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Vermillon Lise Bédard la quête de l’impossible Wilfrid... Roman

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Vermillon

Lise Bédard

la quête de l’impossible

Wilfrid...Roman

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WILFRID...LA QUÊTE DE L’IMPOSSIBLE

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Les Éditions du Vermillon reconnaissent l’aide financièredu Conseil des Arts du Canada,

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ISBN 978-1-897058-20-6 Édition numérique : ISBN 978-1-926628-86-8COPYRIGHT © Les Éditions du Vermillon, 2005

Dépôt légal, troisième trimestre de 2005Bibliothèque et Archives Canada

Tous droits réservés. La reproduction de ce livre,en totalité ou en partie, par quelque procédé que ce soit,

tant électronique que mécanique, et en particulierpar photocopie, par microfilm et dans Internet,

est interdite sans l'autorisation préalable écrite de l'éditeur.

Catalogage avant publication de Bibliothèque et ArchivesCanadaBédard, Lise, 1964-

Wilfrid-- : la quête de l'impossible : roman / LiseBédard.(Roman ; 38)

ISBN 1-897058-20-9. Titre.PS8553.E295577W54 2005 C843'.6 C2005-905979-6

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LISE BÉDARD

WILFRID...LA QUÊTE DE L’IMPOSSIBLE

ROMAN

Vermillon

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REMERCIEMENTS

Je désire exprimer ma profonde gratitude à ceuxet celles qui ont contribué à enrichir ce roman : MadameClaire Morin et Monsieur Mario Marleau pour leurdocumentation sur les Indiens, Monsieur StanislasSiok qui a généreusement partagé avec moi les cou-tumes de sa Pologne d’autrefois, Madame JacintheBédard pour ses souvenirs des derniers jours deWilfrid. Merci à Mesdames Linda Crête et Élaine Croteau,mes premières lectrices, ainsi qu’à Madame MoniqueBertoli, mon éditrice, pour son tact et sa confiance.Ma profonde reconnaissance à mon assistant de re-cherche, Monsieur Michel de Grosbois.

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À Michel

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CHAPITRE PREMIER

Vers d’autres cieux

Nous sommes tous meilleursLorsque nous sommes aimés.

Alistair MacLeod

À l’extérieur, un vent mauvais soufflait avec rage.Catherine et Wilfrid, assis à bonne distance sur la cau-seuse de velours vert du salon, ne l’entendaient pas.De temps en temps, Wilfrid tentait de prendre la mainde la jeune fille qu’elle retirait rapidement car sa mère,qui tricotait près du poêle de la cuisine, ne les quittaitpas du regard.

Adéline, la cinquantaine avancée, n’appréciait pasdu tout les fréquentations de sa benjamine. Sa plusvieille était religieuse chez les Ursulines, la cadette avaitépousé un sacristain d’une paroisse du bas du fleuve.Catherine était la plus jolie des trois. Elle pouvait pré-tendre à mieux qu’à ce fainéant de Wilfrid. QuandAdéline en faisait la remarque à Catherine, celle-ci ré-pliquait vertement :

– Ce n’est pas vrai qu’il est paresseux. Il travaillepresque tout le temps. C’est juste qu’il n’a pas d’emploistable.

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Pour l’instant, les deux tourtereaux flottaient dansleur bulle. Depuis qu’ils s’étaient rencontrés par unaprès-midi sombre et pluvieux de novembre 1912,Wilfrid avait été transformé. Les yeux vert profond deCatherine, ses cheveux châtain foncé, aux reflets fauves,qu’elle coiffait sans sévérité et desquels s’échappaientsans cesse des bouclettes, ne quittaient plus ses pen-sées. Il se prenait parfois à la comparer aux anges del’église Notre-Dame.

