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L'ÉTRANGE DESTIN DE MICHEL LERMONTOV n(i) En route pour le Caucase, Michel Lermontov s'arrêta à Moscou, il rencontra son bon ami Stolypine-Mongo, qui, comme lui, devait rejoindre le théâtre des opérations militaires. Il leur fallut quinze jours de voyage, sur des routes détrempées et défoncées par le dégel pour atteindre enfin Stavropol. De passage à Stavropol, un certain Magdenko, officier de remonte d'un régiment de uhlans, rencontra Lermontov, jouant au billard dans une salle du relais de poste. « Partout des visages de militaires, écrit Magdenko, pas un costume civil, de nombreux blessés, l'un sans bras, l'autre sans jambe, et des faces couturées de cicatrices ; certains portaient de larges bandeaux noirs sur les mains ou sur le crâne... L e spectacle de cette assemblée de héros invalides devait rester gravé dans ma mémoire... J'entrai dans la salle de billard. Le long des murs étaient disposés des divans en cuir, qu'occupaient des officiers de l'état-major et des officiers supérieurs, pour la plupart également blessés. Deux officiers du même régiment, en tunique sans épaulettes, jouaient au billard. L'un d'eux, à ma gauche, attira mon attention. Il était de taille moyenne, avec une physionomie laide, mais frappante et plutôt sympathique. U n visage large, des pommettes larges, des épaules larges, bref un squelette épais, un peu voûté... Des gens semblables sont généralement doués d'une grande force physique... » (1) Voli La Revu* du 1" min.

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L'ÉTRANGE DESTIN DE

MICHEL LERMONTOV

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E n route pour le Caucase, Michel Lermontov s'arrêta à Moscou, où i l rencontra son bon ami Stolypine-Mongo, qui, comme lui, devait rejoindre le théâtre des opérations militaires. I l leur fallut quinze jours de voyage, sur des routes détrempées et défoncées par le dégel pour atteindre enfin Stavropol.

De passage à Stavropol, un certain Magdenko, officier de remonte d'un régiment de uhlans, rencontra Lermontov, jouant au billard dans une salle du relais de poste. « Partout des visages de militaires, écrit Magdenko, pas un costume civil, de nombreux blessés, l'un sans bras, l'autre sans jambe, et des faces couturées de cicatrices ; certains portaient de larges bandeaux noirs sur les mains ou sur le crâne... Le spectacle de cette assemblée de héros invalides devait rester gravé dans ma mémoire... J'entrai dans la salle de billard. Le long des murs étaient disposés des divans en cuir, qu'occupaient des officiers de l'état-major et des officiers supérieurs, pour la plupart également blessés. Deux officiers du même régiment, en tunique sans épaulettes, jouaient au billard. L ' u n d'eux, à ma gauche, attira mon attention. I l était de taille moyenne, avec une physionomie laide, mais frappante et plutôt sympathique. U n visage large, des pommettes larges, des épaules larges, bref un squelette épais, un peu voûté... Des gens semblables sont généralement doués d'une grande force physique... »

(1) Voli La Revu* du 1" min.

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Les présentations ayant été faites, Magdenko apprit que le joueur trapu n'était autre que Michel Lermontov.

Après le déjeuner, Magdenko remonta dans sa voiture et partit en direction de Piatigorsk et Tiflis. Le hasard voulut qu'au relais de Guéorguievsk i l rencontra de nouveau Michel Lermontov et son ami Stolypine-Mongo. Michel Lermontov voulait reprendre la route le soir même et voyager de nuit. Mais le maître de poste jugeait l'entreprise hasardeuse. L'ombre venue, les chemins n'étaient pas sûrs. Deux jours auparavant, à sept verstes de Guéor­guievsk, un sous-officier avait été attaqué et égorgé par des bandits tcherkess. E n outre, i l pleuvait à torrents. Le toit du relais vibrait sous le crépitement de l'averse. Ayant réfléchi, Michel Lermontov accepta de dîner et de coucher à l'auberge. « On apporta de la nourriture et du vin de Kahétie sur la table, écrit Magdenko, et nous commençâmes à bavarder. Ils m'interrogèrent sur le but de mon déplacement et m'expliquèrent qu'eux-mêmes allaient rejoindre leur régiment, à Laba, pour participer à des expéditions contre les montagnards. Je leur affirmai que leur engouement pour les misères de la vie militaire me paraissait incompréhensible ; puis, par opposition, je leur décrivis les plaisirs que j'espérais de mon séjour à Piatigorsk, où m'attendaient un bon logement, le confort d'une existence civilisée et des distractions telles qu'ils ne pourraient certainement pas en connaître en première ligne. Le lendemain matin, Lermontov pénétra dans la pièce où je me trouvais déjà installé avec Stolypine devant un samovar, et s'adressa en ces termes à son compagnon de voyage : « Ecoute, Stolypine, c'est vrai que la vie doit être bien agréable, en ce moment, à Pia­tigorsk !... Allons-y ! » Stolypine répondit que c'était impossible. « Pourquoi ? demanda Lermontov d'une voix rapide. Le comman­dant de la ville est le vieux Illiachenkov et nous pouvons parfaite­ment nous présenter à lui. Décide-toi, Stolypine, allons à Piati­gorsk ! » Sur ces mots, Lermontov quitta la chambre. Une pluie diluvienne tombait dans la cour... Stolypine, assis, réfléchissait toujours. « Eh bien ? lui demandai-je. Que décidez-vous, mon capi­taine ? — Comment pouvons-nous nous rendre à Piatigorsk ? dit-il. J'ai ordre de l'amener au régiment. » Et i l ajouta, en me dési­gnant un papier, sur la table : « Tenez, voici notre feuille de route ; toutes les instructions y sont consignées... » Soudain, la porte s'ouvrit, Lermontov rentra d'un pas vif, s'installa devant la table et dit, d'un ton volontaire : « Stolypine, nous partons pour Piati-

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gorsk ! » Ensuite, i l tira de sa poche une bourse pleine de monnaie, prit une pièce et dit : « Regarde, je vais jeter ces cinquante kopecks en l'air : face, nous rejoignons notre régiment, pile nous nous rendons à Piatigorsk. D'accord ? » Stolypine acquiesça de la tête, en silence. L a pièce fut lancée en l'air et retomba, pile, à nos pieds. Aussitôt, Lermontov bondit sur ses jambes et cria gaiement : « A Piatigorsk ! A Piatigorsk ! »

Magdenko offrit aux deux amis de partager sa voiture. Ler ­montov s'assit à côté de lui sur la banquette arrière. Stolypine-Mongo s'installa sur la banquette avant. Le cocher fit claquer son fouet. Et l'équipage se mit en route. L a pluie tombait drue et Lermontov n'arrivait pas à allumer sa pipe. Irrité, i l la fourra dans sa poche et se mit à parler d'une voix pressée. « I l était dans un état de surexcitation extrême, écrit Magdenko. A un moment donné, i l nous montra un lac, autour duquel i l avait galopé à cheval, poursuivi par trois Tcherkess ; c'était grâce à la rapidité de sa monture, qu'il avait pu leur échapper. I l donna son avis également sur des problèmes relatifs à l'état général de la Russie... Nous étions trempés jusqu'aux os quand nous parvînmes à Piatigorsk. »

