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Molière Dom Juan Classiques Contemporains & LIVRET DU PROFESSEUR établi par P IERRE B RUNEL professeur à la Sorbonne C LAUDIA J ULLIEN professeur de lettres en classes préparatoires

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MolièreDom Juan

Classiques Contemporains&

LIVRET DU PROFESSEURétabli par

PIERRE BRUNEL

professeur à la Sorbonne

CLAUDIA JULLIEN

professeur de lettres en classes préparatoires

SOMMAIRE

DOCUMENTATION COMPLÉMENTAIRELes décors ............................................................................................................ 3

La modernité de Dom Juan .................................................................... 5

Lectures complémentaires .................................................................. 14

POUR COMPRENDRE :quelques réponses, quelques commentaires

Étape 1 Vue d’ensemble de la comédie ................................ 15Étape 2 Ouverture et exposition ................................................. 16Étape 3 Dom Juan, homme-théâtre .......................................... 18Étape 4 L’idylle troublée ............................................................... 20Étape 5 L’ombre du Quémandeur ............................................ 22Étape 6 La provocation inutile .................................................... 23Étape 7 La galerie des fâcheux .................................................. 23Étape 8 Invitation et contre-invitation ................................ 25Étape 9 Dom Juan Tartuffe ............................................................ 26Étape 10 Le triomphe du surnaturel ........................................ 27

Conception : PAO Magnard, Barbara TamadonpourRéalisation : Nord Compo, Villeneuve-d’Ascq

DOCUMENTATION COMPLÉMENTAIRE

Les décors

Au sujet du décor de l’acte IRené Pintard le rapproche du Luxembourg de la Grande Mademoiselle,

devenu un lieu quasi public. Il ne s’agit donc pas d’un intérieur où logeraitDom Juan nouvellement arrivé au pays, mais d’une galerie propice auxeffets de perspective comme les affectionne la scénographie à l’italienne,mi-intérieur mi-extérieur, avec sa façade rejetée sur la perspective transver-sale. C’est un lieu naturel de rencontres.

Au sujet du décor de l’acte VRené Pintard a cette fois tort d’expliquer le décor d’après la version de

Thomas Corneille, qui situe son dénouement dans une « campagne »proche du tombeau où Dom Juan aurait eu affaire.

Le marché de peinture nous apprend sans contestation possible que lascène se situe à l’intérieur de la ville, dans une rue où Dom Juan a fait ren-contre de son père, puis de Don Carlos, alors qu’il se dirige vers la « portede ville », peut-être pour gagner le mausolée où l’attend la Statue.

Objections :– Les frères d’Elvire se voient « obligés […] à tenir la campagne » sans

pouvoir trop se risquer à « vouloir entrer » en ville (III, 4).– Dom Juan n’a-t-il pas occulté dans son esprit le scandale de la statue

et son invitation à souper, dont il n’est pas soufflé mot ? Le décor du fondaurait une fonction moins dramatique que symbolique, comme désignantl’espace du surnaturel, à l’abri duquel, à l’acte V, Dom Juan croit s’être misintra muros.

On ne peut confondre ce fond du décor avec le décor de l’acte III :« théâtre de statues à perte de vue » qui est un lieu ouvert, alors que le décordu tombeau était un lieu fermé – lieu ouvert aux rencontres et dans lequel

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« l’Ombre entre » seulement à la fin. La ville de Molière est une avenue enperspective. La confusion vient du fait que les comédiens, pour représenterdes lieux différents, ont pu réutiliser dans l’acte III et dans l’acte V des élé-ments d’un même décor, le « théâtre de statues ».

Des machines pour l’acte V– La métamorphose du Spectre en Temps : chute de Dom Juan en enfer

pendant que la Statue prend son vol vers le Ciel.Existence d’un livret dauphinois : « Description de superbes machines et

des magnifiques changements de théâtre du Festin de Pierre ou l’Athée fou-droyé de M. de Molière ».

– Pour une dramaturgie de « Dom Juan » : les effets spectaculaires sont sus-ceptibles d’un enjeu sérieux, le théâtre profane est rarement coupé complè-tement de ses répondants religieux ; le merveilleux, mythologique ou chré-tien, plonge ses racines dans la psyché profonde. Le théâtre jésuite était unthéâtre des merveilles. Les procédés du théâtre à machines sont identiqueschez les jésuites et au Marais, au palais Barberini et chez Molière, même sil’état de la salle du Palais-Royal en 1665 limite les possibilités de ce dernier.

On trouve dans le théâtre de ce temps l’équivalent de la métamorphose,de la statue parlante, du foudroiement du rebelle abîmé dans les dessous duthéâtre, tous éléments qui paraissent contraires à la règle classique de lavraisemblance.

Le merveilleux mythologique ou d’apparente fantaisie comme dansDom Juan, volontiers taxé de féerie avec sa figure plutôt païenne du Temps,consonne avec l’enseignement de l’Église dramatisé par le théâtre propre-ment religieux, et d’autant mieux que l’image antique du Temps, père de laVérité, remise à l’honneur par Érasme d’après Aulu-Gelle, est après lui fré-quemment allégorisée dans un sens chrétien, même parfois dans uncontexte païen, pour annoncer et célébrer le triomphe de la foi.

Le motif des déguisements du Démon est fréquent dans le théâtre del’époque. Dom Juan est-il le Démon déguisé ? Tentateur et séducteur, vêtude rouge et or, le grand seigneur méchant homme est de mieux en mieuxreconnu comme un sujet du Démon, dont il tient l’ironique volonté desacrilège en enlevant à Dieu une épouse au couvent, en dérobant un mort

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à la paix du repos éternel et en contrefaisant les véritables dévots de la reli-gion du Christ.

La vocation du théâtre à machines est de fondre des composantes hété-rogènes. Différents registres sont présents dans Dom Juan. On peut parlerde « structure ironique » à propos d’une pièce déconsidérant l’un par l’autre.

La modernité de Dom Juan

Nous proposons un corrigé de dissertation sur le sujet suivant : « DomJuan est-il moderne, comme l’a suggéré Théophile Gautier ? »

IntroductionLa redécouverte du Dom Juan de Molière est l’un des moments les plus

saisissants de l’évolution du théâtre moderne et peut-être du goût moderne.On sait que c’est le 15 janvier 1847 que la Comédie-Française redonnaenfin la version originale de la pièce, abâtardie et affadie pendant près dedeux siècles par la version en vers de Thomas Corneille. Ce fut une révéla-tion : on découvrait qu’une pièce du XVIIe siècle pouvait être « moderne ».

Aussi ne faut-il pas s’étonner de trouver l’épithète sous la plume deThéophile Gautier. L’ancien « Jeune France » de 1830, celui qui arborait lefameux « gilet rouge » lors de la bataille d’Hernani, reste fidèle à l’enthou-siasme de sa jeunesse. Mais enthousiasme pour quoi ? – Pour le personnagede Dom Juan ? pour le fantastique répandu dans la pièce ? ou pour uneforme de théâtre plus libre que celle à laquelle les classiques nous avaientaccoutumés ? On ne saurait répondre à ces questions sans tenir compte dufait que Molière a eu au moins un prédécesseur en la personne de Tirso deMolina dont L’Abuseur de Séville, antérieur de trente-cinq ans à Dom Juan,inaugurait brillamment le mythe littéraire.