Ils avaient fait connaissance de façon tout à fait for-tuite. Une pluie froide comme seul novembre en déverses’était mise à tomber sans crier gare. Catherine, lesbras chargés de paquets, avait piteuse mine dans sabelle robe de taffetas, recouverte d’un élégant manteaumarine. Le plus cocasse c’était encore son grand cha-peau à plumes d’où l’eau dégoulinait dans ses yeux.Wilfrid qui passait par là, l’allure un peu débraillée àson habitude, sifflotait sous son immense parapluienoir. Voyant la jeune demoiselle au bord des larmes, ill’accosta poliment :

– Je suis certain qu’une dame de votre qualitén’adresse pas la parole aux inconnus mais puis-jevous offrir mon parapluie et vous débarrasser de vosemplettes ?

Catherine n’avait guère le choix.– Je n’habite pas loin, rue Notre-Dame. J’étais à

l’intérieur du magasin depuis assez longtemps et jen’ai pas vu venir l’orage.

– Alors, n’hésitez pas, laissez-moi être votre cheva-lier servant pour quelques minutes.

Ils échangèrent les colis contre le parapluie. PuisCatherine sortit un délicat mouchoir brodé pour épongersa figure détrempée.

Sur le chemin qui parut bien court à Wilfrid, il apprittout de même que le père de la belle était cordonnier,

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que sa mère avait déjà été modiste. Il lui arrivait encorede tâter du métier de temps en temps pour certainesclientes. Ils s’arrêtèrent devant une maison de briquerouge de petite dimension mais fort bien entretenue.

Wilfrid aurait voulu suspendre le temps. Il ressen-tait une urgence, un besoin impérieux de la retenir oudu moins de s’assurer de la revoir.

– À quelle messe assistez-vous le dimanche,Mademoiselle ? demanda-t-il abruptement.

Elle éclata de rire.– Pourquoi voulez-vous savoir ça ?– On pourrait peut-être s’y revoir. J’en ai tellement

envie.– J’assiste toujours à la grand-messe. Notre banc

est au milieu de l’église dans l’allée centrale. Et puispendant l’avent, il y a les vêpres. Je trouve ça un peuennuyeux, mais pour le salut de mon âme, comme ditmaman ! Au revoir, Monsieur Marleau, et merci de m’avoirsauvée du déluge.

Elle lui tendit une main finement gantée qu’il serralégèrement de sa grosse patte. Puis elle disparut àl’intérieur.

C’est ainsi que Wilfrid devint dévot. Le dimanche, ildélaissa son vieux mackinaw 1 et demanda à sa belle-sœur Léocadie de remettre en état son complet fatigué.

Au début, il n’eut guère de succès. Catherine étaittoujours accompagnée de ses parents à la messe dudimanche. Elle le saluait régulièrement et le gratifiaitd’un sourire charmant sans plus. Cela ne faisaitqu’attiser les braises qui couvaient sous le feu. Ledeuxième dimanche de l’avent, à la cérémonie des

1. Veste de bûcheron ou de chasseur en laine à carreaux rouges etnoirs.

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vêpres, Catherine parut seule. Wilfrid ne se sentit plusde joie. Il alla l’attendre à la porte de l’église, de craintede la manquer.

Elle descendait l’allée sans se hâter, mais ses yeuxle regardaient avec douceur.

– Ah ! Mademoiselle quel plaisir de vous revoir enfinseule !

– Tut ! tut ! quel vilain garçon vous êtes. Courtiserune jeune personne sans chaperon. Mais non, ne faitespas cette tête-là! Moi aussi je suis contente de causeravec vous.

À ce moment, une raseuse, tout de noir vêtue etsèche comme un tronc mort, susurra dans le dos deCatherine :

– Bonjour chère enfant. Vous avez un petit amimaintenant ?

Catherine, mal à l’aise, lui présenta Wilfrid.– Madame Deschamps, voici Monsieur Wilfrid Marleau.– Marleau… ce nom me dit quelque chose.– Mon père était charretier, Madame. Beaucoup de

gens le connaissaient. Nous avons eu le chagrin de leperdre il y a trois ans.

– N’oubliez pas de saluer votre maman et dites-luique je vais passer la voir dans le courant de la semaine,pour un nouveau chapeau pour Noël.

