l'instrument de la voluptÉ une iconographie du luth...une série de recommandation à son fils...

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L'INSTRUMENT DE LA VOLUPTÉ Une iconographie du luth Le portrait de sir Percival Hart Résumé : Le pommeau du couteau de sir Percival Hart, orné d’un couple au luth renvoie à sa charge d’écuyer tranchant, responsable des fêtes. Ce motif, généralement moralisé, orne nombre d’objets courtois : valves de miroir, peignes, boîtes de parfum, fourreaux, vaisselle, armures, selles, … Abstract : Sir Percival Hart’s knife pommel, decorated with a couple playing the lute, refers to his title of Squire Carver, who was in charge of festivals. This motif, having generally a moral message, embellishes numerous courtly objects such as mirror cases, combs, perfume boxes, scabbards, dishes, armours, saddles, … Plan : I. Le shérif du Kent, écuyer tranchant II. Quelques objets courtois

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Page 1: L'INSTRUMENT DE LA VOLUPTÉ Une iconographie du luth...une série de recommandation à son fils le jeune William Brooke (1527-1597) en passe d’effectuer son grand tour avec son tuteur

L'INSTRUMENT DE LA VOLUPT É

Une iconographie du luth

Le portrait de sir Percival Hart

Résumé : Le pommeau du couteau de sir Percival Hart, orné d’un couple au luth renvoie à sa charge d’écuyer tranchant, responsable des fêtes. Ce motif, généralement moralisé, orne nombre d’objets courtois : valves de miroir, peignes, boîtes de parfum, fourreaux, vaisselle, armures, selles, … Abstract : Sir Percival Hart’s knife pommel, decorated with a couple playing the lute, refers to his title of Squire Carver, who was in charge of festivals. This motif, having generally a moral message, embellishes numerous courtly objects such as mirror cases, combs, perfume boxes, scabbards, dishes, armours, saddles, … Plan :

I. Le shérif du Kent, écuyer tranchant II. Quelques objets courtois

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Sir Percival Hart

Sir Percival Hart (1496-1580) a été écuyer tranchant1 et héraut d’Henry VIII, Édouard, Mary et Elisabeth. À la mort de sa mère, Elisabeth Peache, il prend possession du château de Lullingstone et il hérite de la charge de shérif du Kent en 1543. Son gisant et celui de sa femme Frideswide Hart (Bray) sont encore visibles en l’église du lieu.

Portrait de Percival Hart (c.1565)

Yale center for British art, Paul Mellon collection Devant le traditionnel fond vert, l’or de sa canne, des aiguillettes de sa manche et de sa lourde chaîne brille sur l’habit noir de son effigie2. Dans le décorum de ce magnifique portrait d’apparat figure ce qui, à plusieurs titres, constitue comme une anomalie : un médaillon représentant le couple d’une dame et d’un joueur de luth. Ils sont assis devant le plessis d’un jardin et le luthiste joue à l’envers, ce qui arrive dans le cas d’une gravure ou d’un camée quand l’artiste n’a pas pris soin de prévoir l’inversion.

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Portrait de Percival Hart (détail du médaillon)

Plutôt qu’une médaille, il s’agit probablement du pommeau de l’épée, ou mieux encore, du couteau de dégustation, emblème de sa charge d’écuyer tranchant et à ce compte-là, l’artiste a volontairement décentré le motif pour qu’il soit bien visible. En effet, inclus dans le portrait, la charge symbolique d’un bijou (d’une broche ou d’une médaille…) se rapportait évidemment à la qualité ou à l’éthos du modèle, et était soigneusement choisie en conséquence. Motif classique des gravures nordiques3, le couple du joueur de luth courtisant son amie avec ses chansons amoureuses ne saurait en aucun cas indiquer le statut ou commenter la personnalité du shérif du Kent. Sans parler de la crainte de déroger, l’âge du modèle interdisait toute allusion à une idylle, au risque de s’exposer au ridicule du vieillard amoureux, thème privilégié du théâtre et de la farce. D’ailleurs, une tête de mort orne le pommeau de la canne en guise de vanité.

Auditus, Virgil Solis

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Manche de couteau (c 1500) Rijksmuseum van Oudheden

En revanche, le sujet convenait parfaitement pour la décoration d’un objet courtois. Il orne par exemple le manche en laiton d’un couteau4 trouvé à Rotterdam (c. 1500). Sur une face, un couple s’embrasse et l’homme lui touche peut-être la gorge. Sur l’autre face, la paire sexuée5 du luth et de la flûte complète le message érotique de ce qui a pu être un cadeau, utile, à l’intention d’une jeune femme. L’harmonie des deux musiciens suggère la concorde des amants. Une banderole déploie le texte d’une chanson de regret : l’amant se complaint de la séparation d’avec sa bien-aimée6. Il est difficile de déterminer si le graveur a voulu représenter la rose du luth ou bien la patte de cochon qui sert de plectre dans les caricatures flamandes.