I. Le personnage de Dom JuanIl a de quoi séduire un romantique. Mais il restait fruste chez Tirso de

Molina. Et peut-être est-il d’une manière générale encore trop tributaired’un ordre.

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1. Il a de quoi séduire un romantique« Je suis une force qui va » : le cri du héros romantique vaudrait pour

Dom Juan. Il y a en lui quelque chose d’irrépressible.

a. Cette force, c’est celle de la jeunesse. C’est le grand argument que leDon Juan de Tirso de Molina emploie pour se justifier auprès de son oncle,Don Pèdre, dans la première scène :

« Oncle et seigneur, je suis jeune et tu le fus aussi, et puisque tu connaisl’amour, que mon amour trouve grâce à tes yeux. »

L’argument porte, et pas seulement sur le personnage de la pièce. Il a dequoi arracher des larmes à tous les romantiques vieillissants qui se rappel-lent ce que fut leur jeunesse.

b. Cette force, c’est celle de la vie. La vie est quelque chose de mouvant. Elleest entraînée par le temps. Donc la fidélité est impossible. C’est le raisonne-ment du Dom Juan de Molière devant Sganarelle dans la scène 2 de l’acte I.

« Pour moi, la beauté me ravit partout où je la trouve, et je cède facile-ment à cette douce violence dont elle nous entraîne » (l. 48-50, p. 23).

L’oxymore n’atténue même pas la puissance de cette violence que subitle séducteur avant de la faire subir à ses victimes.

c. Peut-être même y a-t-il quelque chose de diabolique dans cette force– et en cela elle ne peut que plaire aux romantiques, qui ont été sensiblesau mythe de Faust comme ils ont été sensibles au mythe de Don Juan. C’estpourquoi Sganarelle présente son maître à Gusman comme un « grand sei-gneur méchant homme ».

Mais cette interprétation diabolique pourrait avoir quelque chose d’ar-chaïque.

2. Ce qui reste fruste dans le personnageArchaïque, le burlador de Séville l’était à certains égards, et cela parce

qu’avant la séduction, il y a la burla. Facétieux comme Till l’Espiègle, DomJuan veut multiplier les tromperies, les farces. Molière, en atténuant ce traitdu personnage, en a quand même conservé quelque chose.

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a. La fausse promesse de mariageC’est la forme de burla dont le Don Juan de Tirso use à l’égard des rotu-

rières, Thisbé et Aminte. Thisbé s’y laisse prendre, malgré son incrédulitépremière. Aminte est lente à se laisser convaincre, mais elle ne laisse pasd’être éblouie par les promesses du burlador. Le Dom Juan de Molière useencore du procédé (on le voit dans la scène avec Charlotte), mais il l’étendaux aristocrates. C’est ainsi qu’Elvire a été prise au piège, comme une vul-gaire paysanne. Il y a, à cet égard, chez le personnage de Molière, une cer-taine indistinction, bien mise en valeur par Sganarelle dans la scène pre-mière :

« Un mariage ne lui coûte rien à contracter ; il ne se sert point d’autrespièges pour attraper les belles, et c’est un épouseur à toutes mains » (l. 64-66, p. 18).

b. La substitutionLe procédé consiste cette fois à se glisser à la place d’un autre homme, de

l’amant. C’est ce qui se passe, chez Tirso, dans l’épisode d’Isabella (où le bur-lador parvient à ses fins) et dans l’épisode d’Anna (où il échoue). Il y aquelque chose d’élémentaire, et par là de choquant, dans ce procédé grossierauquel Molière a renoncé comme si la finesse de son goût reculait devantquelque chose qu’on pourrait trouver dans les fabliaux du Moyen-Âge.

c. La burla généraliséeLe Don Juan de Tirso ne trompe pas seulement les femmes, il trompe

aussi les hommes. Il suffit de voir comment il en use avec son ancien com-pagnon de débauches, le marquis de La Mota. Quand il lui emprunte sacape, ce n’est pas seulement pour tromper Anna, mais c’est pour le plaisirde le tromper, lui, et de lui faire leçon : a-t-on idée, quand on est débau-ché, de tomber amoureux et de vouloir se ranger ? Avec des procédés moinsrudimentaires, le Dom Juan de Molière a encore quelque chose du trom-peur universel. C’est bien une manière de burla qu’il exerce sur son pèreDom Louis quand, à l’acte V, il prend le masque du nouveau converti.

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3. Il reste tributaire d’un ordreC’est que Dom Juan, tout désinvolte, tout libertaire qu’il est, reste tri-

butaire d’un ordre. Il est un aristocrate, et fier de l’être. D’où les traits sui-vants, qui obligent à nuancer le modernisme du personnage.

a. Il compte sur son rang pour séduire. C’est surtout vrai pour la séduc-tion des paysannes, qui, comme Charlotte, sont sensibles à son habit cha-marré d’or. Mais imaginerait-on qu’Elvire eût quitté aussi facilement pourlui la clôture du couvent s’il n’eût été un aristocrate ?

b. Il use de ses privilèges pour agir impunément. Dans la pièce de Tirso,il sait que son père Don Diègue est le grand Chambrier, le juge de SaMajesté, et qu’il est protégé par lui. Dans la pièce de Molière, Don Louisest le premier à mettre l’accent sur ces facilités que son rang donne à DomJuan. Son hypocrisie ne sera pas seulement de la fausse dévotion ; elle consis-tera aussi à s’abriter derrière les conventions aristocratiques.

c. Le héros conserve le sens de l’honneur. On le voit quand il vole ausecours de Don Carlos attaqué par les brigands. Cet éclat de courage fas-cine dans un personnage qu’on pourrait considérer comme abâtardi. EtTirso, allant ici plus loin que Molière, a fait briller cet éclat de courage aumoment où Don Juan se rend à la contre-invitation de la Mort.

II. Le fantastiqueDepuis la fin du XVIIIe siècle, le goût du fantastique s’est répandu en

Europe. Théophile Gautier écrit lui-même des contes fantastiques. Il adonc été certainement sensible aux apparitions du mort dans Dom Juan, etc’est l’une des raisons pour lesquelles il juge la pièce « moderne ». L’effet desurprise, le frisson nouveau ne doivent pourtant pas faire oublier que c’estdu fond d’un lointain passé que viennent cette croyance et cette peur. Maisc’est aussi l’élément proprement mythique, donc le plus éternel.

1. Un effet de surprisea. Quand Dom Juan invite la statue du Commandeur à dîner, dans cette

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église sévillane où il s’est réfugié par hasard, il n’y a chez Tirso de Molinaaucun effet fantastique, aucune réaction du mort. La seule menace qui restesuspendue est celle de l’inscription qui a été gravée sur le tombeau parl’ordre du roi : « C’est ici qu’attend du Seigneur le chevalier le plus loyall’instant de se venger d’un traître ». Au contraire, dès cette première ren-contre, Molière a ménagé l’effet fantastique : à deux reprises la Statue baissela tête quand Sganarelle puis Dom Juan lancent l’invitation. Il n’y manquemême pas ce doute qui, selon Tzvetan Todorov dans son Introduction à lalittérature fantastique (éd. du Seuil, coll. « Poétique », 1971), est essentiel aufantastique : le spectateur l’éprouve en même temps que Dom Juan.

b. Pour la scène de l’invitation, les deux auteurs ont ménagé le même effetde surprise. Et le spectateur ne peut plus douter. En effet, la Statue de pierrepénètre dans le lieu où Dom Juan est en train de souper. Les coups annon-ciateurs de son entrée font déjà passer le frisson de la crainte. Le valet apporteun premier témoignage. Puis la Statue paraît. Elle ne fait que passer, ne pou-vant s’attarder dans un lieu trop humain, trop frivole, qui ne lui convient pas.

c. La scène de la contre-invitation est assez différente dans les deuxpièces. Chez Tirso, Don Juan se rend volontairement à l’invitation dumort : il sait donc à quoi il doit s’attendre même si ce qu’il découvre et cequi l’atteint est de plus en plus surprenant. Chez Molière, la main du mortvient saisir par surprise un Dom Juan qui avait oublié. Mais le spectateursait bien que c’est le destin qui vient le rechercher, comme le vieillard vientrechercher Hernani à la fin du drame de Victor Hugo.

