lorenz-les oies cendrées

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Konrad Lorenz devant son institut de Grnau.

Konrad Lorenz Les Oies cendresAvec la collaboration de Michael Martys et Angelika Tipler

Ouvrage illustr de 8 dessins de l'auteur, 40 planches en couleurs et 102 photographies

Traduit de l'allemand par Claude Dhorbais

Albin Michel

dition

originale allemande:

HIER BIN ICH - WO BIST DU? ETHOLOGIE DER GRAUGANS par Konrad Lorenz 1988, R. Piper G m b H & Co. KG, Munich Traduction franaise: ditions Albin Michel, S.A., 1989 22, rue Huyghens, 75014 ParisTous droits rservs. La loi du 11 mars 1957 interdit les copies ou reproductions destines une utilisation collective. Toute reprsentation ou reproduction intgrale ou partielle (aite par quelque procd que ce soit photographie, photocopie, microfilm, bande magntique, disque ou autre sans le consentement de l'auteur et de l'diteur est illicite et constitue une contrefaon sanctionne par les articles 423 et suivants du Code pnal.

ISBN 2-226-03872-8

la mmoire d'Oskar Heinroth

Avant-propos

Le travail qui est la base du prsent ouvrage s'tend sur de nombreuses annes, voire sur la plus grande partie de mon existence. En dpit de cette longue dure, il ne conduit nullement des rsultats dfinitifs ; c'est que la recherche scientifique n'y parvient jamais: chaque problme qu'il vous est donn de rsoudre soulve, l'instant mme de sa solution, de nouveaux problmes. Certes, je puis dire sans prsomption que ce livre constitue provisoirement l'ouvrage d'thologie le plus complet concernant un animal social assez volu ; mais cela ne signifie nullement que notre analyse soit venue bout de ce systme vivant. Au contraire, les acquis actuels n'ont de valeur que s'ils servent d'outils pour une recherche ultrieure. L'tude descriptive d'une espce animale ne se fait qu' travers l'individu, le phnotype de l'animal particulier. Une connaissance prcise de tout ce que peut une oie ne reprsente qu'un pralable la comprhension des interactions des individus dans le systme d'chelon suprieur que constitue la bande. Quand pouvons-nous parler d'une bande comme d'une structure sociale ? Il existe une limite infrieure au-dessous de laquelle il n'y a plus de bande, mais seulement une accumulation d'oies. La question se pose de savoir si les diffrents systmes comportementaux ont une valeur pour la conservation de l'espce. On nous reproche parfois nous autres thologistes les sociobiologistes en particulier de supposer un peu la lgre que tout systme comportemental dveloppant une fonction prcise, comme par exemple les modes comportementaux de la jalousie ou de la dominance hirarchique, joue un rle essentiel pour la conservation de l'espce. Ce reproche n'est que partiellement justifi. L'thologie sait depuis longtemps ce dont Darwin tait dj pleinement conscient qu'il existe des structures et des modes comportementaux qui 9

n'augmentent que le taux de reproduction de l'individu sans profiter l'espce dans son ensemble. Le phnomne de ce qu'il est convenu d'appeler la slection intraspcifique, qui n'apporte l'espce aucune amlioration de son adaptation, nous est connu depuis longtemps comme problme. Imitant les sentences de Socrate, Heinroth avait coutume de dire : Aprs les rmiges du faisan argus mle, c'est le rythme de travail de l'humanit civilise qui est le produit le plus stupide de la slection intraspcifique. Plus que tout autre tre social, l'homme est menac par les effets nocifs de la slection intraspcifique. Il n'est donc nullement aberrant d'tudier la slection l'intrieur d'une espce o elle est manifestement l'uvre, comme chez nous. L'exploration longitudinale des oies cendres traite ainsi de problmes qui concernent galement l'homme. Si je mentionne mes collaborateurs de Grnau Angelika Schlager (pouse Tipler) et Michael Martys comme mes plus importants, c'est prcisment parce qu'ils ont consacr leur vie professionnelle rsoudre ces problmes.

Remerciements

Tous mes remerciements vont la socit Max-Planck pour la promotion des sciences parce qu'elle a fait preuve d'une profonde comprhension en reconnaissant que l'exploration longitudinale d'une socit d'oies ne peut porter ses fruits qu' long terme. C'est pourquoi, quand je pris ma retraite de directeur de l'Institut Max-Planck de Physiologie du comportement, Seewiesen, en 1973, elle a assum pour plusieurs annes la poursuite du financement de ces recherches. Le relais fut assur, ct autrichien, par les subventions du ministre fdral des Sciences et de la Recherche ainsi que de l'Acadmie autrichienne des Sciences, auxquels j'adresse galement mes remerciements. Son Altesse royale le duc de Cumberland et la fondation Cumberland, sous la prsidence de M. Karl Huthmayr, ingnieur gnral des Eaux et Forts, nous ont apport une aide inestimable. Je leur adresse tous mes remerciements les plus sincres. Plus que tout autre, le prsent ouvrage est le fruit d'un travail collectif. La collecte des informations qui sont sa base remonte trs loin, et les personnes qui m'y ont aid sont de vieux collaborateurs. Ce fut d'abord ma nourrice, Resi Fhringer, qui, avant mme que je fusse en ge d'aller l'cole, m'apprit lever les canards domestiques et autres nidifuges, m'inculquant cette occasion une foule de connaissances sur les anatids en gnral, donc aussi sur les oies cendres. Une longue srie d'tudiants stagiaires ont tenu lieu de parents des bandes de jeunes oies cendres, une activit que j'ai coutume de conseiller aux jeunes gens qui veulent se consacrer l'tude de l'thologie. Nombre de ces tuteurs d'oisons sont aujourd'hui des thologistes connus, beaucoup sont professeurs. Chacun d'eux m'a appris quelque chose, bien que je ne puisse les citer tous ici. Ceux qui ont publi leurs rsultats, et que je mentionne dans la bibliographie, 11

m'ont apport des donnes scientifiques particulirement importantes. Parmi les premiers observateurs qui m'ont aid dans l'tude des oies, il faut nommer Helga Fischer (pouse Mamblona). Elle a labor une analyse des motivations des clameurs de victoire, valable encore aujourd'hui pour sa plus grande part. Sybille Schfer (pouse Kalas) a dcouvert la hirarchie au sein de la famille, dont Oskar Heinroth m'avait expressment ni l'existence. Brigitte Kirchmayer (pouse Dittami) m'a appris combien il est important d'viter les situations de stress dans l'levage des oisons. Elle a tudi les consquences d'une mesure apparemment innocente consistant refuser de saluer un oison dtermin. Les suites dramatiques de cette tentative la firent apparatre si cruelle que je ne pus encourager aucun collaborateur la rpter. Mais je dois aussi un grand merci aux assistants et aux assistantes techniques qui taient chargs d'tablir les comptes rendus prcis du comportement de nos oies. Parmi eux, je mentionnerai particulirement Heidi Buhrow et Gudrun Bracht (pouse Lamprecht).

Introduction

Pourquoi l'oie cendre?On me demande souvent pourquoi j'ai consacr une aussi grande partie de mon travail de recherche aux oies cendres. Je puis indiquer de solides raisons, qui seront dveloppes dans les chapitres relatifs la mthodologie et aux analogies. C'est une entreprise non seulement divertissante mais aussi extrmement instructive que d'examiner les racines profondes o l'intrt principal d'un chercheur puise ses forces. Il est particulirement difiant de dcouvrir les raisons qui sont la base du choix d'un objet de recherche. L'histoire personnelle du chercheur y joue un rle important et je mentirais si je prtendais que des considrations raisonnables eussent seules dtermin le thme de ce qui fut vraisemblablement mon travail de recherche le plus important. Petit enfant, je voulais devenir chouette parce que les chouettes ne vont pas se coucher le soir. cette poque, justement, je connus quelque chose d'inoubliable ; on me lisait le soir, pour m'endormir, Le Merveilleux Voyage de Nils Holgersson travers la Sude; de Selma Lagerlf, o les oies cendres tiennent une si grande place. Je m'aperus alors que les chouettes manquaient d'une aptitude essentielle : elles ne pouvaient ni nager ni plonger, tandis que moi je venais d'apprendre. Je dcidai donc de devenir un oiseau aquatique et quand, plus tard, mon rve me parut impossible, je voulus au moins en possder un. Sous l'influence de la grande dame des lettres sudoises, je dsirai des oies. Mais ma mre, qui craignait juste titre pour les fleurs de son jardin, ne voulut pas entendre parler des oies. Peu aprs, je trouvai une autre solution, car notre voisin avait une couve de canards domestiques leve par une poule couveuse. Je suppliai ma mre jusqu' ce qu'elle m'achett l'un des poussins, cela contre la volont de mon 13

pre. Il considrait comme de la cruaut de confier un enfant de six ans un caneton nouveau-n et ne prdisait pas une longue vie ce dernier. Ce grand mdecin se trompait dans ses pronostics, car ma Pipsa tait promise une longvit rare chez les canards domestiques. Elle atteignit au moins l'ge de 15 ans. Comme ma future femme et moi-mme avions dj l'poque des intrts communs, elle reut galement le lendemain un petit canard de la mme couve. Quand je considre rtrospectivement ce que ces deux canards nous ont appris d'essentiel, ils m'apparaissent presque comme les plus importants de mes matres. Ds le dbut, nous trouvmes naturel le fait que les deux canetons fissent preuve notre gard de comportements normalement rservs la mre. Nous n'tions pas tonns qu'ils nous suivissent pas pas. Je me rappelle comme si c'tait hier ce qui se passa, juste aprs la rception du premier poussin : j'tais assis sur le carreau de notre grande cuisine d'Altenberg tandis que le canardeau, dress devant moi de toute sa hauteur, pleurait bruyamment, c'est--dire profrait le sifflement monosyllabique de l'abandon (fig. 1). En proie la mauvaise conscience, je m'efforai de consoler le caneton, devenu orphelin par ma faute, en imitant le cri d'appel de la mre cane ses petits. Je me souviens encore comment mon canardeau interrompit pour la premire fois ses pleurs monosyllabiques et mit le cri de contact dissyllabique celui qu'Oskar Heinroth appela cri de conversation. L-dessus, je rampai en reculant et en m'loignant de lui, toujours caquetant, et il me suivit en courant. Parvenu prs de moi, il rpta de plus en plus vite le cri de contact et je rpondis en consquence. Chez les canards adultes les mouvements et cris expressifs du canard domestique commun ne se distinguent en rien de ceux du colvert , cette palabre rebreb est la forme caractristique des salutations, fonctionnellement analogue la crmonie des salutations et du cri de contact de l'oie cendre et vraisemblablement aussi philogntiquement homologue. Nous traiterons en dtail dans le dernier chapitre du sens des mots analogue et homologue.

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Fig. 1 : Canardeau pleurant.

