louise merzeau du signe À la trace : l’information sur mesure

9
 HERMÈS 53, 2009 23 Louise Merzeau Université Paris Ouest - Nanterre La Défense Laboratoire CRIS DU S IGNE À LA T RACE : L’INFORMATION SUR MESURE L’essor du numérique ne se réduit ni à une nouvelle codification des contenus, ni à l’introduction d’un nou- veau canal de circulation. C’est une transformation envi- ronnementale, qui affecte l es structures et les relations. Une telle mutation ne déstabilise pas seulement des usages et des objets. Elle remet en question les modèles conceptuels qui servent à les formaliser. C’est dire que la pensée du message et du document, qui fonde les sciences de l’information et de la communication, doit évoluer vers une pensée de la traçabilité. La trace, entre information et communication Dans la culture numérique, le signe, le message et le document sont appelés à être subsumés dans la caté- gorie des traces. Celle-ci ne désigne pas un nouveau type d’objet, mais un mode inédit de présence et d’efficacité, lié aux caractéristiques techniques et sociales des réseaux. Du télégraphe à l’empreinte Les SIC se reconnaissent au moins une conver- gence : l’étude des messages et de l eur traitement au sein de systèmes machiniques ou sociaux. Qu’on les examine sous l’angle technique, sémiotique, pragmatique ou sociologique, les processus d’information et de commu- nication sont toujours pensés comme des opérations portant sur des signaux, des formes ou des contenus. Les sciences du document s’intéressent à leurs supports ou leurs agencements lo giques ; l’étude des médias se focalise sur leurs effets de sens et d’organisation. Dans le modèle télégraphique, l’information mesure la proba- bilité d’apparition et d e distorsion des signaux (Shannon, 1948). Dans le modèle orchestral, la communication est « multicanal » et les signaux enveloppent les partici- pants (Bateson, 1981). Mais, dans aucun des schémas fondateurs de la pensée communicationnelle, il n’est question d’empreintes, de signatures ou de traces. Or, c’est en ces termes que présence et transaction doivent être décrites dans l’environnement numérique. Adres- sage des pages, identification des ordinateurs (IP), _ _parie .m age ercre i, . mars :

Upload: merzeau

Post on 16-Jul-2015

17 views

Category:

Documents


2 download

DESCRIPTION

03_H53_partie1.fm Page 23 Mercredi, 18. mars 2009 1:46 13Louise MerzeauUniversité Paris Ouest - Nanterre La Défense Laboratoire CRISDU SIGNE À LA TRACE : L’INFORMATION SUR MESUREL’essor du numérique ne se réduit ni à une nouvelle codification des contenus, ni à l’introduction d’un nouveau canal de circulation. C’est une transformation environnementale, qui affecte les structures et les relations. Une telle mutation ne déstabilise pas seulement des usages et des objets. Elle remet en questi

TRANSCRIPT

Page 1: Louise Merzeau DU SIGNE À LA TRACE : L’INFORMATION SUR MESURE

5/14/2018 Louise Merzeau DU SIGNE À LA TRACE : L INFORMATION SUR MESURE - slidepdf.com

http://slidepdf.com/reader/full/louise-merzeau-du-signe-a-la-trace-linformation-sur-mesur

HERMÈS 53, 2009 23

Louise MerzeauUniversité Paris Ouest - Nanterre La Défense 

Laboratoire CRIS 

DU SIGNE À LA TRACE :L’INFORMATION SUR MESURE

L’essor du numérique ne se réduit ni à une nouvellecodification des contenus, ni à l’introduction d’un nou-veau canal de circulation. C’est une transformation envi-ronnementale, qui affecte les structures et les relations.Une telle mutation ne déstabilise pas seulement des

usages et des objets. Elle remet en question les modèlesconceptuels qui servent à les formaliser. C’est dire quela pensée du message et du document, qui fonde lessciences de l’information et de la communication, doitévoluer vers une pensée de la traçabilité.

La trace, entre informationet communication

Dans la culture numérique, le signe, le message etle document sont appelés à être subsumés dans la caté-gorie des traces. Celle-ci ne désigne pas un nouveau typed’objet, mais un mode inédit de présence et d’efficacité,lié aux caractéristiques techniques et sociales desréseaux.

