littérature - sitaudis.fr, poésie contemporaine · 2013. 3. 25. · prestement les fesses tandis...

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Matin À 5 h 30 en 5 mn sur le Mékong, le jour se lève. Et par-dessus les toits, le temps de cette aube express, l’appel d’un invisible inconnu à la voix et aux rythmes de merle : tchi-ti-rui-tui, tchip- tchu-ruitt, psissitt. Suivi d’un moins habile aux accents chinois : heing heing heing. Les premières motocyclettes sur le boulevard, le pseudo-merle a déjà renoncé que s’éveille dans une maisonnette en contrebas un kah kah koh, kah kah kouh peut-être en cage. Puis c’est une bande de piafs, pschi pschi pschi pschiss, qui volette dans la cour de l’hôtel. Des collégiens, chemise blanche, short bleu, traversent à pied la vaste place du Wat Bottom. L’école doit commencer tôt. Ils avaleront avant une soupe de nouilles sur le trottoir. Wat = temple ; Bottom doit avoir un autre sens qu’en anglais. Les moines psalmodient avant l’aube, mais ne sont pas encore de sortie. Littérature Il faut bien se ménager une transition entre l’Europe sans parapets, contre ses finances, et l’Asie du sud-est hors de contrôle. J’ai emporté le livre récent de Patrick Deville, Kampuchéa (Seuil, 20 ), un tableau historico-romanesque plus fiable que le Guide du Routard. Deville est un écrivain voyageur. Cette fois, son périple lui fait remonter le Mékong depuis l’ex-Saigon et le delta non loin jusqu’au nord du Laos à 2000 km, puis traverser la cordillière Annamitique via le non mythique Diên Biên Phu jusqu’à Hanoï. Malgré son admiration pour le Malraux de La Voie royale aux descriptions fantasmatiques de la jungle, il ne s’attarde guère sur le pittoresque tropical. Son écriture, un brin journalistique, vise l’efficacité. Chaque étape lui est l’occasion d’évoquer un des moments de la colonisation française de l’Indochine à partir de 1860 : sans idéaliser les conquérants, qui vont de la brute au doux rêveur, mais avec une nos- talgie perceptible de cette période héroïque où l’aventure individuelle était encore de mise. La nostalgie est un sentiment littéraire en expan- sion dans une Europe sur le déclin. Deville trimballe avec lui les mémoires de ces découvreurs. Parmi la douzaine dont il re- trace l’action, le naturaliste Henri Mouhot qui, chassant le papillon, tombe en 1860 sur les ruines d’Angkor. Et le malin Auguste Pavie qui, ma- telot à Saigon puis télégraphiste au Cambodge, finira par tracer les frontières du Laos et inven- ter totalement ce pays, vers 1895. Cette compile habile par sa répartition géographique plutôt que chronologique est instructive, distrayante, mais ne fait pas l’intérêt du livre. Deville est venu au Cambodge en 2010-2011 alors que se déroulait à Phnom Penh le procès onusien de Douch, lequel dirigeait de 1975 à 1978 le camp de torture et d’extermination de Tuol Sleng à Phnom Penh. J’ai visité il y a deux ans ce lieu devenu un musée ; je reproduis la page d’Infolao. L’autogénocide d’un tiers de la population par le régime khmer rouge consti- tue l’arrière-plan du tableau de la colonisation. Non que la France soit responsable de cette horreur récente, mais parce que la barbarie, qui a sévi dans un pays redevenu paisible, est une de ces questions sans réponse qui mérite qu’on écrive. Deville interroge ses rencontres autoch- tones ou expatriées. Il n’en ressort aucun juge- ment, malgré le procès. À la fin du livre, Douch est condamné à 30 ans, mais Deville note également que Total va explorer les côtes cambodgiennes ; l’Américain Chevron Texaco également. On sait Total bail- leurs de fonds de la dictature militaire birmane, entre autres. De là à penser que si le passé du Cambodge a été rouge (sang), son avenir sera noir (d’or)… n° 1 9 nov. 2011 1 riel 0,00018 périodique créé à Phnom Penh par Jacques Demarcq