Avec l'acquisition de deux canards vingt-quatre heures d'intervalle par deux enfants d'ge diffrent, nous faisions sans le savoir l'exprience de l'empreinte, c'est--dire de la fixation d'un instinct inn sur un objet dtermin. L'empreinte de l'attachement, chez les colverts, est limite quelques heures. C'est prcisment cette limitation une phase dtermine du dveloppement et son caractre irrversible qui distinguent l'empreinte des autres formes d'apprentissage. Mon caneton venait de sortir du nid, il tait plus fortement li moi et me suivait avec plus d'obissance que ce n'tait le cas pour le second caneton l'gard de ma future femme ce qu'elle a d'ailleurs eu tendance nier toute sa vie. Mais un autre fait nous chappait: moi, qui n'avais alors que six ans, fus marqu pour la vie par un intrt essentiel pour les anatids, alors que ma future femme, du haut de ses neuf ans, chappa cette lgre folie. L'amour pour les anatids qui s'empara de moi l'poque et me remplit aujourd'hui encore est peut-tre une bonne illustration du fait que, chez 15

l'homme aussi, des empreintes irrversibles peuvent survenir. Bien que, en cet t de 1909. nous nous sentissions dj sublimes de jouer au canard, nous assummes notre rle de mre cane avec dvouement et passion. Nous pataugemes sur les rives plates des bras morts du Danube, privilgiant les tangs riches en insectes et nous merveillant de voir nos canards engloutir cette pture naturelle. Nous comprenions parfaitement lorsque l'un de nos nourrissons mettait le sifflement de l'abandon et ragissions en consquence quand l'un de nos enfants avait froid ou faim. Nous identifimes bientt le cri C'est bon que les canetons faisaient entendre chaque fois qu'ils avaient trouv dans la vase des insectes savoureux, essentiellement des larves de chironomes, mme si ces bestioles restaient pour nous invisibles. Ds que nous entendions les trilles mis par les jeunes canards (et aussi d'ailleurs par les gallinacs) quand ils veulent tre rchauffs et qu'ils ont sommeil, nous faisions des replis chauds dans nos vtements et rchauffions les poussins contre notre corps. Nous nous occupmes ainsi tout l't de nos enfants adoptifs. Mon amour pour le colvert s'tendit bientt d'autres espces d'anatids et, en tant que lycen, j'en savais assez long sur les divers comportements des diffrents genres et espces. Quand je commenai tudier la mdecine, en 1922, l'universit de Vienne, j'tais dj trs intress par l'volution des tres vivants, mais je croyais que la palontologie reprsentait le meilleur accs leur histoire sur notre terre. J'eus la chance de rencontrer en Ferdinand Hochstetter (fig. 2) un matre spcialis non seulement en anatomie compare, mais aussi en embryologie compare. Trs vite, il m'apparut clairement que l'tude des similitudes et des dissemblances des organismes actuels offrait un accs aussi bon et peut-tre mme meilleur que l'tude des fossiles la reconstitution de la gnalogie des tres vivants. J'appris aussi de Hochstetter que le dveloppement individuel des tres vivants leur ontogense fournit des renseignements importants sur l'volution de leur espce. C'est justement pourquoi les tudes d'Oskar Heinroth, qui a lev depuis l'uf quantit d'oiseaux et pho16

Kg. 2 : Ferdinand Hochstetter (1861-1954).

Fig. 3 : Oskar Heinroth (1871-1945).

tographi peu prs toutes les espces d'oiseaux d'Europe centrale, sont si importantes. Hochstetter m'inculqua de solides connaissances sur les mthodes de l'anatomie et de l'embryologie compares, et j'acquis la conviction qui devait dterminer le travail de ma vie : les mthodes de l'anatomie et de la morphologie compares peuvent tre appliques sans aucun changement l'tude du comportement animal. Un peu plus tard, je rencontrai Oskar Heinroth (fig. 3), qui savait dj tout cela depuis longtemps. Non seulement il avait dcouvert que les modes de comportement pouvaient constituer des caractres distinctifs aussi srs que les caractres morphologiques (formules dentaires, os ou mensurations) pour les espces, les genres et les ordres, mais il avait aussi compris que l'ontogense offre souvent des indices essentiels pour la gnalogie de l'espce considre. En outre, il avait fait toutes ces dcouvertes fondamentales sur le mme groupe d'oiseaux que moi, savoir les anatids. C'est beaucoup plus tard, quand Heinroth et moi-mme tions amis intimes depuis longtemps, que nous apprmes que le vritable pionnier en matire d'thologie compare, Charles Otis Whitman (fig. 4), avait fait les mmes observations avant Heinroth, et bien avant moi, en procdant exactement de la mme faon. Bien que son objet 17

et t les columbids, c'est--dire une autre famille d'oiseaux, il tait parvenu aux mmes conclusions. Whitman resta presque ignor de la psychologie d'cole. Quand je suivais les cours de psychologie, mon vnr matre Karl Buhler invitait beaucoup de psychologues amricains. Je

Fg. 4 : Charles Otis Whitman (1842-1910).

me fis un devoir de demander chacun d'eux s'il avait entendu parler de C.O. Whitman : aucun ne le connaissait. Des annes plus tard, je rencontrai par hasard son fils, Charles I. Whitman, un homme d'affaires prospre. Lui non plus ne souponnait pas l'importance de son pre. Tout ce qu'il put me dire sur son travail fut : He xuas crazy about pigeons (Il adorait les pigeons). Il faut dire ici quelques mots des amateurs d'animaux. Les mots amateur t1 dilettante ont quelque chose de pjoratif dans la bouche du savant. Amateur vient du latin amare, aimer ; dilettante de l'italien dilettarsi, s'amuser de quelque chose. C'est la mode aujourd'hui que de privilgier l'exprimentation sur l'observation inconditionnelle, de considrer la quantification comme une source de connaissance plus importante que la description. On oublie que le fondement de toute science est la description, laquelle repose son tour sur l'observation inconditionnelle pure et simple. Non que je mprise l'exprimentation ou que je la tienne pour inutile, mais l'observation inconditionnelle doit la prcder et dterminer les questions sur lesquelles l'exprimentation doit porter. Une exprimenta18

tion aveugle, quantitativement oriente, sans observations pralables, prsuppose l'hypothse errone selon laquelle le naturaliste connat toutes les questions qu'il convient de poser la nature. L'intrt thorique et la patience ne suffisent pas pour percevoir les lois qui sont la base des comportements sociaux des animaux volus. Seul en est capable l'homme dont le regard est retenu sur l'objet de son observation par cette joie que nous autres, amateurs et dilettantes, prouvons dans notre travail.

Dfinition des objectifs et mthodologie

Analyse et reprsentation des systmes Un systme est une unit compose de parties en interaction mutuelle dont aucune ne doit manquer pour que le caractre du systme ne soit pas dtruit. Dans l'enseignement comme dans la recherche, la comprhension d'un systme se heurte aux mmes difficults, que je vais illustrer par un exemple. Quand on veut expliquer un profane le fonctionnement du moteur explosion, on peut commencer o l'on veut. On peut dire par exemple : Le piston, en s'abaissant, aspire un mlange explosif en provenance du carburateur, bien que l'on sache pertinemment que le destinataire de cette explication ne peut rien se reprsenter partir de ces mots. On espre qu'il se garde pour chaque explication un espace vide qui sera combl plus tard par un concept encore former. On applique le mme principe l'tablissement d'un schma de fonctionnement, qui, dans chacune de ses cases vides, laisse de la place pour des fonctions qui restent provisoirement inclaircies. Cette esquisse provisoire de l'ensemble du systme est ncessaire parce que l'apprenant, tout comme le chercheur, doit en quelque sorte garder de la place pour des fonctions dont chacune est elle-mme son tour un systme, un sous-ensemble , que l'on ne comprendra que lorsqu'on aura saisi tous les autres. D'o le piston tient-il l'nergie qui lui permet de dvelopper un effet aspirant ? L'apprenant ne le concevra qu'aprs avoir saisi toutes les fonctions partielles qui communiquent au volant l'nergie ncessaire. On peut dfinir la fonction d'un systme, bien que de faon imprcise, en disant que ses sous-ensembles ne peuvent tre compris que simultanment, ou bien pas du tout. Cette dfinition n'est nullement exacte, car nous ne pouvons jamais assimiler parfaitement les sous-ensembles d'un systme, ft-il aussi simple que celui du moteur explosion ; et pourtant, il serait insens 20

de renoncer l'analyse systmatique de la totalit selon la mthode ici indique. Quand nous percevons une forme dont l'essence est galement dtermine par une interaction de plusieurs sous-systmes, nous sommes placs devant la mme difficult. Dans son second Faust, Goethe fait dire Hlne : Mais je parle dans le vide ; car la parole s'puise en vain vouloir crer des formes. La succession linaire de mots est fondamentalement inapte reproduire un systme de faon satisfaisante. Par systme, nous entendons une pluralit de structures et de fonctions qui sont presque toutes en interaction mutuelle mais qui, en tant que tout, sont suffisamment dmarques de leur environnement pour faire apparatre une fonction commune. C'est seulement ainsi qu'il faut comprendre l'aphorisme spirituel de Paul Weiss : A system is everything unitary enough to deserve a name, parce que, naturellement, tout ce qui mrite un nom n'est pas un systme. Le mot, dj, indique qu'il s'agit d'une unit compose de plusieurs parties, ces dernires possdant trs frquemment leur tour le caractre d'un systme. Dans l'tablissement d'un schma de fonctionnement comme dans l'analyse d'un systme, notre comprhension progresse toujours de la totalit la partie et non de la partie la totalit. Avant que nous' ne puissions comprendre les fonctions particulires des diffrentes parties d'un moteur explosion, nous devons avoir saisi la fonction du tout, du moteur en tant que source d'nergie. La direction de recherche du tout la partie est galement requise lorsque nous avons en vue un tout organique dont nous voulons comprendre la structure. L'art de l'analyse consiste alors dmembrer les parties sans perdre de vue le tout et sa fonction. Mme une comprhension approximative des fonctions partielles cooprant dans un systme fait faire la recherche un progrs essentiel, la rapprochant de ce stade o il devient judicieux de poser la question exprimentalement et de procder des mesures. Dans son livre Le Problme de la forme; Ruprecht Matthaei a compar celle du peintre la dmarche du chercheur face une totalit systmatique : Une esquisse grossirement trace de l'ensemble est progressivement labo21

re, le peintre s'efforant de toujours promouvoir simultanment toutes les parties; chaque stade de son devenir, le tableau semble termin jusqu' ce que la peinture se prsente dans toute son vidence. Otto Koehler a appel cette faon de procder analyse sur un large front. La dmarche de la recherche et de l'enseignement depuis la totalit du systme examin vers ses parties est en biologie une obligation.

