louis gernet - dionysos et la religion dionysiaque. Éléments hérités et traits

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Louis Gernet Dionysos et la religion dionysiaque. Éléments hérités et traits originaux In: Revue des Études Grecques, tome 66, fascicule 309-310, Janvier-juin 1953. pp. 377-395. Citer ce document / Cite this document : Gernet Louis. Dionysos et la religion dionysiaque. Éléments hérités et traits originaux. In: Revue des Études Grecques, tome 66, fascicule 309-310, Janvier-juin 1953. pp. 377-395. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/reg_0035-2039_1953_num_66_309_3315

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  • Louis Gernet

    Dionysos et la religion dionysiaque. lments hrits et traitsoriginauxIn: Revue des tudes Grecques, tome 66, fascicule 309-310, Janvier-juin 1953. pp. 377-395.

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    Gernet Louis. Dionysos et la religion dionysiaque. lments hrits et traits originaux. In: Revue des tudes Grecques, tome66, fascicule 309-310, Janvier-juin 1953. pp. 377-395.

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/reg_0035-2039_1953_num_66_309_3315

  • VARITS

    DIONYSOS ET LA RELIGION DIONYSIAQUE

    LMENTS HRITS ET TRAITS ORIGINAUX

    M. Jeanmaire a crit sur Dionysos un livre (1) qui s'adresse, comme on dit, au grand public, mais dont les bases, pour ne pas tre apparentes, n'en sont pas moins solides ; au reste, livre d'une pense riche et qui renouvelle, d'autres fins qu' celles de l'rudition, un important chapitre d'histoire religieuse.

    L'auteur ne vise pas restituer, sur le mode de la phnomnologie, un dio- nysisme intemporel : c'est dans la ralit historique attentivement considre qu'il. situe les thmes de son analyse. D'autre part, la matire ne se prte pas, quant l'essentiel, dcrire une de ces volutions qui font toujours plaisir : sans doute, il s'agit de savoir de quoi le culte de Dionysos a pu sortir, et c'est l'objet du premier chapitre auquel se relie l'tude du plus ancien tmoignage ; il s'agit aussi de montrer, dans les derniers chapitres, comment le mythe et la spculation mystique se son.t dvelopps, une poque plutt tardive, et quelle a t la fortune du dieu en milieu hellnistique et grco-romain ; mais plus de la moiti de l'ouvrage, et on pourrait dire le corps de l'ouvrage, est consacr aux lments caractristiques de la religion dionysiaque telle qu'elle s'est constitue, somme toute, l'ge archaque. . .

    Pour un pareil culte, il n'y a pas lieu de commencer par les questions du lieu d'origine et de la date de diffusion : l'une et l'autre ne peuvent tre qu'objet d'hypothses, et c'est plus tard que les hypothses prendront forme. Ainsi lorsque sera discute la thorie d'une origine thracc (p. 99 sq.) et que. les affinits reconnues avec un fonds proche-oriental autoriseront admettre de prfrence un point de dpart asiatique (o les noms mmes de Dieu-fils nysos et de la Terre : Sml rappelleraient en manire de substrat la notion d'un couple associ la vie tellurique). Quant la chronologie, o toute prcision nous chappe, mais o la thorie d'un Hrodote suppose chez les Grecs eux-mmes le sentiment d'une histoire relativement rcente, elle ne pourra mme pas tre traite formellement : tout au plus l'auteur uoterat-il (p. 86) que l'poque de l'invasion dorienne, o Rohde tait dispos faire remonter le dionysisme, est une poque singulirement recule eu gard aux attestations ; il semble que, pour lui, la religion

    (1) JkahmairK (H.). Dionysos. Histoire du culte d Bacchos. Paris, Payot, 1951. In-8, 509. p.

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    qu'il tudie a d se rpandre quelque temps aprs le dbut du second millnaire. D'un rendement plus certain sera l'enqute sur le fonds traditionnel auquel

    s'attache le nom du dieu; c'est--dire, d'une part, sur les notions et les. usages populaires qui ont t spcialement places' sous le patronage de Dionysos, d'autre part sur l'hortologie d'Athnes, la seule que nous connaissions quelque peu. C'est par l qu'il est commenc sous le titre Approches de Dionysos . L'intrt majeur des notations la fois gnrtes et concrtes de ce chapitre, c'est de suggrer des formes de vie humaine o se prsentent immdiatement nous la conception du dieu, les images qu'elle voque et les tats de sentiment dont elle s'accompagne. Dionysos, dans les reprsentations les plus archaques de son culte, est associ la nature. vgtale; en quoi il procde d'une religion immmoriale dont la pense restera toujours vivace chez lui puisqu'un nom comme Bacchos continue dsigner la fois le dieu, l'initi et le rameau par. le port duquel il est consacr. Le dieu est plus particulirement li l'arboriculture etr dans celle-ci, la vigne; c'est l'occasion de montrer, dans l'histoire agraire de l'Hellade, une certaine opposition entre la culture des crales et celle des arbres fruitiers. Hsiode, qui reprsente minemment la premire, nous donne l'ide d'une vie paysanne replie sur la terre (p. 31) : les ftes en sont absentes et les Charits n'y ont gure place ; l'autre qu'il y ait eu succession chronologique ou qu'il y ait, dans la vie paysanne elle-mme, alternance rythmique suscite des comportements collectifs o s'panouit le sentiment d'un accord avec le dieu de joie (,). Quant la prhistoire de Dionysos, une observation pntrante permet de l'clairer : s'il est devenu, par vocation singulire, dieu de la vigne, c'est qu'il y avait une place prendre , car l'expansion (en Grce continentale) de la vigne paratt s'tre faite sans patronage religieux bien dfini. Sur un point', je pense, l'observation pourrait tre complte ; encore que la mythologie de la vigne soit reste assez pauvre (p. 24), il y a tout de mme, dans le plan de la lgende et dans, certains schemes rituels, un filon qui s'indique assez bien : le mythe de l'inventeur de la vigne et du vin qui a pu devenir Dionysos, mais qui ne l'est pas toujours et qui ne l'a pas t d'abord est associ un souvenir de royaut magique , et tout se passe comme si, entre ce trs ancien pass et l'poque archaque qui est celle du dieu nouveau, il n'y avait pas eu cette espce de relais que reprsente, autour de personnalits divines dj constitues, le 'service de corporations religieuses du genre des Eumolpides ou, la rigueur, des Phytalides.

    Le systme des ftes athniennes on peut parler de systme, car il y a un ensemble des ftes'dionysiaques caractris par le moment hivernal o il est enclos donne lieu aussi des constatations prliminaires qui sont d'assez grande porte. D'abord," Dionysos s'est trouv patronner des rituels qui sont bien, plus anciens que lui : ainsi la phallophorie des Dionysies rustiques, la procession plus ou moins dsordonne du cmos, l'usage des masques. Mais, en tant que dieu nouveau, il n'en est pas moins fortement reprsent dans cet ensemble : le sentiment d'une prsence divine est essentiel dans l'ide qu'on se fait de ses interventions (p. 38). Qr il s'agit d'une personnalit complexe, en raison des activits religieuses qui sont rapportes son nom : le moment de l'anne o se situent les festivits dionysiaques est celui d'une vie populaire intense o les frairies apportent le rconfort et la joie; mais, traditionnellement aussi, c'est celui o se produit le contact avec le monde de l'au-del qui est la fois le monde des morts et la source des1 bndictions qui procdent des morts eux- mmes (d'o viennent, nous dit un texte hippocratique, les nourritures ) : les- Anthestries en particulier tmoignent de cette richesse de sentiments. Mais un

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    autre lment, qui compose fort bien avec tous ceux-l, doit encore tre signal comme appartenant d'emble au dionysisme. Antrieurement, Jeanmaire avait eu Heu de rappeler qu'il y a en Grce une tradition prhistorique de rites orgiaques , tels qu'on les retrouve notamment dans le, culte d'Artniis ; or or- giasme , qui est pour nous comme pour les Grecs l'expression la plus typique de Dionysos, apparat, au tmoignage de l'hortologie. avec Dionysos lui-mme : les Lnes, fte d'ailleurs plus ou moins en dcadence l'poque classique, ne peuvent tirer leur dsignation que des lnai qui sont un autre nom des Bacchantes (contre l'tymologie lnos pressoir , que Jeanmaire [p. 45] n'ose pas carter, l'argument linguistique est dj irrfutable lui seul). Tels nous apparaissent, au plus profond o nous puissions atteindre, les caractres les plus gnraux d'une divinit la fois une et multiple, la plus singulire assurment du panthon hellnique.

