l’insertion des jeunes peu diplômés dans l’emploi...

54
Institutions et Dynamiques Historiques de l'Economie Unité mixte de recherche n° 8533 du CNRS DOCUMENTS DE TRAVAIL SERIE REGLES, INSTITUTIONS, CONVENTIONS N° 04-11 Novembre 2004 L’insertion des jeunes peu diplômés dans l’emploi : opportunités de choix et contraintes L’approche par les capacités d’Amartya Sen comme grille de lecture des trajectoires d’insertion Nicolas Farvaque IDHE, École Normale Supérieure de Cachan et Université Lille-3 [email protected] Jean-Baptiste Oliveau IDHE, École Normale Supérieure de Cachan [email protected] IDHE – Ecole Normale Supérieure de Cachan 61 avenue du Président Wilson F - 94235 Cachan cedex – Téléphone 33 (0)1 47 40 68 40 Télécopie 33 (0)1 47 40 68 42 http://www.idhe.ens-cachan.fr

Upload: doanque

Post on 09-Feb-2019

218 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: L’insertion des jeunes peu diplômés dans l’emploi ...bernard.bianca.pivot.free.fr/Articles/Documents @ voir/L'insertion... · les capacités » d’Amartya Sen, qui met l’accent

Institutions et Dynamiques Historiques de l'Economie

Unité mixte de recherche n° 8533 du CNRS

DOCUMENTS DE TRAVAIL

SERIE REGLES, INSTITUTIONS, CONVENTIONS

N° 04-11

Novembre 2004

L’insertion des jeunes peu diplômés dans l’emploi : opportunités de choix et contraintes

L’approche par les capacités d’Amartya Sen comme grille de lecture des trajectoires d’insertion

Nicolas Farvaque IDHE, École Normale Supérieure de Cachan et Université Lille-3

[email protected]

Jean-Baptiste Oliveau IDHE, École Normale Supérieure de Cachan

[email protected]

IDHE – Ecole Normale Supérieure de Cachan 61 avenue du Président Wilson F - 94235 Cachan cedex –

Téléphone 33 (0)1 47 40 68 40 Télécopie 33 (0)1 47 40 68 42 http://www.idhe.ens-cachan.fr

Page 2: L’insertion des jeunes peu diplômés dans l’emploi ...bernard.bianca.pivot.free.fr/Articles/Documents @ voir/L'insertion... · les capacités » d’Amartya Sen, qui met l’accent

2

Résumé L’insertion dans l’emploi est un processus dynamique. On interroge ce processus du point de vue de la liberté de choix des personnes et de leur espace des possibles. L’étude des trajectoires d’insertion, à partir du troisième panel téléphonique du CEREQ, révèle ainsi des inégalités marquées si l’on retient ces deux points de vue. Cette approche longitudinale s’inspire de l’ « approche par les capacités » d’Amartya Sen, qui met l’accent sur les capacités et les libertés réelles des individus à choisir des cours de vie auxquels ils attribuent de la valeur. Cette approche est introduite au lecteur dans un premier temps, ainsi que la question de son opérationnalisation empirique pour étudier des parcours d’emploi et de non-emploi. Les parties suivantes présentent les résultats d’un travail exploratoire, cherchant à montrer la pertinence de cette approche pour étudier, en dynamique, les libertés réelles dont disposent les jeunes dans la conduite de leur insertion socio-professionnelle dans les années qui suivent leur sortie du système scolaire. Six trajectoires-types sont construites. L’appartenance à celles-ci entraîne des disparités marquées du point de vue de l’espace des possibles (possibilité d’obtenir un CDI, d’obtenir un entretien d’embauche, pouvoir se déplacer, etc.) et des accomplissements effectifs (loisirs, revenu subjectif, etc.), pendant le parcours d’insertion. Si l’influence des variables socio-démographiques classiques est importante, l’appartenance à une trajectoire d’insertion plus ou moins « réussie » est un facteur également déterminant. Les parcours marqués par de longues périodes de non-emploi non voulu imposent de nombreuses contraintes aux jeunes, et les opportunités se réduisent avec le temps. Ces parcours contraints frappent surtout les jeunes filles, les moins qualifiés et les jeunes d’origine étrangère, toutes choses égales par ailleurs. L’étude interroge l’origine structurelle de ces contraintes, et, partant, interroge l’articulation entre responsabilité individuelle et responsabilité collective dans de telles situations de choix contraint et de faible liberté réelle.

Page 3: L’insertion des jeunes peu diplômés dans l’emploi ...bernard.bianca.pivot.free.fr/Articles/Documents @ voir/L'insertion... · les capacités » d’Amartya Sen, qui met l’accent

3

Sommaire 1. Introduction ....................................................................................................... 5 2. L’approche par les capacités comme grille d’analyse des libertés de choix et des ensembles d’opportunités............................................................................ 6

Les concepts : capabilité et fonctionnements ...................................................... 7 Les tentatives pour rendre opérationnelle l’approche.......................................... 9 Opportunités et contraintes pour les demandeurs d’emploi............................... 10

3. Contraintes et disparités dans l’accès à l’emploi......................................... 11 Le panel............................................................................................................. 11 Des jeunes filles avec une meilleure formation initiale que les jeunes hommes 12 Des emplois à durée déterminée....................................................................... 13 Des durées de chômage différentes selon le sexe............................................ 14 Contraintes et insatisfactions............................................................................. 14

4. Accès à l’emploi : une analyse par trajectoires-types ................................. 15 Trajectoire n° 1 : Accès indirect au CDI par l’intermédiaire de CDD ................. 17 Trajectoire n° 2 : Accès relativement rapide et durable au CDI ........................ 17 Trajectoire n° 3 : Parcours « galère » entre chômage, dispositifs et emploi ..... 18 Trajectoire n° 4 : Pérennisation des CDD (après apprentissage ou dispositifs) 19 Trajectoire n° 5 : Apprentissage puis emploi .................................................... 19 Trajectoire n° 6 : Chômage et dispositifs ........................................................... 19 Les différents profils dessinés et l’appartenance à une trajectoire-type ............ 20

5. Appartenance à une trajectoire-type et disparités en termes de réalisations 22

L’indépendance résidentielle ............................................................................. 23 La satisfaction liée au logement ........................................................................ 26 La possession d’un véhicule motorisé............................................................... 27 Les loisirs et mode de vie des jeunes................................................................ 28 Les indicateurs subjectifs de richesse ............................................................... 29 • La comparaison avec les proches .......................................................... 30 • Le rapport entre dépenses et revenu...................................................... 31

Conclusion partielle ........................................................................................... 32 6. Choix, opportunités et contraintes durant le parcours................................ 33

6.1. Activité de recherche d’emploi : contraintes et opportunités ...................... 33 Une recherche d’emploi plus « active » pour les filles… ................................... 33 … pour des exigences moins élevées............................................................... 34 Obtenir un entretien........................................................................................... 35 Avoir l’opportunité de refuser une offre d’emploi durant une période de chômage.......................................................................................................................... 38

6.2. Regards a posteriori sur les parcours : étude de deux populations contraintes ............................................................................................................ 42

Ne jamais avoir connu de CDI........................................................................... 43 Avoir subi plus de 22 mois de chômage............................................................ 45

7. Conclusion....................................................................................................... 48 Bibliographie........................................................................................................... 50 Annexe méthodologique........................................................................................ 52

Page 4: L’insertion des jeunes peu diplômés dans l’emploi ...bernard.bianca.pivot.free.fr/Articles/Documents @ voir/L'insertion... · les capacités » d’Amartya Sen, qui met l’accent

4

Remerciements Les auteurs tiennent à remercier le Centre d’Etudes et de Recherches sur l’Emploi et les Qualifications (Céreq) pour la mise à disposition du panel, et tout particulièrement Josiane Vero et Jean-François Giret pour leurs précieux conseils. Nous restons bien évidemment seuls responsables des erreurs éventuelles.

Page 5: L’insertion des jeunes peu diplômés dans l’emploi ...bernard.bianca.pivot.free.fr/Articles/Documents @ voir/L'insertion... · les capacités » d’Amartya Sen, qui met l’accent

5

1. Introduction L’insertion dans l’emploi est un processus dynamique. Ce processus pose la question de la liberté de choix des personnes, en fonction de leur espace des possibles. L’étude des trajectoires d’insertion révèle ainsi des inégalités marquées si l’on retient ces deux points de vue. L’espace des possibles pour les entrants sur le marché du travail est constitué par l’ensemble des opportunités offertes par les acteurs de ce marché, ainsi que par les jugements de ces acteurs sur les personnes (jugements des recruteurs potentiels, en fonction des signaux envoyés par l’impétrant – diplôme, « qualité », etc. –, mais aussi jugements de la part des intermédiaires institutionnels, comme le service public de l’emploi). La liberté de choix est fonction de cet ensemble d’opportunités : plus l’ensemble est grand, plus cette liberté semble importante. La valeur de ces opportunités compte cependant : la façon dont les candidats à l’emploi évaluent ces opportunités est donc à considérer également. Leur liberté de choix est réelle, par opposition à formelle, pour autant qu’ils disposent d’un ensemble d’options qu’ils ont raison de valoriser, et au sein duquel ils sont effectivement libres de faire un choix authentique. Cette étude tente d’analyser, d’un point de vue longitudinal, les parcours d’insertion de jeunes peu diplômés à partir du panel téléphonique du Céreq, et de ce double point de vue : liberté de choix et ensemble d’opportunités. On s’appuie pour cela sur l’ « approche par les capacités » du Prix Nobel d’économie Amartya Sen, qui met l’accent sur les capacités et les libertés réelles des individus à choisir des cours de vie auxquels ils attribuent de la valeur. Cette approche est brièvement rappelée dans la partie 2, qui présente la façon dont on peut conceptuellement associer les problématiques de la liberté de choix et des ensembles d’opportunités pour étudier empiriquement des parcours d’accès à l’emploi. Les parties suivantes présentent les résultats d’un travail exploratoire, cherchant à montrer la pertinence de cette approche pour étudier, en dynamique, les libertés réelles dont disposent les jeunes dans la conduite de leur insertion socio-professionnelle dans les années qui suivent leur sortie du système scolaire. La partie 3 étudie les disparités entre les individus du panel au regard des situations d’emploi et de non-emploi. La partie 4 propose une typologie des trajectoires d’insertion des jeunes du panel. Six trajectoires-types sont élaborées, et on cherche à expliquer l’appartenance à ces trajectoires. Les parties qui suivent regardent l’effet de l’appartenance à telle ou telle trajectoire sur les possibilités de choix des jeunes en insertion, et sur leurs réalisations cinq ans après leur sortie du système éducatif. La partie 5 montre des disparités marquées en termes de réalisations d’un certain nombre de réalisations hors de la sphère de l’emploi (mobilité, indépendance résidentielle, loisirs), et propose un modèle explicatif dans lequel l’influence de la trajectoire-type suivie est importante. La partie 6 étudie des événements particuliers révélant des disparités en termes d’opportunités de choix. On s’arrête notamment sur deux événements intéressants du point de vue de l’approche par les capacités : le fait d’obtenir ou non un entretien d’embauche après avoir candidaté, et le fait d’avoir eu l’opportunité au cours du parcours de refuser une proposition d’embauche. Le premier événement met en lumière des difficultés plus grandes pour certains de convertir leurs efforts de recherche d’emploi en des résultats concrets (ici, des entretiens d’embauche, ce qui ne présuppose en rien du succès à ces entretiens). Le second illustre de façon très nette des inégalités réelles entre les jeunes du point de

Page 6: L’insertion des jeunes peu diplômés dans l’emploi ...bernard.bianca.pivot.free.fr/Articles/Documents @ voir/L'insertion... · les capacités » d’Amartya Sen, qui met l’accent

6

vue de la liberté de ne pas accepter n’importe quelle offre d’emploi. Le reste de cette partie étudie également deux sous-populations fortement contraintes sur les cinq années du suivi : la première est constituée des jeunes qui n’ont jamais connu de période d’emploi en CDI, la seconde de ceux qui sont restés le plus souvent au chômage (en retenant pour cela le dernier quartile). Pour ces deux sous-populations, les contraintes s’accumulent, et les opportunités d’accès à un emploi stable s’amenuisent dans la durée. Leurs possibilités effectives de choix et leur responsabilité individuelle sont interrogées à l’aune de ces résultats quantitatifs. De ce point de vue, l’approche par les capacités de Sen offre des pistes théoriques séduisantes pour étudier ces populations subissant des privations importantes en termes de libertés réelles par rapport à l’accès à l’emploi. 2. L’approche par les capacités comme grille d’analyse des libertés

de choix et des ensembles d’opportunités L’approche par les capacités est un cadre d’évaluation des états individuels et des arrangements sociaux proposé par Amartya Sen, mais de manière disséminée dans de nombreux articles et ouvrages, dans des disciplines diverses, et de façon graduelle. Il est dur de trouver un texte de Sen résumant de façon synthétique les tenants de cette approche, et la méthode à employer1. En conséquence les travaux se réclamant de cette approche, de plus en plus nombreux2, font un travail inégal d’interprétation, débouchant sur des résultats divers. Sen met l’accent sur les « bases informationnelles en matière de justice », c’est-à-dire le type d’information sur lequel se basent l’élaboration, la mise en œuvre et l’évaluation de l’action publique. Il choisit de placer la focale de l’évaluation sur l’espace de liberté réelle dont bénéficient les personnes. Les situations individuelles et les arrangements sociaux doivent s’appréhender au regard des libertés individuelles des personnes de mener à bien les projets auxquels ils accordent de la valeur. Cette base d’information qu’est l’espace de liberté réelle des personnes est appelée leur « capabilité » (capability) par Sen. Le choix de cette base d’information, pour évaluer les politiques publiques par exemple, s’interroge d’un point de vue positif et normatif (Farvaque, 2004a). D’un point de vue positif, recourir à cette base d’évaluation modifie grandement la description des états individuels et sociaux. D’un point de vue normatif, cette modification de la description entraîne des prescriptions différentes pour l’action publique. On considère ici surtout les enjeux positifs ou descriptifs. L’approche par les capacités (AC) se comprend par son opposition aux bases d’évaluation utilisées habituellement en théorie économique et en économie appliquée. La première s’est surtout basée sur une approche utilitariste, évaluant les états sociaux et les situations individuelles du point de vue des satisfactions mentales ressenties par les agents, appelées utilités. L’économie appliquée s’est 1 Les ouvrages traduits en français permettent de se familiariser avec l’approche (Sen, 2002a, 2002b). Les réponses de Sen aux critiques et commentaires dans des numéros spéciaux de revues ou dans des ouvrages collectifs offrent des mises au point assez claires (Sen, 1993, 1996). On recommandera la lecture de l’excellent survey de Robeyns (2000). 2 Voir en particulier les textes présentés lors des quatre premières conférences internationales sur l’approche. Textes disponibles sur le site : www.hd-ca.org

Page 7: L’insertion des jeunes peu diplômés dans l’emploi ...bernard.bianca.pivot.free.fr/Articles/Documents @ voir/L'insertion... · les capacités » d’Amartya Sen, qui met l’accent

7

surtout basée sur une métrique monétaire pour appréhender les situations sociales ou individuelles. Par opposition à ces deux bases, Sen va directement considérer les actions et surtout les possibilités d’action des personnes, et non plus une métrique imparfaite portant sur les moyens de l’action (les ressources monétaires) ou les résultats de celle-ci (en termes d’utilité). Sen recommande ainsi de regarder directement ce que les individus peuvent concrètement faire de leurs ressources et opportunités, étant donné la situation dans laquelle ils se trouvent. La focale de l’évaluation est placée sur leur espace de liberté réelle (par opposition à liberté formelle, Sen s’appuyant ici explicitement sur Marx). Il s’agit pour Sen de conceptualiser cet espace de liberté réel au sein duquel les personnes peuvent faire des choix. Le problème qui découle de cette conceptualisation porte sur les possibilités de rendre opérationnelle (c'est-à-dire de confronter à des données réelles) cette approche. On considère ces deux points successivement. Les concepts : capabilité et fonctionnements Il y a deux concepts centraux dans l’approche : celui de « capabilité » et celui de « fonctionnement ». L’ensemble des cours de vie qu’une personne peut réellement atteindre, étant donné sa situation, ainsi que les ressources dont elle bénéficie ou peut bénéficier et les structures de contraintes, est appelée « capabilité » par Sen, et représente sa liberté réelle. L’espace de liberté réelle de quelqu'un est ainsi structuré par ses compétences ou qualités, la représentation qu’ont les autres acteurs de ces compétences et qualités, les droits dont il ou elle dispose ou peut disposer, l’état de la société, etc. Par exemple, une politique d’éducation peut accroître l’espace des possibles pour les enfants comme pour leurs parents. La personne, qui dispose ainsi d’un certain espace de liberté dont elle n’est pas la seule responsable, choisit certains cours de vie parmi ceux possibles et réellement atteignables : dans le vocabulaire de Sen, elle choisit d’accomplir certains « fonctionnements ». L’ensemble des fonctionnements atteignables pour quelqu’un constitue sa liberté de choix et d’action – sa capabilité. Les deux notions de capabilité et de fonctionnements sont étroitement liées, une capabilité particulière représentant simplement la possibilité réelle d’accomplir un certain fonctionnement. On pourra de façon simplifiée noter que « faire X » dénote un fonctionnement réalisé. Pour ce qui est de la capabilité, il s’agit d’évaluer la possibilité réelle de faire X à un coût supportable3. « La » capabilité de quelqu’un dénotera le plus souvent l’ensemble de ses potentialités réelles (par opposition aux possibles formels). Capabilité et fonctionnements forment donc la base informationnelle de l’AC4. 3 A un coût supportable, car il ne s’agit pas d’évacuer toute contrainte. Si marcher sur la Lune représente un possible pour tout le monde, le coût n’est pas supportable pour l’individu comme la collectivité. On peut également inclure d’autres contraintes que celles sur le coût : par exemple des contraintes d’effort, de mérite, juridiques, etc. 4 La convention est de traduire capability par capabilité (pour alléger, le mot plus courant de « capacité » – sauf mention contraire – renvoie également dans le texte au concept de Sen) et functioning par fonctionnement, suivant les différentes traductions de Sen. La traduction la plus conforme du terme functioning serait « mode de fonctionnement », note Paul Chemla, le traducteur de Inequality Reexamined (trad. fr. : [Sen, 2000a]). Le traducteur note qu’il « faut oublier toutes les connotations ‘mécaniques’ du mot. Il désigne ici toutes les façons d’être et d’agir des individus » [in Sen, 2000a, NdT p. 22, note e]. Il note ailleurs que « le mot capability existe en anglais, à côté d’autres comme ability, et signifie ‘capacité’, ‘aptitude’, ‘possibilités’, etc. Chez Amartya Sen, il prend un sens très précis : l’ensemble des modes de fonctionnement humain qui sont potentiellement accessibles à une personne, qu’elle les exerce ou non » [ibid., p. 12 note c]. On traduira cependant le

Page 8: L’insertion des jeunes peu diplômés dans l’emploi ...bernard.bianca.pivot.free.fr/Articles/Documents @ voir/L'insertion... · les capacités » d’Amartya Sen, qui met l’accent

8

Pour prendre un exemple afin d’expliciter les notations précédentes, si X représente l’accès à une formation professionnelle pour un salarié, on pourra regarder si tel salarié a ou non la liberté réelle d’obtenir un congé formation auquel il attache une certaine valeur (et non la liberté formelle, ouverte normalement sous certaines conditions à la plupart des salariés), ce qui indiquera une capabilité. On peut imaginer des comparaisons entre salariés d’une même entreprise, d’un même secteur, ou d’entreprises et secteurs différents, au regard de la liberté d’accomplir cette réalisation. La dimension du choix individuel n’est pas ignorée, car selon l’approche, c’est au salarié de choisir. L’individu réalise certains fonctionnements parmi ceux qui lui sont accessibles. Suivre la formation F par choix véritable ou par contrainte (pressions de la part de la hiérarchie, seule formation disponible, etc.) n’a pas la même valeur : si la réalisation est bien la même, au final (le salarié suit sa formation), il avait néanmoins une capabilité amoindrie dans le second cas. De même, le fait de pouvoir ne pas suivre de formation peut indiquer des pistes de réflexion sur les libertés réelles des individus5. N’évaluer que les fonctionnements ne permet donc pas de comparer deux personnes qui, bien qu’ayant le même accomplissement au final (ont suivi la formation, ou ne l’ont pas suivie), n’avaient pas le même espace de choix au départ, ou qui ont été contraintes. C’est cela qu’il convient de regarder, et c’est pour cela que la base d’information porte sur la capacité, pas juste sur les fonctionnements. La différence apportée par la convention d’évaluation proposée par l’AC, on le voit avec l’illustration précédente, est dans la façon d’étudier le bien-être des personnes en termes de liberté réelle et de possibilités de choix, en mettant l’accent sur l’articulation entre les droits et ressources distribués par les institutions sociales et les projets individuels. Evaluer la distribution d’une ressource ou d’un droit peut ainsi se faire en considérant une base d’information alternative : non pas savoir si l’utilité ou la richesse monétaire des bénéficiaires est accrue ou non, mais savoir si l’espace de liberté réelle est plus grand après qu’avant. Si l’on reprend l’exemple des bénéficiaires de la formation continue, on cherchera à savoir si la liberté de faire des choix par rapport à sa carrière, à ses préférences concernant la conciliation de la vie professionnelle et familiale, etc., est accrue grâce au bénéfice du droit et selon les termes de sa mise en œuvre, là où les études économiques classiques chercheront à évaluer l’accroissement de bien-être en termes de l’augmentation attendue des salaires. L’évaluation de la situation des personnes se fait à partir des possibilités réelles de convertir des droits et ressources en des libertés effectives, qui leur permettent ensuite de mener le cours de vie qu’ils ont « raison de valoriser », comme l’écrit Sen6. Le passage de la sphère des possibilités formelles à celle des possibilités réelles s’étudie dans un contexte, dans lequel doit également être évaluée la légitimité des contraintes obstruant ou facilitant ce passage7.