Les systmes organiques comme objets de recherche Quand nous autres chercheurs entreprenons une exprimentation sur un systme vivant, nous devons rester conscients de la facilit avec laquelle notre intervention curieuse peut perturber le cours naturel des choses. Fritz Knoll, ds 1926, a dment attir l'attention sur cette difficult fondamentale. Dans son tude sur la non-disruptive experiment, Eckhard Hess a plus tard formul les mmes postulats mthodologiques. Un systme est d'autant plus sensible nos interventions qu'il est plus complexe et plus diffrenci. Les animaux volus sont des systmes extraordinairement complexes, mais les socits dans lesquelles ils vivent le sont encore plus. La vie sociale de l'homme est le systme le plus complexe que nous connaissions. Nous savons que l'homme a chez de nombreux animaux des rpliques simplifies que, nous l'esprons, nous pouvons rendre plus comprhensibles. Les socits animales sont facilement perturbes et cela est un obstacle la recherche qui, s'il n'est pas insurmontable en principe, ne doit toutefois pas tre sous-estim. La mthode la plus exacte mais aussi la plus coteuse , pour l'exploration du comportement social des animaux volus, est sans aucun doute celle qui consiste les observer en libert dans leur habitat naturel. Elle prsuppose une longue et difficile accoutumance des animaux l'homme qui les observe. Jane Goodall a russi, dans la rserve de Gombe River, se lier d'amiti avec une horde de chimpanzs. Il lui a fallu prs d'un an avant que la distance de fuite de ces animaux ait suffisamment diminu pour que les observations puissent commencer. L'ampleur des informations recueillies a 22

largement justifi cet investissement en temps et en peine. D'autres ont appliqu des mthodes d'observation analogues : Hans Kummer avec les babouins, Diane Fossey avec les gorilles de montagne, Anne Rasa avec les mangoustes pygmes. Une autre voie, moins onreuse, consiste habituer la vie sauvage des animaux apprivoiss, levs par l'homme : on peut ainsi les observer de prs plus commodment. Mais cela ne vaut que pour les animaux dont les traditions ne jouent pas un rle dterminant dans le comportement social. Lorsque Katharina Heinroth essaya d'insrer de jeunes babouins levs par l'homme dans la vieille socit des babouins du zoo de Berlin, cette tentative choua compltement. Apparemment, les individus levs par l'homme n'avaient pas un comportement tout fait conforme la tradition de la horde : ils furent impitoyablement rejets. Chez les oiseaux, o les traditions des diffrentes socits ne jouent pas un trs grand rle parce que la plupart des modes comportementaux sont prprogramms phylogntiquement, on russit en revanche fort bien constituer, partir d'individus levs par l'homme, des socits qui se comportent assez normalement. Elles ne le font, d'aprs notre exprience, qu'aprs un certain temps d'indpendance. Les biographies de nos oies, soigneusement consignes depuis trente-cinq ans, le montrent clairement. Le reproche souvent entendu selon lequel le comportement des oies pourrait paratre dform de par leur relation l'homme n'est pas justifi ; au contraire, les petites distorsions qui se manifestent parfois sont des lments importants pour l'analyse. L'hypothse selon laquelle les oies de notre colonie ont un comportement peu prs semblable celui qu'elles auraient dans la nature est confirme par le fait que des oies cendres sauvages qui n'ont jamais vu d'hommes ne se comportent pas diffremment, dans le cadre de notre colonie, des htes qui y vivent depuis de longues annes. L'lucidation des rapports internes d'un systme social trs complexe exige, on le comprendra aisment, beaucoup de temps. Je ne connais actuellement que trois tudes longitudinales de systmes sociaux de vertbrs volus non domesti23

qus prsentant une ampleur suffisante tant sur le plan quantitatif que temporel : l'tude sur les chimpanzs que Jane Goodall a mene dans la rserve de Gombe River, en Tanzanie; l'tude effectue par Masao Kawai et S. Kawamura, au Japon, sur les macaques face rouge (Macaca fuscata) ; enfin l'tude ralise sur nos oies. Ma premire petite colonie d'oies cendres n'a exist que de 1936 1940; nanmoins, quelques observations individuelles sont suffisamment importantes pour tre communiques dans ce livre. La colonie actuellement existante de Grnau a t installe en 1949 sur les tangs du chteau de Buldern, puis transfre en 1955 dans l'Institut nouvellement cr de Seewiesen, prs de Starnberg, avant d'tre transplante avec succs Grnau, dans la valle de l'Alm, en Autriche, la suite de mon dpart en retraite de la socit Max-Planck. Elle compte aujourd'hui environ 150 individus ; le nombre varie, car quelques couples vont couver ailleurs et ne passent que l'hiver avec leur niche dans la valle de l'Alm.

Composition du livre et avis au lecteurDu point de vue didactique, il serait idal de faire parcourir au lecteur ou l'lve le mme chemin que celui emprunt par le chercheur pour parvenir ses rsultats actuels. En fait, ce chemin est impraticable, car la rptition de la recherche dans l'enseignement prendrait beaucoup trop de temps. C'est galement la raison pour laquelle la plupart des manuels adoptent le trajet inverse. Presque toujours, la premire partie est celle du gnral et la seconde celle du particulier, bien que le chercheur, dans sa dmarche inductive, ait d'abord reconnu le particulier pour en tirer ensuite le gnral. La dmarche usuelle des manuels habitue ainsi l'apprenant une mthode qui, dans la recherche biologique, reprsente une violation de l'esprit de la recherche inductive. Cette violation rside dans le fait qu'on pose d'abord une hypothse et qu'on essaye ensuite de la vrifier par des exemples observs dans la ralit. Le monde de l'organique est si riche de formes que, pour peu qu'on y mette un peu d'application, on trouvera toujours des exemples d'une force de conviction trompeuse pour justifier les thories les plus abstruses. Le prsent ouvrage a pour but de faire comprendre un systme organique extraordinairement compliqu, savoir le comportement d'une espce animale sociale, ainsi que ses relations avec l'cologie. Dans ce livre, je veux tenter un compromis en livrant d'abord au lecteur des descriptions concrtes d'oies cendres, sur lesquelles nous savons beaucoup de choses. Viendra ensuite une partie thorique, o je prsente les mouvements instinctifs avec leurs lois : ce qui appartient au comportement de l'oie cendre, y compris ses cris et mouvements expressifs, qui constituent en quelque sorte l'ossature de la structure sociale. Ce plan correspond assez exactement la dmarche que l'pistmologue Wilhelm Windelband a tablie pour toutes les sciences. Le premier stade, idographique, se borne consigner et dcrire la matire disponible. Suit le stade qui essaye 25

d'introduire ordre et systmatique dans l'ensemble des donnes descriptives. Vient enfin le stade nomographique, o sont examines les lois tires de la systmatique. Mais, mme si on garde l'esprit la succession de ces stades qui par ailleurs correspondent au procd dcrit par R. Matthaei (p. 21) , on peut difficilement s'empcher d'anticiper sur ce qui reste dcouvrir. Cela m'arrive naturellement aussi quand je tente de travailler en faisant abstraction des diffrentes interprtations que j'ai formules au cours des soixante-quinze dernires annes. Une partie de l'ordre systmatique, dont sont tires provisoirement des lois gnrales, se glisse invitablement dans la reprsentation purement descriptive du comportement de mes animaux. Dans la description du comportement de mes oies, je n'essayerai pas non plus d'viter des concepts qui seront dans un premier temps incomprhensibles au lecteur, ou qu'il ne pourra comprendre la rigueur qu'intuitivement. Je le prie de traiter ces concepts comme il est expliqu propos du schma de fonctionnement (exemple du moteur explosion, p. 20). Le lecteur pourra ainsi lire la suite avec autant d'insouciance que ce qui prcde. Au lecteur trop consciencieux, je conseillerai simplement de se rfrer l'index des matires.

Martina

Mon intrt constant pour les canards n'empcha pas ma passion des oies cendres de rester veille. En commenant la biographie de ma premire oie, je vais faire de mon mieux pour prsenter l'volution de mon propre savoir sur les oies cendres. Eu gard l'tat actuel de nos connaissances, la biographie de Martina ne correspond pas du tout celle d'une oie cendre normale car, ds le dbut, elle ne fut pas leve conformment son espace et connut de multiples stress. Nanmoins, elle prsenta dans son dveloppement de nombreux modes comportementaux que l'on peut observer chez une oie cendre qui a grandi sans entraves dans des conditions naturelles.

L'enfance de MartinaCertes, les vnements qui vont tre dcrits remontent presque exactement un demi-sicle, mais je peux me fier mes dossiers et mes souvenirs sont si vifs que je crois brosser un tableau authentique en racontant la vie de mon oie, qui ne fut nullement baptise en l'honneur de saint Martin, mais d'aprs le prnom de notre amie Martina. Aprs que deux lettres adresses au prince Esterhazy, dans lesquelles je le priais de me procurer des oeufs d'oie cendre, furent restes sans rponse, je me tournai vers une source illgale. Mon ami le Pr Otto H. Antonius, directeur du zoo de Schnbrunn, ne se faisait aucun scrupule de se procurer cette mme source des animaux vivants; je n'hsitai donc pas en faire autani. Pour tre tout fait sr de recevoir mes ufs, je m'adressai deux hommes diffrents en les priant de m'en 27

envoyer. De faon inattendue, tous deux accdrent ma demande. Sur les 20 u f s d'oie cendre d o n t je disposais alors, j'en mis 10 couver sous u n e oie domestique sre et plaai le reste sous u n e dinde. J'avais l'intention de faire lever les vingt oisons par l'oie domestique, ce qui paraissait indiqu. Mais il en f u t autrement et on peut le dire h e u r e u s e m e n t ! Q u a n d le premier oison fut clos et sec, je ne pus rsister la tentation de ramasser sous sa nourrice le ravissant petit tre et de le considrer de plus prs. Pendant ce temps, il me regardait et, aprs quelques instants, mit le sifflement monosyllabique de l'abandon , q u e m o n exprience des canards me permit d'interprter fort justement c o m m e des pleurs (v. planche couleur I). Je rpondis d o n c par quelques sons tranquillisants. L-dessus, l'oison se tourna compltement vers moi, tendit le cou et fit entendre un vivivivi polysyllabique. Je compris ce passage du sifflement monosyllabique au vivi polysyllabique c o m m e le passage des pleurs la prise de contact joyeuse, et interprtai correctement le cou tendu c o m m e un m o u v e m e n t de salutations. Qui aurait rsist au plaisir d'observer encore une fois le passage des pleurs dsesprs aux salutations joyeuses ? J'attendis donc, immobile et m u e t , q u e l'oison se remt pleurer pour le consoler de nouveau par des sons amicaux. Enfin, j'en eus assez de ce baby-sitting, replaai le poussin sous l'aile de l'oie blanche et m'apprtai partir. J'aurais d me douter de la suite. peine m'tais-je loign de quelques pas que retentit sous la couveuse un lger m u r m u r e interrogateur, auquel l'oie domestique, c o n f o r m m e n t au programme, rpondit par le cri de prise de contact vocal g a n g gang g a n g . Cependant, au lieu de se tranquilliser c o m m e l'aurait fait n'importe quel oison qui n'aurait pas t expos l'aventure de ma petite oie, celle-ci rampa d'un air dcid de dessous le ventre de sa nourrice, la regarda d'un il en penchant la tte et s'loigna d'elle en pleurant bruyamment. Le cri monosyllabique, propre de nombreux oiseaux nidifuges, rend un son plaintif et suscite m m e la piti de l'homme. Le cou tendu, sifflant bruyamm e n t , le pauvre enfant se tenait mi-chemin de l'oie domesti28

q u e et de moi-mme. Je fis alors un lger mouvement : les pleurs cessrent et l'oison courut vers moi le cou tendu en me saluant d'un vivivivi. Je n'tais pas encore conscient l'poque du caractre irrvocable de l'empreinte chez les oies. Je saisis donc l'oison et le replaai pour la seconde fois sous le ventre de l'oie blanche, mais il se remit me suivre immdiatement ! C o m m e il ne pouvait pas encore se tenir debout correctement sur ses pattes, il se dplaait assis sur ses talons. Mme en marchant lentement, il tait encore trs incertain et vacillait fortement. Pourtant, malgr son excitation angoisse, il matrisait dj les mouvements de la course trs rapide, fulgurante. De nombreux nidifuges, surtout les gallinacs, savent courir bien avant de pouvoir marcher lentement ou mme de se tenir debout.