    Le plus ancien tmoignage sur Dionysos , c'est le tmoignage homrique. On sait qu'Homre, par une espce de rserve qui ressemble assez du^ parti- pris, ne mentionne gure le dieu du vin et des orgia. Mais 1" pisode de Lycur- gue (Z 130-140), ne ft-ce que par son caractre atlusif, atteste l'existence de certain mythe dj constitu : celui du dieu enfant > qui n'en est pas moins le dieu dlirant gard par les Nourrices porteuses de thyslla (c'est--dire quelque chose comme des thyrses), dont le cortge est poursuivi par l'homme- loup jusqu' la nier o le petit Dionysos perdu se prcipite et se rfugie. Il y aurait intrt dater le tmoignage avec une prcision au moins relative; l'auteur essaye de le faire, et son hypothse mrite d'tre retenue. Le passage ne peut gure tre dtach d'un ensemble o se -reconnat une couche de civilisation homrique plutt moderne (mention insistante du naos, forme de sanctuaire qui n'est gure antrieure la fin du vit* sicle) ; d'&utre part, une scholie signale que l'pisode a t trait par de nombreux auteurs, commencer par Euraloe dans VEuropia : il y a lieu d'admettre que le pome de VEuropia, o la lgende de Dionysos s'insrait naturellement dans l'histoire de la postrit de Cadraos, a pu fixer certains lments qui deviendront canoniques dans la vie du dieu : la parabole homrique, visiblement abrge, en driverait (p. 73). En tout eas, nous trouvons atteste, aux environs de 700 et propos de Dionysos, l'existence, d'une posie difiante lgrement comique, mais difiante dont on doit se demander de quoi elle procde. Des thmes rituels de fuites et de poursuites figurent dans certains cultes, et auasi bien dans des lgendes comme celle des filles de Proitos ; un scnario prdionysiaque qui a pour centre le divine childt et o nourrices et Enfant seraient dconcerts par l'intervention d'un personnage menaant, transparat dans certaines pratiques religieuses. Quant l'origine du motif lgendaire, l'auteur la verrait volontiers dans le souvenir ou la transposition des rites d'adolescence qu'il a tudis dans ses Couroi et Courtes (p. 76 sq.). Sur ce point particulier, on ne le trouvera peut-tre pas trs convaincant : le petit dieu des Nativits est tout d mme autre chose que le sujet des preuves qui sont imposes au sortir de l'enfance, et Jeanmaire est oblig de supposer plusieurs scnarios, combins dans une lgende composite, suivant un procd de synthse que lui-mme par ailleurs n'apprcie pas beaucoup comme principe d'explication. Il faut du moins retenir comme lments fondamentaux ces thmes rituels, apparemment gens , des Femmes reprsentes comme nourrices du dieu et de la poursuite laquelle elles peuvent tre soumises ; retenir aussi, -comme donne substantielle du tmoignage homrique, cette pithte de qui apparat presque comme uqe pithte de pture pour Dionysos, chez un pote qui, au surplus, n'ignore pas les Mnades et leurs transports.

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    Dj a pu apparatre une caractristique de l'ouvrage : Jean m aire retient successivement des testimonia, en gnral un texte plus ou moins long, mais assez dlimit, et qu'il analyse en vue d'atteindre certaines ralits psychologiques dans un contexte d'histoire; il ne faut pas voir l, je pense, un procd littraire d'exposition, mais plutt une dmarche inductive qui est assez personnelle l'auteur, assez oppose en tout cas la manire pointilliste qui est l'ordinaire elle du philologue. On se doute qu'Euripide lui fournira, plusieurs reprises, des thmes. De. 1' orgiasme , les Bacchantes nous offrent un tableau naturellement potique, mais d'enseignement certain, et qu'il est possible, en l'encadrant d'autres tmoignages , de situer dans tout un ensemble qui est mme un ensemble gographique. L'aventure de Skylas (Hr. IV 78-80) nous montre les manifestations de dlire et de possession dans un tbiase masculin d'une rgion frontire de l'Hellade ; Dmosthue, un sicle plus tard, atteste des comportements semblables ceux du dionysisme dans un autre thiase vou Saba- zios, dieu d'importation mais d'ailleurs analogue au dieu grec (XVI II 259). Et c'est dans un vaste horizon, celui de 'l'Orient mditerranen, qu'on peut se reprsenter le genre de pratiques auquel s'adonuent pour leur parties Bacchants de Grce : .vieux fond gen , Asie mineure avec le culte de la Grande Mre, Syrie et sa desse, Canaan et ses nebtim. Peut-tre y aurait-il ici des espces distinguer : il reste qu'on peut constater dans cette rgion du monde antique l'unit d'un mme type, caractris par la recherche de l'extase et de la transe. Et si les affinits remontent la prhistoire, on voit se modifier quelque peu les problmes classiques : lorsque Ronde voulait faire de la Thrace le centre de diffusion de orgiasme , c'est une origine historique qu'il lui fallait pour fendre compte de ce qu'il considrait comme uu lment perturbateur d'un hellnisme apol- linien . Nous disions que, pour Jeanmaire, origine du dieu devrait tre cherche en Asie (bien qu'il minimise un peu gratuitement, p. 58, le tmoignage des inscriptions grco-lydiennes au sujet du nom Bacchos) ; mais, pour l'intelligence historique de Torgiasme mme, il lui importe davantage de dfinir une ire d'extension et comme qui dirait le champ o le phnomne grec doit tre situ ce qui y est de tradition plutt que ce qui y est d'emprunt.

    Le phnomne peut tre maintenant tudi en lui-mme. On le dfinira comme fait de possession : les Grecs disent mania folie , et la mania pour eux est. divine : interprtation et valorisation que les Bacchantes illustrent avec clat, mais dont elles permettent aussi de reconnatre, chez les Grecs, toute la gravit -et toute la profondeur. Le problme de la signification de cette tragdie se posait naturellement Jeanmaire, mme s'il pouvait le tenir pour plus ou moins xtrieur son objet; ses conclusions sont la fois fermes et nuances. Quelle est la vritable , attitude d'Euripide ? Les grands hopmes de Grce, sauf dans une certaine mesure quelques philosophes, nous ne les connaissons gure du dedans ; et, pour des raisons manifestes, les potes tragiques moins que tous autres. Ici pourtant nous ne somms pas tout fait dmunis : il parat inadmissible l'auteur qu'Euripide reprsente un esprit de libre pense et que ses sympathies aillent au personnage de Penthe; non pas qu'on puisse parler d'une conversion , religieuse ce serait fausser; mais dans l'allure, te ton, la posie du drame, nous sentons un Euripide qui est vraiment pris, qui a t aussi sensible que peut l'tre un pote l'ardeur et au transport dionysiaques, la puissance incomparable de la mania divine . On pourra encore se demander, aprs cela, dans quelle mesure a t dpasse la sincrit spciale du littrateur : Jeanmaire indique les, rserves qu'il faudrait faire en raison du dnouement lui- mme, du comique des personnages de Cadmos et de Tirsias reprsentants d'une

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    certaine forme de pit, et de l'ironie subtile qu'on peut trouver dans une apologtique insistante et absurde celle qui justifie par la tradition la plus vnrable la nouveaut scandaleuse du dionysisme. On ferait peut-tre une autre rserve sur certaine formule de l'auteur : lorsqu'il parle (p. 153) d'un conflit entre le fait religieux et le. rationalisme auquel le pote lui-mme et son poque ont sacrifi pendant tant d'annes , on craint qu'il n'y ait quelque anachronisme dans la position, ou en tout cas dans l'nonc, du problme.

    On peut rver l-dessus; mais il s'agit d'un excursus en Su de chapitre du chapitre o ce que Jean maire se propose de dfinir et comme d'identifier, c'est le fait psychologique de la mania, tes Grecs le peroivent et le signalent avec une complaisance rvlatrice : l'tat de furor, entendu au sens propre et par consquent dmoniaque , est spontanment admis par eux en bien des rencontres; mais ce qui doit retenir l'attention dans un tmoignage aussi frappant que celui de la folie d'Hracls chez Euripide, ce n'est pas seulement l'interprtation religieuse et mme mythique de la folie, c'est la description quasi clinique qui en est donne : les symptmes de la crise et la succession de ses phases de type hystrique rappellent tonnamment des observations de psychiatres modernes (p. 112 sq.) Or, mme rapportes comme elles le sont ici d'autres divinits que Dionysos, c'est dans le vocabulaire de la religion dionysiaque que ces- manifestations sont traduites : le terme de faire le bacchant s'y applique couramment. H y a une catgorie de la pense religieuse, celle de la mania : Bacchos en est le reprsentant symbolique et en quelque sorte attitr. . Mais le dlire bacchique ne se dfinit pas seulement par rfrence la. pathologie mentale; une autre exprience, sur un autre plan, permet d'clairer les faits, grecs par comparaison : certains milieux historiques ou ethnographiques fournissent des cas analogues celui du dionysisrue. L'auteur retient des expriences particulires parce que, convenablement choisies et suffisamment analyses, ce sont celles-l tes plus probantes (il n'est pas sans intrt de signaler que l'tude en avait dj t prsente par lui dans le Journal de psychologie). Il s'agit de la culture et du traitement de l possession tels qu'on les a observs une poque rcente ou contemporaine dans une aire d'extension qui comprend une partie de l'Afrique du Nord, l'Ahyssinie et un secteur du monde soudanien : en dpit de leur diversit, les pratiques connues suivant les rgions- sous les noms de zar et de bori ont ce. caractre commun qu'elles utilisent la possession elle-mme pour le traitement et qu'elles correspondent ce qu'on pourrait appeler une cure homopathique. Aussi bien l'ide de possession joue-t-elle de mme faon en Grce : les tmoignages prcis que nous avons du coryban- ttsme en sont la preuve.

