manoel de oliveira : entretien - erudit.org · manoel cie oliveira entretien héritier à la fois...

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Document généré le 22 nov. 2018 17:22 24 images Manoel de Oliveira : Entretien Gérard Grugeau et Marie-Claude Loiselle Numéro 95, hiver 1998–1999 URI : id.erudit.org/iderudit/24311ac Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) 24/30 I/S ISSN 0707-9389 (imprimé) 1923-5097 (numérique) Découvrir la revue Citer cet article Grugeau, G. & Loiselle, M. (1998). Manoel de Oliveira : Entretien. 24 images, (95), 22–28. Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous pouvez consulter en ligne. [https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique- dutilisation/] Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. www.erudit.org Tous droits réservés © 24 images, 1998

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  • Document gnr le 22 nov. 2018 17:22

    24 images

    Manoel de Oliveira : Entretien

    Grard Grugeau et Marie-Claude Loiselle

    Numro 95, hiver 19981999

    URI : id.erudit.org/iderudit/24311ac

    Aller au sommaire du numro

    diteur(s)

    24/30 I/S

    ISSN 0707-9389 (imprim)

    1923-5097 (numrique)

    Dcouvrir la revue

    Citer cet article

    Grugeau, G. & Loiselle, M. (1998). Manoel de Oliveira: Entretien. 24 images, (95), 2228.

    Ce document est protg par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des servicesd'rudit (y compris la reproduction) est assujettie sa politique d'utilisation que vouspouvez consulter en ligne. [https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/]

    Cet article est diffus et prserv par rudit.

    rudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif compos de lUniversitde Montral, lUniversit Laval et lUniversit du Qubec Montral. Il a pourmission la promotion et la valorisation de la recherche. www.erudit.org

    Tous droits rservs 24 images, 1998

  • Manoel cie Oliveira

    ENTRETIEN Hritier la fois de Lumire et de Mlis, Manoel

    de Oliveira a travers le sicle du cinma. Mais,

    pour le plus jeune et le plus prolifique des ralisa-

    teurs portugais, le 7e art ne semble pas avoir en-

    core puis l'ventail de ses potentialits enivran-

    tes. Dans l 'blouissement hypnot ique de son

    exubrance baroque, le cinma d'Oliveira s'offre

    nous, fcond, prot i forme, comme un miroir

    sans fond dans lequel se refltent et s'panouis-

    sent l'infini les reprsentations du thtre de la

    vie. Nourrie par les autres arts (musique, littratu-

    re, peinture), la thtralit oliveirienne s'inscrit au

    cur du spectacle cinmatographique en multi-

    pl iant les mises en abme de la reprsentation

    pour mieux faire rsonner le rel et donner voir

    l'invisible. De ce surcodage vertigineux, plac sous

    le signe d'une maturit sereine, dcoule para-

    doxalement une esthtique de l'pure, une sorte

    de miraculeux voyage au dbut des images, dont

    I n q u i t u d e * , le dernier opus testamentaire du

    matre, constitue assurment le point d 'orgue.

    Rencontre avec un homme et un artiste rsolument

    contre-courant du f lot dvorant des mar-

    chandises profanes, qui tendent au jourd 'hu i

    a n n i h i l e r no t re r e g a r d pa r s imp le e f fe t de

    saturation. Manoel de Oliveira ou l 'af f i rmation

    tranquille des rituels potiques la croise de tous

    les arts. G.G.

    * Critique in 24 images, n 93-94 , automne 1998, p. 38 .

    P R O P O S RECUEILL IS PAR

    G R A R D G R U G E A U

    ET M A R I E - C L A U D E LOISELLE

    24 IMAGES: Comment en tes-vous venu la fiction dans les annes 70, aprs vous tre consacr presque exclusi-vement au documentaire pendant prs de 40 ans?

