louison et m molière

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LOUISONET

MONSIEUR MOLIÈRE

© Flammarion, pour la présente édition, 2019© Flammarion, 2001, 2010.

87, quai Panhard-et-Levassor – 75647 Paris Cedex 13ISBNÞ: 978-2-0814-8636-2

MARIE-CHRISTINE HELGERSON

LOUISONET

MONSIEUR MOLIÈRE

Pour RichardAvec mes remerciements

CHAPITREÞ1

onsieur Molière m’a enfin remarquée.J’étais sous la table de la salle à mangeravec une perruque sur le dos. J’imitais

un singe, sautant à quatre pattes d’un convive àl’autre, faisant des grimaces et caressant desjambes. Les invités n’avaient pas l’air de s’inquié-ter de ma présence. En rythme, je tapotais des

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chaussures. Les parents avaient bien droit à leurmusique pour animer le repas. Pourquoi pasmoiÞ?

Soudain, M.ÞMolière soulève la nappe et ditÞ:—ÞD’où vient cette petite bébêteÞ?Maman répondÞ:—ÞC’est ma fille. Excusez-la, Molière. Elle est

sotte quand sa gouvernante n’est pas là. Elle mecontrarie sans cesse. Louison, va-t’enÞ! Tu esinsupportable.

Je fronce le nez.

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—ÞElle a l’air drôle, dit M.ÞMolière. Je pourrais luitrouver une place dans un ballet burlesque.

Être au théâtreÞ! Voilà mon rêve.—ÞJe vous le dis franchementÞ: c’est une sale

gosse.—ÞIl faut quand même du talent pour imiter un

singe, répond M.ÞMolière.—ÞEh bien, prenez-laÞ!Il dit alors, rêveurÞ:—ÞPeut-être…

Louison, c’est moi. Et je vais vous raconter com-ment cette petite bête cachée sous la table est deve-nue une actrice de M.ÞMolière.

Tout a débuté quelques mois plus tôt par une

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lettre qui est arrivée chez nous à Lyon.

De par le Roi, Sa Majesté, voulant toujoursentretenir les troupes de son théâtre etprendre les meilleurs artistes des provinces, etétant informé que la nommée Jeanne Beauval(c’est maman) possède toutes les qualitésrequises pour se rendre au Palais-Royal (lethéâtre de M.ÞMolière), Sa Majesté ordonne etcommande à ladite Beauval et à son mari(papa) de se rendre à la cour pour recevoir sesordres.

Et puis il y avait encore des phrases très solen-nelles. Et ça se terminait ainsiÞ:

Fait à Saint-Germain-en-Laye,Le 31Þjuillet 1670Louis.

Accompagnant la lettre, papa et maman ont reçuun contrat pour entrer dans le théâtre du Palais-Royal. Un rôle était déjà prévu pour chacun d’euxdans une nouvelle comédie. La première représen-tation serait le 23Þnovembre.

Cette annonce soudaine provoque une grandepagaille chez nous. Brusquement, il faut tout démé-nager, tout changer dans notre vie. Les parents vontquitter le théâtre Patephin où ils sont tous les deuxacteurs. Et moi, je n’aurai plus mes promenades sur

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la place Bellecour avec Frosine, ma gouvernante, oùon se dit bonjour entre filles et garçons avec unsigne de la main. Je suis très inquiète.

Frosine, qui me dorlote depuis ma naissance, mecalmeÞ:

—ÞOui, on part, Louison. Mais ce n’est pas biengrave. De toute façon, tu deviens trop grande pourles jeux de Lyon. On va vivre dans la capitale. Tuentreras dans une vraie salle de théâtre. Toi et moi,on ira applaudir tes parents. Ils joueront devant despublics enthousiastes. Et toi, tu seras heureuse devoir le succès de leur travail.

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Et puis elle m’attrape par le menton et m’embrassesur le nez.

Les parents apprennent leur nouvelle pièce etorganisent le départ. Je dois les déranger… moinsque jamais. Comme d’habitude, ils me repoussent.«ÞLouison, va-t’en, laisse-nous tranquilles.Þ»

Maman a le grand rôle. Elle a une énorme mémoireet m’intimide.

Elle sera la servante d’un bourgeois riche quiveut être un noble gentilhomme. Papa sera seule-ment un laquais. Ça lui est égal d’avoir de petitsrôles. Il n’est pas jaloux de maman et de ses grandssuccès. Il me l’a dit. Quand maman réussit, il estheureux.

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Je me rappelle une discussion à ce sujet. J’étaisassise dans un coin du salon, un peu cachée, commesouvent lorsque j’écoute les grandes personnes.

Papa dit à mamanÞ:—ÞEmbrasse-moi, Jeanne. Nous allons partir. On

vient d’être choisis parmi les meilleurs acteurs deprovince. C’est beau, n’est-ce pasÞ? Le roi ne taritpas d’éloges sur toi. C’est bien.

Maman, toujours un peu méchante avec papa,rétorqueÞ:

—Þ«ÞC’est beau.Þ» «ÞC’est bien.Þ» Toi, tu es tou-jours contentÞ! Mais non, il ne faut pas être satisfait.