    Ainsi encadre par l'histoire, par la description des nvroses, par tes enseignements de l'ethnographie l'tude des institutions capitales 4e la religion dionysiaque peut tre mene dans une suite de chapitres qui forment le centre; du livre.

    D'abord, du mnadisme. Il peut paratre une tranget historique : qu' une poque de lumires , le personnage de la Mnade dchane s'impose avec une telle force et une telle frquence, il y a l quelque chose d'tonnant; que, dans une socit o les femmes sembleraient claustres entre les murs de la vie domestique, la libert leur ait t donne d se livrer des accs de frnsie temporaires, mais publics, psychologiquement on' le comprend mal. De l te scepticisme qui s'est parfois dclar chez les- modernes et qui' va jusqu' Taire de l'image des Bacchantes une image purement potique ou mythique. Pourtant, le-

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    fait est l : les attestations ne manquent pas, et l'iconographie mme de la M- nade prsente un caractre qu'on peut dire raliste. Est-il besoin de rappeler, ce que rappelleraient dj les pratiques signales en Afrique du Nord, qu'il ne faut jamais dclarer impossibles, dans une civilisation donne, les phnomnes qui ne s'accordent pas avec l'ide qu'on peut s'en faire par ailleurs ? 11 faut recon-* natre qu'il y a l en Grce avec quelle extension, nous ne pouvons pas le dire au juste, mais il ne s'agit certainement pas d'aberrances isoles une forme de la vie fminine, intermittente, mais institutionnelle sa manire, puisqu'elle

    est dtermine quant aux lieux et quant aux temps et quelle laisse mme apercevoir un minimum d'organisation hirarchique, c'est--dire des degrs dans

    l'initiation (p. 3). Seulement, le propre de l'institution, t sori paradoxe, c'est justement d'tre une culture de la mania fminine : toute la srie des synonymes qui dsignent l'espce de la Mnade. (p. 158) voque la pratique de la transe, de l'agitation extatique, voire de ces courses folles en pleine nature dont les thyades de Delphes, entre autres, nous offrent un exemple saisissant (p. 180).

    Aussi bien le mnadisme doit-il tre replac dans un monde religieux. Deux questions se posent, des plans d'ailleurs diffrents. L'une est celle des origines. Une pratique cultuelle se justifie gnralement dans l'ordre du mythe ; en l'es-, pce, les lgendes permettent de reconnatre un fond de prhistoire : si elles rapportent Vaition du mnadisme Dionysos premier bacchant, atteint lui-mme de la folie qu'il communique pour chtier ou pour gurir, et si nous voyons par l s'affirmer une trange personnalit du dieu inspirateur et parangon A'enthou^ siasme, il est remarquable que le mythe attribue aussi d'autres divinits le pouvoir de provoquer la dmence : il y a telles histoires o Hra et Dionysos sont interchangeables. La vrit est que le dionysisme, ici plus spcialement, participe d'une tradition religieuse qui lui est bien antrieure : celle des danses orgiastiques fminines, associes des cultes de la vgtation. La question des origines , c'est celle de la signification et de la fonction primitives de ce comportement rituel : Jeantnaire est dispos les chercher dans le systme d'initiations qu'il a explor dans son prcdent ouvrage ; et, suivant une induction qui s'y formulait dj, il propose d'expliquer le rythme tritrique de bien des cultes dionysiaques par l'alternance. biennale qui se recommanderait dans des socits de volume restreint pour la succession des promotions djeunes (p. 218 sq.). Cette explication s'accommode-t-elle de la rgularit imperative qui est le propre d'un rythme religieux comme celui-l ? peut en douter. Quant la conception gnrale suivant laquelle le mnadisme driverait de certaines formes de pratiques initiatoires, elle est coup sr sduisante, puisqu'il est avr que ces pratiques comportent normalement dee attitudes religieuses et spcialement, l'occasion, de vritables transports extatiques : notons seulement, parce que ' nous n'aurons pas lieu d'y revenir, que le mnadisme apparat bien plutt affaire de que de ; et s'il n'est pas impossible d'admettre qu'il ait fonctionn d'abord l'intention de nouvelles recrues, on ne peut l'admettre, dans l'tat de notre connaissance, qu'en extrapolant.

    La seconde question, c'est celle du rapport entre Dionysos et Delphes, autrement dit : entre la pratique de la divination, telle qu'on se la reprsente gnralement dans le ministre de la Pythie, et l'tat de possession que signifie par excellence l'enthousiasme bacchique. Quaestio adhuc vexata (voir p. 492 une brve discussion de la thse rcente de P. Amandry) et sur laquelle l'auteur se prononce avec prudence, mais dcision. Le prophtisme inspir peut tre antrieur, dans le sanctuaire delphique, Apollon aussi bien qu' Dionysos; t quelques accommodements qu'il ait pu subir des fins utilitaires. et politiques dans

  • DIONYSOS ET LA RELIGION DIONYSIAQUE 383

    le milieu trophumaia des, ve et iv sicles, les Grecs persistent le considrer comme essentiel l'institut apollinien. Au reste, l'association entre les deux dieux est chose avre; mais elle ne signifie pas qu'il y ait eu une conqute du lieu saint et de l'oracle par Dionysos, qui Apollon aurait emprunt la divination extatique : Dionysos n'est justement pas un dieu oraculaire ; on croira plutt qu'il y a eu rpartition des lches, et comme une entente entre deux divinits de caractre bien diffrent, mais qui avaient en commun leur expansionnisme volontiers usurpateur (p. 192 sq.).

    La langue de la religion dionysiaque est riche en mat trs mots : celui de dithyrambe introduit l'tude d'un autre ordre de faits. Le innadisrae est chose fminine : le dithyrambe concerne les hommes; et il se peut, l'auteur le suggre, que cette opposition en recouvre une autre, gographique : on entrevoit au moins un cycle, rituel et mythique, qui appartient aux Iles de la mer Ege (Naxos notamment;, plus ou moins part de la Grce continentale. Il n'est pas question, bien entendu, d'un dualisme, mais de complmentarit ; et de fait, les donnes de ce chapitre se coordonnent avec celles du prcdent. Le mot dithyrambe est d'antiquit genne ; l'poque classique, il dsigne un genre littraire et musical, dont nous savons qu'il a une prhistoire : par-del ses formes rglementes, o on le voit en quelque sorte assimil par une esthtique grecque, les souvenirs qu'voque le mot lui-mme, les rsonances pathtiques qu'on y peroit, et surtout la reprsentation qui lui est associe d'un Dionysos trangement primitif, rvlent une pratique religieuse qui, avec ses originalits, apparat du mme type que les manifestations du mnadisme et celles qu'on avait pu en rapprocher. Des tmoignages directs sur le culte ou indirects ceux du vocabulaire permettent de la reconstituer. L'acte central est le sacrifice d'un buf; la danse laquelle il donne lieu est d'un caractre frntique et inspir ; dans le paroxysme o culmine la gesticulation rituelle, la victime est dpece et dvore crue. Et tout ce comportement ne laisse pas d'tre clair, lui aussi, par des parallles ethnographiques : le zikr, tel qu'il a t observ au sicle dernier dans des confrries du Caire, nous offre l'image d'une mme transe collective; la frissa des Assaoua, telle qu'elle se perptue parfois encore en milieu nord-africain, aboutit pareillement au diasparagmos et l'omophagie.

    En examinant cette forme typique, Jeanmaire a pu faire une observation qui amorce l'tude d'un important secteur du dionysisme, car il s'agit des virtualits littraires de la religion dionysiaque : c'est que, dans un milieu citadin surtout, le drame religieux prend facilement Un caractre d'exhibition ; par devers l'assistance, les churs cycliques tendent devenir des spectacles^ Mais avant d'aborder la question des rapports eretre Dionysos et l'origine du thtre, il convient d'approfondir une certaine notion du dieu, de. l'action qu'il exerce sur les mes et des moyens de cette action. Dionysos, on l'a vu, a des affinits lectives avec le monde de l'au-del et des dfunts ; ce Dionysos chthouien apparat meneur de chasse fantastique , l'ide qu'on se fait de lui est insparable de celle de spn cortge, de la troupe dmoniaque qui est la transposition mythique d'un thtase humain : mme dans l'image fantaisiste et burlesque qui nous en est communment donne celle des satyres notamment les accointances ont persist avec la nature du dmon chevalin dont la forme mme, selon une thorie que l'auteur dveloppe a suite le Malten, serait un symbole des puissances infer nals. Dans sa signification profonde, ce symbolisme accentue l'ide, ou plutt le sentiment, que le vertige dionysiaque donne accs un monde surnaturel : ce que confirment les tmoignages que nous avons sur la vogue, sur les effet? -,

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    et sur le caractre spcifique d'un type de danse proprement bacchique. Danse qui, des fins de purification et d' initiation , comporte 'un lment de mimesis (Platon, Lois 815 c): que doit le thtre attique au culte de Dionysos ?