    MANOEL DE OLIVEIRA: J'ai pass 40 ans regarder le soleil... ou disons la lune... (rire), c'est moins fatigant pout les yeux. En fait, je n'avais pas l'opportunit de fai-re des fictions. Je n'tais pas aim par l'ancien rgime (NDLR: la dictature de Salazar). J'avais des difficults travailler. Je voulais abandonner le cinma. J'ai mme fait un film pour l'industrie du pain l'poque (0 Pao, 1959), pout passer le temps. Je ne voulais pas droger ma dontologie cinmatographique. C'est normal de passer du documentaire la fiction. Mais la fiction, c'est habituellement beaucoup plus chet que le documentai-re. En documentaire, il suffit d'avoir une camra. Je fai-sais mme l'oprateur. On choisit le lieu... Mon premier documentaire, justement pour que ce soit plus accessi-ble, je l'ai fait dans ma ville, Potto. Il n'y avait donc pas de problme de dplacement. J'ai invit un ami, un photographe, Antonio Mendes... j'ai film le Douro. Puis j'ai pens faire un premier long mtrage, toujours

    Porto, en faisant en sorte encore que ce soit le plus conomique pos-sible: il n'y avait pas de scnario, l'approche tait assez naturelle, il n'y avait pas d'acteurs, sauf le professeur et le commerant. Un pro-ducteur tait ptt investit dans le film. On a tourn en partie en studio. C'est Aniki-Bobo (1942). C'est le premier film que j'ai fait

    22 N ' 9 5 24 IMAGES

  • I

    f ^ .

  • M A N O E L D E O L I V E I R A

    Oui, c'est une fable. Itne Papas reprsente la Mre d'un fleu-ve. Le fleuve, c'est la vie. Mais la vie n'existe pas. Ce qui existe, ce sont les conventions, les codes. La vie s'exprime travers ces codes, et nous sommes forms ds le plus jeune ge pour reproduire ces codes. La vie comme le cinma, c'est une reptsentation... Ainsi, com-me la vie est une reprsentation, c'est impossible de toucher la vie par le cinma. En plus, la vie, c'est un instant qui est toujours pas-s, qui n'existe plus. Ot, c'est le gnie de la cration artistique que de tenter de retenit la vie. C'est la fonction de la littrature, de la peinture, de la sculpture, etc., qui conservent la vie qui passe. Pas le ct historique, mais le ct phmre des choses qui coule com-me l'eau d'un fleuve. Elle passe. Le lieu est le mme, mais l'eau n'est pas la mme.

    L'eau passe, mais elle est insaisissable. Est-ce que l'art peut arriver saisir la vie?

    Oui, mais pas la fixer... C'est la mmoire. La mmoire est quel-que chose de trs important dans l'homme. Ce don de la mmoire o tout est dans la tte. C'est un don extraordinaire. C'est pour a que le pass a une norme importance et que les scientifiques ont pouss leuts recherches jusque dans la nuit des temps. Le bon Dieu a laiss des vestiges du temps o l'homme n'existait pas pout que celui-ci les retrouve, et en garde la mmoire.

    Les personnages de la vieille femme dans Le voyage au dbut du monde et de la Mre d'un fleuve dans Inquitude sont donc en quelque sorte gardiens de cette mmoire.

    Oui, il faut passer le tmoin et dis-paratre.

    Mais la Mre d'un fleuve dit: Je n'entends plus les nouvelles gnrations. Ils sont tous pareils. On peut penser ici l'une des dernires squences de La voce dlia luna de Fellini, o des milliers de jeunes dansent dans un immense entrept, vivent dans un monde o l'indi-vidualit semble dissoute. Quand vous faites dire Irne Papas: Ils sont tous pareils, avez-vous l'impression que l'ide de l'homme est en train de se dissoudre aujourd'hui?