Fig. 5 : Oison dans son habit de duvet.

On comprendra que j'tais extrmement touch par la manire dont le pauvre enfant me suivait en pleurant bruyamment, trbuchant et roulant parfois sur lui-mme, certes, mais avec une vitesse et une rsolution surprenantes, dont la signification tait claire : c'est moi, et non l'oie blanche, qu'il considrait comme sa mre. lever dix jeunes oies au lieu d'une n'exige pas plus de travail : je pris donc pour moi les dix oisons couvs par l'oie blanche et lui abandonnai les dix poussins de la dinde. Toutefois, j'essayai au dbut d'lever Martina sparment des autres, esprant l'attacher ainsi tout particulirement ma personne. 29

Je pensais aussi que de jeunes oies sauvages leves par une oie domestique exclusivement dans le primtre troit de notre jardin auraient moins tendance s'envoler, notamment en direction du Danube proche. Mes deux hypothses se rvlrent compltement fausses. Comme il apparut bientt, l'oison isol me suivit beaucoup moins bien que la bande de ses frres et surs dans leur ensemble. Seule Martina tait constamment un peu nerveuse, c'est--dire prte fuir. Elle tait encline siffler le cri d'abandon et semblait moins active que les oisons de la bande. En effet, chez un tre aussi hautement organis socialement que l'est l'oie cendre, la rtroaction (feedback) des stimuli sociaux est indispensable au maintien d'un tat normal d'excitation gnrale (gnral arousal). Quoi qu'il en soit, je fus contraint d'habituer peu peu Martina me suivre sans ses neuf frres et surs, car je ne pouvais emmener qu'une seule oie sur les trajets assez longs en canot pliant. Elle apprit vite embarquer quand, aprs avoir nag assez longtemps, elle commenait se mouiller, ce qui se produisait frquemment au dbut. Plus tard, quand l'oie fut protge de l'eau grce au dveloppement de son duvet, elle ne voyagea plus qu'occasionnellement dans le canot. cette poque c'est--dire longtemps avant d'apprendre auprs de vritables parents oies cendres ce que l'on peut exiger d'une bande de poussins , je commis, surtout l'gard de Martina, de nombreuses fautes dont la brutalit et la cruaut ne m'apparurent que bien plus tard. Pour-se rendre de notre maison au Danube, il faut emprunter la rue principale du village d'Altenberg, laquelle est anime de personnes curieuses, de chiens et de vhicules bruyants. Ensuite, le chemin conduit par un passage souterrain sous la ligne de chemin de fer. Mme l'oie la plus obissante ne serait pas capable d'accomplir un tel parcours. J'avais l'habitude de coincer Martina sous mon bras, sans plus de crmonies, et de la porter sur le tronon critique. Elle n'tait pas effarouche par le procd, venait moi en toute confiance, me saluait et se laissait saisir. Mais je suis port croire aujourd'hui que Martina, cause du stress conscutif ce traitement, d'une part, se dve30

loppa moins bien que ses frres et surs et, d'autre part, atteignit plus tt sa maturit sexuelle. Mon opinion selon laquelle les oisons rests avec l'oie domestique se rvleraient moins fugueurs que ceux que je promenais dans la rgion apparut aussi compltement fausse. Parmi la bande que j'emmenais en excursion vers le Danube, des kilomtres, quelques-uns seulement s'enfuirent ; en revanche, parmi les oisons rests la maison, beaucoup se perdirent l'automne, surtout par temps de brouillard.

L'adolescence de MartinaMa cohabitation avec Martina, qui partagea ma chambre pendant plus d'un an, me permit de faire toute une srie d'observations qui mritent d'tre mentionnes bien qu'elles n'entrent pas dans le cadre de ce livre. Oskar Heinroth a signal les performances remarquables dont sont capables les anatids pour transposer leurs connaissances des structures spatiales : lorsqu'ils n'ont vu un terrain que du ciel, ils se retrouvent ensuite parfaitement en parcourant pied le mme trajet; inversement, ils s'orientent correctement en survolant des espaces qu'ils n'ont parcourus auparavant qu'en marchant ou en nageant. L'ignorance o j'tais de cette tonnante facult me causa quelques heures de srieuse inquitude et de recherches fatigantes. Depuis le lieu o j'avais l'habitude d'aborder au retour de mes excursions sur le Danube, le chemin de la maison passe par une grande prairie d'environ 1000 mtres carrs avant de traverser une fort de saules dense et de hauteur moyenne. Cette prairie, je l'utilisais souvent comme terrain d'exercice pour le vol : je m'accroupissais puis, sautant et poussant des cris d'envol, je me mettais courir aussi vite que possible contre le vent. L'accroupissement, que j'avais appris de mon choucas Tschock, est inutile chez les oies, mais je l'ignorais cette poque. Alors que Martina, dont les ailes taient 31

encore courtes, pouvait tout juste voler, j'eus un jour l'ide d'abrger notre retour en la faisant voler au-dessus de la prairie. Aprs notre abordage, je lui accordai le temps de se nettoyer : je savais dj qu'il est impossible de convaincre une oie de se mettre en route quand elle a besoin de se nettoyer. Aprs cette pause, je lui donnai tous les signaux d'envol que je connaissais et me mis courir. Martina s'envola comme prvu derrire moi, me doubla naturellement trs vite et gagna plus de hauteur que nous n'en avions tous deux l'intention. Elle traversa la prairie, vit devant elle la lisire de la fort, commena de freiner puis s'aperut que c'tait trop tard : elle allait se jeter sur les arbres. Elle reprit alors de la hauteur; d'un bond, la manire des piverts, elle franchit de justesse la cime des premiers arbres et disparut ! Notre jardin est situ sur le bord occidental de la fort viennoise, sur sa dernire pente. Il est spar de la plaine du Tullnerfeld par un mur de quatre mtres long par une route nationale, au-del de laquelle un talus de mme hauteur descend sur la plaine alluviale du Danube. En outre, le bas du jardin est bord d'une range de hauts pins. Je tenais pour impossible que mon oie, qui tait peine apte au vol, pt vaincre le dnivel d cette succession d'obstacles. (Je savais que le bihoreau, qui est galement un oiseau de plat pays, prouve au dbut des difficults pour survoler les pentes ascendantes. Il louvoie et ne parvient son but que pniblement en volant d'arbre en arbre.) Je cherchai donc Martina non pas la maison mais au bord de la plaine, en amont et en aval du fleuve et jusqu'au village voisin. Je n'abandonnai mes recherches qu'au crpuscule et rentrai dsespr la maison. Martina m'attendait sur le paillasson et me salua dans une grande excitation. L'absence d'un compagnon l'heure et l'endroit habituels, pour les animaux sauvages, reprsente ni plus ni moins qu'une catastrophe, et ce n'est pas faire preuve d'anthropomorphisme que de dire que Martina devait dj tre extrmement inquite de mon sort. Ce qu'il y a de remarquable dans la prestation de la jeune oie, c'est qu'elle ait pu s'orienter pour retrouver son but sur un itinraire qu'elle n'avait jamais parcouru en tant que tel. En se fondant sur ses expriences de la traverse du village o elle avait souvent t porte , de la fort et de la prairie, elle 32

avait d se forger une image globale de la rgion, qu'elle a reconnue du ciel. Elle a utilis cette carte gographique pour retrouver l'endroit dsir. La solution adopte pour rsoudre le problme du contournement est galement remarquable : pour franchir le rideau de saules, Martina a sans doute effectu trois ou quatre cercles ou, mieux encore, trois ou quatre circuits hlicodaux , car une oie ne peut pas prendre de l'altitude trs rapidement, et Martina, comme nous l'avons dit, ne jouissait pas encore de sa pleine capacit de vol. Le jars Victor, qui avait t lev par la mme oie domestique, accomplit quelques annes plus tard une transposition tout aussi impressionnante mais en sens inverse. Par un aprs-midi d'hiver trs brumeux, je constatai son absence. Quand un jeune oiseau manque l'appel, on peut esprer qu'il s'est perdu et qu'il reviendra la maison. L'absence d'un jars adulte, en revanche, et qui plus est la tombe de la nuit, fait craindre le pire. tant donn que les oies, par temps de brouillard, se posent parfois sur la route nationale, dont la couleur claire se dtache sur le fond vert de la vgtation, je dcidai en dsespoir de cause de jeter encore un coup d'oeil dans la ruelle pentue perpendiculaire la route nationale et au Danube et qui longe notre jardin. J'arrivai juste temps pour voir le jars, arrivant de la route nationale pas rapides, tourner dans la ruelle, la grimper sans hsiter, passer prs de moi et se hter vers notre cour. Avec ses frres et soeurs, il avait souvent pass la porte de la cour et suivi la route du village; mais la route nationale et sa disposition gographique par rapport notre ruelle, il ne les connaissait que du ciel. Il faut savoir avec quelles hsitations et quelle angoisse les oies sauvages se dplacent en terrain inconnu pour apprcier sa juste valeur la sret avec laquelle le jars parcourut son itinraire. Du fait du brouillard et de la nuit tombante, Victor avait manifestement prouv des difficults se poser dans notre jardin, qui est dj pratiquement une fort ; il avait prfr atterrir sur la route nationale claire, sachant exactement o se poser. Il avait poursuivi son trajet pied plutt que de reprendre son envol et de risquer un nouvel atterrissage. Pour un oiseau qui, dans les conditions naturelles, est habitu aux vastes espaces et aux beiges plates, un itinraire aux 33