Du télégraphe à l’empreinte 

Les SIC se reconnaissent au moins une conver-gence : l’étude des messages et de leur traitement au seinde systèmes machiniques ou sociaux. Qu’on les examine

sous l’angle technique, sémiotique, pragmatique ousociologique, les processus d’information et de commu-nication sont toujours pensés comme des opérationsportant sur des signaux, des formes ou des contenus.Les sciences du document s’intéressent à leurs supportsou leurs agencements logiques ; l’étude des médias sefocalise sur leurs effets de sens et d’organisation. Dansle modèle télégraphique, l’information mesure la proba-bilité d’apparition et de distorsion des signaux (Shannon,1948). Dans le modèle orchestral, la communication est« multicanal » et les signaux enveloppent les partici-pants (Bateson, 1981). Mais, dans aucun des schémasfondateurs de la pensée communicationnelle, il n’estquestion d’empreintes, de signatures ou de traces. Or,c’est en ces termes que présence et transaction doiventêtre décrites dans l’environnement numérique. Adres-sage des pages, identification des ordinateurs (IP),

03_ 53_par e1. m age 23 ercre , 18. mars 2009 1:46 13

Page 2: Louise Merzeau DU SIGNE À LA TRACE : L’INFORMATION SUR MESURE

5/14/2018 Louise Merzeau DU SIGNE À LA TRACE : L INFORMATION SUR MESURE - slidepdf.com

http://slidepdf.com/reader/full/louise-merzeau-du-signe-a-la-trace-linformation-sur-mesur

Louise Merzeau

24 HERMÈS 53, 2009

mémorisation des préférences, tatouages des docu-ments, login… avant d’être un arrangement signifiant,l’instruction informatique est un marquage, une « trace,construite ou retrouvée, d’une communication en mêmetemps qu’un élément de systèmes identitaires » (Roger T.

Pédauque, 2006, p. 32).Le signe, tel que les SIC et la sémiologie le définis-sent, procède d’un acte d’énonciation doté de sens et(en partie au moins) d’intentionnalité. L’empreintenumérique, elle, est automatiquement produite à l’occa-sion d’un calcul, d’un codage ou d’une connexion, leplus souvent sans que le sujet en soit conscient. Au lieud’articuler une face sensible (signifiant) à une représen-tation psychique (signifié), la trace assigne une signatureinvisible à un comportement informationnel, qui n’estpas toujours perçu comme tel. Téléphoner, voyager, cli-quer sur un lien, commander un produit en ligne…autant d’activités que l’on pratique « en aveugle », sansles éprouver comme traçage. L’équivalence entre com-munication et conduite, que les chercheurs de Palo Alto

avaient établie pour critiquer la linéarité du modèle télé-graphique, trouve ainsi un prolongement inattendu.Quand chaque agissement social se traduit en données,il n’est plus besoin de poser le cadre d’une relation inter-personnelle pour établir qu’on ne peut pas communi-quer, puisque désormais on ne peut plus ne pas laisser detraces.

L’étagement des niveaux de communication s’entrouve bouleversé. Dans les échanges étayés par lesmédias traditionnels, « la sémantique de la relation oudu cadre précède les contenus de nos représentations, etpilote celles-ci » (Bougnoux, 1998, p. 19). En milieunumérique, la trace est en deçà de tout cadrage méta-communicationnel. Nos actes produisent de l’informa-

tion avant même qu’un message-cadre ne vienne les« intentionnaliser ». C’est tout le paradoxe des réseaux :la fonction phatique des signaux y est souvent plusdéterminante que leur teneur sémantique, mais les traces

ne sont plus attachées à une énonciation. Du moins,c’est une énonciation incertaine, différée et sans mar-queurs corporels. Les données sont des déictiques quine signalent plus la continuité d’une présence, mais sim-plement une identité. Si elles relèvent de la catégorie des

indices (Peirce) par leur pouvoir d’attestation, ellesménagent en même temps l’espacement d’une différance(Derrida). En termes de distance avec la source, ellessont en deçà de la représentation et au-delà de la mani-festation (Bougnoux). Contextuelles, elles sont pour-tant dissociables du hic et nunc de leur production, carce sont des « unités isolables, agençables et calculables »(Roger T. Pédauque, 2006, p. 186).

