proust, qui refuse une telle dualit quand il sagit de textes

    littraires. Le fond des ides [est] toujours dans un crivain lapparence, et la forme, la

    ralit, dit-il. Pour Proust, le style, cest la vision dun individu et non pas un

    embellissement superficiel et superflu de la langue. La fusion entre fond et forme est un

    phnomne qui vaut en particulier pour le domaine de la posie, qui premire vue

    parat si incompatible avec cette oeuvre de longue haleine quest la Recherche.

    Beaucoup de critiques ont signal la tendance potique dans la Recherche, mais

    la plupart dentre eux se bornent cette constatation sans analyser en quoi consiste

    exactement cette valeur potique. Cest ce que nous nous proposons de faire dans ce

    mmoire: tenter de prciser en quoi rside leffet potique de loeuvre de Proust,

    dabord laide des observations de quatre critiques qui ont tudi le ct potique de

    loeuvre de Proust de plus prs.

    Le mot potique est un mot difficile cerner. Le dictionnaire donne deux

    significations principales; la premire dsigne ce qui qui est relatif la posie et la

    deuxime dsigne plus amplement ce qui prsente un caractre de posie et qui meut

    par la beaut, le charme et la dlicatesse (dictionnaire du Robert). Nous prenons le

    terme potique dans sa signification troite, savoir comme ladjectif de posie.

    Nous dfinissions la notion de posie ici, son tour, comme lart du langage, et plus

    prcisment, selon la fonction potique de Jakobson, comme la forme de littrature qui

    met en jeu non seulement lemploi rfrentiel de la langue (le signifi du mot, la

    rfrence au monde extrieur), mais aussi lemploi potique, donc les caractristiques

    formelles du signifiant pour voquer dans la langue un surplus qui est inexprimable

    dans la langue purement rfrentielle.

    La structure de ce mmoire est la suivante. Dans le premier chapitre nous

    dresserons un tat prsent de la critique portant sur le ct potique de A la recherche

  • du temps perdu. Ensuite, nous extrairons dans un chapitre de synthse les observations

    qui nous paraissent utilisables pour les appliquer dans le troisime chapitre dans

    lanalyse de quelques passages de la Recherche. Dans cette analyse nous tenterons de

    dmontrer comment se manifestent concrtement les lments potiques.

  • Chapitre I

    Etat prsent de la critique sur laspect potique chez Proust

    Llment potique de loeuvre de Marcel Proust est un aspect signal par beaucoup de

    critiques, mais la plupart dentre eux se bornent la constatation du potique sans

    lanalyser vritablement. Il y a cependant quelques tudes dans lesquelles llment

    potique et la relation entre prose et posie chez Proust sont tudis plus

    profondment. Les critiques qui ont tudi cet aspect considrent la Recherche comme

    un roman qui contient des lments potiques, ou comme une oeuvre dans laquelle deux

    orientations stylistiques se combinent: un style romanesque et un style potique.

    Dans Roman et posie (1951) de Henri Bonnet, loeuvre de Proust occupe une

    place importante dans la tentative de cerner les diffrences entre la prose et la posie,

    et Bonnet nous fournit ainsi une cl pour lapproche de la composante potique dans

    loeuvre de Proust. Madeleine Remacle est la seule critique qui ait consacr une thse

    llment potique chez Proust: Llment potique dans A la recherche du temps perdu

    (1954). Dans cette thse elle a relev des thmes et des caractristiques stylistiques qui

    donnent loeuvre une atmosphre potique. Jean Milly a tudi le style de Proust et

    sa potique concernant le style, dans ses tudes Le Style de Marcel Proust (1970) et La

    Phrase de Proust (1975). Dans ses analyses de passages de la Recherche il a relev les

    ingrdients potiques dans cette oeuvre. Dans Le Rcit potique (1978) finalement, Jean-

    Yves Tadi dcrit le genre de transition entre la prose et la posie, le rcit potique,

    dont la Recherche est selon lui un des exemples majeurs.

    Dans ce chapitre nous dresserons le bilan des observations concernant la

    composante potique dans A la recherche du temps perdu faites dans les oeuvres

    mentionnes ci-dessous. Cet tat prsent de la critique sera suivi dune brve synthse

    dans laquelle les observations utilisables seront rsumes pour les appliquer dans le

    troisime chapitre des fragments de texte de la Recherche.

    1. Henri Bonnet: Roman et posie

    Dans Roman et posie (1951) Henri Bonnet considre la recherche du temps perdu

    comme un livre de transition entre prose et posie. Selon lui, la posie et la prose (la

    plupart du temps il parle de roman) sont deux genres part, qui ont tous les deux

    des aspirations tout fait diffrentes. Mais cela nempche pas que les deux, roman et

  • posie, peuvent coxister ou se mler dans une oeuvre. Nous traiterons dabord la

    vision de Bonnet sur la diffrence entre prose et posie pour parler ensuite de la faon

    dont les deux peuvent se combiner.

    Bonnet tudie la distinction entre roman et posie et les interfrences des genres

    dabord au niveau gnral, concernant la nature du pome et du roman et de leurs

    centres dintrt. Il part dans cette approche de la personnalit et du temprament de

    lcrivain. A son avis, il y a des potes purs et des romanciers purs (mais aussi des

    crivains qui runissent les deux tendances dans leur personnalit, ce qui affaiblit

    dailleurs limportance de la distinction) (Bonnet 1951, p.116). Cest un point de

    dpart difficilement vrifiable et dcrit en des termes trs vagues. Bonnet dit par

    exemple: le romancier prend son plaisir dans lobjectivation dun monde qui nest pas

    lui (Bonnet, p. 34), et: pour accomplir son oeuvre, il nest besoin au pote que de se

    replier sur lui-mme (Bonnet, p. 116), mais les caractristiques qui proviennent de cette

    approche sont pourtant judicieuses et utiles.

    Bonnet aborde les diffrences entre la posie et le roman laide de trois paires

    de notions: subjectivit versus objectivit; statique versus dynamique; et

    individualisme (le moi) versus engagement social (le monde). Le roman, selon

    Bonnet, est orient vers lobjectivit en voquant un monde extrieur et objectif, alors

    que la posie est centre autour de lesprit du pote. Le romancier soccupe

    lvocation dun monde fictif, crer des personnages et une psychologie, des faits, des

    gestes et des dtails matriels de leur existence. Le pote, par contre, naspire pas

    suivre la causalit et le destin des tres et des choses, mais il sintresse uniquement

    leffet des tres et des choses sur lui-mme. La posie a donc un caractre introspectif

    et dans le pome la faon de voir prend lavantage sur le rcit.

    Le deuxime lment dans la distinction de Bonnet est li cette orientation

    vers le monde extrieur ou intrieur. Le roman nous transporte dans laction, alors que

    la posie a un caractre plutt statique. Le roman, dans son imitation du monde

    extrieur, comporte invitablement laction et le mouvement des choses et des tres

    dans le temps et lespace, tandis que la posie simmobilise dans la contemplation de

    ces tres et choses, dans leffet quils produisent dans le pote. Rien de plus tranger

    au pote pur que le fait divers, lvnement dans ce quil a de successif, dit Bonnet

    (Bonnet, p. 9). Pour illustrer cette diffrence il compare le roman psychologique un

    pome. Les deux peuvent dcrire le monde intrieur dun individu, mais le roman nous

    prsentera la vie intrieure comme une suite dvnements, comme un processus dans le

    temps qui va vers un dnouement, alors que le pome tend tre centr autour dun

    fait, une impression ou une motion statique dans laquelle le pote trouve sa matire.

  • La troisime diffrence entre le roman et la posie selon Bonnet est le caractre

    social du roman. Le roman peint non seulement lindividu objectivement et en action,

    mais aussi dans ses relations avec les autres individus, puisque le monde objectif, cest

    aussi la socit qui nous entoure. Le pome, par contre, ne sintresse pas au point de

    vue des autres et prend seulement conscience de lindividu tel quil se rvle lui dans

    sa propre conscience. La posie serait donc selon Bonnet beaucoup plus individualiste

    et anti-sociale que le roman.

    Bref, selon Bonnet il sagit dans le roman de limitation du monde extrieur

    (avec les ingrdients de personnages, espace et temps), et dans la posie de la

    contemplation subjective de phnomnes de ce monde.

    Ensuite Bonnet approche les diffrences entre prose et posie dun autre point

    de vue: du point de vue linguistique, dans lequel il part de lattitude de lcrivain vis

    vis de la langue. Selon Bonnet, la langue exprime objectivement et directement les

    choses et elle est adquate surtout pour le romancier, pour le dessein de suggrer un

    monde fictif. Le pote a cependant besoin dun traitement particulier de la langue pour

    pouvoir voquer des tats dme subjectifs, un dessein auquel la langue ordinaire nest

    pas apte.

    Cest que, selon Bonnet, la langue ne peut jamais recrer exactement les

    impressions que le pote veut communiquer parce que les mots sont devenus abstraits,

    uss. Ils sont uss par des manipulations frquentes et devenus dun emploi commode.

    Ils permettent des oprations trs rapides, mais ce quon gagne en rapidit, on le perd

    en intensit et en vertu plastique. Par exemple, pour le romancier il suffit de dire arbre

    pour suggrer la prsence dun arbre dans le monde fictif de son roman, mais pour le

    pote il ne suffit pas de dire ce mot pour voquer limpression particulire dun certain

    arbre en lui. Le pote doit donc le dcrire. Et pour que sa description soit potique, il

    faudra utiliser la langue dune manire particulire, dune faon prcise, originale,

    inaccoutume (Bonnet, p. 169). Le pote doit donc trouver des moyens pour restituer

    lefficacit des mots pour leur permettre dvoquer les images et les tats qui leur sont

    associs. Ces moyens sont entre autres lexploitation des pouvoirs sonores et imags de

    la langue:

    Il lui faudra se servir des descriptions, rapprocher les sensations, les comparer

    de telle sorte quelles se dtchent des objets et voquent en nous les ralits

    subjectives auxquelles elles sont lies. Cest la cration dune vritable langue

    musicale et image, propre nous mouvoir au plus profond de nous-mme,

  • quaboutira le pote. Cette langue nouvelle, cest proprement le style potique.

    (Bonnet, p. 149-150)

    Les principaux moyens du pote sont donc les images (mtaphores et comparaisons) et

    les sonorits: rythme, rime, allitrations, mais aussi le choix de mots, lemploi de mots

    rares, pleins de vigueur ou de sonorits (Bonnet, p. 170).

