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LA DÉSORGANISATION DE LA VIE Boyan Manchev Editions Lignes | « Lignes » 2005/2 n° 17 | pages 56 à 77 ISSN 0988-5226 ISBN 2849380369 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-lignes-2005-2-page-56.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Boyan Manchev, « La désorganisation de la vie », Lignes 2005/2 (n° 17), p. 56-77. DOI 10.3917/lignes.017.0056 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Editions Lignes. © Editions Lignes. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 121.108.86.73 - 16/08/2015 13h40. © Editions Lignes Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 121.108.86.73 - 16/08/2015 13h40. © Editions Lignes

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LA DÉSORGANISATION DE LA VIEBoyan Manchev

Editions Lignes | « Lignes »

2005/2 n° 17 | pages 56 à 77 ISSN 0988-5226ISBN 2849380369

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-lignes-2005-2-page-56.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Boyan Manchev, « La désorganisation de la vie », Lignes 2005/2 (n° 17), p. 56-77.DOI 10.3917/lignes.017.0056--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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de la vie – qui à son tour n’est saisissable qu’à partir de l’expérience de lafinitude, de la mort dans son cœur même 3.

Cette notion de la vie, faut-il l’approcher du côté du transcendant oubien du côté de l’immanent ? La formulation même d’une telle questionpar rapport à Bataille peut paraître pour le moins atypique, pour ne pasdire inopportune : on a tendance, parfois hâtivement et par inertie, àcompter Bataille parmi les grands apôtres de l’immanence, qui délivre del’idéalisme spiritualiste et de toutes sortes de transcendances. Il suffit derappeler que la revue Documents était conçue comme la tribune d’un « anti-idéalisme agressif » (Leiris), ou bien de remémorer les propos batailliensen faveur du bas matérialisme, pour apporter des arguments suffisants àl’appui d’une telle opinion. Bien évidemment, cette opinion est, à son tour,articulée dans un horizon historico-politique particulier. Elle était laréaction naturelle, liée à l’esprit des années 60, contre toutes sortes decontraintes sociales, morales et politiques et les résidus métaphysiques quiles soutenaient. Compte tenu du changement radical de la situation dumonde depuis ce moment historique, ce dont nous avons avant tous besoinaujourd’hui, c’est d’émanciper la lecture de cette détermination extérieuredont on n’est pas toujours conscient et de retrouver la sensibilité à lacomplexité de l’œuvre de Bataille 4. Il faut surtout à tout prix réagir contreune doxa héritée de ces années et devenue de règle aujourd’hui – et quiva aussi bien au-delà du contexte culturel français – qui présente Bataillecomme l’apologiste de la violence et de l’excès, pensés comme la voie royale

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BOYAN MANCHEV

La désorganisation de la vie

La question de la vie chez Bataille est une question énigmatique qui n’apas encore été posée à la hauteur de son exigence, de plus en plus urgente.Pourtant, c’est une question fondamentale où réside sans aucun doute l’undes enjeux majeurs de son œuvre et sa place cruciale dans l’histoire de lapensée. Pour le dire de la manière la plus simple : Bataille, reprenant demanière ultimement critique la notion de vie, constitutive de la modernité,la met en question, ou plutôt en fait une expérience critique radicale.

Il est vrai qu’on s’est intéressé beaucoup plus, et à juste titre, à la placecruciale de la mort dans sa pensée ; il faut cependant insister sur le fait qu’enfin de compte chez Bataille la mort renvoie toujours à la vie, jusqu’au pointoù elles deviennent inséparables. Cela ne veut pas dire que la mort estfinalement réduite à la vie, à l’instar de tous les grands systèmes métaphy-siques qui ne laissent pas de place à une mort véritable, hors des économiesdu sens : du salut, de la vie éternelle, des grands projets et valeurs humani-taires de la modernité. Au contraire, l’essai radical d’une libération de lamort, c’est-à-dire d’une expérience de la finitude illimitée sans l’abri del’idée de salut 1, est indissociable de celui de la redéfinition de la vie. Seulle surprojet de leur libération donne accès à la limite (à l’extrême dupossible d’après les mots de Bataille), à l’inaccessible même 2 où elles sontinséparables, et où la mort devient la possibilité d’une intensification infinie

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3. « Il apparaît qu’il ne faut pas une moindre perte que la mort pour que l’éclat de lavie traverse et transfigure l’existence terne, puisque c’est seulement son arrachementlibre qui devient en moi la puissance de la vie et du temps. » (ibid, p. 142).4. Dans cette perspective l’exemple majeur d’il y a déjà presque vingt ans, est sans doutecelui de Jean-Luc Nancy dans La Communauté désœuvrée, un ouvrage qui, dans sonanalyse décisive de la pensée de Bataille, a dans un sens relancé les enjeux véritables – etradicaux – de cette pensée. Ce texte s’en inspire largement, en dialoguant, souvent demanière implicite, avec certaines de ses propositions. À cette époque déjà, Nancyexprimait l’opposition de son approche à un intéret « frivole » envers Bataille (p. 44) etprenait ses distances par rapport à l’esprit de 1968 : « Mais pour Bataille le pôle de l’extaseresta lié à l’orgiasme fasciste, ou du moins à la fête, dont la nostalgie ambiguë fit retour,après lui, en 1968 – tant qu’il représenta l’extase en termes de groupe et de politique. »(La Communauté désœuvrée, Paris, Christian Bourgois Éditeur, 1986, p. 54).

1. « […] le fondement de toute vie “spirituelle” […] ne peut qu’avoir son principe et safin dans l’absence de salut, dans la renonciation à tout espoir. » (L’Expérienceintérieure, Paris, Gallimard, 1954, p. 120).2. « La mort est en un sens vulgaire inévitable, mais en un sens profond, inaccessible. »(ibid., p. 86).

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de la vie – qui à son tour n’est saisissable qu’à partir de l’expérience de lafinitude, de la mort dans son cœur même 3.

Cette notion de la vie, faut-il l’approcher du côté du transcendant oubien du côté de l’immanent ? La formulation même d’une telle questionpar rapport à Bataille peut paraître pour le moins atypique, pour ne pasdire inopportune : on a tendance, parfois hâtivement et par inertie, àcompter Bataille parmi les grands apôtres de l’immanence, qui délivre del’idéalisme spiritualiste et de toutes sortes de transcendances. Il suffit derappeler que la revue Documents était conçue comme la tribune d’un « anti-idéalisme agressif » (Leiris), ou bien de remémorer les propos batailliensen faveur du bas matérialisme, pour apporter des arguments suffisants àl’appui d’une telle opinion. Bien évidemment, cette opinion est, à son tour,articulée dans un horizon historico-politique particulier. Elle était laréaction naturelle, liée à l’esprit des années 60, contre toutes sortes decontraintes sociales, morales et politiques et les résidus métaphysiques quiles soutenaient. Compte tenu du changement radical de la situation dumonde depuis ce moment historique, ce dont nous avons avant tous besoinaujourd’hui, c’est d’émanciper la lecture de cette détermination extérieuredont on n’est pas toujours conscient et de retrouver la sensibilité à lacomplexité de l’œuvre de Bataille 4. Il faut surtout à tout prix réagir contreune doxa héritée de ces années et devenue de règle aujourd’hui – et quiva aussi bien au-delà du contexte culturel français – qui présente Bataillecomme l’apologiste de la violence et de l’excès, pensés comme la voie royale

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BOYAN MANCHEV

La désorganisation de la vie

La question de la vie chez Bataille est une question énigmatique qui n’apas encore été posée à la hauteur de son exigence, de plus en plus urgente.Pourtant, c’est une question fondamentale où réside sans aucun doute l’undes enjeux majeurs de son œuvre et sa place cruciale dans l’histoire de lapensée. Pour le dire de la manière la plus simple : Bataille, reprenant demanière ultimement critique la notion de vie, constitutive de la modernité,la met en question, ou plutôt en fait une expérience critique radicale.

Il est vrai qu’on s’est intéressé beaucoup plus, et à juste titre, à la placecruciale de la mort dans sa pensée ; il faut cependant insister sur le fait qu’enfin de compte chez Bataille la mort renvoie toujours à la vie, jusqu’au pointoù elles deviennent inséparables. Cela ne veut pas dire que la mort estfinalement réduite à la vie, à l’instar de tous les grands systèmes métaphy-siques qui ne laissent pas de place à une mort véritable, hors des économiesdu sens : du salut, de la vie éternelle, des grands projets et valeurs humani-taires de la modernité. Au contraire, l’essai radical d’une libération de lamort, c’est-à-dire d’une expérience de la finitude illimitée sans l’abri del’idée de salut 1, est indissociable de celui de la redéfinition de la vie. Seulle surprojet de leur libération donne accès à la limite (à l’extrême dupossible d’après les mots de Bataille), à l’inaccessible même 2 où elles sontinséparables, et où la mort devient la possibilité d’une intensification infinie

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3. « Il apparaît qu’il ne faut pas une moindre perte que la mort pour que l’éclat de lavie traverse et transfigure l’existence terne, puisque c’est seulement son arrachementlibre qui devient en moi la puissance de la vie et du temps. » (ibid, p. 142).4. Dans cette perspective l’exemple majeur d’il y a déjà presque vingt ans, est sans doutecelui de Jean-Luc Nancy dans La Communauté désœuvrée, un ouvrage qui, dans sonanalyse décisive de la pensée de Bataille, a dans un sens relancé les enjeux véritables – etradicaux – de cette pensée. Ce texte s’en inspire largement, en dialoguant, souvent demanière implicite, avec certaines de ses propositions. À cette époque déjà, Nancyexprimait l’opposition de son approche à un intéret « frivole » envers Bataille (p. 44) etprenait ses distances par rapport à l’esprit de 1968 : « Mais pour Bataille le pôle de l’extaseresta lié à l’orgiasme fasciste, ou du moins à la fête, dont la nostalgie ambiguë fit retour,après lui, en 1968 – tant qu’il représenta l’extase en termes de groupe et de politique. »(La Communauté désœuvrée, Paris, Christian Bourgois Éditeur, 1986, p. 54).