plus souvent le terme capability approach par « approche par les capacités », pour donner une clé d’entrée immédiate et une compréhension intuitive aux non-familiers. 5 La base des capacités peut ainsi interroger le caractère authentique du manque d’ « appétence » des salariés pour la formation continue : est-ce par choix véritable, ou par manque d’opportunités ? Voir Fournier (2004) qui montre que ce sont les salariés les moins qualifiés qui estiment avoir le moins besoin de formation. 6 Une expression qui revient couramment chez Sen, indiquant une prise au sérieux des préférences individuelles, mais dans un sens différent de l’économie néoclassique (cf. Sen, 2002c). 7 La prise en compte des contraintes imprime comme un retour de la réalité. Il ne s’agit pas de considérer tous les « possibles possibles » (comme marcher sur la Lune par exemple), mais bien ceux

Page 9: L’insertion des jeunes peu diplômés dans l’emploi ...bernard.bianca.pivot.free.fr/Articles/Documents @ voir/L'insertion... · les capacités » d’Amartya Sen, qui met l’accent

9

Les tentatives pour rendre opérationnelle l’approche De nombreuses études s’inspirant de l’AC ont cherché à mesurer la pauvreté et l’inégalité reconsidérées en termes de privations de certaines capabilités essentielles. Le cadre de l’AC permet d’identifier des populations pauvres en termes de capabilités, qui échappent aux mesures classiques et « officielles » de la pauvreté en termes monétaires. Des travaux portant sur des indicateurs nationaux (Sen, 1985 pour la première illustration) ou sur des données individuelles fournies par des panels ont développé des cadres statistiques variés pour évaluer les capabilités et fonctionnements des personnes. Sen n’ayant jamais fourni de méthode clés en main, ces différentes tentatives d’opérationnalisation passent par une première étape obligatoire, celle de la définition d’un cadre empirique et d’une méthodologie permettant dans un second temps la confrontation aux données. La littérature offre ainsi des résultats très différents les uns des autres. Pour Klasen (2000), dans le cas de l’Afrique du Sud, passer d’une mesure monétaire de la pauvreté à une mesure plus qualitative en termes de capacités ne dépend que de la qualité de la base de données. Dit autrement, cela ne pose pas de problèmes techniques particuliers. Un tel changement dans la définition d’outils descriptifs entraîne des changements prescriptifs, indique l’auteur : notamment, les pauvres en termes de capabilité n’étant pas forcément pauvres monétairement, l’accès aux services de base et la distribution de services en nature et non en espèces sont des pistes de politiques possibles. Des résultats comparables sont établis pour des régions riches, comme la Toscane, à partir de l’étude de bénéficiaires de l’aide publique municipale (Balestrino, 1996), ou pour étudier les disparités régionales d’un pays comme le Pérou (Ruggeri-Laderchi, 1999). La pauvreté des jeunes en France est également représentée d’une tout autre manière si l’on compare des indicateurs de pauvreté monétaire, de fonctionnements de base ou approchant la liberté de choix, dans les sphères privée et professionnelle (Vero, 2002). La place nous manque pour indiquer les méthodes suivies par d’autres tentatives tout aussi intéressantes (cf. sur ce point Farvaque, 2003). La difficulté principale est celle du saut des données à l’interprétation en termes de « capabilités » ou « fonctionnements ». L’idéal serait l’élaboration d’un indicateur parfait de liberté de choix, prenant en compte l’ensemble des alternatives possibles, celles réellement atteignables, les coûts supportés par tel ou tel choix, les compétences requises pour prendre la décision, etc. Il est plus honnête d’avouer immédiatement que la mise au point d’un tel indicateur tient de la gageure. Le « compromis pratique » que propose Sen est de partir des données existantes, de retenir celles qui renseignent sur les opportunités de choix et les contraintes des personnes, et de les interpréter selon la grille analytique de l’AC. Quelles données retenir ? L’alternative proposée par l’AC est justement dans ce choix de la part de l’évaluateur. Choisir d’étendre l’évaluation du développement à d’autres indicateurs que ceux monétaires (PIB par tête) permet de dépeindre autrement les progrès économiques et sociaux réalisés ou non par les pays. Un tel déplacement de la focale évaluative a donné naissance à l’Indicateur de Développement Humain (IDH), dont l’intérêt descriptif et prescriptif est aujourd’hui reconnu. Ce même élargissement est à l’œuvre dans les références mentionnées ci-dessus. L’interprétation de ces élargissements, donnant généralement lieu à des approches multicritères, en termes de fonctionnements et de capabilités est qui sont réalisables par choix, à un coût supportable et, éventuellement, en fonction de certaines contraintes légitimes (de coût, d’effort, de responsabilité, etc.)

Page 10: L’insertion des jeunes peu diplômés dans l’emploi ...bernard.bianca.pivot.free.fr/Articles/Documents @ voir/L'insertion... · les capacités » d’Amartya Sen, qui met l’accent

10

généralement le point le plus discuté. N’y a-t-il pas abus à recourir aux concepts de Sen pour simplement étudier la pauvreté, les inégalités ou le développement d’un point de vue multidimensionnel, non réduit à la simple possession de ressources monétaires ? Ce danger guette évidemment au tournant. De tels abus sont facilement évitables si l’on n’utilise pas l’AC de façon uniquement rhétorique, mais bien de la façon analytique exposée plus haut : c'est-à-dire, comme grille d’analyse des libertés de choix et des espaces de possibles des personnes, ce qui implique d’étudier les possibilités effectives de convertir tel droit accordé, telle ressource distribuée ou tel moyen mis en œuvre en une liberté supplémentaire. Parler du droit à l’éducation ou à la formation comme une exigence pour les capabilités des personnes est certainement une tournure syntaxique parmi d’autres (on pourrait remplacer « capabilités » par « droits fondamentaux », « besoins de base », etc.) ; évaluer comment des ressources éducatives supplémentaires pour un pays en développement sont converties, ou non, en libertés plus grandes pour les enfants et leurs parents, ou bien encore étudier comment la mise en œuvre du droit à la formation continue pour les salariés, ou du droit à une aide monétaire temporaire pour les jeunes en insertion8 sont converties, ou non, en libertés plus grandes, constitue la réelle alternative analytique soutenue par l’AC. Opportunités et contraintes pour les demandeurs d’emploi Cette grille d’analyse offre ainsi un regard novateur sur l’action publique en matière d’emploi et de politiques sociales. De quelle liberté réelle disposent les demandeurs d’emploi d’obtenir un travail qui convient à leurs attentes ? Il est à craindre, pour la raison soulevée précédemment, que l’on ne puisse répondre de façon quantitative et non controversée à cette question. Mais on peut évaluer la situation des demandeurs d’emploi de ce point de vue, sans forcément tomber dans le fétichisme de la mesure. On peut ainsi se demander si les programmes dits d’activation, parmi eux les programmes de workfare, augmentent réellement la liberté d’obtenir un emploi, ou bien au contraire ne réduisent pas la liberté réelle des personnes en les contraignant dans certains cas à accepter l’emploi proposé par l’institution de placement (Bonvin et Farvaque, 2004). Il est plus facile d’évaluer les privations en termes de liberté que les libertés elles-mêmes. Dit autrement, les données sont plus aisément interprétables en termes de contraintes qu’en termes d’opportunités réelles. Des études empiriques ont montré que la plupart des chômeurs ou bénéficiaires de l’assistance publique ne sont pas forcément pauvres en termes de revenus, mais peuvent l’être en termes de capabilités ou de libertés réelles (Schokkaert et Van Ootegem, 1990 ; Le Clainche, 1994). La question de la liberté réelle et de l’opportunité de choix ressort de façon centrale de ces études. Or, ces bases informationnelles sont peu mises en avant dans la plupart des travaux économiques. Au mieux la liberté est-elle appréhendée comme un calcul, en fonction de structures d’incitations monétaires (cf. les travaux sur la trappe à pauvreté). Mais les autres types de contraintes non monétaires, comme celles dues au genre (Burchardt, 2002 ; Robeyns, 2003), et la question de l’étendue de la liberté de choix des individus relativement à l’emploi, vont bien au-delà de cette rationalité calculatoire (Bonvin, Farvaque, 2004). Par opposition au paradigme dominant du capital humain, l’AC appliquée à l’emploi pose la question du choix économique rationnel par la problématique de la liberté et non par celle du

8 Sur ce point, voir Farvaque et Benlemselmi (2003), Farvaque (2004b).

Page 11: L’insertion des jeunes peu diplômés dans l’emploi ...bernard.bianca.pivot.free.fr/Articles/Documents @ voir/L'insertion... · les capacités » d’Amartya Sen, qui met l’accent

11

calcul. L’approche met autant l’accent sur les capacités en termes de compétences individuelles que sur les capacités en termes d’options réelles. Au lieu de supposer une rationalité et une responsabilité individuelles également réparties entre les chercheurs d’emploi, l’AC insiste ainsi sur les différentiels réels en matière de possibilités de choix, la valeur inégale des opportunités dont ils disposent, ainsi que les inégalités flagrantes créées par certaines structures de contraintes. Cette grille de lecture permet d’élargir la représentation du « non-emploi », en évaluant les situations de non-emploi féminin par manque de choix et de capabilité (Burchardt, 2002), ou d’interroger les parcours d’insertion les plus contraints, comme nous le proposons ci-dessous. Le cadre théorique de l’AC permet bien d’introduire une réflexion sur les contraintes et opportunités dont disposent les personnes, qui va au-delà des réflexions traditionnelles sur la recherche d’emploi et sur la responsabilité individuelle que la rhétorique de l’employabilité place en son cœur (Bonvin et Farvaque, 2003).

3. Contraintes et disparités dans l’accès à l’emploi

L’aspect dynamique est encore peu développé dans les opérationnalisations de l’AC : on ouvre quelques pistes avec une analyse longitudinale de ces parcours d’insertion, à l’aide du panel téléphonique du CEREQ. Les possibilités de choix et les contraintes des jeunes entrants sur le marché du travail sont étudiées en fonction de leur parcours. On voit dans quelle mesure l’espace des possibles est différent pour ces jeunes, ce qui montre les problèmes de ciblage quand on parle de « jeunes peu diplômés » ou de jeunes « en voie d’insertion ». Des inégalités en termes de liberté de choix – de capacités, pour parler comme Sen – sont mises en évidence. L’étude proposée ici propose une lecture des difficultés d’insertion des jeunes recourrant à l’analyse de Sen. L’approche offre notamment un éclairage nouveau sur les contraintes subies au sein d’un groupe suivi sur plusieurs années. Cette partie est consacrée à la présentation du panel et à la mise en évidence de certaines disparités dans l’accès à l’emploi entre les individus d’un public a priori homogène du point de vue de l’âge et de la faiblesse du niveau de qualification.

Le panel Le troisième panel téléphonique du CEREQ (cf. encadré n° 1) offre de nombreuses indications sur certaines libertés liées à l’emploi : être en emploi ou rester habiter chez ses parents par choix, etc. Ces informations ont été étudiées par Vero dans une opérationnalisation inventive de l’approche par les capacités, pour une seule vague de ce panel (Vero, 2002). Le suivi longitudinal de ces informations que nous avons effectué n’a toutefois pas donné de résultats pertinents, en raison notamment de nombreuses réponses manquantes. L’étude de l’accès à l’emploi des jeunes peu diplômés qui représentent la population de la base s’est donc basée sur d’autres types d’information, et surtout sur une typologie de trajectoires, qui montrent des différentiels de capacité à s’insérer, et la rencontre inégale de certaines opportunités et contraintes.

Page 12: L’insertion des jeunes peu diplômés dans l’emploi ...bernard.bianca.pivot.free.fr/Articles/Documents @ voir/L'insertion... · les capacités » d’Amartya Sen, qui met l’accent

12

Encadré 1. Présentation du troisième panel téléphonique du CEREQ

Le Centre d’études et de recherche sur les qualifications (CEREQ) a entrepris depuis 1986, trois enquêtes téléphoniques (outre les enquêtes « Génération 92 » et « Génération 98 ») sur l’insertion des jeunes. L’étude présentée ici a été réalisée à partir du troisième panel téléphonique du CEREQ. Ce panel a été constitué à partir de 1996, auprès d’un échantillon de 3500 jeunes dont la scolarité s’est achevée durant l’année scolaire 1993-94 à un niveau inférieur ou égal au baccalauréat. Cette enquête, basée sur des entretiens téléphoniques (réalisés à partir d’un questionnaire CATI – Computer Assisted Telephone Interview), avait pour principal objectif la reconstitution des trajectoires professionnelles des jeunes au cours de leurs six premières années de vie active. La base de ces sortants du système scolaire s’appuyait sur les fichiers d’élèves collectés auprès de collège et des lycées ainsi que sur les contrats d’apprentissage fournis par le ministère de l’Emploi et de la solidarité. Cette catégorie de « sortants du système scolaire » a la particularité d’inclure des jeunes qui sortent de l’école pour néanmoins prolonger leur formation initiale par l’apprentissage. Elle inclut également des sorties d’études pour les jeunes qui auraient déjà interrompu antérieurement leur cursus scolaire pour entrer dans la vie active. La catégorie diffère à ce titre de celle de « sortants de formation initiale », retenue par exemple dans les enquêtes Génération 92 ou 98, ou dans les bilans formation-emploi depuis 1995. Comme l’indiquent les chargés d’étude du CEREQ responsables de ce panel, si cette catégorie peut constituer une entorse à l’harmonisation statistique, le choix peut se défendre car « l’objet d’étude est celui de la ‘transition professionnelle’ (du passage d’un univers scolaire au monde du travail), où pour toute une série de jeunes le ‘point de rupture’ se situe à l’entrée en apprentissage plutôt qu’après celui-ci et où l’apprentissage peut être considéré comme un ‘contrat aidé’ faisant partie des diverses mesures qui facilitent l’insertion professionnelle des jeunes en ‘organisant’ la ‘transition professionnelle’ » (Giret et al., 2002, p. 9). Le panel est constitué de cinq vagues d’interrogation (de 1996 à 2000) espacées d’un an. Ce renouvellement des interrogations permet de limiter les biais de mémoire dans la reconstitution des parcours. Outre la reconstitution mois par mois de la trajectoire professionnelle, le questionnement a également porté sur les caractéristiques individuelles, l’entourage familial et le mode de vie, la recherche d’emploi (attentes et exigences), les caractéristiques des emplois occupés, et les ressources financières. Etant donné la mauvaise qualité des données de la fiche « individu » de la dernière vague d’enquête, nous avons décidé de nous limiter, pour ce qui est des données individuelles, aux quatre premières vagues. Le calendrier des situations d’emploi et de non-emploi porte lui sur six ans, d’octobre 1993 à février 2000. Nous avons opéré sur le panel cylindré comprenant les 1707 individus ayant donné des informations complètes sur leur état professionnel sur les six ans. Nous avons repris les pondérations utilisées par le CEREQ dans les premières exploitations de cette base. Une fois pondéré, cet échantillon représentait environ 320 000 jeunes sortants du système scolaire durant l’année scolaire 1993-94, issus de l’enseignement secondaire. Des jeunes filles avec une meilleure formation initiale que les jeunes hommes Le panel est consacré à des jeunes peu ou pas diplômés, tous de niveau inférieur ou égal au baccalauréat (ou brevet de technicien). Il s’agit de jeunes de niveau IV, V diplômé, V non diplômé, ou VI-V bis (cf. encadré 2).

Page 13: L’insertion des jeunes peu diplômés dans l’emploi ...bernard.bianca.pivot.free.fr/Articles/Documents @ voir/L'insertion... · les capacités » d’Amartya Sen, qui met l’accent

13

Encadré 2. Niveaux de qualifications

Le niveau IV inclut les sortants de formation secondaire niveau baccalauréat (général, technique ou professionnel) ou niveau brevet de technicien. Le niveau V diplômé représente les personnes ayant obtenu un BEP ou un CAP, voire une mention complémentaire à ce(s) dernier(s). Le niveau V non diplômé est constitué par les élèves n’ayant pas obtenu leur BEP ou CAP, ainsi que les élèves ayant abandonné leurs études avant la classe terminale. Le niveau V bis comprend les élèves ayant poursuivi les études pendant au moins un an vers un BEP, CAP, ou ceux sortants de 4ème préparatoire, ou encore de 3ème générale. Le niveau VI est constitué des élèves ayant abandonné les études sans aucun diplôme à la fin de la scolarité obligatoire. Les 1707 jeunes du panel cylindré, âgés pour la quasi-totalité (90 %) de 16 à 21 ans, se répartissent de façon comparable dans les niveaux IV, V diplômé et VI-V bis, dans une proportion légèrement inférieure à 30%. Le niveau V non diplômé ne regroupe que 14% des individus (cf. tableau 1). Les filles, qui constituent près de 43% de la population totale étudiée, ont donc une meilleure formation initiale que les garçons. Le seul niveau de formation pour lequel elles sont majoritaires est en effet le niveau bac (53% de filles). Elles sont largement sous-représentées dans le niveau de formation le plus bas (seulement 28.5%). 62% des pères et 66% des mères des jeunes interrogés ont abandonné leurs études avant le lycée. Seuls 5% des pères et 4% des mères ont poursuivi leurs études après le baccalauréat.

Tableau 1. Niveau de formation

Niveau de formation F H Ensemble IV 35.57% 23.12% 28.41% V diplômé 31.17% 28.31% 29.53% V non diplômé 14.14% 13.08% 13.53% VI-V bis 19.13% 35.49% 28.54%

Des emplois à durée déterminée En juillet 1994, les jeunes en emploi ne représentent qu’à peine un tiers de la population, pour autant de chômeurs. La part des salariés va augmenter très sensiblement dès la rentrée scolaire suivante : en octobre 1994, elle vaut 49%. Cette part connaît ensuite une croissance irrégulière mais nette, et début 2000 elle aura atteint 79%, soit près de quatre jeunes sur cinq en emploi. Si l’on prend en compte l’ensemble des situations d’emploi recensées dans la base, on constate par ailleurs que seuls 1 % des jeunes n’en ont connu aucune. L’accès au premier emploi (CDD, CDI, intérim ou emploi indépendant, à l’exclusion des emplois aidés) se fait en moyenne cinq mois après la fin de leur formation initiale. L’obtention d’un CDI est nettement plus difficile. La durée moyenne d’obtention d’un CDI est de plus de 42 mois. Surtout, près de 40 % des jeunes n’ont jamais contracté de CDI pendant la période de suivi (phénomène étudié plus en détails dans le § 6.2.)

Page 14: L’insertion des jeunes peu diplômés dans l’emploi ...bernard.bianca.pivot.free.fr/Articles/Documents @ voir/L'insertion... · les capacités » d’Amartya Sen, qui met l’accent

14

Le panel recense majoritairement des emplois à durée déterminée (tableau 2). Si l’on considère l’ensemble des situations d’emploi recensées dans la base, on observe que plus de 28 % d’entre elles sont des périodes de CDD, et moins de 27 % d’entre elles des périodes de CDI. Les jeunes femmes sont surreprésentées dans les CES et les CDD, tandis que les jeunes hommes le sont pour les emplois intérimaires et l’apprentissage. Plus de la moitié des postes occupés sont des emplois d’ouvriers (ouvrier qualifié, non qualifié et agricole), qui attirent surtout les jeunes hommes (plus de trois emplois sur quatre, contre un sur quatre pour les femmes). Les jeunes femmes occupent essentiellement des postes d’employées (commerce, fonction publique et entreprises) et de personnels de services directs aux particuliers.