    Malgr les distinctions trs nettes que Bonnet fait entre les deux genres, il est

    nanmoins davis que le roman et la posie ne se prsentent jamais ltat absolument

    pur (Bonnet, p. 97). Il existe bien des oeuvres o roman et posie sont intimement unis.

    Bonnet distingue globalement deux formes intermdiaires entre roman et posie: dune

    part les oeuvres qui ralisent un mlange, et dautre part les oeuvres qui consistent en

    une combinaison. Dans les oeuvres de mlange, entre lesquelles il compte A la recherche

    du temps perdu (ainsi que par exemple Michel Onguine de Pouchkine), les morceaux

    romanesques et les morceaux potiques sont spars les unes des autres. Dans la vision

    de Bonnet, ils alternent sans se confondre. Dans ces oeuvres de mlange, le potique

    rside en la primaut du style sur le rcit mme, la primaut de la faon dcrire et de

    voir sur la puissance dobjectivation et laction. Chez Proust, le mlange de prose et de

    posie consiste selon Bonnet introduire dans des oeuvres romanesques des morceaux,

    descriptifs ou autres, qui sont purement potiques. Les deux ne se mlent donc pas

    vritablement son avis.

    Leffet potique de ces oeuvres de mlange est produit par des moyens

    essentiellement potiques, tandis que dans les oeuvres de combinaison le plaisir

    potique est produit par des moyens dordre romanesque utiliss dune certaine

    manire (Bonnet, p. 100). Bonnet ne spcifie pas quelle est cette manire, et on

    pourrait dailleurs remarquer que le contraire serait plus probable: lutilisation de

    moyens potiques dune manire romanesque. Bonnet en donne la preuve lui-mme en

    traitant diffrents moyens potiques qui sont intgrs dans le roman. Il dit que les

    moyens du pote, savoir les images, mtaphores, comparaisons, sonorits, (rythme,

    rime, allitrations, choix de mots) peuvent apparatre dans des textes romanesques et

    en dterminer la densit potique.

    Parmi ces moyens potiques appliqus dans la prose cest la mtaphore, ce

    puissant outil potique selon Bonnet, qui frappe le plus (Bonnet, p. 172). La

    mtaphore est oppose au romanesque en ce quelle interrompt le mouvement et

    lcoulement du temps dont le romanesque se nourrit. Selon Bonnet, limportance de

    limage pour la posie est telle quil ny a pas de posie sans images et que le pote na

    pas dautre moyen dexpression que limage (Bonnet, p. 169). Il faut cependant

  • distinguer selon lui la faon dont les prosateurs et les potes utilisent les images. Dans

    la posie le nombre dimages est beaucoup plus large, et surtout, dit Bonnet, prosateurs

    et potes utilisent les images des fins diffrentes. Il ne spcifie dailleurs pas quelles

    sont ces fins diffrentes.

    Dautres moyens potiques utiliss de faon romanesque sont le ton et

    latmospre. Le ton et latmospre sont pour Bonnet les quivalents de la musique et de

    limage dans la posie. Il dfinit ces lments assez vaguement. Le ton reprsente le

    style individuel de lcrivain, tandis que latmosphre exprime la qualit dun monde

    objectif (le reflet de lpoque et les particularits communes aux tres). Latmosphre

    peut nanmoins tre potique, parce quil exprime lauteur, donc une qualit dordre

    subjectif et qui se trouve tre potique (Bonnet, p. 160). Bonnet se contorsionne ce

    sujet et aboutit la conclusion que la valeur potique de latmosphre romanesques

    reste pourtant mdiocre.

    Les ides de Bonnet ne sont pas toujours trs labores, surtout en ce qui

    concerne les mlanges entre les genres. Il a une vision assez prononce concernant la

    diffrence entre roman et posie, mais propos des interfrences des genres il se

    contredit souvent. Dabord il dit par exemple que forme et fond peuvent tre nettement

    spars (Bonnet, p. 157), pour insister ensuite sur le fait que en art, la forme et le fond

    sont si indissolublement lis, que la forme est fond et le fond forme (Bonnet, p. 167).

    Un autre point problmatique est le fait quil dcrit la diffrence entre roman et posie

    dabord comme une diffrence essentielle, pour dire ensuite quil ny a pas une

    diffrence absolue de nature entre le roman et la posie (Bonnet, p. 167).

    Il en est de mme pour les moyens du pote et du romancier. Dabord Bonnet

    explique que les moyens du pote sont essentiellement diffrents de ceux du romancier,

    provenant dune attitude diffrente vis vis de la langue, alors que plus tard il dit que

    les moyens du pote ne sont pas essentiellement diffrents de ceux du romancier

    (Bonnet, p. 173). Il explique cela en disant quaussi bien le romancier que le pote

    utilisent des images. Seulement, le pote en utilise beaucoup plus, et les utilise des

    fins diffrentes, qui ne sont pas spcifies. En plus, les images sont constitues par les

    ides qui les gonflent de sens, et lide potique soppose sur trop de points lide

    romanesque pour quon puisse les confondre (Bonnet, p. 173). Ainsi, Bonnet nous

    ramne dans les contradictions et le vague.

    Il semble donc quon peut conclure que Bonnet ne sait pas unir sa vision sur la

    diffrence entre prose et posie (qui est intressante en elle-mme) et le phnomne des

    interfrences des genres. Il est vrai que pour quelquun qui est davis que prose et posie

    sont dune nature diffrente, le fait que les deux peuvent tre unis dans une mme

  • oeuvre semble paradoxale. Mais cest exactement ce qui rend la problmatique des

    genres si intressante.

    2. Madeleine Remacle, Llment potique dans la Recherche du temps perdu de Marcel

    Proust

    Le livre qui traite de la manire la plus labore la composante potique dans loeuvre

    de Proust est la thse de Madeleine Remacle, Llment potique dans la Recherche du

    temps perdu de Marcel Proust (1954). Remacle constate que la plupart des critiques

    qualifient Proust de pote, mais que gnralement ils signalent cet lment sans sy

    attarder davantage. Elle tente dans son tude de spcifier le ct potique de loeuvre

    de Proust.

    Elle se rend compte du problme que le potique est une notion subjective et mal

    dfinissable. Pour Remacle, la posie dans la Recherche est une posie indpendante de

    la versification, une posie au sens large [...] quon trouve dans nimporte quel texte

    littraire, vers ou prose, dans la musique, dans la peinture, et mme dans la ralit

    (Remacle 1954, p. 13). On pourrait remarquer ici que cette dfinition est assez large, et

    que la Recherche, qui est si gnralement conue comme une oeuvre potique,

    supporterait une conception de posie plus troite et plus prcise. Dailleurs, Remacle

    parle tout au long de son livre en des termes assez vagues de leffet potique chez

    Proust, en utilisant frquemment des termes comme vibration potique et atmosphre

    potique, sans les spcifier.

    Remacle fait la constatation intresssante que llment potique se manifeste

    travers loeuvre avec une force progressivement dcroissante. Elle observe que llment

    potique, qui est un facteur essentiel dans les premiers volumes, semble par la suite

    navoir plus quune valeur accessoire, et apparat des intervalles de plus en plus

    loigns. Elle rfre ltude dAlbert Feuillerat, qui a tudi la gense de la Recherche

    dans Comment Marcel Proust a compos son roman (1934). Feuillerat conclut que le projet

    initial de Proust tait de prsenter une oeuvre dune envergure beaucoup moindre, dun

    plan harmonieux, dun intrt surtout potique (Remacle, p. 25). En se basant sur les

    manuscrits, Feuillerat observe que les additions ultrieures taient surtout

    essayistiques; pas un seul passage potique nouveau, constate-t-il (Remacle, p. 25).

    Feuillerat suppose que les passages potiques sont des survivances de la premire

    version que lauteur na pas voulu perdre et auxquelles il sest efforc de donner une

    place opportune.

  • Pour Remacle les observations de Feuillerat affirment son ide que A la recherche

    du temps perdu tait lorigine une oeuvre intention potique, mais selon elle la

    conclusion de Feuillerat pousse trop loin. Elle explique lintensit dcroissante de

    llment potique partir des thmes traits. Dans le dbut du livre on assiste au

    droulement des souvenirs denfance, la priode la plus vibrante de la vie, fconde en

    rveries, en admirations exaltes, en impressions fortes, qui nourrissent de faon

    naturelle lintention potique (Remacle, p. 25-26).

    Selon Remacle llment potique joue un rle secondaire dans la composition

    gnrale de la Recherche. Le livre est en premier lieu une oeuvre narrative dont les

    lments sont dabord subordonns les uns aux autres pour constituer lhistoire dune

    ou de plusieurs vies. Elle dit que la Recherche est un livre mal classifiable en ce qui

    concerne le rapport prose-posie. Selon elle presque tous les romans contiennent des

    lments potiques, mais le rapport prose-posie peut diffrer. Elle fait une distinction

    entre les romans dans lesquels il y a des passages potiques nettement distinguables

    (comme Madame Bovary de Flaubert) et les romans imprgns dune atmosphre

    potique continue, dont linspiration mme est potique, de sorte que le rcit a la valeur

    dun long pome (comme Sylvie de Nerval). Elle considre Proust comme un cas

    particulier qui nest pas classifiable dans lune ou lautre catgorie. Cest que dans la

    Recherche se mlent faits, impressions et vrits de toutes sortes, et les pages a-

    potiques abondent.

    Remacle est davis que la Recherche est base sur deux tendances diffrentes qui

    coexistent: dune part un lan potique qui est lorigine de loeuvre, et dautre part

    une tendance raliste. Pour elle, le ralisme psychologique est le pivot de la

    composition proustienne. Le sujet central de loeuvre est la vie intime dun tre sensible,

    intelligent et cultiv, et selon Remacle Proust avait surtout lintention de donner une

    description raliste de cette vie. Son plus grand souci, dit elle, tait de faire

    ressemblant. Tout au long de loeuvre le narrateur, et travers lui Proust lui-mme, se

    montre selon Remacle un spectateur aigu des autres et de soi-mme, et en tant

    qucrivain Proust soccupait surtout de la fidlit de ses observations psychologiques.