donnes spatiales aussi complexes reprsente une vritable performance et entrane un stress important. Prestations intelligentes et fatigue nerveuse furent galement le lot de Martina quand il lui fallut matriser les problmes spatiaux l'intrieur de notre maison. Au dbut, je la portais simplement pour monter l'escalier. Plus tard, je la laissai monter pied le large escalier de bois qui conduit au premier tage et l'troit escalier en colimaon qui mne la mansarde. Cela fatiguait beaucoup la petite oie et mettait son systme nerveux rude preuve, moins toutefois que si je l'eusse saisie et porte. La descente de l'escalier causa plus de difficults, qui disparurent quand Martina sut voler. Je la posais alors sur le rebord de la fentre de ma chambre jusqu' ce qu'elle et appris s'envoler sans se cogner. Ce n'tait pas facile, car la fentre tait plus troite que son envergure. Elle s'envolait presque jusqu'au plafond en agitant les ailes puis, les ayant demi refermes, se laissait tomber par la fentre sans toucher ni droite ni gauche. L'oie cendre tant une habitante des vastes surfaces, ce tour de force m'a toujours impressionn. Les animaux sont gens d'habitude . Comme leur capacit d'abstraction est plus rduite que la ntre et que la pense causale leur chappe, l'autodressage doit s'y substituer. L'observation suivante montre quel point les oies cendres en sont tributaires. Quand je voulus amener Martina, alors encore petit oison, pntrer dans la grande salle de notre maison en passant par la porte d'entre et le vestibule, elle courut d'abord, effraye par ce nouvel environnement, jusqu' la grande fentre qui fait face l'entre. (Les oiseaux angoisss courent toujours vers la lumire.) L'escalier par lequel l'oison devait ensuite me suivre dans ma chambre a une base largie et convexe prs de l'entre, et la distance qui le spare de cette fentre mesure bien les trois quarts de la longueur de la pice. Il me fallut donc persuader l'oie de quitter la fentre pour l'escalier, dont elle finit par gravir la premire marche sur le ct gauche. Le lendemain, aprs avoir pntr dans la pice, Martina courut de nouveau vers la fentre, mais se laissa convaincre aussitt de rebrousser chemin et de gravir la premire marche. Longtemps encore, elle insista pour faire un dtour angle aigu vers la fentre, mais cet angle devint de 34

moins en moins aigu et se transforma finalement en un angle droit qui aboutissait au milieu de la marche infrieure. Vers cette poque, il advint que j'oubliai un soir de faire rentrer Martina. Quand j'ouvris la porte, elle tait dj sur le paillasson, lgrement inquite, et me fila entre les jambes pour entrer dans la maison. Elle gravit alors la premire marche du ct droit et commena monter au plus court. Parvenue sur la cinquime marche, elle eut un comportement singulier: elle se raidit dans l'attitude d'un animal qui surveille, poussa le cri de mise en garde puis redescendit les cinq marches et accomplit pas presss le dtour vers la fentre, comme quelqu'un qui accomplit une formalit ennuyeuse. L-dessus, elle remonta jusqu' la cinquime marche, s'arrta et se dtendit. Puis elle se secoua, salua et, tranquillise, poursuivit sa monte. Pour un tre vivant totalement dpourvu de la capacit d'abstraction et de la pense causale, ce doit tre une bonne stratgie comportementale que de se cramponner servilement un procd qui, une ou plusieurs fois, a russi et s'est rvl non dangereux. Ds le dbut, j'avais habitu Martina me suivre mme en l'absence d'autres oies; j'avais espr pouvoir dresser aussi quelques autres membres de ma bande me suivre seuls. Cet espoir fut du. La cohsion des frres et surs est si forte que ces derniers ragissent l'absence de quelques-uns seulement d'entre eux en manifestant une extrme inquitude : ils ont tendance pleurer, surveiller et fuir. Dans de telles conditions, ils ne sont pas en tat de suivre un guide humain. C'est pourquoi je pris le parti de descendre les oies au Danube, mme si cela me prenait beaucoup de temps, car il fallait contourner le village, objet de terreur. Il tait moins difficile d'habituer les oies nager derrire un kayak : elles s'agglutinaient mieux la coque qu'elles ne marchaient sur les talons d'un homme. Il m'apparut clairement l'poque que les petites oies cendres observent une certaine distance par rapport l'objet parental et que cette distance est mesure par l'angle sous lequel le haut de sa silhouette apparat contre l'horizon. L'identification d'une personne est totalement indpendante de ses vtements : que celle-ci ft nue ou habille, Mar35

tina ne faisait pas la diffrence. En revanche, elle eut peur de moi quand j'allai l'eau et qu'elle n'aperut plus que ma tte : elle eut une raction d'embarras, se tourna vers moi puis se dtourna. Elle eut enfin ce qu'on appelle un accs de reconnaissance, s'approcha tout prs, salua mon visage avec des vivi intensifs et le cou tendu. La situation fut plus difficile matriser quand ma femme prit place dans le canot pliant et que je l'accompagnai la nage. Martina occupa d'abord tranquillement sa position habituelle prs de la coque, presque sous l'aviron gauche, mais quand elle leva les yeux et aperut, ma place, le buste de ma femme, elle fut saisie de frayeur, plongea et ne refit surface qu' une certaine distance du canot. Par la suite, ma femme et moi nous relaymes souvent l'aviron et Martina finit par matriser la situation. propos des problmes que pose l'identification personnelle, je fis avec Martina une autre observation des plus intressantes. Aprs notre grande promenade quotidienne sur le Danube, j'tais descendu du canot notre place habituelle d'accostage et je m'apprtais m'habiller tandis que Martina se nettoyait prs de moi sur la rive. Elle tendit soudain le cou et poussa le cri d'loignement. Avec le temps, on apprend trs bien savoir o regarde un oiseau en observant la position de sa tte et de ses yeux. En suivant son regard, je vis un kayak blanc voguer prs de la rive oppose du Danube, dans lequel tait assis un barbu qui, cette distance, me ressemblait nettement. Je devinai intuitivement que Martina le prenait pour moi-mme et n'tait pas dtrompe dans son erreur par le fait que je me tenais seulement quelques pas d'elle. Bien que je cherchasse attirer son attention sur moi par des mouvements et des cris, elle s'envola et traversa le fleuve en direction du canot. Elle allait se poser et n'tait plus qu' quelques mtres de l'tranger quand elle s'aperut de son erreur. Trs effraye, elle poussa son cri de mise en garde puis reprit rapidement de la hauteur. Elle ne redescendit pas non plus vers moi mais vola directement jusqu' notre jardin. Mes autres jeunes oies cendres et Martina elle-mme manifestaient une grande rpugnance atterrir en un endroit inconnu, un comportement que j'observai constamment par la suite Buldern, Seewiesen et Grnau. Dans les excursions 36

o l'on conduisait les oies en des lieux plus loigns qu' l'ordinaire de leur port d'attache , toute grande frayeur qui les amenait s'envoler avait pour consquence qu'elles abandonnaient leur guide humain pour rentrer la maison. Comme j'entreprenais souvent avec Martina des excursions de plusieurs kilomtres, une telle frayeur signifiait toujours la fin indsire de notre randonne. Mais, le plus souvent, elle ne rentrait pas directement. Elle volait jusqu'au-dessus de notre jardin, revenait vers moi plusieurs reprises avec la nette intention d'atterrir prs de moi, de tourner en rond autour de moi; finalement, elle allait quand mme se poser au jardin d'Altenberg. tant donn que, dans un vol aussi long, elle montait assez haut, je pouvais m'assurer mme grande distance qu'elle volait effectivement jusqu'au-dessus de notre jardin. J'avais l'impression qu'elle n'abandonnait la possibilit de revenir vers moi que lorsqu'elle avait repr en toute certitude son lieu d'atterrissage la maison. la fin de l'hiver suivant, Martina s'accoupla avec un jars issu de la bande conduite par l'oie blanche domestique. C'tait particulirement tt ; habituellement, la constitution d'un couple stable n'intervient qu'au cours du deuxime printemps des oies cendres. Mais, comme je sais d'aprs des observations ultrieures que le processus de cet accouplement a t parfaitement normal , comme par ailleurs j'ai gard un excellent souvenir de ses dtails du fait de ma relation privilgie avec Martina, je vais le dcrire titre d'exemple. La premire chose qui me frappa fut la posture de la nef adopte par le jars, lequel, en nageant, se redresse sur l'eau, soulve lgrement les ailes et tire un peu vers le haut la partie postrieure de son corps tandis que le cou prend une position arque lgante. Cette posture rappelle un peu celle du cygne tubercul qui cherche en imposer ; je ne sais pas s'il s'agit d'une homologie. Le jars tourne son flanc vers l'oie courtise en pivotant lorsqu'il nage sur place et que l'oie passe prs de lui. Cela m'a frapp parce que Martina, l'poque, tait encore souvent avec moi, de sorte que le mouvement de pariade du jars tait orient dans notre direction. L'trange marche en parallle apparue moins soudainement et pour cela passe d'abord inaperue commena ensuite. Le 37

jars marche pas pas ct de l'oie, imite ses moindres gestes, reste une patte en l'air quand elle s'arrte brusquement et la suit mme en des endroits qui l'effrayent habituellement. On a souvent l'impression que le jars, dans cet tat, n'a plus toute sa tte. Il attaque sans discernement tout ce qui se trouve sur son chemin : non seulement les autres oies et les tres vivants en gnral, dont il a peur habituellement, mais aussi de faux rivaux, comme un arrosoir qui se trouve sur son passage. Martin c'est le nom que nous donnmes au jars ne reculait mme pas devant notre vieux paon, qui est trs mchant, ni devant ma personne. Dans cette humeur exalte, il passait la porte avec Martina et la suivait jusque dans l'escalier, prestation inoue pour une oie cendre. Le tremblement de son cou et ses yeux exorbits tmoignaient de son excitation. Je le revois encore aujourd'hui au milieu de la mansarde, le plumage excessivement lisse, le cou aminci, tremblant de peur et mettant des sifflements sonores. Soudain, une porte claqua dans la pice voisine : c'en fut trop, mme pour un jars cendr amoureux. Martin s'envola l'aveuglette dans un lustre de verre, qui perdit quelques-uns de ses pendentifs, et cela cota au jars l'une de ses rmiges. Malheureusement, Martina et Martin disparurent peu aprs. Soit qu'ils n'aient pas trouv de place pour nicher dans notre jardin surpeupl, soit ce qui me semble plus vraisemblable aujourd'hui qu'ils aient voulu se soustraire par la fuite au stress auquel ils taient constamment exposs.