2. Une croyance ancestraleParadoxalement, cet effet fantastique moderne repose sur une croyance

ancienne, on serait même tenté de dire « archaïque ». Le mort saisit le vif.Or, cette peur des morts que Dom Juan, héros moderne, n’éprouve pas, levalet, lui, l’éprouve parce qu’il est beaucoup plus tributaire des terreurs tra-ditionnelles de l’homme du peuple. On pourrait même être tenté de mettrela Statue de pierre sur le même plan que les superstitions les plus ridiculesde Sganarelle : le loup-garou ou le Moine bourru.

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À décomposer cette crainte traditionnelle, on s’aperçoit qu’elle réunitdifférents éléments :

– la peur de la mort,– la peur de la pierre,– la peur de l’âme qui erre en peine parce qu’elle n’a pas atteint le para-

dis des bienheureux. Ce dernier point est beaucoup plus explicite dans lapièce de Tirso que dans celle de Molière. La Statue a même une véritableconversation avec Don Juan à ce sujet.

3. Un élément mythiqueÀ l’égard du mort, Dom Juan a commis une faute : il s’est moqué de lui.

C’est la limite du rire donjuanesque, comme le montrera très bien l’opérade Mozart sur un livret de Lorenzo da Ponte, Don Giovanni (1787). Cettemoquerie est particulièrement sensible dans la pièce de Tirso, où le burla-dor prend la statue par la barbe et feint de menacer de débattre le cartel avecelle. Chez Molière, la plaisanterie est moins grossière mais il s’y ajoute unfroid mépris qui est une faute supplémentaire : Dom Juan délègueSganarelle vers la Statue pour lui lancer l’invitation qu’il croit plaisante,comme il a délégué Sganarelle vers Elvire dans la scène 3 de l’acte I. Àl’acte IV, il essaie d’en user avec le mort comme avec les précédents fâcheuxqui se sont présentés sur son chemin, en particulier M. Dimanche.

Ce qui est essentiel dans le mythe de Don Juan, et ce qui conserve uneforce éternelle, c’est ce tabou du mort. Or le dernier geste de Don Juan estde donner la main à la Statue de pierre. Le Don Juan de Tirso le fait parcrânerie (« Que dis-tu ? Moi ! Peur ? »). Celui de Molière le fait pour éprou-ver le surnaturel qui vient le relancer : il veut toucher la Statue comme il avoulu atteindre l’allégorie du Temps avec son épée pour vérifier, dans lesdeux cas, l’inexistence du surnaturel.

C’est en cela sans doute que le Dom Juan de Molière est plus« moderne » que celui de Tirso de Molina. Le Don Juan de Tirso avait lesréflexes élémentaires de l’homme d’honneur. Celui de Molière a les réac-tions d’un intellectuel qui se veut libre penseur.

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III. Esthétique poétique et dramatiqueThéophile Gautier appartient à la génération qui a vécu sur la « Préface »

de Cromwell (1827), véritable credo artistique des Modernes. Hugo a prônéla libération à l’égard des règles. Il a parlé de « disloquer ce grand niaisd’alexandrin ». Il a recommandé le mélange du sublime et du grotesque.

1. La libération à l’égard des règlesLe modèle, pour les Modernes, – et jusqu’à aujourd’hui –, c’est

Shakespeare. Les dramaturges espagnols du Siècle d’or ont été moinsconnus d’eux, et il est plus rare qu’on les ait donnés en leçons. Un Lope deVega n’ignorait pas les règles dites « d’Aristote ». Pourtant la comedia espa-gnole du Siècle d’or est beaucoup plus libre, plus « baroque » (au sens d’ir-régulier) que le théâtre français à l’époque de Louis XIV.

L’Abuseur de Séville est divisé en trois « journées ». Le mot n’a aucunevaleur temporelle. C’est une certaine succession d’épisodes qui ne corres-pond même pas à un acte puisqu’on change constamment de lieu à l’inté-rieur d’une « journée » (un acte qui n’a pas de limite temporelle, et peutmême durer bien plus de vingt-quatre heures).

Molière connaît, lui, un tout autre état du théâtre. Même dans DomJuan, il utilise la scène dite « à l’italienne ». Du moins ne s’interdit-il pas dechanger de décor pour chaque acte. Il semble même que, pour l’acte III, ilait utilisé deux décors successifs : une forêt à proximité du mausolée où setrouve le tombeau du Commandeur et l’intérieur de ce mausolée.Davantage resserrée dans le temps, l’action excède pourtant les vingt-quatreheures traditionnelles. La véritable unité est, là encore, l’unité d’action ouplutôt ce qu’on pourrait appeler l’unité du personnage : Dom Juan est pré-sent dans vingt-cinq scènes sur vingt-sept. Il est vrai que Sganarelle est plusprésent encore, puisqu’on le trouve dans toutes les scènes, sauf la premièrede l’acte II (ce qui accentue le fait que l’épisode paysan crée une manière dediversion). Le Dom Juan de Molière marque donc, indiscutablement, unevictoire sur les conventions.

2. La libération à l’égard du versHugo a écrit ses premiers drames en vers, mais en maniant l’alexandrin

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avec une liberté toute nouvelle. Pourtant, le drame romantique a évoluévers la prose, le plus bel exemple étant sans doute le Lorenzaccio de Musset.

a. La comedia espagnole était en vers, mais en vers courts. Sur ce point,Tirso de Molina n’a nullement innové. Il a coulé L’Abuseur de Séville dansun moule parfaitement traditionnel, qui correspond à une autre traditionque la nôtre.

b. Ce qui est surprenant, ce n’est pas qu’une comédie de Molière puisse êtreen prose – il y en a d’autres exemples –, c’est qu’elle soit, comme Dom Juan,en cinq actes et en prose : une comédie noble, en quelque sorte, ambitieuse entout cas, qui se contente d’une forme vulgaire. La prose confère pourtant à lapièce une vigueur et une liberté qui ont bien de quoi séduire les Modernes :qu’on songe au portrait de Dom Juan par Sganarelle, dans l’exposition (I, 1),ou aux grandes scènes de débat entre maître et serviteur. C’est une autre formede rhétorique qui est à l’œuvre jusqu’au moment où cette rhétorique se cassele nez (III, 1) et où elle entre en délire (la « fatrasie » de Sganarelle, V, 2).

c. Molière n’aurait-il pas eu le temps de mettre sa pièce en vers, commeon l’a parfois prétendu ? Il y a parfois comme une nostalgie du vers (lesalexandrins blancs dans les remontrances de Don Louis, à l’acte IV). Maisune mise en vers comme celle de Thomas Corneille s’est révélée une véri-table trahison. C’est en retrouvant l’original en prose que Gautier et sescontemporains ont eu l’impression d’être en face d’une œuvre moderne.