    La coexistance de deux tendances premire vue opposes (une tendance

    potique et une tendance raliste) sexplique par le fait quil ne sagit pas dune ralit

    objective chez Proust, mais dune ralit intriorise. Remacle rappelle que selon Proust

    limage de la ralit est toujours une image subjectiviste. Il dit: La seule ralit qui

    existe pour chacun de nous appartient au domaine de sa propre sensibilit (cit dans

    Remacle, p. 17). Dans la Recherche, lhistoire est construite autour dun je, et non pas

    selon une existence objective ou une succession chronologique. Le livre est bti au gr de

  • la mmoire du je et se droule selon le rythme dune conscience qui se souvient, et est

    par consquent non-linaire. Le projet de Proust est selon Remacle de transcrire avec la

    plus grande fidlit possible une ralit psychologique et lenchanement des souvenirs

    dans la conscience.

    Dans la vision de Remacle la tendance au ralisme psychologique nexclut donc

    nullement le ct potique de loeuvre. Selon elle, Proust unit justement lintention de

    faire ressemblant, de faire vrai lintention de faire agrable (Remacle, p. 23).

    Remacle voit Proust comme un psychologue utilisant des moyens de pote et linverse,

    et la posie vient ainsi complter lintention raliste: Proust atteint donc son but de

    psychologue avec des moyens de pote. En nous souvenant des remarques de Bonnet,

    qui base sa distinction entre la tendance potique et la tendance romanesque entre

    autres sur la notion de subjectivit versus objectivit et monde intrieur versus monde

    extrieur, on pourrait peut-tre voir un rapport (que Remacle ntablit pas) entre cette

    criture subjective de la Recherche et son caractre potique.

    Dans la vision de Remacle, la fonction du potique est surtout de raffiner les

    piliers principaux de loeuvre. Limpression potique est dune part veille par les

    passages (assez peu nombreux, selon Remacle) qui de temps autre, sans vraiment

    interrompre le rcit, font spanouir le charme des images, lmotion des sentiments

    (Remacle, p. 31), et dautre part par une impression potique persistante, qui est lie

    toute une srie de thmes qui concourent crer une atmosphre potique. A part

    cette srie de thmes, il y a deux thmes majeurs qui soutiennent la composition entire

    de loeuvre.

    Cest dabord le thme de lexaltation potique, llan enthousiaste provenant

    dune attitude lyrique, qui se rapporte aux moments privilgis, concernant les

    souvenirs involontaires (la Madeleine), lmotion musicale (la sonate de Vinteuil) et la

    vocation rvle (scne des pavs ingaux).

    Ensuite, cest le thme central de la recherche du temps perdu qui contribue la

    vibration potique. Remacle observe que le temps saffirme chez Proust dune faon

    constante et presque palpable. Il fait peser le temps sur chaque page et il sait suggrer

    lobsdant coulement du temps, de faon quil est prsent dune faon active

    (Remacle, p. 44). Dans le traitement du temps, il souvre un double mouvement: dune

    part le rythme irrgulier de la mmoire, et dautre part le rythme tout aussi irrgulier du

    temps intrieur. Selon Remacle, Proust traite ce thme du temps la fois en tant que

    philosophe, en romancier et en pote. Elle ne spcifie pas comment se traduit

    exactement lapproche potique du temps, mais on peut supposer que la posie se

    trouve dans la faon dont Proust sait rendre sensible le temps mme, au lieu de le

  • dfinir seulement, comme ferait le philosophe (et comme il fait aussi), et au lieu de

    montrer uniquement comment elle change les choses dans le cours de lhistoire, comme

    fait le romancier (ce que Proust fait aussi), puisque Remacle dit: Une posie grave,

    mouvante, parfois pathtique, se dgage de cette oeuvre o saffirme, avec une telle

    insistance, non pas lide du temps, mais sa prsence mme (p. 46).

    Deux choses sont selon Remacle au service de la conservation et du soutien de

    ce temps perdu: le souvenir et lart. Le thme de lart, qui gagne dimportance dans les

    derniers volumes, mne des moments de grce, tout aussi bien que le souvenir peut

    susciter de brefs moments pendant lesquels ltre, tonn et ravi, chappe la loi

    implacable du temps (Remacle, p. 48). Ces moment dexaltation, qui permettent

    ltre de sortir de sa solitude et de lcoulement du temps sont, comme tous les autres

    thmes majeurs, une source dvocations potiques aussi bien que de rflexions morales

    ou philosophiques. Cette fois encore, Remacle ne spcifie pas en quoi rside exactement

    le potique, mais elle se borne des conclusions telles que: comme les souvenirs

    involontaires, les souvenirs denfance sont, eux aussi, crateurs de posie (Remacle, p.

    50) et: ce vague culte de la mmoire et de linconscient, qui se manifeste [...] dans des

    vocations potiques (Remacle, p. 49). Elle discute le rle que jouent certains thmes

    dans la structure de la Recherche, sans analyser le fonctionnement de laspect potique.

    Pour elle, la valeur potique est inhrente aux thmes mmes.

    On pourrait formuler la mme critique propos du chapitre o elle passe en

    revue les autres thmes exploits de manire crer une impression potique. Ces

    thmes sont successivement la nature, la femme, lart, linconscient, le monde et le

    quotidien. Remacle dcrit surtout le rle des thmes dans loeuvre, au lieu den tudier

    plus prcisment le fonctionnement potique. Selon elle, ces thmes sont potiques par

    nature et dans la plupart des cas elle ne fait que nous informer que tel ou tel thme est

    potique. Ainsi, elle dcrit le caractre potique de la nature en disant que [l]e

    sentiment de la nature circule dun bout lautre de A la recherche du temps perdu , la

    vivifiant dune frache posie jusquen ses plus sombres pisodes (Remacle, p. 69). De

    mme, propos de limportance des lieux, elle crit: le thme des lieux est, plus que

    tout autre, potique, sans prciser pourquoi (Remacle, p. 71). Leffet potique du lieu

    de Balbec est expliqu par: [c]est ainsi que se recre dans la pleine saveur, tout en

    simbriquant dans des contextes prosaques, la posie des vacances, des flaneries et

    des plaisirs au bord de la mer (Remacle, p. 80), ce qui nous semble une approche

    presque banale de la posie.

    Il y a cependant des analyses de thmes potiques qui sont plus labores. Le

    thme de la femme et du mystre est prcis dans lobservation que cest le style et le

  • choix des comparaisons et des images suggestives (par exemple la mtaphore de la

    fleur pour la femme) qui veille une impression de posie. A propos du thme de la

    femme Remacle fait lobservation que la posie mane surtout de latmosphre

    imprcise o baigne chaque femme ds son apparition, et dans le contraste entre

    limaginaire et le rel.

    A part la nature et la femme, cest le thme de lart qui nourrit la Recherche de

    potique. Tout au long de loeuvre les dcouvertes doeuvres dart, comme les phrases

    de Bergotte, lglise de Balbec, la sonate de Vinteuil et autres, ont lieu selon une courbe

    captivante. Lenthousiasme provoqu par ces dcouvertes est envelopp dans une

    langue image et potique (Remacle, p. 97).

    En plus, lart fournit au narrateur des matres, comme Elstir et Vinteuil, qui

    influencent sa conception de lart. Remacle montre que lart dElstir enseigne au

    narrateur lart de la mtaphore, et que Vinteuil reprsente le thme artistique la fois le

    plus important et le plus potique chez Proust: la musique. Elle indique que la peinture

    et la musique ne restent pas restreints des thmes, mais que Proust les imite

    galement par le langage. Il imite le peintre dans une criture o des mots, des alliances

    dexpressions, des comparaisons deviennent les matriaux dun art pictural, et de

    mme il sait rendre sensible le charme de la musique par le langage. Par exemple,

    chaque fois quapparat la phrase de Vinteuil, Proust laccompagne dun langage

    voquant une vague de sensations fraches, dlicieuses, dune douleur enveloppante,

    et fait imiter par des adjectifs (comme rapide, menu, mlancolique, incessant et doux)

    la fluide lgret en une succession glissante et presse (Remacle, p. 114-115). La

    langue, le style velout et frmissant tente ainsi de retracer la mobilit du motif

    musical (Remacle, p. 115). (On verra plus loin lanalyse plus dtaille de Jean Milly.)

    Le quatrime thme potique dcrit par Remacle est linconscient. Proust traite

    ce thme la fois avec lexactitude dun savant et la posie dun pote, dit-elle; sil

    veut nous documenter, Proust veut aussi mouvoir notre sensibilit (Remacle, p. 119).

    Dans le retracement de ltat hsisant du je au rveil dans Combray, on voit bien

    loscillement de lauteur entre posie et psychologie, quon rencontre tout au long de la

    Recherche:

    La Recherche du temps perdu nest ni psychologie pure ni pure posie. Cest une

    oeuvre romanesque o, sur le tissu des vnements, lauteur sest appliqu

    broder, intimement enlacs au point de nen former quun seul, ces deux motifs

    diffrents: la prcision des analyses psychologiques, le charme des vocations

    potiques. (Remacle, p. 119)

  • A la recherche du temps perdu fait apparatre selon Remacle notre monde mental comme

    un monde ferique qui possde sa propre vie. Ce monde est constitu de la mmoire (et

    de son opposant: loubli), de lhabitude, du sommeil et des rves. Elle observe que

    Proust les dcrit laide de comparaisons qui dvoilent le fonctionnement de ces

    phnomnes jusque dans leurs plus fines nuances, ce qui fait un effet potique. Par

    exemple, il personnifie lhabitude en la nommant une amnageuse habile mais bien

    lente. De mme, la comparaison de loubli avec un lion rend sensible le sentiment

    incommode que provoque loubli dans notre esprit:

    Et mon amour qui venait de reconnatre le seul ennemi par lequel il pt tre

    vaincu, loubli, se mit frmir, comme un lion dans sa cage o lon la enferm a

    aperu tout dun coup le serpent python qui le dvorera. (RTP III, p. 447)

    Le cinquime thme potique relev par Remacle, le monde, concerne, lopposition

    des thmes prcdents, non pas un domaine intrieur, mais un domaine extrieur.

    Comme les autres dcouvertes, la dcouverte du monde mythique de laristocratie

    saccomplit dans lme du hros selon le processus dune exaltation croissante, pour

    retomber ensuite devant la rvlation dcevante du rel. Dans la peinture du monde

    cest encore lacuit psychologique qui se mle une finesse dobservation.