Le concept de ce qu'il est convenu d'appeler le normal

Il y a prs de deux sicles, Johann Wolfgang von Goethe tait convaincu que sa plante originelle laquelle il attribuait tous les organes caractristiques de la plante actuelle existait vritablement et qu'il tait possible de la trouver quelque part. Le grand pote ne voyait pas que le type est une abstraction, qu'il est un auxiliaire de pense indispensable, mais qu'il ne possde nulle part de ralit en tant que tel. La plante que Goethe cherchait n'existe pas et n'a jamais exist. Ce qui existe, c'est une grande varit de plantes, dont les structures permettent de dgager un type. L'oie cendre, dont tant d'auteurs et moi-mme avons parl, n'existe pas. Il existe de trs nombreuses oies relles, que l'on peut qualifier incontestablement d'oies cendres. Elles sont toutes runies par une srie de caractristiques qui sont dtermines par leur patrimoine gntique. Tous les individus sont dots d'un ensemble de mouvements hrditairement programms, qu'on appelle mouvements instinctifs. Ceux-ci sont ancrs dans le gnotype et sont la somme de toutes les possibilits de comportement gntiquement donnes, dont l'exploration constitue le sujet de notre livre. Le concept de gnotype nous est tout aussi indispensable que l'est pour le mdecin celui d' homme vritablement en bonne sant. Un tel homme n'existe pas non plus! Mais le mdecin a besoin de ce concept et peut se faire une certaine ide de son contenu. Pour l'thologiste, la seule voie d'exploration d'un gnotype du comportement passe par le stade de l'influence qu'exercent sur le comportement de l'individu les modifications non hrditaires et aussi certaines interactions non hrites entre les mouvements instinctifs. En un mot, l'exploration du gnotype n'est possible que par l'tude 39

du phnotype. Par phnotype, nous entendons le tableau phnomnologique qu'offre le gnotype expos toutes ces influences. Ce que nous avons coutume d'appeler thogramme est un inventaire un rpertoire de systmes comportementaux dont chacun est programm avec prcision. Cependant, chaque systme comportemental peut tre modifi de faon indpendante par les circonstances extrieures dans des limites dtermines , et sa modification peut avoir des rpercussions importantes sur les autres. Bien que chaque comportement instinctivement programm possde sa propre spontanit, bien qu'il ait un sige et une voix dans le grand Parlement des instincts , le rle qu'il va jouer dans la vie particulire d'un individu n'est nullement fix gntiquement. Nous connaissons des cas o certaines actions instinctives n'arrivent jamais percer au cours d'une vie ; d'autres peuvent se manifester beaucoup plus tt qu'il n'est normal . Le cas idal et parfait de toutes les proprits bien pondres d'un comportement hrditaire, s'il peut tre dfini, ne se trouvera jamais ralis dans un individu particulier. D'aprs la reprsentation trs formelle de la vie des oies cendres que Heinroth a tablie, leur biographie serait peu prs la suivante : jars et oie se dtachent de leur famille parentale aprs la fin de leur premire anne de vie, tombent amoureux la deuxime anne vers la fin de l'hiver, accomplissent la crmonie des clameurs de victoire et vivent ensemble en union permanente. Lorsqu'on cherche dans nos comptes rendus tablis d'aprs les observations les plus minutieuses un tel cas idal et parfait, on n'en trouve aucun ! Des petits dfauts apparaissent dans chaque biographie individuelle. Quand, il y a de nombreuses annes, je priai Helga Mamblona-Fischer d'extraire de nos centaines de dossiers ceux dans lesquels la formation et la cohsion du couple correspondaient peu ou prou au type tabli par Heinroth, je me montrai du de leur nombre extrmement rduit, ce qui provoqua chez Helga l'exclamation suivante : Aprs tout, les oies sont des hommes comme les autres ! Les descriptions de couples d'oies cendres approchant la normale proviennent du pass le plus rcent de notre colo40

nie. Dans les premiers temps en effet, le comportement de nos oies tait expos des perturbations beaucoup plus importantes : du fait de leur nombre rduit, elles taient limites dans le choix d'un partenaire. Si j'avais pu faire, avec Martina et Martin, des observations qui s'approchaient de la norme, c'est que les oies cendres conduites par moi-mme et celles conduites par l'oie domestique ne se considraient pas mutuellement comme frres et surs, de sorte que le tabou de l'inceste ne joua pas. partir des systmes comportementaux qui sont propres toutes les oies cendres, il est clair que l'on peut assembler des squences trs nombreuses et trs diverses, et ce n'est pas une tche facile que de choisir, parmi les innombrables biographies d'oies contenues dans nos dossiers, celles qui peuvent fournir au lecteur un maximum d'informations sur les structures comportementales innes d'une oie cendre ou, mieux, d'un couple d'oies cendres. Ce qui est la base du comportement directement observable d'un organisme n'est jamais que phnotypique; c'est--dire correspond cette forme phnomnologique dans laquelle la disposition inne, le gnotype du comportement, se manifeste dans les conditions qui prvalent dans l'environnement, dans le milieu. Le fait que l'inventaire des modes comportementaux de l'oie cendre soit connu avec assez de prcision est consolant pour le chercheur. On ne dcouvre plus de nouveaux modes comportementaux, comme c'est le cas chez les mammifres suprieurs, surtout chez les primates. Un cadre est donc en quelque sorte hrditairement trac, l'intrieur duquel le comportement peut se dvelopper.

Espace vital et rythme de vie de nos oies

Le transfert de Seewiesen Grnau, dans la valle de l'AlmLorsque, en 1973, je pris ma retraite de directeur de l'Institut Max-Planck de Physiologie du comportement, sur le lac Ess, prs de Stamberg, en Haute-Bavire, j'avais en projet une tude longitudinale dynamique des oies cendres, en vue de laquelle nous avions install une troupe de ces oiseaux. l'poque, l'tude long terme de la structure sociale d'oiseaux apprivoiss, mais vivant dans une totale libert, s'tait dj rvle fconde et prometteuse. Toutefois, ce qui tait sr, surtout, c'tait qu'un tel travail prend de la valeur avec le temps. Ce fut donc pour moi une excellente nouvelle quand la socit Max-Planck m'offrit gnreusement de financer le transfert d'une colonie d'oies cendres en Autriche et d'assurer temporairement son entretien. En Autriche, nous fmes reus des plus cordialement tant par le ministre fdral de la Science et de la Recherche que par l'Acadmie autrichienne des Sciences. La maison Cumberland fonda notre intention, en change d'un loyer symbolique, la ferme Auinger, un beau btiment de deux tages, ancien moulin, avec son mobilier, qui sert de centre l'Institut (v. planches couleur II). Sous la prsidence de M. Karl Huthmayr, ingnieur gnral des Eaux et Forts, la fondation Cumberland amnagea sur l'Alm, en amont de la rserve naturelle, les tangs dits d'Oberganslbach (v. planches couleur II), avec trois petites cabanes en bois, chauffables, pour les prposs l'levage des oies. Dans la perspective du dmnagement et pour renforcer 43

encore leur attachement l'homme, les dix-huit oies leves en 1971 furent soignes jusque tard dans l'automne par l'une de leurs mres adoptives (Sybille Kalas-Schfer). En 1972, trois bandes de cinq oies chacune en moyenne furent ensuite leves par l'homme dans le but d'tudier la hirarchie au sein de la famille. Chez ces oies aussi, on veilla tout particulirement ce qu'elles aient une bonne relation avec l'homme dans l'optique du transfert. Au printemps de 1973, les oies leves au cours des annes prcdentes taient encore trs nettement attaches l'homme. Elles constituaient avec les quatre bandes leves sur place et devenues aptes au vol dans la valle de l'Alm l'effectif de base de la colonie d'oies installe dans la valle de l'Alm. En outre, nous voulions emmener un maximum d'oies non leves par l'homme, surtout des couples avec jeunes. Pour le transfert, nous choismes le dbut de l't 1973 car, en cette saison, la mue empche de toute faon les oies de voler ; nous vitions ainsi d'avoir leur rogner les rmiges, ce qui et reprsent pour elles un stress supplmentaire. Les oies leves par l'homme et qui avaient t transfres aprs l'acquisition du vol se rallirent sans difficult, dans leur nouvel environnement, a leurs parents antrieurs ou leurs soigneurs humains. la date du dmnagement, les cabanes d'Oberganslbach n'taient pas encore termines ; les trois collaborateurs meneurs d'oies durent bivouaquer avec leurs protgs dans un hangar de la rserve naturelle servant l'alimentation du gibier. Cette rserve, qui jouxtait au sud l'installation d'Oberganslbach, constituait en quelque sorte un ple d'extension de la colonie d'oies cendres dans la valle de l'Alm. Les oies adultes furent tout d'abord installes dans une volire de la ferme Auinger. Peu aprs, nous les transfrmes dans une volire de la rserve naturelle qui prsentait deux avantages : il y avait de la vgtation et elle tait en partie ombrage. Quand nous librmes les oies, elles ne manifestrent pas un attachement particulier cet endroit. Si quelques-unes manifestrent un attachement gnral l'installation de Griinau, cela est d presque exclusivement aux efforts de Sybille Kalas-Schafer, qui les y soigna. 44

Les oies transfres du biotope de Seewiesen prouvrent quelques difficults d'adaptation, provoques d'abord par la nature diffrente de la pture, ensuite par le caractre tout fait insolite de la rgion. Il fallut quelque temps aux oies pour s'habituer aux herbes plus dures de cette valle de montagne. Les premiers jours, les jeunes oies leves par l'homme couraient dans les prairies en pleurant avec un comportement vident de qute, sans manger quoi que ce soit. Seewiesen, les oies taient habitues aux eaux dormantes et un paysage de collines bien dgages. Dans la valle de l'Alm, un torrent de montagne imptueux aux rives parfois escarpes et pierreuses, elles eurent d'abord du mal marcher et nombre d'entre elles attraprent de grosses ampoules sur la plante des pieds. En revanche, d'emble elles matrisrent trs bien le fort courant de la rivire. Peu peu, elles recherchrent les dpressions boises environnantes, tant comme abri que comme pture. Au dbut de juillet, tous les collaborateurs meneurs d'oies dmnagrent dans les cabanes d'Oberganslbach, acheves entre-temps ; partir de ce moment, ce lieu devint de plus en plus le centre de notre colonie. Toutefois, l'tang de Kasbach, dans la rserve naturelle, resta d'abord la plus grande surface d'eau frquente par les oies ; elles y passaient leurs nuits, en attendant de dcouvrir le lac Alm. Peu peu, nous tendmes vers l'amont nos randonnes, qui avaient pour but de familiariser les oies avec la valle de l'Alm. Le 12 juillet 1973, nous atteignmes pied, pour la premire fois, le lac Alm (v. planches couleur II). Les oies se sentirent tout de suite chez elles et en confiance sur cette grande surface d'eau. Nous remarqumes peu aprs que de nombreuses oies, redevenues aptes au vol aprs la mue, s'envolaient spontanment vers le lac Alm pour y passer une partie de la nuit. L'un des buts les plus importants de notre travail d'acclimatation se trouvait donc atteint. l'automne, les hommes quittrent les cabanes et s'installrent la ferme Auinger. partir de ce moment-l, les oies suivirent leurs guides dans la journe aux tangs d'Oberganslbach, dont l'amnagement venait d'tre achev. L'aprs-midi, elles revenaient spontanment, en volant, l'tang de Kas45

bach, au milieu de la rserve naturelle. Le soir, nous les appelions sur les bancs pierreux de l'Alm, la hauteur de la ferme Auinger, o nous les nourrissions.

Dplacements quotidiens et dplacements saisonniersAu fil des ans, les oies prirent l'habitude de passer la nuit au lac Alm. Le jour, en revanche, elles tenaient compagnie aux hommes, c'est--dire, au printemps et en t, Oberganslbach et, pendant les mois d'hiver, au voisinage de la ferme Auinger, sur les bancs de sable de la rivire. Les oies ont conserv ces habitudes jusqu'aujourd'hui. Une grande surface d'eau garantit la scurit, des hommes familiers offrent la nourriture et, en hiver, les bancs de sable peu irrigus de l'Alm, qui ne gle jamais, reprsentent une source convoite de chaleur. l'poque de la nidification, la colonie se disperse. Mais la plupart des parents reviennent des lieux les plus divers Oberganslbach avec leurs poussins pour les y lever. C'est pourquoi, la saison de l'levage, presque tous les jeunes couples avec progniture se retrouvent Oberganslbach, tandis que les non-couveurs gagnent le lac Alm ds la dernire semaine de mai pour y muer. Les oiseaux couveurs doivent rester Oberganslbach avec leurs poussins jusqu' ce qu'ils sachent voler. L'poque de la mue des plumes, pendant laquelle l'oie ne peut pas voler, diffre d'un individu l'autre. Les non-couveurs muent en gnral plus tt, les oies couveuses d'autant plus tard que leurs jeunes tardent voler. La mue des parents est tellement synchronise avec la croissance des jeunes que les uns et les autres peuvent voler en mme temps. Vers l'automne, les oies se dispersent de plus en plus dans la zone de la rserve naturelle et viennent frquemment jusque dans les prairies qui entourent la ferme Auinger, o elles se concentrent en plus grand nombre l'hiver. Le fait que, dans 46

les mois d'hiver, il est plus commode aux collaborateurs de nourrir les oies proximit de la ferme joue peut-tre un rle dans cette habitude. Les oies arrivent toujours du lac Alm en grand nombre et en rangs serrs et atterrissent proximit de la ferme. tant donn que le lac Alm est situ plus de 100 m de dnivellation au-dessus de l'Institut, mais que les oies, dans leur vol matinal, conservent une altitude peu prs constante, c'est un spectacle trs impressionnant que de les voir arriver en coup de vent et en vol dorsal.