1. « […] le fondement de toute vie “spirituelle” […] ne peut qu’avoir son principe et safin dans l’absence de salut, dans la renonciation à tout espoir. » (L’Expérienceintérieure, Paris, Gallimard, 1954, p. 120).2. « La mort est en un sens vulgaire inévitable, mais en un sens profond, inaccessible. »(ibid., p. 86).

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pas se fermer les yeux, mais prendre conscience d’un certain épuisementde l’intérêt porté à Bataille, voire d’une attitude de supériorité etd’hostilité à son égard). S’il y a du vrai dans ce constat, ce ne serait pas dûau fait qu’on a déjà assez de Bataille pour avoir trop usé de lui, c’est plutôtqu’on aurait reproduit et stabilisé une doxa qui a fini par créer un type, etun type, c’est ce qui est sujet d’inscription dans des régimes de significationsrigides, dans les canons et les productions culturels. Au résultat, l’œuvrede Bataille risque de se refermer sur elle-même, de commencer de sereproduire dans une clôture qui lui a été imposée, au lieu d’ouvrir desespaces inédits, inconnus pour la pensée et l’expérience – ce qui serait leseul geste conforme au non-conformisme radical jusqu’à paraître naïf deBataille. Il faut prendre alors le risque de relancer cette pensée, de la pousserau-delà de ses propres limites, de l’exposer à ses propres risques – ce quia été toujours son enjeu véritable. Ce n’est qu’à travers l’essai de la dépasserqu’on pourrait suivre cette pensée d’une intransigeance et d’une honnêtetéexemplaires envers ses exigences, voire ses urgences.

La prothétique moderne de la vie

On peut partir de la proposition générale suivante : l’opération concep-tuelle fondamentale de la modernité reste l’inscription de la notion de lavie à la base du régime ontopolitique. Pourtant, cette notion est une notionimpure, sinon paradoxale. Les conditions de son articulation en font unnœud où le transcendant touche à l’immanent, ou, plus encore, où les deuxs’imbriquent inextricablement. Le geste radical de Bataille consiste ni plusni moins en ceci : couper ce nœud. C’est un essai de sortir de la logiquecompensatoire de penser la vie, ou, autrement dit, de la condition d’univer-salité propre au régime ontopolitique de la modernité. Cette logiquecompensatoire est fondée sur un paradoxe de base, dont on peut identifierla formation chez Hobbes, l’auteur chez qui la « découverte » de la finitudede la vie a donné lieu à la théorie moderne du politique. La structure de ceparadoxe est la suivante : la vie immanente des humains a la fonction defournir la ressource de la vie transcendante de la communauté, de mêmeque la vie transcendante de la communauté est une figuration produite pourcompenser l’insuffisance de base de la vie immanente. Ainsi la communautépolitique est-elle conçue comme un container de la vie pure, impersonnelle,transcendante à la vie immanente, « naturelle » des êtres singuliers ; elle n’est

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menant à un sacré virulent, archaïque, où l’on toucherait à l’intensitébrûlante d’une vie omnipuissante, organique, immanente : une vision quine fait de Bataille rien de plus qu’un auteur « vitaliste 5 ». Les manifestationscontemporaines de l’intuition d’une continuité sacrée de la vie seprésentent pendant les dernières décennies comme un des modes derésistance, en premier lieu artistique (même si l’un de leurs premiers gestesserait l’abolition des cadres artistiques pour retourner à l’expérience pureet dure de la vie), contre les contraintes politiques et représentationnelles,contre la virtualisation capitaliste du corps et des marchandises qui fait,en supprimant l’organicité du corps – le corps laborieux, sentant,souffrant, supplicié, jouissant : vivant – du sex-appeal de l’inorganique lamarchandise ultime. On peut penser dans cette perspective à l’actionnismeviennois, aux rites archaïsants pratiqués par Hermann Nitsch dans sonThéâtre des Orgies et des Mystères par exemple, à certaines performancesde body art dont la tâche a été d’effectuer une régression vers l’animalité,conçue apparement comme le reste de la pensée anthropocentriquepermettant de retrouver une vie immanente au-delà (ou plutôt en deça) detout anthropologisme spiritualisant, de retourner vers les origines, lessources d’une énergie vitale primaire. Pourtant, considérer l’œuvrebataillienne comme une sorte de manifeste pour ces tendances, aujourd’huilargement appropriées par les médias, serait une simplification réductrice.Une telle simplification ne manquerait pas de l’amener à sa marginalisationdans le typique, c’est-à-dire dans le monumental et le stéréotypé à la fois.On n’aurait pas tort de prétendre en constater les symptômes : il sembleque Bataille ne soit plus très « à la mode » (et en effet oui, il ne faudrait

5. Au moins dans le sens plus large du terme qui va au-delà de sa signification stricte-ment scientifique et renvoie à l’appropriation de la thèse du caractère continu de la viepar plusieurs tendances de pensée qui ont marqué toute l’époque de l’entre-deux-guerres, parmi lesquelles leurs critiques ne tardent pas à noter la « transplantation sur leterrain politique du concept biologique de totalité organique » (d’après l’expression del’avocat le plus éminent du vitalisme biologique dans la deuxième moitié du siècle passé,Georges Canguilhem), effectuée par le nazisme. On pourrait sans doute considérer cestendances comme une radicalisation de l’idée moderne de la vie comme valeur suprême,qui essaye de réinscrire son immanence pure dans un horizon transcendant, ignorantque le concept moderne de la vie est en effet fondé sur le même schéma.

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pas se fermer les yeux, mais prendre conscience d’un certain épuisementde l’intérêt porté à Bataille, voire d’une attitude de supériorité etd’hostilité à son égard). S’il y a du vrai dans ce constat, ce ne serait pas dûau fait qu’on a déjà assez de Bataille pour avoir trop usé de lui, c’est plutôtqu’on aurait reproduit et stabilisé une doxa qui a fini par créer un type, etun type, c’est ce qui est sujet d’inscription dans des régimes de significationsrigides, dans les canons et les productions culturels. Au résultat, l’œuvrede Bataille risque de se refermer sur elle-même, de commencer de sereproduire dans une clôture qui lui a été imposée, au lieu d’ouvrir desespaces inédits, inconnus pour la pensée et l’expérience – ce qui serait leseul geste conforme au non-conformisme radical jusqu’à paraître naïf deBataille. Il faut prendre alors le risque de relancer cette pensée, de la pousserau-delà de ses propres limites, de l’exposer à ses propres risques – ce quia été toujours son enjeu véritable. Ce n’est qu’à travers l’essai de la dépasserqu’on pourrait suivre cette pensée d’une intransigeance et d’une honnêtetéexemplaires envers ses exigences, voire ses urgences.

La prothétique moderne de la vie

On peut partir de la proposition générale suivante : l’opération concep-tuelle fondamentale de la modernité reste l’inscription de la notion de lavie à la base du régime ontopolitique. Pourtant, cette notion est une notionimpure, sinon paradoxale. Les conditions de son articulation en font unnœud où le transcendant touche à l’immanent, ou, plus encore, où les deuxs’imbriquent inextricablement. Le geste radical de Bataille consiste ni plusni moins en ceci : couper ce nœud. C’est un essai de sortir de la logiquecompensatoire de penser la vie, ou, autrement dit, de la condition d’univer-salité propre au régime ontopolitique de la modernité. Cette logiquecompensatoire est fondée sur un paradoxe de base, dont on peut identifierla formation chez Hobbes, l’auteur chez qui la « découverte » de la finitudede la vie a donné lieu à la théorie moderne du politique. La structure de ceparadoxe est la suivante : la vie immanente des humains a la fonction defournir la ressource de la vie transcendante de la communauté, de mêmeque la vie transcendante de la communauté est une figuration produite pourcompenser l’insuffisance de base de la vie immanente. Ainsi la communautépolitique est-elle conçue comme un container de la vie pure, impersonnelle,transcendante à la vie immanente, « naturelle » des êtres singuliers ; elle n’est

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menant à un sacré virulent, archaïque, où l’on toucherait à l’intensitébrûlante d’une vie omnipuissante, organique, immanente : une vision quine fait de Bataille rien de plus qu’un auteur « vitaliste 5 ». Les manifestationscontemporaines de l’intuition d’une continuité sacrée de la vie seprésentent pendant les dernières décennies comme un des modes derésistance, en premier lieu artistique (même si l’un de leurs premiers gestesserait l’abolition des cadres artistiques pour retourner à l’expérience pureet dure de la vie), contre les contraintes politiques et représentationnelles,contre la virtualisation capitaliste du corps et des marchandises qui fait,en supprimant l’organicité du corps – le corps laborieux, sentant,souffrant, supplicié, jouissant : vivant – du sex-appeal de l’inorganique lamarchandise ultime. On peut penser dans cette perspective à l’actionnismeviennois, aux rites archaïsants pratiqués par Hermann Nitsch dans sonThéâtre des Orgies et des Mystères par exemple, à certaines performancesde body art dont la tâche a été d’effectuer une régression vers l’animalité,conçue apparement comme le reste de la pensée anthropocentriquepermettant de retrouver une vie immanente au-delà (ou plutôt en deça) detout anthropologisme spiritualisant, de retourner vers les origines, lessources d’une énergie vitale primaire. Pourtant, considérer l’œuvrebataillienne comme une sorte de manifeste pour ces tendances, aujourd’huilargement appropriées par les médias, serait une simplification réductrice.Une telle simplification ne manquerait pas de l’amener à sa marginalisationdans le typique, c’est-à-dire dans le monumental et le stéréotypé à la fois.On n’aurait pas tort de prétendre en constater les symptômes : il sembleque Bataille ne soit plus très « à la mode » (et en effet oui, il ne faudrait

5. Au moins dans le sens plus large du terme qui va au-delà de sa signification stricte-ment scientifique et renvoie à l’appropriation de la thèse du caractère continu de la viepar plusieurs tendances de pensée qui ont marqué toute l’époque de l’entre-deux-guerres, parmi lesquelles leurs critiques ne tardent pas à noter la « transplantation sur leterrain politique du concept biologique de totalité organique » (d’après l’expression del’avocat le plus éminent du vitalisme biologique dans la deuxième moitié du siècle passé,Georges Canguilhem), effectuée par le nazisme. On pourrait sans doute considérer cestendances comme une radicalisation de l’idée moderne de la vie comme valeur suprême,qui essaye de réinscrire son immanence pure dans un horizon transcendant, ignorantque le concept moderne de la vie est en effet fondé sur le même schéma.