    Remacle dit que leffet potique provient dune part de la conception ptrie de

    rve et de merveilleux du monde, et dautre part des vocations de salons, de soires

    et de toilettes pleines dimages et de lyrisme (Remacle, p. 129). Le charme du mythe

    des Guermantes sexprime dj dans la faon dont le narrateur conoit le nom de

    Guermantes, qui rvle pour lui le mystre des temps mrovingiens dans la lumire

    orange qui mane de cette syllabe: antes (RTP I, p. 171) et qui est dtermin pour

    une grande partie par linaccessibilit de ce monde. Cest une posie faite dinconnu, de

    rve et de souvenir, dit Remacle.

    Dautre part, il y a les aspects extrieurs du monde dont la beaut et la

    distinction offrent de nombreux thmes dvocations potiques, comme le montre

    Remacle. Elle donne lexemple de lblouissante soire lOpra, rendu potique par

    une extraordinaire mtaphore (soutenue durant plusieurs pages) qui habille la salle de

    spectacle en un lumineux domaine sous-marin, anim par le monde ferique des

    divinits mondaines. Elle relve aussi les descriptions de toilettes qui non seulement

    tmoignent dune connaissance minutieuse de la mode, mais qui sont galement pleines

    de trouvailles dimagination originales.

  • Le dernier thme potique est le merveilleux du quotidien. Remacle analyse

    comment Proust sait nous montrer la magie des choses communes, la beaut des choses

    usuelles, et des sujets emprunts la ralit quotidienne qui reparaissent comme des

    leitmotifs musicaux chantant la posie insouponne de la vie de tous les jours,

    comme le thme des noms propres (de lieux et de personnages), les modestes

    sensations provoques par des odeurs et des bruits qui fixent dans la mmoire des

    circonstances, des sentiments et des penses quelles accompagnent. Pour Remacle

    cette foule de sensations forme ensemble une criture impressionniste.

    Enfin, elle note que Proust met en jeu son talent descriptif pour des vocations

    dintrieurs, soit des intrieurs quil surprend, comme certains peintres hollandais

    (comme Vermeer), par une fentre ouverte ou travers une vitrine claire dune

    demeure inconnue, soit des chambres o il a dormi, o il a pass les heures les plus

    intimes de sa vie en dormant, en rvant ou en souffrant et qui se sont imprgnes de la

    vie sentimentale quelles ont abrite. Plus que tous les autres, le thme du quotidien a

    selon Remacle mis en valeur la puissance potique du langage proustien:

    De ces objets souvent dpourvus de beaut et dintrt, de ces riens offerts la

    sensibilit, son imagination, sa culture, le pote fait des ralits pleines de

    charme grce de suggestives alliances de mots, grce des mtaphores, des

    comparaisons neuves, grce des constructions de phrases subtilement

    rythmes, enfin grce la magie dun style riche, original et potique. (Remacle,

    p. 146)

    Remacle insiste sur limagination originale et la sensibilit exalte, qui sont son avis

    les facults matresses de Proust, avec lesquelles il traite ces principaux thmes

    potiques.

    A lopposition de lanalyse thmatique de la posie dans la Recherche, qui a un

    caractre assez gnrale, lanalyse de Remacle des moyens techniques est plus prcise

    parce quelle donne plus de place au particulier. Il est dommage que Remacle fasse une

    sparation si stricte entre forme et contenu dans son tude du potique dans loeuvre

    de Proust. Si elle avait su unir forme et fond, thmes et style (comme lexige dailleurs

    lesthtique de Proust mme) son analyse des thmes aurait pu tre plus profonde, et

    lanalyse des procds stylistiques moins technique et moins sche. Cest que nous

    sommes davis que ni lun, ni lautre peuvent tre potiques en soi. Si les moyens

    techniques propres la posie sont vides de sens, ils ne peuvent pas tre potiques, et

    inversement, des thmes susceptibles dvelopper potiquement ne le deviendront

  • quau moment o ils sont traits dans un style potique. La posie nat justement dans

    la fusion de forme et de contenu. Cest comme un colle deux composants, qui ne

    collent pas sparment, mais qui une fois mis en contact lun de lautre, font un effet

    trs fort.

    Remacle traite trois niveaux de style chez Proust: la syntaxe, le vocabulaire et

    les images. La particularit proustienne la plus saillante quelle relve est la phrase

    longue o senchanent et senchevtrent de multiples propositions surcharges

    dpithtes, de complments et de parenthses (Remacle, p. 149). Dans ses phrases

    sinueuses Proust rconcilie loriginalit et le respect des conventions, du bon usage, dit

    Remacle. Proust tait davis que chaque crivain est oblig de se faire sa langue, et quil

    peut pour cela avoir recours une syntaxe lgrement dformante.

    Remacle tudie quelques phrases-types et essaye de dcouvrir en quoi leur

    structure concourt produire un effet potique. son avis, cet effet drive du sens de

    la phrase plutt que de sa forme. Cest une vision discutable, car il y a maintes

    exemples de phrases dont leffet potique serait entirement perdu si elles taient

    formules diffremment (par exemple dnues de leurs allitrations ou de leur rythme).

    Remacle explique elle-mme dans lanalyse dune phrase que la construction de la

    phrase tend pouser la ligne de la pense, ce qui nous semble tre lessence des

    phrases potiques: un accord entre forme et contenu.

    Elle montre comment la longueur des phrases peut servir chez Proust analyser

    de faon trs prcise, laide de subordonnes et de dterminants, un mouvement ou

    une impression. Un bon exemple est une phrase qui dcrit les phrases musicales de

    Chopin, au long col sinueux et dmesur, [...] si libres, si flexibles, si tactiles [...] qui

    imite par diffrents procds techniques au moyen du langage le mouvement des

    phrases de Chopin (RTP I, p. 331). Le rle des structures syntaxiques souligne donc la

    valeur des mots.

    Remacle inventorie beaucoup de procds techniques: rptitions (dans la

    phrase cite: si libres, si flexibles, si tactiles), successions dadjectifs (long, sinueux

    et dmesur; et dans la description du son de Parme: compact, lisse, mauve et

    doux), la sparation du verbe et de son sujet par des propositions subordonnes ou

    des complments circonstantiels, comme dans: [...] quavaient dans les vases et les

    jardinires de son salon, / prs du feu allum, / devant le canap de soie, les fleurs [...] (RTP I,

    p. 426; Remacle, p. 158), ou des inversions du sujet et verbe.

    Une autre caractristique releve par Remacle est lusage frquent de

    parenthses, par des tirets ou des virgules, pour placer lune apres lautre les multiples

    complments circonstantiels, appositions et dterminations avec lesquels il toffe ses

  • phrases. Lnumration, souvent sous forme de rectification, est selon Remacle un

    moyen par lequel Proust sait voquer, dans un mlange dlments disparates, de faon

    intgrale un moment avec toutes ses nuances.

    Un autre moyen est form par les nombreuses propositions comparatives et

    conscutives, dans lesquelles Proust profite de la valeur intensive des adverbes si,

    tant... pour rendre dans toute sa force une qualit ou une motion: mais si mince, si

    rose quelle semblait seulement raye sur le ciel par un ongle [qui...] (RTP I, p. 63)

    (notez encore la rptition). Remacle note aussi que chez Proust la dtermination (qui

    est donc souvent place en succession) a souvent la forme non pas dadjectif, mais de

    participe (surtout participe prsent) plac en apposition, comme: nous discernmes,

    peine spars du lumineux azur, / sortant des eaux, roses, argentines, imperceptibles, les

    petites cloches [...] (paralllisme dans les deux participes et dans les trois adjectifs).

    Selon Remacle laccumulation de dterminations est un phnomne typiquement

    proustien, quelle appelle groupes ternaires. Elle observe que Proust utilise rarement le

    substantif isol, mais ltoffe prfrablement laide dadjectifs ou de complments

    dterminatifs qui sont le plus souvent composs de trois (mais aussi de deux ou mme

    de quatre termes; par exemple dans le cas des adjectifs pour dcrire le nom de

    Parme), mais le plus souvent de trois termes. Un autre exemple de ce procd est la

    phrase suivante:

    [...] Albertine qui entra souriante, silencieuse, replte, contenant dans la plnitude

    de son corps, prpars pour que je continuasse les vivre, venus vers moi, les

    jours passs dans ce Balbec o je ntais jamais retourn. (RTP II, p. 350-351)

    Remacle note que Proust se sert de ces groupes ternaires avec une telle constance que

    notre esprit finit par attendre ce mouvement ternaire et quil se trouve navement

    satisfait lorsquil voit apparatre le troisime terme (p. 170). Ces groupes ternaires

    crent de longues expressions riches et nuances aptes recevoir une valeur potique,

    qui est parfois intensifie par des allitrations entre les mots (cette murmurante

    manation mystrieuse). Proust utilise ainsi la disposition des lments de la phrase

    pour ajouter la puissance suggestive en donnant la phrase rythme et musicalit.

    En ce qui concerne le vocabulaire, Remacle se demande sil existe un vocabulaire

    essentiellement potique. Elle constate que la prose de la Recherche nest pas une prose

    proche du langage oral, mais une prose savante, crite. Cela se manifeste par exemple

    dans le recours au vocabulaire spcialis (comme la description dune robe laide de

    mots de couturire), il nhsite pas utiliser des mots comme dittique, protozoaire,

  • ostriculture. Mais en mme temps il chrit le vocabulaire des domestiques. Il aime

    citer textuellement Franoise, la domestique, pour affirmer son tendre respect pour

    toutes ces expressions qui rendent savoureux le langage des humbles (cit dans

    Remacle, p. 177).

    Remacle donne aussi une place importante au vocabulaire mtaphorique. Elle

    dit que Proust utilise souvent le procd potique de donner une apparence concrte

    aux notions abstraites, de faon ce que termes concrets et non concrets soient

    inextricablement mls. Proust vite la nudit des termes abstraits; il les emploie

    volontiers (comme le temps, lamour, le bonheur, souvent crits en majuscule), mais

    les habille usuellement en les entourant de termes concrets, ou en les personnifiant,

    comme lhabitude: qui venait de me prendre dans ses bras et me portait jusqu mon

    lit comme un petit enfant (RTP I, p. 115). Remacle note aussi que dans les pithtes

    des groupes ternaires mentionns plus haut, un des termes est presque toujours non

    concret (par exemple une intonation limpide et dsenchante et mouvant et prcieux

    incendie). Dautre part, il emploie relativement beaucoup dadjectifs dsignant des

    impressions sensibles, comme des notations de couleurs, de formes et de parfums.