Tableau 2. Statut des emplois des jeunes (en %)

Statut : H F Total Contrat d’apprentissage 16.97 8.00 13.21 Contrat Emploi Solidarité (CES) 2.17 10.15 5.52 Contrat de qualification 4.11 4.42 4.24 Intérimaire 16.05 8.33 12.81 CDD 26.42 31.41 28.52 CDI 26.91 26.62 26.79 Contrat saisonnier 2.16 3.12 2.56 Autres 5.21 7.95 6.36

Des durées de chômage différentes selon le sexe La durée moyenne d’une période de chômage est de 11.3 mois pour les jeunes du panel. La médiane est néanmoins de 5 mois, ce qui témoigne d’une distribution très allongée vers la droite : un individu a ainsi déclaré avoir passé 76 mois au chômage. La différence liée au sexe est forte : la durée moyenne est de 9.3 mois pour les hommes contre 13.6 mois pour les femmes. Le niveau de formation joue également un rôle qui se remarque aux extrêmes : tandis que les jeunes de niveau bac subissent des périodes de chômage durant en moyenne 9.3 mois, ceux de niveau VI-V bis, subissent des périodes moyennes de 13.2 mois. La durée moyenne de l’ensemble des périodes de chômage est de 22.4 mois. 25% des jeunes ont passé six mois ou moins au chômage. La médiane est de 17 mois. Les durées totales s’étalent de un mois à 76 mois. Pour les femmes, la durée moyenne de l’ensemble des périodes de chômage est de 26.3 mois contre 19 mois pour les hommes. Cette durée moyenne du chômage total est fonction croissante du niveau de formation pour les deux sexes, même si les moyennes restent assez proches : 20.1 pour le niveau IV, 22.2 pour le niveau V diplômé, 23.3 pour le niveau V non diplômé, 24.4 pour le niveau VI-V bis.

Contraintes et insatisfactions L’étude des situations d’emploi et de chômage révèle des situations contrastées, de nombreuses contraintes subies et quelques insatisfactions. A l’embauche, 87% des hommes et 60% des femmes occupent un poste à temps plein. Les jeunes pour qui ce n’est pas le cas sont 85% à vouloir travailler plus (avec une forte non-réponse toutefois), sans distinction de sexe. Les femmes n’ont pas une préférence pour un temps de travail inférieur à un plein temps différente de celle des

Page 15: L’insertion des jeunes peu diplômés dans l’emploi ...bernard.bianca.pivot.free.fr/Articles/Documents @ voir/L'insertion... · les capacités » d’Amartya Sen, qui met l’accent

15

hommes ; pourtant la réalité leur impose des contraintes supplémentaires. Le temps partiel s’apparente bien ici à des emplois « faute de mieux » (Galtier, 1999). Au niveau salarial, la rémunération moyenne est de 4.631 francs (environ 706 euro) mensuels nets. En moyenne, les femmes sont payées 18% de moins que les hommes, et il y a plus de 1 250 francs (191 euro) d’écart entre les deux valeurs médianes. De même, des écarts apparaissent entre les différents niveaux de formation. Les emplois des jeunes de niveau IV sont en moyenne rémunérés 5 090 francs (776 euros) contre 3 900 francs (594 euro) seulement pour les postes occupés par des jeunes de niveau VI-V bis. Plus d’un quart des jeunes entreprennent de rechercher un autre poste pendant la durée de l’emploi qu’ils occupent. Ces jeunes qui semblent insatisfaits par leur emploi actuel sont le plus souvent des femmes (52%). Le niveau de formation semble également légèrement plus élevé et la rémunération moyenne de ces emplois est plus faible. La proportion d’emploi à temps partiel est plus élevée, alors que la proportion de CDI est plus faible. La principale raison (pour presque 18 % des jeunes) d’une telle recherche parallèle est l’approche de la fin du contrat. L’insuffisance du salaire, l’insatisfaction du contrat ou statut, et enfin la recherche d’un emploi à plein temps, sont trois raisons citées chacune dans environ 12 à 13 % des cas. La peur de ne pas être gardé dans l’entreprise est citée à hauteur de 8 %. L’absence de lien entre la formation et l’emploi occupé encourage la recherche d’un autre emploi dans 9 % des cas. La question de l’ensemble de choix et des contraintes est bien mise en évidence ici. De nombreux jeunes acceptent un emploi par obligation financière. D’autres recherchent un emploi alors qu’ils en occupent un : ils visent un plein temps, difficile à obtenir, ou un statut plus sûr et moins précaire – on a vu que les emplois à durée limitée étaient très majoritaires sur l’ensemble des situations d’emplois du panel. Les opportunités et les contraintes ne semblent toutefois pas les mêmes pour tous. Le niveau de qualification semble plus ou moins protéger les jeunes. En revanche, lors de la recherche d’emploi, les femmes sont toujours plus désavantagées que les hommes. Elles sont ainsi plus nombreuses à chercher un autre emploi une fois embauchées. Elles travaillent plus souvent à temps partiel, alors qu’elles ne le désirent pas plus que les hommes. L’analyse proposée dans la partie suivante distingue plusieurs trajectoires-types et met en évidence les difficultés vécues par les jeunes suivant les parcours les plus contraints. Ces contraintes rencontrées pendant le parcours professionnel influencent la réalisation de certains accomplissements lors de la vague 4 (soit cinq ans après la sortie du système scolaire). Le reste de ce travail cherche ainsi à voir dans quelle mesure le fait de suivre tel ou tel parcours ouvre ou restreint l’espace des possibles. 4. Accès à l’emploi : une analyse par trajectoires-types La méthode des trajectoires-types a l’avantage de ne nécessiter aucune hypothèse a priori, et de reposer sur une méthode statistique classique. Par rapport à l’information classique contenue dans des indicateurs moyens (notamment ceux utilisés ci-dessus : durée d’accès à l’emploi, récurrence du chômage, etc.), l’approche par les

Page 16: L’insertion des jeunes peu diplômés dans l’emploi ...bernard.bianca.pivot.free.fr/Articles/Documents @ voir/L'insertion... · les capacités » d’Amartya Sen, qui met l’accent

16

trajectoires-types apporte un complément descriptif et informationnel riche et alternatif. L’intérêt est dans son appui sur une méthode individualiste et longitudinale. L’évaluation est individuelle. Elle permet d’apprécier « la dynamique individuelle d’insertion dans un contexte structuré par le fonctionnement du marché du travail et le rationnement de l’emploi » (Béduwé et Dauty, 1997 : 152). La diversité des trajectoires, malgré un contexte initial plus ou moins semblable (ici, des jeunes peu ou pas diplômés, même si la population ainsi décrite est très hétérogène), peut s’expliquer par des facteurs individuels (généralement socio-démographiques, cf. Dormont et Dufour-Kippelen, 2000) et par des facteurs de demande de travail. Le « signal » apporté par le diplôme ou le niveau de formation n’est ainsi pas le seul facteur explicatif de l’insertion dans l’emploi des jeunes. L’étude des trajectoires montre ainsi des différentiels d’employabilité, mais également de contraintes subies sur le marché du travail (en termes de tri des candidats et de sélectivité à l’embauche). La pluralité des formes individuelles d’insertion apporte au final, et de façon beaucoup plus nuancée que les informations basées sur des moyennes, des supports cognitifs mobilisables pour l’action publique (Béduwé et Dauty, 1997). Le panel téléphonique du CEREQ sur lequel nous avons travaillé a déjà donné lieu à une construction de trajectoires-types. Giret et al. (2002) proposent dans leur document de synthèse quatre trajectoires-types, utilisant six classes de situations : service national, chômage, inactivité ou études, CDI, mesures de la politique de l’emploi, et CDD. Nous avons décidé de regrouper ces situations en neuf classes : - Dispositifs d’insertion (regroupant CES, CIE, APEJ9, Contrat Emploi Service,

Emploi Jeune…) - Apprentissage (incluant contrat d’orientation, contrat de qualification, UFA) - Emploi en CDD (incluant l’intérim) - Emploi en CDI - Autre emploi (à son compte, aide familial...) - Chômage - Études - Inactivité - Service National

Cette classification a l’avantage de mettre en évidence – à la différence de Giret et al. – les trajectoires de jeunes en apprentissage, qui représentent un sous-groupe nombreux de l’échantillon. Comme on le voit ci-dessous dans l’une des trajectoires-types obtenues, l’accès par l’apprentissage à la sortie du système scolaire montre une forme d’insertion dans l’emploi progressive et « assurée », fondée sur un choix de poursuite de formation. Il paraissait intéressant d’isoler cette forme d’insertion. Nous disposons d’un chronogramme, qui recense la situation des 1707 jeunes du panel cylindré mois par mois entre octobre 1993 et février 2000. Le graphique suivant montre l’évolution de la situation des jeunes sur les 77 mois de suivi, selon le découpage retenu.

9 CIE : Contrat Initiative Emploi ; APEJ : Aide Pour l’Emploi des Jeunes.

Page 17: L’insertion des jeunes peu diplômés dans l’emploi ...bernard.bianca.pivot.free.fr/Articles/Documents @ voir/L'insertion... · les capacités » d’Amartya Sen, qui met l’accent

17

Graphique 1. Trajectoire de l’ensemble des jeunes

0102030405060708090

100

oct-

93

avr-

94

oct-

94

avr-

95

oct-

95

avr-

96

oct-

96

avr-

97

oct-

97

avr-

98

oct-

98

avr-

99

oct-

99

Service nationalInactivitéEtudesChomageAutre emploiCDICDDApprentissageDispositifs d'ins

La procédure de classification retenue a permis de dégager six classes cohérentes. La méthode utilisée consiste à rapprocher les individus qui ont eu les mêmes situations aux mêmes moments. Les six trajectoires obtenues sont successivement présentées (se reporter au graphique 2).

Trajectoire n° 1 : Accès indirect au CDI par l’intermédiaire de CDD (18.48% de l’échantillon) La première classe cohérente représente une trajectoire d’accès différé ou indirect au CDI, après une ou plusieurs périodes de CDD et/ou d’intérim. Elle regroupe 62.80 % de jeunes hommes. Plus de 43 % des jeunes ont le niveau bac (niveau IV) ; 37 % ont obtenu un diplôme de type CAP ou BEP (niveau V diplômé). L’utilisation des dispositifs d’insertion (essentiellement CIE, CES et APEJ jusque début 1997) comme mode d’accès au CDD puis au CDI est également importante. La stabilisation est progressive sur CDI. 90 % de la population ayant suivie cette trajectoire-type est en CDI en 2000. On peut remarquer que les hommes ont effectué leur service national très tôt. Le chômage, relativement élevé en début de période, se réduit considérablement au fil du temps. Les emplois sont à 31 % des emplois d’ouvrier qualifié et à plus de 26 % d’ouvrier non qualifié. Trajectoire n° 2 : Accès relativement rapide et durable au CDI (13.42%) Cette seconde trajectoire est la « meilleure » de toutes au sens d’une insertion rapide et durable sur le marché de l’emploi. Elle concerne toutefois un sous-groupe réduit (un peu plus de 13 % seulement de l’échantillon). On compte 56.5% de jeunes hommes et 43.5 % de jeunes femmes. Comme la trajectoire précédente, on retrouve une majorité de diplômés : presque 46 % de niveau bac, et plus de 38 % de niveau V diplômé. Les jeunes sans diplôme (VI-Vbis) comptent pour 5 % de l’effectif. Les périodes de CDD, d’inactivité et de chômage laissent plus ou moins vite la place à une longue période en CDI. Le service national, pour les garçons, est effectué immédiatement après la sortie du système scolaire. Les dispositifs d’insertion utilisés surtout la première année (notamment les contrats d’apprentissage) débouchent rapidement sur un emploi sous CDI. En septembre 1996, on compte plus de neuf jeunes sur dix en emploi sous CDI. Il s’agit, sur l’ensemble du parcours, d’emplois d’ouvrier qualifié à plus de 29 %, d’ouvriers non qualifiés pour près de 20 %, et d’employés de commerce (environ 16 %).

Page 18: L’insertion des jeunes peu diplômés dans l’emploi ...bernard.bianca.pivot.free.fr/Articles/Documents @ voir/L'insertion... · les capacités » d’Amartya Sen, qui met l’accent

18

Graphique 2. Six trajectoires-types

0102030405060708090

100

oct-93

avr-94

oct-94

avr-95

oct-95

avr-96

oct-96

avr-97

oct-97

avr-98

oct-98

avr-99

oct-99

ServiceInactivitEtudesChomageAutreCDICDDApprentissagDispositifs

Trajectoire 1

0102030405060708090

100

oct-93

avr-94

oct-94

avr-95

oct-95

avr-96

oct-96

avr-97

oct-97

avr-98

oct-98

avr-99

oct-99

ServiceInactivitEtudeChomagAutreCDICDDApprentissaDispositifs

Trajectoire 2

0102030405060708090

100

oct-93

avr-94

oct-94

avr-95

oct-95

avr-96

oct-96

avr-97

oct-97

avr-98

oct-98

avr-99

oct-99

Service national

Inactivité

Etudes

Chomage

Autre emploi

CDI

CDD

Apprentissage

Dispositifs d'insertion

Trajectoire 3

0102030405060708090

100

oct-93

avr-94

oct-94

avr-95

oct-95

avr-96

oct-96

avr-97

oct-97

avr-98

oct-98

avr-99

oct-99

Service national

Inactivité

Etudes

Chomage

Autre emploi

CDI

CDD

Apprentissage

Dispositifs d'insertion

Trajectoire 4

0102030405060708090

100

oct-93

avr-94

oct-94

avr-95

oct-95

avr-96

oct-96

avr-97

oct-97

avr-98

oct-98

avr-99

oct-99

Service national

Inactivité

Etudes

Chomage

Autre emploi

CDI

CDD

Apprentissage

Dispositifs d'insertion

Trajectoire 5

0102030405060708090

100

oct-93

avr-94

oct-94

avr-95

oct-95

avr-96

oct-96

avr-97

oct-97

avr-98

oct-98

avr-99

oct-99

Service national

Inactivité

Etudes

Chomage

Autre emploi

CDI

CDD

Apprentissage

Dispositifs d'insertion

Trajectoire 6

Trajectoire n° 3 : Parcours « galère » entre chômage, dispositifs et emploi (18.32%) Les jeunes ayant suivi ce type de parcours (plus de 18 %) ont une insertion chaotique, mêlant expériences professionnelles, sous CDD surtout, et de nombreuses situations de chômage, d’inactivité (très forte par rapport aux autres parcours-types) ou de reprise d’études. Le chômage, assez fort dès juillet 1994 reste à un niveau élevé jusqu’en mars 1999, date à laquelle la part de CDD augmente. Beaucoup de jeunes se trouvent dans des dispositifs d’insertion qui ne débouchent pas sur un emploi durable. On retrouve ici les dispositifs que certains qualifient de « nasse », par contraste avec leur objectif de « sas » entre l’école et l’emploi. On trouve de nombreux CES sur la période, et un fort taux d’Emplois-jeunes à partir de 1998 (entre 30 et 40 % environ des jeunes de ce parcours). Ces derniers offraient néanmoins un emploi garanti pendant cinq ans. Les autres emplois se répartissaient selon la PCS de la façon suivante : près de 27 % d’ouvriers non qualifiés, 16 % seulement d’ouvriers qualifiés, et des proportions d’employés de la fonction publique

Page 19: L’insertion des jeunes peu diplômés dans l’emploi ...bernard.bianca.pivot.free.fr/Articles/Documents @ voir/L'insertion... · les capacités » d’Amartya Sen, qui met l’accent

19

(13%) et de personnels de services aux particuliers (plus de 10 %) très supérieurs à la moyenne de l’ensemble des parcours. Ce parcours concerne un peu moins de 52 % de femmes. Plus de 27 % des jeunes sont de niveau VI-Vbis ; 25 % ont le niveau IV, et presque 30 % un niveau V diplômé. Trajectoire n° 4 : Pérennisation des CDD (après apprentissage ou dispositifs) (15.94%) Ce parcours rassemble les jeunes ayant enchaîné les CDD ou les périodes d’intérim, pour finalement acquérir une certaine stabilité dans l’emploi. Cette trajectoire-type, regroupant près de 16 % des jeunes de l’échantillon, reste marquée par des passages en apprentissage et dispositifs d’insertion assez importants en début de période. Il s’agit d’une trajectoire très majoritairement masculine (65% d’hommes) et plutôt qualifiée (32 % de niveau IV et 33 % de niveau V diplômé). La part des jeunes effectuant leur service national est également importante. Le chômage, assez fort en début de période, est quitté pour des contrats courts (CDD et intérim) qui s’enchaînent, sans déboucher sur des contrats à durée indéterminée. Il s’agit de la trajectoire où les ouvriers non qualifiés sont le plus surreprésentés (avec la n° 1). Un tiers des jeunes de cette trajectoire sont dans cette catégorie. Un quart occupe un poste d’ouvrier qualifié. Il y a moins d’employés de commerce par rapport à la moyenne (seulement 6.5 %). Trajectoire n° 5 : Apprentissage puis emploi (22.26%) Ce parcours caractérise les jeunes s’étant réinscrits en 1994 en apprentissage et qui ont donc décalé leur réelle entrée dans la vie active (ainsi que leur service national). Plus d’un jeune sur cinq a suivi cette trajectoire-type, ce qui justifie notre choix de mettre en évidence l’apprentissage dans la liste des situations possibles. C’est un parcours où les hommes sont surreprésentés (ils représentent près de 73 % de l’effectif). De même, les jeunes de ce parcours sont essentiellement de niveau VI-V bis (65 %). C’est le type de parcours où ces jeunes les moins qualifiés sont les plus nombreux. L’âge moyen est également le plus faible ici (17.0 ans en moyenne), ce qui peut être expliqué par l’impressionnante présence des jeunes de niveau VI-V bis (près de 65 %). Seuls 7 % de ce sous-échantillon ont un niveau bac. On observe sur le graphique que le chômage augmente rapidement à partir de 1996, mais tend à diminuer sur le reste de la période. D’autres jeunes choisissent de passer par un dispositif d’insertion à la suite de leur formation en apprentissage, tandis que de nombreux autres sont contraints par le service national. Finalement, en 2000, plus de deux tiers des jeunes sont en emploi, et l’on compte 46% de personnes sous CDI. La part des emplois d’ouvriers qualifiés lors de cette trajectoire est surreprésentée (un emploi sur deux environ). Seuls 13 % des emplois sont des emplois d’ouvrier non qualifié.

Trajectoire n° 6 : Chômage et dispositifs (11.59%) La dernière trajectoire-type obtenue ne représente qu’à peine 12% de la population, mais est sans conteste une trajectoire d’exclusion. Le chômage est très fortement présent jusqu’à la fin du suivi, et l’emploi ne représente qu’une part très faible : jamais plus d’un quart de la population ne se trouve en emploi. On notera également l’utilisation des dispositifs d’insertion (avec entre 50 et 80 % de CES selon la date), la

Page 20: L’insertion des jeunes peu diplômés dans l’emploi ...bernard.bianca.pivot.free.fr/Articles/Documents @ voir/L'insertion... · les capacités » d’Amartya Sen, qui met l’accent

20

présence d’une inactivité relativement plus importante que dans les autres parcours (à l’instar de la trajectoire n° 3), ainsi que très peu de personnes au service national. Il s’agit en effet d’une population essentiellement féminine, à 76 %. Plus de la moitié des jeunes ont leur CAP/BEP ou leur niveau bac ; 30 % n’ont aucun diplôme (niveau VI-Vbis). Il ne s’agit donc pas d’une population particulièrement sous-diplômée. 24 % des emplois sont des emplois d’ouvrier non qualifiés. Les emplois d’ouvrier qualifié sont nettement sous-représentés (seulement 14 % environ). En revanche, les emplois de services aux particuliers sont deux fois plus importants que la moyenne (13% des emplois de cette trajectoire). On trouve près de 15 % d’employés de la fonction publique (contre une moyenne de 8.8 % toutes trajectoires confondues).

Les différents profils dessinés et l’appartenance à une trajectoire-type On a déjà noté un rôle important joué par le sexe et le niveau de qualification dans ces différentes trajectoires. On remarque aussi que l’âge n’est pas sans incidence : les parcours que l’on peut considérer les meilleurs (parcours n° 1 et 2) sont formés par des individus plus âgés (en moyenne 19.8 ans au 1er janvier 1995). Avoir connu une expérience professionnelle durant sa scolarité semble également être un point positif pour réussir une bonne insertion, que ce soit un job de vacances, de week-end ou encore un stage. Dans le parcours n° 2, 61 % des jeunes ont déjà effectué un job de vacances, alors qu’ils ne sont que 26 % dans le parcours n°6. On notera aussi que ce dernier parcours caractérisé par un fort chômage est marqué par la grande probabilité de trouver des jeunes en couple et/ou ayant un enfant dès 1995. Un modèle logistique multinomial a été testé pour approfondir l’analyse de ces différentes trajectoires et pour valider ces premiers résultats descriptifs (cf. encadré 3).