*

Dès leur arrivée à Piatigorsk, Stolypine-Mongo et Michel Lermontov entreprirent de se mettre en règle avec les autorités militaires. I l s'agissait d'abord, pour eux, d'obtenir un certificat médical justifiant la nécessité de leur présence dans la ville d'eaux. Le docteur Barclay de Tolly consentit à les reconnaître malades et, le 24 mai 1841, le commandant de la place, Illiachenkov, adressa au colonel Traskine, chef d'état-major du général Grabbe, un rapport tendant à permettre aux deux officiers de suivre une cure thermale. Le 8 juin, le colonel Traskine répondit en ces termes : « Considérant que la maladie des intéressés (Stolypine et Lermontov) peut être guérie par d'autres remèdes que la cure thermale, je prie instam­ment Votre Haute Noblesse de faire partir, sans tarder, et dès réception de la présente, les deux officiers sus-visés à destination de leur régiment ou de l'hôpital militaire de Guéorguievsk. E n effet, l'hôpital de Piatigorsk est déjà plein d'officiers blessés, qui, sans conteste, ont besoin des eaux minérales et dont le séjour à la station a été autorisé régulièrement par leurs supérieurs. »

A cet ordre impératif, que lui transmit le colonel Illiachenkov,

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Michel Lermontov opposa avec véhémence les misères physiques dont le médecin avait, soi-disant, décelé les symptômes chez son client : « scrofule, maigreur anormale, gonflement douloureux des gencives et de la langue, courbature des membres inférieurs... » Bref, selon le praticien, i l fallait que la cure se prolongeât jusqu'à la fin de l'été pour que le lieutenant Lermontov pût espérer rétablir sa santé chancelante. Stolypine-Mongo, de son côté, présenta sa défense en des termes analogues. Force fut au colonel Illiachenkov d'expédier un deuxième rapport à l'adresse du colonel Traskine.. Ce deuxième rapport demeura sans réponse.

Les deux amis avaient compté, avec juste raison, sur la lenteur des transmissions administratives. Bien que leur sort ne fût pas encore officiellement réglé, ils louèrent une maisonnette, en bordure de la ville, sur la hauteur, face aux pentes du mont Machouk. Deux chambres pour Stolypine-Mongo, deux chambres pour Michel Lermontov. Les plafonds étaient bas. U n enduit de teinte jaune recouvrait le plancher. Les murs changeaient de couleur d'une pièce à l'autre : blanc, bleu, gris pâle, rose... Des meubles taillés à la hache et badigeonnés de peinture à l'huile marron achevaient d'enlaidir le logis. Mais Michel Lermontov n'en avait cure. I l avait installé sa table devant la fenêtre ouverte sur le jardin, et, tout en travaillant, cueillait des cerises, aux branches d'un arbre qui croissait à portée de sa main. Plus loin, au delà de la palissade en bois, s'alignaient des vignes touffues, poudreuses, engourdies par le soleil. Les silhouettes massives du Machouk et du Bechtaou s'incrustaient dans l'azur du ciel. L'air était pur, neuf, inaltéré. Une allégresse grisante montait de la terre avec le parfum de l'herbe sèche. Michel Lermontov écrivait :

Depuis que Dieu m 'a gratifie De l a voyance p r o p h é t i q u e , J e lis dans le regard des hommes Des pages de vice et de haine. J ' a i vou lu cé lébrer l 'amour, Enseigner la vé r i t é pure, E t mes proches, exaspé ré s , M ' o n t pou rchas sé à coups de pierre... Quand je traverse une ci té , Euyan t peureusement la foule, Les v ieux disent à leurs enfants, A v e c un sourire hautain : « Voyez ! qu ' i l vous serve d'exemple : Trop lier pour v ivre parmi nous, Cet imbéci le p r é t e n d a i t Que Dieu s'exprimait, par sa bouche! Voyez , regardez-le, mes fils ! Comme i l est triste, et maigre et pâ le ! Voyez comme i l est nu et pauvre, Comme i l est mépr i sé de tous...

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Cette poésie répondait à une poésie de Pouchkine, intitulée, elle aussi, le Prophète. Une fois de plus, Michel Lermontov était frappé par l'identité de son destin avec celui de son devancier. L'homme visité par l'inspiration divine devait être un objet de scandale pour ses contemporains. I l ne pouvait vivre que seul, détesté, incompris, menacé de toutes parts. Sa patrie était le désert. Ses compagnons, le reflet de son visage dans l'eau, l'ombre de son corps sur le sable, l'écho de sa propre voix dans l'air. Cette humeur morose n'abandonnait pas Michel Lermontov quand i l quittait sa table de travail. I l était obligé de faire un violent effort sur lui-même pour se débarrasser de son obsession. Pressé de s'étourdir, de s'oublier dans le bruit et le mouvement, i l rejoignait un groupe d'amis, qui habitaient dans les maisons voisines : Glébov, Martynov, le prince Vassiltchikov, Léon Pouchkine (le frère du poète), Lissanévitch, le prince Troubetzkoï, Raïevsky, d'autres encore. E n leur compagnie, Michel Lermontov se montrait d'une gaieté nerveuse, excessive, inventant des farces, organisant des séances de jeu et écrivant des épigrammes. Grâce à Glébov et à Martynov, i l fut admis dans la demeure du général P. S. Verziline, ancien ataman des cosaques du Caucase. Trois jeunes filles, Agraféna, Nadéjda et Emilie, surnommée « la rose du Caucase », attiraient sous ce toit un essaim de jeunes gens, tous plus ou moins épris d'elles. « On jouait à la poursuite, raconte Emilie, au chat et à la souris, au cerceau... et, ensuite, tout cela donnait prétexte à des caricatures dont nous nous amusions follement. » Michel Lermontov faisait la cour à Emilie, à Nadéjda, et elles ne parais­saient pas indifférentes à son hommage. Mais i l adressait aussi des compliments à d'autres demoiselles, d'approche plus facile, et, tout compte fait, n'était amoureux de personne.