    Des quatre genres thtraux qui sont successivement accueillis auprs du sanctuaire du dieu lors de la grande fte de mars, c'est au drame satyrique que Jan- maire s'arrte ici le plus longuement : il conoit une forme prlittraire o imitation se produit travers une orchestique de sauts et de gambades qui serait la chore des possds, celle qui est la fois Le signe de' la monta et le moyen de sa gurison ; bien qu'il tienne le personnage du satyre, dans les reprsentations .figures que nous en avons, pour essentiellement mythique, il n'carte pas l'ide que le masque ait jou un rle ce stade primitif le. rle que G. Dumzil a illustr propos des Centaures. En tout cas, il y aurait une liaison organique (p. 312) entre le culte de Dionysos et l'origine du genre dithyrambique; la comdie, elle, a pu naturellement tre place sous le patronage du dieu dont les festivits traditionnelles s'accompagnaient des bouffonneries d'o elle est issue. Reste le cas de la tragdie :: il est rserver ; et l'exa1 men rapide des thories qui s'y rapportent (note additionnelle p. 321 sq.) semble commander l'auteur un scepticisme . au moins provisoire. Ces thories ont d'abord t inspires par certaine littrature ethnographique. Mais le drame est chose quasi universelle, et c'est du drame spcifiquement hellnique qu'il faudrait rendre compte quoi le renfort mme du folklore thrace contemporain n nous aid,e point. Et d'autre part, quelques prcdents grecs qu'on ait fait valoir dans les essais de Ridgeway, de Dieterich ou de Nilsson, on se heurte toujours la mme question, on pourrait dire au mme mystre : ce qui reste inexpliqu, c'est le passage des lments de religion ou de folklore,.' trs gnraux et apparemment peu dynamiques, la tragdie d'Eschyle ou mme de Thespis. Finalement, et pour donner une ide de la naissance de la tragdie , Jeanmaire recourt l'analogie que pourrait fournir la science des espces biologiques : une tendance gnrale la mutation aurait rendu possible l'apparition brusque d'une- forme nouvelle. Ce qui reviendrait dire je ne sais si je trahis la pense de l'auteur sur ce point qu'en tant que problme historique, celui des origines de la tragdie pourrait bien tre un pseudo-problme. Nous discernons un milieu; nous- entrevoyons des antcdents : quant l'originalit de la cration, elle est du mme ordre que dans toute la srie des inventions qui caractrisent l'humanisme grec, et ce n'est probablement pas dans telle singularit d'histoire qu'on en trouverait la raison. Ajoutons que ce demi-agnosticisme n'interdit pas Jeanmaire certaines positions : il reconnat que la commmoration d'vnements lgendaires aux anniversaires de hros a d tre pour beaucoup dans la prhistoire de l tragdie; et il s'oppose dcidment la thse d'une liaison premire et fondamentale entre Dionysos et le genre littraire qne les circonstances ont fini, par mettre sous son patronage : impossible d'admettre, notamment, que la donne initiale des pomes tragiques et trait une passion du dieu.

    On observera que, jusqu'ici, il a t assez peu question de la mythologie de Dionysos. La vrit, c'est qu'elle nous chappe pour partie; mais c'est aussi -qti'elle est extrieure, certains gards, la personnalit du dieu. Il n'y a pas l,. pour Dionysos, une originalit : le plus souvent, dans la reprsentation des divinits grecques, l'lment proprement mythiqne plutt restreint estconstitH par les thmes ou ds dbris de thmes dont fa signification initiale s'est passablement lilere et qui, uT rfrence occasionnelle de ftretfr- TPOinBtrts -flu . culte, ne se perptuent gure que dans one tradition potique o ils se sont gra~~

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    tuitement enrichis. Pour Dionysos, il est vrai, l situation est assets particulire,. Les thmes, l aussi, ont chance d'tre extrmement anciens : et l'usage d'un dieu tard venu, ils ont t adopts (cf. p. 78) et organiss dans des histoires o l'archasme mme est signe d'artifice. En revanche, justement parce que le travail d'imagination a t orient, les intentions qui y prsident confrent ces histoires une certaine valeur motionnelle, assurment plus vive que dans le cas d'un Zeus ou mme d'un Apollon. Dionysos a t pourvu d'une biographie qui le met en rapport et en contact avec le monde humain et avec une histoire qui n'est plus celle du mythe intemporel. Dans la version qui nous paratrait presque canonique et qui n'est au demeurant ni la seule ni probablement la plus ancienne le motif du coup de foudre et celui de la couvade sont le souvenir d'tals primitifs de socit et de pense religieuse, mais l'essentiel est qu'ils rehaussent l'minente dignit d'un dieu qui, n d'une mortelle comme tant de hros et plus prs des hommes par consquent, n'en est pas moins le fils quasi prfr du dieu suprme; une Sml et une Ariadne sont des avatars de desses et aussi bien peuvent redevenir desses mais elles reprsentent sous des formes pathtiques l'lment fminin qui tien.t une si large place dans le culte. D'autre part, le mythe s'est dvelopp en deux directions. D'abord l'histoire d'un pareil dieu, en raison mme de son prestige singulier, restait en quelque sorte ouverte : certain caractre d'vangile a pu s'affirmer dans les dveloppements qui furent donns la biographie divine, spontanment de bonne heure, mais. aussi la suggestion de l'histoire contemporaine : l'expdition d'Alexandre aux Indes a inspir un nouveau chapitre de cette biographie, largi l'action du dieu la mesure d'un monde la fois gographique et fantastique et favoris par l, bien entendu, toutes les possibilits de syncrtisme ; encore faut-il observer que Dionysos tait dj par vocation un dieu conqurant, un dieu de courses-clairs, et que le thme d'une randonne orientale et mme extrme-orientale est dj dans le prologue des Bacchantes : dans l'tat de lgende que reprsente la Bibliothque d'Apollodore et qu'on peut dire pr-alexandrin (p. 358), il apparat comme lment constituant. Mais l'imagination mythique a fonctionn aussi un autre plan, et c'est uue autre espce de Dionysos qu'il faut ds lors considrer : le Dionysos mystique. .

    Il est curieux que l'affabulation ait justement mme caractre pour celui-l que pour le Dionysos ancien . Le mythe fondamental est celui du dmembrement du dieu. On a soutenu qu'il est proprement le mythe d'une religion de salut , elle- mme drive de rites agraires Cumont et Frazer se compltant ici l'un l'autre : Jeanmaire soumet une critique trs judicieuse (p. 373 sq.) une thorie qui fait tat d'analogies assez vagues et utilise un schmatisme auquel ne se prtent gure les donnes concrtes de la lgende dionysiaque. On pourrait penser, tout le moins, que le mythe est en rapport avec l pratique du tliaspamgmos et qu'il y a eu, partir des donnes du culte, une spculation de type gnostique, o la destine du dieu souffrant mais ressuscit aurait t pour ses adeptes un modle et une promesse; mais la lgende n'es{ pas solidaire du rite: le rapport a sans doute t tabli dans l'antiquit, mais il l'a t secondairement (p. 387). Kn fait, nous avons ici un thme mythique -- cuisson dans l& chaudron ou passage

    .par la flamme qui est abondamment reprsent duns de histoires de hros peul-tre, dirions-nous, avec des intentions assez multiples, mais avec la mme signification essentielle de renaissance ou d'immortalisation : mythe explicatif, pour le prendre dans sa fonction la plus typique, d'un rituel. d'initiation de ieuaeg.'L'iatofp'feUctiou parat bien fonde , le cas u> Piopa, bien qw l'auteur ae le cite pas, fournirait sans doute l'analogie la plus proche. N'est-ce pas dure

    REG, LXVI. 1953, 309-310. 25

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    qu'un certain dionysisme s'est constitu sa mythologie avec pas mal de dsinvolture ?