Encadré 3. Modèle multinomial La variable que l’on explique est l’appartenance à une trajectoire-type, qui comporte donc six modalités. Le modèle se formule de la manière suivante :

iji

ij xpp

β=)log(2

pour j = 1,3,4,5,6

où pij représente la probabilité pour l’individu j d’appartenir à la trajectoire-type j, βj représente le vecteur ligne des coefficients de la trajectoire j, et xi le vecteur colonne des variables décrivant l’individu i. Nous avons choisi comme parcours de référence le parcours n° 2 (« Accès relativement rapide et durable au CDI ») que l’on peut considérer comme le meilleur au sens de l’insertion : chaque parcours sera donc comparé avec celui-ci. Les probabilités d’appartenance sont les suivantes :

Page 21: L’insertion des jeunes peu diplômés dans l’emploi ...bernard.bianca.pivot.free.fr/Articles/Documents @ voir/L'insertion... · les capacités » d’Amartya Sen, qui met l’accent

21

∑ ≠+

= 6

21

kx

x

ijik

ij

eep

β

β

pour j = 1,3,4,5,6

et ∑ ≠+

= 6

2

21

1

kxi

ikep

β

Les résultats de ce modèle sont présentés dans le tableau 3. Le tableau indique des résultats significatifs. La probabilité d’appartenir au parcours n° 6 (« Chômage et dispositifs ») plutôt qu’au parcours de référence, toutes choses égales par ailleurs, est 5.01 fois plus élevée pour les femmes que pour les hommes ; de même les femmes ont 1.72 fois plus de chances d’être dans le parcours « galère » (n° 3) plutôt que dans le parcours de référence. Être une femme semble donc augmenter fortement la probabilité de figurer parmi les effectifs connaissant les parcours les plus chaotiques et les moins stables10. Les jeunes dont le père a atteint le niveau bac, ont une probabilité plus faible d’être dans une autre trajectoire que dans la trajectoire n° 2. Le niveau de formation joue évidemment un rôle très positif : celui de référence étant le plus élevé, tous les odds-ratios (sauf un) sont supérieurs à 1. Les jeunes nés en région parisienne semblent plus nombreux dans la trajectoire de référence que les jeunes nés en province, puisque tous les odds-ratios sont inférieurs à 1. Si l’on suppose que le lieu de naissance est fortement lié au lieu de résidence, alors les jeunes d’Île-de-France sembleraient favorisés par rapport aux jeunes provinciaux. Il s’agit malheureusement de la seule indication géographique à notre disposition, qui reste donc très incertaine. L’hypothèse faite ignore tous les déménagements qu’ont pu connaître les jeunes, et incite fortement à la prudence. Les résultats sont néanmoins très significatifs. On regrettera également de ne pas disposer de variables concernant le marché local du travail, dont on peut penser qu’elles auraient eu un poids important11. Les jeunes issus d’une famille nombreuse (deux frères ou sœurs et plus) ont une probabilité inférieure aux autres jeunes de se situer dans la trajectoire de référence (tous les odds-ratios inférieurs à 1). Par exemple, les enfants uniques ont 57% de chances de moins que les jeunes issus d’une famille de 3 enfants d’être dans la trajectoire n° 6 que dans la trajectoire n° 212.

10 D. Trancart et A. Testenoire (2003) relèvent la double discrimination des jeunes femmes de niveau V après une typologie de trajectoires d’accès à l’emploi : discrimination due à leur sexe et à leur faible niveau de qualification. Les auteures ont prolongé l’analyse avec une série d’entretiens biographiques. Ces entretiens montrent bien comment « quand tous les arguments pèsent en faveur de l’inactivité et que l’activité suppose une lutte quotidienne, elles renoncent à leur aspiration professionnelle. » Prolonger une analyse en termes de trajectoires-types par des entretiens compréhensifs donne des informations complémentaires très riches sur l’insertion des jeunes (cf. aussi Chatel et al., 2004). 11 C’est par exemple le cas chez Aberg (2001), Burchardt et Le Grand (2002), entre autres. 12 Ce résultat est comparable avec ceux d’Eric Maurin (2003), qui rattache le fait d’avoir des frères et sœurs à la surpopulation dans le logement familial. Nous ne disposons pas de données sur ce dernier point. Le nombre de frères et sœurs était l’une des variables les plus significatives dans la mesure du

Page 22: L’insertion des jeunes peu diplômés dans l’emploi ...bernard.bianca.pivot.free.fr/Articles/Documents @ voir/L'insertion... · les capacités » d’Amartya Sen, qui met l’accent

22

Enfin, les expériences professionnelles durant la scolarité semblent assez bénéfiques : concernant les jeunes ayant effectué un stage en entreprise, la probabilité de suivre un autre parcours que celui de référence diminue (entre 37 % et 54 %). L’effet d’une expérience temporaire de travail dans le passé (petit boulot, emploi saisonnier…) est semblable (sauf pour le parcours n° 1).

Tableau 3. Résultats des estimations du modèle multinomial Variables Odds-

ratio 1 vs 2

Odds-ratio

3 vs 2

Odds-ratio

4 vs 2

Odds-ratio

5 vs 2

Odds-ratio

6 vs 2 Sexe : femme 0,75 1,72 0,74 0,90 5,01 Age 1,10 0,97 1,05 0,50 1,18 Père de niveau bac ou plus 0,94 0,77 0,72 0,93 0,79 Niveau de formation : (réf : Niveau IV) - Niveau VI-V bis - Niveau V non diplômé - Niveau V diplômé

2,33 0,93 1,03*

8,55 2,70 1,37

5,16 2,01 1,22

5,02 1,76 ns

16,49 3,72 1,47

Lieu de naissance:(réf : né en province) - Né à l’étranger - Né en région parisienne

1,72 0,64

0,74 0,60

0,38 0,38

0,21 0,57

0,84 0,78

Père né à l’étranger 0,75 0,88 0,36 0,56 1,51 Nombre de frères et sœurs : (réf. 2 et plus) - Enfant unique - 1

0,72 0,83

0,60 0,69

0,53 0,75

0,83 0,69

0,43 0,44

A effectué un stage en entreprise durant la formation

1,08

0,75

0,76

0,89

0,56

A effectué un job de vacances durant la formation

0,60

0,63

0,57

0,49

0,46

Note de lecture : les odds-ratios représentent le rapport entre la probabilité d’appartenance à la trajectoire j et la probabilité d’appartenance à la trajectoire n° 2 ; ils permettent de faciliter l’interprétation. Ceux qui sont significatifs (p-value < 1%) figurent en gras, on voit donc que c’est le cas de la très grande majorité d’entre eux (un seul coefficient n’est significatif qu’à 5%, et est signalé par une étoile). 5. Appartenance à une trajectoire-type et disparités en termes de

réalisations L’appartenance à une trajectoire-type influe-t-elle sur les réalisations des jeunes ? Les jeunes subissant des trajectoires instables connaissent-ils des privations

risque de pauvreté à partir de la première vague du panel téléphonique du CEREQ selon Vero et Werquin (1997)

Page 23: L’insertion des jeunes peu diplômés dans l’emploi ...bernard.bianca.pivot.free.fr/Articles/Documents @ voir/L'insertion... · les capacités » d’Amartya Sen, qui met l’accent

23

supplémentaires que les autres ? Des auteurs ayant repris le cadre de l’approche par les capacités ont montré que les chômeurs ou les bénéficiaires de l’assistance publique connaissaient des privations supplémentaires, qui ne se réduisaient pas à la seule perte de revenus (Schokkaert et Van Ootegem, 1990 ; Le Clainche, 1994 ; Balestrino, 1996, entre autres). L’influence du parcours n’était cependant pas immédiatement abordée dans ces travaux portant sur une situation en coupe. L’influence de la trajectoire est cependant très forte pour expliquer les situations des personnes à une date donnée. C’est ce que l’on a essayé de mettre en évidence dans ce qui suit. On compare, pour ce qui concerne une population a priori homogène (des jeunes sortants du système scolaire de niveau bac ou moins), les différences en termes de « réalisations », ou de « fonctionnements » pour reprendre le vocabulaire de Sen. Il s’agit des différents états que les individus parviennent à accomplir. Etant donné les variables contenues dans la base, on a choisi de s’intéresser à quatre types de réalisations : être indépendant en termes de logement ; être mobile ; avoir des loisirs ; être satisfait de ses revenus. On pourra discuter de la pertinence de l’utilisation ici de l’approche de Sen et des principaux concepts – en particulier, le lien entre les réalisations mises en évidence (functionings), les exigences en termes d’achat de biens et services qu’elles supposent (commodities et entitlements), et enfin les libertés réelles (capabilities) concernées. La question posée est la suivante : le fait de suivre tel ou tel parcours a-t-il une influence sur les réalisations constatées lors de la vague 4 ? L’hypothèse théorique sous-jacente est que dans le cas où l’appartenance à une trajectoire a une influence, on peut dire que la dynamique d’insertion ou d’exclusion signifie une expansion ou une restriction des ensembles de possibles, soit une augmentation ou une diminution des capacités des jeunes. Si l’on s’intéresse à des réalisations, voire à des consommations, l’attention portée à l’espace de liberté et de choix reste centrale au travers de la focale mise sur la forme prise par le parcours. Nous avons déjà montré l’influence des caractéristiques individuelles initiales sur la probabilité d’appartenir à une trajectoire plutôt qu’une autre. Le problème est désormais pris dans le sens inverse. Il s’agit d’étudier les différences que peut engendrer le fait de suivre une trajectoire plutôt qu’une autre sur les quatre « fonctionnements » cités plus haut, constatés lors de la dernière vague13. L’indépendance résidentielle Une fois leur formation achevée, les jeunes arrivent généralement à un moment charnière de leur existence, puisqu’il comporte une double transition : ils entrent dans la vie active et accèdent à l’indépendance. C’est ce phénomène, bien étudié par ailleurs (Galland, 1997), que l’on regarde ici. La décohabitation, c’est-à-dire le fait de quitter le domicile parental, est de plus en plus tardive. L’influence de la trajectoire d’insertion professionnelle a été évaluée par Dormont et Dufour-Kippelen (2000) qui partent de l’hypothèse selon laquelle « la précarisation des emplois et le chômage retiendraient également les jeunes au domicile parental. Avoir un emploi précaire ne suffit pas toujours pour quitter le domicile parental » (p. 99).

13 On rappelle qu’en raison d’un mauvais remplissage des données individuelles lors de la vague 5 (2000), leur analyse longitudinale ne porte que sur les quatre premières vagues (le calendrier des situations d’emploi, à différencier de la base de données individuelles, est lui bien rempli pour toute la durée).

Page 24: L’insertion des jeunes peu diplômés dans l’emploi ...bernard.bianca.pivot.free.fr/Articles/Documents @ voir/L'insertion... · les capacités » d’Amartya Sen, qui met l’accent

24

Le fait d’avoir son propre logement est une réalisation fortement valorisée par les jeunes et est également valorisant au niveau socioprofessionnel. La question de l’autonomie résidentielle des jeunes est aussi une problématique cruciale pour l’action sociale au niveau local. Il s’agit d’un élément fondamental de l’autonomie individuelle des jeunes, dont l’importance a été rappelée par plusieurs rapports publics (CNAJ, 2001) On observe dans ce qui suit que l’autonomie résidentielle à une date t est influencée par le type de parcours socioprofessionnel suivi dans les années qui précèdent. La variable « part des jeunes indépendants » évolue de façon constante sur les quatre premières vagues (tableau 4)

Tableau 4. Part des jeunes indépendants selon le sexe (en %) Vague 1 (96) Vague 2 (97) Vague 3 (98) Vague 4 (99) H F H F H F H F

Part des jeunes indépendants

0.82

1.54

13.63

42.03

25.48

51.86

35.69

62.20

Le premier constat est la différence flagrante entre les hommes et les femmes, ces dernières étant toujours plus nombreuses à avoir décohabité (i.e. habiter ailleurs qu’au domicile parental). Deux ans après leur sortie du système scolaire, les jeunes sont encore très nombreux à loger chez leurs parents. La différence homme/femme existe déjà, qui ne va cesser de s’amplifier. En 1996, deux femmes sur trois résident chez leurs parents contre neuf hommes sur dix ; en 1999, les proportions sont respectivement une femme sur trois contre six hommes sur dix. L’accès à cette indépendance semble donc être plus tardif pour les jeunes hommes. Il est également plus lent. En 1999, c’est à dire cinq ans après la fin de leur formation initiale, seuls 36 % des hommes sont indépendants alors que les femmes sont en proportion deux fois plus nombreuses à l’être. On ne doit pas oublier, toutefois, que la population féminine est en moyenne légèrement plus âgée que la population masculine. Cela pourrait donc expliquer « l’avance » qu’ont les jeunes femmes en termes d’indépendance, mais on ne peut invoquer cette raison pour expliquer la différence de vitesse d’accès. On cherche à savoir si l’appartenance à une trajectoire-type plutôt qu’à une autre influe sur l’accès à l’indépendance. On observe dans le tableau suivant que les jeunes des trajectoires n° 1 et n° 2 étaient plus nombreux à être indépendants.

Tableau 5. Accès à l’indépendance selon la trajectoire-type en vague 4 (en %) Parcours-type

1 2 3 4 5 6 Ensemble

Part de jeunes indépendants

57.32

62.01

43.64

43.42

36.10

48.53

47.50

Un modèle logistique, incluant l’âge, le sexe et le niveau de formation en tant que variables explicatives à côté de l’appartenance à la trajectoire-type, a été estimé. Les résultats figurent dans le tableau 6.

Page 25: L’insertion des jeunes peu diplômés dans l’emploi ...bernard.bianca.pivot.free.fr/Articles/Documents @ voir/L'insertion... · les capacités » d’Amartya Sen, qui met l’accent

25

Les femmes ont 3.12 fois plus de chances que les hommes d’être indépendantes en vague 4, ce qui confirme bien ce que l’on a vu plus haut. Avoir suivi une autre trajectoire que celle de référence (n° 2) réduit la probabilité d’être indépendant en 1999 (odds-ratios tous inférieurs à 1). Si cette probabilité diminue faiblement pour les jeunes du parcours n° 1 (de 17 %), le contraste est plus fort pour les jeunes ayant suivi le parcours du chômage (trajectoire n° 6) : par rapport à ceux de la trajectoire n° 2, ils ont 54 % de chances en moins d’être indépendant en 1999. L’effet de la trajectoire est significatif sur la restriction du champ des possibles quand on s’intéresse à la possibilité d’être indépendant cinq ans après la sortie de l’école.

Tableau 6. Estimations de la régression logistique

Variable : Odds-ratio : Sexe : (réf. Homme) Femme

3.12

Âge 1.12 Niveau de formation : (réf. niveau IV) - niveau VI-V bis - niveau V non diplômé - niveau V diplômé

0.612

Ns Ns

Lieu de naissance : (réf. Province) - région parisienne - étranger

Ns

1.12 Taille de la fratrie (réf. Plus de 3 enfants) - 1 enfant - 2 enfants - 3 enfants

0.81 1.17 1.29

Situation du père en vague 1 : (réf. en emploi) -au chômage - inactif - autre

0.66 1.38 1.04

Situation de la mère en vague 1 : (réf. en emploi) -au chômage - inactive - autre

0.75 0.64 0.80

Trajectoire-type : (réf. 2. Accès relativement rapide et durable au CDI) 1. Accès indirect au CDI par l’intermédiaire de CDD 3. Parcours « galère » entre chômage, dispositifs et emploi 4. Pérennisation des CDD (après apprentissage ou dispositifs) 5. Apprentissage puis emploi 6. Chômages et dispositifs

0.83 0.49 0.54 0.69 0.46

Note de lecture : les odds-ratios représentent le rapport entre la probabilité d’être indépendant et la probabilité de ne pas l’être ; ils sont tous significatifs avec une marge d’erreur inférieure à 1%.

Page 26: L’insertion des jeunes peu diplômés dans l’emploi ...bernard.bianca.pivot.free.fr/Articles/Documents @ voir/L'insertion... · les capacités » d’Amartya Sen, qui met l’accent

26

La satisfaction liée au logement On peut également regarder de plus près quelques variables subjectives, liées à la satisfaction du logement. La très grande majorité (plus de 90%) des jeunes sont satisfaits par leur logement actuel, tous types confondus : chez les parents, en logement indépendant, etc. La minorité de déçus évoquent souvent la petite taille du logement ou le fait qu’il soit mal situé. Ces déçus sont surtout des déçues, mais aussi des jeunes étant parvenus à acquérir leur indépendance résidentielle. Le fait d’être indépendant ne garantit donc pas une qualité résidentielle supérieure au fait d’habiter chez les parents. Les informations subjectives nous donnent donc des renseignements supplémentaires sur la qualité ressentie de l’insertion. La satisfaction est également fonction de la trajectoire suivie, ce qu’indique le tableau suivant.

Tableau 7. Les jeunes pour qui le logement ne convient pas en vague 4

Trajectoire-type 1 2 3 4 5 6

Ensemble

Part des jeunes insatisfaits par leur logement (en %)

7.49

5.96

7.72

6.06

6.04

11.91

7.30

Les inégalités entre trajectoires ressurgissent. Les jeunes du parcours n° 2 semblent plus souvent satisfaits, là où les jeunes de la trajectoire n° 6 (celle du chômage) sont le plus souvent insatisfaits. Nous avons effectué une régression logistique modélisant le fait d’être satisfait de son logement, cette fois-ci en prenant comme modalité de référence la trajectoire n° 6. Le fait d’être indépendant a été ajouté en tant que variable explicative. Le tableau 8 présente les principaux résultats.

Tableau 8. Estimations de la régression logistique Variable : Odds-ratio : Sexe : (réf. Homme) Femme

0.85

Âge 0.93 Niveau de formation : (réf. niveau IV) - niveau VI-V bis - niveau V non diplômé - niveau V diplômé

0.59 0.65 0.51

Vit dans un logement indépendant 0.27 Trajectoire-type : (réf. 6. Chômages et dispositifs) 1. Accès indirect au CDI par l’intermédiaire de CDD 2. Accès relativement rapide et durable au CDI 3. Parcours « galère » entre chômage, dispositifs et emploi 4. Pérennisation des CDD (après apprentissage ou dispositifs) 5. Apprentissage puis emploi

1.66 2.27 1.44 1.79 1.58

Note de lecture : les odds-ratios représentent le rapport entre la probabilité que le logement plaise au jeune et la probabilité qu’il ne lui plaise pas ; ils sont tous significatifs avec une marge d’erreur inférieure à 1%.

La probabilité que le logement convienne est donc plus faible pour les femmes (baisse de 15 % par rapport aux hommes), bien qu’elles soient le plus souvent

Page 27: L’insertion des jeunes peu diplômés dans l’emploi ...bernard.bianca.pivot.free.fr/Articles/Documents @ voir/L'insertion... · les capacités » d’Amartya Sen, qui met l’accent

27

indépendantes. On constate également que les jeunes venant de toutes les autres trajectoires que celle de référence sont plus susceptibles de trouver leur logement à leur goût ; la probabilité est multipliée par 2.27 lorsque l’on compare les trajectoires extrêmes (n° 2 et n° 6).

La possession d’un véhicule motorisé La mobilité des jeunes est un facteur d’indépendance également important. Dans les termes de l’approche de Sen, cette question est sujette à caution. Le plus souvent, l’étude du fonctionnement « être mobile » est réduit à l’accès à un bien et service que l’on peut acheter : accès aux transports en commun ou possession d’un véhicule motorisé. Comme le dit Sen cependant, il y a une différence entre posséder un tel bien (ou y avoir accès), posséder la liberté d’être mobile – « capabilité » qui figure parmi les libertés de base selon lui (cf. Sen 1985, 2002a) –, et réaliser le fonctionnement en question. Deux personnes qui possèdent un véhicule motorisé n’ont pas forcément la même liberté de l’utiliser, si par exemple le prix de l’essence était très différent d’une région à l’autre. De même, l’accès aux transports en commun peut consister en une liberté réelle pour un jeune et pas pour un autre, si ce dernier doit se déplacer en fauteuil roulant, ou bien est contraint par des horaires de travail nocturnes, quand ces transports en commun ne fonctionnent plus. Les variables retenues ici fonctionnent donc au mieux comme des « proxys » pour évaluer cette liberté. Mais il manque des informations importantes sur l’espace réel de liberté qu’ouvre ou non la possession d’un véhicule motorisé. On sera donc prudent dans les interprétations. L’absence d’information sur le lieu de résidence réduit notamment les possibilités d’analyse statistique.