L a vie, à Piatigorsk, était heureuse, simple, provinciale. Dans de frêles villas en bois, neuves et proprettes, gîtaient des officiers permissionnaires, des propriétaires fonciers en vacances avec leur famille, quelques fonctionnaires de rang moyen, et aussi, bien sûr, des personnalités élégantes de Saint-Pétersbourg et de Moscou. Cette dernière catégorie d'estivants, la moins nombreuse, consi­dérait dédaigneusement les distractions vulgaires dont se conten­taient les petites gens : promenades dans les allées, à l'heure où l'orchestre en plein air sonnait de tous ses cuivres et grinçait de tous ses violons, excursions à cheval, en calèches, pique-niques, bals improvisés à l'hôtel Naïtaki. On se cotisait pour louer la

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salle et les musiciens ; les jeunes filles venaient danser en toilette de ville, les cavaliers courtisaient leurs dames avec une liberté qui n'eût pas été tolérée dans les salons de la capitale, et la soirée se terminait par des charades et des farandoles. Michel Lermontov participait à ces fêtes avec un entrain qui était sévèrement jugé par les hôtes aristocratiques de Piatigorsk. Sachant la détestable réputation que le poète s'était assurée à Saint-Pétersbourg, les représentants de la haute société, en villégiature au Caucase, adoptaient tout naturellement à son égard l'attitude malveillante dont l'entourage de l'Empereur leur avait donné l'exemple. N'était-i l pas inadmissible qu'un officier disgracié, exilé, fît preuve, en public, d'une humeur si joyeuse ? Ne fallait-il pas rappeler à l'ordre ce fanfaron, qui, au lieu de ruminer sa honte dans un coin, se montrait partout, enjôlait toutes les femmes, plaisantait toutes les institutions et ne tenait aucun compte des avertissements qu'il avait reçus ? L'opinion générale, dans un certain milieu, était que Michel Lermontov, en se posant comme le boute-en-train de la « jeunesse dévoyée », lançait un défi au régime impérial et aux bonnes mœurs.

Quand « la bande de Lermontov », selon l'expression consacrée, organisait une soirée dansante ou un pique-nique, les gens du monde critiquaient l'entreprise et restaient ostensiblement chez eux. Ensuite, ils donnaient leur propre soirée dansante, ou leur propre pique-nique, et s'abstenaient de convier les partisans du poète à ces réjouissances de bon ton.

Michel Lermontov, de son côté, quand i l croisait dans les allées quelque grande dame visiblement mal disposée à son égard, lui adressait, tout haut, des paroles insolentes, qu'elle faisait semblant de ne pas entendre. Son impertinence dégénérait parfois en véritable grossièreté. I l prenait du plaisir à dresser contre lui un nombre toujours plus imposant d'adversaires. Gratter la plaie, attiser le feu, taquiner le fauve derrière les barreaux ! « J'ai l'impres­sion d'aller toujours plus audacieusement en avant quand je ne sais pas ce qui m'attend (i) . »

Certains jeunes gens, fraîchement débarqués à Piatigorsk, hési­taient entre les deux camps qui s'étaient constitués dans la ville : « la société mélangée », dont Lermontov était le chef, et qui avait son quartier général chez les Verziline, ou la société aristocratique,

(1) Un Hëros de notre tempi.

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dont les membres évitaient de se compromettre en compagnie d'un proscrit libéral. Auprès de Lermontov, les nouveaux venus étaient sûrs de trouver un climat de gaieté et d'indépendance ; mais, auprès de ses ennemis, l'ennui des réceptions mondaines était largement compensé par la certitude d'une alliance avec de puis­sants protecteurs. Le prince Vassiltchikov lui-même avouera dans ses Souvenirs : « J'étais encore très jeune, je ne savais pas sur quel pied danser, et les excentricités de Lermontov me paraissaient graves de conséquences. » U n autre transfuge du clan Lermontov était Nicolas Martynov, son ancien condisciple à l'école des junkers.

Nicolas Martynov était arrivé au Caucase en 1839, comme offi­cier des chevaliers-gardes, avec la ferme intention de s'illustrer par des exploits guerriers, de conquérir l'estime de ses chefs et de finir sa carrière dans la peau d'un général. Infatué de sa personne, i l ne doutait pas de l'avenir brillant qui lui était promis. Sa soif d'honneurs était inextinguible. Cependant, malgré ses efforts, i l ne put décrocher qu'une seule décoration, et, dégoûté de la vie militaire, prit sa retraite, au mois de mars 1841, à vingt-quatre ans, avec le grade de major. Déçu dans ses rêves de gloire, i l devint alors taciturne et susceptible à l'extrême. C'était un gaillard de haute taille, massif et large, au visage agréable et au crâne rasé à la mode circassienne. Sous son nez retroussé, une ample moustache ouvrait ses ailes et descendait, en s'effilant, des deux côtés de la bouche. Bien que rendu à la vie civile, i l se pavanait encore en tunique caucasienne, la tête coiffée d'un bonnet en peau de mouton blanc. A sa ceinture pendait un énorme poignard dont i l ne se séparait même pas pour danser. I l se savait beau, se croyait irrésis­tible et se préparait à séduire toutes les femmes de Piatigorsk. Les poses hautaines et désenchantées de Nicolas Martynov, son accoutrement grotesque, sa parole prétentieuse, excitaient la verve de Michel Lermontov, qui le traitait en public de : « Monsieur le Poignard » ou de « Montagnard au grand poignard ». I l faisait rire les jeunes filles aux dépens de ce garçon fat et borné. I l le représentait en caricature dans les albums de ses amis. Sur l'un de ces dessins, Martynov figurait à cheval, entouré de dames aux mines extasiées. Au-dessous, cette légende en français : « Monsieur le Poignard faisant son entrée à Piatigorsk. » Sur d'autres croquis, on pouvait voir « Monsieur le Poignard » passant sous les fenêtres de la maison des Verziline. Trois visages féminins se penchaient, par la croisée ouverte, pour admirer la dégaine du major. « Ler-

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montov, écrira Vassiltchikov, était arrivé à simplifier cette silhouette à un point tel, qu'il lui suffisait de tracer une ligne sinueuse, coupée par l'indication d'un poignard, et, aussitôt, chacun pouvait recon­naître le personnage. »

Comme le caricaturiste n'épargnait aucun des membres du petit groupe et n'hésitait pas à se moquer de lui-même dans ses gribouil­lages, Nicolas Martynov se fût singularisé en manifestant sa mauvaise humeur. I l feignait donc d'accepter ces railleries avec indifférence, mais, en fait, chaque sourire, chaque trait de crayon, chaque propos ironique, mettait son orgueil au supplice. Cela d'autant plus qu'il était amoureux de Nadéjda Verziline et tenait à ce que la jeune fille le considérât comme un soupirant de qualité. Or, son sobriquet le suivait partout. Quand i l entendait le mot « poignard », le sang lui montait à la tête. E n se séparant de cette arme, i l eût convenu qu'elle prêtait à rire. E n la gardant par devers lui , i l s'exposait à des sarcasmes continuels. L a situation devenait intenable. Plusieurs fois, incapable de se contenir, i l pria Michel Lermontov de renoncer à son persiflage, « surtout devant les dames ». L e poète s'excusait, tapotait l'épaule de son camarade, lui promet­tait d'être moins caustique à l'avenir, mais, quelques instants plus tard, cette bonne résolution était oubliée.

Le 8 juillet 1841, les familiers des Verziline décidèrent de donner une fête aux environs de Piatigorsk, dans la grotte de Diane. Mais le général prince Golitzine, grand ami des jeunes gens et organisateur habituel de leurs réjouissances, déconseilla de mettre le projet à exécution. Avait-il reçu l'avis de quelque personnage influent ? Jugeait-il sincèrement qu'une pareille tentative était vouée à l'échec ? Toujours est-il que, cette fois-ci, i l se montra intraitable. Michel Lermontov assembla ses amis et leur tint le discours suivant :

— Avons-nous absolument besoin du prince pour patronner notre pique-nique ? I l ne veut pas être avec nous ? E h bien ! nous nous passerons de lui !