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l’impression qu’il s’approche du nœud de base de la modernitéhobbesienne, et donc des origines impures de la modernité. Sa vision dela continuité de l’être, ou du sacré tout court, à laquelle la communautésacrée de l’excès ouvre la voie, ne serait-elle pas précisément une nouvellemanifestation de la vie transcendante, même sans transcendance – end’autres mots de la vie de la communauté politique au-delà de l’onto-théologie médiévale, cette vie qui se « révèle » chez Bataille dans l’orgiesacrée ? Une telle hypothèse serait d’ailleurs conforme aux interprétations« vitalistes » de Bataille, qui trouvent chez Bataille une nouvelle et extrêmemanifestation de la logique orgiastique du sparagmos dionysiaque : ledéchirement, la violence, l’excès, le démembrement du corps ont une valeursacrée dans la mesure où ils sont une épiphanie de la vie même, ils révèlentune vie omnipuissante au-delà des limites des corps discontinus, uneénergie vitale qui traverse l’être, qui est l’être lui-même. Pourtant, s’il y aquelque chose d’incontournable dans ce jugement, c’est l’introductiond’une notion cruciale de Bataille, la notion de déchirement, ou de déchirure.Ce que je me propose de démontrer ici, c’est que cette notion – si du moinselle en est une – est au centre même de la question posée. Elle condense lapensée radicale de Bataille sur la vie et c’est à travers son affrontement sansréserve qu’on peut répondre à l’exigence de cette pensée ainsi que passerau-delà de ses interprétations doxologiques qui risquent, comme on le voitbien, de la confondre en fin de compte avec ce qu’elle contestait dans sonélan désespéré.

Illustrations, solutions

Dans cette optique les écrits « littéraires » de Bataille occupent une placeà part. Ses romans en particulier exemplifient son travail conceptuel, surtoutdans le sens où ils actualisent son risque, le risque de penser des conceptsinédits, de plonger dans le chaos du hasard de la pensée. Ils deviennent ainsides illustrations de l’expérience de sa pensée, de l’épreuve des concepts – etnon seulement une épreuve mais aussi une aventure, un risque ultime. Cene sont pas des illustrations dans le sens d’exemples a posteriori, de schémas

limite de l’utile », Œuvres complètes (abrégées Œ. C. à partir de maintenant), Paris,Gallimard, 1976, t. VII, p. 245.

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pas cependant identifiable à la vie transcendante dans ses dimensions théolo-giques, la vie éternelle et divine. Bien que celle-ci ne soit pas mise en questionchez Hobbes, elle est désormais insuffisante pour garantir l’immanence dela vie et, par implication, sa valeur immédiate est mise en question. Engarantissant la transcendance ici-même, la communauté la clôt dans lerégime de la représentation politique. La communauté devient ainsi une sur-prothèse qui prothétise la vie immanente « même », en l’inscrivant dans unelogique compensatoire. La coupure fondatrice de la modernité est alors toutautant une inscription – obscure, passée sous silence – du droit naturel dansle fondement même du droit rationnel. En même temps, ce n’est que cethorizon particulier qui rend possible l’apparition de la figure du sujetsouverain (qui, chez Hobbes, serait d’abord le sujet du souverain), qui,reproduisant la structure du paradoxe fondamental de la communauté quiest la condition de possibilité de son articulation, se donne à soi-même dansl’expérience limite d’approche de la mort, qui reste le seuil où il touche àla vie souveraine transcendante : ce qui le pose essentiellement en tant quesujet du suicide. En d’autres termes, le sujet moderne – ou le sujet tout court– s’autopositionne en accord avec une logique sacrificielle « laïcisée ». Savaleur de sujet autonome, particulier, s’articule à la limite du particulier etdu propre – à la limite de la vie. Cependant sa mort est une appropriationde la mort dans le sens illimité de la grande vie immanente, la vie organiqueet inorganique – prothétique – à la fois, de la communauté.

Si nous laissions une certaine rigidité conceptuelle nous guider, nouspourrions aller jusqu’à affirmer que le projet de Bataille de reformulationde la vie et, par conséquent, du sujet et de la communauté, retombe à lafin dans la lignée de la modernité hobbesienne. Son projet, aussi radicalqu’il puisse paraître, semble répéter à la fin le geste fondateur de la« théologie politique » de la modernité, de son économie sacrificielle« finie ». Si pour Bataille la communauté était le lieu même de la finitude,de la garantie de la possibilité de la mort, dans son impossibilité même (onsait bien que la communauté est pensée par Bataille à partir de la dépensesans réserve qui signifie finalement dépense de la vie – et qui est liée àl’extase, à la sortie de soi-même devant l’autre mort 6), cela pourrait créer

6. « S’il voit son semblable mourir, un vivant ne peut plus subsister que hors de soi. » in « La

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l’impression qu’il s’approche du nœud de base de la modernitéhobbesienne, et donc des origines impures de la modernité. Sa vision dela continuité de l’être, ou du sacré tout court, à laquelle la communautésacrée de l’excès ouvre la voie, ne serait-elle pas précisément une nouvellemanifestation de la vie transcendante, même sans transcendance – end’autres mots de la vie de la communauté politique au-delà de l’onto-théologie médiévale, cette vie qui se « révèle » chez Bataille dans l’orgiesacrée ? Une telle hypothèse serait d’ailleurs conforme aux interprétations« vitalistes » de Bataille, qui trouvent chez Bataille une nouvelle et extrêmemanifestation de la logique orgiastique du sparagmos dionysiaque : ledéchirement, la violence, l’excès, le démembrement du corps ont une valeursacrée dans la mesure où ils sont une épiphanie de la vie même, ils révèlentune vie omnipuissante au-delà des limites des corps discontinus, uneénergie vitale qui traverse l’être, qui est l’être lui-même. Pourtant, s’il y aquelque chose d’incontournable dans ce jugement, c’est l’introductiond’une notion cruciale de Bataille, la notion de déchirement, ou de déchirure.Ce que je me propose de démontrer ici, c’est que cette notion – si du moinselle en est une – est au centre même de la question posée. Elle condense lapensée radicale de Bataille sur la vie et c’est à travers son affrontement sansréserve qu’on peut répondre à l’exigence de cette pensée ainsi que passerau-delà de ses interprétations doxologiques qui risquent, comme on le voitbien, de la confondre en fin de compte avec ce qu’elle contestait dans sonélan désespéré.

Illustrations, solutions

Dans cette optique les écrits « littéraires » de Bataille occupent une placeà part. Ses romans en particulier exemplifient son travail conceptuel, surtoutdans le sens où ils actualisent son risque, le risque de penser des conceptsinédits, de plonger dans le chaos du hasard de la pensée. Ils deviennent ainsides illustrations de l’expérience de sa pensée, de l’épreuve des concepts – etnon seulement une épreuve mais aussi une aventure, un risque ultime. Cene sont pas des illustrations dans le sens d’exemples a posteriori, de schémas

limite de l’utile », Œuvres complètes (abrégées Œ. C. à partir de maintenant), Paris,Gallimard, 1976, t. VII, p. 245.

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pas cependant identifiable à la vie transcendante dans ses dimensions théolo-giques, la vie éternelle et divine. Bien que celle-ci ne soit pas mise en questionchez Hobbes, elle est désormais insuffisante pour garantir l’immanence dela vie et, par implication, sa valeur immédiate est mise en question. Engarantissant la transcendance ici-même, la communauté la clôt dans lerégime de la représentation politique. La communauté devient ainsi une sur-prothèse qui prothétise la vie immanente « même », en l’inscrivant dans unelogique compensatoire. La coupure fondatrice de la modernité est alors toutautant une inscription – obscure, passée sous silence – du droit naturel dansle fondement même du droit rationnel. En même temps, ce n’est que cethorizon particulier qui rend possible l’apparition de la figure du sujetsouverain (qui, chez Hobbes, serait d’abord le sujet du souverain), qui,reproduisant la structure du paradoxe fondamental de la communauté quiest la condition de possibilité de son articulation, se donne à soi-même dansl’expérience limite d’approche de la mort, qui reste le seuil où il touche àla vie souveraine transcendante : ce qui le pose essentiellement en tant quesujet du suicide. En d’autres termes, le sujet moderne – ou le sujet tout court– s’autopositionne en accord avec une logique sacrificielle « laïcisée ». Savaleur de sujet autonome, particulier, s’articule à la limite du particulier etdu propre – à la limite de la vie. Cependant sa mort est une appropriationde la mort dans le sens illimité de la grande vie immanente, la vie organiqueet inorganique – prothétique – à la fois, de la communauté.