Valve de miroir british Museum (début XVIe)

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Le même assemblage illustre une valve de miroir7 (début XVIe) et derrière le mur du jardin d’amour, le fou et sa marotte précise la teneur de la chanson qu’entonne le couple, et prévient le spectateur de la signification symbolique, voire de l'équivoque sexuelle générée par les instruments. Le concert érotique ornait les objets familiers, miroirs, peignes, boîtes à parfum, nécessaires…) se rapportant à la toilette féminine, et donc à son intimité. Le miroir, objet symbolique par excellence était l’accessoire de la beauté, de la luxure, de l’orgueil (mais aussi de la prudence). Les thèmes du jardin d’amour illustrent deux peignes du V&A museum ; l’un de l’Italie du nord8, date du tournant du XIV e et du XVe et l’autre, d’origine française9, d’un siècle plus tard. Ces objets érotiques par excellence, puisqu’ils touchent la dame à sa toilette et mieux encore ses cheveux défaits, sont souvent ornés des scènes conventionnelles de l’amour : le Jugement de Paris, Le bain de Bethsabée, l’attaque du château d’amour, le chapelet de fleurs, des couples qui se courtisent de la carole dans le jardin de Déduit … Il faut y inclure, au XVIe, les majoliques italiennes de Faenza, Urbino, Ferrare, Deruta10, les faïences françaises ou les modèles de broderie11.

Peigne en ivoire, Victoria & Albert Museum (fin XIVe)

Peigne en ivoire, Victoria & Albert Museum (fin XVe)

Mais ces thèmes peuvent aussi s’afficher sur la garde d’une épée, une selle de parade12 (XVe), une armure13, un heaume14, un bouclier15 … De même que la trame d’un roman de chevalerie est constituée d’une alternance d’équipées guerrières (Tournois, lutte contre les géants, sièges…) et d’épisodes érotiques (banquets, jardins, bains…), l’identité courtoise, et sa représentation, se structurent autour de ces deux pôles : masculin et féminin. Le luth, emblématique de la chanson amoureuse et de la sollicitation érotique, ajoute encore par sa forme, ses sons doux, son répertoire à la féminisation topique de la musique. La revendication nobiliaire ne se confond donc pas avec l’identité courtoise. Le portrait d’apparat, par exemple, n’use pas des mêmes codes que le portrait de fiançailles. Ici, le médaillon ne renvoie pas à la personnalité de sir Percival Hart, mais aux contingences de sa charge (de même que la canne) dans le cadre des ris et des plaisirs, des banquets et des processions. Percival a entretenu à plusieurs reprises une troupe de théâtre (1561,

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1565), assurément sollicitée pour animer les scènes jouées pour Elisabeth en 1573 à Orpington.16 Si la plupart des traités d’éducation engageait le jeune aristocrate à jouer le luth pour éviter l’oisiveté et ses dangers, afin de se donner une teinture cultivée et un abord galant, ils recommandaient aussi de ne pas s’afficher avec l’instrument. Le neveu de Percival, Georges Brooke (1497-1558), neuvième lord Cobham17 formulait en 1541 une série de recommandation à son fils le jeune William Brooke (1527-1597) en passe d’effectuer son grand tour avec son tuteur. Le septième item précisait « de jouer du luth ou d’autres instruments dans les moments d’oisiveté18. »

René Vayssières

Selle de parade, en os, Europe centrale (premier quart du XVe)

Metropolitan museum

1 En 1516 : « extrarodinary » 2 Yale center for British art, Paul Mellon collection ; 87.6 x 62.2 cm. 3 Alaert du Hamel, les monogrammistes Bxg, MS, S, PW, L, Meckenem, Brosamer, Aldegraver schauflein, Beham, Solis… 4 Rijksmuseum van Oudheden à Leyde. 5 Le jeune homme jouera de sa flûte, et la jeune femme de son luth. 6 On devine seulement quelques bribes qui doivent renvoyer à une chanson connue : « myen hartgen » « lijden doet » « scheiden moet ». 7 British Museum ; N° inv 1856,0623.113. Voyez également la valve (1370-1380) du musée municipal de Bologne inv 699 8 Peigne du V&A museum ; N° inv. 227-1867 9 Peigne du V&A museum ; N° inv. A.567-1910 10 Musée national de la céramique à Sèvres, Fitzwilliam museum de Cambridge, Walters museum etc. 11 La Vera Perfettione del Disegno di varie sorti di recami illustré par Salviati, 1567 12 Metropoltan museum ; N° inv MMA40.66a 13 Staatliche kunstsammlungen de Dresde : Plastron de l’armure de parade du duc de Savoie (1525) (inv. N° M62), ou armure (1525) du prince Wolfgang von Anhalt-Köthen (1492-1566) de Kolman Helmschmied (1471-1532) d’Augsbourg (Inv. N° M109) 14 Le heaume de Lucio Picconino (XVIe), Dresde ; inv N° N149, 15 Dresde Inv. N° N137

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16 La reine est accueillie par une nymphe symbolisant le génie du lieu. 17 Le père de Georges, Thomas Brooke, huitième lord Cobham (1470-1529), était marié avec Elisabeth Hart (1475-1552), sœur de Percival. 18 « At vacant tymes to playe upon the lute or other instrumentes.”

Urs Graf, projet pour un fourreau de couteau (1515)

Daniel Hopfer, projet pour un fourreau de couteau (1515-20)