C’est cette déliaison des traces qui permet d’enfaire une exploitation administrative ou commerciale.Détachées de la personne qu’elles identifient, elles sontouvertes à d’infinies « refabrications » en fonction desstratégies et des besoins. « Nous ignorons encore àquelles responsabilités, à quelles incertitudes, nousexpose l’usage de ces particules de document, si élémen-

taires qu’on les croit encore vierges de toute significa-tion. Nul ne peut dire de quel sens, mais chacun sait dequels intérêts ces fragments sont porteurs. L’économiedu médium a remplacé l’économie du message »1.

La redocumentarisation des traces

L’hypothèse d’un comportement zéro est doncmoins que jamais envisageable : désormais, non seule-ment tout communique, mais tout informe. Public,intime et privé se rejoignent dans une même sphère, oùla mise en commun relève autant de la collecte et del’indexation que de l’échange et de la publication. LeWeb incite à la spontanéité du mode conversationnel,

tout en documentant de façon pérenne chaque sourceou « prise de parole ». Cette traçabilité appelle unescience du document élargie aux raisons pragmatiques,et une science de la communication tournée vers les

03_ 53_par e1. m age 24 ercre , 18. mars 2009 1:46 13

Page 3: Louise Merzeau DU SIGNE À LA TRACE : L’INFORMATION SUR MESURE

5/14/2018 Louise Merzeau DU SIGNE À LA TRACE : L INFORMATION SUR MESURE - slidepdf.com

http://slidepdf.com/reader/full/louise-merzeau-du-signe-a-la-trace-linformation-sur-mesur

 Du signe à la trace : l’information sur mesure

HERMÈS 53, 2009 25

processus documentaires. La sémiologie ne saurait eneffet décrire cette traçabilité. Examinant le fonctionne-ment des signes sur le mode du système, elle a dégagé lescodes sur lesquels la culture de masse s’est construite.Mais c’est précisément cette massification que la culture

numérique met aujourd’hui en question.Pour penser cette traçabilité, il faut se placer dansla perspective de ce que Jean-Michel Salaün appelle laredocumentarisation2. Les empreintes que nous laissonssur les réseaux sont au cœur de ce processus qui permetaux récepteurs – destinataires ou non – de réarticulerles contenus selon leur interprétation. Utiles et signi-fiantes sans être encore des documents, les traces dépen-dent des opérations d’extraction, d’annotation et de réa-gencement auxquelles elles sont soumises. Alors que lescontenus étaient jusqu’alors assignés à une matérialitéqui les validait, les données numériques ne dépendentplus de la stabilité d’un support. La personnalisationdes interfaces, la multiplication des liens et la générali-sation des formats séparant forme et structure (XML)

leur confèrent une plasticité inédite. Elles se prêtent auxrecoupages et aux croisements, comme les élémentsd’une base de données qui aurait pour contour l’iden-tité. Dans des environnements toujours plus dyna-miques, la traçabilité consiste alors en un double mou-vement de reconstitution des cycles et de reconstructiondes contenus « à la volée ».

Cette nouvelle disponibilité des traces donne aurécepteur une liberté de traitement qu’il n’avait guèreavec les médias analogiques. Mais, simultanément, elleexpose chacun aux stratégies lourdes de l’attention. Lalisibilité nouvellement partagée entre émetteurs et utili-sateurs, telle qu’elle a été promue en modèle par lesblogs, fait de chacun un auteur potentiel, mais aussi une

cible possible. Pendant que les personnes jouent elles-mêmes avec leur signature, les puissances économiqueset politiques cherchent à cerner leur comportement.Toute la question est de savoir où passe la frontière

entre surveillance et redocumentarisation. Autrementdit, comment délimiter les droits d’accès, d’interpréta-tion et de transformation, pour que l’usage des tracessoit protégé techniquement et politiquement.

La traçabilité : un carrefour sociotechnique 

Par leur capacité à reconsidérer la place de la tech-nique dans les faits sociaux, les sciences de l’informationet de la communication ont un rôle particulier à jouerdans cette négociation entre circulation et protectiondes données. Là où la pensée classique traite du médiumcomme d’une réalité seconde, venant après le sens et laconscience, les SIC ont vocation à poser l’extérioritéd’une raison produite par les réseaux sociotechniques.Au lieu de voir dans la technologie un épiphénomène,dont il faudrait limiter les effets sur une nature humaineimmuable, la pensée communicationnelle nous aide àadmettre que dispositifs et dispositions se construisentensemble. Ainsi, nos empreintes numériques ne sont

séparables ni des situations de communication, ni desformes de l’identité dont elles témoignent. Imaginerqu’on pourrait suspendre cette traçabilité (par desrègles juridiques) sans affecter du même coup toute lalogique des interactions est une illusion.