Tableau 9. Possession d’un véhicule motorisé en vague 4 Trajectoire-type

1 2 3 4 5 6 Ensemble

Part des jeunes possédant un véhicule motorisé (en %)

90.19

91.74

72.41

88.48

88.42

46.99

81.38

Les jeunes ayant suivi la trajectoire n° 6 se démarquent négativement : ce sont les seuls dont la majorité ne possède pas de véhicule motorisé lors de la vague 4. Les jeunes des autres trajectoires (la n° 3, le parcours « galère » dans une moindre mesure) ont un taux d’équipement important, aux alentours de 90 %. La régression logistique présentée dans le tableau ci-après confirme les inégalités. Elle inclut l’âge, le sexe et le fait d’être indépendant aux côtés de l’appartenance à une trajectoire comme variables explicatives.

Page 28: L’insertion des jeunes peu diplômés dans l’emploi ...bernard.bianca.pivot.free.fr/Articles/Documents @ voir/L'insertion... · les capacités » d’Amartya Sen, qui met l’accent

28

Tableau 10. Estimations de la régression logistique

Variable : Odds-ratio : Sexe : (réf. Homme) Femme

0.56

Âge (au 01/01/1995) 0.92 Niveau de formation : (réf. niveau IV) - niveau VI-V bis - niveau V non diplômé - niveau V diplômé

0.35 0.45 0.64

Vit dans un logement indépendant 1.62 Trajectoire-type : (réf. 6. Chômages et dispositifs) 1. Accès indirect au CDI par l’intermédiaire de CDD 2. Accès relativement rapide et durable au CDI 3. Parcours « galère » entre chômage, dispositifs et emploi 4. Pérennisation des CDD (après apprentissage ou dispositifs) 5. Apprentissage puis emploi

7.08 8.02 2.07 5.35 6.17

Note de lecture : les odds-ratios représentent le rapport entre la probabilité de posséder un véhicule motorisé et la probabilité de ne pas en avoir ; ils sont tous significatifs avec une marge d’erreur inférieure à 1%.

Les résultats de la régression logistique montrent des inégalités très marquées. A l’exception des jeunes de la trajectoire n° 3, tous les autres ont au moins cinq fois plus de chances d’être équipé d’un moyen de locomotion. Avoir suivi le parcours du chômage s’avère au final extrêmement pénalisant en ce qui concerne la possession d’un véhicule motorisé et, partant, indique une contrainte supplémentaire dans la recherche d’emploi. Les loisirs et mode de vie des jeunes Une troisième forme de réalisation importante pour la jeunesse concerne les loisirs. Comme l’indépendance résidentielle d’ailleurs, Josiane Vero (2002) a retenu cette information dans la construction d’un indicateur des privations non-monétaires subies par les jeunes de ce panel, en s’inspirant de l’approche de Sen. Les différents indicateurs présentés ici sont précieux, car ils peuvent dans un sens refléter les opportunités dont les jeunes jouissent, reflétées par l’état de leurs réalisations en vague 4. On met ici en évidence les privations vécues sur une autre forme de liberté de base pour Sen, celle de participer à la vie sociale, que l’on évalue ici au travers de la fréquence des sorties et de l’inscription dans des associations.

Tableau 11. Vacances et loisirs des jeunes en vague 4 Fréquence des

départs en vacances (en %)

Fréquence des sorties (en %)

Jamais 37.41 Jamais 12.58 Rarement 7.02 Une à deux fois

par an 23.79

Une fois par an 39.29 Une fois par mois 32.41 Plus souvent 16.28 Plus souvent 30.90

Page 29: L’insertion des jeunes peu diplômés dans l’emploi ...bernard.bianca.pivot.free.fr/Articles/Documents @ voir/L'insertion... · les capacités » d’Amartya Sen, qui met l’accent

29

Le tableau précédent nous permet de constater que les jeunes sont nombreux à ne pas être partis en vacances en 1999. En revanche, 63% d’entre eux sortent au moins une fois par mois en moyenne. On a pu également constater (chiffres non reproduits ici) qu’en 1999, 30% d’entre eux pratiquent une activité au sein d’un club ou d’une association. Pour synthétiser ces trois variables, un indicateur numérique simple de l’activité des jeunes a été construit : chaque modalité des deux variables précédentes est cotée de 0 à 3 (« Jamais » vaut 0, « Plus souvent » vaut 3). Nous avons additionné ces deux scores pour chaque individu. La pratique d’une activité dans un club ou une association prend la valeur 2, et 0 sinon. On obtient donc une valeur comprise entre 0 et 8 qui ne prend que des valeurs entières. Cet indicateur diffère pour chacune des trajectoires-types, comme l’indique le graphique 3 pour les quatre vagues, avec la valeur de cet indicateur reproduite en ordonnée.

Graphique 3. Activité des jeunes

2

2,5

3

3,5

4

4,5

5

Vague 1 Vague 2 Vague 3 Vague 4

1. Accès indirect au CDIpar l’intermédiaire de CDD

2. Accès relativement rapideet durable au CDI

3. Parcours « galère » entrechômage, dispositifs etemploi

4. Pérennisation des CDD(après apprentissage oudispositifs)

5. Apprentissage puisemploi

6. Chômage et dispositifs

Moyenne

Les trajectoires n° 3 et n° 6 sont les deux seules qui présentent des valeurs inférieures à la moyenne pour ce qui est des loisirs et de la participation à la vie sociale. A l’opposé, les trajectoires n° 1 et n° 2 sont celles qui présentent les plus hautes valeurs (sauf en vague 1). Il semblerait donc que, là encore, suivre une trajectoire marquée par le chômage ou un parcours « galère » conduise les jeunes à limiter leurs activités, soit par manque d’argent, soit par un phénomène de repli sur soi. Pour ce qui est de l’isolement des jeunes pris dans des trajectoires difficiles, il manque plus d’informations subjectives dans le panel étudié14. Les indicateurs subjectifs de richesse Nous avons choisi de regarder deux types d’indicateurs subjectifs de richesse : la comparaison avec les proches et le rapport entre dépenses et revenus. On sait que

14 Ce phénomène de repli sur soi, de sentiment d’exclusion, est bien mis en évidence dans les réponses des chômeurs de longue durée et des bénéficiaires du RMI chez Schokkaert et Van Ootegem (1990) et Le Clainche (1994).

Page 30: L’insertion des jeunes peu diplômés dans l’emploi ...bernard.bianca.pivot.free.fr/Articles/Documents @ voir/L'insertion... · les capacités » d’Amartya Sen, qui met l’accent

30

pauvreté monétaire, pauvreté subjective et pauvreté « d’existence » sont distinctes (Lollivier, Verges, 1997). Cette partie se consacre à l’étude d’indicateurs de pauvreté subjective du ménage dans lequel vit le jeune. Elle indique des disparités très fortes entre les individus observés.

• La comparaison avec les proches

Nous avons regardé la comparaison subjective par rapport à l’entourage. Les réponses permettent de distinguer trois groupes : ceux qui pensent que leurs ressources sont plutôt inférieures à celles de leur entourage, ceux qui pensent qu’elles sont plutôt égales et ceux qui pensent qu’elles sont supérieures. Pour donner une idée de la distribution de cette variable, nous l’avons recodé numériquement : elle prend la valeur 0 pour les individus qui estiment avoir les mêmes ressources financières, -1 pour ceux qui estiment être plus mal lotis, et +1 pour les autres. Les valeurs moyennes prises par cette variable pour la vague 4 sont données dans le tableau suivant.

Tableau 12. Valeur moyenne en vague 4 1. Accès indirect au CDI par l’intermédiaire de CDD -0,17 2. Accès relativement rapide et durable au CDI -0,16 3. Parcours « galère » entre chômage, dispositifs et emploi -0,22 4. Pérennisation des CDD (après apprentissage ou dispositifs) -0,18 5. Apprentissage puis emploi -0,24 6. Chômage et dispositifs -0,37 Moyenne -0,25

On observe que les personnes sont généralement assez pessimistes, même si la majorité d’entre eux se situent dans la position intermédiaire. On remarque surtout que les jeunes ayant connu le parcours le meilleur (n° 2) sont ceux dont la moyenne est la plus faible (i.e. semblent ainsi les plus « contents »), alors que ceux qui ont connu la trajectoire n° 6 ont l’appréciation subjective la plus faible relativement à leurs proches. Pour confirmer cette tendance, nous avons effectué une régression logistique multinomiale en incluant le sexe et l’âge dans le modèle expliquant les différences de perception des ressources monétaires par rapport à l’entourage (tableau 13). Nous avons fixé la catégorie de référence comme étant celle des gens qui estiment avoir les mêmes revenus que leur entourage. Le point important concerne les personnes du parcours-type n° 6 (référence). On voit que tous les odds-ratios de la première colonne sont inférieurs à 1, ce qui signifie que, par rapport aux jeunes de la trajectoire n° 6, les jeunes de tous les autres parcours ont une probabilité plus faible de faire partie des personnes s’estimant plus mal loties, plutôt que des personnes s’estimant dans une situation identique à leur entourage. A l’inverse, tous les odds-ratios de la deuxième colonne (sauf un sur lequel on revient plus bas) sont supérieurs à 1. Cela signifie que par rapport aux jeunes de la trajectoire n° 6, les jeunes des autres parcours ont une probabilité plus forte de faire

Page 31: L’insertion des jeunes peu diplômés dans l’emploi ...bernard.bianca.pivot.free.fr/Articles/Documents @ voir/L'insertion... · les capacités » d’Amartya Sen, qui met l’accent

31

partie des personnes s’estimant mieux loties, plutôt que des personnes s’estimant dans une situation identique à leur entourage.

Tableau 13. Estimations du modèle multinomial Variable : Plutôt inférieures

vs plutôt égales Plutôt supérieures

vs plutôt égales Sexe : (réf Homme) Femme

1,24

1,19

Âge (au 01/01/1995) 1,09 ns Niveau de formation : (réf. niveau IV) - niveau VI-V bis - niveau V non diplômé - niveau V diplômé

1.51 Ns

1.18

0.84 1.39 0.91

Trajectoire-type : (réf. 6. « Chômage et dispositifs ») 1. Accès indirect au CDI par l’intermédiaire de CDD 2. Accès relativement rapide et durable au CDI 3. Parcours « galère » entre chômage, dispositifs et emploi 4. Pérennisation des CDD (après apprentissage ou dispositifs) 5. Apprentissage puis emploi

0,52

0,58

0,59

0,68

0,70

1.15

1.50

0,94

1,70

ns Note de lecture : les odds-ratios représentent le rapport entre la probabilité d’être dans la catégorie i et la probabilité d’être dans la catégorie « Plutôt égales » ; ils sont tous significatifs avec une marge d’erreur inférieure à 1%. En ce qui concerne le parcours n° 3, les jeunes ayant suivi cette trajectoire ont 6 % de chances en moins que ceux ayant suivi la n° 6 d’appartenir à la catégorie des plus « satisfaits » plutôt qu’à la catégorie de référence. Ce parcours étant également un parcours assez difficile, cela ne va pas à l’encontre de l’hypothèse sous-jacente. Cette modélisation a donc permis de constater que les jeunes ayant eu les trajectoires les moins bonnes sont ceux qui perçoivent vraiment leurs revenus comme insuffisants par rapport à leurs proches. • Le rapport entre dépenses et revenu Un second indicateur subjectif a été utilisé, qui nous donne l’appréciation des jeunes sur leurs dépenses rapportées à leurs revenus. Cet indicateur ne présente pas de variations intéressantes sur les différentes vagues d’enquêtes, mais montre une fois de plus des différences importantes en fonction des parcours-types suivis. Cette fois-ci aucune modalité ne présente un caractère de référence tel que ceux que l’on a rencontré pour l’indicateur précédent (« ressources plutôt égales à celles des proches »). Les résultats présentés ici sont purement descriptifs (graphique 4).

Page 32: L’insertion des jeunes peu diplômés dans l’emploi ...bernard.bianca.pivot.free.fr/Articles/Documents @ voir/L'insertion... · les capacités » d’Amartya Sen, qui met l’accent

32

Graphique 4. Rapport entre dépenses et revenu en vague 4

0%

10%

20%

30%

40%

50%

60%

70%

80%

90%

100%

moyenne 1 2 3 4 5 6

dépense moins que sesrevenus et épargne

dépense exactement cequ'il gagne

dépense plus que sesrevenus et dépense seséconomies

dépense plus que sesrevenus et s'endette

On constate qu’en moyenne près de 60% des jeunes arrivent à mettre de l’argent de côté, alors que 12% seulement d’entre eux dépensent plus qu’ils ne gagnent. Néanmoins, on remarque que les jeunes ayant suivi le parcours n° 6 ne sont que 48% à pouvoir épargner, alors qu’ils sont 16% à déclarer dépenser plus qu’ils ne gagnent, dont 9% qui s’endettent. Même si les différences restent faibles, on voit qu’une fois encore, les jeunes qui sont passés par la trajectoire « Chômage et dispositifs » sont plus nombreux à s’estimer dans une situation financière difficile voire très précaire. Conclusion partielle Nous avons pu constater que le fait de suivre une trajectoire difficile comme la trajectoire n° 6, et dans certains cas la trajectoire n° 3, était un facteur très pénalisant dans l’accomplissement de certaines réalisations comme l’accès à l’indépendance résidentielle, la possession d’un véhicule motorisé ou encore la satisfaction personnelle lié à la situation financière. A l’inverse, nous avons également constaté que les jeunes ayant suivi la trajectoire n° 2 sont ceux qui « réussissent » le mieux en ce qui concerne ces différentes réalisations. L’influence du parcours est apparue très forte pour expliquer le degré de réalisation et surtout le degré de privation pour les différents indicateurs retenus. Si les parcours d’accès à l’emploi influencent positivement certaines réalisations dans les domaines extérieurs à l’emploi (comme les loisirs), les parcours d’exclusion de l’emploi privent aussi les jeunes de l’accès à certaines réalisations qu’ils ont raison de vouloir valoriser, pour parler comme Sen : être indépendant, mobile, avoir des loisirs et avoir des revenus satisfaisants. Si ces réalisations sont extérieures à l’emploi, il semble que le fait d’en être privé réduit les chances d’accès à l’emploi (cela semble évident pour le fait de pouvoir ou non se déplacer). Les privations en termes de réalisations et les difficultés d’insertion semblent cumulatives. Le parcours suivi, en d’autres termes, est donc interprétable en termes d’expansion ou de réduction des opportunités d’accomplir certaines réalisations de valeur.

Page 33: L’insertion des jeunes peu diplômés dans l’emploi ...bernard.bianca.pivot.free.fr/Articles/Documents @ voir/L'insertion... · les capacités » d’Amartya Sen, qui met l’accent

33

6. Choix, opportunités et contraintes durant le parcours Comme on l’a dit plus haut, la prise en compte de la liberté réelle sur le marché du travail irait bien au-delà du travail statistique réalisé ici, pour un résultat très incertain. Il est plus facile de mettre en évidence quelques disparités en termes de manques de libertés que de comparer positivement les libertés des personnes entre elles. C’est cette évidence de privations de libertés et de contraintes sur le parcours d’insertion que l’on a choisi d’analyser en s’inspirant du cadre de Sen. L’analyse descriptive par la méthode des trajectoires-types a déjà débouché sur une distinction entre des espaces de possibles très différents selon l’appartenance à une trajectoire d’accès rapide et stable à l’emploi de qualité ou à une trajectoire marquée par une succession chaotique d’épisodes de non-emploi et d’emploi de mauvaise qualité. La partie précédente a montré que l’appartenance à tel ou tel parcours entraînait des réalisations très inégales. Certaines de ces réalisations apparaissent comme des conditions de l’autonomie : accès à l’autonomie, moyens de la mobilité et moyens financiers. D’autres apparaissaient déjà comme des formes de liberté inégalement distribuées : en particulier, l’accès aux loisirs. Des inégalités fortes au regard de cette liberté apparaissent quand on se tient à l’étude approfondie de quelques événements marquants, comme l’obtention d’un entretien, ou la possibilité de refuser un emploi par choix. Ces événements fournissent bien une information sur les opportunités et les contraintes rencontrées pendant le parcours, observées du point de vue de la liberté de choix. Ce sont ces deux événements que l’on choisit d’étudier dans un premier temps (6.1.). Portant tous deux sur l’activité de recherche d’emploi, ces événements montrent, pour le premier, l’espace de choix dont on disposé les jeunes, et pour le second, la possibilité effective qu’ils ont eu de faire valoir leur liberté de choix. L’étude longitudinale de ces informations en renforce la richesse. On regarde dans un second temps (6.2.) la situation a posteriori (en partant de l’ensemble des parcours observés) : deux autres indicateurs permettront alors de distinguer deux sous-populations ayant été pénalisées du point de vue de leur capacité d’accéder à l’emploi, i.e. dont l’espace de liberté de choix a été fortement contraint sur la période.

6.1. Activité de recherche d’emploi : contraintes et opportunités

Les deux premiers événements étudiés portent sur l’activité de recherche d’emploi, où la responsabilité individuelle est généralement exacerbée dans les discours et dans les modèles économiques habituels (modèles de « search », etc.). On montre dans ce qui suit que des disparités importantes existent du point de vue de l’ensemble de choix dont disposent les jeunes du panel, qui forment pourtant a priori une population homogène. L’existence de ces disparités et de contraintes sur le parcours interroge les fondements de la rhétorique de la responsabilité individuelle.

Une recherche d’emploi plus « active » pour les filles… Lors de leurs situations de chômage (on prend en compte toutes les situations mentionnées sur les six ans du panel), les jeunes font dans leur grande majorité

Page 34: L’insertion des jeunes peu diplômés dans l’emploi ...bernard.bianca.pivot.free.fr/Articles/Documents @ voir/L'insertion... · les capacités » d’Amartya Sen, qui met l’accent

34

confiance à l’ANPE, puisqu’ils y sont inscrits dans 86% des cas. Pour toutes les périodes de chômage confondues, ils ne sont cependant que 46% à recevoir une indemnité. Cette part augmente avec le temps et le niveau de formation. Quand on les interroge sur les moyens utilisés en priorité pour (re)trouver un emploi, les jeunes citent en premier lieu les candidatures spontanées (dans plus de 29 % des cas) et l’inscription à l’ANPE (dans une proportion quasi semblable). Dans une moindre proportion, les petites annonces et les entreprises intérimaires sont également utilisées, ces dernières étaient beaucoup plus fréquemment utilisées par les hommes. Les femmes et les plus diplômés quant à eux utilisent plus souvent les petites annonces ou les candidatures spontanées. Les autres moyens (réseau personnel, mission locale) sont très peu cités. Les jeunes connaissent l’importance du CV, puisque trois jeunes sur quatre en ont déjà une version rédigée en 1996, et cette part augmente jusqu’à 85% en 1998. Cette condition est plus souvent satisfaite chez les jeunes femmes, quelle que soit l’année d’interrogation, ce qui pourrait être une preuve d’un effort supérieur de la part de celles-ci dans la recherche d’emploi. Le niveau de formation ressort une fois encore : il est plus fréquent que les jeunes les mieux formés aient un CV rédigé. On notera toutefois la progression importante qui s’effectue chez les jeunes possédant un faible niveau de formation : en 1996 seuls 49% d’entre eux ont une version rédigée de leur CV contre 80% en 1998. Parmi ceux qui ont un CV rédigé, plus de 90% s’en sont déjà servi. On étudie un peu plus bas les chances d’obtenir un entretien ou un emploi en fonction du nombre de candidatures : on verra que les jeunes femmes, malgré cette démarche apparemment plus active, obtiennent moins souvent de résultats positifs. … pour des exigences moins élevées Les jeunes chômeurs sont nombreux à déclarer accepter n’importe quel emploi (tableau 14). On peut sentir ici un besoin pressant de travailler. En 1996, plus de neuf jeunes sur dix se déclarent prêts à accepter un travail à temps partiel. Il ressort de ces résultats que les jeunes deviennent plus exigeants au fil des années. Alors qu’en 1996, quatre jeunes chômeurs sur cinq déclarent accepter n’importe quel emploi, ils ne sont plus que deux sur trois à le faire en 1999, ce qui reste toutefois élevé. Ils sont encore plus nombreux à déclarer accepter un emploi non lié à la formation ou un emploi à temps partiel, mais ces proportions diminuent également avec le temps.