Tu as l’occasion d’une grande aventure. Ne rate pastout, mon pauvre Jean. Tu ne vas pas perdre ta vieà jouer des rôles de laquais. Redresse la tête. Penseque tu es un héros. Change ton allure. Tu baisses lecrâne. Tu courbes le dos. Tes épaules cachent ta poi-trine. Ce n’est pas une silhouette pour un grandacteur. Il faut respirer à pleins poumons. On va authéâtre du Palais-Royal. Tu manques de passion. Çam’agace, Jean. À Lyon, notre imagination s’endortsur place. La capitale nous donnera l’occasion d’avoirde meilleurs rôles. Ici, les salles sont petites. ÀParis, tout sera immense, brillant. ParisÞ! Un nou-veau directeurÞ! Une nouvelle troupeÞ! Une nouvellevieÞ!

Papa ne répond rien.Maman refuse de l’embrasser.

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Moi, en voyant et en écoutant ça, je comprendsÞ:papa est souvent un peu triste à cause de maman.

Quand les parents sont méchants l’un avec l’autre,je cours chercher Frosine, et je réclameÞ:

—ÞEmbrasse-moi bien fort. Tu ne m’oublies pas,toiÞ? Je suis bien ta Louison.

Et elle, gentille, me fait un câlin.

Pour le déménagement, on charge sur un cocheles vêtements, la vaisselle, les tableaux, les miroirs.Je cours d’une salle à l’autre. Et j’essaie d’imaginer

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comment va être notre nouvelle vie. Est-ce qu’on auraune grande maisonÞ? Comment sera ma chambreÞ?Où est-ce qu’on se promènera dans ParisÞ?

Quand on se met en route, je me tourne pour voirà quoi ressemble Lyon de loin et je jette un derniercoup d’œil sur les collines, avec une vague envie depleurer.

Les deux coches roulent sur des chemins caillou-teux. Il fait très chaud. On est tous secoués là-dedans. Des mouches piquent les chevaux et leurfont faire des écarts. Par la fenêtre, je me penchepour regarder les énormes roues et la poussière, aurisque de basculer. Frosine m’attrape et me tiredans le coche, où je suis coincée entre elle et le groscuisinier Guillaume. J’étouffe. L’avantage, c’est queGuillaume nous donne des biscuits à la confiture de

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cerises. Dans l’autre coche, se trouvent les parents,leurs domestiques. Mais je suis sûre qu’ils n’ontrien d’aussi bon à grignoter.

Le soir, on s’arrête dans une auberge pas troplaide et pas trop sale. C’est maman qui choisit.

Elle descend et, par la portière, récite une tiradepour le cocher, avec son ton pas aimableÞ:

—ÞJe refuse d’être installée n’importe où. Je suisune actrice. Ne l’oublie pas. Et mon mari apparaîtsur scène aussi. Nous n’avons pas l’habitude denous mêler à la canaille. Je ne veux pas des aubergesdangereuses. C’est comprisÞ? Les gens du théâtre ont

le droit de se reposer dans des lieux paisibles et dequalité. Laisse-moi visiter cette auberge avant denous y installer.

Suivant son choixÞ: le oui est imposé à tout lemondeÞ; si c’est non, on s’en va…

À Paris, on habite rue Mazarine.Tout de suite, maman aime la capitale. Bruits,

gens, vitesse, costumes, couleurs, bâtiments, mar-chands, tout est immense. Maman le répète à papaÞ:

—ÞLyon était médiocre et minuscule. Quellechance nous avons d’avoir été invités par le RoiÞ!

Moi, ce que je remarque c’est que notre maison ade hautes fenêtres claires, pas comme celles deLyon couvertes de papier ciré. Ça me plaît. On voit

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de l’intérieur ce qu’il y a dehors.Maman fait le tour de la maison, très vite, comme

un tourbillon de vent.—ÞGuillaume, dit-elle, dans cette salle à manger,

nous aurons de somptueux repas. SomptueuxÞ! Tum’as entendue. Sans tarder, je veux inviter le direc-teur de notre troupe.

Maman se garde la plus grande chambre.Papa s’installe dans une salle pas loin.Et moi, je tiens la main de Frosine pour monter

dans une petite chambre au dernier étage par unescalier étroit. Frosine caresse mes cheveux.

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—ÞTu seras dans cette chambre, Louison. Rassure-toi. Je serai juste à côté.

—ÞFrosine, pourquoi maman ne s’occupe-t-ellejamais de moiÞ?

—ÞTa mère a son métier. Une comédienne n’apas toujours le temps d’être une maman.

Mais je devine qu’elle ne me dit pas toute lavérité pour ne pas me faire de peine.

Dès l’arrivée à Paris, je vais avec Frosine aux répé-titions des parents. Là, on voit aussi M.ÞMolière.Frosine me dit qu’il écrit toutes les pièces pour sonthéâtre. Il les présente à la Cour du Roi et au public.Il s’occupe de ses comédiens et les paye aussi bienque possible. Et il est le premier acteur. M.ÞMolièrea l’œil sur tout.

J’aime regarder son visage. Il a une jolie moustache

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longue et fine, des cheveux bouclés, et l’air doux etgentil. Je voudrais qu’il me diseÞ:

—ÞMademoiselle, voulez-vous devenir une actriceÞ?Votre mère est étonnante.

Pas trop timide, je répondraisÞ:—ÞOui. Oui, monsieur, je veux bien être une

actrice comme maman.

Depuis qu’on est installés, M.ÞMolière vient sou-vent à la maison pour des repas.

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