3. Le mélange des tonsa. On a pu être étonné du langage « cultiste » (orné, précieux) de Thisbé

dans la comedia de Tirso de Molina. Théophile Gautier aurait pu y être sen-sible en tant que théoricien de l’art pour l’art. Mais c’est un effet de théâtrequ’a recherché avant tout le dramaturge espagnol en plaçant dans la bouched’une simple pêcheuse un langage emprunté qui ne lui convient pas. Lachose est d’autant plus piquante que, lorsque les seigneurs se trouvent entreeux (Don Juan Tenorio et le marquis de La Mota), ils usent d’un langagebeaucoup plus cru, qui ne va pourtant pas sans quelques détours.

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b. Molière a au contraire choisi de faire parler les paysans en paysans.D’où, là encore, la division de l’acte II, qui a été pour lui aussi un exercicede style. Sganarelle, quoique sans doute campagnard d’origine, ne parle pasce langage. Il s’est policé au contact du maître.

c. Inversement, les dramaturges n’ont pas hésité à placer des grands mor-ceaux, en haut style : le récit de l’ambassade à Lisbonne dans L’Abuseur deSéville, les scènes avec Don Carlos dans le Dom Juan de Molière. Lecomique naîtra précisément de ce contraste où un Moderne commeGautier trouvera l’alliance du sublime et du grotesque prônée par Hugo.

ConclusionLe sujet de Dom Juan était moderne : il ne remonterait pas plus loin que

1630 et la pièce de Tirso de Molina. Si le dramaturge espagnol avait repré-senté un personnage d’un siècle antérieur comme un jeune noble dépravéde son temps, Molière a coupé court avec toute référence historique, et il amis en scène le seigneur libertin tel qu’il pouvait le connaître. Moderne deson temps, ce personnage pouvait paraître encore moderne à ThéophileGautier, au XIXe siècle, comme s’il y avait en lui du romantisme avant lalettre. Le surnaturel, issu lui aussi du fond des âges, prenait des allures defantastique moderne. Libérée du vers, la comédie de Molière évoluait versle drame tel que le voudra Hugo.

On comprend donc que Gautier ait jugé Dom Juan « moderne ». À cer-tains égards, L’Abuseur de Séville l’était déjà, mais d’un modernisme para-doxal qui prenait sa source dans un certain archaïsme. Molière est allé au-delà de cet archaïsme.

Pour cette raison, Dom Juan est une pièce ouverte, qui a pu être adaptéeau gré du temps, et qui peut paraître encore aujourd’hui actuelle. Elle doitune partie de cette actualité au mythe de Don Juan, qu’elle a contribué àcréer au même titre que l’œuvre fondatrice, mais encore plus pour desFrançais.

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Lectures complémentairesLe livre de Jacques Guicharnaud restant la référence majeure, nous indi-

quons ici d’autres livres importants qui seront sollicités au cours des pré-sentations suivantes :

– Paul Bénichou, Morales du Grand Siècle, Gallimard, 1948, rééd. IdéesGallimard, 1970.

– René Bray, La Formation de la doctrine classique, Nizet, 1951.– Michel Serres, Hermès I. – La Communication, éd. de Minuit, coll.

« Critique », 1968 (p. 233 et suivantes : « Apparitions d’Hermès : DomJuan »).

– Giovanni Dotoli, Le Jeu de Dom Juan, Schena/PUPS, 2004.

Il sera utile de consulter une grande histoire de la littérature française auXVIIe siècle, à commencer par l’importante série de volumes d’AntoineAdam, Domat, 1948-1956 ; excellente synthèse dans le Précis de littératurefrançaise du XVIIe siècle dirigé par Jean Mesnard, Presses universitaires deFrance, 1990.

Pour d’autres lectures, nous conseillons l’anthologie qui suit l’étude dansle livre de Jean Rousset (Le Mythe de Don Juan, Armand Colin, 1978). Plusque l’adaptation en vers de Thomas Corneille, qui reste une curiosité, cer-tains textes parfois brefs alimenteront utilement la réflexion : Alfred deMusset, Namouna ; Charles Baudelaire, « Don Juan aux Enfers », dans LesFleurs du mal ; les pages d’Albert Camus sur le donjuanisme dans Le Mythede Sisyphe et, trop peu connu, l’admirable poème d’André Frédérique(1915-1957), intitulé « Don Juan », catalogue de conquêtes qui s’achèvepar :

« Mais c’est toi que j’aime,ô la suivante. »On trouvera ce texte d’un écrivain trop rare dans le dossier spécial

« André Frédérique » de Poésie I, Le magazine de la poésie, éd. du Cherche-Midi, n° 32, décembre 2002, p. 62-64.

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POUR COMPRENDRE : quelques réponses,quelques commentaires

Étape 1 [Vue d’ensemble de la comédie, p. 140-141]1 La pratique du double titre est fréquente au XVIIe siècle. Le Don Juan

espagnol ne déroge pas à la règle, puisque dans le recueil de 1630, la come-dia de Tirso de Molina était intitulée El Burlador de Sevilla, y combidado depietra (ce qu’on peut traduire par : « L’Abuseur de Séville et le Convive depierre »). Le mot final étant écrit ici avec une minuscule, il s’agit bien dumatériau, et le convive de pierre est la statue.

Mais la tradition italienne, mieux connue de Molière que la tradition espa-gnole, a donné le nom de Pierre (Pietro) au Commandeur. Molière la suitdans le second titre, orthographié Le Festin de Pierre. Rien pourtant dans letexte de la comédie de 1665 ne vient confirmer qu’il donne le nom de DonPierre au Commandeur défunt. Il n’est même pas nécessaire de supposer unecharge symbolique quelconque (Don Pierre et saint Pierre). On sait en outreque Molière n’a pu publier lui-même le texte de sa comédie.

11 La comparaison entre Dom Juan et Valmont est complexe. On ren-verra ici à l’entrée « Valmont » dans le Dictionnaire de Don Juan (RobertLaffont, Bouquins, 1999, p. 986-990). Comme l’explique Marie-LuceColatrella, auteur de cet article, Laclos n’a connu que l’adaptation deThomas Corneille et ne s’y réfère jamais explicitement. Et Jean Rousset,dans son livre sur Le Mythe de Don Juan, a insisté sur le fait qu’il n’y a pas,dans Les Liaisons dangereuses, de rencontre avec la statue de pierre. SiValmont multiplie les conquêtes féminines, s’il tire du plaisir de l’infidélité,s’il met en place une stratégie de la conquête comme Dom Juan, le nouvelAlexandre, il fait preuve de plus de prudence. Il compte sur la lenteur,comme Dom Juan (acte I, scène 2), mais il n’use pas des fausses promessesde mariage et il n’est pas, comme son prédécesseur, un être de fuite.Libertin, il use comme Dom Juan de la conversion comme dernier recours

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(lettre CXX dans Les Liaisons dangereuses). Valmont est tué en duel par lejeune chevalier Danceny, qui n’est ni un envoyé du Ciel ni un émissaire del’enfer. Comme l’écrit encore Marie-Luce Colatrella, « l’univers de Valmontn’a pas de profondeur infernale ou céleste, et la scène où il évolue se limiteau monde ».