Si nous laissions une certaine rigidité conceptuelle nous guider, nouspourrions aller jusqu’à affirmer que le projet de Bataille de reformulationde la vie et, par conséquent, du sujet et de la communauté, retombe à lafin dans la lignée de la modernité hobbesienne. Son projet, aussi radicalqu’il puisse paraître, semble répéter à la fin le geste fondateur de la« théologie politique » de la modernité, de son économie sacrificielle« finie ». Si pour Bataille la communauté était le lieu même de la finitude,de la garantie de la possibilité de la mort, dans son impossibilité même (onsait bien que la communauté est pensée par Bataille à partir de la dépensesans réserve qui signifie finalement dépense de la vie – et qui est liée àl’extase, à la sortie de soi-même devant l’autre mort 6), cela pourrait créer

6. « S’il voit son semblable mourir, un vivant ne peut plus subsister que hors de soi. » in « La

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Cette opposition a sans doute quelque chose à voir, au-delà de larelation métonymique du contexte historique commun de leur articulation,avec l’opposition heideggerienne entre la Terre et le Monde, puis avec larelation entre la Terre et le Ciel qui prend sa place dans les écrits de ladernière période et qui est liée à la lecture de Hölderlin (« Terre et Ciel deHölderlin »). Le Zwischen – l’intervalle, l’entre-deux entre la terre et leciel, ou bien entre les deux mondes dans le texte énigmatique desRemarques sur Œdipe et des Remarques sur Antigone, est une des figuresprincipales et parmi les plus énigmatiques de Hölderlin lui-même. Soninterprétation se dessine comme une des grandes tâches de la philosophiedu siècle passé, à partir de l’interprétation heideggerienne, jusqu’auxcontre-interprétations de Hölderlin par Blanchot et Lacoue-Labarthe. LeZwischen, l’intervalle, l’entre-deux qui serait d’abord l’intervalle entre laterre et le monde, reste indépassable en dernier lieu chez Heidegger, mêmeen tant que condition de la communication infinie de terre et ciel, humainset divins, par laquelle s’unissent « les puissances d’origine ». La radicali-sation de la pensée hölderlinienne exercée par Blanchot est sans doutebeaucoup moins reconnue que celle du grand maître de Totenauberg. Ellerelève de l’essai désespéré de dissocier la pensée de Hölderlin de touthéritage de la pensée et de l’économie du salut, qu’on retrouve en dernierlieu chez Heidegger. Blanchot est celui qui est allé le plus loin dans laradicalisation de l’intervalle, de la rupture entre les deux mondes, sans lapromesse d’un dernier dieu qui va y émerger. L’exigence poétique selonBlanchot serait de veiller, in dürftiger Zeit, sur la pureté de cet espaceintermédiaire, qui devrait être protégé et préservé 7.

Les deux mondes – ou bien les deux vides, comme dirait Bataille – dontl’écartement infini doit être non pas une distance parcourue, abolie, maisprotégée, pour qu’elle ne fasse contact qu’à l’infini de la séparation, seraientpour Bataille les bords de la plaie, de la déchirure, de cet espacementprovoqué par le vacuum des deux vides opposés. Mais l’entre-deux, le

7. On en trouverait difficilement une expression plus éloquente que dans cette note debas de page de L’Espace littéraire : « In dürftiger Zeit. L’expression allemande est plusdure et plus sèche que la formule française : elle annonce cette dureté, cette raideur parlaquelle le dernier Hölderlin se défend contre l’aspiration des dieux qui se sont retirés,maintient la distinction des sphères, celle d’en haut et celle d’ici-bas, maintient pur, par

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analytiques ; et des illustrations aussi bien, c’est-à-dire des éclats de la vie.Illustratio, « image », « représentation », vient de illustris : « lumineux »,« clair », « brillant », « extraordinaire ». Venant de lux, l’illustration est miseen lumière, mise au jour, il-lumination jusqu’à l’éblouissement. Si cette miseà l’épreuve, cette aventure ne peut que défaire les concepts, faire éclaterl’économie de leur signification discursive, c’est bien dans la dispersionlumineuse de cet éclat que les concepts s’illustrent, deviennent desillustrations – et commencent à communiquer l’expérience, dans ladéchirure entre le non-savoir et l’inconnu.

Sans doute, les outils philosophiques « professionnels » font défaut àBataille. Il n’est pas le maître des concepts. Mais il s’en illumine – et lesexcède pour chercher leur vérité singulière, aventurée, qui donne lieu àl’illustration. C’est pour cette raison que les textes « littéraires » de Batailledonnent les vraies consistance et intensité de son travail – ou désœuvrement– conceptuel. On va prendre ici au sérieux les enjeux des « illustrations »batailliennes et on affrontera la déchirure de la vie, surtout à partir du romanHistoire de l’œil, lu parallèlement à L’Expérience intérieure, livrefondamental qui marque un détournement décisif dans la pensée de Batailleet qui est lié plus qu’étroitement au roman Le Bleu du ciel.

La déchirure, c’est d’abord la déchirure entre le sol et le ciel, l’immanentet le transcendant. Ce n’est pas cependant la déchirure entre le monde divinet la nature profane, déchue avec le péché charnel, de la mystique chrétienne,malgré l’empathie exprimée à plusieurs reprises par Bataille pour lemysticisme, dont les germes poussent dans la brèche de cette rupture infran-chissable qui garantit la soustraction absolue du deus absconditus à touteimmanence. La déchirure bataillienne est plus qu’une déchirure entre le solet le ciel : elle est la déchirure entre deux vides, le vide de la terre et le videdu ciel. On peut évoquer deux paragraphes cruciaux du chapitre « Le bleudu ciel » de L’Expérience intérieure : « C’est seulement par le moyen d’unereprésentation maladive – un œil s’ouvrant au sommet de ma propre tête –à l’endroit même où la métaphysique ingénue plaçait le siège de l’âme – quel’être humain, oublié sur la Terre – tel qu’aujourd’hui je me révèle à moi-même, tombé, sans espoir, dans l’oubli – accède tout à coup à la chutedéchirante dans le vide du ciel. […] La négation de la Nature par l’homme– s’élevant au-dessus d’un néant qui est son œuvre – renvoie sans détour auvertige, à la chute dans le vide du ciel. » (Œ. C., t. V, p. 93).

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Cette opposition a sans doute quelque chose à voir, au-delà de larelation métonymique du contexte historique commun de leur articulation,avec l’opposition heideggerienne entre la Terre et le Monde, puis avec larelation entre la Terre et le Ciel qui prend sa place dans les écrits de ladernière période et qui est liée à la lecture de Hölderlin (« Terre et Ciel deHölderlin »). Le Zwischen – l’intervalle, l’entre-deux entre la terre et leciel, ou bien entre les deux mondes dans le texte énigmatique desRemarques sur Œdipe et des Remarques sur Antigone, est une des figuresprincipales et parmi les plus énigmatiques de Hölderlin lui-même. Soninterprétation se dessine comme une des grandes tâches de la philosophiedu siècle passé, à partir de l’interprétation heideggerienne, jusqu’auxcontre-interprétations de Hölderlin par Blanchot et Lacoue-Labarthe. LeZwischen, l’intervalle, l’entre-deux qui serait d’abord l’intervalle entre laterre et le monde, reste indépassable en dernier lieu chez Heidegger, mêmeen tant que condition de la communication infinie de terre et ciel, humainset divins, par laquelle s’unissent « les puissances d’origine ». La radicali-sation de la pensée hölderlinienne exercée par Blanchot est sans doutebeaucoup moins reconnue que celle du grand maître de Totenauberg. Ellerelève de l’essai désespéré de dissocier la pensée de Hölderlin de touthéritage de la pensée et de l’économie du salut, qu’on retrouve en dernierlieu chez Heidegger. Blanchot est celui qui est allé le plus loin dans laradicalisation de l’intervalle, de la rupture entre les deux mondes, sans lapromesse d’un dernier dieu qui va y émerger. L’exigence poétique selonBlanchot serait de veiller, in dürftiger Zeit, sur la pureté de cet espaceintermédiaire, qui devrait être protégé et préservé 7.

Les deux mondes – ou bien les deux vides, comme dirait Bataille – dontl’écartement infini doit être non pas une distance parcourue, abolie, maisprotégée, pour qu’elle ne fasse contact qu’à l’infini de la séparation, seraientpour Bataille les bords de la plaie, de la déchirure, de cet espacementprovoqué par le vacuum des deux vides opposés. Mais l’entre-deux, le

7. On en trouverait difficilement une expression plus éloquente que dans cette note debas de page de L’Espace littéraire : « In dürftiger Zeit. L’expression allemande est plusdure et plus sèche que la formule française : elle annonce cette dureté, cette raideur parlaquelle le dernier Hölderlin se défend contre l’aspiration des dieux qui se sont retirés,maintient la distinction des sphères, celle d’en haut et celle d’ici-bas, maintient pur, par

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analytiques ; et des illustrations aussi bien, c’est-à-dire des éclats de la vie.Illustratio, « image », « représentation », vient de illustris : « lumineux »,« clair », « brillant », « extraordinaire ». Venant de lux, l’illustration est miseen lumière, mise au jour, il-lumination jusqu’à l’éblouissement. Si cette miseà l’épreuve, cette aventure ne peut que défaire les concepts, faire éclaterl’économie de leur signification discursive, c’est bien dans la dispersionlumineuse de cet éclat que les concepts s’illustrent, deviennent desillustrations – et commencent à communiquer l’expérience, dans ladéchirure entre le non-savoir et l’inconnu.