    Oui, se dissoudre... Mais a, ce sont les effets de la machine, de la mcanisa-tion applique massivement. Or, je crois que l'identit de chacun est la chose la plus noble qui existe. Cela va de pair avec la dignit. On ne peut tre patron de rien. J'ai offert un livre Marcello Mastroianni. C'est une histoire trs ancienne dans laquel-le un homme se voit offrir par un fermier de manger les fruits qu'il n'est pas l pour cueillir, et il refuse en disant: Je ne suis pas patron... a m'a touch. Nous ne sommes patrons de rien du tout, sauf de notre dignit. U y a une ligne d'honneur qu'on ne peut dpas-ser. Et l'identit fait partie de a.

    C'est aussi cela qui dtermine votre approche esthtique du cinma? Une certaine thique...

    Une thique, oui. Cette thique donne une ontologie pour le cinma. Je fais des essais, je vais jusqu'aux limites...

    Comment se sont imposs vous les partis pris de mise en scne que l'on retrouve dans vos derniers films: notamment le travail sur la repr-sentation, la frontalit de l'image?

    Chacun a son secret du mtiet, ou sa logique cinmatographi-que ce qui serait peut-tre plus juste qui a volu avec le temps. J'ai arrt de tourner pendant quatorze ans, puis je suis revenu au cinma avec Angelica, au dbut des annes 50, film qu'on ne m'a pas laiss tourner. (Une publication franaise va bientt sortir sur ce film, dans laquelle figurera le dcoupage.) Pendant ces annes-l, j'ai mdit beaucoup, mme si je n'ai pas film. En mme temps, la vie sociale a bien chang et le cinma volu beaucoup aussi. Rien n'est statique, mais il y a des valeurs qui restent, des valeurs morales intem-porelles. Puis, d'autre part, il y a aussi des valeurs temporelles, ce sont ces valeurs qui changent et qui parviennent presque attein-dre ces autres valeurs. Le cinma, lui aussi est dynamique.

    Depuis La divine comdie (1991), j'ai commenc d'un coup travailler en plans fixes. S'il y a un travelling, un panoramique, la camra reste fixe quand mme, parce que je crois qu'on peut accom-pagner quelqu'un avec une camra fixe. Dans un plan fixe, j'vite

    Les cannibales (1988). Jeu sur le miroir et la reprsentation.

    tout prix de changer la mise au point, parce qu'une mise au point modifie le cadrage, donc notre perception. C'est un jeu artificiel qui nous loigne de la vrit. C'est partir de ce moment que j'ai com-menc prendre conscience du cinma. Lorsque je me demande pourquoi bouge la camra, a devient une conscience du cinma. Le plan fixe est une faon de s'approcher de l'objectivit. C'est le plan neutre. C'est bon que le ralisateur s'efface. Si la camra bouge,

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  • M A N O E L D E O L I V E I R A

    4 # . A x

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  • M A N O E L D E O L I V E I R A

    Non ou la va ine g lo i re de commander (1990)

    sais pas pourquoi. C'est un moment terrible que celui du choix de la position de la camra.

    La vie est prismatique. Nous avons le pouvoir de saisir chaque ct du ptisme pout tout voir. Voyez, au football, l'arbitre ne voit pas la mme chose que vous: de sa position, il voit une faute qui n'est pas... Mettez une boule deux faces ici: l'un dit c'est blanc et l'autre dit c'est noir. Qui a raison? C'est moiti blanc, moiti noir. On peut discutet l'infini. Et nous ne savons pas, parce qu'il y a un troisi-me poste, un quatrime, un cinquime, etc.

    C'est un peu comme Gaby et Suzy dans la loge //Inquitude, qui sont l'une derrire l'autre et qui apparaissent tour tour au per-sonnage masculin. Une femme peut en cacher une autre... Le sens, la vrit se drobent constamment... Votre cinma est au-del des apparences.

    mon avis, la vrit est en dehors de la ralit. Nous ne voyons jamais la vtit. On fait des suppositions. Il y a la vrit blanche, la vtit rouge, mais la vraie vrit est en dehots...