Son enthousiasme se communiqua à toute l'assistance et, immé­diatement, une liste de souscriptions fut ouverte pour couvrir les frais de la cérémonie. Le prince ne fut pas invité, se fâcha, et, par mesure de représailles, annonça qu'il préparait, pour le 15 juillet, une réception dans le jardin municipal, avec danses, jeux divers et feu d'artifice, à laquelle, bien entendu, ne serait convié aucun des participants du bal donné dans la grotte de Diane.

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Ce bal, voulu par Michel Lermontov, fut, aux dires des contem­porains, une réussite inoubliable. Les parois de la caverne étaient décorées de tapis persans, de châles, de feuillages et de fleurs. Aux branches des arbres voisins pendaient des lampions multico­lores. L'orchestre militaire, installé sur un terre-plein, au-dessus de l'anfractuosité principale, se dissimulait aux regards des dan­seurs. L e buffet, disposé non loin de la piste, croulait sous des montagnes de fruits, de sorbets et de bonbons. L a nuit était pure, tranquille, étoilée. Plus de deux mille bougies, dans leurs prisons de papier peint, versaient une lueur irréelle sur les couples qui tournoyaient au son de la musique. Dans ce cadre étrange, les toi­lettes vaporeuses des jeunes filles ressemblaient à des apparitions féeriques, prêtes à s'évanouir au premier souffle du vent. Michel Lermontov, étonné lui-même par la beauté du spectacle, se dépen­sait sans compter, dansait, riait, affirmait à tout venant qu'il ne s'était jamais trouvé à pareille fête. A l'aube, enfin, les invités com­mencèrent à se retirer par petits groupes las et silencieux. Les orga­nisateurs furent les derniers à quitter la grotte. A Piatigorsk, sur le boulevard, Michel Lermontov rencontra un de ses condis­ciples à l'école militaire, Gvosdev. « I l me parut d'une humeur tout à fait étrange, dira ce dernier, tantôt triste, tantôt furieux, prêt à railler son entourage et son destin. Tout à coup, i l me déclara : « Je sens que je n'ai plus beaucoup de temps à vivre. »

De pareils accès de mélancolie succédaient fréquemment, dans l'esprit du poète, à une gaieté fébrile et sans cause. « M o n cœur est insatiable, écrivait-il déjà dans Un Héros de notre temps. Tout est petit pour moi. A la tristesse je suis aussi habitué qu'à la jouis­sance et ma vie devient plus vide de jour en jour. »

Le bal de la grotte de Diane, donné contre l'avis du prince Golitzine, suscita, dès le lendemain, des commentaires indignés dans les milieux aristocratiques. Toutes les personnes de condition, qui avaient refusé de se mêler à la « bande de Lermontov », l'acca­blèrent de reproches pour avoir forcé des femmes et des jeunes filles « à danser dans le sable ». I l était temps de mettre fin aux exploits de cet individu, qui, si on le laissait faire> transformerait Piatigorsk en une station réservée aux gens de basse origine. Ne disait-on pas, d'ailleurs, que le comte Benkendorf avait institué un réseau de surveillance autour de l'exilé ? L'officier de gendar­merie Kouvchinnikov, venu de Saint-Pétersbourg à Piatigorsk en service commandé, paraissait prendre un vif intérêt à la conduite du

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poète. Autour de cet envoyé spécial, s'agitait un nombre considé­rable de subordonnés. « J'ai remarqué, notait Lorer, qu'à Piatigorsk, où l'on ne voyait jadis aucun gendarme, soudain, jaillis d'on ne sait où, ils surgirent en masse ; sur chaque banc de la promenade, se prélassait un uniforme bleu. » Ces émissaires visibles de la volonté impériale donnèrent du courage aux détracteurs de Lermontov. Leur cause semblait juste, puisqu'elle était approuvée par le monarque et par son entourage. Assurés d'une impunité relative, ils songeaient déjà au moyen de satisfaire leur rancune personnelle, tout en servant les intérêts de la Cour. Jadis, à Saint-Pétersbourg, Ernest de Barante avait été, à son insu, l'instrument de la coterie hostile à Michel Lermontov. A Piatigorsk, i l fallait trouver un autre exécutant, aussi crédule et téméraire que le premier. Pour commencer, le choix des intrigants se porta sur le jeune Lissané-vitch, dont le poète avait raillé, à plusieurs reprises, la passion malchanceuse pour Nadéjda Verziline. Des personnes importantes dirent à Lissanévitch qu'en tolérant de pareilles insultes i l faisait preuve d'une patience indigne d'un officier russe. Mais Lissanévitch avait de l'amitié pour Michel Lermontov et ne voyait rien d'offen­sant dans les plaisanteries que lui décochait le poète. A ceux qui voulaient le dresser contre son camarade, i l répondait simplement : « Comment oserais-je lever la main sur un homme tel que lui ? »

De guerre lasse, les instigateurs de ce complot mondain se détournèrent de Lissanévitch et entreprirent de convaincre, par les mêmes méthodes, l'ombrageux Nicolas Martynov. Cette fois-ci, leur choix se révéla plus juste. Exaspéré par les propos et les dessins satiriques de Michel Lermontov, le major en retraite fut tout heu­reux d'apprendre que la société aristocratique approuvait son ressentiment. I l avait gâché sa carrière dans l'armée. I l ne comptait pas de protecteurs dans l'administration civile. Et voici que, sou­dain, des alliés illustres surgissaient derrière lui et l'assuraient de leur sympathie. I l n'était plus seul. I l marchait en tête d'une •troupe nombreuse et respectable. De toutes parts, on lui affirmait qu'en défendant son honneur i l rendrait service au Tsar, aux ministres, aux fonctionnaires supérieurs et aux grandes familles qui faisaient la force de la nation. Certes, Michel Lermontov avait acquis une certaine célébrité en écrivant des vers. Mais étaient-ils aussi admirables que le prétendaient quelques journa­listes en mal de copie ? Combien de jeunes gens composaient des poésies charmantes, sans se croire autorisés, pour autant, à vivre

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comme des goujats ? D u reste l'Empereur lui-même, en exilant Michel Lermontov au Caucase, avait donné à tous ses sujets la preuve du peu d'intérêt qu'il portait à cet auteur malsain. U n particulier avait-il le droit de contredire le jugement littéraire et humain du monarque ? Ebranlé par ces arguments, Nicolas Mar -tynov sentait avec soulagement que ses derniers scrupules tom­baient en poussière.