Tableau 14. Exigences des jeunes Vague 1 (96) Vague 2 (97) Vague 3 (98) Vague 4 (99) Proportion de

chômeurs qui accepteraient… F H F H F H F H

N’importe quel emploi

82.35

77.93

77.95

67.37

68.80

73.79

72.82

59.49

Un emploi non lié à la formation

92.30

90.38

90.37

85.63

88.73

89.79

87.88

80.76

Un emploi à temps partiel

93.92

86.75

79.70

91.58

75.08

86.16

87.23

76.06

Page 35: L’insertion des jeunes peu diplômés dans l’emploi ...bernard.bianca.pivot.free.fr/Articles/Documents @ voir/L'insertion... · les capacités » d’Amartya Sen, qui met l’accent

35

Les exigences des jeunes femmes sont moins élevées que celles des jeunes hommes pour ces trois indicateurs (degré d’acceptation de n’importe quel emploi, d’un emploi non lié à la formation, et d’un emploi à temps partiel) : il semble qu’elles traduisent leurs difficultés d’insertion dans des exigences moins élevées. Dans leur grande majorité, les jeunes déclarent qu’ils ne refuseraient pas un contrat s’inscrivant dans un dispositif d’aide à l’emploi (CES, contrat de qualification, contrat d’adaptation) et seraient encore moins nombreux à refuser une période d’intérim. D’un point de vue financier, les jeunes chômeurs ont été interrogés sur le salaire net mensuel minimum qu’ils étaient prêts à accepter. Cette valeur minimale moyenne augmente avec le temps, puisqu’elle augmente de près de 1 000 francs (environ 152 euro) entre 1996 et 1999 (passant de 4 784 FF, soit environ 729 euro, à 5 752 FF, soit 877 euros). La médiane augmente chaque année et la distribution se déplace vers la droite. Une fois encore, le niveau d’exigence des femmes est plus faible. Le salaire net minimum accepté est en effet, en moyenne, significativement moins élevé pour la population féminine pour toutes les années à l’exception de 1998. Le niveau de formation joue également sur les exigences salariales, puisque le niveau de salaire minimum accepté est plus élevé pour les jeunes de niveau IV, avec des écarts qui se réduisent toutefois sur la durée.

Obtenir un entretien L’événement étudié ici est le fait d’avoir obtenu un entretien après avoir répondu à une ou plusieurs offres d’emploi, ou envoyé des candidatures spontanées. Il ne s’agit pas d’un événement banal dans sa perception par les jeunes, qui organisent, pour beaucoup, leur recherche d’emploi par la réponse aux offres et petites annonces, et par l’envoi de candidatures spontanées. Il s’agit également d’une méthode de recherche d’emploi valorisée par les institutions du marché du travail, comme l’ANPE et les missions locales, dont les différents ateliers, créés pour aider les jeunes à faire une recherche active et efficace, se focalisent notamment sur la sélection des annonces, l’écriture de lettres de motivations, etc. L’obtention d’un entretien est souvent vécue comme un petit succès. Evidemment, cela ne prévaut en rien de l’obtention d’un contrat de travail. L’étude comparée de cet événement indique des opportunités différentes entre les jeunes. L’interprétation doit bien sûr être nuancée puisque d’autres canaux de recherche d’emploi ont été utilisés par les jeunes (réseau personnel, etc.), comme on vient de le voir. L’étude sur la durée de la survenance de cet événement est néanmoins particulièrement intéressante pour étudier l’étendue de cet espace des possibles entre les jeunes. En moyenne, les jeunes chômeurs ont répondu à 10.6 offres d’emploi, et ils ont effectué 12.2 candidatures spontanées. 30 % des jeunes n’ont répondu à aucune offre d’emploi. Un quart d’entre eux n’a jamais effectué de candidatures spontanées. Franchir un pas supplémentaire en étant convoqué à un entretien d’embauche est moins fréquent. En moyenne, quand ils étaient au chômage, les jeunes ont passé près de quatre entretiens, et 31% d’entre eux n’ont jamais été reçu chez un employeur potentiel (tableau 15).

Page 36: L’insertion des jeunes peu diplômés dans l’emploi ...bernard.bianca.pivot.free.fr/Articles/Documents @ voir/L'insertion... · les capacités » d’Amartya Sen, qui met l’accent

36

Tableau 15. Candidatures et entretiens obtenus Nombre de

candidatures (à une offre d’emploi)

Nombre de candidatures spontanées

Nombre d’entretiens obtenus

H F Total H F Total H F Total Moyenne 7.9 14.0 10.6 9.7 15.3 12.2 3.8 4 3.9 Médiane 3 5 4 3 9 5 2 2 2

Le tableau précédent nous montre que les jeunes femmes semblent nettement plus actives (en termes de réponses à des offres et de candidatures spontanées) pour obtenir quasiment autant d’entretiens que leurs collègues masculins. Notons toutefois que l’on ne tient pas compte des périodes de chômage : les femmes connaissant des durées en moyenne plus longues, il est possible que cela explique une partie des résultats. On peut parler d’une inégalité de conversion assez flagrante, pour reprendre une notion importante de l’approche de Sen. Une inégalité de conversion apparaît quand deux personnes, mettant en œuvre ou disposant de moyens identiques, obtiennent des résultats disparates au final, ou bien dépensent plus de moyens pour le même résultat. Ici l’inégalité de conversion est marquée : les femmes font plus de démarches pour des résultats quasiment identiques. On peut se demander s’il ne s’agit pas seulement d’un problème d’inefficacité de la recherche, de mauvais ciblage des offres, etc. La responsabilité leur incomberait alors, et le rôle des institutions pourrait être d’améliorer l’accompagnement dans la recherche d’emploi. Cette explication n’est pas entièrement satisfaisante. Il semble bien qu’il y ait une contrainte supplémentaire subie par les jeunes femmes sur le marché du travail en période de primo-insertion. La plupart des études récentes confortent ces difficultés supplémentaires subies par les filles par rapport aux garçons (Epiphane et al., 2001 ; Dormont et Dufour-Kippelen, 2000 ; Vero, 2000 ; Trancart et Testenoire, 2003, entre autres). Le nombre d’entretiens obtenus donne une indication originale sur ces contraintes supplémentaires pour les filles, et sur les difficultés de conversion de leurs efforts en opportunités. Le fait qu’elles répondent à plus d’annonces et envoient plus de candidatures spontanées peut s’expliquer par une intégration de cette contrainte à leur comportement de recherche. Quels sont les facteurs qui jouent dans l’obtention d’un entretien ? Le modèle présenté ci-dessous cherche à expliquer le fait d’avoir obtenu au moins un entretien durant une période de chômage donnée. Ces effets pourront être constants dans le temps mais certains varieront au fil des interrogations. Nous utilisons ainsi un modèle à effets aléatoires15 (tableau 16).

15 Voir Annexes pour plus de détails sur le modèle à effets aléatoires.

Page 37: L’insertion des jeunes peu diplômés dans l’emploi ...bernard.bianca.pivot.free.fr/Articles/Documents @ voir/L'insertion... · les capacités » d’Amartya Sen, qui met l’accent

37

Tableau 16. Estimations du modèle à effets aléatoires

Variable: Odds-ratio p-value Sexe : Femme 0.68 0.000 Age (au 01/01/1995) 0.91 0.000 Lieu de naissance : (réf. province) - étranger - région parisienne

1.05* 0.91

0.027 0.000

Père né à l’étranger 0.86 0.000 Niveau de formation : (réf. VI-V bis) - V non diplômé - V diplômé - IV

1.86 1.59 1.84

0.000 0.000 0.000

Père ayant atteint le niveau bac 1.03 0.001 Nombre de frères et sœurs : (réf. 3 ou plus) - Aucun (enfant unique) - Un - Deux

1.16 1.17 1.14

0.000 0.000 0.000

Indépendance résidentielle 1.18 0.000 Vit en couple ns 0.924 A au moins un enfant 0.45 0.000 Moyen principal de recherche d’emploi : (réf. ANPE) - Aucun - Petites annonces - Candidatures spontanées - Relations familiales ou professionnelles - Agences d’intérim - Missions locales, PAIO - Autre

0.42 0.61 0.66 1.04* 0.55 0.95* 0.55

0.000 0.000 0.000 0.031 0.000 0.051 0.000

Nombre d’offres d’emploi auxquelles le jeune a répondu 1.02 0.000 Nombre de candidatures spontanées effectuées 1.00 0.000 Trajectoire-type : (réf. 2. « Accès rapide et durable au CDI ») 1. « Accès indirect au CDI par l’intermédiaire de CDD » 3. « Parcours galère entre chômage, dispositifs et emploi » 4. « Pérennisation des CDD » 5. « Apprentissage puis emploi » 6. « Chômage »

0.37 0.31 0.34 0.33 0.17

0.000 0.000 0.000 0.000 0.000

A déjà effectué un job de vacances 1.15 0.000 A déjà effectué un stage en entreprise 0.68 0.000 Date d’interrogation : (réf. Vague 1) - Vague 2 - Vague 3 - Vague 4

0.87 0.85 1.09

0.000 0.000 0.000

Durée de la période de chômage 1.02 0.000 Note de lecture : dans la colonne des odds-ratios, nous avons fait figurer en gras les valeurs donnant lieu aux effets les plus marqués. Dans la colonne des p-values, on peut vérifier le niveau de significativité des résultats, on constate que ceux-ci sont quasiment tous significatifs avec une marge d’erreur inférieure à 1% (les coefficients étoilés ne sont significatifs qu’à 5%).

La première ligne de ce tableau indique que la probabilité pour une jeune femme d’avoir un entretien durant une période de chômage est inférieure de 32% par rapport à celle des hommes. Les femmes semblent bien subir une forte discrimination si l’on se contente de cet indicateur d’obtention d’entretiens avec des employeurs potentiels (on ne dispose pas d’informations sur la réussite ou non à cet entretien).

Page 38: L’insertion des jeunes peu diplômés dans l’emploi ...bernard.bianca.pivot.free.fr/Articles/Documents @ voir/L'insertion... · les capacités » d’Amartya Sen, qui met l’accent

38

D’autres facteurs que le sexe sont explicatifs. Les jeunes dont le père est né à l’étranger ainsi que les moins diplômés sont également désavantagés. Par rapport aux moins diplômés (niveau VI-Vbis), les jeunes des autres niveaux de formation voient leur probabilité d’obtenir un entretien augmenter de 59 % au moins. Les jeunes parents ont 55% de chances de moins que les autres de passer un entretien ; les jeunes issus d’une famille nombreuse (trois enfants et plus) sont pénalisés. A l’inverse, l’indépendance résidentielle est un facteur relativement positif. L’ANPE semble être un moyen de recherche efficace, puisque seule l’exploitation des relations personnelles permet d’augmenter les chances d’obtenir un entretien par rapport au recours à cette dernière. Les jeunes déclarant n’utiliser aucun moyen spécifique pour leur recherche voient eux la probabilité d’occurrence de l’événement diminuer de moitié. Le recours aux institutions – qui disposent d’un accès privilégié aux offres et fournissent une aide personnalisée pour les traiter – permet d’élargir les opportunités des individus, et de leur donner une connaissance accrue du marché du travail (on peut imaginer sans difficulté une acquisition d’expérience avec les premiers entretiens s’ils ne s’avèrent pas concluants). Les jeunes de la trajectoire n°2 sont ceux qui ont le plus de chances d’obtenir un entretien. A l’inverse, ceux du parcours n° 6 ont 83 % de chances en moins d’en obtenir un. Mais le désavantage est également très net pour les autres parcours. Avoir déjà effectué un job durant la scolarité est un facteur relativement positif. On note enfin que les chances s’améliorent lors de la vague 4 (en 1999) par rapport à la vague 1 (1996), reflétant le retournement de conjoncture dès 1998 favorable aux jeunes. Avoir l’opportunité de refuser une offre d’emploi durant une période de chômage Est-ce que le fait d’avoir au moins refusé une offre d’emploi au cours du parcours constitue un bon indicateur d’opportunité, au sens de liberté réelle ? On peut répondre par la positive à cette question. La liberté réelle d’obtenir un emploi implique d’avoir le droit de ne pas accepter n’importe quelle proposition d’embauche (Bonvin, Farvaque, 2004). Le cadre de l’approche par les capacités permet de critiquer les options qui ne correspondent pas à des choses que les personnes ont raison de valoriser. Si l’approche par les capacités met l’accent sur les ensembles d’opportunités dont bénéficient les personnes, il convient bien sûr de considérer leurs préférences quant à ces différentes options, ainsi que leur valeur intrinsèque (Sen, 2002c). Les enjeux sont importants si l’on considère la tendance au workfare, c’est-à-dire aux pressions faites sur les demandeurs d’emploi, dans les politiques sociales : l’activation des personnes passe parfois par des offres « que l’on ne peut pas refuser » (Lodemel & Trickey, 2000 ; voir aussi Gilbert, 2002 ; Gilbert & Van Voorhis, 2001). La notion d’emploi convenable, souvent imprécise, constitue néanmoins une force de rappel essentielle dans le déploiement de ces politiques (cf. Freyssinet, 2000 ; Bonvin et Farvaque, 2004). Les exigences d’une véritable liberté réelle, par opposition à liberté formelle dans le sens utilisé par Marx et repris par Sen, sont, on le voit, très fortes. L’événement que l’on considère ici ne peut bien sûr être entendu que partiellement, mais il représente selon nous un indicateur intéressant, quoique non sans ambiguïtés, comme on le mentionnera. Dans l’événement étudié auparavant, le fait d’obtenir un entretien après avoir répondu à un certain nombre d’annonces ou après avoir envoyé des candidatures spontanées reflétait des opportunités différentes, mais le choix incombait in fine à l’employeur potentiel. Ici, l’observation des refus d’emploi met au contraire l’accent

Page 39: L’insertion des jeunes peu diplômés dans l’emploi ...bernard.bianca.pivot.free.fr/Articles/Documents @ voir/L'insertion... · les capacités » d’Amartya Sen, qui met l’accent

39

sur le choix du jeune lui-même. La possibilité de refuser un emploi de la part d’un jeune constitue un indicateur d’opportunité : si le jeune refuse un emploi, cela montre qu’il avait d’autres options disponibles dans son espace de choix (que la base de données ne permet cependant pas de connaître). Réciproquement, un jeune en situation précaire ne pourra pas se permettre de refuser un travail s’il s’agit de la seule option disponible dans son espace de choix. On remarque ainsi, à l’étude des données, que cette opportunité de refus est plus grande pour les jeunes inscrits dans une trajectoire d’insertion stable et pour les plus diplômés (tableau 17). On peut dire que les bénéficiaires d’une formation élevée ainsi que les jeunes ayant progressivement acquis une stabilité et de l’expérience sur le marché du travail obtiennent une liberté de choix plus grande. L’espace de liberté réelle s’accroît bien avec le niveau de formation et la stabilité du parcours. En moyenne, seuls 22% des jeunes ont eu l’opportunité de refuser un emploi durant une période de chômage. Quels sont les motifs de refus ?

Tableau 17. Principal motif de refus personnel (en %) Raison H F Total

Salaire insuffisant 13.78 10.85 12.22 Lieu de travail éloigné du domicile 11.98 13.15 12.60 Emploi non lié à la formation 16.66 14.55 15.54 Emploi inintéressant 28.10 14.47 20.86 Statut du contrat inintéressant 5.68 3.34 4.43 Perspectives de carrière insuffisantes 0.87 2.19 1.57 Recherche d’un emploi à temps plein 0.40 2.40 1.46 Horaires de travail trop contraignants 7.92 11.21 9.67 Pas de véhicule personnel 1.78 7.17 4.65 Mauvaise ambiance de travail 4.12 5.96 5.10 Départ au service national 2.80 3.66 3.26 Embauche dans une autre entreprise 1.17 1.74 1.47 Raison de santé 1.87 2.68 2.30

Note : autres raisons, NSP et refus de réponse pour 5.07% du total

On voit que les jeunes refusent en priorité des emplois jugés inintéressants (particulièrement les hommes), ainsi que des postes non liés à la formation ou éloignés du domicile. C’est seulement en quatrième position qu’intervient l’insuffisance du salaire, alors que les horaires contraignants sont également cités comme principale raison de refus, notamment par les femmes qui ont également été plus nombreuses à regretter l’absence d’un véhicule personnel.

Le fait d’avoir refusé au moins un emploi durant la période de chômage a été modélisé. Nous avons créé une variable binaire qui vaut 1 lorsque le jeune déclare avoir refusé au moins un emploi durant la période de chômage considérée, et 0 sinon. Les résultats d’une estimation Logit à effets aléatoires sont présentés dans le tableau 18.

La première ligne du tableau indique que le fait d’être une femme augmente les chances d’avoir l’opportunité de refuser un emploi d’environ 20% par rapport aux hommes. Le lieu de naissance joue également un rôle, puisque les jeunes nés à l’étranger voient leur probabilité de pouvoir refuser un emploi diminuer de 52 %.

Page 40: L’insertion des jeunes peu diplômés dans l’emploi ...bernard.bianca.pivot.free.fr/Articles/Documents @ voir/L'insertion... · les capacités » d’Amartya Sen, qui met l’accent

40

Le niveau de formation intervient mais contrairement à nos attentes, les jeunes de niveau IV semblent désavantagés par rapport aux jeunes du niveau le plus faible (celui de référence) : toutes choses égales par ailleurs, la probabilité qu’ils refusent un emploi est diminuée de 23% par rapport à ces derniers. Tout aussi étrangement, les jeunes dont le père a atteint le niveau bac ont moins souvent l’opportunité de refuser un travail que les autres. La qualité de l’indicateur peut être mise en doute. Il s’agit en effet d’un indicateur ambivalent. Le refus d’emploi indique bien le choix de ne pas accepter n’importe quelle offre. Mais la qualité du ciblage des offres par les jeunes n’est pas renseignée. On peut penser que les jeunes les plus diplômés ciblent mieux les emplois qui leur correspondent, et donc ont moins souvent le besoin de refuser les propositions. A l’inverse, d’autres jeunes peuvent mener une recherche moins rationnelle et donc se voir offrir des propositions qu’ils jugent inacceptables, à tort ou à raison.

Tableau 18. Estimations du modèle à effets aléatoires

Variable: Odds-ratio p-value Sexe : Femme 1.20 0.000 Age (au 01/01/1995) 0.98 0.000 Lieu de naissance : (réf province) - étranger - région parisienne

0.48 ns

0.000 0.388

Père né à l’étranger ns 0.725 Niveau de formation : (réf. VI-V bis) - V non diplômé - V diplômé - IV

ns

1.31 0.77

0.690 0.000 0.000

Père ayant atteint le niveau bac 0.80 0.000 Nombre de frères et sœurs : (réf. 3 ou plus) - Aucun (enfant unique) - Un - Deux

1.15 1.52 1.37

0.000 0.000 0.000

Indépendance résidentielle 1.39 0.000 Vit en couple 1.07 0.000 A au moins un enfant 0.61 0.000 Est inscrit à l’ANPE 1.05 0.003 Moyen principal de recherche d’emploi : (réf. ANPE) - Aucun - Petites annonces - Candidatures spontanées - Relations familiales ou professionnelles - Agences d’intérim - Missions locales, PAIO - Autre

1.15 1.30 0.97* 0.86 1.38 2.24 1.26

0.005 0.000 0.019 0.000 0.000 0.000 0.000

Nombre d’offres d’emploi auxquelles le jeune a répondu 1.01 0.000 Nombre de candidatures spontanées effectuées 1.00 0.000 Trajectoire-type : (réf. 2. « Accès rapide et durable au CDI ») 1. « Accès indirect au CDI par l’intermédiaire de CDD » 3. « Parcours galère entre chômage, dispositifs et emploi » 4. « Pérennisation des CDD » 5. « Apprentissage puis emploi » 6. « Chômage »

0.70 0.49 0.55 1.14 0.66

0.000 0.000 0.000 0.000 0.000

Page 41: L’insertion des jeunes peu diplômés dans l’emploi ...bernard.bianca.pivot.free.fr/Articles/Documents @ voir/L'insertion... · les capacités » d’Amartya Sen, qui met l’accent

41

A déjà effectué un job de vacances 1.51 0.000 A déjà effectué un stage en entreprise 0.66 0.000 Date d’interrogation : (réf. Vague 1) - Vague 2 - Vague 3 - Vague 4

1.32 1.77 1.89

0.000 0.000 0.000

Durée de la période de chômage 1.01 0.000 Note de lecture : dans la colonne des odds-ratios, nous avons fait figurer en gras les valeurs donnant lieu aux effets les plus marqués. Dans la colonne des p-values, On peut vérifier le niveau de significativité des résultats, on constate que ceux-ci sont quasiment tous significatifs avec une marge d’erreur inférieure à 1% (le coefficient marqué par une étoile n’est significatif qu’à 5%)

En ce qui concerne la situation familiale, les jeunes vivant dans un logement indépendant ont 39% de chances de plus que les autres de pouvoir refuser un poste. Le fait d’être indépendant semble offrir la possibilité de ne pas être emporté par l’ « urgence » de devoir accepter n’importe quelle offre. En revanche, les jeunes parents et les jeunes d’origine étrangère, qui ont moins de probabilité d’obtenir un entretien (cf. supra), refusent moins souvent les offres qui leur sont faites. Pour ces derniers, les mécanismes de discrimination dont ils sont l’objets (cf. Viprey, 2002) peuvent agir comme une réduction de l’espace des possibles incitant à l’acceptation des propositions concrètes. Être issu d’une famille nombreuse, par ailleurs, est encore une fois un désavantage.