    C'est donc chacun sa vrit, comme chez Pirandello? Oui, c'est la vrit de chacun. Nous acceptons des vrits que

    nous ne sommes pas capables de comprendre. Prenez la thorie de la relativit d'Einstein. On peut acceptet cette vrit, parce que c'est une vrit. C'est pout a que la vtit nous dpasse. Chacun vit des choses diffrentes. C'est ce qu'ont exploit les cubistes pour trou-ver la vrit: ils ont voulu montrer tous les angles. C'est une faon parmi d'autres d'y parvenir. Par contre, je crois que plus on mul-tiplie les plans, plus on s'loigne de la vtit. Et pourquoi? Parce

    qu'il y a des contradictions entre les plans. Si je suis cette logique, je choisis un seul point de vue pour la camra, comme je l'ai fait dans Le soulier de satin. La rali-t de ce point de vue, c'est celle-l. Alors je ne bouge plus, et je me trouve ainsi finalement plus pro-che de la subjectivit, parce que c'est la subjectivit relative ce point de vue unique. Je ne mon-tre pas l'ensemble d'une ralit, parce que l'ensemble suppose des millions de positions possibles.

    Vous disiez tout l'heure que l'il est subjectif et l'oreille, objective. Est-ce que c'est pour a que dans vos films le texte, et donc le son, a une telle importance?

    Non. Je choisis le texte com-me je choisis l'image. Je mets le texte que je veux. J'limine les sons que je ne veux pas, que je n'aime pas ou qui ne me conviennent pas, car le micro est, lui aussi, objectif: il prend trop de choses. Avec la camra, on peut liminer ds le

    tournage ce qu'on n'aime pas. Mais le son, c'est extrmement diffi-cile. Il faut faire un effort mcanique pour slectionner les sons. Il y a aujourd'hui des micros qui entendent tout et trs loin...

    Dans Inquitude, on remarque une trs forte prsence des mots, une qualit des silences...

    Oui, a me fait penser l'image-mouvement et l'image-temps de Gilles Deleuze. L'image est toujours fixe. Pas le son! pas la parole! Elles sont mouvement. Quand on dit d'un film qu'il est statique parce qu'il repose sur la parole, c'est une erreur. C'est tra-vers la parole, la musique, le son qu'il devient mouvement. Si on prend la photo de quelqu'un qui crie, on n'aura qu'une bouche ouverte, rien de plus.

    Il y a aussi l'interprtation des acteurs, le dbit, la faon dont les acteurs disent le texte, qui n'est jamais une interprtation psycholo-gique, psychologisante, naturaliste...

    a dpend des films, des situations. La psychologie se mani-feste par un geste. Quelqu'un qui est assis et tout coup se lve, c'est un mouvement psychologique. Il y a des choses que nous ne voyons pas. C'est difficile de montrer la psychologie. Cela convient bien la littrature, qui peut expliquer. Dans mon prochain film, j'ai mis un personnage qui nous permet de savoir ce que pense l'autre personnage.

    D'o vient ce jeu trs particulier de la comdienne Leonor Silveira, prsente dans presque tous vos films? Ce ton dtach, evanescent, com-me si elle tait en tat de flottement?

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  • M A N O E L D E O L I V E I R A

    Oui, c'est spcial. a dpend aussi beaucoup du sujet. Pat exemple, quand elle tait en prsence de Marcello Mastroianni devant le collge, c'tait autre chose. C'tait la relation de la femme sductrice, le combat contre la religion qui coupe le dsir de la fem-me... et de l'homme aussi. La sduction dans la nature est donne la femme. Chez les animaux, c'est presque toujours la mme chose. J'ai vu quelques documentaires sur les animaux... C'est la lionne, pat exemple, qui mne le jeu. Le mle n'a que l'importance de succom-ber. La femme a une fonction plus large. C'est la vie. Aujourd'hui, on voit les femmes la plage qui exhibent leur poitrine, mais elles ne donnent plus le sein et le lait leur enfant. C'est terrible, a! Cela va l'encontre de la fonction la plus noble de la femme. Rappelez-vous la louve dans l'Antiquit avec Romulus et Rmus... Nous sommes fils de la nature...