    Seulement, le mythe a t utilis. 11 l'a t, disions-nous, dans une doctrine mystique . On sait quels embarras ou quels scrupules le mot peut susciter. ~Mais l'viter est bien difficile : reste en dfinir le sens chaque fois qu'on en use. Il a dj t question de mysticisme propos de Platon (p. 295 sq.) : il 'agissait de cet lan la fois pathtique et intellectuel, vers le monde des Ides, tel qu'il se dessine dans le mythe du Phdre ; l'auteur avait pu montrer que ce platonisme doit Dionysos une inspiration gnrale aussi bien que sa conception de la mania. Il s'agit d'autre chose ici, quoi conviendrait, mieux peut- tre le terme encore barbare de mystrique , condition de le replacer dans contexte ancien, et sous les rserves que peut faire une critique avertie comme est celle de Jeanmaire : car la question dominante, c'est tout simplement celle de l'orphisme, et on sait qu'elle a t bien dbattue. Il n^est plus gure recommand de parler d'une religion orphique si l'on entend par l une religion organise : l'existence de communauts orphiques n'est pas atteste. En revanche, il y a unes certaine unit de tradition : il a bien fallu qu'il y et transmission d'enseignements, et par consquent une espce de socit une socit diffus, nais qui a ses livres ; celle dee soi-disant disciples d'Orphe, ct desquels nous entrevoyons des mouvements analogues qui ne devaient pas se rclamer dit mme nom. En tout cas, une doctrine s'est propage qui comportait une cosmogonie, laquelle Aristophane fait allusion, et une conomie du salut, o le mythe de Dionysos a pu prendre une consistance dogmatique ; car il y a une croyance qui parat bien tablie depuis le vi sicle, c'est la croyance une rdemption qui peut tre obtenue, moyennant initiation et ascse, par les de

    scendants des Titans meurtriers du dieu : quelques dveloppements qu'ait pu fournir au concept gnralis de palingnsie une thologie fantastique qui fut longtemps l'uvre sous le patronage littraire d'Orphe, il y a cette donne, qui est ancienne; et dans le cadre de l'hellnisme, c'est une donne qui a son importance. "

    Le dernier chapitre donne naturellement l'occasion de considrer, parmi les manifestations religieuses de l'poque grco-romaine, la croyance l'immortalit qu'f paratt intimement associe ce qu'on appelle les mystres dionysiaques : dans quelle mesure le phnomne est-il en rapport avec le prcdent? Jeanmaire ,ne s'explique pas l-dessus : il note, seulement (p. 483) que, dans le cercle de ces mystres, un enseignement touchant la vie future n'est pas attest avant Plutarqne ; en somme, dans un milieu nouveau, beaucoup plus vaste et permable au, syncrtisme des * religions de salut , c'est sous une forme plus ou moins: indite qu'auraient t satisfaites des aspirations et des tendances qui s'taient dj affirmes dans l'ancien orphisme . La facult de renouvellement et la diversit, la richesse qu'elle suppose , c'est justement le thme de ce chapitre final. Dionysos est un dieu qui a pu profiter des crises ou des tournants du inonde antique, au lendemain ds conqutes d'Alexandre ou lors de l'tablissement de l'Empire. La religion polymorphe qui reste attache son nom a un aspect universal iste, et elle s'adresse l'individu; elle prend figure de religion dtat dans les monarchies hellnistiques, et elle s'entretient en mme temps 'dans des confrries "dvotes ; elle se continue en Grce, elle se prolong en Italie. Il y avait l, pour toute la priode qui s'tend de la fin du ive sicle av. J.-C. jusqu'au triomphe du christianisme, une matire historique assez abondante, mais qui ne permet pas pour autant de reconstituer une histoire : Je&h-

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    maire y retient successivement, sa faon, des phnomnes significatifs. Le -dveloppement des associations de techniies atteste chez le dieu une vocation persistante, qui est la vocation artistique et dramatique; le pan de Philod&mos -exalte un Dionysos universel et, comme tel, associ aux instituts de Delphes et d'Eleusis; le dionysisme bnficie des faveurs ou mme des initiatives des rois de Pergame et d'Egypte (pourquoi la Syrie tmoigne-t-elle, par comparaison, -d'une espce de carence ?). Et, ct des manifestations officielles et souvent spectaculaires, c'est la vie des associations prives qu'on entrevoit; un texte comme le rglement amend des Iobacchoi d'Athnes tait de ceux qui prtent au genre de commentaire que l'auteur, affectionne. C'est sur le mme mode qu'il dcrit l'panouissement vari du dionysisme en milieu romain et bientt mondial; et ce sont de nouveaux tmoignages de la plasticit d'une religion o l'on observerait toutefois une certaine ligne de dveloppement : aprs le heurt de affaire des Bacchanales , aprs la priode de pntration subtile o commence la vogue des motifs dionysiaques dans l'art domestique, la crise de l'ge qui prcde immdiatement notre re est rvlatrice des puissances les plus traditionnelles et les plus troublantes de Dionysos, s'il est vrai (cf. p. 415) que les esprances quasi messianiques de ce temps, rattaches comme elles le sont.au -concept d'un renouveau perptuel, doivent quelque chose xle leur vitalit au dieu de rajeunissement; mais, dans un empire pacifi, le dionysisme du ier sicle de notre re est un dionysisme assagi . Et dans les sicles suivants, il lui reste faire encore carrire dans une religion cosmopolite de thiases, dans une thologie d'occultisme ou dans la posie, d'une sincrit artificielle, des Dionysiaques. Sa vie se prolonge, l'auteur a tenu le montrer: on observerait peut-tre qu'il ce se rnove plus autant; il est remarquable que le no-platonisme n'en ait rien tir d'original. Il n'en a pas moins fallu le tuer, et Jeanmaire dduit les raisons -de sa dfaite en face d'un adversaire dont l'intransigeance iconoclaste faisait la force : c'est celle des mouvements rvolutionnaires qui ont russi.

    Le livre est neuf, mais sa nouveaut n'a rien de tapageur. 11 ne se signale ni par le renversement des mthodes ni par des* hypothses indites. Des hypothses, si l'on veut dire la supposition de faits qui ne sont pas directement attests, il. y en a somme toute fort peu; et Von pourrait presque les dtacher de l'ensemble sans que l'ensemble en ft affect. On a pu voir d'autre part que, dans -son ordonnance mme, avec le assouplissements que recommandait la matire, l'ouvrage se prsente comme histoire; et l'auteur a tenu garder le' mot dans -son titre : il va sans dire qu'il se conforme aux rgles du genre, qui sont des rgles de bon sens; on peut mme ajouter qu'il a l'occasion de rappeler, sans faire de polmique, que les analogies htives sont souvent trompeuses et. que la chronologie est respecter. Chacun de ses chapitres sj bien un chapitre d'historien quant au 'contenu. . . . !

    Simplement, et c'est l qu'est la nouveaut, il y a un effort d'analyse dans une -direction o il n'y en avait pas eu depuis Rohde, avec des ressources que n'avait pas encore Rohde, peut-tre aussi avec des intentions qui n'taient pas les siennes. Au demeurant , Jeanmaire a bien le sentiment que, dpasse., quant, certaines conceptions historiques, \& Psych reste un grand livre : il prend la suite. Pour fixer ls ides, il ne serait pas inopportun de comparer ses dmarches et celles d'un historien qui il rend un hommage mrit pour ce qui est de retendue du savoir, de la rigueur critique, de la, sret de tout le travail de base je yeux

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    parler de Martin P. Nilsson. Ce qui frapperait dans cette comparaison, c'est que Nilsson chacun son office n'est pas proccup du mme ordre de problmes : son propos ne lui commande pas d'interprter, au sens o Jeanmaire essaye d'interprter. (De l, peut-tre, un mode d'explication, auquel il recourt volontiers, et dont il serait curieux de rechercher la raison d'tre et les origines : celui d'une synthse accidentelle entre des lments plus ou moins htrognes, comme Dionysos de printemps et Dionysos d'hiver, beuveries joyeuses et fte des morts,, lamentation funraire et mimsis aux origines du drame, etc.).

    Il y a un thme psychologique qui tient une grande place dans le livre de Jeanmaire et" qui parat avoir fourni un point de dpart son enqute. Que signifie cette mante au prestige tie laquelle Platon se sentait oblig de dfrer et dont il reconnaissait l'action divers plans, mais que, dans sa forme la plus authentique, il trouvait imprieusement associe au nom du dieu ? 11 s'agit bien d'une ralit humaine, si trangre qu'elle puisse nous tre ait premier abord : comment apprhende-t-on, dans l'histoire, les ralits humaines ? L'auteur est de ceux qui se posent des questions, et il avait dj touch celle-l dans les Couroi. La rflexion par laquelle il prlude son analyse vaut d'tre reproduite : Comprendre, en histoire, c'est toujours interprter des textes (et quelquefois- ds monuments) en fonction de connaissances exprimentales, entendu que notre exprience directe des. hommes et des ralits sociales [...] doit tre complte et claire par les lumires que diverses disciplines qui ont pour base ds enqutes .descriptives sont susceptibles de nous apporter. Nous avons affaire ici, dans ls comportements religieux qui ont trait ce que les anciens entendaient par or- giasme, des ralits psychologiques qui relvent en partie de l'observation clinique et leur connexion avec des ralits sociales dont l'examen relve de l'ethnographie, pour ne pas dire de la sociologie (p. 105 sq.). C'est dire en somme que les faits humains sont plusieurs dimensions : dans l'tude de celui-l, Jeanmaire fait porter son effort, d'une part, sur l'lment psychologique que la pathologie mentale permet d'identifier, d'autre part sur les manifestations- religieuses d'une mania tout fait comparable en d'autres milieux sociaux. 11 reconnat la plasticit des tats psychologiques en question, voire une certaine diversit de contenus, mais il insiste davantage sur l'unit du phnomne o le pathologique revendique une espce de primat et dont fe temprament hystrique fournirait l'explication fondamentale.