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Page 1: Littérature - Sitaudis.fr, poésie contemporaine · 2013. 3. 25. · prestement les fesses tandis que les belles voix des manipulateurs chantonnaient leur histoire. Celle d’un

MatinÀ 5 h 30 en 5 mn sur le Mékong, le jour se lève.Et par-dessus les toits, le temps de cette aubeexpress, l’appel d’un invisible inconnu à la voixet aux rythmes de merle : tchi-ti-rui-tui, tchip-tchu-ruitt, psissitt. Suivi d’un moins habile auxaccents chinois : heing heing heing.

Les premières motocyclettes sur le boulevard,le pseudo-merle a déjà renoncé que s’éveilledans une maisonnette en contrebas un kah kahkoh, kah kah kouh peut-être en cage. Puis c’estune bande de piafs, pschi pschi pschi pschiss, quivolette dans la cour de l’hôtel.

Des collégiens, chemise blanche, short bleu,traversent à pied la vaste place du Wat Bottom.L’école doit commencer tôt. Ils avaleront avantune soupe de nouilles sur le trottoir. Wat =temple ; Bottom doit avoir un autre sens qu’enanglais. Les moines psalmodient avant l’aube,mais ne sont pas encore de sortie.

LittératureIl faut bien se ménager une transition entrel’Europe sans parapets, contre ses finances, etl’Asie du sud-est hors de contrôle. J’ai emportéle livre récent de Patrick Deville, Kampuchéa(Seuil, 20 €), un tableau historico-romanesqueplus fiable que le Guide du Routard.

Deville est un écrivain voyageur. Cette fois,son périple lui fait remonter le Mékong depuisl’ex-Saigon et le delta non loin jusqu’au norddu Laos à 2000 km, puis traverser la cordillièreAnnamitique via le non mythique Diên BiênPhu jusqu’à Hanoï. Malgré son admiration pourle Malraux de La Voie royale aux descriptionsfantasmatiques de la jungle, il ne s’attarde guèresur le pittoresque tropical. Son écriture, un brinjournalistique, vise l’efficacité. Chaque étapelui est l’occasion d’évoquer un des moments dela colonisation française de l’Indochine à partir

de 1860 : sans idéaliser les conquérants, qui vontde la brute au doux rêveur, mais avec une nos-talgie perceptible de cette période héroïque oùl’aventure individuelle était encore de mise. Lanostalgie est un sentiment littéraire en expan-sion dans une Europe sur le déclin.

Deville trimballe avec lui les mémoires deces découvreurs. Parmi la douzaine dont il re-trace l’action, le naturaliste Henri Mouhot qui,chassant le papillon, tombe en 1860 sur les ruinesd’Angkor. Et le malin Auguste Pavie qui, ma-telot à Saigon puis télégraphiste au Cambodge,finira par tracer les frontières du Laos et inven-ter totalement ce pays, vers 1895. Cette compilehabile par sa répartition géographique plutôtque chronologique est instructive, distrayante,mais ne fait pas l’intérêt du livre.

Deville est venu au Cambodge en 2010-2011alors que se déroulait à Phnom Penh le procèsonusien de Douch, lequel dirigeait de 1975 à1978 le camp de torture et d’extermination deTuol Sleng à Phnom Penh. J’ai visité il y a deuxans ce lieu devenu un musée ; je reproduis lapage d’Infolao. L’autogénocide d’un tiers de lapopulation par le régime khmer rouge consti-tue l’arrière-plan du tableau de la colonisation.Non que la France soit responsable de cettehorreur récente, mais parce que la barbarie, quia sévi dans un pays redevenu paisible, est unede ces questions sans réponse qui mérite qu’onécrive. Deville interroge ses rencontres autoch-tones ou expatriées. Il n’en ressort aucun juge-ment, malgré le procès.