    Dans Inquitude, l'amour renvoie aussi la solitude ontologique de l'homme. Vous faites dire un de vos personnages qu'une fois pass le dsir, l'homme et la femme se retrouvent comme deux trangers l'un en face de l'autre.

    Oui. Il n'y a rien faire. Aprs l'acte, c'est fini. C'est rare que la femme continue d'intresser l'homme. C'est la mme chose dans nos relations sociales. Nous allons vers les autres, mais il y a aussi un besoin chez l'homme de s'isoler. Et c'est l un privilge essentiel.

    Mais on sent aussi dans vos films que l'tre est fondamentalement seul et le sera toujours, quoi qu'il fasse.

    Oui, on vit seul... Mme en amour... Autrefois, il y avait des maisons closes. Les hommes allaient l. On choisissait une femme, on faisait la conversation jusqu' trouver un certain affect. Quand l'affect arrive, a va, les choses se font tranquillement, naturellement, en accord avec la vie. Aujourd'hui dans les films, les gens se ruent les uns sur les autres. C'est partout pareil! C'est une action violen-te, presque hydraulique! Boum, boum! C'est une stupidit qui dforme les gens et en fait des monstres.

    C'est pareil avec la communication. La communication par la tlvision, Internet, etc. On ne peut aimer que celui qui est proche. Pour le proche, on peut tout faire: toucher, aider...

    Dans vos films, il y a des scnes tournes en intrieur o on peut dis-tinguer les strates de l'histoire. C'est un univers trs modifi, domes-tiqu par l'homme: les fresques, les tableaux, les angelots. ct de cela, il y a la nature: une nature qui, elle, n'est pas domestique. Il y a une opposition constante entre nature et culture en quelque sorte.

    C'est vrai, c'est bien vu. C'est de cette faon que je travaille de plus en plus. Dans un jardin par exemple, il y a des fleurs, des arbres, et tous ces lments sont des signes. J'ai une philosophie peut-tre trs particulire, mais je crois que toutes les choses ont une vie psychologique: elles ne montrent pas, mais viennent tvler quel-que chose. Une ambiance donne un certain type de conversation, un certain type de psychologie, de situation. Je montre les objets et je fais entendre les sons parce que je pense qu'il y a une correspondan-ce entre les choses. Elles sont l et je profite d'elles. Je les mets seu-lement si elles ont une raison d'tre. Dans Inquitude par exemple, dans la partie des Immortels, tout tait dj dans l'appartement. Les objets existaient. J'ai choisi cet appartement parce que je le connais-sais, c'est celui d'un ami. J'ai jou avec les lments qui taient pr-