Étape 2 [Ouverture et exposition, p. 142-143]6 Non seulement l’entrée en scène de Dom Juan est retardée, mais

encore son nom n’est introduit qu’après un certain temps. Sganarelle acommencé par parler du tabac au lieu de parler explicitement de lui. Puisil l’a désigné comme « mon maître », appellation reprise par Gusman danssa réplique. C’est pourtant Gusman qui est le premier à prononcer le nomredoutable. Deux questions successives mettent en valeur à la fin « DomJuan » et « Done Elvire », les deux « époux » unis hier, aujourd’hui distants :« Quoi ! ce départ si peu prévu serait une infidélité de Dom Juan ? Il pour-rait faire cette injure aux chastes feux de Done Elvire ? » (l. 29-31, p. 16).Le conditionnel exprime une vérité longtemps refusée qu’il faut enfin serésigner à admettre, si scandaleuse soit-elle.

– Le séducteurLa première antithèse est celle du froid et du chaud : si Elvire a été tou-

chée « trop fortement » (c’est-à-dire très fortement) par la « passion », DomJuan semble avoir manifesté « quelque froideur » en la fuyant. La méta-phore n’appartient pas au vocabulaire fruste de Sganarelle, mais au langagede Gusman qui, comme l’a fait observer Jacques Guicharnaud, « parlecomme un héros de roman précieux », étant « le reflet inconscient de sesmaîtres, sans coïncider avec eux ». En réalité, Dom Juan passe d’un brusqueembrasement à une froideur qui n’est pas moins brutale. La séduction don-juanesque est dans cette mobilité, dans ce passage très rapide du chaud aufroid.

– Homme de qualité ou homme sans qualités ?Le rang de Dom Juan, sa naissance devraient le tenir au-dessus de toute

bassesse. À l’idéal de l’« honnête homme » succède celui de l’« homme de

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qualité », et on pourrait penser que l’une (la qualité, c’est-à-dire la nais-sance) ne va pas sans l’autre (l’honnêteté, c’est-à-dire l’élégance de laconduite). C’est sur cette adéquation que Sganarelle semble avoir les plusgrands doutes. La notion de qualité, devenue ambiguë, se trouve mise enquestion. Il faut suivre ici l’enchaînement du dialogue, qui est remarquable(p. 16-17) :

SGANARELLE. – Non, c’est qu’il est jeune encore, et qu’il n’a pas lecourage…

GUSMAN. – Un homme de sa qualité ferait une action si lâche ?SGANARELLE. – Eh oui, sa qualité ! la raison en est belle, et c’est par là

qu’il s’empêcherait des choses.Sganarelle est interrompu sur le mot « courage », qui est lui-même

ambigu (bravoure/cœur). Gusman, qui prend les mots au pied de la lettreau lieu de raffiner sur leur signification, établit immédiatement l’équation« qualité = courage », et fonde sur elle son étonnement. Sganarelle, aucontraire, ne considère pas cette qualité comme une garantie suffisante.Qualité, pour lui, n’égale rien, et surtout pas cette honnêteté au nom delaquelle il parlait si volontiers dans son éloge du tabac.

– L’épouseurAutre garantie, pour le bon Gusman : « les saints nœuds du mariage ».

Donc, ni une qualité native, ni une assurance donnée par la société, maisune institution religieuse qui associe l’échange des consentements et lesacrement. Or, Dom Juan n’est ni l’homme de l’échange, ni celui du res-pect du sacré (ce que montrera par la suite sa conduite à l’égard du mort).Cette définition négative de Dom Juan n’est pas encore explicite, elle selaisse deviner. Dom Juan laisse croire à chacune de ses victimes qu’ill’épouse. Elvire l’a cru, comme les autres, mais elle n’est pas plus l’épouseque les autres (Don Carlos s’en rendra compte puisqu’il demandera à DomJuan dans la scène 3 de l’acte V de le « voir publiquement confirmer à (sa)sœur le nom de (sa) femme » (p. 130). Le dialogue s’arrête sur une pause,il est suspendu sur un mystère : « Eh ! mon pauvre Gusman, mon ami, tune sais pas encore, crois-moi, quel homme est Dom Juan ». Il y a quelquecondescendance dans cette réplique. Comme le note Jacques Guicharnaud,

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« emporté contre son gré dans l’aventure donjuanesque, Sganarelle s’ennourrit pour se gonfler, pour se bâtir une supériorité ». Il n’est plus ques-tion d’« honnête homme », ni d’« homme de qualité », mais d’« homme »,tout simplement, un homme qui est un sujet d’étonnement et de scandalecomme l’est l’homme pour Pascal, qui devrait être ange par sa qualité et quiest peut-être plutôt bête par sa conduite. Ou l’homme sans qualités – dansun autre sens que celui du grand roman de Robert Musil.

10 Le livre de Michel Serres, philosophe contemporain, membre del’Académie française, s’intitule Hermès I. – La Communication. Il a paru auxéditions de Minuit en 1968. Il s’achève sur une conclusion « Apparitiond’Hermès : Dom Juan », qui est une remarquable analyse de la comédie deMolière à partir de l’éloge du tabac fait par Sganarelle dans la premièrescène.

Michel Serres (p. 234-235) montre la symétrie entre la vaine demandefinale de Sganarelle « Mes gages ! mes gages ! » et l’éloge du tabac au lever derideau. « Dès l’ouverture, écrit-il, la loi qui va dominer la comédie, loitransgressée pour partie au bilan final, loi bafouée en toute péripétie, estprescrite sur un modèle réduit. Comment devenir vertueux, honnêtehomme ? Par l’offrande avant le souhait, par le don qui anticipe lademande, par l’acceptation et le retour. » Celui qui méprise le tabac,comme Dom Juan, n’a pas le sens de l’échange, de la réciprocité. C’est unesorte de tare, de vice fondamental, dont Michel Serres étudie les consé-quences en analysant « les trois conduites de Dom Juan, vis-à-vis desfemmes, du discours, de l’argent ».

Sa conduite à l’égard des femmes prouve qu’il n’a pas le sens de l’autre.Le discours, pour lui, tourne au monologue ou à la parade. Il élude sesdettes, tant à l’égard de son créancier, M. Dimanche, qu’à l’égard de sonemployé, Sganarelle.

Étape 3 [Dom Juan, homme-théâtre, p. 144-145]2 Il sera intéressant d’étudier dans l’ensemble de l’acte I, et particulière-

ment dans les scènes 2 et 3, l’alternance des répliques plus ou moins serréesdans le dialogue et l’insertion de tirades avantageuses pour Dom Juan, et

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qu’il arrive même à Sganarelle de croire avantageuses pour lui-même. Ontrouvera une bonne analyse à ce sujet dans le livre de Jacques Schérer (Surle Dom Juan de Molière, SEDES, 1967, p. 65-67). Il note que « la premièrescène de la pièce commence par une tirade de Sganarelle sur le tabac et setermine par une tirade du même Sganarelle sur son maître. La deuxièmescène compte une longue tirade de Dom Juan sur les plaisirs des change-ments amoureux, une tirade de Sganarelle (le bien-pensant !) contre leslibertins, une tirade de Dom Juan sur la fiancée qu’il convoite (annonce dece qui se passera entre l’acte I et l’acte II et que Molière nous donne pourune grande part à imaginer). À la scène 3, nous écoutons deux tiradesd’Elvire ; Dom Juan lui répond sous la même forme ». Les schémas sont lessuivants :

– acte I, scène 1 : tirade 1/dialogue/tirade 2 (avec un effet de contrasteentre les deux tirades) ;

– acte I, scène 2 : dialogue/tirade de Dom Juan (le conquérant)/dia-logue/tirade de Sganarelle contre les libertins (jeu de la simulation) dia-logue/tirade de Dom Juan (célébration des charmes de la jeunefiancée)/dialogue ;

– acte I, scène 3 : dialogue/tirade d’Elvire (les soupçons)/dialogue/tirade 2 d’Elvire (comment Dom Juan devrait répondre)/tirade en réponsede Dom Juan (jeu de la simulation, tout en se présentant comme incapablede dissimuler)/dialogue/brève tirade d’Elvire (le courroux éclate)/fin dudialogue.