– Je n’y manquerai pas, Madame Deschamps.Catherine maugréa :– Elle est bavarde comme une pie. Elle va raconter

des sornettes à ma mère, j’en suis certaine.– Vous avez honte d’être vue avec moi, murmura

Wilfrid navré.– Bien non, au contraire. Elle est venue ternir ma

grande joie, c’est tout.Le garçon parut soulagé. Ils s’étaient mis à marcher

lentement, très lentement. De minuscules flocons

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voletaient comme des plumes d’oie égarées. Quand ledomicile de Catherine fut à portée de vue, Wilfrid res-pira profondément et lâcha d’un trait :

– Mademoiselle, est-ce que je peux demander à vosparents la permission de vous fréquenter, s’il vousplaît ?

– Moi je voudrais bien mais ma mère s’est mis entête de me faire épouser quelqu’un de la haute. Je vaisen discuter avec papa, il a de la misère à me refuser ceque je veux. Je vais plaider notre cause. Passez le voir,disons jeudi ou vendredi. Ça devrait marcher.

C’est ainsi que malgré les récriminations d’Adéline,Azarius, son mari, avait donné son consentement. Ilsétaient autorisés à se voir deux fois la semaine maisjamais sans chaperon.

La mère de Wilfrid, Exilda, critiquait aussi ces fré-quentations, d’autant plus que Wilfrid était devenuencore plus secret depuis qu’il connaissait Catherine.Il ne l’avait jamais amenée à la maison, ce qui froissaitla vieille dame. En réalité, les amoureux étaient sousla férule perpétuelle d’Adéline. Wilfrid, quoique sub-jugué par son amour pour Catherine, étouffait dans cetteatmosphère close, à rendre le plus sain des hommesclaustrophobe.

À Hull, en 1913, les seuls gros employeurs étaientles compagnies de bois, principalement la E.B. Eddy.Les salaires étaient bas, les conditions de travail diffi-ciles et les salariés ne travaillaient pas à l’année. Pourcontrer cette situation précaire, la plupart des ouvrierspartaient pour les chantiers durant l’hiver. Wilfrid sesentait trop indépendant pour mener cette vie étroite.Il rêvait d’ailleurs, d’espace, de liberté. Jusque-là, ils’était contenté de jobines d’un côté et de l’autre. Il étaithabile de ses mains et ne s’en tirait pas trop mal. Quandil avait du temps libre, il allait rendre service à son

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frère John qui habitait un hameau perdu en Ontario.Cependant, s’il prétendait à la main de Catherine, ilfaudrait compter sur du solide.

Depuis plus de vingt ans, on parlait de la conquêtede l’Ouest. Maintenant que le chemin de fer traversaitle pays, que les journaux du début du siècle avaientfait naître les songes les plus fous au sujet du Klondikeet de ses pépites d’or grosses comme le poing, il enrêvait comme d’un eldorado sans limites. C’était là qu’ilvoyait son avenir : tapis vert et or de la plaine, tapisblanc de l’hiver, avec Catherine dans son lit, cheveuxdénoués et bouche offerte.

Ils en discutaient à voix basse, avec le vent en sour-dine, son mugissement voilant leurs paroles aux oreillesfouineuses d’Adéline.

– Je partirais dès que le printemps pointerait lebout du nez. J’irais du côté de Saint-Boniface d’abord.Une importante colonie française y habite. Il paraîtqu’il est très facile d’obtenir une terre pour presquerien là-bas.

– Une terre… Je ne sais pas si j’aimerais ça, habiterune ferme. Je suis habituée à la ville.

– Nous serions indépendants… À l’usine, il y a tou-jours un patron qui houspille et les heures sont longues.Tu serais tout le temps seule, tandis que l’agriculturepermet d’être maître chez soi.

– C’est vrai. Tu as sans doute raison.Elle avait répondu sans enthousiasme. Elle ne se

sentait pas la vocation.– Le temps de me remplir les poches un peu, puis

de choisir un endroit agréable. Au début, nous n’auronsqu’une petite maison sur un coteau, afin de contem-pler l’horizon. Plus tard je te promets d’en bâtir uneplus vaste avec une véranda blanche qui courra autour.

Et il rêvait, il rêvait… Il se voyait déjà!

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– Combien de temps penses-tu me laisser ici à melanguir ?