    Remacle rappelle que loeuvre de Proust fourmille de comparaisons et

    mtaphores originales et labores. Proust termine souvent ses vocations par une

    comparaison ou par une image largement dveloppe. Elle indique que Proust choisit

    de prfrence des comparaisons et des mtaphores tonnantes, destines accrocher

    lintrt et renforcer limpression. Ces images insolites suggrent une ralit imprvue

    qui ne parat nullement compatible avec lobjet considr. Par des images si loignes

    de la perception initiale, Proust veut nous faire sentir plutt que voir, dit Remacle (p.

    185). En plus, le rapport tabli entre deux images premire vue incompatibles nous

    tonne, provoque en nous un choc qui correspond la sensation que le pote veut

    rendre. Elle rappelle que pour Proust, ainsi que pour certains potes (comme Valry) la

    mtaphore tait le procd potique par excellence. Cest une vision assez commune,

    quexpriment dans ce contexte aussi Bonnet et Tadi.

    Pour finir, Remacle note que les mtaphores de Proust ont souvent un caractre

    mtamorphosique, inspir sur le style impressionniste dElstir, dont le narrateur de la

    Recherche dit: [d]ans ses marines, je pouvais discerner que le charme de chacune

    consistait en une sorte de mtamorphose des choses reprsentes, analogue celle

    quen posie on nomme mtaphore [...] (RTP I, p. 835). Cette mtamorphose se traduit

    non seulement en la transposition visuelle, dans des images (comme la description de

    la mer en des termes Alpestres), mais aussi en des synesthsies, la transposition

    auditive sur le plan visuel (le roucoulement iris, fleur sonore). Ainsi, les mtaphores

  • de Proust ne sont pas seulement des ornements potiques selon Remacle, mais ils

    accomplissent une fonction essentielle dvoquer une impression toute personnelle.

    Elles illustrent donc que le potique peut complter lintention romanesque.

    3. Jean Milly, Le Style de Marcel Proust et La Phrase de Proust

    Jean Milly a profondment tudi le style de Marcel Proust, surtout dans Le Style de

    Marcel Proust (1970) et La Phrase de Proust (1975). Dans ces livres il analyse les

    conceptions de Proust propos du style (son propre style et le style dautres crivains)

    et les caractristiques stylistiques de son oeuvre. Les deux, lesthtique et les

    caractristiques stylistiques, contiennent des lments qui sont proches de la posie, et

    de l les livres forment une contribution intressante dans ce contexte. Nous traiterons

    dabord Le Style de Marcel Proust, qui parle surtout de la potique de Proust et de ses

    prfrences de lecture, pour passer ensuite La Phrase de Proust, qui contient des

    analyses stylistiques dtailles de certains passages de la Recherche dans la lumire de

    linfluence de Bergotte et Vinteuil.

    Dans Le Style de Marcel Proust Milly note que ce qui frappe aussi bien dans les

    prfrences littraires de Proust que dans ses conceptions sur la littrature, cest

    limportance de la forme. Dans ses lectures de jeunesse dj Proust sintresse plus au

    plan formel quau plan du contenu de livres:

    Ce que nous constatons de frappant dans les ractions de cet enfant, cest

    quelles sont beaucoup plus inspires par la forme que par le contenu des

    lectures. (Milly 1970, p. 4)

    Milly indique que plus tard, dans ses activits de critique, les crivains qui lui tiennent

    le plus coeur et avec qui il se reconnat un lien de parent sont dabord les potes

    Chateaubriand, Nerval et Baudelaire, qui tous trois tiennent largement compte des

    valeurs irrationnelles (Milly 1970, p. 27) et puis les romanciers Balzac et Flaubert,

    contre qui il a nanmoins des rserves (dans Chroniques (1927) il reproche Balzac

    dtre trop proche de la ralit sans la transformer et il reproche Flaubert labsence de

    mtaphore).

    Dans ses rflexions sur le style, Proust accorde aussi une grande importance

    la forme, dabord au niveau de la phrase. Milly montre que travail sur la langue, la

    correction grammaticale et laisance de la syntaxe sont fondamentales pour Proust. On

  • pourrait remarquer ce propos que le souci extrme du langage soign jusque dans les

    dtails le rapproche du travail du pote. Milly indique quen ce qui concerne la langue

    et les fondements grammaticaux Proust est puriste et conservateur, tandis quen ce qui

    concerne lusage littraire de la langue il est rsolument novateur et anticonformiste

    (comme la constat Remacle aussi). Cela semble paradoxale, mais pour Proust, qui

    considre la langue comme une chose qui nexiste pas en dehors des crivains, les deux

    vont ensemble, comme on peut le lire dans une lettre de Proust Mme Straus:

    Les seules personnes qui dfendent la langue franaise [...] sont celles qui

    lattaquent. Cette ide quil y a une langue franaise, existant en dehors des

    crivains quon protge, est inoue. Chaque crivain est oblig de se faire la

    langue, comme chaque violoniste est oblig de se faire son son. (cit dans Milly

    1970, p. 71)

    Cette obligation de se faire son son exprime la deuxime caractristique de

    lesthtique de Proust: limportance de loriginalit. Cest loriginalit, le propre son, qui

    pousse lcrivain innover la langue, crer sa propre langue. Proust exige de lcrivain

    quil innove la langue pour sexprimer, et quil invente en quelque sorte son propre

    langage. Milly cite une lettre Mme Straus dans laquelle il dit:

    Je ne veux pas dire que jaime les crivains originaux qui crivent mal. Je prfre

    - et cest peut-tre une faiblesse - ceux qui crivent bien. Mais ils ne commencent

    crire bien qu condition dtre originaux, de faire eux-mme leur langue.

    (cit dans Milly 1970, p. 71)

    Cest que, comme Milly indique, pour Proust le style nest nullement un enjolivement ou

    une question de technique, mais lessence mme de loeuvre. Milly nous montre que

    dans lesthtique de Proust, la forme et le contenu font un. Proust est davis, comme le

    montre Milly, que la valeur de la littrature nest nullement dans la matire droule

    devant lcrivain, mais dans la nature du travail que son esprit droule sur elle (cit

    dans Milly 1970, p. 41). Dans la prface de la traduction de la Bible dAmiens de John

    Ruskin Proust dit que [l]e fond des ides [est] toujours dans un crivain lapparence,

    et la forme, la ralit, une remarque dont on sattendrait plutt chez un pote que chez

    un romancier (cit dans Milly 1970, p. 77). Cest que lharmonie entre le fond et la

    forme est un aspect qui se prsente le plus pleinement dans la posie. Pour Proust, la

    forme est le contenu, parce quelle exprime la vision personnelle de lcrivain:

  • [L]e style pour lcrivain, aussi bien que la couleur pour le peintre, est une

    question non de technique mais de vision. Il est la rvlation, qui serait

    impossible par des moyens directs et conscients, de la diffrence qualitative

    quil y a dans la faon dont nous apparat le monde, diffrence qui, sil ny

    avait pas lart, resterait le secret ternel de chacun. (RTP III, p. 895)

    Proust exige donc de lcrivain un style original qui rvle sa propre vision, mais non

    pas dans lextrmit. Il rejette lhermtisme, comme il a expos entre autres dans lessai

    Contre lobscurit, dans Chroniques (1927). En ce qui concerne son propre style, Milly

    indique que Proust se dveloppe toute sa carrire entre les deux ples de loriginalit et

    lintelligibilit.

    A ct de la primaut de la forme et de loriginalit, la troisime caractristique

    majeure de lesthtique de Proust selon Milly est le rle de la mtaphore. Il dit que selon

    Proust, la ralit artistique consiste au fond dans le rapport tabli entre deux objets,

    deux ides ou deux sensations, et par consquent, lacte artistique essentiel est de les

    mettre dans la prsence lun de lautre. Proust le dit la fin de la Recherche, dans Le

    Temps retrouv, dans la phrase suivante (qui est souvent cite parce quelle est cruciale

    pour lesthtique de Proust):

    On peut faire se succder indfiniment dans une description les objets qui

    figuraient dans le lieu dcrit, la vrit ne commencera quau moment o

    lcrivain prendra deux objets diffrents, posera leur rapport, analogue dans le

    monde de la science, et les enfermera dans les anneaux ncessaires dun beau

    style [...]. (RTP III, p. 889)

    Comme on la dj vu chez les autres auteurs qui traitent le ct potique de loeuvre

    de Proust, limage (la mtaphore) est considre comme un moyen appartenant la

    posie. Bien sr, la mtaphore nappartient pas exclusivement au domaine de la

    posie, et on la rencontre aussi dans des romans ou dans dautres textes. Mais la place

    privilgie que la mtaphore occupe dans loeuvre de Proust aussi bien que dans son

    esthtique, la frquence et la mesure dlaboration de la mtaphore proustienne sont

    assez exceptionnelles et elle rapproche cette oeuvre notre avis considrablement de la

    posie. Pour Proust, le rapport entre deux choses dans une mtaphore est crucial dans

    la littrature. On pourrait dire que pour Proust il en est ainsi: sans rapport tabli, pas

  • de mtaphore; sans mtaphore, pas de style; sans style, pas doeuvre dart. Toute son

    esthtique est donc bti autour dun lment essentiellement potique.

    En parlant de la nature de la Recherche Milly constate que le roman proustien

    repose sur deux bases essentielles: dune part lvocation dexpriences personnelles

    fondamentales (les rminiscences involontaires et les impressions) et dautre part la

    recherche de lois psychologiques gnrales. Pour Milly, les rminiscences et les

    impressions forment ensemble le fond potique de la Recherche. Elles modifient la

    structure du rcit dans la mesure que la continut est remplace par la succession de

    moments qui ne sont pas relis par la dure, mais par lassociation personnelle (surtout

    dans Combray), selon la logique de la mmoire qui nous fait sauter dun fait

    chronologique lautre.

    Au niveau de la phrase Milly constate que Proust naime pas les phrases

    courtes. Il prfre les phrases longues parce quelles favorisent lanalyse de nuances

    complexes. Ces phrases longues doivent nanmoins tre dbarasses dlments

    inutiles; Proust prfere avant tout la concentration, mme dans la longueur (cit dans

    Milly, p. 118). Il rejette les phrases dont lampleur est factice et due des symtries de

    pure forme, sans rapport avec lexpression ncessaire de la pense.

    Milly est davis que lart de Proust est beaucoup plus orient vers la phrase que

    vers le mot isol, parce quil exprime les impressions subjectives par des chanes

    dassociations. Cependant, les mots ont aussi une certaine importance stylistique.