10 Il s’agit ici d’un exercice d’imagination, non d’une question à laquelleon puisse répondre. Voici du moins quelques pistes :

– La stupéfaction d’un naïf : car ce dernier mot traduit assez bien l’ex-pression utilisée par Dom Juan dès le début de la scène 2, le « bon Gusmande Done Elvire ». Cette stupéfaction exclut-elle une certaine admirationdevant le panache de Dom Juan (la tirade du conquérant) ? Une telle ques-tion a sa place dans le débat.

– La dénonciation d’un scandale : le monde des valeurs morales et socialesdans lequel se place Gusman n’a rien à voir avec le monde bouleversé parle défi permanent de Dom Juan. Mais en même temps le défi de Dom Juan

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n’a peut-être de sens que dans un tel monde : nouvelle question à introduiredans le débat.

– La volonté de voler au secours d’une grande dame bafouée : Gusman n’estpas un valet comme Sganarelle, il est un « écuyer ». On peut donc imaginerque, dans la scène 3 (s’il y assistait), non content de se ranger du côté de samaîtresse, il serait déjà prêt à assumer la vengeance dont elle menace DomJuan (on peut penser au rôle de Don Ottavio, le cavalier servant de DonnaAnna dans le Don Giovanni de Mozart).

Étape 4 [L’idylle troublée, p. 146-147]1 La densité de l’acte II pourrait amener à mettre en valeur la virtuosité

de Molière dans l’agencement de sa comédie. Ce que René Bray a appeléune « série de sketches » se trouve uni par un système habile de correspon-dances, permettant donc que tout soit lié à un ensemble.

Sketch, par exemple, la description de l’habit de Dom Juan. Ce vêtementsomptueux est soumis à trois regards : celui de Pierrot (l’étonnement), celuide Charlotte (l’envie, et déjà le désir), celui de l’auteur (la satire). Commel’a fait observer J. Guicharnaud, « l’auteur se sert de la naïveté de son per-sonnage (Pierrot ou Charlotte) pour présenter chaque pièce du vêtementsous un jour insolite et ridicule ». C’est la technique qu’utiliseraMontesquieu pour décrire les habits des Persans dans les Lettres persanes.

Le système des correspondances est déjà engagé : sous couvert des paysans,Molière dénonce l’excès de complication de l’habit du seigneur commeDom Juan lui-même dénoncera l’excès d’emphase dans le mausolée duCommandeur (acte III, scène 4). Autres correspondances : le couplePierrot/Charlotte et le couple des fiancés (voir la question 4), ou encoreCharlotte/Pierrot comme couple inversé du couple Dom Juan/Elvire (leplaignant est ici l’homme).

L’ensemble : comme l’a fait observer J. Guicharnaud, « une des fonc-tions de ce deuxième acte est de dégonfler, au moins partiellement, unpersonnage dont la grande allure, la séduction et les victoires au cours dupremier acte risquaient de le faire échapper au jugement comique ». Il y aaussi continuité dans l’agencement dramatique : J. Guicharnaud faitobserver très justement (p. 238) que Mathurine est l’obstacle qui naît du

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donjuanisme même, ou de la conduite donjuanesque avec ses effets d’ac-cumulation.

11 – Artifices du langage dramatique : Molière crée une langue paysannede composition, fondée sur le principe de la déformation (il sera facile dele montrer en prélevant quelques exemples comme « éplinque » (épingle),« pisque » (puisque), « s’esquiant » (s’étaient). Savoureux, ce « patois » peutgêner le lecteur ou le spectateur moderne. Sur cette question, voir le déve-loppement sur « La langue du peuple » (p. 178-183) dans l’ouvrage cité deGiovanni Dotoli, Le Jeu de Dom Juan.

– Artifices de la composition dramatique : le « ballet » Charlotte-Mathurine autour de Dom Juan aboutit à des effets de symétrie quiauraient quelque chose de raide si Sganarelle ne venait troubler le jeu(scène 4).

– Artifices des péripéties : la barque renversée au début de l’acte, la pour-suite des hommes à cheval dont La Ramée avertit Dom Juan à la fin del’acte. C’est l’intrusion du romanesque dans l’action dramatique et, à cetégard, le deuxième acte est le moins sobre de la pièce.

13 Une précaution tout d’abord : la cruauté, au sens qu’Antonin Artauddonne à ce terme (les « lettres sur la cruauté » dans Le Théâtre et son Double,Gallimard, 1938), ne peut trouver ici qu’un équivalent approché : les forcessecrètes qui sont à l’œuvre dans le monde et qui pèsent sur l’homme seréduisent à des circonstances extérieures (la secousse qui a renversé labarque, la troupe d’hommes à cheval). Mais on se rend bien compte que,déjà, Dom Juan est un homme menacé, traqué, soumis à un destin qu’il nieobstinément.

Dom Juan s’amuse avec les deux paysannes comme un chat avec des sou-ris. Avant de les dévorer (du moins le désire-t-il, mais il ne pourra aller jus-qu’au bout de son entreprise), il joue de leur naïveté, de leur coquetterie,de leur vanité, de leur jalousie.

Mais cette jalousie même est l’indice d’une possible cruauté en Charlotte eten Mathurine. Chacune est prête à dévorer l’autre : reproche de Mathurine àCharlotte, sens de la priorité chez celle-ci, pugilat verbal (scène 4).

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Étape 5 [L’ombre du Quémandeur, p. 148-149]1 La clef d’interprétation de Dom Juan fournie par Michel Serres peut

orienter un commentaire de cette scène brève, mais essentielle.1) Cette scène du Pauvre est bien fondée sur la loi de l’échange :– Le Pauvre donne quelque chose : le renseignement sur le chemin,

assorti de l’avertissement : « Je vous donne avis ». Cela semble appeler unecontrepartie : une aumône, un louis d’or, que Dom Juan tarde à donner,parce que cet avis du Pauvre lui semble intéressé.

– Selon le Pauvre, cette aumône aura elle-même une contrepartie :« toute sorte de biens » que le Ciel donnera en retour au généreux donateur.

– Puisque le Pauvre donne sa prière au Ciel, il devrait recevoir quelquechose. Or, Dom Juan démontre que le Ciel ne donne rien à celui qui prie,ni habit, ni argent, pas même un morceau de pain.

– Dom Juan finit par donner un louis d’or. Mais il ne voudrait pas quece don fût considéré comme un don du Ciel. C’est pourquoi il imposed’abord une contrepartie – un juron, c’est-à-dire un blasphème, un renie-ment du Ciel –, ensuite une interprétation : « pour l’amour de l’humanité »,et non pour l’amour de Dieu.