L e dimanche 13 juillet 1841, quelques amis, dont Lermontov, Martynov, Vassiltchikov, Glébov, Léon Pouchkine, Troubetzkoï, se réunirent pour passer la soirée dans la maison des Verziline. Troubetzkoï se mit au piano. Michel Lermontov invita Mlle Emilie Klichenberg (1) à danser. I l la taquinait : « Je vous en prie, un tour de valse seulement, pour la dernière fois de ma me ! » Puis, i l s'assit avec elle et Léon Pouchkine devant une table à jeu. Trou­betzkoï laissait courir ses doigts sur le clavier. Près de lui , se tenaient Martynov et Nadéjda Verziline. Vêtu de son éternelle tunique circassienne, le poignard au côté, les sourcils froncés dans une expression de mélancolie intense, le major en retraite s'efforçait visiblement d'intéresser la jeune fille aux tourments de son âme et à l'élégance de son maintien. Michel Lermontov leur jeta un regard amusé, saisit un bout de craie et traça, sur le drap vert de la table, une caricature, fort ressemblante, malgré la rapidité de l'exécution. Léon Pouchkine éclata de rire. Emilie Klichenberg murmura :

— Arrêtez donc, Michel Youriévitch ! Vous voyez, Martynov est furieux !

E n effet, alerté par les rires, Martynov tournait vers la table un visage méfiant. A cause de la musique, i l n'entendait guère ce qui se disait à quelques pas de lui. Et, cependant, i l ne doutait pas que cette hilarité s'exerçât aux dépens de sa pose avantageuse et de son costume. Troubetzkoï plaqua un accord puissant sur le clavier, s'arrêta de jouer, et le mot « poignard », prononcé par Michel Lermontov, retentit seul dans le silence. Comme frappé par une gifle, Nicolas Martynov devint blême et serra les mâchoires. Ses yeux étincelaient de colère. I l s'approcha rapidement du poète et s'écria, en français, d'une voix tremblante :

— Je vous ai bien des fois prié de retenir vos plaisanteries sur mon compte, au moins devant les femmes !

(1) L a veuve du colonel Klichenberg avait épousé le général Verziline en secondes noces. De son premier mariage, elle avait eu une fille : Emilie. Le général, de son côté, avait nu une fille, d'un premier mariage : Agraféna. Enfin, le général et sa femme eurent ensemble une troisième fille : Nadéjda.

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Ayant dit, i l tourna les talons et s'éloigna, la nuque droite, en faisant sonner ses éperons.

« Cela s'était passé si vite, écrira Emilie Klichenberg, que Lermontov put tout juste abaisser le couvercle de la table, mais n'eut pas le temps de répondre. Le ton de Martynov m'avait étonné, et aussi le fait que, bien qu'il tutoyât Lermontov, à l'ordinaire, cette fois-ci i l lui avait dit « vous » avec insistance... « Ce n'est rien, me dit Michel Youriévitch avec sérénité, demain nous serons bons amis. » Les danses continuèrent. Personne, parmi l'assistance, n'avait .remarqué cette brève explication. Même Léon Pouchkine ne lui attachait pas d'importance. »

Quand Michel Lermontov, ayant pris congé de ses hôtes, sortit dans la rue, Nicolas Martynov le rattrapa, le saisit par la manche et dit sur un ton menaçant :

— Vous savez, Lermontov, que j 'ai longtemps supporté vos sarcasmes...

— Quoi ? demanda Lermontov, marchant à côté de lui , tu t'es offensé ?

— Certainement, je me suis offensé. — Et tu exiges de moi une réparation par les armes ? — Pourquoi pas ? Lermontov haussa les épaules : — Je suis stupéfait par ta conduite, par le ton de tes propos...

Mais, après tout, tu sais que tu ne peux pas m'effrayer. T u veux te battre ? Eh bien ! nous nous battrons.

— Bien sûr, je le veux, répliqua Martynov. Cette conversation doit être considérée comme un défi de ma part...

Rentré chez lui, Michel Lermontov appela son ami Stolypine-Mongo, lui raconta l'affaire et le pria d'être son témoin. De son côté, Martynov fit une demande analogue à son camarade Glébov, dont i l partageait l'appartement. Glébov, inquiet, lui conseilla de réfléchir encore. Tout devait être tenté pour éviter le duel. Mais Nicolas Martynov se cantonnait dans un mutisme rageur. Deux autres familiers du groupe, Vassiltchikov et Troubetzkoï, immé­diatement alertés, entreprirent des démarches dans l'espoir de régler pacifiquement la querelle (i). Suivant leur avis, Michel Lermontov accepta de quitter Piatigorsk pour quarante-huit heures,

(1) Vassiltchikov avait vingt-deux ans, à l 'époque, S. V . Troubetzkoï et Stolypine vingt-cinq ans, Glébov vingt-trois ans, Martynov vingt-quatre ans et Lermontov vingt-sept ans

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afin de permettre à son adversaire de se ressaisir et de renoncer délibérément à la provocation. E n vérité, le poète considérait cette histoire comme parfaitement absurde et ne tenait guère à se battre contre un ancien camarade d'école. Dès le 14 juillet, i l partit pour Jéléznovodsk, petite station thermale, située à quelques verstes de Piatigorsk, et, là, en toute tranquillité, attendit les résultats des pourparlers entre les seconds. Connaissant le caractère faible de Nicolas Martynov, i l était sûr que « le montagnard au grand poignard » finirait par revenir à de meilleurs sentiments. E n effet, i l est probable que, si Nicolas Martynov avait agLsuivant sa seule initiative, la dispute se fût terminée devant une bouteille de vin. Mais i l y avait, derrière lui, toute une caste nobiliaire,, qui l'excitait à la fureur et lui promettait son estime. I l ne lui était plus possible de reculer sans perdre la face. U n dénommé Dorokhov, célèbre pour avoir patronné quatorze duels au Caucase, se mêla de l'affaire, approuva l'intransigeance de Martynov et proposa des conditions de combat d'une sévérité inhabituelle. Les témoins, impressionnés par l'assurance de ce vétéran, n'osèrent pas le contredire. Quant aux représentants de l'autorité, i l semble hors de doute que les préparatifs de la rencontre leur furent connus dans les moindres détails. I l eût été facile de mettre les jeunes gens aux arrêts ou d'ordonner à Lermontov de rejoindre son régiment sur l'heure. Rien de tout cela ne fut tenté. L e colonel Traskine, celui-là même qui avait refusé au poète une permission de convalescence, se trouvait, depuis peu, à Piatigorsk, mais ne jugeait pas utile de convoquer et d'interroger Lermontov, dont, pourtant, la présence dans la ville d'eaux était irrégulière. L'officier de gendarmerie Kouvchinnikov, venu spécialement de Saint-Pétersbourg, feignait, lui aussi, de ne rien voir, de ne rien entendre. L a consigne, dictée par Benkendorf, était de n'intervenir sous aucun prétexte.