Sans doute, les outils philosophiques « professionnels » font défaut àBataille. Il n’est pas le maître des concepts. Mais il s’en illumine – et lesexcède pour chercher leur vérité singulière, aventurée, qui donne lieu àl’illustration. C’est pour cette raison que les textes « littéraires » de Batailledonnent les vraies consistance et intensité de son travail – ou désœuvrement– conceptuel. On va prendre ici au sérieux les enjeux des « illustrations »batailliennes et on affrontera la déchirure de la vie, surtout à partir du romanHistoire de l’œil, lu parallèlement à L’Expérience intérieure, livrefondamental qui marque un détournement décisif dans la pensée de Batailleet qui est lié plus qu’étroitement au roman Le Bleu du ciel.

La déchirure, c’est d’abord la déchirure entre le sol et le ciel, l’immanentet le transcendant. Ce n’est pas cependant la déchirure entre le monde divinet la nature profane, déchue avec le péché charnel, de la mystique chrétienne,malgré l’empathie exprimée à plusieurs reprises par Bataille pour lemysticisme, dont les germes poussent dans la brèche de cette rupture infran-chissable qui garantit la soustraction absolue du deus absconditus à touteimmanence. La déchirure bataillienne est plus qu’une déchirure entre le solet le ciel : elle est la déchirure entre deux vides, le vide de la terre et le videdu ciel. On peut évoquer deux paragraphes cruciaux du chapitre « Le bleudu ciel » de L’Expérience intérieure : « C’est seulement par le moyen d’unereprésentation maladive – un œil s’ouvrant au sommet de ma propre tête –à l’endroit même où la métaphysique ingénue plaçait le siège de l’âme – quel’être humain, oublié sur la Terre – tel qu’aujourd’hui je me révèle à moi-même, tombé, sans espoir, dans l’oubli – accède tout à coup à la chutedéchirante dans le vide du ciel. […] La négation de la Nature par l’homme– s’élevant au-dessus d’un néant qui est son œuvre – renvoie sans détour auvertige, à la chute dans le vide du ciel. » (Œ. C., t. V, p. 93).

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pratique des personnages conceptuels de Bataille de cette époque – l’excès –pourrait être pensée comme une dissolution dans la chair (alors ledéchirement ne serait pas autre chose que cette dissolution, ou plutôt, soneffet). Le détournement radical de la métaphysique, exécuté par Bataille,consisterait dans ce cas en ceci : sa métaphysique, si c’en est une, est unemétaphysique radicale – métaphysique de la chair. La chair comme le lieupropre de l’immanence engloutit, annihile la transcendance de l’onto-théologie. L’illustration éclatante en serait l’image aveuglante du soleil. Lesoleil, regardé directement par l’œil pinéal, n’est plus le Bien platonicien,l’idée des idées, mais une matérialité pure, c’est-à-dire le pur impur. Le titredu texte fameux de Bataille L’Anus solaire, ainsi que celui d’un petit texteparu dans Documents, « Soleil pourri », sont suffisamment éloquents sousce rapport. La communion sacrificielle dans l’orgie serait alors uneépiphanie de la chair, l’épuisement du vide dans l’apocalypse del’immanence pure. On ne peut toucher à l’immanence de la vie qu’à salimite, dans l’expérience sans réserve de la mort, de la dépense de la vie –puisque l’immanence pure serait ce qui ne s’épuiserait jamais dans ladépense et seule cette dépense pourrait la révéler. L’illustration éclatanteen serait donnée par Histoire de l’œil, qui apparaîtrait dans cetteperspective comme entièrement gouverné par une logique sacrificielle,comme une révélation de l’immanence pure. Cette première « solution »de l’essai de défaire l’opposition entre immanent et transcendant est peut-être la plus exploitée par l’interprétation « doxologique » de Bataille.

La deuxième possibilité serait la solution « mystique » et désigneraitune radicalisation de la transcendance, et par conséquent une ruptureradicale avec l’immanence. La tentation de Bataille par le mysticisme,souvent évoquée par lui-même, n’aurait pas d’autre fin. Cette tendanceconnaîtra son apogée à l’époque de la guerre – y compris dans les annéesqui la précèdent –, une époque qui a inévitablement provoqué des doutescroissants voire une déception profonde et muette de la solution dite« vitaliste » (et qui est également la période d’un deuil profond après lamort de Colette Peignot) ; « période » dominée par Le Bleu du ciel etL’Expérience intérieure). Le mysticisme, qu’on associe souvent hâtivementaux implications d’une théologie négative, donne le meilleur nom àl’épanouissement de la pensée dans l’abîme, à l’expérience du videinsondable. L’élan mystique pour Bataille ne serait pas un mouvement

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Zwischen heideggerien aurait chez Bataille un statut tout à fait différent.Ce statut relève du sur-projet bataillien de ressaisir à même l’expérienceles conditions d’articulation de la vie qui exige d’en finir avec le cadre oul’imbrication du transcendant et de l’immanent. Bataille se trouve face àtrois possibilités pour en finir avec. On peut être tenté de considérer cestrois possibilités comme successives et alternatives l’une par rapport àl’autre, relevant d’un développement dans le temps des concepts de Bataille.Et sans doute pourrait-on identifier, dans les différentes périodes de sonœuvre, compte tenu aussi des changements radicaux des conditionspolitiques à l’urgence desquelles la pensée de Bataille ne tarde jamais àrépondre, certaines dominantes, prononcées plus au moins explicitement.En même temps, les trois possibilités en question ne sont discernables quepar une opération analytique postérieure et, ce qui est fondamental, c’estqu’elles coexistent, qu’elles sont interdépendantes et se conditionnentmutuellement. Et à la fin, même si toutes les trois restent en vigueurensemble, Bataille s’aventure dans une quatrième voie, celle del’impossible 8, là où, au-delà de la logique du tiers exclu, elles se sur-projettent pour toucher à l’inconnu.

La première possibilité, qu’on peut appeler conventionnellement« vitaliste » à cause de la proximité apparente qu’elle offre avec lestendances vitalistes, serait celle de l’essai d’abolition de toute transcendance,une apothéose, voire une apocalypse de l’immanence. Ses modes seront lematérialisme bas en opposition avec l’idéalisme, la fascination de la vieorganique, de l’énergie vitale, de l’impur, l’obscène (avec toutes sesdimensions rituelles) qui apparaît dans le rejet du vide immatériel. Sur unplan chronologique, cette tendance pourrait être située à l’époque deDocuments et de Histoire de l’œil, jusqu’au Collège de sociologie etAcéphale. De prime abord, la catégorie principale de la théorie et de la

cette distinction, la région du sacré que laisse vide la double infidélité des hommes et desdieux, – car le sacré est ce vide même, ce pur vide de l’entre-deux qu’il faut maintenirpur et vide, selon l’exigence dernière : “Préserver Dieu par la pureté de ce quidistingue.” » (M. Blanchot, L’Espace littéraire, Paris, Gallimard, 1955, p. 334).8. « Là toute possibilité s’épuise, le possible se dérobe et l’impossible sévit. Être face àl’impossible – exorbitant, indubitable – quand rien n’est plus possible est à mes yeux faireune expérience du divin ; c’est l’analogue d’un supplice. » (L’Expérience intérieure, op. cit., p. 45).

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pratique des personnages conceptuels de Bataille de cette époque – l’excès –pourrait être pensée comme une dissolution dans la chair (alors ledéchirement ne serait pas autre chose que cette dissolution, ou plutôt, soneffet). Le détournement radical de la métaphysique, exécuté par Bataille,consisterait dans ce cas en ceci : sa métaphysique, si c’en est une, est unemétaphysique radicale – métaphysique de la chair. La chair comme le lieupropre de l’immanence engloutit, annihile la transcendance de l’onto-théologie. L’illustration éclatante en serait l’image aveuglante du soleil. Lesoleil, regardé directement par l’œil pinéal, n’est plus le Bien platonicien,l’idée des idées, mais une matérialité pure, c’est-à-dire le pur impur. Le titredu texte fameux de Bataille L’Anus solaire, ainsi que celui d’un petit texteparu dans Documents, « Soleil pourri », sont suffisamment éloquents sousce rapport. La communion sacrificielle dans l’orgie serait alors uneépiphanie de la chair, l’épuisement du vide dans l’apocalypse del’immanence pure. On ne peut toucher à l’immanence de la vie qu’à salimite, dans l’expérience sans réserve de la mort, de la dépense de la vie –puisque l’immanence pure serait ce qui ne s’épuiserait jamais dans ladépense et seule cette dépense pourrait la révéler. L’illustration éclatanteen serait donnée par Histoire de l’œil, qui apparaîtrait dans cetteperspective comme entièrement gouverné par une logique sacrificielle,comme une révélation de l’immanence pure. Cette première « solution »de l’essai de défaire l’opposition entre immanent et transcendant est peut-être la plus exploitée par l’interprétation « doxologique » de Bataille.

La deuxième possibilité serait la solution « mystique » et désigneraitune radicalisation de la transcendance, et par conséquent une ruptureradicale avec l’immanence. La tentation de Bataille par le mysticisme,souvent évoquée par lui-même, n’aurait pas d’autre fin. Cette tendanceconnaîtra son apogée à l’époque de la guerre – y compris dans les annéesqui la précèdent –, une époque qui a inévitablement provoqué des doutescroissants voire une déception profonde et muette de la solution dite« vitaliste » (et qui est également la période d’un deuil profond après lamort de Colette Peignot) ; « période » dominée par Le Bleu du ciel etL’Expérience intérieure). Le mysticisme, qu’on associe souvent hâtivementaux implications d’une théologie négative, donne le meilleur nom àl’épanouissement de la pensée dans l’abîme, à l’expérience du videinsondable. L’élan mystique pour Bataille ne serait pas un mouvement

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Zwischen heideggerien aurait chez Bataille un statut tout à fait différent.Ce statut relève du sur-projet bataillien de ressaisir à même l’expérienceles conditions d’articulation de la vie qui exige d’en finir avec le cadre oul’imbrication du transcendant et de l’immanent. Bataille se trouve face àtrois possibilités pour en finir avec. On peut être tenté de considérer cestrois possibilités comme successives et alternatives l’une par rapport àl’autre, relevant d’un développement dans le temps des concepts de Bataille.Et sans doute pourrait-on identifier, dans les différentes périodes de sonœuvre, compte tenu aussi des changements radicaux des conditionspolitiques à l’urgence desquelles la pensée de Bataille ne tarde jamais àrépondre, certaines dominantes, prononcées plus au moins explicitement.En même temps, les trois possibilités en question ne sont discernables quepar une opération analytique postérieure et, ce qui est fondamental, c’estqu’elles coexistent, qu’elles sont interdépendantes et se conditionnentmutuellement. Et à la fin, même si toutes les trois restent en vigueurensemble, Bataille s’aventure dans une quatrième voie, celle del’impossible 8, là où, au-delà de la logique du tiers exclu, elles se sur-projettent pour toucher à l’inconnu.