    1/AU-DEL DE L'IMAGE

    Il y a dans I n q u i t u d e l'une des squences les plus erotiques du cinma. Devant son amant transi (Diogo Doria), Suzy (Leonor Silveira) voque l'humiliation et la jouissance qu'elle a toujours ressenties dans la volupt du sacrifice au cours de son existence aventureuse de cocotte parisienne. Alors qu'el le entre et sort de l'cran, exorcisant provisoirement l'obscur malaise de son me solitaire dans le murmure de la confession, la camra cadre une chappe vers les profondeurs de l'appartement. Dans l'embrasure du passage, des rideaux de voile blanc... en arrire-plan sur un mur, le tableau peine percept ible d 'une femme a languie (si ma mmoire est bonne). Vision vertigineuse du gouffre des instincts au fond duquel Suzy s'est dissoute corps et me, loin de toute ide de bonheur? Vision troublante d'un idal du dsir ou d'une blessure narcissique qui, cartele entre la vie et la mort, semble s'ouvrir et se refermer comme une douloureuse cicatrice sur le plaisir?... Il y a dans l'organisation de ce plan-tableau et dans cette vue plongeante au coeur d'un paysage intime toute l'essence de la mise en scne d'Ol iveira, travaillant temps et mouvement. En lieu et place de l' image narra-tive, un plan en apparence fixe trou sur l'infini, agit par le seul mouvement de la parole souveraine (le texte donn sans effet, sublim par la voix de l'actrice); plan qui vient par sa bance mme renforcer l'ide d'une ra-lit et d'une vrit sans cesse fuyantes. Une composition picturale, musicale de l'espace, en harmonie avec les vibrations de l'me, qui contribue par le dtail l'errance du regard et de la pense (comme chez Syberberg, le dtail est en soi porteur de tout un univers de sensations). Une mise l'preuve de la dure dans le plan qui ini-tie une autre temporalit et induit notre lente immer-sion dans un au-del du monde rel, aux confins du fan-tastique. Et bien sr, au centre de tout, happ par ce point de fuite spirale, le regard agissant du spectateur qui devient le relais et le moteur de la fiction. L'espace ain-si thtralis, l ' image surcode mais lave de toute agi-tation superflue, se vit alors comme le lieu privilgi d'une vritable incarnation potique, cosmique, comme le creuset extatique de l'accomplissement de tous les mys-tres. GRARD GRUGEAU

    24 IMAGES N'95 2 7

  • M A N O E L D E O L I V E I R A

    sents. J'ai simplement rajout la photo de la femme sur le piano. a, c'tait ncessaire.

    Vous utilisez souvent les miroirs dans vos films. Dans Le Val Abraham, le personnage d'Ema plongeait dans le miroir, comme si elle s'y noyait. Le film se termine d'ailleurs sur une mtaphore. Ema tombe l'eau et se noie dans sa propre image.

    Je n'aime pas tous les miroirs, vous savez!... Le miroir reprsen-te une fotme d'affrontement. Quand on regarde quelqu'un, c'est une manire de l'affrontet. On se retrouve confront avec soi-mme tra-vers les autres. Nous n'aimons pas l'imperfection des autres, car elle nous renvoie notre propre imper-fection. Les autres sont notre miroir. Ce n'est pas dans un miroir que nous nous voyons; c'est dans les autres.

    A N G E L I C A , LE S C N A R I O C E N S U R

    P ens en 1950, crit \a hte en 1 9 5 2 et labor compltement en 1 9 5 4 , A n g e l i c a de Manoel de Oliveira ne fut jamais tourn cause de la censure exer-ce l'poque par le rgime de Salazar. L'ide du scnario est tire d'une histoire vraie. Un photographe, Isaac, est mand par une riche famille propritaire de vignes pour fixer sur pellicule les traits d'une morte, Angelica, une jeune femme trs belle. Isaac, rparateur de radios de son mtier, devient obsd par l ' image d'Angelica, qui lui apparat par deux fois. De cet amour funeste pour une morte il mourra. Projet ambitieux, cette uvre nous parat brasser, aprs plus de quarante ans, tous les thmes rcurrents de l'univers du grand cinaste portugais. Et cela va jusqu'aux lieux, comme ce fleuve Douro, omniprsent dans les plans d'extrieurs (tous les plans du film sont minuts trs prcisment en secondes). Sa figure centrale est surtout la femme, cette Angel ica dont la beaut n'est pas sans rappeler, entre autres, celle de l'Ema du V a l A b r a h a m . La mort d'Angelica scelle non seulement son destin, mais celui des autres. Mlancolique, l'uvre fait succder moments de ralit et d'irralit, de rve et d'illusion, semant des fausses pistes, mais dont l'acm se lirait ainsi: il n'y a de temps prsent qu'arrt, immobilis tout jamais, n'existant que dans une sorte d'ternit idale nourrie par le souvenir et la mort. Mais sous son embaume-ment, ce prsent grouille de tourments, d'angoisse et d'inquitude, travers par une insatisfaction profonde, viscrale de la vie. Vrai conte fantastique, A n g e l i c a devient une parabole cruelle et tragi-que sur le nant existentiel. C'est aussi une oeuvre sur le regard comme vecteur de recration du rel. O n souhaiterait bien voir con-crtis sur film ce dcoupage. Et on verrait surtout trs bien Leonor Silveira dans le rle nigmatique d'Angelica. ANDR R O Y Angelica, un dcoupage de Manoe l de Oliveira, traduit du portu-gais par Jacques Parsi, Paris, Editions Dis Voir, s.d., 123 p. Dist.: ABC livres d'art.