L’anthropologie a montré que la tekhnè consiste enune externalisation de nos fonctions3. En s’externali-sant, les facultés se modifient : elles acquièrent unedimension formelle et organisationnelle, qui dépassel’individu et lui survit. Après la force, la perception, lecalcul et la mémoire, l’identité pourrait bien être la der-nière de nos propriétés ainsi mise au-dehors par nosmédias. Avant de signifier ou d’informer, ceux-ci ontpour fonction de ménager des espaces intermédiaires,

où le réel peut être négocié, contenu, filtré. Dans cesentre-deux, nous établissons des relations de confiancequi produisent du collectif. La migration des identitéssur les réseaux engage donc beaucoup plus que la vie

03_ 53_par e1. m age 25 ercre , 18. mars 2009 1:46 13

Page 4: Louise Merzeau DU SIGNE À LA TRACE : L’INFORMATION SUR MESURE

5/14/2018 Louise Merzeau DU SIGNE À LA TRACE : L INFORMATION SUR MESURE - slidepdf.com

http://slidepdf.com/reader/full/louise-merzeau-du-signe-a-la-trace-linformation-sur-mesur

Louise Merzeau

26 HERMÈS 53, 2009

privée. Elle relève du politique, quand bien même ellene concernerait que des échanges interpersonnels.

Ce tissage social en amont de tout messagedemande à être accompagné. « Objets politiques et nonsémantiques »4, les traces numériques façonnent l’être-

ensemble sans être toujours déterminées par des straté-gies industrielles ou étatiques. Il importe de dénoncerl’opacité des contrôles et des intérêts derrière l’appa-rente libre circulation des traces. Mais il faut aussi com-prendre comment la traçabilité s’auto(re)produit par lesseules propriétés des réseaux. Ce n’est qu’à cette condi-tion qu’on parviendra à alerter l’opinion publique surses dangers, sans retomber dans le fantasme du Big Bro-ther . À la fois source et conséquence de la redocumen-tarisation, les attentes des acteurs sont indissociable-ment sociales et techniques. Le fait que la traçabilité soiten elle-même invisible rend d’autant plus nécessairel’explicitation de ces couches logiques liées aux archi-tectures. Les approches sociologiques et politiques desfaits de communication ont donc intérêt à se rapprocher

du versant ingénierie des sciences de l’information,pour élaborer ensemble une intelligence des outils.

 Vers une nouvelle économiede l’empreinte

Ce qui s’enregistre ne préexiste pas à l’enregis-trement. Loin de se limiter à une publicisation du privé,le marquage des données participe d’une restructu-ration en amont des informations, qui a pour logique lapersonnalisation.

L’information sur mesure 

Les données personnelles sont le pivot d’une nou-velle économie des savoirs et des interactions, parce que

l’information ne se conçoit plus que par rapport à uncontexte, un besoin, une relation. Alors que le signe ten-dait idéalement vers le partage d’un sens par le plusgrand nombre (code), la trace vise à calibrer au plusprès des renseignements sur mesure (signature). Cette

logique de personnalisation trouve ses vecteurs les plusactifs dans les applications du Web 2.0. Podcasting,blogs, syndication… il n’y a plus un document maître etdes copies, mais une cascade d’états où l’informations’adapte à chaque condition de lecture et d’écriture. Leprojet d’un Web sémantique radicalise cette fragmenta-tion des contenus en documents virtuels personnali-sables, recalculés dynamiquement à partir d’un moteuret d’un ensemble d’ontologies.

Là où la culture de masse fabriquait des dénomina-teurs communs, le numérique tend « naturellement » àpersonnaliser l’information qu’il dissémine. Par un« déplacement du centre » (Doueihi, 2008, p. 134), ildonne à chacun son information, en faisant de la perti-nence, reconstruite à chaque session, l’unique boussole. La

personnalisation apparaît ainsi comme un moyen de com-penser la perte des visions synthétiques et la désorientationpar une focalisation sur soi. Cette information sur mesurepourra-t-elle produire « des différences, qui engendrentd’autres différences » (Bateson), ou s’épuisera-t-elle dansla clôture informationnelle de « nos mondes propres »(Bougnoux) ? Elle suppose en tout cas un traçage dessingularités qui affecte l’identité.