    Milly note que celle-ci rside le plus clairement dans la valeur sonore des noms propres,

    mais dautres mots peuvent aussi recevoir chez Proust une dignit potique. En se

    plaant sur le point de vue du pote, Proust tire de leurs sonorits, de leurs rsonances

    tymologiques et de leur situation contextuelle de multiples et riches vocations, dit

    Milly. Lattrait rside en particulier en des noms de lieux (Parme, Florence, Balbec) et

    en les noms de familles illustres (Guermantes).

    Milly montre aussi que Proust manifestait dans certains crits une conscience

    prononce des puissances vocatrices du mot. Dans une lettre la jeune pote Marie

    Nordlinger il lui donne un conseil qui manifeste une grande tendresse lgard du mot:

    Aussi vous aimez les mots, vous ne leur faites pas de mal, vous jouez avec eux,

    vous leur confiez vos secrets, vous leur apprenez peindre, vous leur apprenez

    chanter. (cit dans Milly 1970, p. 126)

    De mme, dans Contre lobscurit Proust parle de leffet du mot sur notre sensibilit,

    qui claircit en mme temps leffet de son propre langage:

  • [C]e que chaque mot garde, dans sa figure ou dans son harmonie, du charme de

    son origine ou de la grandeur de son pass, a sur notre imagination et sur notre

    sensibilit une puissance dvocation au moins aussi grande que sa puissance

    de stricte signification. Ce sont des affinits anciennes et mystrieuses entre

    notre langage maternel et notre sensibilit qui, au lieu dun langage

    conventionnel comme sont les langues trangres, en font une sorte de musique

    latente que le pote peut faire rsonner en nous avec une douceur incomparable.

    Il rajeunit un mot en la prenant dans une vieille acceptation, il oscille entre deux

    images disjointes des harmonies oublies, tout moment il nous fait respirer

    avec dlices le parfum de la terre natale. (cit dans Milly 1970, p. 125-126)

    Ces noncs sur le mot potique nous donnent en effet limpression dune sensibilit

    des puissances vocatives du mot exceptionnelle, et qui nous donnerait croire que

    cest un pote qui parle. Milly constate que, mme si le mot nest pas lessentiel dans le

    style de Proust, il possde nanmoins ses yeux une certaine valeur esthtique par ses

    qualits potiques et son emploi mtaphorique, bref par des associations dides,

    dimages et de sonorits.

    Un autre aspect que Milly a relev dans le style de Proust et qui se rapporte au

    ct potique de son oeuvre est linfluence dautres arts sur lart du narrateur de la

    Recherche. Milly note que dans la Recherche, le peintre Elstir et le compositeur Vinteuil

    sont les modles esthtiques principaux, et, un degr moindre, Bergotte aussi, dont

    linfluence sestompe nanmoins au cours du roman selon Milly. Cest Elstir qui

    enseigne au narrateur lart de la mtaphore, en nemployant pour la petite ville que des

    termes marins, et que des termes urbains pour la mer, dont lattrait pour le narrateur

    consiste en une sorte de mtamorphose des choses reprsentes, analogue celle quen

    posie on nomme mtaphore (RTP I, 835; notez dailleurs que Proust lui-mme associe

    la mtaphore la posie).

    Linfluence de Vinteuil se manifeste selon Milly surtout dans ladoption dun

    style musical pour dcrire la musique. Selon Milly, lcrivain utilise le droulement dans

    le temps pour imiter les phrases des grands musiciens par les inflexions de ses phrases,

    par exemple dans une phrase consacre aux phrases, au long col sinueux et dmesur,

    de Chopin, si libres, si flexibles, si tactiles [...] (RTP I, p. 331, nous reviendrons sur les

    caractristiques musicales de cette phrase dans le troisime chapitre). Linfluence de la

    musique se manifeste encore, dit Milly, dans le fait que chez les crivains quil

  • commente il se plat relever des traits musicaux et il utilise aussi des termes musicaux

    pour caractriser le style de certains personnages anecdotiques.

    Cest galement la musique qui merveille le narrateur de la Recherche dans le

    style de Bergotte. Milly indique que la joie du narrateur de la Recherche en lisant des

    romans de Bergotte, tient surtout aux caractristiques musicales de sa langue, et ensuite

    aux expressions rares, aux images, et aux notions philosophiques. Cest donc surtout le

    ct potique de loeuvre de Bergotte qui plat tant au je.

    De mme, Proust apprcie dans la ralit loeuvre de Chateaubriand (la prose)

    surtout cause dun procd musical et potique, savoir la rptition de certains

    mots une certaine distance, quil compare un cri de chouette:

    Jaime lire Chateaubriand parce quen faisant entendre toutes les deux ou trois

    pages, comme aprs un intervalle de silence dans les nuits dt on entend les

    deux notes, toujours les mmes, qui composent le chant de la chouette, ce qui

    est son cri lui, aussi monotone mais aussi inimitable, on sent bien que cest un

    pote. (cit dans Milly 1970, p. 75)

    On voit donc dans le livre de Milly que les prfrences de Proust, aussi bien que ses

    propres ides et sa pratique de la littrature rvlent un got littraire qui est proche de

    la posie.

    La Phrase de Proust

    La Phrase de Proust (1975) recouvre en partie les observations faites dans Le Style de

    Marcel Proust (surtout en ce qui concerne linfluence de Bergotte et de Vinteuil), et nous

    nous bornerons ici quelques observations complmentaires qui prcisent le caractre

    potique du langage proustien. Le livre recherche linfluence du style de Bergotte et de

    Vinteuil sur les caractristiques de la phrase proustienne. Pour Milly la phrase de

    Proust se caractrise par sa structuration potique, qui se place un autre niveau, o

    ne se sparent pas la forme et le sens, ce qui rapproche le style de Proust de la posie

    (Milly 1975, p. 5).

    Milly analyse linfluence de Bergotte et de Vinteuil sur le style des phrases de

    Proust. Linfluence de Bergotte (qui reprsente en ralit selon Milly un mlange de la

    posie symboliste et de lcriture de Chateaubriand) se manifeste dans la musicalit et

    dans la cohsion de lcriture par ltablissement de chanes phoniques et des rythmes

    accentuels et syllabiques. Le style de Bergotte, selon ce quen a pu relever Milly partir

  • des rares phrases cites, se caractrise avant tout par la musicalit: Tout est musique

    dans sa prose, crit Milly propos du style de Bergotte (Milly 1975, p. 15). Cest cet

    aspect phonique qui intresse surtout le narrateur. Il associe la musicalit avec le

    caractre potique du style de Bergotte; en analysant la ressemblance entre la voix de

    Bergotte et son style crit, il dcouvre une exacte correspondance avec la partie de ses

    livres o sa forme devenait si potique et musicale (RTP I, p. 550).

    Milly relve quelques sonorits dans des citations littrales de Bergotte (par

    exemple vain songe de la vie, tourment strile et dlicieux de comprendre et daimer,

    et linpuisable torrent des belles apparences). Il constate que ces sonorits font

    parcourir les phrases par des sries dchos qui renforcent leur unit. Dautre part, elles

    crent une musicalit indpendante du sens direct; elles suscitent des rapports de sens

    entre les mots qui nen ont pas ncessairement dans la langue dnotative. Ces

    phnomnes sont gnralement considrs comme propres la posie. Milly remarque

    quils peuvent tre placs dans le cadre de la fonction potique de Jakobson, dont parle

    de faon plus labore Yves Tadi (comme on verra un peu plus loin).

    La deuxime caractristique musicale est le rythme de la phrase de Bergotte.

    Selon Milly, Bergotte a tendance lorganisation syllabique ou accentuel de vers (vain

    songe de la vie et tourment strile et dlicieux sont des hexasyllabes). Les phrases de

    Bergotte rapprochent les mots autant par leurs phonmes et par leur rythme que par

    leur puissance dvocation. Les chanes de sonorits et les rythmes sajoutent aux

    thmes dvelopps, crant ainsi une densit de signification et formant un tout

    insparable de contenu et dexpression. Cest pour cela que Milly parle dans ce

    contexte du style potique (Milly 1975, p. 37) qui relve de lanti-rcit et de la

    tendance la posie pure.

    Milly tudie un certain nombre de fragments de texte qui sont selon lui inspires

    du style bergottien. Dans ces fragments il relve surtout les allitrations, les assonances

    et le rythme, donc les caractristiques majeures du style de Bergotte. Cette analyse

    montre la richesse formelle et musicale dans le langage de Proust, et rvle son attitude

    de pote.

    Linfluence de Vinteuil (qui est selon Milly bas principalement sur la musique

    de Wagner) se manifesterait dans la variation et lexpansion, en moyen de

    duplications, et dans lagencement cyclique de motifs. Le procd de duplication se

    manifeste par un systme binaire. Milly note les nombreuses phrases construites

    partir dun tronc central qui se scinde par ddoublement en des sries de bras. Elles se

    caractrisent par des reprises (parfois grande distance), numrations deux termes,

    disjonction, exclusion, parallles et oppositions, des anaphores, comparaisons et des

  • verbes deux complments ainsi que les groupes ternaires. Le binarismese caractrise

    par le fait de rapprocher le mme et lautre.

    Les procds lis au style de Vinteuil sont nanmoins trop gnraux pour tre

    classifis potiques a priori, tandis que la musicalit (somnorits et rythme) emprunte

    (selon Milly) Bergotte est un procd plus nettement potique. Mais sans doute

    certaines phrases potiques porteront des caractristiques numres par Milly qui,

    elles aussi, attribuent la valeur rythmique de la phrase.

    4. Yves Tadi: Le Rcit potique

    Dans Le rcit potique (1978), Jean-Yves Tadi tente de cerner les caractristiques dun

    genre littraire de transition entre la prose et la posie, le rcit potique. Malgr la

    longueur de la Recherche (le rcit potique est gnralement assez court) Tadi lui donne

    un place importante parmi les rcits potiques. Tadi dfinit le rcit (il nest pas clair

    sil dsigne par l le rcit potique) comme une relation dvnements raconts et relis.

    Le rcit nest pas un genre distinct; il y a du rcit dans tous les genres littraires, dit

    Tadi (Tadi, p. 7). Il se distingue du roman par le fait que dans le rcit tout est

    subordonn au rcit, en tablissant un lien entre les vnements et les personnages. En

    plus, le rcit abandonne la complexit des personnages et lpaisseur de la dure du

    roman, des lments qui sont compenss ensuite par quelques variables comme le

    rationnel, lenchanement tragique ou la posie (Tadi, p. 7). Le rcit potique est n,

    dit Tadi, de lestompage de la vieille distinction entre les genres dans la littrature

    moderne depuis le dbut du vingtime sicle. Ainsi, Ulysse de James Joyce serait par

    exemple un roman autant quun pome. Cela vaut selon Tadi pour tous les romans:

    Tout roman est, si peu que ce soit, pome; tout pome est, quelque degr, rcit.