À la fin du livre, Douch est condamné à 30ans, mais Deville note également que Total vaexplorer les côtes cambodgiennes ; l’AméricainChevron Texaco également. On sait Total bail-leurs de fonds de la dictature militaire birmane,entre autres. De là à penser que si le passé duCambodge a été rouge (sang), son avenir seranoir (d’or)…

n° 19 nov. 2011

1 riel0,00018 €

périodiquecréé à Phnom Penh

parJacques Demarcq

Page 2: Littérature - Sitaudis.fr, poésie contemporaine · 2013. 3. 25. · prestement les fesses tandis que les belles voix des manipulateurs chantonnaient leur histoire. Celle d’un

S 21Je ne voulais pas visiter ce lycée transformé en lieude torture avant exécution par les Khmers rouges.M’agaçait que ce soit devenu un lieu touristique :l’heure d’apitoiement après les visites du Palaisroyal aux jardins magnifiques et de la colline auxsinges du Wat Phnom avec ses bouddhas gavés debillets, ses démons gorgés de barbaque, avant lecoucher de soleil sur le Mékong. Lorsqu’on des-cend de l’avion ou du bus à Phnom Penh, la pre-mière excursion proposée par le chauffeur de taxiou de touk-touk est celle aux Killing Fields, uncharnier à 15 km de la ville, justifiant une course à15 $ us – la monnaie locale depuis que l’Onu a ré-tabli une dictature douce, banalement corrompue,avec un roi d’opérette, ancien danseur.

Autour d’Auschwitz au moins, il n’y a rien àvoir, idem près du Struthof, et les Alsaciens ni lesPolonais ne vous recommandent la visite. Il fautfaire un effort, une démarche personnelle, de l’or-dre du pèlerinage éprouvant. J’avais peur aussi demettre plusieurs jours et nuits cauchemardeuses àeffacer les images qui m’ont hanté après le Stru-thof. L’oubli est l’autre effort que réclament ces « lieux de mémoire » dont n’attendre rien, ni pardonni secours : simplement mis en face d’un monstrecollectif et de son impuissance personnelle.

Bref, j’y suis allé d’avance énervé. Une façon deme protéger. De voir sans trop ressentir, dans troisbâtiments blancs années 60 enveloppés de barreauxet barbelés, les photos d’identité des victimes –souvent jeunes – systématiquement prises par lesbourreaux, quelques cahiers sous vitrine remplisd’abondants aveux calligraphiés, dans d’autres descrânes percés d’une balle, divers instruments detorture moyenâgeux, des salles de classe divisées enétroites cellules – là, je repense à la prison d’Eyssesoù a été mon cousin en 1944 –, les reconstitutionspeintes pour se reconstruire par Vann Nath, un des7 rescapés sur 15 000, une exposition expliquant quiétaient les Khmers rouges – de jeunes paysans – etles photos naïves prises à l’époque par un jeunesympathisant occidental, commentées par le mêmeaujourd’hui.

Je ris comme tout le monde au théâtre de Jarry.Mais me met mal à l’aise la reconversion ubuesque

d’un lycée en machine à décerveler, avant passagedes restes à la trappe. Les nazis n’avaient pas besoinde se convaincre de leur bon droit à exterminer ; lesKhmers rouges, si : leurs victimes devaient contre-signer les trahisons qu’on leur soufflait. Comble dela perversité, et du fanatisme religieux. L’Inquisi-tion envoyait pareillement au bûcher des exorcisés.Si chaque crime conforte les raisons de la foliemeurtrière, à deux millions, c’était pour les chefs undébut de divinisation. Des circonstances extérieures(l’armée vietnamienne, pas l’Onu) ont stoppé leurélan, mais l’originalité du régime était sa naturesuicidaire conduisant au génocide, unique dansl’histoire, de sa propre population. Dans leur fuite,les Khmers rouges ont pris le temps, pour affamerencore, de miner les rizières.