L’identité comme collection de traces

La personne qui sert de filtre à l’information n’estpas celle de nos CV, de nos appartenances et de nospapiers d’identité (même si, de plus en plus, elle en tientlieu). C’est une entité purement numérique, qui serésume à la collection des traces laissées par nosconnexions : requêtes, téléchargements, géolocalisa-tion, achats, mais aussi contenus produits, copiés,

03_ 53_par e1. m age 26 ercre , 18. mars 2009 1:46 13

Page 5: Louise Merzeau DU SIGNE À LA TRACE : L’INFORMATION SUR MESURE

5/14/2018 Louise Merzeau DU SIGNE À LA TRACE : L INFORMATION SUR MESURE - slidepdf.com

http://slidepdf.com/reader/full/louise-merzeau-du-signe-a-la-trace-linformation-sur-mesur

 Du signe à la trace : l’information sur mesure

HERMÈS 53, 2009 27

repris, etc. Nous n’avons qu’une connaissance approxi-mative de cette identité disséminée dans les réseaux.Opérateurs, marchands, moteurs de recherche et servi-ces de renseignements en savent plus sur nos comporte-ments numériques que nous-mêmes, car ils ont la capa-

cité de les archiver, de les recouper et de les modéliser.La première protection contre « l’expropriationidentitaire » consiste donc à reprendre la main sur lagestion de nos traces – en déposant un nom de domaine,en administrant un site, en agrégeant ses favoris…D’une façon générale, face à l’impossibilité de se sous-traire aux systèmes de surveillance, c’est la mise enœuvre d’une sousveillance 5, où l’acteur enregistre lui-même les indices de sa présence, qui peut l’aider à pré-server l’intégrité de son identité. Il faut aussi apprendreà jouer de la « polyphonie » du double numérique :« multiple et diversifié, autorisant flexibilité et pseudo-anonymat » (Doueihi, p. 82), celui-ci n’a pas la rigiditéd’une étiquette sociale. Il laisse une place à l’ironie, aumensonge, à la fiction.

Pour autant, l’individu numérique est bel et bienépié avec un degré de pénétration inédit. La sémiotisa-tion des comportements visait à élaguer les particula-rismes pour dégager des invariants (stéréotypes, codes,mythologies). La traçabilité consiste à l’inverse à pisterles singularités pour cibler toujours plus finementl’information. Le token devient la valeur ajoutée sanslaquelle le type n’a plus la capacité d’orienter attentionet marchandisation. En même temps, la communautéprime sur l’individu dans la mesure où l’identité s’assi-mile à un processus communicationnel. Chaque acteurn’existe que dans son rapport discriminant aux autresusages, préférences ou opinions. Même la cognition sepublicise, puisque nous donnons à observer nos

manières de lire, écrire, chercher, trier…Reste à savoir jusqu’à quel point une telle identitéest calculable. Théoriquement, les faits de communica-tion ont pour particularité de ne pas être program-

mables, comme le sont les échanges de matière oud’énergie. Mais, pour les stratèges du traçage, nosempreintes sont censées prédire nos comportements.Heureusement, l’identité procède d’une constructiondans le temps : on peut la reconstituer, mais pas entiè-

rement l’anticiper. Quand bien même un moteur derecherche établirait une « base de données de nosintentions » (Battelle, 2005), la part d’imprévisibilitépropre à chaque individu ne pourrait lui permettred’anticiper avec certitude nos actions.

Stock et flux

Plasticité identitaire et traçabilité se renforcentmutuellement. Plus nous diversifions notre présencenumérique, plus nous laissons d’indices, et plus il y a detraces à suivre, plus notre profil se complexifie. Le fluxengrange du stock, lequel favorise à son tour uneintensification du flux.

L’impensé machinique de la rémanence 

La valorisation des empreintes révèle la doublenature de l’information, à la fois instable et pérenne. Pen-dant longtemps, on a voulu croire que les messages circu-laient dans les réseaux sans sillage, et on ne s’est pas privéde dénoncer cette volatilité des contenus. De plus en plusde documents sont de fait des structures dynamiquesdont les composantes se renouvellent continuellement.L’organisation des traces en hypertextes accentue la fra-gilité des échafaudages sémantiques ou logiques – labifurcation devenant le pivot de toute navigation. Larotation rapide des standards et des formats rend pour

finir tout système numérique en lui-même éphémère.Mais en même temps, la délocalisation des mémoiresentraîne une inflation des couches internes de l’informa-tion, donc l’enregistrement d’un nombre toujours plus