    (Tadi, p. 6).

    Il explique labolition des vieilles distinctions laide des fonctions de Roman

    Jakobson (dcrites dans son essai Linguistique et potique, 1960). Jakobson part de

    lide que la communication consiste en six facteurs, les fonctions du langage, qui

    peuvent tre accentus dans diffrentes sortes de texte. Selon Jakobson le langage parl

    et le langage crit, voire littraire, sont spars par le dosage de fonctions. Dans la

    fonction motive, laccent est sur le destinateur, alors que dans la fonction conative il

    est sur le destinataire. Dans la fonction rfrentielle, laccent est sur le contexte du

    message, et dans la fonction potique laccent est sur le message mme. Ensuite, il y a

  • deux fonctions moins importantes, la fonction mtalinguale qui met laccent sur le code,

    et la fonction phatique qui met laccent sur le contact.

    Dans le prolongement de Jakobson, Tadi raisonne que les diffrences entre les

    genres littraires ne tiennent pas des oppositions brutales, comme celle entre prose et

    posie, souvent dfinie par lopposition entre vocation raliste et musique. Ces

    diffrences sont dues au contraire des rpartitions variables de fonctions. Dans la

    posie, cest la fonction potique qui domine, tandis que dans le roman raliste, cest la

    fonction rfrentielle.

    Selon Tadi, le rcit potique est essentiellement bas sur la tension entre la

    fonction rfrentielle et la fonction potique, qui reprsentent le ct romanesque et le

    ct potique. Dans la fonction rfrentielle, qui sert reprsenter, suggrer un monde

    fictif (consistant en les lments de temps, espace et personnages), laccent est sur le

    signifi, la rfrence du mot la ralit extrieure au mot; tandis que dans la fonction

    potique laccent est sur le signifiant, les caractristiques formelles du mot. La fonction

    potique attire ainsi lattention sur la forme du message mme.

    Selon Tadi, le rcit potique garde dune part le caractre fictif du roman (qui

    fait partie du ct romanesque et rfrentiel): il sagit de personnages auxquels il arrive

    une histoire en un ou plusieurs lieux. Dautre part le rcit potique contient des

    procds emprunts la posie, littralement ou transposs au plan narratif. Les

    procds potiques sont des paralllismes sonores et des figures de rhtorique, comme

    la mtaphore, qui, selon Tadi, se signale dans le rcit potique par une frquence

    analogue celle du pome. A part des moyens daction directements emprunts la

    posie, le rcit potique contient selon Tadi grande chelle des paralllismes

    smantiques. Ce sont des chos, des reprises et des contrastes qui sont les quivalents

    des assonances, allitrations et rimes de la posie, transports au niveau narratif.

    Tadi traite sparment six aspects diffrents du rcit potique: ce sont les

    personnages, lespace, le temps, la structure, la relation avec le mythe et le style. Il

    dcrit comment fonctionnent ces lments dans le genre du rcit potique en gnral et

    passe en revue quelques aspects de textes concrets. Malheureusement pour le lecteur

    qui cherche dans Le Rcit potique des rponses la question de savoir en quoi consiste

    leffet potique dans des rcits potiques, les rponses sont un peu dcevantes par le

    caractre thorique et abstrait du livre de Tadi. On retrouve ces rponses surtout dans

    les chapitres consacrs la structure et au style. Nous rendrons ici lessentiel des

    chapitres consacrs au rle des personnages, de lespace et du temps pour traiter

    ensuite de faon plus labore les chapitres sur la structure et le style (le chapitre sur

    les mythes ne contient pas dinformation relevante au sujet du ct potique).

  • En ce qui concerne les personnages, Tadi est davis quils nont pas les mmes

    possibilits dans le rcit potique que dans le roman, cause de la brivet et de la

    subordination de toute lhistoire au rcit. Cest pour cela que les personnages

    possdent moins de profondeur, moins de qualits diffrentes et moins de

    contradictions. Les personnages sont en quelque sorte morcels, pulvriss; ils nont

    pas une identit stable et arrondie: En morceaux, en petits morceaux, en tout petits

    morceaux, Tadi reprend les mots de Jules Renard (Tadi, p. 14). On voit ce

    morclement dans la Recherche par exemple dans le personnage dAlbertine qui est

    construite partir de plusieures Albertines diffrentes, et qui na pas didentit

    consistente.

    Le hros du rcit potique est selon Tadi un hros dsaffect et loign de toute

    action et dans la plupart des cas il est en quelque sorte dvor par le narrateur et son

    envahissante prsence. Celui-ci semble se donner lui-mme tout ce quil a retir aux

    tres autonomes du roman classique. Combien de rcits potiques sont crits la

    premire personne!, remarque Tad (Tadi, p. 18). Ce je est tellement au centre de

    lattention que les autres personnages finissent par tre rduits des ombres et leur

    nature dtres de langage. Il est vrai que dans la Recherche, mme si beaucoup de

    personnages passent la revue et sont souvent dcrits de faon profonde (par exemple

    Swann dans Un amour de Swann), on sent bien quil ny a quun seul personnage qui

    compte vritablement et autour duquel tout le livre est centr; cest en effet le narrateur.

    A propos de lespace Tadi sexprime en partie de faon assez abstraite et

    vague. Il enchane des remarques comme: Lespace est toujours autre, toujours

    ailleurs, et: devenu personnage, lespace a une langue, une action, une fonction, et

    peut-tre la principale, sans les expliquer (Tadi, p. 76). Tadi dfinit lespace comme

    lensemble des signes qui produisent un effet de reprsentation (Tadi, p. 48). Cest

    donc un lment rfrentiel par excellence et pour cela, dpendant de descriptions. Ces

    descriptions de lespace impliquent un arrt dans la progression linaire du temps du

    rcit.

    Dautre part, Tadi traite lespace de faon trs concrte. Il dit que lespace du

    rcit potique nest jamais neutre, et le plus souvent bnfique (rfrant au thme du

    locus amoenus), et parfois malfique. Tadi dcrit deux demeures privilgies dorigine

    potique quon retrouve frquemment dans le rcit potique: le chteau et la chambre. Il

    note que ce dernier est prsent de faon insistante dans la Recherche, entre autres dans

    une phrase extrmement longue voquant les sept chambres du pass du narrateur

    (dans Combray), une phrase que Tadi considre comme un pome en prose en soi.

    Dans cette phrase la chambre hostile (la chambre de Balbec) est la contre-preuve du

  • locus amoenus. Lhtel reprsente selon Tadi chez Proust une variante dgrade du

    chteau. Finalement Tadi constate que le rcit potique donne souvent une valeur

    potique la rue (parisienne).

    Le dernier aspect concernant lespace, cest lorganisation de lespace potique

    selon un rythme binaire. Tadi illustre cette caractristique laide de A la recherche du

    temps perdu, o les espaces sont organiss en chambres, en cts et en chemins de fer,

    et selon lalternance de la ville avec la campagne ou la mer. Parlant de la Recherche

    Tadi note enfin que chez Proust la rvlation de lcriture est lie certains paysages

    privilgis qui procurent un plaisir vif, comme le chemin des aubpines, les cloches de

    Martinville et les trois arbres de Balbec, qui imposent une organisation de lespace non

    pas seulement linaire, mais aussi verticale et paradigmatique.

    En ce qui concerne le temps, le rcit potique se caractrise avant tout par la

    discontinuit. Cest un aspect quon reconnait immdiatement dans la Recherche, o la

    chronologie est remplace par la logique de la mmoire et de lassociation personnelle.

    La chronologie est remplace dans le rcit potique par la rptition (paralllisme), de

    faon ce que le rcit potique (selon Tadi) prenne la forme dun cercle, ou plutt

    dune spirale, qui reprsente la fois la rptition et la progression. Cest ce qui amne

    Tadi appeller ces rcits des livres-escargots, dont la coquille senroule sur elle-

    mme en mme temps quils progressent doucement (Tadi, p. 11).

    Un autre trait essentiel du rcit potique concernant le temps est selon Tadi le

    culte de linstant provenant des lois de la dure potique (Tadi, p. 10). Comme la

    posie, le rcit potique veut triompher du temps par lvocation des moments heureux

    et il est ainsi au service dune qute dinstants privilgis. Il trouve ces instants

    privilgis surtout dans les origines de la vie, de lhistoire et du monde (Tadi, p. 85),

    et notamment dans lenfance, un thme qui a un intrt particulier dans le rcit

    potique. Lenfance reprsente la naissance de lindividu et une dure qui ne passe pas,

    et en plus elle reprsente la magie de la premire fois, qui a une certaine valeur

    potique.

    En ce qui concerne la structure du rcit potique, Tadi lui attribue une double

    nature: elle est prosaque et potique la fois. Elle est prosaque, cest dire

    horizontale et linaire, en ce quelle relie les diverses tapes de lodysse du hros

    travers les espaces et les instants. En deuxime instance la structure est potique,

    verticale et isotopique, parce quelle est btie partir de segments avec une pluralit de

    significations superposes. Ces segments se font cho dans une srie de comparaisons

    ou mtaphores structurelles, ce qui rend aussi le texte dans son entier isotopique.

  • En utilisant la fois des ressources de la prose et celles du pome pour la

    structure, le rcit potique dilue deux types de contrainte: dune part il est moins tenu

    lenchanement linaire du roman, et dautre part il est libr de la versification du

    pome. Lenchanement linaire propre au roman est devenu moins urgente dans le rcit

    potique parce quil est compens par des ingrdients littraires provenant de la

    posie. Si le fil de lhistoire, lintrigue, perd de son intrt, il est en partie remplac par

    la prsence dun lment que Tadi appelle la force dattraction centrale, la cohsion

    nuclaire (Tadi, p. 138). Ce facteur de cohsion est form par des paralllismes

    dlments analogues. Les paralllismes nexistent pas pour eux, mais servent attirer

    lattention du lecteur par la forme du message, la matrialit du texte.

    Tadi observe que la structure du rcit potique est plus proche de lunit,

    lharmonie et le fondu du pome que de lhtroclite du roman; ils ne se proposent pas

    dexplorer la totalit du monde mais suivent un sentier travers bois (Tadi, p. 11).