Si l’on s’intéresse maintenant au moyen principal de recherche d’emploi, on constate qu’être passé par l’ANPE (moyen de référence) entraîne peu de refus d’offres d’emploi. Son rôle était pourtant significatif dans l’obtention d’entretiens auprès d’employeurs potentiels. Doit-on penser qu’elle ne propose que des emplois convenables, et donc impossibles à refuser ? Ou que la pression est plus forte ? En tout cas, tous les autres moyens, excepté l’exploitation des relations personnelles, augmentent l’opportunité de faire un choix négatif. En particulier, la recherche par l’intermédiaire des missions locales plutôt que par l’ANPE multiplie par 2.24 la probabilité d’avoir pu refuser un emploi. Mais n’est-ce pas là, et a contrario, le reflet d’appariements vers des emplois de mauvaise qualité, ou en rapport lointain avec la qualification, que proposerait le réseau d’accueil des missions locales ? Une autre hypothèse est que l’accompagnement par les missions locales est un processus d’essais et d’erreurs, visant une certaine pédagogie de la recherche d’emploi et la rationalisation de l’expérience sur marché du travail (Farvaque, 2000). Le fait de mettre en relation avec un emploi qui ne correspond pas aux attentes ou aux possibilités du jeune peut être argumenté par les conseillers en insertion comme une épreuve dont on ressort grandi, ou comme un test de réalité incitant les jeunes à revoir leurs exigences à la baisse (ibid.). De même, le principe d’action « dans la durée », répété par les acteurs de ces institutions et formalisé dans l’accompagnement offert par le programme TRACE (à partir de 1998) et dans les mécanismes de garantie financière qu’elles mettent en œuvre, se justifient par le souci de ne pas être dans l’urgence (Farvaque, 2004b).

Le fait d’appartenir à la trajectoire la meilleure semble être un point positif. En effet, tous les odds-ratios sont inférieurs à 1, notamment celui du parcours « galère » n° 3 (pour lequel la probabilité est divisée par 2). Seul le parcours de l’apprentissage se

Page 42: L’insertion des jeunes peu diplômés dans l’emploi ...bernard.bianca.pivot.free.fr/Articles/Documents @ voir/L'insertion... · les capacités » d’Amartya Sen, qui met l’accent

42

révèle meilleur que la trajectoire n° 2 au sens de l’opportunité de refuser un emploi. Avoir déjà travaillé durant la scolarité est fortement positif, ce qui tend à montrer de nouveau un effet de l’expérience. Cet effet de l’expérience apparaît fortement en dynamique et de façon plus générale. La probabilité de refuser un emploi pour un jeune augmente en effet au fil des ans : en vague 4 elle est supérieure de 89% par rapport à la première interrogation. Si l’on peut donc voir ici l’effet de l’expérience acquise sur le marché du travail, on peut également supposer un effet positif de l’amélioration de la conjoncture économique à partir de 1998. Cet indicateur a-t-il un effet positif sur la situation finale ? On a regardé les caractéristiques des individus indiquant être en emploi par nécessité (répondant à une autre question de l’enquête qu’ils ont accepté leur emploi car ils n’avaient pas le choix) : leurs caractéristiques ne diffèrent pas significativement du reste de la population étudiée16. Comment juger alors le modèle précédent ? Que signifie l’opportunité d’avoir pu refuser un emploi ? On peut penser que cela démontre un choix rationnel qui améliore l’insertion dans des emplois de qualité. Plutôt que d’accepter le premier emploi venu, les jeunes poursuivent une recherche d’emploi plus ou moins coûteuse considérée comme un investissement. On retrouverait ici les enseignements des modèles de « search ». Mais cela peut aussi être l’inverse d’une démarche rationnelle : refuser une offre peut être dû à un choix mal informé (croyances erronnées, méconnaissance des réalités du monde du travail, etc.). De tels choix non rationnels peuvent être regrettés plus tard. Il est donc très difficile de prendre la mesure du degré de liberté réelle des individus sur le marché du travail sans prendre en compte les structures de contraintes (jugements des employeurs sur les qualifications, mécanismes de discrimination à l’embauche, etc.) et sans renseignements supplémentaires sur les raisons et rationalités des demandeurs d’emploi. L’approche par les capacités propose une grille d’analyse de ces différents éléments, mais l’approche statistique effectuée ici s’avère insuffisante. Des enquêtes de type plus sociologique, sur les formes d’évaluation et de jugement par les employeurs et les institutions d’aide à la recherche d’emploi apparaissent comme un complément utile à la démarche menée ici17.

6.2. Regards a posteriori sur les parcours : étude de deux populations contraintes

On regarde désormais l’ensemble des parcours a posteriori. Le choix a été d’isoler, de façon arbitraire, deux sous-populations, en retenant des indicateurs marquants : ne jamais avoir connu de CDI sur la durée, et faire partie des 25% les plus souvent au chômage. Ces deux sous-populations sont comparées au reste de la population du panel : les inégalités sont flagrantes. Pour ces deux groupes contraints, la

16 Cette variable a été étudiée par Vero (2002) comme un indicateur de capabilité relative à l’emploi. Malheureusement, le faible taux de réponse nous a empêché de mener une analyse approfondie de cet indicateur, et contribue au manque de significativité de la variable. 17 Voir en particulier Eymard-Duvernay et Marchal (1997), et Bessy, Eymard-Duvernay et al. (2003), pour des premières études sur les formes d’évaluation en action chez les employeurs, ainsi que Benarrosh (2000), Martinon (2002) pour les évaluations par les intermédiaires de l’emploi.

Page 43: L’insertion des jeunes peu diplômés dans l’emploi ...bernard.bianca.pivot.free.fr/Articles/Documents @ voir/L'insertion... · les capacités » d’Amartya Sen, qui met l’accent

43

pertinence de la rhétorique de la responsabilité individuelle est très certainement à nuancer. Ne jamais avoir connu de CDI Le premier indicateur de contrainte retenu concerne près de 40 % des jeunes de la base (39.7% pour être exact) : ne jamais avoir connu de période d’emploi en CDI. On peut parler d’un manque d’opportunités pouvant limiter la liberté de choix pour ces personnes. Cette sous-population non négligeable est relativement différente de la population moyenne, comme l’indique le tableau 19. On observe que les jeunes du sous-ensemble n’ayant jamais eu un seul CDI sur la période ont en moyenne des caractéristiques individuelles très différentes des autres jeunes qui ont signé au moins une fois un CDI sur la période.

Tableau 19. Comparaison des jeunes n’ayant jamais connu de CDI

avec le reste de la population Jeunes n’ayant

jamais connu de CDI

Autres

Part des femmes 46.7% 39.7% Âge moyen (au 01/01/1995) 18.5 19.1 Part des jeunes nés à l’étranger 5.9% 4.8% Part des jeunes dont le père est né à l’étranger 15.3% 15.4% Nombre de frères et sœurs 2.3 2.0 Part des jeunes dont le père a atteint le niveau bac 34.9%* 40.0%* Part des jeunes ayant déjà travaillé durant la formation 46.9% 59.5% Part des jeunes ayant effectué un stage en entreprise durant la formation

61.9%

72.8%

Nombre de mois de chômage (sur les 77 de la période) 21.3 9.4 Nombre de mois d’emploi (sur les 77 de la période) 16.5 38.7 Répartition selon le niveau de formation : VI-V bis V non diplômé V diplômé IV

39.11% 14.39% 22.72% 23.79%

21.58% 12.96% 34.01% 31.46%

Répartition dans les différentes trajectoires-types : 1. « Accès indirect au CDI par l’intermédiaire d’un CDD » 2. « Accès relativement rapide et durable au CDI » 3. « Parcours galère entre chômage, dispositifs et emploi » 4. « Pérennisation des CDD » 5. « Apprentissage puis emploi » 6. « Chômage et dispositifs »

0.0% 0.0%

30.0% 24.5% 22.5% 22.9%

30.6% 22.3%

10.6% 10.3% 22.1% 4.1%

Note de lecture : en gras figurent les valeurs pour lesquelles les différences de moyennes ou de proportions sont significatives au seuil de 1% ; le signe * signifie que la différence est significative au seuil de 5%. On constate que la sous-population des jeunes n’ayant pas connu de CDI compte une proportion de femmes plus importante que la sous-population témoin, ainsi que des individus légèrement plus jeunes, faisant plus souvent partie d’une famille

Page 44: L’insertion des jeunes peu diplômés dans l’emploi ...bernard.bianca.pivot.free.fr/Articles/Documents @ voir/L'insertion... · les capacités » d’Amartya Sen, qui met l’accent

44

nombreuse. Leur niveau de formation est moins élevé, surtout à cause d’une forte présence des jeunes de niveau VI-V bis, et ils ont connu moins d’expériences professionnelles durant leur formation. Si l’on s’intéresse à leur parcours sur les 77 mois, on constate qu’ils ont subi beaucoup plus longtemps le chômage (12 mois de plus que les autres) et réciproquement, ils ont passé beaucoup moins de temps en emploi (20 mois de moins que les autres). Aucun d’entre eux n’appartient aux parcours n° 1 ou n° 2, ce qui est logique puisque ces trajectoires sont celles de l’accès au CDI. Pour la sous-population témoin en revanche, ces deux parcours rassemblent 53% des individus. Pour ce qui est de la trajectoire du chômage (n° 6), 23% des jeunes n’ayant jamais connu de CDI en font partie, alors que pour le reste de la population elle ne représente que 4%.

Voyons de façon plus précise les trajectoires-types suivies par ces jeunes. Par quelles situations sont-ils passés, sachant qu’ils n’ont jamais été embauchés sous contrat à durée indéterminée ?

Graphique 5. Parcours des jeunes n’ayant jamais connu de CDI

0102030405060708090

100

oct-9

3av

r-94oc

t-94av

r-95oc

t-95av

r-96oc

t-96av

r-97oc

t-97av

r-98oc

t-98av

r-99oc

t-99

Service nationalInactivitéEtudesChomageAutre emploiCDDApprentissageDispositifs d'insertion

Ce graphique montre que leurs parcours sont relativement similaires à ceux connus par l’ensemble de jeunes (cf. graphique 1). En effet, chaque type de situation semble avoir le même poids à la même date, à l’exception du chômage qui est nettement plus présent (il atteint 42% et concerne encore 23% des jeunes à la fin, date à laquelle il atteint son minimum). Les CDD sont également plus nombreux au final puisque l’importance de cette catégorie croît tout au long des 77 mois. On peut comparer avec le parcours de l’autre partie de la population (graphique 6). Cette répartition est nettement différente de la précédente, ainsi que de celle observée pour l’ensemble des jeunes. Les CDI se développent considérablement sur la durée, le chômage est nettement plus faible tout au long des 77 mois, enfin les dispositifs d’insertion ainsi que l’apprentissage ont un poids qui diminue très rapidement. Moins de 5% de l’ensemble des jeunes se situent dans ces deux catégories en février 2000 (contre 24% dans le cas précédent). En outre, on remarque que le service national concerne plus de jeunes (plus forte présence des hommes), tandis que l’inactivité et la reprise d’études sont des situations très rarement rencontrées, alors qu’elles le sont plus fréquemment dans le cas précédent.

Page 45: L’insertion des jeunes peu diplômés dans l’emploi ...bernard.bianca.pivot.free.fr/Articles/Documents @ voir/L'insertion... · les capacités » d’Amartya Sen, qui met l’accent

45

Graphique 6. Parcours des autres jeunes

0102030405060708090

100

oct-9

3av

r-94oc

t-94av

r-95oc

t-95av

r-96oc

t-96av

r-97oc

t-97av

r-98oc

t-98av

r-99oc

t-99

Service nationalInactivitéEtudesChomageAutre emploiCDICDDApprentissageDispositifs d'insertion

Enfin, si l’on regarde les difficultés que les jeunes disent avoir rencontrées durant leur recherche d’emploi aux quatre interrogations de 1996 à 1999, on ne constate que quelques légères différences avec les réponses fournies par l’ensemble de la population. On retiendra que ces jeunes se sont plus souvent sentis bloqués dans leur recherche par le manque d’expérience. Au niveau des attentes exprimées, ces jeunes privilégient moins souvent la stabilité de l’emploi, alors qu’ils ont plus souvent souhaité exercer un métier qui plaît et rapporte de l’argent. Ont-ils privilégié la succession de contrats courts par choix, afin de gagner plus d’argent ? Ou bien, face à la réalité, ont-ils adapté leurs préférences en faveur d’une certaine flexibilité ? Avoir subi plus de 22 mois de chômage Nous proposons ici une seconde distinction de la population étudiée en deux sous-ensembles. Nous avons choisi de considérer les durées cumulées de chômage sur la période, et de regarder la situation du dernier quartile, c’est-à-dire les 25 % des jeunes ayant passé le plus de temps au chômage. Le choix de ce dernier quartile s’est fait de façon arbitraire, avec une hypothèse sous-jacente : celle selon laquelle les jeunes le plus souvent au chômage ont subi une réduction importante de leur espace des possibles, le cumul des périodes de chômage agissant comme une contrainte évidente sur leurs réalisations et « capabilités ». La population isolée semble en grande difficulté au niveau de l’insertion dans le monde de l’emploi. Ces individus ont tous subi plus de 22 mois de chômage durant la période d’étude (77 mois au total). Qui sont ces jeunes ? Le premier constat est la surreprésentation des femmes : elles sont près de 62% dans ce nouvel échantillon, ce qui pourrait encore prouver leurs contraintes beaucoup plus marquées par rapport aux hommes. La répartition des jeunes dans les différents niveaux de formation ne paraît pas bouleversée, si ce n’est que le niveau V non diplômé est plus représenté, au détriment du niveau le plus élevé (niveau IV). On remarque un âge moyen légèrement plus élevé ainsi qu’une proportion de jeunes nés ou dont le père est né à l’étranger plus importante (9.8% de jeunes étrangers contre 5.2% dans la population totale). Ces jeunes sont également issus de familles plus nombreuses. En moyenne, ils sont un peu moins nombreux à avoir eu une expérience professionnelle durant leur scolarité, ainsi qu’à avoir un père de niveau bac. Lorsque

Page 46: L’insertion des jeunes peu diplômés dans l’emploi ...bernard.bianca.pivot.free.fr/Articles/Documents @ voir/L'insertion... · les capacités » d’Amartya Sen, qui met l’accent

46

l’on s’intéresse à leur parcours-type, on constate, de façon attendue, que très peu d’entre eux appartiennent aux meilleures trajectoires (tableau 20).

Tableau 20. Répartition dans les différentes trajectoires-types Trajectoire-type

Jeunes ayant subi plus de 22

mois de chômage

Population

totale 1. Accès indirect au CDI par l’intermédiaire d’un CDD 5.38% 18.48% 2. Accès relativement rapide et durable au CDI 0.38% 13.42% 3. Parcours galère entre chômage, dispositifs et emploi 34.57% 18.32 % 4. Pérennisation des CDD 7.22% 15.94% 5. Apprentissage puis emploi 5.70% 22.26% 6. Chômage et dispositifs 46.76% 11.59% Les trajectoires les moins bonnes au sens de l’insertion (n° 3 et 6) cumulent à elles seules plus de 81% de l’échantillon alors qu’elles ne représentent qu’à peine 30% de la population totale. Les personnes n’ayant jamais connu de phase d’emploi sous CDI sont surreprésentées puisqu’elles comptent pour plus de 70% (contre 40% dans la population totale). L’appartenance à cet échantillon a été modélisée comme variable binaire sur laquelle nous avons effectué une régression logistique (tableau 21). Toutes choses égales par ailleurs, les jeunes femmes ont 2,76 fois plus de chances de faire partie de ces chômeurs les plus touchés que les hommes. Les jeunes nés à l’étranger et plus encore ceux dont le père est né à l’étranger sont également pénalisés. L’âge est un facteur qui augmente les chances d’avoir passé beaucoup de temps au chômage, et les jeunes issus d’une famille de 3 enfants ou plus sont également plus touchés que les autres. Le niveau de formation joue également un rôle : les jeunes du niveau le plus faible sont pénalisés par rapport aux jeunes des niveaux V diplômé et IV (61% de chances en moins pour ces derniers par rapport aux jeunes de niveau VI-V bis, d’avoir chômé pendant plus de 22 mois). En revanche, les jeunes de niveau V non diplômé sont désavantagés par rapport à ceux de la catégorie de référence. Les expériences professionnelles durant la formation ont un effet positif sur la variable d’intérêt. Enfin, le fait de n’avoir jamais contracté de CDI est hautement corrélé avec le fait d’avoir passé beaucoup de temps au chômage : la probabilité est multipliée par plus de 6 pour ces jeunes par rapport à ceux qui ont été employé sous CDI au moins une fois.

Page 47: L’insertion des jeunes peu diplômés dans l’emploi ...bernard.bianca.pivot.free.fr/Articles/Documents @ voir/L'insertion... · les capacités » d’Amartya Sen, qui met l’accent

47

Tableau 21. Estimations de la régression logistique

Variable Odds-ratio Sexe : (réf. Homme) Femme

2.76

Âge (au 01/01/1995) 1.27 Lieu de naissance : (réf. Province) - région parisienne - étranger

0.90 1.24

Père né à l’étranger 1.53 Niveau de formation : (réf. VI-V bis) - V non diplômé - V diplômé - IV

1.13 0.72 0.39

Père de niveau bac 0.96 Nombre de frère et sœurs : (réf. 3 ou plus) - Aucun (enfant unique) - Un - Deux

ns

0.51 0.55

A effectué un job durant la formation 0.94 A effectué un stage en entreprise durant la formation 0.82 N’a jamais contracté de CDI 6.08

Tous les odds-ratios sont significatifs avec une marge d’erreur inférieure à 1%, excepté celui concernant les enfants uniques. Ces jeunes ressentent-ils certains obstacles particuliers dans leur recherche d’emploi ? Les résultats ne diffèrent pas vraiment de ceux que l’on observe sur la population totale : le manque d’expérience et de formation sont le plus souvent cités ainsi que la conjoncture économique et, dans une moindre mesure, l’absence de moyen de locomotion. De même, concernant le niveau d’exigence de ces jeunes, les différences sont minimes. Les jeunes sont très nombreux à déclarer accepter n’importe quel type d’emploi, ou un emploi non lié à la formation. Ils sont même plus nombreux à déclarer qu’ils accepteraient un poste à temps partiel mais cela est sans doute dû à la forte présence des femmes. On retrouve également peu de jeunes qui refuseraient un CDD, un CES, un Contrat de Qualification/Adaptation, ou un emploi temporaire. Le salaire minimum qu’ils déclarent accepter est légèrement inférieur à chaque vague, comparé à la population totale, cette différence varie entre 3% et 5%. Enfin, on ne peut déceler aucune différence entre cet échantillon et la totalité des jeunes concernant la possession d’un CV rédigé et son utilisation. On peut donc dire que ces jeunes n’ont pas plus d’exigences que les autres, tant au niveau salarial, qu’au niveau du statut de l’emploi. Les principaux obstacles qu’ils perçoivent sont les mêmes et n’ont pas des attentes démesurées, bien au contraire. Un décalage intéressant existe entre les perceptions par les jeunes de leurs situations et les inégalités effectives qu’ils subissent. Mis à part le niveau de formation, aucune caractéristique individuelle n’est perçue par ceux-ci comme étant discriminante sur l’emploi. Or nous avons pu constater dans le modèle logistique que le fait d’être étranger ou d’origine étrangère, et surtout le fait d’être une femme, avaient un effet négatif indéniable sur le fait d’appartenir au quartile ayant connu le plus de chômage. Cela pourrait donc traduire un comportement d’intériorisation très marqué : les jeunes se blâment et n’envisagent pas que leur échec puisse être dû à des facteurs hors de leur responsabilité individuelle.