03_ 53_par e1. m age 27 ercre , 18. mars 2009 1:46 13

Page 6: Louise Merzeau DU SIGNE À LA TRACE : L’INFORMATION SUR MESURE

5/14/2018 Louise Merzeau DU SIGNE À LA TRACE : L INFORMATION SUR MESURE - slidepdf.com

http://slidepdf.com/reader/full/louise-merzeau-du-signe-a-la-trace-linformation-sur-mesur

Louise Merzeau

28 HERMÈS 53, 2009

grand de traces. L’instabilité des dispositifs imposed’identifier l’état du document en même temps que soncontenu, démultipliant les informations sur l’informa-tion. C’est tout le paradoxe de cette logique : elle indexela valeur sur l’actualité (une information périmée n’en

est plus une), tout en provoquant un développementsans précédent des métadonnées.Du coup, l’archive voit son rôle renforcé. À la fois

consignation, publication et normalisation, elle viseaussi à anticiper. Les masses de données doivent êtredécoupées afin d’être traitées par des agents intelligentset des robots. Derrière chaque trace, se jouent des pres-criptions d’usage, des modèles à formaliser, des retoursd’investissement à planifier. L’élaboration et la posses-sion d’index deviennent l’enjeu même de la compétitionentre fournisseurs de services et industriels de la com-munication. Cet impensé de la rémanence remet pro-fondément en question l’opposition du stock et du flux.Dans la société numérique, irréversibilité et turn over vont de pair : notre propre mobilité – cognitive,

consommatrice ou sociale – a pour prix le port d’innom-brables « bracelets d’informations ».

Recyclage et enchevêtrement 

Le rapprochement entre archive et mobilité témoi-gne d’un bouleversement général de la causalité : dansl’univers numérique, l’enchevêtrement des hiérarchiesdevient la règle. L’information, dont nous étions lesémetteurs ou les récepteurs, est aujourd’hui ce quifaçonne notre identité. Nos relations pragmatiques sontenchâssées dans des protocoles techniques, quiépousent eux-mêmes au plus près nos différences.

Les métadonnées n’encadrent pas nos messages

comme du métalangage. Elles les rendent disponiblespour d’autres situations de communication. Les traces

que nous laissons sur les réseaux sont elles-mêmes réin- jectées comme des contenus ou des dispositifs d’orien-tation. C’est notamment ce qui se développe autour dusite Flickr , sur lequel les internautes déposent photos etvidéos. Des programmes permettent désormais d’aller

automatiquement y puiser des images pour habiller sonblog6. L’étiquetage des photos effectué par les inter-nautes (auteurs ou non) avec des coordonnées géogra-phiques ou toponymiques permet par ailleurs d’auto-matiser la réalisation de cartes, que chacun pourraconsulter et enrichir. Les empreintes des uns sont ainsirecyclées en traces des autres, sans que cela fonctionnecomme emprunt ou citation. Au-delà des plates-formesde partage, se multiplient des outils comme Hotmap ouTouchGraph, qui permettent d’observer ce que d’autresont cherché, visionné ou marqué. Combinés avec lesréseaux sociaux, ils font de chaque profil un nœud pourrelier entre elles toutes les identités.

Les données personnelles ne sont donc plus seule-ment l’envers invisible de notre présence numérique.

Elles sont devenues l’espace où nous naviguons. Répu-tation, connaissance, argumentation, confiance… toutse déduit, par percolation, des résonances entre lestraces : message is metatag. L’ombre numérique ne peutdans ces conditions que croître d’une façonexponentielle7, quelles que soient nos vigilances et nosappréhensions.

Cela ne doit pas nous dispenser de réfléchir auxmoyens de préserver une capacité collective d’oubli.Les traces, on l’a vu, sont désormais le bien commun quidessine les contours de la Cité. Le droit à l’effacementdes données ne concerne donc pas que les individus. Iltouche à ce qui nous relie, c’est-à-dire à ce qui permet denous identifier au sein d’un nous. Au nom de la défense

de la vie privée, il ne faudrait pas oblitérer cette dimen-sion fondamentalement politique de la traçabilité.