    Le fait que vous ayez connu l'poque du muet a-t-il eu une influen-ce sur l'esthtique de votre cinma? Des films comme Le couvent ou Les cannibales joua ient beaucoup sur le fantastique, et la dernire partie /Inquitude aussi, d'ailleurs. Le cinma est toujours affai-re de fantmes, d'apparitions, non?

    Oui, mais ce qui est montt dans le film est rel et possible. Ce qui est impossible, vous ne le voyez pas... Ce que j'aime faire, c'est suggrer, et ainsi permettre de voir ce qu'on ne peut pas voit. Parce que la camra ne peut pas filmer ni la psychologie, ni la pense, ni le rve, c'est beaucoup mieux de dire: J'ai rv cela et de racon-

    ter ce rve. C'est comme le thtre, c'est plus honnte. Ou encore de faire un monologue: J'ai pens cela et cela. Si le personnage dit: J'ai pens a, a ou a, nous ne savons pas s'il a vraiment pens a ou non, mais ce qu'il dit devient tout de mme une vrit.

    Cocteau disait que la fonction fondamentale du cinma tait de filmer la mort au travail Est-ce que le fait d'avoir connu le muet ne vous permet pas justement djouer davan-tage avec le visible et l'invisible, de retrouver une qualit de transparence que le cinma d'aujourd'hui a perdu en grande partie?

    La vitalit, la vie du cinma, c'est la candeut. Et c'est un lment trs important, une qualit que l'homme a per-due. Sur ce plan, le cinma que fait Abbas Kiarostami en Iran est magnifique! C'est naturel, spontan et sincre. La sincrit, c'est trs important. L'authenticit ne peut venir sans cette sincrit. Il faut s'efforcer de garder ce regard can-dide. Mon nom, c'est Manoel Cndido1, ne l'oubliez pas (rires).

    Vous travaillez trs souvent partir des textes des autres (Paul Claudel, Jos Rgio). On pense notamment votre col-laboration avec la romancire Agustina Bessa Luis pour Francisca, Le Val Abraham et Inquitude...

    Partir d'un texte, c'est la mme chose que de partit de ce que j'ai pens, ce que j'ai vu, ce que j'ai vcu, les ren-contres dans la vie. Tout vient de la mme matire. Certains crivains ont tendance penser qu'un film est une sorte de clonage du roman. Mais ce n'est pas vrai! Mme la traduc-tion d'un roman dans une autre langue est dj une trahi-son. Une adaptation ne doit pas essayer de transformer. Ce qu'il faut, c'est pntrer les choses. Il ne s'agit pas de fai-re une imitation formelle. C'est l'esprit profond des cho-ses qu'il faut saisit. Et puis, quand je filme un paysage, un visage... tout est dj l!

    Tout fait partie de la matire du monde en quelque sorte. Il reste alors le choix que l'on fait. Il ne faut pas fil-

    mer que ce qui est semblable soi, sinon c'est un plagiat. Le cinma comme le thtre, mais le cinma plus enco-re, est une synthse de tous les arts et de la vie. C'est la

    1. Manoel Cndido Pinto de Oliveira

    Montral, septembre 1998.

    2 8 N 9 5 2 4 I M A G E S