Page 48: L’insertion des jeunes peu diplômés dans l’emploi ...bernard.bianca.pivot.free.fr/Articles/Documents @ voir/L'insertion... · les capacités » d’Amartya Sen, qui met l’accent

48

En résumé, nous avons pu montrer que les femmes étaient victimes d’un niveau de contrainte plus fort (moins de chance d’obtenir un entretien, plus nombreuses à ne jamais avoir été embauché sous CDI, et à avoir connu plus de 22 mois de chômage). Néanmoins, elles sont plus souvent susceptibles de refuser un poste. On peut alors de demander si ces refus ne sont pas des choix mal informés et n’ont pas eu des conséquences néfastes sur leur situation future. Le rôle des institutions dans l’accompagnement des jeunes demandeurs d’emploi a été souligné. Elles peuvent être d’importance dans l’amélioration des trajectoires féminines. Le niveau de formation joue un rôle non négligeable. Plus il est faible, plus les jeunes subissent de contraintes (même si la distinction entre les deux plus bas niveaux de formation n’est pas claire). Le diplôme joue bien sur la période un rôle de marqueur important, quand bien même la population étudiée concerne a priori un public peu diplômé. Les jeunes nés à l’étranger ont plus de chances d’avoir subi plus de 22 mois de chômage que les jeunes nés en France (hors région parisienne). Les discriminations à leur égard forment une structure de contrainte très puissante, réduisant leurs opportunités de choix. Les jeunes indépendants sont souvent avantagés en termes d’opportunités et de possibilité de faire des choix. Les jeunes issus de familles nombreuses et les jeunes parents subissent des contraintes importantes et n’ont pas la possibilité de faire des choix relativement au monde du travail. Pour les jeunes parents, la conciliation entre vie familiale et vie professionnelle est une contrainte réduisant leurs chances d’une insertion professionnelle menée par choix et de qualité. 7. Conclusion Cette analyse des parcours d’insertion des jeunes peu diplômés s’est inspirée des concepts d’Amartya Sen de fonctionnement et de capacité, le premier indiquant les réalisations de valeur que parviennent à accomplir les personnes, dans une perspective multidimensionnelle, le second étant synonyme de la liberté réelle dont elles bénéficient afin de mener à bien les projets qu’elles valorisent. Nous avons réinterprété ces notions dans le langage plus commode des opportunités et des contraintes. Opportunités et contraintes ont été perçues du point de vue de la survenance de certains événements, en considérant la façon dont ils affectaient le parcours des jeunes du panel. On a également approché ces deux notions en fonction des parcours effectivement menés, en isolant certaines trajectoires favorisant l’accès à l’emploi stable, à l’autonomie résidentielle et à d’autres formes de fonctionnements (loisirs, mobilité, etc.). D’autres trajectoires débouchant plus souvent sur des privations importantes ont été plus particulièrement commentées. Les six classes de trajectoires-types représentent autant de cours de vie distincts les uns des autres, qui d’emblée reflètent des cheminements de qualité inégale. On a montré que l’appartenance aux différents parcours était fortement conditionnée par les caractéristiques initiales. Posséder un bon niveau de formation ou ne pas être issu d’une famille nombreuse sont des facteurs augmentant les chances d’appartenir au meilleur parcours (n°2), alors qu’être une femme augmente grandement la probabilité d’appartenir aux parcours les moins bons (n°3 et n°6). Ces résultats sont conformes à la littérature. L’originalité de cette étude est de montrer que l’appartenance à ces différents parcours a une influence très forte sur certains fonctionnements, comme l’accès à l’indépendance, la possession d’un véhicule

Page 49: L’insertion des jeunes peu diplômés dans l’emploi ...bernard.bianca.pivot.free.fr/Articles/Documents @ voir/L'insertion... · les capacités » d’Amartya Sen, qui met l’accent

49

motorisé ou encore la satisfaction liée aux revenus. Appartenir au parcours marqué par le chômage a un effet très négatif sur l’accomplissement de ces divers fonctionnements, alors que les jeunes de la trajectoire d’accès rapide au CDI sont avantagés sur ces points. Un parcours de chômage entraîne plus de contraintes que d’opportunités, et ces contraintes frappent surtout les jeunes filles, les moins qualifiés et les jeunes d’origine étrangère, toutes choses égales par ailleurs. L’étude montre d’un point de vue statistique l’effectivité des critères de sélectivité voire de discrimination du marché du travail. Les contraintes apparaissent donc bien au niveau structurel, et ne sont pas que l’effet d’un manque d’activité de recherche (les jeunes femmes envoient autant de candidatures pour moins d’entretiens obtenus) ou de manque de volonté (les jeunes sont prêts dans une proportion remarquable à accepter n’importe quel type d’emploi !). On peut interpréter les parcours d’exclusion (celui du chômage) et de la précarité (le parcours « galère ») en termes de rétrécissement de l’espace des possibles et en termes de privations de certaines libertés, en raison notamment de ces structures de contraintes. Opportunités et contraintes ont donc été aussi perçues du point de vue de la survenance de certains événements, en relation avec les trajectoires des jeunes. On a justifié le choix de l’étude de deux événements particuliers durant leur recherche d’emploi (le fait d’avoir obtenu un entretien et le fait d’avoir pu refuser un emploi) en termes d’élargissement ou non de l’espace des possibles, et donc en termes de liberté réelle. Les mêmes inégalités sont apparues, en la défaveur des sous-groupes cités ci-avant. L’intérêt de l’analyse de ces événements est d’informer directement l’influence du choix sur le marché du travail, choix des employeurs de retenir ou non les candidats et surtout choix d’accepter ou non les offres concrètes d’embauche. Le caractère rationnel de ces choix a été mis en question, et c’est là une des limites informationnelles des données en notre possession. Les indicateurs retenus dans la dernière partie peuvent au final paraître partiels, mais sont néanmoins très parlants. Ils montrent que l’accès au marché du travail et que l’étendue de la liberté de choix (ici observée presque directement en fonction des entretiens obtenus après candidature et de la possibilité de refuser une offre d’emploi) sont des facteurs d’inégalité, et donc des terrains d’action publique. Sen considère la notion de développement humain comme l’élargissement des libertés réelles des individus et des possibilités de choix. On a vu que pour les jeunes femmes, les non diplômés, les jeunes d’origine étrangère et les jeunes parents, cette possibilité de faire des choix était souvent réduite, et que leur parcours ressemblait souvent à une succession de périodes contraintes (non-emploi non choisi, absence d’opportunités, etc.). L’accès à une formation diplômante, la lutte contre les mécanismes de discrimination à l’encontre des femmes et des jeunes d’origine étrangère, les mécanismes publics de conciliation entre vie professionnelle et vie familiale (crèches), l’accompagnement des choix professionnels et l’accès à l’information, etc., sont autant de terrains d’action publique visant l’élargissement des possibilités de choix authentiques pour ces personnes. L’étude dynamique des parcours d’insertion en termes d’espace de choix, de structures de contraintes et d’opportunités réelles, inspirée par l’approche des capacités de Sen sans toutefois prétendre à en être une opérationnalisation parfaite, indique bien des pistes de recherche théoriques et normatives sur le lien entre insertion professionnelle et politiques sociales. Les libertés ou opportunités réelles se renforcent entre elles, tandis que les manques de liberté et les choix contraints semblent cumulatifs et débouchent sur des trajectoires d’exclusion (comme l’a montré le degré d’accomplissement de certaines « réalisations »). La place du choix n’est pas qu’une

Page 50: L’insertion des jeunes peu diplômés dans l’emploi ...bernard.bianca.pivot.free.fr/Articles/Documents @ voir/L'insertion... · les capacités » d’Amartya Sen, qui met l’accent

50

affaire de responsabilité individuelle mais également une affaire de responsabilité collective. L’étude de l’articulation entre ces deux formes de responsabilité, plus évoquée que réellement traitée ici, appelle ainsi des recherches futures. Bibliographie Åberg R. (2001), “Equilibrium unemployment, search behaviour and unemployment

persistency”, Cambridge Journal of Economics, 25, 131-147. Balestrino A. (1996), “A note on functioning-poverty in affluent societies”, Notizie di Politeia,

12, 43-44, 97-106. Béduwé C., F. Dauty (1997), « Trajectoires professionnelles types : mieux comprendre

l’insertion pour agir sur les politiques de formation », Actes des Journées d’études Céerq-Lasmas-LES « Les politiques de l’emploi », document Céreq 128, août, 149-161.

Benarrosh Y. (2000), « Tri des chômeurs: le nécessaire consensus des acteurs de l’emploi ». Travail et Emploi, n° 81, janvier, 9-26.

Bessy C., F. Eymard-Duvernay et al. (eds.) (2003), Des marchés du travail équitables ?, De Boeck, Bruxelles.

Bonvin J.-M., N. Farvaque (2003), “Employability and Capability: The Role of Local Agencies in Implementing Social Policies”, paper presented at the 3rd Conference on the Capability Approach, University of Pavia, 7-9 September.

Bonvin J.-M., N. Farvaque (2004), “Promoting Capability for Work. The Role of Local Actors”, in S. Deneulin, M. Nabel, N. Sagovsky (ed.). Capability and Justice. Towards Structural Transformation, La Haye : Kluwer Academic Press.

Burchardt T. (2002), “Constraint and opportunity: women’s employment in Britain”, paper prepared for the Von Hügel Institute Conference Promoting Women’s Capabilities: Examining Nussbaum’s capabilities approach, Cambridge, 9/10 September.

Burchardt T., J. Le Grand (2002), “Constraint and Opportunity: Identifying Voluntary Non-Employment”, CASE paper 55, London School of Economics, April.

Chatel E. (dir.) (2004), Capacités d’agir et formation scolaire. Une étude des baccalauréats professionnels et technologiques tertiaires, Rapport pour le Commissariat Général du Plan, IDHE, avril.

Commission Nationale pour l’Autonomie des Jeunes (2002), Pour une autonomie responsable et solidaire, Rapport au Premier Ministre, Paris: La Documentation Française.

Dormont B., S. Dufour-Kippelen (2000), « Insertion professionnelle et autonomie résidentielle : le cas des jeunes peu diplômés », Economie et statistiques, 337-338, 97-120.

Epiphane D., J.-F. Giret, P. Hallier, A. Lopez, J.-C. Sigot (2001), « Génération 98. A qui profite l’embellie économique ? », Céreq Bref, n° 181, décembre.

Eymard-Duvernay F., E. Marchal (1996), Façons de recruter. Le jugement des compétences sur le marché du travail, Paris: Métailié.

Farvaque N. (2000), L’action publique située en faveur de l’insertion des jeunes : une tentative d’approche en termes de capacités. Le cas d’une mission locale, mémoire de DEA, Université Paris-X Nanterre.

Farvaque N. (2003), « Les tentatives d’opérationnalisation de l’approche par les capacités et la place de l’évaluateur », document de travail IDHE, série « Règles, Institutions, Conventions », n° 03/07, Ecole Normale Supérieure de Cachan. Téléchargeable à : http://www.idhe.ens-cachan.fr/ric0307.PDF.

Farvaque N. (2004a), « Bases d’information et conventions d’évaluation dans l’approche par les capacités de Sen », à paraître dans F. Eymard-Duvernay, O. Favereau (dir.), Conventions et institutions. Approfondissements théoriques et contributions au débat politique, La Découverte, Paris.

Page 51: L’insertion des jeunes peu diplômés dans l’emploi ...bernard.bianca.pivot.free.fr/Articles/Documents @ voir/L'insertion... · les capacités » d’Amartya Sen, qui met l’accent

51

Farvaque N. (2004b), « L’expérience de la Bourse d’Accès à l’Emploi pour les jeunes en difficulté : responsabilité individuelle, responsabilité collective et liberté de choix », à paraître dans E. Dugué, P. Nivolle (eds.), Les jeunes en difficulté. De l’école à l’emploi : Institutions, acteurs et trajectoires, L’Harmattan, Paris.

Farvaque N., A. Benlemselmi (2003), « La relation d’insertion "travestie" ? Règles et conventions d’action publique face à la mise en œuvre de la Bourse d’Accès à l’Emploi », in C. Euzéby et al. (ed.), Mondialisation et régulation sociale, t. 2, Paris, L’Harmattan, 809-823, 2003.

Fournier C. (2004), « Aux origines de l’inégale appétence des salariés pour la formation », Bref Céreq, n° 209, juin.

Freyssinet J (2000), « Plein emploi, droit au travail, emploi convenable », La Revue de l’IRES, n° 34/3.

Galland O. (1997), Sociologie de la jeunesse, Armand Colin, Paris. Galtier B. (1999), « Les temps partiels : entre emplois choisis et emplois ‘faute de mieux’ »,

Economie et Statistiques, n° 321-322, 57-77. Gilbert N. (2003), Transformation of the Welfare State. The Silent Surrender of Public

Responsibility, Oxford: Oxford University Press. Gilbert N., R. Van Voorhis (eds.) (2001), Activating the Unemployed: A Comparative

Appraisal of Work-Oriented Policies, New Brunswick and London: Transaction Publishers and ISSA.

Giret J-F, Lopez A., Cedo F. (2002), « Les six premières années de vie active des jeunes sortis de l’enseignement secondaire en 1994 », document Céreq n°163, série observatoire, avril.

Klasen S. (2000), “Measuring Poverty and Deprivation in South Africa”, Review of Income and Wealth, vol. 46 no. 1, March, 33-58.

Le Clainche C. (1994), « Niveau de vie et revenu minimum : une opérationnalisation du concept de Sen sur données françaises », Cahier de Recherche CREDOC, avril, n° 57.

Lodemel I., H. Trickey (eds.) (2000), An offer you can’t refuse. Workfare in international perspective, Bristol: The Policy Press.

Lollivier S., D. Verges (1997), « Pauvreté d’existence, monétaire ou subjective sont distinctes », Economie et statistique, 308-309-310, 113-142

Martinon S. (2002), Les enjeux du suivi individualisé des chômeurs et la mise en place du PAP: le cas d’une agence locale pour l’emploi, mémoire de DEA, Paris X-Nanterre.

Maurin E. (2003), L’égalité des possibles, Seuil, Paris. Robeyns I. (2000), "An unworkable idea or a promising alternative? Sen’s capability

approach re-examined”. Discussion paper 00.30, Center for Economic Studies, University of Leuven.

Robeyns I. (2003), “Sen’s Capability Approach and Gender Inequality: Selecting Relevant Capabilities”, Feminist Economics, 9 (2-3), 61-92.

Ruggeri Laderchi C. (1999), “The many dimensions of deprivation in Peru: theoretical debates and empirical evidence”, WP n° 29, Queen Elizabeth House Working Papers Series, Oxford University.

Schokkaert E., L. Van Ootegem (1990), “Sen’s Concept of the Living Standard applied to the Belgian Unemployed”, Recherches économiques de Louvain, 56 (3-4), 430-450.

Sen A. (1985), Commodities and Capabilities, Amsterdam: North-Holland Sen A. (1993), “Capability and Well-Being”, in M. Nussbaum, A. Sen (ed.), The Quality of

Life, Oxford, Clarendon Press, 30-66. Sen A. (1996), “Freedom, capabilities and public action: a response”, Notizie di Politeia, 12,

43/44, 107-125. Sen A. (2000a), Repenser l’inégalité, Paris, Seuil. Sen A. (2000b), Un nouveau modèle économique, Paris, Odile Jacob. Slottje D. J. (1991), “Measuring the Quality of Life Across Countries”, The Review of

Economics and Statistics, vol. 73, no. 4, November, 684-693.

Page 52: L’insertion des jeunes peu diplômés dans l’emploi ...bernard.bianca.pivot.free.fr/Articles/Documents @ voir/L'insertion... · les capacités » d’Amartya Sen, qui met l’accent

52

Trancart M., A. Testenoire (2003), « Emploi non qualifié et trajectoires féminines », Actes des 10èmes Journées d’études Céreq-Lasmas « Les données longitudinales dans l’analyse du marché du travail », 523-536

Vero J. (2002), Mesurer la pauvreté à partir des concepts de biens premiers, de réalisations primaires et de capabilités de base. Le rôle de l’espace d’information dans l’identification de la pauvreté des jeunes en phase d’insertion professionnelle, thèse en sciences économiques, GREQAM.

Vero J., P. Werquin (1997), « Un réexamen de la mesure de la pauvreté. Comment s’en sortent les jeunes en phase d’insertion ? », Economie et Statistiques, n° 308-309-310, 143-158.

Viprey M. (2002), « Les mécanismes de discrimination à l’égard des jeunes dont l’origine étrangère est réelle ou supposée », Revue de l’IRES, n° 39, 2002/2, 1-24

Annexe méthodologique

Méthode de classification employée Nous avons utilisé la procédure Fastclus sous SAS. Cette dernière repose sur l’algorithme « k-means » dans laquelle la distance euclidienne est utilisée. Cette méthode permet de donner une partition non hiérarchique d’un groupe d’objets, en maximisant la variance inter-classe et en minimisant la variance intra-classe. L’algorithme s’effectue de la manière suivante :

- Initialisation : on choisit (dans notre cas, de manière aléatoire) k éléments qui vont définir les k premiers centres.

- (ré-) allocation : on affecte chaque élément (individu) au centre qui est le plus proche au sens de la distance utilisée (euclidienne ici). On obtient donc k classes.

- (re-) centrage : pour chaque classe, on calcule le barycentre, et ce dernier va devenir un nouveau centre. On aura donc k nouveaux centres.

Les étapes de réallocation et de recentrage sont répétées jusqu’à la convergence. Celle-ci correspond au fait que, d’une itération à l’autre, la distance entre l’ancien centre et le nouveau soit nulle ou inférieure à un seuil. Nous avons rajouté dans la procédure Fastclus, les options « Drift » et « Delete ». La première spécifie que le recentrage s’effectue à chaque nouvelle allocation d’un élément dans une classe. Un nouveau centre est calculé dès que l’on ajoute un individu à une classe, on peut donc dire qu’il est mobile, « flottant » (« to drift » signifiant « flotter, dériver »). La deuxième option permet d’éliminer les classes ne regroupant pas suffisamment d’éléments (de façon à ne pas avoir des classes très peu représentatives). Nous avons fixé ce seuil à 5% de la population totale. L’élimination de ces classes se fait après chaque processus de recentrage, excepté après le dernier.

Rappel sur les modèles binaires Les variables binaires sont souvent créées pour modéliser une réussite ou un succès, la survenue d’un évènement ou son absence. Dès lors, nous faisons l’hypothèse que l’on peut remplacer la variable observée y, par une variable sous-jacente latente inobservée y*, avec y=1 lorsque y*>0 et y=0 lorsque y*<0.

Page 53: L’insertion des jeunes peu diplômés dans l’emploi ...bernard.bianca.pivot.free.fr/Articles/Documents @ voir/L'insertion... · les capacités » d’Amartya Sen, qui met l’accent

53

Le modèle est alors défini comme ceci : .'* µβ += xy où x est le vecteur des variables explicatives,

µ est le terme d’erreur indépendant de x.

Conditionnellement à x, chacun à donc la même probabilité de réalisation d’un événement. La variable yi suit une loi de Bernoulli de paramètre pi. On a : pi = Prob(yi = 1) = Prob(yi* > 0) = Prob( iix µβ +' >0) = F( ix'β ). où F est la fonction de répartition de (- iµ ).

On peut ensuite choisir une spécification de type Logit qui repose sur une distribution logistique :

zezF −+=

11)(

On aura alors :

β

β

x

x

eeyP+

==1

)1(

On peut également choisir une spécification de type Probit qui repose sur une distribution normale : µ suit une N(0,σ 2) et

dtezFt

z2

2

21)( ∫ ∞− Π

=

On aura alors :

µσµ

σσβ

dyPx

)2

exp(2

1)1( 2

2/−

Π== ∫ ∞−

Par la suite, on obtient la vraisemblance en multipliant une à une les différentes probabilités individuelles de survenue de l’événement.

ii y-1i

yi

1

))x'F(1()x'F(

)1(

ββ∏∏

−=

−= −

L

ppL ii yi

yi

Cette dernière ne dépend que de β , il faut ensuite la maximiser pour obtenir une estimation du vecteur des paramètres.

Le modèle à effets aléatoires Pour traiter le problème de l’hétérogénéité inobservée, il existe deux types de raisonnements.

Page 54: L’insertion des jeunes peu diplômés dans l’emploi ...bernard.bianca.pivot.free.fr/Articles/Documents @ voir/L'insertion... · les capacités » d’Amartya Sen, qui met l’accent

54

Dans le premier, ce terme d’hétérogénéité est considéré comme un paramètre du modèle constant dans le temps et propre à chaque individu, possiblement corrélé avec les variables explicatives du modèle : on construit un modèle à effets fixes. Dans le deuxième, on le suppose non corrélé avec les variables explicatives et il est

inclus dans le terme d’erreur : itiit εαµ +=

On fait ensuite les hypothèses suivantes : les variables explicatives sont strictement exogènes par rapport au terme propre à l’individu iα . De plus, les événements observés (yi) sont indépendants conditionnellement à (xi, iα ). L’estimateur de la variance de ce terme d’hétérogénéité ( 2

ασ ) peut être utilisé pour tester l’importance de l’effet aléatoire :

2

2

1 α

α

σσρ+

=

Si ρ est significativement différent de 0, on rejette l’hypothèse que l’effet individuel est nul.