03_ 53_par e1. m age 28 ercre , 18. mars 2009 1:46 13

Page 7: Louise Merzeau DU SIGNE À LA TRACE : L’INFORMATION SUR MESURE

5/14/2018 Louise Merzeau DU SIGNE À LA TRACE : L INFORMATION SUR MESURE - slidepdf.com

http://slidepdf.com/reader/full/louise-merzeau-du-signe-a-la-trace-linformation-sur-mesur

 Du signe à la trace : l’information sur mesure

HERMÈS 53, 2009 29

N O T E S

1. M. Melot, préface à Roger T. Pédauque,   Le Document à lalumière du numérique, Caen, C&F Éditions, 2006, p. 14.

2. Voir La Redocumentarisation du Monde par le collectif Roger T.Pédauque (Cépaduès Éditions, 2007) et J.-M. Salaün, « La

redocumentarisation, un défi pour les sciences del’information », Études de Communication, n° 30, « Entre infor-mation et communication. Les nouveaux espaces dudocument », Université Lille III, 2007.

3. Voir les travaux d’A. Leroi Gourhan et leur interprétation parB. Stiegler dans La Technique et le temps, Paris, Galilée, 3 vol.,1994-2001.

4. M. Melot, op. cit., p. 13.

 5. Terme proposé par Steve Mann pour décrire l’enregistrementd’une activité du point de vue de la personne qui la pratique.

6. Voir O. Ertzscheid, « Le plug-in de la redocumentarisation »,affordance.info, billet du 21 mars 2008, <http://affordance.typepad.com/mon_weblog>.

7. Voir I. Williams, « Digital Universe Continues to Expand »,vnunet.com, 13 mars 2008, <http://www.vnunet.com/vnunet/news/2211903/digital-universe-continues-explode>.

R É F É R E N C E S B I B L I O G R A P H I Q U E S

BATESON, G., et alii , La Nouvelle Communication, Paris, Seuil, 1981.

BATTELLE, J., The Search: How Google and Its Rivals Rewrote the Rules of Business and Transformed Our Culture, New York, 2005.(Trad. par D. Rueff, La Révolution Google, Paris, Eyrolles, 2006.)

BOUGNOUX, D.,   Introduction aux sciences de la communication,Paris, La Découverte, 1998.

DERRIDA, J., De la grammatologie, Paris, Éd. de Minuit, 1967.

DOUEIHI, M., La Grande Conversion numérique, Paris, Seuil, 2008.

PÉDAUQUE, Roger T.,   Le Document à la lumière du numérique,préface de M. Melot, Caen, C&F Éditions, 2006.

PEIRCE, Ch. S., Écrits sur le signe, rassemblés traduits et commentés par G. Deledalle, coll. « L’ordre philosophique », Paris, Seuil, 1978.

SHANNON, C., WEAVER , W., La Théorie mathématique de la commu-nication, 1948, nlle éd., Paris, Retz-CEPL, 1975.

03_ 53_par e1. m age 29 ercre , 18. mars 2009 1:46 13

Page 8: Louise Merzeau DU SIGNE À LA TRACE : L’INFORMATION SUR MESURE

5/14/2018 Louise Merzeau DU SIGNE À LA TRACE : L INFORMATION SUR MESURE - slidepdf.com

http://slidepdf.com/reader/full/louise-merzeau-du-signe-a-la-trace-linformation-sur-mesur

Louise Merzeau

30 HERMÈS 53, 2009

Les données post mortem 

Que deviennent nos données personnelles aprèsnotre mort ? Tristan Mendès France est l’un des raresà oser poser la question. La chronique qu’il a consa-crée au sujet1 fait en effet exception dans un contexteoù peu nombreux sont ceux qui s’interrogent sur letraitement des informations   post mortem. La ques-tion est pourtant importante. D’une part parce que ledouble numérique ne disparaît pas de lui-même aveccelui qu’il « représente ». D’autre part parce que,depuis les premières pratiques funéraires jusqu’auxenregistrements de l’image ou de la voix, les tech-niques de mise en trace ont toujours été indissocia-bles d’une pensée de la mort.

Or la réflexion sur la traçabilité numérique n’est jamais menée dans la perspective d’une durée trans-

générationnelle. Le problème de la pérennité desdonnées n’est abordé que sur le temps court, àl’échelle d’une période ou d’une vie. Comme si, dansl’environnement numérique, nous échappions ànotre finitude et au fait qu’il y a autour de nous (dansles traces) plus de morts que de vivants.