Il frôla une mèche de ses cheveux et répondit trèsvite :

– Ça va dépendre. Un an, peut-être un peu plus. Jen’aurai qu’à penser à tes beaux yeux pour travaillerplus fort.

– C’est long ! Maman va tout faire pour me dé-courager. Elle ne t’aime guère.

– Et toi Catherine, est-ce que tu m’aimes ?Il quêtait une réponse, suspendu à ses lèvres.– Tu es si différent des autres. Tu m’offres une vie

d’aventures. C’est tentant, mais d’un autre côté ça mefait peur.

Il n’avait pas saisi la réticence de Catherine, tout àses chimères.

– Catherine, est-ce que tu m’attendras ? Si je le faisc’est pour nous deux, pour notre bonheur. Avec toi, moije ne crains rien. Je me sens invincible. Dis, engages-tuta parole ?

La jeune fille hésita, le temps d’un battement d’aileset répondit :

– Je t’attendrai. Je te fais confiance.Wilfrid se sentit inondé d’un bonheur plus grand

que nature. Lui, d’assez petite taille, qu’on surnom-mait Shorty, se métamorphosait soudain en géant. N’ytenant plus, il s’empara de la main de sa promise et ydéposa un baiser furtif. Heureusement, Adéline étaitallée attiser le feu.

En rentrant chez lui ce soir-là, ignorant la bour-rasque, il planait sur son nuage, imaginait des champsdorés ondulant sous la brise longue et égale, une mai-sonnette blanche et en surimpression le visage tendrede Catherine encadré de mèches mordorées, à peineplus foncées que les blés. Il était l’homme le plus heu-reux de la Terre.

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Désormais, à la rigueur du carême s’ajoutait la hâteincontrôlable du départ prochain, mêlée à la peine aiguëde ne plus voir sa douce. Il se préparait méthodique-ment, ce qui n’était pas sa qualité dominante. Il s’étaitrenseigné sur le prix du billet ; il avait suffisammentd’argent pour voyager en classe économique sur laligne transcontinentale du Canadien Pacifique. Il avaitdemandé à Léocadie, seule dans le secret, à l’exceptionde Catherine, de lui donner quelques couvertures, carles wagons mis à la disposition des voyageurs, sauf enpremière, étaient plutôt rudimentaires. Petit à petit, leventre de son gros sac de toile s’arrondissait.

Pâques arriva sans crier gare. Les cloches sonnaientà perdre haleine, la neige laissait péniblement la placeà la boue qui envahissait les rues pas encore pavées.Des volées de mésanges piaillaient dans les branches.Les femmes avaient sorti leurs chapeaux fleuris et l’airsentait pur et frais.

John et Marie-Anna arrivèrent de Treadwell leSamedi saint avec le petit Georges qui ne marchait pasencore. Comme d’habitude, Exilda, qui ne parlait plusà John en raison d’une question d’héritage, inventa unprétexte pour quitter la maison afin de ne pas le voir.Elle croyait le punir mais c’est elle qu’elle punissait enagissant de la sorte.

Wilfrid avait été invité à dîner chez les parents deCatherine. Malheureusement sa sœur Aldire n’avaitpas pu venir. Le temps de Pâques était un des plusoccupés pour son bedeau de mari. Au milieu du repasdélicieux et bien présenté – Adéline montrait qu’elleavait de la classe – Wilfrid lâcha comme un pavé dansla mare :

– Monsieur, Madame, je désire vous annoncer queje quitte la ville de Hull pour tenter ma chance dansl’Ouest, probablement dans la région de Saint-Boniface

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où se retrouvent beaucoup de gens du Québec. Jecompte m’y établir définitivement si la Providence guidemes pas. Dès que j’aurai une maison, je reviendrai cher-cher votre fille qui m’a donné sa promesse de m’attendre,avec votre permission bien sûr, fit-il en se retournantvers Azarius.

Un silence lourd se répandit dans la pièce, bous-culant les personnes et les choses. Adéline était passéedu contentement provoqué par l’idée du prochain éloigne-ment de Wilfrid à la consternation d’apprendre que safille de vingt ans avait donné sa main sans lui ensouffler mot. Azarius reprit ses esprits le premier.