    11 y a peut-tre ici une prcaution prendre. Certes Jeanmaire est largement justifi de se rfrer comme le faisait Ronde qui utilisait dj les travaux de Pierre Janet aux notions et au vocabulaire' de la psychiatrie : je me demande toutefois si, dans, l'expos sinon dans le fond de sa thse, il n'y a pas par moments une quivoque. Lorsqu'il met t'ccnt sur fa possession laquelle ds malade peuvent tre sujets et sur la cure que ralise la culture de la monta , il pourrait sembler que le point de dpart doit tre cherch dans certains tat individuels que les milieux considrs peuvent prsenter avec plus ou moins de frquence suivant leur densit spcifique en nvroses (qui est d'ailleurs dj un fait social). Et il est avr, Fauteur l'a tabli de faon convaincante, que rien ne ressemble plus aux manifestations d'up dlire proprement individuel que celles du dionysisme; mieux encore : ce sont les mmes. Mais les mmes dans un autre contexte. La Grce nous offre justement le moyen de distinguer : les cures charlatanesqus des Corybantes s*drssnt, du moins en principe, ds sujets tars qui sont par hypothse des sujets individuels; mais le corybiiisme, qui est d'ailleurs en connexion vec 4a religion diottysiaque. n'en est pas moin quelque chose de diffrent. La marque du mnadisme en particulier, c'est le col-

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    ictivisme de la transe; et relire le rcit du Messager des Bacchantes qui est sa manire un beau document , il ne serait pas excessif de parler d'un dlire organis; car il y a cet unaniuiisme dans la frnsie ambulatoire, la fois concerte comme l'action d'une troupe et involontaire comme la gesticulation d'un possd. Toutes ces femmes taient-elles, d'abord, des malades ?

    A vrai dire, ce que Jeanmaire rappelle opportunment, c'est que la folie n'est pas seulement une espce mdicale, mais qu'elle est un grand fait humain sur lequel on n'a pas fini de rflchir ; car il convient de lui attribuer une vritable fonction dans certaine tats de l'humanit, une fonction o on pourrait discerner plusieurs niveaux, suivant que la folie est commande par la socit, recommande ou tolre, voire tout au moins, dans les formes traditionnelles o elle se manifeste, accepte avec une espce de stupeur (1). Et on a pu parler, propos du furor qui accompagne obligatoirement certaine ascse de guerrier, d'un principe des activits humaines (2). Du mnadisme, qui s'offre ainsi dans un vaste ensemble, il faut donc dire qu'il est dfini la fois par son caractre psy

    chologique (probablement mme psycho- physiologique) et par une nature institutionnelle que l'auto-suggestion collective (cf. p. 101) permettrait dj de reconnatre. Ralit tonnamment une, dont l'expos de Jeanuaaire montre les diffrents aspects. '

    II y a des faits ngatifs signaler. Sans doute il faut rserver dans le diony- sisme un hritages de cultes phalliques comme celui qu'on trouve aux Dionysies champtres : hritage trs ancien manifestement encore que le symbole ne se soit pas rencontr dans l'gen et qui associe, dans un systme primitif de pense et de conduite religieuses, la fcondit fminine et la fertilit agraire. Mais aussi, lment qui reste en marge du phnomne caractristique : car dans le mnadisme notamment, le sexuel n'apparat pas (3)'. Il n'y a pas de libido dans l'affaire : le* insinuations du Penthe d'Euripide tombent plat. Pas davantage n'apparat un facteur d'intoxication du moins au sens courant du mot. On pense toujours au dieu du vin ; donc au dieu de Tivresse : et il est bien vrai que, dans une tradition de frairies dont Dionysos a pris la suite, les beuveries ont leur importance; le cmos peut tre un cortge titubant. Mais ce qu'on ne voit pas, c'est que la mania, elle, doive son pouvoir et ses prestiges l'absorption du vin (ni d'ailleurs d'autres substances, car les indications que nous aurions l-dessus

    . sont bien faibles) . Les Mnades ne sont pas des femmes prises de vin sur ce point, une autre insinuation de Penthe est prsente avec la mme intention, chez Euripide, que la premire; les Bacchants, et pas davantage les clbrants d dithyrambe ancien (cf. p. 236), ne sont des tres en proie l'ivresse. Autrement dit, nous avons ici du dlire l'tat pur, un de ces cas d' extase collective qui ont fourni matire l'un des livres bien connus de Ph. de, Flice. Mais, bien entendu, un dlire qui est soulev par les moyens traditionnels, et galement collectifs, de suggestion : le vertige de la chore et la musique hypnotisante.

    Quelle place faut-il faire la mania dans l'ensemble de la religion dionysiaque ? Il y a ici une curieuse opposition constater. D'une part, la mania apparat certains moments comme l'essentiel ; car il faut bien se dire que, mme limit une troupe, le dlire bacchique peut tre suivi par le reste de la socit non pas seulement avec une curiosit plus ou moins bienveillante, mais avec une sympathie qui participe. Dans l'office des thyades, il y a l'ide latente, parfois mme

    (1) Cf. M. Mauss, Sociol. et anthropoid p. 327. (2) G. Dumzil, Horace et les Curiaces, p. 23 sq. (3) Cf. M. P. Nilsson, Gesch. d. gr. Rel., I, p. 26.

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    explicite, d'une espce de dlgation. Et Jeanmaire a soulign l'importance et la valeur dynamique du spectacle qui, avant mme le thtre, est un des moyens d'action du dionysisme. Aprs tout, la fameuse catharsis est faite pour d'autres que pour les acteurs ou excutants; or son efficacit de base, c'est celle de la cure de la mania par la mania (p. 316 sq.) Il y a donc une fonction religieuse du dlire, qu'on peut dire gnrale. Mais il y a bien d'autres choses dans la religion de Dionysos que ies faits du type mnadisme. Et le plus remarquable, c'est que le mnadisme y est associ, voire coordonn, des lments trs diffrents de lui et dont la tonalit affective est quasi contraire la sienne. Des liturgies tran- quilles coexistent avec les- ardeurs de la transe, et quelquefois en ont pris la place : on le discerne non pas seulement dans l'histoire de telle association comme celle des Iobacchoi o s'est apaise la pratique tumultueuse d'un ancien baccheion (p. 436), mais dans l'hortologie athnienne o s'est effac pour nous le souvenir des Folles qui avaient donn leur nom aux Lnes. Plus- encore, quoi de commun entre le monde des Bacchantes d'Euripide et les festivits priodiques o s'tale une joie bruyante, grossire mme, mais qui est, si l'on ose dire, de tout repos ? " -;

    Mais, en vrit, ce ne serait pas encore assez de marquer ces antithses : le- propre du dionysisme, c'est l'extrme varit des attitudes psychologiques qu'il autorise ou qu'il commande ; et si l'on veut se rendre compte de sa richesse et ds possibilits qu'il a reprsentes pour le Grec, il suffirait d'observer qu' sa manire il remplit l'entre-deux , qu'il va dans la direction de la religion la plus individuelle en mme temps qu'il se complat dans la socialite exaspre de la bacchanale ( , Eur. Bacch. 75). Et il y a encore un autre aspect, et pour tre particulier, pisodique en apparence, ce ne serait peut-tre- pas le moins rvlateur. Jeanmaire note le rle du rire dans le complexe cathar- tique (p. 321) : c'est rappeler l'importance de cette question du /ire qui n'a gure t traite depuis l'tude ancienne et plutt superficielle de Salomon Rei- nach; mais il y a, au-del et plus gnralement, la question du jeu, de lu ,. dans le dionysisme. Si Dionysos est devenu symbole par excellence d'activit thtrale, c'est qu'il est un dieu qui joue, et qui fait jouer. Mme dans une ftev aussi populaire que les Anthestries, ori pourrait presque dire qu'il joue avec une espce d'quivoque entre le monde rel et l'autre.