    Cest pourquoi il propose de lire le rcit potique comme un pome, comme un objet

    construit partir de paralllismes. Ces paralllismes smantiques compensent

    laffaiblissement des paralllismes phoniques par rapport au pome. Ils sont bass sur

    les mmes principes fondamentaux que loeuvre musicale, dune part par la tendance

    la rptition, et dautre part par le rythme de tension suivie de dtente. Pour Tadi, la

    Recherche est en particulier un texte qui ncessite dtre lu non seulement

    prosaquement, mais qui exige une lecture potique ct.

    Le rcit potique a donc une structure rythmique, qui sexprime dans les

    rptitions, le retour des mmes scnes, de phrases et de mots qui crent des rimes

    intrieures. Certains rcits sont construits selon un modle circulaire: ceux, parmi

    lesquels aussi la Recherche, dont la fin recouvre exactement le commencement. La

    fonction de cette structure circulaire est dabolir le temps, de nier lintrigue en fermant

    sur lui le monde dune enfance morte (Tadi, p. 119).

    Le dernier aspect trait par Tadi est le style du rcit potique. Cest ici, dans le

    traitement de la langue, quil indique le plus concrtement et le plus prcisment par

    quels moyens cette espce particulire de prose utilise ou remplace les moyens par

    lesquels la posie agit sur la sensibilit, la perception, limagination des lecteurs, qui

    est en ses propres mots le but du livre de Tadi (Tadi, p. 188). Tadi lui-mme

    reconnat que cest en effet le traitement du langage qui caractrise dabord le rcit

    potique:

    Ni la conception des personnages, ni celle du temps, ou de lespace, ou de la

    structure ne sont une condition suffisante: la densit, la musicalit, les images ne

  • manquent au contraire jamais, et peuvent aller jusqu limpression quouvrir ces

    rcits cest lire de longs pomes en prose. (Tadi, p. 179)

    Selon Tadi le rcit potique utilise les deux grands moyens potiques: la densit

    sonore et la puissance imageante. Leffet de ces moyens potiques peut aller jusqu

    faire ressembler les rcits potiques de longs pomes en prose. Pour pouvoir unir la

    tendance musicale et imageante avec le but du rcit qui est de raconter une aventure

    arrive quelques tres de papier, le rcit potique contient des moments a-

    chroniques o le rcit sarrte, dcrit ou rcapitule, et qui permettent lenvol de la

    mlodie. Cest l quon peut constater concrtement la tension entre la fonction

    potique et la fonction rfrentielle, la friction entre la ncessit de la progression

    linaire appele par la fiction et les arrts o le rcit revient sur sa propre formule

    (Tadi, p. 186).

    Les sonorits (allitrations, assonances et rythme des phrases) et les images

    (comparaisons et mtaphores) sont donc selon Tadi les ingrdients principaux du

    langage potique du rcit potique. La musicalit tablit des paralllismes au niveau du

    signifiant, et il pose ainsi des rapports entre des mots qui nen ont pas ncessairement

    dans la langue dnotative (puisque la forme du signe est arbitraire). Ainsi, la

    convergence des sens pallie la divergence des sons, lopposition du rcit non-

    potique, o les sens et les sons la fois divergent.

    Tadi note que limage impose une parallellie des signifis en ouvrant un

    ventail de connotations (sans que le lecteur soit requis de choisir entre elles, comme

    dans la posie). En plus elle est lun des moyens dintroduire dans le texte une srie

    dlments qui ne sont pas amens par la logique de la narration. Car chaque fois

    quune comparaison ou une mtaphore est introduite, le temps du rcit arrte

    ncessairement de couler. Laction de lhistoire fictive sarrte un moment pour donner

    de la place la liaison statique de deux choses diffrentes (cest une constatation

    quon a rencontr galement chez Bonnet). Enfin, Tadi rsume la double nature du

    rcit potique en disant: le pome transforme le monde en posie; le rcit potique en

    prose suggre, lui, un monde potique (Tadi, p. 195).

    En guise de conclusion on peut constater que les cinq livres traits ouvrent chacun des

    perspectives diffrentes sur laspect du potique dans loeuvre de Proust. L o Bonnet

    tudie le thme de la distinction entre prose et posie dans le sens le plus large

    possible, Remacle se concentre uniquement sur la Recherche en y relevant les thmes et

    les techniques formelles qui contribuent selon elle leffet potique. Milly fait en partie

  • la mme chose que Remacle dans son analyse des principaux procds stylistiques

    proustiens, quil tudie sous langle de linfluence de lcrivain-modle Bergotte et du

    compositeur Vinteuil. En plus, il inventorie les diffrents lments de lesthtique

    proustienne, qui comporte bien des tendances proches de celles du pote. Tadi

    approche le ct potique de la prose telle que la Recherche du point de vue

    structuraliste, en dfinissant le rcit potique comme un genre de mlange dingrdients

    prosaques et potiques bas sur la tension entre la fonction rfrentielle et la fonction

    potique.

    Dans la suite nous tudierons de plus prs, laide dexemples concrets, le

    fonctionnement du langage potique de Proust dans des passages concrets. cette fin

    nous utiliserons la rcolte des observations inventoris dans ce chapitre, dont nous

    selectionnerons dabord les lments qui nous paraissent valables dans un bref chapitre

    de synthse.

  • Chapitre II

    Synthse de ltat prsent de la critique

    Dans ce chapitre de synthse nous rsumons les lments utilisables avancs par les

    critiques propos de leffet potique de A la recherche du temps perdu. Nous attribuons

    ici un rle primordial deux paires de notions: premirement la distinction entre

    lobjectivit romanesque et la subjectivit potique, et deuximement la distinction

    entre la fonction rfrentielle de la langue et la fonction potique.

    La distinction entre la tendance potique et la tendance romanesque par la

    paire de notions de subjectivit versus objectivit est faite explicitement par Henri

    Bonnet. Nous rappelons que lobjectivit telle que Bonnet la conoit se manifeste dans

    lvocation dune ralit (fictive) qui engendre des personnages qui excutent des

    actions dans le temps et dans lespace (qui correspond la notion de mimesis,

    limitation de la ralit), alors que la subjectivit rend compte des impressions

    subjectives des phnomnes dans la ralit sur une instance subjective. Lobjectivit

    met laccent sur les vnements, alors que la subjectivit met laccent sur leffet de ces

    vnements sur un individu.

    Dans les textes des autres critiques on rencontre la mme distinction, mme si

    ne soit pas toujours formule explicitement. Elle est prsente par exemple dans la

    tension entre la tendance raliste (ralisme psychologique) et la tendance potique

    quobserve Madeleine Remacle. Le ralisme psychologique de Proust peut selon elle

    aboutir des passages potiques parce quil ne sagit pas chez Proust dune ralit

    objective, mais dune ralit intriorise, donc subjective. Elle rappelle que selon Proust

    limage de la ralit est toujours une interprtation personnelle. Dans la Recherche les

    vnements ne sont pas dcrits selon une existence objective ou une succession

    chronologique, mais selon la mmoire dun je, autour duquel tout le roman est

    construit. La posie complte ainsi lintention raliste.

    Cette distinction entre la description objective dun monde extrieur et

    lvocation dimpressions personnelles correspond la distinction entre deux

    traitements diffrents de la langue, que Bonnet et Tadi expliquent partir de la

    diffrence entre la fonction rfrentielle et la fonction potique formules par Jakobson.

    Tadi observe que la prose potique (le rcit potique) est base sur la tension entre ces

    deux fonctions. La fonction rfrentielle sert voquer un monde objectif, tandis que la

    fonction potique met en jeu des particularits linguistiques pour pouvoir voquer les

    impressions subjectives.

  • Les particularits du langage potique dans la prose sont selon Bonnet et Tadi

    lutilisation des pouvoirs sonores et imags: le rythme, la rime (allitrations et

    assonances) et les images (surtout la mtaphore). Limportance majeure de la

    mtaphore chez Proust est gnralement reconnue par les critiques. Cest un lment qui

    rend visible de faon trs nette la tension entre le romanesque et le potique, parce

    quelle interrompt le mouvement et lcoulement du temps. Tadi distingue en plus de

    ces moyens proprement potiques des caractristiques essentiellement potiques

    transposs dans la prose, notamment les paralllismes smantiques (chos, reprises et

    contrastes), qui sont selon lui les quivalents romanesques des assonances, allitrations

    et rimes de la posie.

    Remacle et Milly mettent laccent sur la structure de la phrase proustienne. Ils

    constatent la prfrence de phrases longues qui favorisent lanalyse de nuances

    complexes. Dans les phrases longues ils relvent de multiples procds syntaxiques,

    dont les plus importants sont les rptitions et les accumulations (tous les deux

    distinguent les groupes ternaires), les subordonnes embotes (qui souvent sparent de

    loin le verbe et son sujet) et les parenthses.

    Milly traite aussi les caractristiques sonores, que Remacle ignore curieusement.

    Pour Milly les allitrations et le rythme de certaines phrases sont lis soit au style de

    Bergotte et la musique de Vinteuil (et la musique en gnral). Dautre part, Remacle

    est seule signaler le vocabulaire potique, qui est surtout li des impressions

    sensibles et aux images (la mtaphore). Elle est aussi seule rserver une place

    importante aux thmes potiques. Elle est davis que certains thmes (lart, la nature, la

    femme, le quotidien, le monde et linconscient) sont susceptibles la posie.

    La place importante que Remacle rserve aux thmes potiques provient dune

    sparation nette entre le niveau thmatique et le niveau stylistique, quon ne retrouve

    pas chez les autres critiques. Milly part de lesthtique de Proust mme, une esthtique

    dans laquelle le style reprsente la vision personnelle de lcrivain, et dans laquelle

    forme et contenu sont par consquent troitement lis. On peut en effet opposer deux

    arguments la distinction de Remacle entre thmes et style. Dabord la conception de

    littrature de Proust lui-mme refuse apparemment une telle distinction. Mais ce qui est

    peut-tre plus important, cest que le thme dit potique ne garantit nullement la

    valeur potique du passage dans lequel ce thme est trait.

    Un bon exemple pour illustrer que le thme ne suffit pas pour produire des

    passages potiques est le passage de la Madeleine (RTP I, p. 45-48), dont on

    sattendrait quelle soit potique selon le raisonnement de Remacle. Mais, bienque

    lexprience du je dans le passage de la Madeleine stimule hautement limagination, le

  • passage nest proprement dire pas potique. Si lon part de lide que l