– Ma fille est bien jeune et bien jolie. Vous risquezgros en la quittant ainsi. Mais si c’est votre destin et lesien d’être unis pour la vie et si vous rapportez despreuves qu’elle vivra convenablement là-bas, je ne m’yobjecterai pas.

Adéline s’étranglait :– Voyons, ça n’a pas de bon sens, Catherine tu n’as

pas réfléchi certain !– Oh ! oui maman, c’est bien pensé depuis un bon

bout de temps.– Ainsi tu laisserais ton vieux père et ta vieille mère

pour aller t’établir presque chez les Sauvages !– Faut pas exagérer quand même. Puis Démérise,

quand elle est entrée au couvent, et Aldire aussi vousont quittés. C’est la même chose pour moi.

Les yeux d’Adéline s’emplirent de larmes à cettepensée. Une rage dévastatrice s’emparait d’elle à l’idéeque sa benjamine qui jouait du piano, chantait d’unevoix douce et mélodieuse, irait s’exiler et survivre chiche-ment avec ce va-nu-pieds. Il faudrait lui passer sur lecorps. Pour le moment, elle préféra battre en retraite.Elle avait perdu une bataille mais pas la guerre. Safille n’avait pas encore la bague au doigt.

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Le dîner s’étirait lamentablement. Même le gâteaudes anges, décoré de cœurs et de trèfles au sucre d’érable,qui semblait si invitant quelques instants plus tôt, leurparut indigeste. Chacun voyageait dans ses penséesqui avaient une teinte colorée ou blafarde selon l’angleenvisagé. Quand enfin ils se levèrent de table, Azariusoffrit pourtant à Wilfrid le verre de l’amitié :

– Tu prendras ben un peu de vin de framboiseavec moi, fit-il en ouvrant la porte du vaisselier, pourla chance !

Il versa lentement dans les coupes le liquide pourprequi, sous un rayon de soleil, devint incandescent commela braise.

– À ton voyage, à ton succès ! clama Azarius enlevant son verre.

– À votre santé et merci beaucoup, répondit Wilfridque cet encouragement réconfortait.

Catherine, un bref instant, s’était assise au piano.Elle se mit à chanter un refrain un peu mélancoliquede Paul Dalmain :

Pour vous obliger de penser à moiD’y penser souvent, d’y penser encore…

Ce n’était pas un hasard, c’était un appel montantdes profondeurs de son être qu’elle lançait à Wilfrid àl’approche de l’adieu.

Les aiguilles de la grande horloge ne s’étaient jamaisautant pressées qu’aujourd’hui. Elles couraient à unevitesse folle, s’emballaient dans leur course effrénée !Quatre heures sonnèrent lugubrement à leurs oreilles.

Wilfrid et Catherine avaient convenu d’un communaccord d’éviter la douloureuse séparation à la gare.C’était donc aujourd’hui que leurs routes s’éloignaient,pour mieux se rejoindre plus tard, dans deux ans toutau plus avait déclaré Wilfrid à sa belle.

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– C’est bien long, avait soupiré la promise.– Je ferai le plus rapidement possible. Je t’aime

Catherine. Je n’ai pas les mots pour le dire.Sans se soucier des parents qui pouvaient les sur-

prendre, il serrait sa bien-aimée contre lui. Il sentaitson cœur battre et captait la fermeté de ses seins colléscontre sa poitrine.

– Adieu ! ma toute belle. Attends-moi, c’est pour lavie.

Il embrassa son front, passa sa main dans la soiede ses cheveux, puis il s’éloigna un peu pour mieux laregarder. Ses yeux si intensément verts se liquéfiaient,se noyaient dans l’eau claire de son chagrin.

Avec précaution, elle sortit de la poche de sa jupe àrayures un délicieux écrin nacré. D’un geste du pouceelle l’ouvrit. D’un côté une mèche de ses cheveux s’en-roulait autour d’une minuscule pince, de l’autre sa photoformait une sorte de médaillon.