L'activit quotidienneChez l'oie cendre, l'activit diurne et le repos nocturne ne sont pas aussi tranchs que chez la plupart des oiseaux. Seuls les petits poussins dorment profondment tant qu'il fait nuit, et la mre semble bien en tenir compte. Une troupe d'oies ne dort jamais compltement, au point, par exemple, de se laisser surprendre dans son sommeil. On entend aussi, surtout par nuit claire, des changes vocaux qui laissent supposer des interactions sociales d'une assez grande intensit. Les oies peuvent dormir en nageant, tendues et mme debout. La tte est alors tourne vers l'arrire, et le bec cach dans les plumes scapulaires. Quand l'oie se tient sur une patte en dormant, le bec peut regarder vers l'arrire aussi bien d'un ct que de l'autre. Cette position de sommeil intervient mme chez les trs jeunes oies, dont le bec ne trouve qu'un faible maintien dans les plumes scapulaires. Les oies peuvent aussi se reposer le menton rentr et la tte maintenue dans le plan de symtrie, ce qui est de rgle chez les poussins duvets mais devient plus rare chez les adultes. Au lever du jour, les oies se rendent pour pturer dans les lieux prometteurs, le plus souvent des prairies herbeuses. Les oies domestiques se prcipitent vers leurs auges, le matin, ds qu'on ouvre la porte de leur table ; les oies sauvages volent souvent des kilomtres de leur lieu de repos pour trouver des pturages. 47

La principale forme de prise de nourriture, le broutement, est lie la lumire du jour, car les plantes doivent tre identifies et saisies par un mouvement orient. Une seule forme de prise de nourriture, la fouille des fonds aquatiques, est thoriquement possible sans contrle optique; les oies fouillent mme dans les milieux compltement opaques. On ignore si elles le font aussi quand il fait nuit. une certaine heure du jour, autour de midi, les oies se baignent. Elles accomplissent cette occasion toute une srie de mouvements, qui correspondent en partie l'intensit maximale des mouvements de locomotion, mais qui sont aussi dans une gale mesure d'vidents mouvements de fuite. C'est pourquoi il est difficile de dire si l'on doit considrer l'ensemble du processus comme des mouvements vide ou bien comme un jeu. L'expression plonge ludique s'est impose chez nous pour le dsigner. l'issue de ces mouvements, les oies se nettoient copieusement et se reposent. Si elles ne dorment pas les yeux ferms, elles rpugnent toute activit. Les guides de bandes d'oies leves par l'homme savent d'exprience qu'on ne peut rien obtenir d'elles aprs le bain et la toilette. Dans le courant de l'aprs-midi, les oies deviennent peu peu plus actives, volent volontiers ici et l sur de courtes distances. J'ai l'impression que les dmls sociaux sont alors plus frquents que le matin, lorsque la recherche de nourriture est au premier plan. Les oies prsentent une trs nette priodicit de leur timidit. Leur propension fuir augmente avec la chute du jour et, pour leur repos nocturne, ces oiseaux recherchent rgulirement des emplacements o ils se sentent habituellement le plus en scurit. Ils choisissent le plus souvent des lacs ou des tangs, sur la rive desquels ils se tiennent la tte la plupart du temps tourne vers les eaux. Avec la chute du jour, l'intention de trouver un lieu de sommeil devient de plus en plus manifeste. Dans sa thse, Alain Schmitt a minutieusement tudi les mcanismes de la synchronisation dans l'envol vespral des oies. Il rsume: Les prparatifs de l'envol peuvent durer jusqu' une heure et demie. Ils ont pour but de faire en sorte que toutes les oies 48

d'une troupe volent vers leur lieu de sommeil de faon synchronise et coordonne. Une synchronisation grossire de la troupe est provoque par la chute de la lumire. La corrlation entre l'heure de l'envol et le coucher du soleil est trs leve (r = 0,90 pour 110 envols). Le rglage fin est obtenu par des facteurs sociaux, en particulier par les cris de dpart et les mouvements de tte, qui expriment l'ambiance. Les cris de dpart deviennent d'autant plus forts, d'autant plus hachs, polysyllabiques et frquents que se rapproche le moment de l'envol. Les secousses latrales de la tte mouvement conflictuel tout fait inadapt s'acclrent et s'intensifient. Un basculement de la tte dans son axe longitudinal intervient enfin. Quand secousses et basculements se mlent, la tte se meut en forme de "8". Le basculement de la tte seul est un signal fortement ritualis qui devient de plus en plus frquent au fur et mesure que s'affirme l'ambiance de l'envol. Tandis que la lumire diminue lentement, les oies se rassemblent ("concentration") et les interactions se font de plus en plus rares. Mais les oies ont aussi tendance aller et venir plus rapidement, ce qui va l'encontre de la concentration. Quelques minutes avant l'envol, il devient de plus en plus dangereux, pour chaque oie, de rater le dpart. C'est pourquoi les mouvements inadapts les plus divers se prcipitent: les oies se baignent, se becquettent les pieds, se nettoient et manifestent mme l'intention de construire un nid. Un nouveau comportement apparat alors : l' "alignement", qui est une mnotaxie. Chaque oie essaye de se placer paralllement aux autres, surtout aux membres de la famille. Elle ne s'envole d'ailleurs jamais sans eux. L'alignement est dclench par des cris intenses de dpart ou par de bruyants "cris de mise en garde", par un mouvement rapide et rectiligne d'autres oies et par des volettements. Il a aussi une importante fonction sociologique : quand les oies ne sont pas toutes parallles l'envol, il se produit des collisions en vol et quelques-unes restent en arrire. l'envol, les units sociales de quelque importance sont souvent les premires : pendant toute la phase de prparation, 49

elles reoivent plus de rtro-signaux sociaux que, par exemple, les solitaires. Quand, au cours des mois d'automne et d'hiver, notre grande troupe d'oies parvient peu peu, dans le crpuscule, l'ambiance de l'envol et finit par dcoller, j'ai coutume d'assister ce spectacle avec une grande motion.

La carrire des oies cendres la fin d'avril ou au dbut de mai, aprs une dure d'incubation assez prcise de 28 jours, les oisons closent sous le plumage ventral d'une oie cendre en se librant des 4 6 (1 9) ufs de sa ponte. Peu aprs l'closion, les poussins commencent percevoir optiquement leur environnement le plus proche en jetant des coups d'il par-dessous le plumage ventral de leur mre. Acoustiquement, ils peuvent dj s'entendre avec leurs frres et surs et avec leur mre, qui ragit par des cris de prise de contact vocal et par des sons aspirs particuliers. Si la famille n'est pas drange, elle passe au nid les 12 24 heures qui suivent. Ce rpit offre aussi l'occasion d'ventuels retardataires d'achever le processus d'closion et de se dbarrasser, sous le plumage chaud de la mre, des minces gaines de kratine qui enveloppent chaque plume. Le jars, qui, pendant la couvaison, montait la garde distance respectueuse du nid, s'en rapproche au moment de l'closion et monte maintenant la garde au plus prs. Avant que la famille ne quitte dfinitivement le lieu de couvage pour n'y plus jamais revenir , les poussins mergent un un de dessous la mre et, d'un pas encore incertain, reconnaissent les abords du nid. C'est par les changes de cris entre l'oie et les poussins que s'accomplit alors pour l'essentiel le processus de l'empreinte qui amnera l'oison suivre sa mre. Ce n'est que par un processus d'apprentissage ultrieur que l'oison parviendra reconnatre ses parents, qu'il acquerra le cri vivivi et qu'il ne suivra plus que son pre et 50

sa mre exclusivement. Apparemment, les oisons reconnaissent leurs parents un peu plus tt par la voix que par la physionomie du visage. Si deux nids sont trs rapprochs et que les oisons des deux familles closent peu prs en mme temps, il peut s'ensuivre une fusion des deux bandes de poussins ; les deux couples de parents ne disposent d'aucun moyen pour sparer leurs enfants des enfants trangers. De violents combats ont souvent lieu entre les parties; les perdants suivent encore un moment mais rarement plus d'une journe la double bande conduite par le couple vainqueur, puis abandonnent. Ce n'est qu'aprs avoir suivi leurs parents plus d'une journe que les oisons les reconnaissent personnellement ; les parents ne reconnaissent leurs petits qu'un peu plus tard. Par des cris renforcs de prise de contact vocal et de dpart, la mre oie donne enfin le signal de se mettre en route. Avec l'abandon du nid commence pour la famille un trajet pnible et dangereux, souvent de plusieurs kilomtres, qui la conduit au pturage estival. Dans les premires heures de vie, la cohsion de la bande de poussins est plus forte que l'instinct qui pousse ceux-ci suivre leurs parents. Cest pourquoi on voit d'abord une concentration de poussins, et ensuite une file de poussins nageant ou courant derrire leurs parents, lesquels sont ce moment-l troitement solidaires (v. planches couleur III). La capacit de mouvement des enfants est considrable et largement mise contribution, car le secteur choisi pour couver n'est nullement identique celui qui est prfr pour lever les petits ; le lieu de nidification le plus sr n'est pas forcment le plus favorable pour l'levage des poussins. Dans la plupart des cas, nos familles d'oies quittent la zone de couvage sur le lac Alm pour descendre la rivire sur environ 7 kilomtres jusqu' Oberganslbach. Il leur faut 5 6 heures pour couvrir cette distance, y compris les courtes pauses. Non seulement les parents doivent tre constamment sur leurs gardes pour prvenir d'ventuels prdateurs qu'ils viennent du ciel (corbeaux, vautours, aigles fauves) ou des buissons (renards, chiens errants) mais ils doivent aussi viter leurs oisons, avec adresse, les obstacles dangereux tels 51