La première possibilité, qu’on peut appeler conventionnellement« vitaliste » à cause de la proximité apparente qu’elle offre avec lestendances vitalistes, serait celle de l’essai d’abolition de toute transcendance,une apothéose, voire une apocalypse de l’immanence. Ses modes seront lematérialisme bas en opposition avec l’idéalisme, la fascination de la vieorganique, de l’énergie vitale, de l’impur, l’obscène (avec toutes sesdimensions rituelles) qui apparaît dans le rejet du vide immatériel. Sur unplan chronologique, cette tendance pourrait être située à l’époque deDocuments et de Histoire de l’œil, jusqu’au Collège de sociologie etAcéphale. De prime abord, la catégorie principale de la théorie et de la

cette distinction, la région du sacré que laisse vide la double infidélité des hommes et desdieux, – car le sacré est ce vide même, ce pur vide de l’entre-deux qu’il faut maintenirpur et vide, selon l’exigence dernière : “Préserver Dieu par la pureté de ce quidistingue.” » (M. Blanchot, L’Espace littéraire, Paris, Gallimard, 1955, p. 334).8. « Là toute possibilité s’épuise, le possible se dérobe et l’impossible sévit. Être face àl’impossible – exorbitant, indubitable – quand rien n’est plus possible est à mes yeux faireune expérience du divin ; c’est l’analogue d’un supplice. » (L’Expérience intérieure, op. cit., p. 45).

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La troisième solution qu’on désignerait conventionnellement comme« panthéiste », est celle de l’union, de la fusion du transcendant et del’immanent. Cette fusion ne devrait pas être pensée ni comme uneffacement dans un élan sacrificiel, qui serait le moyen de revenir à une(re)source originaire, la révélation d’une présence solide qui s’homogénéiseau moment catastrophique de son instauration, ni de manière dialectiquecomme une synthèse du transcendant et de l’immanent, comme leur relèvedans un nouvel absolu transimmanent. Cette « solution » est liée à l’abou-tissement de la pensée sur le sacrifice à sa limite inévitable qui est le sacrificede soi-même – la pensée qui, sans doute, domine la période d’Acéphale.Dans cette perspective, le personnage conceptuel principal serait van Goghauquel Bataille consacre le texte « La mutilation sacrificielle et l’oreillecoupée de Van Gogh » ainsi que « Van Gogh Prométhée ». L’imageriesacrificielle de ces courts textes dont le problème principal est sans doutecelui du sacrifice de soi, évoque en premier lieu l’image du feu solairedévastateur. Dans « Van Gogh Prométhée », Bataille écrit que, dès lemoment où le soleil apparaît dans les tableaux de Van Gogh, « toute sapeinture acheva d’être rayonnement, explosion, flamme, et lui-même perduextatiquement devant un foyer de lumière rayonnant, exposant, enflammes. » Le feu qui est à la fois à l’intérieur et à l’extérieur, immanentet transcendant, est donc la figure de l’indiscernabilité du transendant etde l’immanent. Une autre parmi les figures principales de Bataille, celle del’œil pinéal, est aussi inséparable de l’image de l’intensité pure qu’est lefeu. L’œil pinéal est l’instrument d’une vue supérieure, sacrée, parce quesacrificielle et auto-destructive. Après avoir percé la tête pour faire face ausoleil, l’œil pinéal « s’ouvre et s’aveugle comme une flamme ou bien commeune fièvre qui dévore l’être ou plutôt, la tête ». L’œil pinéal est uneimmanence qui sort de « l’organe de la transcendance », le siège de la raison,

on peut rappeler l’analyse des Remarques de Hölderlin par Philippe Lacoue-Labarthequi saisit la structure exemplaire du moment tragique, qu’on pourrait à juste titre retracerdans la solution mystique de Bataille : « Le “moment” tragique est un moment vide ounul – de la nullité même de l’immédiat –, un pur hiatus ou une pure syncope, interruption“antirythmique” du cours ou de la succession. Le Dieu se donne imméditement commel’abîme, le chaos de son retrait. » (P. Lacoue-Labarthe, La Fiction du politique, Paris,Christian Bourgois Éditeur, 1987, p. 69. Cf. aussi Métaphrasis, suivi de Le Théâtre deHölderlin, Paris, PUF, 1998, p. 40-41).

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reconstituant l’immédiateté, en révélant au fond des abîmes, dans sa non-révélabilité même, le deus absconditus, radicalement soustrait àl’immanence, impossible à nommer, intouchable, inimaginable, incommu-nicable ; ce serait bien au contraire, la révélation du néant pur en tantqu’immanence de « Dieu », ou bien l’immanence pure de Dieu en tant quenéant. « Dieu » ne serait alors que le nom du vide, et le mysticisme donnel’exemple de la chute dans l’abîme du non-savoir. (« Il n’est plus de Dieudans l’“inaccessible mort”, plus de Dieu dans la nuit fermée, on n’entendplus que lamma sabachtani, la petite phrase que les hommes entre toutesont chargée d’une horreur sacrée. » [L’Expérience intérieure, op. cit., t. V,p. 86]) Malgré les apparences d’un « hégélianisme sans réserve » de Bataille,cette solution est violemment antidialectique ; elle se passe de l’antithèse,puisque le néant du « ciel » est en assymétrie radicale avec celui du « sol ».« Cette chute suppose comme un élan l’attitude de commandement des corpsdebout. […] les corps humains se dressent sur le sol comme un défi à la Terre,à la boue qui les engendre et qu’ils sont heureux de renvoyer au néant.[…] La Terre est à ses pieds comme un déchet. Au-dessus d’elle le Ciel estvide. » (ibid., p. 93-94). Le sol, dans la logique de cette solution, traduitl’image d’une immanence non soustraite à soi-même et par conséquentd’un « faux prétendant » de l’immanence, d’un substitut (Nancy parle de« simulation de l’être immanent » – La Communauté désœuvrée, op. cit.,p. 48). La rupture radicale avec l’immanence s’accomplit dans lemouvement de cette soustraction radicale de l’immanence à « soi-même »,de sa purification de toute possible adéquation, et finalement elle est traitéed’une sorte d’illusion immanentiste, qui ne fait que refléter l’illusiontranscendantale d’une transcendance communiquant dans et à traversl’opposition avec l’immanence. Ne faudrait-il pas alors comprendre laformule de « l’expérience intérieure » précisément ainsi : comme le signede l’impossibilité de l’extériorité, du Dehors inassimilable et inassignable,autrement qu’« en soi », « à l’intérieur de soi-même », cet « en soi » étantpourtant depuis toujours et à jamais impossible : l’impossibilité qui effecti-vement est le vide, la transcendance radicale en tant que pure immanence,immanence sans aucune immanence en soi 9.

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9. En prolongeant la lecture parallèle avec le détournement catégorique hölderlinien,

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La troisième solution qu’on désignerait conventionnellement comme« panthéiste », est celle de l’union, de la fusion du transcendant et del’immanent. Cette fusion ne devrait pas être pensée ni comme uneffacement dans un élan sacrificiel, qui serait le moyen de revenir à une(re)source originaire, la révélation d’une présence solide qui s’homogénéiseau moment catastrophique de son instauration, ni de manière dialectiquecomme une synthèse du transcendant et de l’immanent, comme leur relèvedans un nouvel absolu transimmanent. Cette « solution » est liée à l’abou-tissement de la pensée sur le sacrifice à sa limite inévitable qui est le sacrificede soi-même – la pensée qui, sans doute, domine la période d’Acéphale.Dans cette perspective, le personnage conceptuel principal serait van Goghauquel Bataille consacre le texte « La mutilation sacrificielle et l’oreillecoupée de Van Gogh » ainsi que « Van Gogh Prométhée ». L’imageriesacrificielle de ces courts textes dont le problème principal est sans doutecelui du sacrifice de soi, évoque en premier lieu l’image du feu solairedévastateur. Dans « Van Gogh Prométhée », Bataille écrit que, dès lemoment où le soleil apparaît dans les tableaux de Van Gogh, « toute sapeinture acheva d’être rayonnement, explosion, flamme, et lui-même perduextatiquement devant un foyer de lumière rayonnant, exposant, enflammes. » Le feu qui est à la fois à l’intérieur et à l’extérieur, immanentet transcendant, est donc la figure de l’indiscernabilité du transendant etde l’immanent. Une autre parmi les figures principales de Bataille, celle del’œil pinéal, est aussi inséparable de l’image de l’intensité pure qu’est lefeu. L’œil pinéal est l’instrument d’une vue supérieure, sacrée, parce quesacrificielle et auto-destructive. Après avoir percé la tête pour faire face ausoleil, l’œil pinéal « s’ouvre et s’aveugle comme une flamme ou bien commeune fièvre qui dévore l’être ou plutôt, la tête ». L’œil pinéal est uneimmanence qui sort de « l’organe de la transcendance », le siège de la raison,

on peut rappeler l’analyse des Remarques de Hölderlin par Philippe Lacoue-Labarthequi saisit la structure exemplaire du moment tragique, qu’on pourrait à juste titre retracerdans la solution mystique de Bataille : « Le “moment” tragique est un moment vide ounul – de la nullité même de l’immédiat –, un pur hiatus ou une pure syncope, interruption“antirythmique” du cours ou de la succession. Le Dieu se donne imméditement commel’abîme, le chaos de son retrait. » (P. Lacoue-Labarthe, La Fiction du politique, Paris,Christian Bourgois Éditeur, 1987, p. 69. Cf. aussi Métaphrasis, suivi de Le Théâtre deHölderlin, Paris, PUF, 1998, p. 40-41).