Dès son arrivée à Jéléznovodsk, Michel Lermontov apprit que les discussions entre témoins n'avaient servi qu'à préciser la date, l'heure et l'endroit de la rencontre : le lendemain, 15 juillet, à 6 heures et demie du soir, au pied du mont Machouk. Jadis, dans Un Héros de notre temps, le poète avait décrit, d'une manière saisissante, le duel qui opposait le sarcastique Pétchorine et le stupide Grouchnitzky. L a situation du livre se retrouvait dans la vie. Dans le livre, comme dans la vie, le combat devait avoir pour toile de fond la chaîne montagneuse du Caucase. Mais, dans

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le livre, Pétchorine tuait Grouchnitzky. A l'exemple de son person­nage préféré, Michel Lermontov tuerait-il Nicolas Martynov ? A quoi bon ? Ce misérable pantin ne méritait même pas la mort. Sur ce point, la résolution de Michel Lermontov était fermement arrêtée. Si une réconciliation sur le terrain se révélait impossible, i l tirerait en l'air et tout finirait par des embrassades. A moins que lui-même, par malchance, ne fût frappé d'une balle au cœur. I l avait écrit, quelques semaines auparavant, dans son poème, Le Songe :

Une balle en plein cœur, je gisais, Immobile, L a blessure fumait encore dans ma chair, E t mon sang s'écoulait lentement, goutte à goutte. J'étais seul sur le sable, au milieu du désert, Entouré de rochers aux cîmes jaunissantes. Le soleil les brûlait et me brûlait moi -même, Mais j 'étais endormi du sommeil de la mort.

Et encore : Je n'attends plu» rien de la vie, Je ne pleure pas le passé, Je veux être libre et tranquille, Je veux oublier et dormir...

L a mort, la vie future, l'alliance de l'âme libérée avec le frisson de l'herbe, le murmure des eaux, le souffle du vent, la germination des plantes. Plus que jamais i l songeait aux délices de cette évasion. A la veille de l'épreuve, ses pensées étaient celles-là mêmes qu'il avait prêtées, jadis, au héros de son livre : « Deux heures du matin. Je n'arrive pas à dormir... Et pourtant, je devrais me reposer pour que, demain, ma main ne tremble pas... Et si sa chance l'emporte ? Si mon étoile me trahit enfin ? E h quoi ? s'il faut mourir, mourons ! L a perte ne sera pas grande pour le monde ; d'ailleurs, je m'ennuie suffisamment. Je suis comme un homme qui bâille à un bal, et qui refuse de rentrer chez lui pour dormir, parce que sa voiture n'est pas encore avancée. Mais la voiture est prête... Adieu ! ( i) »

Les témoins, les amis de Lermontov étaient persuadés que le différend se terminerait à l'amiable. I l avait été décidé que toute la compagnie se réunirait à la petite colonie allemande de Karras (2) et accompagnerait ensuite les duellistes jusqu'au lieu choisi pour la rencontre. L'expédition prenait ainsi les allures d'un pique-

(1) Un Héros de notre temps.' (2) La localité de Karras était habitée par des émigrés allemands, venus de Cassel et

de la Prusse.

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nique improvisé. Pour clore la journée, les organisateurs envi­sageaient même de fêter, chez les Verziline, la réconciliation des deux adversaires, puis d'aller, tous en bande, assister, de loin, au feu d'artifice que le prince Golitzine devait offrir à ses invités dans le jardin municipal de Piatigorsk.

Michel Lermontov partit donc, comme convenu, pour la colonie allemande de Karras, où i l arriva à l'heure du déjeuner. Là, i l rencontra une jeune fille de sa connaissance, Mlle Bykhovetz, qui se rendait à Jéleznovodsk, avec sa tante. « Quand nous fûmes seuls, écrira Mlle Bykhovetz, i l me parut très triste et me parla en termes tels que j'aurais dû tout deviner... Je ne sais comment cela se fit, mais l'une de mes tresses se dénoua et le bandeau en métal doré qui la retenait tomba par terre. I l le saisit et le glissa dans sa poche. » Mlle Bykhovetz pria le poète de lui rendre la garniture qu'il avait subtilisée en un tournemain. Mais i l secoua la tête et promit simplement de lui rapporter l'objet le lendemain, s'il était encore en vie. Vers cinq heures de l'après-midi, les témoins vinrent chercher Michel Lermontov et la petite troupe partit à cheval pour le lieu du duel (i). Une chaleur orageuse pesait sur la campagne, immobile, assoiffée. Dans le ciel s'assemblaient de lourds nuages, aux ventres gris. Les moustiques tournaient en bourdonnant autour des montures nerveuses.

Ayant quitté la route de Piatigorsk et tourné sur la gauche, en direction de la montagne, les cavaliers aperçurent, dans l'herbe, les traces laissées par les roues de la voiture qui avait amené Mar-tynov. L a masse épaisse du mont Machouk écrasait le paysage. Plus loin, dans une réverbération grisâtre, se dessinaient les cinq têtes du mont Bechtaou. A gauche, les neiges scintillantes de l'Elbrouz semblaient un nuage d'argent, suspendu entre ciel et terre. Les cavaliers sautèrent à bas de leurs selles et attachèrent leurs chevaux à un arbre. Puis, lentement, ils gravirent la pente qui conduisait à une prairie, bordée de broussailles.

Nicolas Martynov se trouvait là, sanglé dans sa tunique circas-sienne, une toque blanche sur la tête, le visage livide, la moustache tombante, l'œil sombre. Pour une fois, i l ne portait pas de poignard. Les témoins se consultèrent à voix basse. Comme ils étaient, tous les quatre, en relations amicales avec les deux adversaires, leurs

(1) D'après certains récits, Invérifiables, Nicolas Martynov serait, lui aussi, venu à ' Karras, mais n'aurait pas adressé la parole à Lermontov et serait reparti, aussitôt, pour enoisir et aménager l'emplacement de la rencontre.

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fonctions auprès de l'un ou de l'autre n'étaient pas nettement défi­nies. D'ailleurs, i l avait été décidé que, dans le cas d'une issue fatale, seuls Vassiltchikov et Glébov seraient désignés, en qualité de seconds, aux autorités chargées de l'enquête. En effet, Glébov, qui avait été récemment blessé, et le prince Vassiltchikov, qui était bien en Cour, devaient, moins que les autres, redouter la sévérité des juges. Insouciance ou préméditation ? les jeunes gens n'avaient pas estimé utile de se faire accompagner par un médecin. Dans les fourrés voisins, des branches remuèrent. Quelques cama­rades, avides de sensations fortes, venaient assister au spectacle. Parmi eux, se trouvait Dorokhov, le spécialiste des duels à mort. Une casquette blanche derrière des feuillages. Tout à côté, un bonnet de fourrure. Des voix étouffées. Des rires. L a fumée lente d'un cigare. Le public prenait place. A u loin, on entendait tinter des gourmettes, hennir des chevaux impatients. Des nuages rapides, échevelés, traversaient le ciel, s'assemblaient en masse sombre au-dessus du mont Bechtaou. Une énorme poche, couleur d'écume sale, était suspendue dans l'air. A l'ouest, le paysage tremblait derrière le tissu fin de la pluie. U n tonnerre assourdi, roucoulant, fit frémir l'espace. Le vent apporta l'odeur de l'herbe, de la pous­sière et des pierres humides. Michel Lermontov aspira à pleins poumons cette promesse de fraîcheur et de violence. Sa tunique militaire était ouverte sur une chemise rouge. Une mince ceinture circassienne lui serrait la taille. Stolypine ouvrit le coffret, où deux pistolets étaient rangés côte à côte. L 'un des témoins planta son sabre dans le sol sec et dit :

— Voici la barrière. Glébov jeta sa casquette à dix pas du sabre. Mais Stolypine

mesura de nouveau la distance. I l avait de longues jambes. D'un coup de pied, i l repoussa la casquette un peu plus loin, à quinze pas. Ensuite, les témoins comptèrent encore dix pas, de part et d'autre de ces deux points limites. Ainsi, les adversaires se trou­vaient séparés par trente-cinq pas en tout. A u signal, ils devaient s'avancer vers la barrière et tirer entre le commandement « deux » et le commandement « trois ». Mais ils pouvaient aussi bien, s'ils le désiraient, tirer sans bouger de leur place. Chaque « raté » était pris en compte comme un coup de feu régulier. Sans résultat après trois échanges de balles, les témoins étaient convenus d'arrêter le duel et d'admettre que les combattants avaient satisfait aux lois de l'honneur.