Comme toujours, les usages précèdent donc lesprincipes et les lois, et l’on voit se multiplier des« formes d’expressions virtuelles en dehors de toutcadre légal ou réglementé ». Observant les« nouvelles pratiques mortuaires qui ont coursaujourd’hui sur le Net », Tristan Mendès Franceévoque ainsi le cas de DeathSpace, un blog apparu en2005 qui recense les pages  MySpace des membresdéfunts, et permet à chacun d’y déposer un commen-taire comme sur une sépulture. Mydeathspace ajoutequant à lui quantité de détails sur les conditions dudécès, avec photos, articles de presse, etc. Dans un

article d’Écrans2, Marie Lechner relevait déjà en 2007la prolifération des projets artistiques de mémoriauxbiométriques ou numériques. De  Biopresence(morceau de gêne humain transcodé à l’intérieur ducode ADN d’un arbre) à Cemetery 2.0 (liaison parsatellite entre la tombe réelle et un mémorial enligne), en passant par   Digital Remains (connexionbluetooth avec les restes numériques d’unepersonne), de nombreux dispositifs ont été imaginéspour développer une relation numérique aux morts.Les mondes virtuels ne sont pas en reste : commel’atteste l’ouverture d’une entreprise de pompesfunèbres dans Second Life, pour nos avatars aussi, laprésence numérique ne s’arrête pas avec la mort.

Derrière le caractère parfois spectaculaire de ces

tombeaux virtuels – qui n’est pas étranger aux inté-rêts marchands, puisque ces espaces sont aussi depotentiels supports publicitaires –, c’est plus généra-lement la question du devenir de nos traces numé-riques qui est en jeu. Que deviennent nos blogs, noscommentaires, nos photos, nos profils et nos réseauxquand nous ne sommes plus là pour les animer ? « Àce jour, il n’existe pas de réglementation homogènepour la gestion de ces contenus numériques  postmortem […]. Certains hébergeurs de contenusoffrent aux proches du défunt un CD de ses tracesnumériques, d’autres coupent son compte et netransmettent ses données que sur injonction judi-ciaire. D’autres encore détruisent purement etsimplement le compte, au bout d’un certain tempsd’inactivité. »

Comme le note un commentaire du blog deTristan Mendès France, il faudrait encore ajouter à

03_ 53_par e1. m age 30 ercre , 18. mars 2009 1:46 13

Page 9: Louise Merzeau DU SIGNE À LA TRACE : L’INFORMATION SUR MESURE

5/14/2018 Louise Merzeau DU SIGNE À LA TRACE : L INFORMATION SUR MESURE - slidepdf.com

http://slidepdf.com/reader/full/louise-merzeau-du-signe-a-la-trace-linformation-sur-mesur

 Les données post mortem

HERMÈS 53, 2009 31

ces données orphelines les « friches cybernétiquesconstituées par les millions de pages et de sites laissésen jachère, sans traitement ni supervision » – autantde « pages mortes » qui font du Web un vaste cime-tière à l’abandon. Ce que ces zones d’ombre révèlent

n’est pas seulement l’existence d’un vide juridiquequ’il faudra combler en même temps qu’on amélio-rera la protection des données personnelles. C’est,plus fondamentalement, le refus de la société del’information de penser l’oubli autrement qu’en le

considérant comme une sorte de bug. Convaincueque le numérique permet de tout emmagasiner, ellecroit pouvoir se dispenser de choisir entre effacer etconserver, comme si le stockage machinique destraces suffisait à constituer une mémoire. Il serait

temps que la société civile et les institutions prennentconscience que la rémanence ainsi produite est aucontraire une anti-mémoire, tant qu’elle ne relèved’aucune option politique ou culturelle clairementassumée.

N O T E S

1. Diffusée sur France Culture dans l’émission Place de la toile,de Caroline Broué et Thomas Baumgartner, <http:// www.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/emissions/place_toile> ; la chronique de Tristan Mendès France estégalement disponible sur son blog, <http://blog.mendes-

france.com/2008/11/08/cimetiere-20-chronique-de-tmf-sur-france-culture>.

2. Marie Lechner, « Mémentos, mémoriaux et autrestombeaux. Les projets artistiques de cimetières virtuelspullulent », Écrans, 9 février 2007, <http://www.ecrans.fr/

Mementos-memoriaux-et-autres.htm>.

 Louise Merzeau

03_ 53_par e1. m age 31 ercre , 18. mars 2009 1:46 13