que tourbillons et barrages de retenue sur le cours de l'Alm. Mme les oies qui n'ont jamais parcouru auparavant ce trajet pied, et l'ont seulement survol, trouvent leur chemin jusqu' la zone d'levage avec une grande prcision. Le fait est remarquable. Peu aprs que les oisons ont commenc se saluer mutuellement en allongeant le cou de faon lgrement irrgulire, ils se mettent prendre une part active aux dmls de leurs parents avec les autres oies. Si le jars rentre dans sa famille en poussant des clameurs de victoire aprs une attaque contre des oies trangres, les poussins l'approuvent et arborent dj la mme attitude que les ans. Avec la mue de la voix, qui s'opre peu avant que les jeunes oies ne deviennent aptes au vol, le fin vivivivi que les enfants mettent dans les palabres familiales se transforme en une forme juvnile de ce qui sera plus tard leur cacardage serr. Sybille Kalas-Schfer a qualifi de cacardage fluide cette manifestation des jeunes oies qui ne s'adresse qu'aux parents. Au bout de quelques jours de vie, les oisons se livrent un combat au cours duquel se dcide pour longtemps leur hirarchie au sein de la famille. Ds que les jeunes ont un peu grandi, ils ne se contentent plus de suivre leurs parents : ils les prcdent souvent ou marchent ct d'eux. Ils prennent frquemment une direction non souhaite par les parents, influenant ainsi 1'itinraire. Parfois, ils s'loignent notablement du reste de la famille. Si, ce faisant, ils rencontrent des difficults s'ils sont par exemple menacs et mordus par d'autres oies , ils poussent leur cri de dtresse. D'ailleurs, la propension des parents les dfendre diminue peu peu, au fur et mesure que s'amliore l'aptitude des jeunes la fuite. Au dbut de l't, quand commence la mue, les oies voient dj moins et ne le font plus qu' contrecur. Ds avant la chute des rmiges, elles deviennent extraordinairement craintives et prudentes, mme celles qui sont habituellement trs apprivoises. Cet abaissement du seuil des stimuli qui dclenchent la fuite est programm de faon inne; les oiseaux amputs, au moment de la mue, deviennent tout aussi craintifs que ceux qui sont aptes au vol. Nanmoins, il existe dans 52

notre population quelques individus particulirement amicaux envers l'homme qui ne jugent pas ncessaire de partir pour le lac Alm mais prfrent muer Oberganslbach avec les couples suits. La plupart de nos oies qui n'ont pas couv ou qui ont perdu leurs jeunes prmaturment se retirent sur le lac Alm, o elles sont difficiles apercevoir parce qu'elles se cachent dans les roseaux et les buissons de la rive l'approche d'un bateau. Ce sont les pennes des bras qui commencent par tomber. Les oies cendres en bonne sant perdent frquemment toutes les rmiges en mme temps ; toutefois, ce n'est pas un signe de mauvaise condition physique quand toutes les plumes des mains tombent les premires, et peu aprs celles des bras. Quatre six semaines plus tard, aprs la racquisition du vol, les oies rentrent de leur lieu de mue et regagnent leur pturage estival, o elles reconstituent leur bande avec les familles qu'elles y ont laisses. Les jeunes oies ges d'environ 6 semaines, avec la croissance des rmiges, commencent leurs premiers exercices de vol en battant des ailes et en courant pour prendre leur lan. Bientt, elles sont portes par leurs ailes pendant de courts instants. Les parents achvent peu prs en mme temps la mue de leur gros plumage. Parents et enfants deviennent aptes au vol avant que leurs rmiges n'aient atteint leur pleine longueur. Le fait que les parents aient d'abord un vol relativement incertain est un avantage : ils ne sont pas tents d'exiger de leurs petits des manuvres compliques. En l'absence de cette initiation prudente qui fait forcment dfaut aux jeunes oies leves par l'homme , il se produit au dbut maint accident de vol. L'aptitude des jeunes au vol, vers l'ge de 10 semaines, semble renforcer la cohsion de la famille. Les oies domestiques deviennent aussi soudain plus affectueuses envers leur soigneur humain quand elles peuvent voler. Quand les jeunes ont acquis leur pleine capacit de vol, les familles entreprennent des randonnes lointaines. Depuis la valle de l'Alm, elles volent souvent loin dans la plaine, mais elles ne passent jamais la nuit ailleurs qu'au lac Alm. Quelques familles ayant couv en Bavire, au lac Chiem, reviennent 53

rgulirement Grnau ds cette phase de dveloppement des petits. Nous n'avons jamais observ de vritable migration chez nos oies ; pourtant, apparemment, les oies cendres qui couvent la lisire septentrionale du bassin d'extension se rabattent vers le sud ds que les jeunes ont acquis leur pleine capacit de vol. Mais en gnral, plusieurs bandes se rassemblent en automne dans certains endroits le plus souvent de grands lacs entours de champs pour former une troupe comptant souvent des milliers d'individus. Elles migrent vers le sud, en plusieurs tapes, pour prendre leurs quartiers d'hiver. La connaissance du lieu d'hivernage et de sa situation gographique est transmise de parents enfants sous forme de tradition ; la direction de la migration n'est donc pas fixe de faon inne. Les oies cendres sont solidaires dans toutes les circonstances de la vie. Les familles et aussi les groupes plus importants se tmoignent une considration mutuelle dans le cadre de rapports fixs hirarchiquement. Pendant la migration, un instinct grgaire anonyme maintient la cohsion de grandes troupes d'oies cendres qui ne se connaissent pas. Mme celles qui ont perdu leur famille ne volent pas seules, mais se joignent des bandes migratrices. Chez nos oies de la valle de l'Alm qui toutes ont t leves par l'homme ou tout au moins sont issues de parents levs ainsi , en automne, on peut constater, il est vrai, une agitation migratrice inne ; mais elles ne partent pas, car il est conforme leur tradition d'hiverner dans la valle de l'Alm. Pendant les fortes neiges, nous pourvoyons la troupe en nourriture. Avec l'approche du printemps suivant, avant mme la nouvelle couvaison, les liens entre parents et jeunes commencent se relcher peu peu. L'un des tudiants de Norbert Bischof, Helge Bottger, a montr qu'ils dorment des distances de plus en plus grandes, tandis que le couple se resserre. La dissolution dfinitive de la famille peut intervenir de plusieurs faons : ce sont surtout les mles qui se dtachent activement de leur famille et vont soudain de leur ct ; il n'est pas rare qu'ils se mettent courtiser des oies trangres. Parfois, l'effet 54

de rpulsion est plutt imputable aux parents, qui chassent leurs enfants. Les jeunes oies ainsi prives de la protection parentale se runissent souvent en associations de frres et surs. Les oies cendres ne deviennent reproductrices que dans leur troisime anne de vie. On peut certes observer des comportements sexuels chez les oies d'un an, ce qui laisse prsager un dbut de maturit sexuelle la deuxime anne ; cependant, nous ne connaissons aucun cas o une oie de cet ge ait couv. Il arrive que des oies d'un an se mettent en couple avec leur futur partenaire de reproduction, appartenant lui-mme le plus souvent la mme classe d'ge; d'autres jeunes oies restent d'abord seules ou adhrent des associations de frres et surs, puis s'accouplent au printemps suivant et commencent couver. L'union des partenaires d'un couple qui couve avec succs et lve des petits peut durer des annes, parfois mme toute la vie. Toutefois, la couvaison est une poque particulirement dangereuse pour les femelles. Sur les 36 pertes nettement caractrises survenues parmi nos oies femelles, 22 se sont produites pendant la couvaison, la plupart imputables des prdateurs naturels. Dans quelques autres cas, des maladies sont survenues qui ont entran la mort. Vraisemblablement, la situation de stress conscutive au couvage rend les femelles plus sujettes aux infections. Du fait des pertes leves en femelles pendant la couvaison et l'levage des jeunes, environ 50% des mles maris de notre colonie deviennent veufs au moins une fois dans leur vie. Inversement, ce mme destin n'atteint qu'un cinquime des femelles. Il est intressant de savoir ce que deviennent ces oiseaux devenus veufs. Sur 32 jars ayant perdu leur partenaire, plus de la moiti ont contract de nouveaux liens avec une femelle. Un peu moins d'un tiers sont rests provisoirement seuls. Les autres jars ont constitu des couples homosexuels. Chez les veuves, en revanche, 75% se sont remaries. Un quart d'entre elles seulement restrent sans partenaire de rechange. En outre, des changes de partenaires se produisent occasionnellement. Sur 61 femelles, 15 ont quand mme aban55

d o n n leur partenaire pour se remarier avec un autre jars. D a n s 9 cas, cela s'est produit la suite d'une tentative infructueuse de couvage; dans 4 autres cas, il s'est agi de couples sans couve ; enfin, chez 2 oies, l'change de partenaires est intervenu en dpit d'un levage russi. D a n s notre colonie, la longvit maximale observe chez u n e oie femelle a t de 20 ans ; notre plus vieux jars a atteint 21 ans. Nous n'avons connaissance d'aucun cas o soient apparus des signes de vieillissement ou m m e de snilit chez les oies.

Biographies

Pour montrer quel point les histoires des meilleurs couples d'oies et des plus normaux peuvent tre diffrentes, surtout du point de vue de leurs antcdents, nous prsentons maintenant les biographies de deux couples. Pour plus de clart, nous n'insisterons pas sur l'histoire des comparses.

Mercedes et Florian Antcdents de Mercedesclose au dbut de mai 1979, Mercedes est leve avec ses trois frres et surs par ses parents biologiques, deux oies sauvages. Sa premire anne de vie se passe sans fait notable. C o m m e toute oie n o r m a l e , elle se spare de ses parents un an. Pendant les premiers temps qui suivent la dissolution de la famille, les frres et surs maintiennent encore un contact troit; aprs la mue, au dbut de juillet 1980, Mercedes rentre seule la colonie. Trois mois plus tard, en septembre, Mercedes est vue pour la premire fois avec le jars Nilson. Mais partir de la fin d'octobre, elle cherche frquenter un couple encore instable, qu'elle accompagne pendant quatre mois environ en essayant de cacarder de conserve, sans rencontrer un vritable accueil ni veiller l'intrt du jars. En mars 1981, Nilson fait la cour Mercedes, va vers elle l e cou en querre, mais elle ne rpond pas son cri de prise de contact vocal , de sorte qu'elle continue vivre sans liaison fixe. On ne la voit plus non plus avec le couple 57

prcdemment mentionn. Au cours de l't de la mme anne, elle est sollicite par un jars de trois ans. Mais comme la cour de celui-ci n'est pas trs intense, Mercedes ne donne pas suite, aucune liaison n'intervient. Aprs quoi, excit peuttre par ce jars, Nilson s'intresse de nouveau elle. Mercedes ne se montre pas indiffrente et tous deux restent ensemble jusqu'au printemps de 1982. Antcdents de Florian clos en 1973, Florian est lev avec cinq frres et deux surs par Brigitte Dittami-Kirchmayer. La cohsion des frres semble extrmement forte et reste remarquable mme aprs le mariage de l'un d'entre eux. En juin 1973, Florian, qui n'est encore qu'un oison inapte au vol, est transfr Grnau avec ses frres et surs accompagns de leur nourrice. En 1974, il s'gare en Basse-Bavire avec l'un de ses frres. Le frre est captur et ramen Seewiesen. Avant mme qu'il n'y arrive, Florian rentre spontanment Grnau, dans la valle de l'Alm. En 1975, il s'accouple avec l'oie Nat ; le couvage reste strile, le ni