    Jeanmaire donne bien le sentimeut de cette ralit mouvante du dionysisme ; le sentiment aussi de son unit. Mais parla s'claire quelque peu la signification de la mania : pour tre aussi accentue certains moments, il faut qu'elle ne soit jamais tout fait absente aux autres. On sent bien, pour tout dire, qu'il y a quelque chose de trouble dans cette religion : non pas qu'elle soit oriente dans le sens d'un panthisme vertigineux, ou anime par un besoin dsespr de communion avec un monde de mystre chez les Grecs, on ne risque pas trop ; et Jeanmaire marque plusieurs reprises que la dominante, c'est la joie et pas du tout le pessimisme. Mais il y a quelque chose de trouble parce que ce dieu est tout de -mme inquitant (p. 118) et que la dmence est de sa fonction. Ses renouveaux ou ses pousses, ce sont ceux de l'orgiasine ;en pleine poque classique, oit assiste une recrudescence du mnadisme (p. 163 sq.); une arme, tout d'un coup, peut tre emporte dans un lan de furor inspir par le dieu : l'histoire d'Alexandre en tmoigne (ou la lgende; mais c'est la mme chose). Avec Dionysos, si loin qu'on se croie, on est toujours la marge de la folie.

    Malgr tout, cette folie est bonne : la morale des Bacchantes, c'est l'exaltation de la mania divine. Mais le nom. mme des Bacchantes est significatif, et la singularit qu'il voque ne laisse pas de nous instruire sur la nature profonde du dio-

  • DIONYSOS ET LA. RELIGION DIONYSIAQUE

    nysisme. Ce qui a toujours frapp en 'effet, c'est l'importance de l'lment fminin dans cette religion. Les garements et la frnsie que dsigne le mot d'or- giasme, c'est le plus souvent des femmes qui y sont sujettes; dans les reprsentations figures, nous ne voyons gure qu'elles aux moments pathtiques du culte. Comment comprendre cette donne ? Il est bien connu que la nature fminine fournit le terrain favorable . Mais prdisposition n'est pas explication. D'autre part, on peut admettre que notre information se trouve par hasard tendancieuse, que la reprsentation de la mania s'est en quelque sorte spcialise des fins artistiques; il y a peut-tre aussi ce clivage que Jeamnaire serait dispos reconnatre, entre un dionysisme de Grce continentale, plus proprement mnadique, et un dionysisme insulaire, o le rle des hommes serait plus marqu ; et il n'est d'ailleurs pas douteux que le dlire bacchique, o que ce soit, n'a pas t le fait du seul lment fminin. Mais il reste, que la manifestation la plus clatante du culte, de par son nom, est un monopole fminin un monopole que consacre indirectement un dionysisme mme tempr et officiel, car s'il existe des associations de bacchants et, de bonne heure aussi, des congrgations mixtes, il n'y a de collges que de Mnades.

    Le fait gnral qui est la base, c'est bien entendu l'opposition des sexes. Elle a un rle fonctionnel dans toute la vie religieuse o elle se traduit l'occasion par un antagonisme symbolique, et dans les transpositions mythiques de drames rituels o l'hostilit est porte aussi loin qu'il se puisse : ou n'a qu' se rappeler ces usages de ftes o s'changent les injures et les moqueries ou, dans les lgendes, le crime des Lemniennes et aussi bien celui des Danades. Mais il s'agit l, en effet, d'une donne trs gnrale : le dionysisme Ta en quelque sorte utilise ; seulement il lui confre une importance qui doit avoir sa signification : il y a une note de misandrie dans les Bacchantes (et aussi une pointe rvolutionnaire). Aussi bien l'opposition est-elle ' eh gnral plus larve dans le dionysisme qu'ailleurs; mais peut-tre d'autant plus profonde. Il n'y a rien de plus caractristique, dans les lgendes que la libration qui y est promise ou impose aux femmes : les femmes ont se dtacher de la vie domestique, de ses douceurs et de ses servitudes. Par la grce de Dionysos, c'est une vasion qu'elles ralisent : le mot revient plusieurs fois chez Jeanm&ire. Mais il revient aussi pour accuser une des intentions les plus certaines du dionysisme lui-mme : on peut comprendre, dans le dionysisme, le rle prminent de la femme parce que'cette valeur essentielle, la femme est mieux faite pour l'incarner. Elle est moins engage, moins intgre. Elle est appele reprsenter, dans la socit, un principe qui s'oppose la socit elle-mme -1- et dont celle-ci a pourtant besoin. Il faut croire que ce besoin, sur le plan religieux, a t ressenti par les Grecs avec acuit.

    Les suggestions, qu'on trouve l se confirmeraient peut-tre par certaines observations qu'on peut faire sur la personnalit du dieu. C'est, dans le panthon, la personnalit la plus prenante-; avec cela, chose remarquable, faite d'lments qui, pour une grande part, n'ont pas de vritable originalit. La physionomie d'un dieu grec en gnral se peroit dans le genre d'activits religieuses auquel il prside et dans les histoires o il figure. Or on a vu que la mythologie de Dionysos s'est faite, au dpart, avec 'du prfabriqu : la seule particularit qu'on ait relever ici et elle a d'ailleurs son intrt pour la conception de la divinit c'est la masse de thmes hroques qui se sont agrgs au mythe de Dionysos (et qui reprsentent, comme bien souvent, le souvenir d'une prhistoire sociale* avec les motifs de l'exposition, du fosterage, du rle des tantes

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    >maternelles, etc.) ; mais ce n'est pas cela qui peut individualiser le dieu, tout au Contraire. Pour ce qui est du culte, en dehors du secteur rserv de la mania (o il apparat dj en hritier), Dionysos reprend son compte des traditions anciennes; on a vu que ce dieu nouveau procdait de cultes prhistoriques de la vgtation. Ce qu'il faut relever, vrai dire, c'est qu'il donne de vieilles choses un nouvel accent : il y a un pathtique dionysiaque de certains rites sacrificiels -qui concernent notamment le buf et la chvre ( opposition curieuse signaler en passant : la chvre appartient Dionysos, mais l'important cycle du blier lui est peu prs tranger). Jeanmaire a tudi de prs des pratiques rituelles comme celle du lancer de la victime ou de la capture de la victime (p. 263 sq., 260 sq.) ; il y aurait peut-tre d'autres faits grouper sous ce chef, 'mais justement on y verrait encore mieux que Dionysos n'est pas tellement singularis par son culte. En tout cas, la personnalit divine est plus ou moins en ' dehorp (car de chercher du sacrifice-communion dans la religion dionysiaque, il n'y a pas d'apparence : Jeanmaire l'a trs bien dit). Si, en dpit d'une espce de banalit mythique et mme rituelle, Dionysos s'impose avec un tel -empire aux mes, c'est que cette notion de personnalit s'affirme en lui plus qu'en tout autre. Il doit y avoir des raisons profondes cela : ce sont celles que le livre met en lumire. .

    Voil un dieu qui a naturellement beaucoup de sanctuaires, mais qui n'a pas beaucoup de temples (p. 20). Cette forme de religion civique qui tout ensemble magnifie et im personnalise la divinit, il n'y pntre pas volontiers. Et l'observation en rejoint tout de suite une autre, qui reviendra comme un leit-motiv : Dionysos, sauf accident ou artifice, est tranger la politique . Non pas hostile, mais tranquillement tranger; or il n'y a pas de grand dieu, en dehors de lui, qui ne soit associ quelque fonction de l'tat, qui ne figure du moins quelque moment dans la dure vcue de la cit. II y a la contre-partie. Dionysos a un rapport direct avec la nature, il faut mme dire spcialement avec la nature sauvage, la nature non civilise, non socialise : l'aspiration de ses fidles les emporte vers les lieux dserts et incultes, les plus anciennes reprsentations associent son triomphe ou sa pompe nuptiale les btes de la fort et jusqu'aux animaux froces; un mot, suffit pour rappeler une tendance fondamentale qui, mme dans les formes citadines du culte priv, continue se satisfaire par l'emploi des serpents ou par le symbolisme attnu, mais obsdant, des stibades. Or, dans l'ensemble des grands dieux o une Artmis n'a plus sa place, il y a l un trait qui n'appartient qu' Dionysos.

    Une autre marque positive, c'est qu'il est en rapport avec le monde des morts. C'est encore une marque diffrentielle; non que la mme relation n'apparaisse hez d'autres, mais chez lui elle apparatt autrement. Il y a les desses d'Eleusis, ou d'instituts apparents ; mais ce sont les desses d'Eleusis, elles reprsentent, dans la religion, un lment spcialis : et Dmter elle-mme, par la massede ses cultes communs, est tourne vers la vie terrestre des hommes. Ni certains aspects de Zeus, ni la divinit d'Hads, ni la permanence d'un Herms Chthonios ou psychopompe, qui n'est plus qu'un dieu mineur, ne font tort une conception gnrale qu'on peut dire potique, mais qui est rvlatrice d'une pense assez profonde : la socit des grands dieux que sont les Olympiens est caractrise par une opposition la mort, par une rpulsion pour la mort la seule exception de Dionysos, qui pourtant fait bien partie de cette socit, et mieux encore : qui y a fait ses grandes entres. Attribut d'autant plus remarquable qu'il n'apparat pas comme surajout ou particularis dans une mystique ; car il faut bien s'entendre sur cette nature de Dionysos : Dionysos n'est pas un

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    dieu de la mort, ni de l'immortalit ; il n'est pas chez lui dans le royaume souterrain d'Hads ; et il serait inexact galement de parler son sujet d'un sjour paradisiaque o se rassembleraient ses lus (p. 273). Ses accointances avec le monde ds dfunts sont celles d'un dieu ubiquitaire . Sa seule prsence impose une ide & au-del.