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— Prêts ? A vos places ! Michel Lermontov se dirigea vers l'endroit qui lui était assigné,

près d'un buisson, au sommet de la pente, le visage tourné vers le mont Bechtaou. Nicolas Martynov, lui, se posta en contrebas, face au mont Machouk. Sa position était la meilleure, puisqu'il pouvait viser en braquant son arme vers le haut. L a sueur coulait à grosses gouttes sur son visage. Ses yeux bovins, à fleur de tête, exprimaient la peur et la haine. U n rictus nerveux serrait ses lèvres sous sa moustache molle. Lermontov, en revanche, paraissait très calme. I l avait dit à Stolypine qu'il tirerait en l'air.

— Je ne tiens pas à tuer cet imbécile ! Glébov et Vassiltchikov remplirent de poudre les bassinets

et remirent un pistolet à chacun des deux adversaires. Puis, les témoins s'étant éloignés, Glébov cria :

— Attention, allez !... Michel Lermontov demeurait immobile. I l s'était placé de

profil, le bras droit replié et serré contre le corps, le pistolet dirigé vers le ciel. « A cette minute, écrira Vassiltchikov, je lui jetai un regard et je n'oublierai jamais l'expression paisible, presque heu­reuse qui se reflétait sur son visage. » Cependant, Martynov, d'un pas rapide, approchait de la barrière. Là, i l s'arrêta, tourna son arme, le chien de côté, « à la manière française » et, clignant de l'œil, visa longuement le poète.

— U n , deux, trois, compta Glébov. Mais Martynov ne tirait pas. Les secondes passaient. De

grosses gouttes de pluie commencèrent à tomber sur les feuillages poudreux. Exaspéré, Stolypine hurla :

— Tirez donc, ou je vous sépare ! A u même instant, un coup de tonnerre assourdissant ébranla

l'espace. L a gifle blanche de l'éclair fit tressaillir l'horizon. Une détonation sèche, isolée, répondit à cette clameur, à cette lueur célestes. Comme frappé par la foudre, Michel Lermontov s'effondra,' sans chanceler, sans même porter la main à sa blessure. Couché sur le sol, i l tenait encore le pistolet serré dans son poing. Mais i l ne bougeait plus. I l ne gémissait pas. Son visage était pâle et luisant comme un masque de cire. Après un moment de stupeur, les témoins se précipitèrent vers lui. « Dans son flanc droit, note Vassiltchikov, béait une plaie fumante. Le sang s'écoulait par un trou, dans le flanc gauche. Bien que tout signe de vie eût disparu, nous décidâmes d'appeler un docteur. »

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Epouvanté, le regard vide, la mâchoire décrochée, Martynov balbutiait :

— Michel, pardonne-moi. Il aurait pu ramener le corps en ville dans sa voiture, la seule

qui se trouvât sur les lieux du duel. Mais à l'idée de voyager en compagnie de ce cadavre au sourire moqueur, son courage l'aban­donnait. Partir, vite, vite, ne plus le voir ! I l bégayait, i l tremblait de tous ses membres. Tel un dément, i l dévala la pente, bondit sur le siège du cocher, saisit les rênes, fouetta les chevaux. I l fuyait vers Piatigorsk, sous la pluie battante. Sortant des fourrés, les spec­tateurs du drame étaient, eux aussi, pressés de déguerpir. Comme s'ils avaient participé à un mauvais coup, ils détachaient leurs montures, sautaient en selle, galopaient, le dos rond, sous l'averse qui redoublait de violence. Debout autour du poète, les témoins échangeaient des regards navrés. L'impuissance les clouait sur place. Cette dépouille à leurs pieds. Et, dans le ciel, ces éclats de tonnerre, ces zébrures de feu, cette protestation terrible, prophé­tique, de toute la montagne en révolte. Ils étaient dépassés par l'évé­nement. Glébov s'assit dans la boue, prit la tête de Lermontov sur ses genoux. Vivait-il encore ? Mais non. Déjà le corps se refroi­dissait. Les yeux étaient des boules de verre. Dans la moustache morte glissaient des perles liquides. Vassiltchikov, Stolypine et Troubetzkoï retournèrent à Piatigorsk, laissant Glébov et le cadavre seul à seul.

A Piatigorsk, les médecins, alertés l'un après l'autre, refusèrent de se déranger avant la fin de l'orage. De même, les propriétaires des voitures de louage ne voulaient pas entendre parler d'une course dans la montagne, par mauvais temps. Les chemins étaient noyés. Les roues des équipages risquaient de s'enliser dans la boue. L a colère de Dieu, lisible dans le ciel, incitait chaque chrétien à rester chez soi. Enfin, moyennant une très forte somme, Stolypine décida un cocher à partir, en télègue, pour ramener le corps. L a nuit était tombée. Le tonnerre, grondait toujours derrière des rideaux de nuées violettes et grises.

N'ayant pu trouver un docteur, Vassiltchikov était déjà retourné auprès de Glébov, qui veillait la dépouille du poète. Dans les ténèbres, la pluie cinglait ces deux vivants et ce mort, serrés côte à côte. A travers le murmure continu de l'eau qui fouettait les feuil­lages, creusait la terre, grossissait d'invisibles torrents, les témoins espéraient entendre, d'une minute à l'autre, les clochettes d'un

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équipage. Mais nulle rumeur ne venait de la route. Sur les genoux de Glébov, la tête de Lermontov n'était plus qu'un boulet de chair froide. « I l faisait de plus en plus sombre, dira Glébov. Les chevaux à l'attache hennissaient, s'énervaient, frappaient le sol de leurs sabots. Les coups de tonnerre et les éclairs se succédaient. Une terreur inexplicable m'envahit. » A n heures du soir, un martèle­ment de sabots retentit au loin. Des essieux grinçaient. L a voix d'un cocher sacrait rudement dans le noir. Glébov et Vassiltchikov voulurent soulever le cadavre. A ce mouvement, l'air contenu dans la poitrine de Michel Lermontov s'échappa de ses lèvres-avec un bruit tel, que les deux amis crurent entendre une plainte vivante. Epouvantés, ils traînèrent le corps jusqu'à la télègue, l'installèrent, tant bien que mal, sur le fond de planches. L a voiture était trop courte. L a tête du poète pendait dans le vide. Ses jambes étaient recroquevillées. Le cocher fit claquer son fouet. Les chevaux s'ébranlèrent d'un pas pesant.