2) Michel Serres ne fournit pas tous les points du schéma précédent,mais il insiste sur les points suivants :

– L’aumône, c’est en principe le don sans contrepartie (de même offre-t-on du tabac à celui qui en est démuni, sans exigence de retour). Le dona-teur donne l’aumône sans avoir l’assurance de recevoir en retour toute sortede biens, comme le laisse ici espérer le Pauvre.

– Ou plutôt, s’il y a contrepartie de l’aumône, elle rompt avec la loi dudon : ce n’est pas bien matériel contre bien matériel, mais bien spirituelcontre bien matériel, ou, mieux, c’est prière, et par là espoir d’un bien spi-rituel.

– Dom Juan demeure au croisement : il demande une contrepartie, maiselle n’est pas du même ordre : « Voici un louis, donne-moi un mot (lejuron), et tout à l’heure, voici un louis pour l’amour de l’humanité. »

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Étape 6 [La provocation inutile, p. 150-151]

Le développement ci-dessous répond à l’ensemble des questions de la rubrique« Lire ».

Dom Juan est l’homme de la négation plus que l’homme de l’affirma-tion. Sa conduite devant la statue du Commandeur en témoigne. Elle estdans le droit fil de celle qui a été la sienne depuis le début de la comédie etsingulièrement depuis le début de cet acte.

Sganarelle pressent que la Statue a quelque chose d’inquiétant, qu’ellel’est comme le Moine bourru. C’est la statue d’un homme mort, et mêmed’un homme tué par Dom Juan (mais, contrairement à la comedia de Tirso,contrairement à l’opéra de Mozart, le Commandeur n’a de lien de parentéavec aucun des personnages de la pièce ; il n’y a pas ici l’équivalent d’Anna).

Dom Juan s’amuse à penser que cette statue puisse avoir les réactionsd’un être vivant (« c’est une visite dont je veux lui faire civilité, et qu’il doitrecevoir de bonne grâce, s’il est galant homme »). En fait, bien sûr, il n’encroit rien : d’où l’invitation à souper, dont il charge Sganarelle, puis dont ilse charge lui-même. Elle est moquerie à l’égard du mort, elle veut aussi êtrela preuve de l’inexistence de toute vie, de toute survie dans cette effigie dumort. Économe de ses paroles, Dom Juan veut en quelque sorte prouvercette inexistence par de l’action.

A-t-il été ébranlé par les signes de la tête ? La première fois, il n’a peut-être rien vu, et il s’emporte contre son superstitieux, son couard de valet. Laseconde fois, il a sans doute vu, mais il s’entête à ne rien voir. Dom Juan estde ceux qui sont capables de regarder sans vouloir voir. Son silence est plusremarquable que jamais à la fin de cet acte. Ce n’est pas un silence d’indif-férence. C’est l’obstination du libertin actif dans la négation.

Étape 7 [La galerie des fâcheux, p. 152-153]1 L’acte IV correspond à un nouveau départ dans Dom Juan. La « série »

est redévidée, et elle devient « galerie des fâcheux ». C’était, on le sait, letitre d’une comédie de Molière. Comme l’a fait observer JacquesGuicharnaud (p. 279), « la structure de l’acte, sous forme de sketches sépa-rés, inattendus, correspond au surgissement inattendu d’un passé oublié

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par Dom Juan ». À partir de là, la tactique de Dom Juan « consiste pure-ment à effacer délibérément ce qui se présente ». Il faut ajouter : mais il estloin d’être sûr qu’il y parvienne !

2 Scène 1 : le passé est ici le passé immédiat, les deux signes de tête faitspar la Statue de pierre. Le fâcheux, c’est alors le souvenir du surnaturel, sou-venir que Sganarelle, autre fâcheux, veut rappeler, et qu’au contraire DomJuan veut abolir ou même nier.

3 Scène 2 : M. Dimanche (on observera qu’il porte un nom à connota-tion religieuse) représente l’obligation de Dom Juan à l’égard de la sociétémarchande. Mais le héros ne veut pas plus se soucier de ses dettes que desgages de son valet : il les efface de ses préoccupations, même s’il dit lecontraire pour garder les formes, et par habileté.

5 Scène 4 : Don Louis représente non seulement l’autorité paternelle (icibafouée), mais l’obligation de Dom Juan envers l’aristocratie. Comme l’ob-serve J. Guicharnaud (p. 283), Don Louis « dégage le sens de la vie de DomJuan, sur le plan humain, en insistant sur ce qu’elle n’est pas. Sur ce fondde très haute obligation se détache la silhouette noire de Dom Juan ». Lechangement de rythme est dû à l’immense tirade de Don Louis, véritablesermon auquel Dom Juan répond avec la brièveté de l’insolence la plus cou-pante. Est-ce à dire qu’il n’écoute pas, comme le suggère J. Guicharnaud ?Il est sans doute plus juste de dire qu’il entend sans vouloir entendre.

6 Scène 6 : Elvire vient de la part du Ciel, ou du moins elle se présentecomme telle. Se pose la question des transformations d’Elvire. Elle apparaîtà Dom Juan lui-même comme « bien changée ». On observera :

– qu’il y a une transformation antérieure à la scène ;– qu’un changement se produit en Elvire au cours même de la scène ;– que cette transformation est d’autant plus sensible qu’on assiste d’autre

part à un non-changement radical de Dom Juan. Tout au plus éprouverait-il en la voyant une titillation érotique nouvelle, parce que celle qui était saproie lui échappe désormais.

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11 Le souper est défini dans le dictionnaire de Littré (qui s’appuie surdes exemples classiques) comme le « repas ordinaire du soir ». Mais c’estplus particulièrement un repas délicat, aux mets choisis, entre intimes (« cespetits soupers délicieux » dont parle Diderot dans l’une des citations faitespar Littré). Inviter quelqu’un à souper est alors lui faire une faveur : c’estdonc l’une de ces « grandes civilités » que Dom Juan fait à M. Dimanche –lequel ne veut pas y croire, est plutôt gêné par cela et finit par couper court,car il aimerait mieux récupérer son argent que d’être compté par Dom Juanau nombre de ses amis.

Cette réplique de la scène 3 (« Oh çà, Monsieur Dimanche, sans façon,voulez-vous souper avec moi ? », l. 64-65, p. 105) est à mettre en relationavec la précédente invitation lancée à la Statue du Commandeur (acte III,scène 5, l. 74-75, p. 96 : « Le Seigneur Commandeur voudrait-il venir sou-per avec moi ? »). On se rend compte que, d’acte en acte, Dom Juan mèneun jeu pervers et subtil : se créer un réseau d’amis, ou prétendus tels (luiqui n’en a pas, et ne peut en avoir), donc dévaluer cette notion mêmed’amitié ; feindre d’abolir les frontières (entre les vivants et les morts, entreles aristocrates et les roturiers) tout en ayant un sens aigu de ces différences(c’est un trait de son cynisme) ; tout ramener à lui, en ramenant à sa tablequi serait un point de commandement.

Étape 8 [Invitation et contre-invitation, p. 154-155]3 Dom Juan a pris la vie du Commandeur. Malgré la grâce qu’il en a

reçue (cela signifie qu’il a été disculpé, qu’il a bénéficié d’un non-lieu), ladette n’est pas épuisée. C’est la loi du talion : non pas œil pour œil, dentpour dent, mais vie pour vie.