    Il y a des -ct significatifs. Jean maire souligne (p. 311) l'originalit d'un Dionysos aux prestiges divers dans un systme o les dieux sont au minimum, ou plutt ne sont pas, des magiciens . Serait-il excessif de reconnatre, dans les Bacchantes , un dieu de my ? Il y est, aprs tout. C'est une certaine perspective qui se dcouvre ainsi. Car, en termes d'intelligence, il apparat que Dionysos est l'antipode du mond des Ides. H est souvent question de Platon dans le livre de Jeanmaire, de son attrait et de sa rserve l'gard du dieu :

    v disons que Dionysos ferait penser V Autre; il le symboliserait du moins ; car enfin, il l'est quant sa fonction ; et, dieu insaisissable, il l'est aussi quant sa nature.

    11 y a toujours des rapports subtils entre un mode de penser et une thologie collective. 'On s'est longtemps mpris sur le caractre du Grec, o ne voyait, avec la fameuse srnit, que le sens et le besoin des Formes . On en est revenu : il y a l'antithse. Et c'est l'antithse que Dionysos signifie partout, au niveau de l'action religieuse, celui de la reprsentation religieuse, celui d'une conception' du monde. Mais une antithse qui est une complmentaire ; l'observation qu'on peut faire au sujet de la notion du dieu recouvre celle qu'on pouvait faire au sujet de la mania : au thme de vasion correspond celui d'une prsence divine qui, au sens propre, dpayse.

    Si Dionysos appartient au systme justement parce qu'il y reprsente un principe d'opposition, l'antinomie n'a pas pu ne pas tre sentie. Dans l'organisation o il trouve sa plac, il y a du conscient et du dlibr. L'uvre de Delphes est reconnue depuis longtemps; sur la division du travail qui a pu associer harmonieusement Dionysos et Apollon, on a vu les suggestions de Jeanmaire; sur les amnagements qui ont favoris des usurpations paisibles, nous avons des indications menues (cf. p. 191), mais d'autant plus instructives puisqu'elles tmoignent d'une action de dtail. 11 y a surtout cet effort continu que laisse discerner l'histoire du culte, pour intgrer, parce qu'elles avaient besoin d'tre intgres, les ralits les plus typiques du dionysistne : et remarquons que c'est pour les assagir sans dout tout autant pour les neutraliser .mais en laissant subsister en marge l'anarchie d'un mnadisme indpendant, qui trouve s'autoriser l'ombre d'un uanadisme de collegia (cf. pp. 443 sq., 264 sq.).

    Parjera-t-on seulement d'accommodements ? La vrit, c'est que l'conomie du systme et ses quilibres ont d se dfinir en fonction du dieu nouveau. On renverrait ici l'apologtique de Tirsias chez Euripide (Bacch. 272 sq.) : cette tirade du vieux radoteur est une page remarquable de philosophie religieuse. Une carte du monde divin s'y dessine, ou du moins un secteur de cette carte; tout un orient y appartient Dionysos. Et on voit que. la vocation de Dionysos est d'absorber en lui de multiples activits fonctionnelles qui n'ont plus tre diffrencies ; on sent aussi car if y a cette magnifique antithse qui clt la tirade, ntre la du dieu et le des pouvoirs traditionnels que le renouvellement des perspectives ne s'est pas fait, comme qui dirait, gratuitement. Il y a fallu une impulsion.

    11 reste donc le problme historique : quand on aura dpist dans une tradition immmoriale les lments qui apparaissent intgrs dans le dionysisme, voire

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    ceux qui le qualifient le plus singulirement au premier abord, quand on aura d'autre part dfini sa place et sa raison d'tre dans un systme que nous connaissons plus ou moins directement, on se demandera encore d'o, vient le succs d'une religion qu'Hrodote ne trouvait pas en accord avec le temprament hellnique et dont il ne pouvait s'expliquer introduction rcente que par l'hypothse d'un emprunt. Jeanmaire ne pose pas la question ; et il est de fait qu'elle est obscure. Mais on ne peut gure l'luder. 11 a d y avoir l'origine sinon, pourquoi une divinit nouvelle et une propagande de nature aussi populaire ? un vritable mouvement religieux, une conscience et une volont de rajeunissement : dans l'histoire de son culte, Dionysos est un dieu revivais ; n'est-ce pas un trait congnital ? Sa lgende mme a valeur d'enseignement. Jeanmaire tient que l'histoire des rsistances suscites par le dieu, de leur violence et de leurs dfaites, est un thme mythique : c'est assez probable en effet; mais il a bien fallu qu'il y et diffusion plus ou moins rapide : la donne d'une religion conqurante subsiste. Or, pour l'essentiel du moins, ce n'est pas une religion qui vient du dehors. Et dans les tmoignages indirects que nous en avons, le mouvement apparat bien comuie du spontan. -;

    On ne peut que faire allusion la question trs gnrale o l'on serait ici engag et qui est, dans l'histoire humaine, une des plus troublantes : une certaine chelle, c'est peut-tre celle des rvolutions; c'est au moins celle des mutations, des renouvellements internes et brusques. Jeanmaire la rencontrait sur son chemin, au moment o il constatait des phnomnes analogues la pousse dionysiaque dans une exprience qui, plus limite et ft-elle sans lendemain, n'en reste pas moins valable : parlant de extension des pratiques de l'espce zar et bori, il nous avertit (p. If 9) que le mot peut tre pris dans un sens dynamique : il s'agit d'un mouvement qui gagne du terrain . D'une manire gnrale, les. ethnographes ont pu observer des faits comparables d'innovation religieuse,, et qui paraissent l'effet d'une force quasi explosive. C'est cette nouveaut incoercible qui caractrise aussi le dionysistne. /

    Si on n'admet pas de faits inconditionns, on sera induit rechercher les conditions de celui-l dans un certain tat des socits hellniques au temps de la premire diffusion : car l'ampleur du phnomne devrait permettre d'tablir des corrlations. Mais nous sommes un moment de protohistoire, et l'on sait bien que le terme de protohistoire est une litote. On retiendrait au moins, dans le dionysisme mme ou en marge, deux ordres de faits.

    Qu'il y ait eu, en rapport avec le renouveau religieux, dislocation et recomposition des cadres sociaux, c'est ce que pourrait suggrer la smantique de mots- comme orgon et thiase. Car, d'une part, ils- nous renvoient des formes religieuses indpendantes de toute organisation tatique ou, dans leur pass, seigneuriale; et d'autre part ils s'appliquent des groupements qui ont t admis dans les phratries, mais que justement il a fallu y admettre, qui s'opposeraient par consquent aux htairies ou compagnonnages guerriers d'o parait driver la phratrie, comme ils s'opposent aux clans de noblesse religieuse que sont les .. Or le second mot au moins est un des mots caractristiques du dionysisme. L'observation n^est pas nouvelle : peut-tre pourrait-on revenir avea fruit sur la donne...

    Ce qui pourrait clairer, d'une faible lueur, le moment d'histoire sociale et religieuse, c'est que le dionysisme n'y est pas seul en' cause. Il y a un phnomne en particulier dont Jeanmaire signale les rapports qu'il a avec lui (p. 398. sq.) : c'est celui qu'on s'habitue dsigner sous le nom de shamanisme grec, et dont nous ne connaissons que les drivs ou la lgende. Il s'agit de ces.

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    mages du type Abaris, pimnide (voire Pythagore) qui pratiquent la purification ou la mdication magique, mais dont l'action a d s'exercer aussi dans le sens d'une Rforme religieuse. Ce courant est trs proche du courant dionysiaque, et il a mme pu y avoir des interfrences : il y a du vrai shainanisme, un certain moment, dans le Dionysos des Bacchantes (y. 466 sq.j Mais la distinction n'en est pas moins faire, quant au mode de recrutement, quant aux patronages divins, et mme chose curieuse parce qu'elle rvle aussi une convergence quanta la thrapeutique mentale. Nous sentons un branlement, une effervescence, des propagandes diverses tmoignages ou facteurs de cette espce de mutation qu'il faut bien supposer au point de dpart de l'humanit grecque et dont le dionysisme, sur le plan religieux, serait un des aspects.

    Mais, sans aborder ce genre de questions, le livre se suffit lui-mme. Et il faut rpter qu'un de ses mrites les plus certains, c'est le sens des ralits historiques et de leur interprtation positive. Sur quoi j'avouerai que je comprends mal le scepticisme .qui se peroit dans les dernires ligne, o il . est parl d' histoire inactuelle . Il n'y a pas d'histoire inactuelle; il y a une srie indfinie d'expriences humaines : l'hellnisme y a bien sa place.

    Louis. Gernet.

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