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reconstituant l’immédiateté, en révélant au fond des abîmes, dans sa non-révélabilité même, le deus absconditus, radicalement soustrait àl’immanence, impossible à nommer, intouchable, inimaginable, incommu-nicable ; ce serait bien au contraire, la révélation du néant pur en tantqu’immanence de « Dieu », ou bien l’immanence pure de Dieu en tant quenéant. « Dieu » ne serait alors que le nom du vide, et le mysticisme donnel’exemple de la chute dans l’abîme du non-savoir. (« Il n’est plus de Dieudans l’“inaccessible mort”, plus de Dieu dans la nuit fermée, on n’entendplus que lamma sabachtani, la petite phrase que les hommes entre toutesont chargée d’une horreur sacrée. » [L’Expérience intérieure, op. cit., t. V,p. 86]) Malgré les apparences d’un « hégélianisme sans réserve » de Bataille,cette solution est violemment antidialectique ; elle se passe de l’antithèse,puisque le néant du « ciel » est en assymétrie radicale avec celui du « sol ».« Cette chute suppose comme un élan l’attitude de commandement des corpsdebout. […] les corps humains se dressent sur le sol comme un défi à la Terre,à la boue qui les engendre et qu’ils sont heureux de renvoyer au néant.[…] La Terre est à ses pieds comme un déchet. Au-dessus d’elle le Ciel estvide. » (ibid., p. 93-94). Le sol, dans la logique de cette solution, traduitl’image d’une immanence non soustraite à soi-même et par conséquentd’un « faux prétendant » de l’immanence, d’un substitut (Nancy parle de« simulation de l’être immanent » – La Communauté désœuvrée, op. cit.,p. 48). La rupture radicale avec l’immanence s’accomplit dans lemouvement de cette soustraction radicale de l’immanence à « soi-même »,de sa purification de toute possible adéquation, et finalement elle est traitéed’une sorte d’illusion immanentiste, qui ne fait que refléter l’illusiontranscendantale d’une transcendance communiquant dans et à traversl’opposition avec l’immanence. Ne faudrait-il pas alors comprendre laformule de « l’expérience intérieure » précisément ainsi : comme le signede l’impossibilité de l’extériorité, du Dehors inassimilable et inassignable,autrement qu’« en soi », « à l’intérieur de soi-même », cet « en soi » étantpourtant depuis toujours et à jamais impossible : l’impossibilité qui effecti-vement est le vide, la transcendance radicale en tant que pure immanence,immanence sans aucune immanence en soi 9.

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9. En prolongeant la lecture parallèle avec le détournement catégorique hölderlinien,

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œuvre jusqu’au projet moderne – il y a le sacrifice nu, le sacrifice sans bélier,sans Isaac, qui ne révèle rien : et c’est précisément ce sacrifice nu, la plaiedans laquelle aucun corps transcendant n’apparaît, qu’on peut nommerdéchirure. Le sacrifice nu n’est pas en opposition avec le sacrifice, le non-savoir – avec le savoir absolu. De même que le non-sens et le non-savoirne sont pas les termes négatifs du sens et du savoir, ce qui veut dire qu’ilsne peuvent pas être maintenus dans une relation dialectique. D’après lesmots de Bataille au sujet du non-savoir, le savoir absolu n’est qu’un savoirparmi les autres savoirs. Le non-savoir, le sacrifice nu, est ce qui abolit lalogique de l’opposition : il est la déchirure qui fait l’Aufhebung de lasynthèse dialectique impossible à jamais. En même temps, il préserve unerupture radicale, tragique (si on l’aborde du côté de la force du dehors) etcomique (si on l’aborde du côté de l’insuffisance) à la fois. Cette rupturen’est pas, comme on l’a vu, le Zwischen heideggerien : la déchirure n’estpas la séparation entre les deux vides, qui est un espace de communicationinfinie, mais le déchirement de cet espace intermédiaire même, qui ne mènepas à la fusion ni à la relève de l’opposition, mais à sa suspension – désorga-nisation : intensification. Par conséquent, la déchirure n’est pas du côté del’immanence. Elle est plutôt l’expérience de l’impossibilité de l’immanence,ce qui veut dire qu’elle ne l’implique pas comme un présupposé nécessaire ;la déchirure n’est pas une révélation inversée (c’est-à-dire révélation del’immanence) et excessive, ou bien l’excès immanent de la révélation. Ellen’exige pas une ressource métaphysique et par conséquent n’est pas unefigure métaphysique masquée ou inversée 10. Beaucoup plus – ou beaucoupmoins – elle est ce qui supprime l’opposition même entre immanence ettranscendance, sans pourtant en faire une relève dialectique.

Il ne faut donc pas prendre le chemin de l’évidence et penser la déchirurecomme un enfoncement dans l’immanence organique. La déchirure nedésigne pas l’expérience bataillienne d’une immanence de la vie organique– fût-ce une immanence « déchirée » ou déchirante –, mais la désorgani-sation même de la vie, la vie en tant que force de dés-organisation. Dés-organisation veut d’abord dire rejet de l’ergon ainsi que de l’organon,

10. Il est à noter que Jean-Luc Nancy rejette dans La Communauté désœuvrée la figurede la déchirure précisément à cause d’un tel soupçon : « Il n’y a pas, à proprement parler,de déchirure de l’être singulier : il n’y a pas une entaille vive par où le dedans se perdrait

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des idées, des projets, la tête, pour la dés-organiser, détruire, et pour s’unirà l’extérieur absolu, transcendant, qui n’est autre chose que l’immanencepure, le feu dévastateur de l’anus solaire. Dans cette union dans le feu, deuxdes figures-clés de Bataille, celle de l’acéphale et celle de l’œil pinéal, selient l’une à l’autre, pour exécuter une annihilation commune, l’annihilationdes organes par excellence, ou bien du sur-organe de la tête couronné del’œil – ainsi que de leur horizon transcendant. On ne manquera pas denoter que, dans la scène terminale d’Histoire de l’œil – qui représente l’illus-tration ultime de cette analyse –, la tête est engloutie par le ventre, touten étant dévorée par l’œil qui sort d’elle, pour mener une vie à lui, in-organique, inimaginable. La transcendance se réduit à l’immanence,l’immanence se transcende : telle est la paradoxale fusion déchirante. L’œildevenu rien qu’immanence, une singularité innommable, l’inconnu même,comble la « brèche » de la femme pour en faire un oculaire aveugle,aveuglant – fascinant ; pour faire l’immanence pure sortir de soi : regarder.

L’insoluble. Désorganiser la vie

Pour résumer : la déchirure n’est donc pas l’apothéose de l’immanence,elle n’est pas non plus l’effondrement dans l’abîme du vide – et parconséquent liée à une nouvelle sorte d’expérience mystique voire à unethéologie négative où, dans l’expérience du vide, on touche à « Dieu ». Ellen’est pas non plus la fusion des deux vides où ils s’abîment l’un l’autre nelaissant aucune trace de sujet ni d’objet, ni même l’élan sacrificiel qui effacetoutes les limites pour révéler une présence solide qui s’homogénéise aumoment catastrophique de son instauration, donc un nouvel absolutransimmanent. Comme on l’a déjà dit, même si toutes ces possibilitésrestent ouvertes chez Bataille dont la pensée ne fuit aucun risque, sonexpérience aventureuse l’a amené au risque ultime de toucher à la déchirure« même », sans aucun remède ou aucune relève, chirurgie ou dialectique.C’est l’ultime mesure de sa pensée, où elle touche à l’incommensurable – àl’inconnu, à l’impossible même. Voici ce qu’il écrit dans L’Expérienceintérieure : « Ce n’est plus le sacrifice. Plus loin est le sacrifice nu, sans bélier,sans Isaac. Le sacrifice est la folie, la renonciation à tout savoir, la chute dansle vide, et rien, ni dans la chute ni dans le vide n’est révélé, car la révélationdu vide n’est qu’un moyen de tomber plus avant dans l’absence. » (Op. cit.,p. 66). Au-delà du sacrifice et de la logique sacrificielle – qui continue son

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œuvre jusqu’au projet moderne – il y a le sacrifice nu, le sacrifice sans bélier,sans Isaac, qui ne révèle rien : et c’est précisément ce sacrifice nu, la plaiedans laquelle aucun corps transcendant n’apparaît, qu’on peut nommerdéchirure. Le sacrifice nu n’est pas en opposition avec le sacrifice, le non-savoir – avec le savoir absolu. De même que le non-sens et le non-savoirne sont pas les termes négatifs du sens et du savoir, ce qui veut dire qu’ilsne peuvent pas être maintenus dans une relation dialectique. D’après lesmots de Bataille au sujet du non-savoir, le savoir absolu n’est qu’un savoirparmi les autres savoirs. Le non-savoir, le sacrifice nu, est ce qui abolit lalogique de l’opposition : il est la déchirure qui fait l’Aufhebung de lasynthèse dialectique impossible à jamais. En même temps, il préserve unerupture radicale, tragique (si on l’aborde du côté de la force du dehors) etcomique (si on l’aborde du côté de l’insuffisance) à la fois. Cette rupturen’est pas, comme on l’a vu, le Zwischen heideggerien : la déchirure n’estpas la séparation entre les deux vides, qui est un espace de communicationinfinie, mais le déchirement de cet espace intermédiaire même, qui ne mènepas à la fusion ni à la relève de l’opposition, mais à sa suspension – désorga-nisation : intensification. Par conséquent, la déchirure n’est pas du côté del’immanence. Elle est plutôt l’expérience de l’impossibilité de l’immanence,ce qui veut dire qu’elle ne l’implique pas comme un présupposé nécessaire ;la déchirure n’est pas une révélation inversée (c’est-à-dire révélation del’immanence) et excessive, ou bien l’excès immanent de la révélation. Ellen’exige pas une ressource métaphysique et par conséquent n’est pas unefigure métaphysique masquée ou inversée 10. Beaucoup plus – ou beaucoupmoins – elle est ce qui supprime l’opposition même entre immanence ettranscendance, sans pourtant en faire une relève dialectique.