C’est à table que cette dette doit se régler. Il faut se rappeler que, dans lacomedia de Tirso de Molina, le festin devait être le lieu du cartel, c’est-à-direde l’impensable, de l’impossible duel avec la statue du Commandeur. Etdans l’opéra de Mozart, c’est au beau milieu du festin que Don Giovannipaiera sa créance. Or, dans la pièce de Molière, ce n’est pas au cours du sou-per que la dette se paie : à mort pour mort, il semble que le héros chercheà substituer précisément vie pour vie (du vin, des chansons). La dette sepaiera lors de la contre-invitation (V, 6), qui, chez Molière, n’est pas un fes-

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tin, mais bien plutôt un festin manqué, la Statue venant rappeler à DomJuan la contre-invitation qu’il lui a lancée.

Le système de l’invitation et de la contre-invitation, c’est le systèmemême de l’échange. Comme l’écrit Michel Serres, « dans l’échange des invi-tations à souper, dans l’aller et retour des visites, curieusement, tout lemonde est de bonne foi ». Mais la bonne foi n’est pas plus que la foi lacaractéristique de Dom Juan. Après avoir dit « Oui, j’irai » (IV, 8), il cher-chera à ruser avec cette règle suprême et ainsi, presque jusqu’au bout,l’échange donjuanesque n’est qu’un échange truqué.

10 Cette notion de potlatch, qu’il peut paraître incongru de faire inter-venir ici, contient deux éléments aisément repérables et déjà repérés dansDom Juan :

– le sens de l’échange que Sganarelle a prôné dès l’éloge initial du tabacet que Dom Juan n’a pas (voir plus haut la réponse à la question 10 del’étape 2) ;

– la substitution opérée par Dom Juan qui laisse miroiter trop à quel-qu’un qui, par son état (la mort) ou par son rang (la roture), ne peut accé-der au don offert : c’est de nouveau l’invitation à dîner (voir la réponse à laquestion 11 de l’étape 7). Le don offert a alors quelque chose de gênantpour celui qui devrait et ne peut pas en être le bénéficiaire.

Étape 9 [Dom Juan Tartuffe, p. 156-157]

Remarques sur la signification de l’épisodeCe n’est pas un « détour », comme l’a suggéré Jacques Guicharnaud, et il

n’est pas juste non plus de dire, comme ce même commentateur, que DomJuan « se déguise en dévot ». Il y a bien plutôt une logique dans la créationmoliéresque et dans la progression dramatique.

La première intention est sans doute une intention polémique, puisque lacréation de Dom Juan se situe en pleine bataille de Tartuffe. Molière a puexercer son regard critique aigu sur la conversion brutale du prince deConti, son ancien protecteur, sur des dévots ou faux dévots de la cour, etsurtout sur les associations de dévots comme la Compagnie du Saint-

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Sacrement. Mais il faut éviter de pousser à l’extrême cette intention polé-mique, plus circonstancielle que profonde, et vraisemblablement exagéréepar certains historiens de la littérature.

La deuxième raison est une raison dramatique. Dom Juan est acculé. C’est,comme l’écrit cette fois très justement J. Guicharnaud (voir p. 296 et sui-vantes), le « dernier recours d’un homme menacé par le monde au nom duCiel » et donc « un recours qui s’est, en quelque sorte, offert de lui-même ».Ce recours a été tardif parce que l’arsenal dont disposait Dom Juan était jus-qu’ici suffisant ; « mais maintenant, par la bouche des hommes et par le tru-chement d’un prodige, le divin s’est vraiment mis de la partie. Dom Juan abesoin d’une autre arme ». Donc « on apaisera les croyants en leur promet-tant de faire pénitence – et peut-être, du même coup, apaisera-t-on le Ciel ».

La troisième raison est d’ordre psychologique. Dom Juan éprouve un plai-sir pervers à faire l’hypocrite.

Étape 10 [Le triomphe du surnaturel, p. 158-159]9 Comme l’écrit Jacques Guicharnaud (p. 219), « le Ciel est ici arme de

destruction, non source de grâce ». On peut penser que peu de place estfaite à la grâce divine dans la comédie de Molière. Elle est représentée pour-tant d’une certaine manière par Elvire, ou du moins par l’un des visagesd’Elvire que Dom Juan n’a pas su voir. C’est que, comme le fait observerPaul Bénichou (Les Morales du Grand Siècle, p. 280), « Dom Juan court lemonde en défiant Dieu, qui n’a pas de prise sur son âme. À ce conflitouvert, il n’est pas d’autre solution que la foudre finale ».

La loi du talion trouve ici sa suprême illustration : Dom Juan, on le sait,ne rend pas ce que l’autre lui donne ; à une femme il demande la main, sanslui donner sa main par mariage. Et c’est pourquoi la Statue exige sa main,pour l’entraîner en enfer. Dom Juan suscite le feu de l’amour, et il joue aveclui ; il est repris par le feu de l’enfer.

10 « Ah ! mes gages ! mes gages ! » : cette parole de théâtre a fait scandale ;on a voulu parfois la supprimer, alors qu’elle est essentielle pour la compré-hension de la comédie. C’est, écrit Michel Serres, « le mot de la fin, commede juste, c’est la morale de l’histoire : rupture de contrat, reniement de

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parole, abus de confiance, foi surprise. Méchant homme, mauvais payeur, lemaître n’a point honoré sa promesse ». Et c’est là que le philosophe place sonanalyse de l’éloge initial du tabac, pour montrer la cohérence de la pièce.Sganarelle est la première et la dernière victime du refus donjuanesque del’échange ou, si l’on préfère, de la pratique donjuanesque du non-échange.

Quelques remarques supplémentaires à ce propos :– Le cri de Sganarelle se comprend mieux si l’on sait que les gages

n’étaient traditionnellement versés qu’au terme de l’engagement.– Si ce n’était que cela, on ne comprendrait pas que cette revendication,

apparemment banale, ait été supprimée. C’est qu’il existe un système derétribution générale, universel en quelque sorte. Et dans ce système, il n’y aqu’un insatisfait, c’est Sganarelle, parce qu’à certains égards son maître étaitson dieu.

– Les autres sont satisfaits, et Sganarelle en établit le catalogue : « Voilàpar sa mort un chacun satisfait : Ciel offensé, lois violées, filles séduites,familles déshonorées, parents outragés, femmes mises à mal, maris poussésà bout, tout le monde est content » (p. 137). Sganarelle est le seul exclu dela liste qu’il tient, le seul donc que laisse insatisfait la mort de Dom Juan.

12 Il peut paraître inadéquat de parler de « logique » alors qu’on est dansle domaine du surnaturel – du terrifiant plus que du merveilleux.

Pourtant le texte dramatique de Molière contient les indices d’un dérou-lement logique : « et » a valeur de « donc » dans l’avertissement du Spectre,au début de la scène 5 (p. 134) ; Dom Juan cherche une preuve, alors que,selon Sganarelle, les preuves abondent, et c’est comme si le héros, poussédans ses derniers retranchements, refusait l’évidence du « donc » (p. 135).

Dans la scène 6, la Statue va au bout des conséquences : conséquencede l’acceptation d’une invitation (Dom Juan est obligé d’en convenir etde répondre « oui ») ; conséquence de « l’endurcissement au péché » mal-gré les avertissements (« traîne » : entraîne une conséquence, p. 136). Lascène offre une mise en image d’une telle conséquence : l’abîme de feu.

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