– Pour toi ! dit-elle simplement.Il se refusait à pleurer. Puis tout se passa très vite.

Il plaça le précieux cadeau dans une poche à la hau-teur de son cœur et, d’un geste maladroit, il frôla seslèvres et partit précipitamment, alors que la demie son-nait. L’air frais lui redonna partiellement la raison, pasassez cependant pour qu’il rentre directement chez sonfrère. Il marcha longtemps, fixant la ville qui l’avait vunaître et qu’il abandonnait pour échapper à sa médio-crité, pour bâtir une vie meilleure.

Quand il apparut enfin sur le pas de la porte chezOvila, celui-ci lui lança, goguenard :

– Dis donc, t’en as mis du temps à bécoter ta blondeaujourd’hui !

Léocadie lui jeta un regard en coin et Wilfrid ne letrouva pas drôle. La remarque tomba à plat.

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La famille était à présent au courant de l’aventuredans laquelle il se lançait. À table, les hommes discu-taient ferme au milieu des enfants qui piaillaient. Aldège,plus âgé que les autres, buvait les paroles des aînés.Marie-Anna hasarda timidement cette remarque :

– Vous n’avez pas peur de partir comme ça sanssavoir ce qui vous attend là-bas ?

Wilfrid regarda sa belle-sœur dans les yeux et luirépondit :

– Et vous, quand vous avez quitté votre sécuritépour venir rejoindre mon frère dans la maison du boutdu chemin, au lac Georges, aviez-vous peur ?

– Non, j’avais tellement confiance en lui. Puis jecrois ben que j’étais déjà amoureuse de lui.

– C’est pareil pour moi. Je veux une belle vie pourCatherine et moi, pis je m’en vais la bâtir là-bas.

Une atmosphère surréaliste enveloppait la maisonnée.Les êtres sentaient qu’ils vivaient un instant uniquequi resterait dans leur mémoire comme la fin et le débutd’une époque. L’émotion était à son comble quandWilfrid prit congé pour la nuit. Il embrassa le petitGeorges, Jean et Fleur-Ange. Aldège, quant à lui, avaithérité de la traîne sauvage de son oncle. Des quatrefrères, il ne manquait qu’Adélard qui habitait Montréal.Pressentaient-ils que plus jamais la vie ne les réuni-rait…? Exilda n’était toujours pas rentrée au logis,murée dans sa rancune envers John. C’était encoreelle la plus à plaindre.

Le lendemain matin, Léocadie bourra le sac deWilfrid de denrées non périssables : une grosse michede pain, du lard salé bien croustillant, des pommes,des oranges – qu’elle avait payées trop cher pour sesmoyens – des raisins secs, du sucre à la crème, dugâteau aux fruits. Le gros sac de toile n’en pouvait plustant on l’étirait. Wilfrid jeta sa poche sur son épaule,

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Table des matières

I. Vers d’autres cieux . . . . . . . . . . . . . . . . 9

II. Les amis du Manitoba . . . . . . . . . . . . . 29

III. La promesse du bonheur . . . . . . . . . . . 53

IV. La déchirure . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 69

V. La fuite en avant . . . . . . . . . . . . . . . . . 87

VI. Chez les Indiens . . . . . . . . . . . . . . . . . 107

VII. Fleur-de-Mai . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 133

VIII. La chanson des blés d’or . . . . . . . . . . 175

IX. La pente . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 217

X. Sur les ailes du vent . . . . . . . . . . . . . 255

Épilogue . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 283

Carte du trajet de la fuite en avant . . . 86

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Dans la collectionRomans

• Jean-Louis Grosmaire, Un clown en hiver, 1988, 176 pages.Prix littéraire Le Droit, 1989.

• Yvonne Bouchard, Les migrations de Marie-Jo, 1991, 196 pages.

• Jean-Louis Grosmaire, Rendez-vous à Hong Kong, 1993,276 pages.

• Jean-Louis Grosmaire, Les chiens de Cahuita, 1994,240 pages.

• Hédi Bouraoui, Bangkok blues, 1994, 166 pages.

• Jean-Louis Grosmaire, Une île pour deux, 1995, 194 pages.