L'orage s'était calmé. Sous un ciel pur et silencieux, brillaient les petites lumières de Piatigorsk. Dans la ville, tout le monde savait déjà que Michel Lermontov avait été tué en duel. Le commandant de la place, affolé, ordonna de mettre Nicolas Martynov aux arrêts et de conduire le poète, quel que fût son état, au corps de garde « pour expertise ». Les officiers de service, au corps de garde, ayant constaté que la télègue transportait un cadavre, lui laissèrent conti­nuer son chernin. Mais, un peu plus loin, des émissaires du com­mandant de la place rattrapèrent le convoi. « Interdiction de ramener le délinquant à son domicile. — Mais i l est mort ! — Qui nous le prouve ? » Après de longues palabres, la voiture se remit en route, gémissant, cahotant, vers la demeure du défunt. Trempé de sang et d'eau, la tête pendant à la renverse, la bouche tordue, les yeux scellés, Michel Lermontov passait sous les fenêtres des villas fleuries où con­tinuaient à vivre tant d'hommes et de femmes indifférents à son sort.

Enfin, la télègue s'immobilisa dans une dernière secousse. On était arrivé à destination. Stolypine ouvrit la porte de la maison. Les amis du poète déposèrent le corps sur un divan, dans le bureau. I l était plus de minuit quand un médecin constata officiellement la mort. « L a balle ayant pénétré dans* le flanc droit, au-dessous de la dernière côte, a traversé le poumon droit, le poumon gauche, et est sortie entre la cinquième et la sixième côte, du côté gauche. Cette blessure a provoqué la mort instantanée du lieutenant Ler­montov à l'endroit même du duel. »

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Sur le visage de Michel Lermontov, à la peau livide, tendue à craquer, se dessinait encore un sourire de ijiépris souverain. Ses paupières ne couvraient pas entièrement ses yeux et laissaient filtrer entre les cils un regard trouble, enigmatique. « Quand i l s'agit de laver le cadavre, écrit Raïevsky, nous nous trouvâmes dans l'impossibilité de lui retirer sa tunique, parce que ses membres étaient d'une raideur de pierre. I l fallut fendre le vêtement dans le dos. A ce moment, nous vîmes que la balle avait percé le torse, de part en part. Dans la poche droite, nous avons découvert la garniture en métal doré (de Mlle Bykhovetz) toute pleine de sang. »

Glébov et Vassiltchikov, ayant reconnu qu'ils avaient servi de témoins aux deux adversaires, furent conduits, sous escorte, à la maison d'arrêt.

Le lendemain matin, une foule de camarades, de curieux, envahit la chambre du poète. Vêtu d'une chemise blanche, i l était étendu sur une grande table et recouvert jusqu'à mi-corps par un drap. L a chair de son visage s'était affaissée dans le creux des pommettes. On voyait ses dents entre les lèvres disjointes. Et, sous les paupières, veillait toujours cette petite raie de lumière, immobile, inquiétante. U n serviteur, tenant un éventail à la main, chassait les mouches qui tournaient au-dessus de la couche funèbre. Le parfum des fleurs se mêlait à l'odeur sûre de la putréfaction. Autour du cadavre, les commentaires allaient bon train. Certains visiteurs pleuraient, maudissaient Martynov, affirmaient qu'il s'était conduit comme un assassin. D'autres se demandaient quelles avaient été les raisons secrètes du duel. Ne s'agissait-il pas d'une rivalité amoureuse entre les deux camarades ? On prononçait, à voix basse, les noms d'Emilie Klichenberg, de Nadéjda Verziline et de Mlle By­khovetz, dont le « bandeau » avait été trouvé dans la poche du défunt.

En ville, cependant, les personnes de qualité se déclaraient enchantées par l'issue du combat. Selon l'opinion des milieux aris­tocratiques, Michel Lermontov était un personnage tellement exé­crable, que, si Martynov ne l'avait pas tué, un autre se fût chargé, tôt ou tard, de la même besogne. Le prêtre Erastov déclarait à son entourage : « I l ennuyait tout le monde à Piatigorsk... C'était un chercheur de querelles... U n poète, dites-vous ? Et puis après ? En voilà une dignité ! S'il en est ainsi, n'importe qui se prétendrait poète pour pouvoir insulter les autres sans dommage. Vous pensez qu'il a été pleuré ? Nullement ! Personne ne l'a pleuré. Tous étaient ravis !... Vous croyez qu'il était agréable de supporter ses railleries

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et ses caricatures ?... Je l'ai vu quand on l'a transporté, en voiture, sous mes fenêtres. L a voiture était courte. Les pieds pendaient devant. L a tête ballotait derrière. Personne n'éprouvait la moindre compassion pour lui. »

U n autre (i) renchérissait en ces termes : « Entre nous soit dit, je ne comprends pas qu'on parle tant de Lermontov ; franchement, c'était un homme sans intérêt, un mauvais officier et un piètre poète. Nous composions tous des vers aussi bien que lui . . . »

Et un certain Alexis Andréïévitch Kikine n'hésitait pas à écrire dans une lettre à sa fille : « Nicolas Martynov a tué en duel cette canaille de Lermontov. Je plains la famille Martynov... Nicolas est maintenant en prison... (2) »

Mais les adversaires du poète ne se bornaient pas à le dénigrer dans leurs propos, leurs missives et leurs journaux intimes. Ils intervenaient auprès du clergé pour empêcher que Michel Ler­montov fût enterré religieusement. U n homme tué en duel n'était-il pas aussi coupable qu'un suicidé au regard de l'Eglise orthodoxe ? Malgré l'insistance de Stolypine-Mongo et de ses amis, le prêtre Paul Alexandrovsky, soucieux, avant toute chose, de ne pas mécontenter les personnages importants de Piatigorsk, se refusait à dire une messe pour le repos de l'âme du défunt sans un ordre expresse du commandant de la place. Le commandant de la place, de son côté, sachant que des intérêts puissants étaient en jeu autour du cadavre, fuyait devant la responsabilité d'une décision. Enfin, après un jour et demi de tergiversations, le colonel Traskine, chef de l'état-major du général Grabbe, prit sur lui de faire réserver une sépulture chrétienne au poète.

Les funérailles eurent lieu le 17 juillet 1841, vers six heures du soir, en présence d'un grand concours d'officiers. Les amis de Michel Lermontov portèrent le cercueil, sur leurs épaules, jusqu'au cimetière de Piatigorsk. I l faisait beau ce jour-là. Les montagnes se détachaient avec netteté, blanches et vertes, sur le fond bleu du ciel. Le soleil allumait l'or des étoles et l'argent des encensoirs. Des voix graves chantaient la prière des morts. Puis, les premières pelletées de terre tombèrent avec un bruit sourd sur la caisse en bois. Michel Lermontov, séparé des hommes, avait enfin conquis le droit de n 'être qu'un poète.

H E N R I T R O Y A T . (1) Cité par Viskovaty. (2) Lettre du 2 août 1841.