Trente ans après, les quinqua- ou sexagénairescomplices ou victimes survivants représentent unfaible pourcentage de la population. Quant auxjeunes, le pouvoir actuel dirigé par un repenti évitede trop les envoyer à l’école et surtout de leur en-seigner l’histoire – de même qu’il repousse les pro-cès d’ex-dirigeants, le seul en cours étant celui deDouch, le commandant du camp S 21.

Il ne faut donc pas s’étonner que ce passé récentajoute au pittoresque du pays. Sur les sites d’Ang-kor, des adolescents bredouillant l’anglais proposentdes éditions pirates de livres ou de dvd sur Pol Pot,la guerre, le génocide, dont l’excellent documen-taire de Rithy Panh, S 21 (2002) entre 2 et 5 $. Leplus sidérant dans ce film sont les témoignagesd’anciens gardiens ou tortionnaires – si la nuanceest possible. Vingt ans après, ils rejouent tels despantins leurs actes quotidiens et récitent un bré-viaire appris par cœur, sans davantage paraître yavoir cru que de pouvoir l’oublier. Des décervelésvivants, très différents des vieux nazis fiers de leurdogme et niant leur responsabilité. Le seul à pou-voir mettre à distance l’horreur qu’il a vécue estVann Nath, le peintre, un intellectuel.

n° 912 fév. 2010

1 kip0,00008 €

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Vie culturelleLe centre culturel allemand a oublié ici le nomde Goethe pour se baptiser Meta House et neparler qu’anglais. Il inaugurait vendredi 4 nov.une exposition de photographies intitulée TheRescuers : les portraits et témoignages de Cam-bodgiens ayant sauvé des victimes des Khmersrouges, à côté d’autres d’Allemands, de Ruan-dais, de Serbes ayant protégé des juifs, des Tut-sis, des musulmans. Le même soir était projetéun documentaire, The Perfect Soldier, retraçantun parcours exemplaire. Ses parents assassinéspar les Khmers rouges, Aki Ra comme beau-coup d’autres avait été contraint de devenir unenfant soldat. Devenu adulte, il a consacré savie à nettoyer la région de Siem Reap (Angkor)des nombreuses mines et bombes qui conti-nuent à tuer ou mutiler. Il a aussi créé, avec lesoutien d’une Ong, un musée de ce matérielde guerre apprécié des touristes. L’histoire estbelle, Aki Ra et son épouse sont des personnesattachantes, mais le film n’approfondit à aucunmoment le processus de rédemption par lequelcet homme est passé.

À peu d’exceptions près, le programme deMeta House ce mois de novembre se concentresur deux sujets : les guerres récentes, Khmersrouges en tête, et la prostitution. Ça intéressefort les Occidentaux, ça fait vendre des romans

ou des émissions de télé, mais il y avait fort peude Cambodgiens à cette soirée.

MarionnettesLe lendemain 5 nov. j’ai assisté au grand spec-tacle organisé par les ambassades française etallemande dans une salle de l’université. Publicd’expatriés pour l’essentiel. Des marionnettesbirmane, française, allemande et khmère. Unreste de fierté nationale me fait oublier la pres-tation française. Il y avait pire : les Allemands.Un piteux guignol évoquant un couple heureuxqu’un méchant moustachu sépare en envoyantle mari à la guerre, dont il revient, mais pour voirun vilain mur édifié par un autre méchant entrelui et son épouse. Applaudissements obligés.

Seules surnageaient les ombres chinoises desCambodgiens. De petits personnages agitantprestement les fesses tandis que les belles voixdes manipulateurs chantonnaient leur histoire.Celle d’un propriétaire hébergeant un sans-abri qui peu après revendique la maison de sonbienfaiteur. Un conte traditionnel qui pourraitfaire allusion à un des problèmes actuels du pays.Les Khmers rouges ayant détruit tous les titresde propriété, les spoliations ne sont pas rares.Au théâtre, les juges donnent raison à l’usurpa -teur, comme parfois dans la réalité, avant quele roi rétablisse la justice, comme toujours dansles contes.

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Vestiges khmersrouges, rive du Bassacà Phnom Penh