• Jean-François Somain, Une affaire de famille, 1995,228 pages.

• Jean-Claude Boult, Quadra. Tome I. Le Robin des rues, 1995,620 pages.

• Jean-Claude Boult, Quadra. Tome II. L’envol de l’oiseaublond, 1995, 584 pages.

• Éliane P. Lavergne. La roche pousse en hiver, 1996, 188 pages.

• Martine L. Jacquot, Les Glycines, 1996, 208 pages.

• Jean-Eudes Dubé, Beaurivage. Tome I, 1996, 196 pages.

• Pierre Raphaël Pelletier, La voie de Laum, 1997, 164 pages.

• Jean-Eudes Dubé, Beaurivage. Tome II, 1998, 196 pages.

• Geneviève Georges, L’oiseau et le diamant, 1999, 136 pages.

• Gabrielle Poulin, Un cri trop grand, 1999, 240 pages.

• Jean-François Somain, Un baobab rouge, 1999, 248 pages.

• Jacques Lalonde, Dérives secrètes, 1999, 248 pages.

• Didier Leclair, Toronto, je t’aime, 2000, 182 pages.Prix Trillium 2001.

• Jean Taillefer, Ottawa, P.Q., 2000, 180 pages.

• Hélène Brodeur. Marie-Julie, 2001, 180 pages.

• Paul Prud’Homme. Kosovo... et l’amour, 2002, 108 pages.

• Nancy Vickers. Les satins du diable, 2002, 268 pages.

• Lise Bédard. Un soir, la vieille maison a parlé, 2002,300 pages. Réimpressions en 2002 et 2003.

• Jean-François Somain, Tranches de soleil, 2003, 348 pages.

• Didier Leclair, Ce pays qui est le mien, 2003, 246 pages.

• Céline Forcier, Le chêne, 2004, 284 pages.

• Jean-François Somain, La vie, sens unique, 2005, 288 pages.

• Paul Prud’Homme, Apolline, 2005, 268 pages.

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Wilfrid... la quête de l’impossible

est le trois centième titre

publié par les Éditions du Vermillon.

Composition

en Bookman, corps onze

sur quinze

et mise en page

Atelier graphique du Vermillon

Ottawa (Ontario)

Films de couverture

Impression et reliure

Imprimerie Gauvin

Gatineau (Québec)

Achevé d’imprimer

en octobre de l’an deux mille cinq

sur les presses de

l’imprimerie Gauvin

pour les Éditions du Vermillon

Deuxième tirage

Achevé d’imprimer

en mars de l’an deux mille six

sur les presses de

l’imprimerie Gauvin

pour les Éditions du Vermillon

ISBN 978-1-897058-20-6

Édition numérique : ISBN 978-1-926628-86-8

Imprimé au Canada

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Originaire de l’Est ontarien,Lise Bédard a vécu à Hull dès son tout jeune âge. Elle réside maintenant à Gatineau.

Elle a été enseignante au primaire, professeure de français et fondatrice en1981 de la première école delangues de la Ville d’Ottawa. Elle est diplômée en péda-gogie, en animation et en psychanalyse.

La passion de l’histoire et de l’écriture l’habite depuistoujours.

Wilfrid Marleau, personnage extrait d’un premier roman,Un soir la vieille maison a parlé, est amoureux d’une jeunefille de Hull. Il part au Manitoba afin de préparer un meilleuravenir pour lui et pour sa bien-aimée. Réussira-t-il? La viesera-t-elle à la hauteur de ses attentes?

Wilfrid... la quête de l’impossible est une recherche inces-sante du bonheur, de plus en plus loin, sans repos. Cettepoursuite mène Wilfrid chez les Indiens, l’entraîne dans desaventures dangereuses ou tragiques qui le conduisent jus-qu’en Colombie-Britannique.

Ce roman rend compte de l’impuissance de l’homme à fuirson destin. Wilfrid s’apercevra un jour que la mémoire estplus forte que l’oubli et il reviendra vers ses origines, l’universd’Un soir la vieille maison a parlé.

9 781926 628868

ISBN 978-1-926628-86-8