Il ne faut donc pas prendre le chemin de l’évidence et penser la déchirurecomme un enfoncement dans l’immanence organique. La déchirure nedésigne pas l’expérience bataillienne d’une immanence de la vie organique– fût-ce une immanence « déchirée » ou déchirante –, mais la désorgani-sation même de la vie, la vie en tant que force de dés-organisation. Dés-organisation veut d’abord dire rejet de l’ergon ainsi que de l’organon,

10. Il est à noter que Jean-Luc Nancy rejette dans La Communauté désœuvrée la figurede la déchirure précisément à cause d’un tel soupçon : « Il n’y a pas, à proprement parler,de déchirure de l’être singulier : il n’y a pas une entaille vive par où le dedans se perdrait

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des idées, des projets, la tête, pour la dés-organiser, détruire, et pour s’unirà l’extérieur absolu, transcendant, qui n’est autre chose que l’immanencepure, le feu dévastateur de l’anus solaire. Dans cette union dans le feu, deuxdes figures-clés de Bataille, celle de l’acéphale et celle de l’œil pinéal, selient l’une à l’autre, pour exécuter une annihilation commune, l’annihilationdes organes par excellence, ou bien du sur-organe de la tête couronné del’œil – ainsi que de leur horizon transcendant. On ne manquera pas denoter que, dans la scène terminale d’Histoire de l’œil – qui représente l’illus-tration ultime de cette analyse –, la tête est engloutie par le ventre, touten étant dévorée par l’œil qui sort d’elle, pour mener une vie à lui, in-organique, inimaginable. La transcendance se réduit à l’immanence,l’immanence se transcende : telle est la paradoxale fusion déchirante. L’œildevenu rien qu’immanence, une singularité innommable, l’inconnu même,comble la « brèche » de la femme pour en faire un oculaire aveugle,aveuglant – fascinant ; pour faire l’immanence pure sortir de soi : regarder.

L’insoluble. Désorganiser la vie

Pour résumer : la déchirure n’est donc pas l’apothéose de l’immanence,elle n’est pas non plus l’effondrement dans l’abîme du vide – et parconséquent liée à une nouvelle sorte d’expérience mystique voire à unethéologie négative où, dans l’expérience du vide, on touche à « Dieu ». Ellen’est pas non plus la fusion des deux vides où ils s’abîment l’un l’autre nelaissant aucune trace de sujet ni d’objet, ni même l’élan sacrificiel qui effacetoutes les limites pour révéler une présence solide qui s’homogénéise aumoment catastrophique de son instauration, donc un nouvel absolutransimmanent. Comme on l’a déjà dit, même si toutes ces possibilitésrestent ouvertes chez Bataille dont la pensée ne fuit aucun risque, sonexpérience aventureuse l’a amené au risque ultime de toucher à la déchirure« même », sans aucun remède ou aucune relève, chirurgie ou dialectique.C’est l’ultime mesure de sa pensée, où elle touche à l’incommensurable – àl’inconnu, à l’impossible même. Voici ce qu’il écrit dans L’Expérienceintérieure : « Ce n’est plus le sacrifice. Plus loin est le sacrifice nu, sans bélier,sans Isaac. Le sacrifice est la folie, la renonciation à tout savoir, la chute dansle vide, et rien, ni dans la chute ni dans le vide n’est révélé, car la révélationdu vide n’est qu’un moyen de tomber plus avant dans l’absence. » (Op. cit.,p. 66). Au-delà du sacrifice et de la logique sacrificielle – qui continue son

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Évidemment, la question de savoir s’il existe, au-delà de l’associationlibre, une relation stricte entre la notion de désorganisation et celle decommunauté, est plus que légitime. Pour y répondre tout court : en effet,les deux sont inséparables. Si l’on ne pense plus la communauté comme unetotalité de sujets autonomes qui est en même temps l’horizon transcendantalde l’articulation de la subjectivité elle-même, alors la pensée de la désorga-nisation des organes signalerait l’épuisement du concept de subjectivité.Cependant la pensée sur la dés-organisation est beaucoup plus qu’une visionde désagrégation de la subjectivité voire du corps du sujet (ou bien du corpssubjectif, du corps-sujet, à la fin toujours un corps assujetti). Elle ne partpas des prémisses d’une subjectivité préexistante, déjà là, elle s’égarebeaucoup plus loin, jusqu’à toucher au nœud « originaire » du sujet et de lacommunauté : la vie infiniment finie que le projet moderne essaie d’inscriredans la double dépendance du transcendant et de l’immanent, dans la logiqueprothétique. C’est pour cette raison que, aussi paradoxal que cela puisseparaître, les images-illustrations de la désorganisation de la vie sont aussi desjets dans la voie d’une pensée sur la communauté. En essayant d’affronterla vie au-delà de l’imbrication de l’immanence et de la transcendance, Batailleouvre la possiblité d’une pensée inédite, libre (tragiquement libre – puisqueexposée au risque énorme du dehors absolu, hors de l’abri de la trans-cendance et de l’immanence) de la communauté, et ce ne serait plus la« communauté » qu’entre guillemets (Bataille en est bien conscient au moinsdepuis L’Expérience intérieure), non pas à cause d’un usage métaphoriquedu terme mais à cause de l’approche de la limite où tout système de signifi-cation devient non-pertinent, où tout discours et concept discursif s’abîment.Avec cette limite, on touche à un espace ouvert ou plutôt transformé ; il n’ya pas de réponses, ni d’abîmes où s’abîmer : il n’y a que l’exigence de se tenirdans la liberté inimaginable. C’est la limite de l’expérience et de la penséemais c’est aussi la limite illimitée à partir de laquelle seulement une expérienceet une pensée peuvent avoir lieu.

La déchirure, la vie

La déchirure chez Bataille vient alors comme l’illustration paradoxalede la vie : à la fois continue et radicalement discontinue. Elle traduit à lafois la singularité de l’événement de la vie et son irréductibilité à unedifférence pure, de la même façon que la désorganisation des organes assure

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c’est-à-dire de l’œuvre intégrale, achevée, ainsi que de l’organ, la partieinstrumentalisée, fonctionnelle, inscrite dans le système fonctionnel ducorps. En d’autres mots, la dés-organisation de la vie évoque le rejet de ladétermination par la logique de la productivité, de la production, du travail,de l’ergon ainsi que par la logique fonctionnelle des organes. Cette notioncorrespondrait donc, dans un premier moment et jusqu’à un certain degré,à la notion de désœuvrement, telle qu’elle a été reprise par Nancy (notionavec laquelle elle est en rapport jusque dans son étymologie). La désorga-nisation de la vie implique aussi, par conséquent, la défonctionnalisationde la prothèse, y compris de la prothèse ultime dans la lignée de lamodernité hobbesienne – la communauté. La réponse de Bataille àl’opération hobbesienne est de mettre à nu la communauté comme lieu de(dés)articulation de la vie – qui est tout autre chose que la figure de la viehomogène souveraine du corps de la communauté, cette vie en effetvirtuelle du corps incorporel, artificiel de la communauté masquée en tantqu’organicité (à cet égard, le geste de Bataille ne manque pas de démontrerles origines communes de la spiritualisation et de l’organi[ci]sation de la vie).

dans le dehors, ce qui suppose un “dedans” préalable, une intériorité. » (p. 76).Évidemment, son rejet s’inscrit dans le cadre strict de la réflexion sur les conditionsd’une pensée de la communauté chez Bataille et, dans cette perspective, il doit êtrecompris comme un rejet – tout à fait justifié et légitime – de la fusion orgiaque (etorganique) dans un élan sacrificiel, dont Nancy révèle la structure de base communeavec le projet ontopolitique moderne, et surtout avec son excès monstrueux dans lesprojets des communautés totalitaires. Dans la perspective d’une pensée sur lacommunauté, Nancy oppose à la déchirure la notion de partage, qui est liée à d’autresconcepts nancéiens majeurs, la comparution et l’exposition. Pourtant, il faut remarquerque, même si ce rejet semble bien justifié dans l’économie conceptuelle de l’ouvragenancéien, la notion de déchirure chez Bataille est plus complexe et n’est pas identifiable,comme on a essayé de le montrer, seulement à une révélation, donc apocalypse del’immanence. Curieusement, il semble qu’un argument étymologique pourrait atténuerl’opposition tracée par Nancy entre partage et déchirure. On pourrait se hasarder à direque le partage est dans l’étymologie même de la déchirure, puisque, à en croire lesrecherches étymologiques, le mot déchirure dériverait d’un francique skerian« partager » qu’on peut supposer d’après l’ancien haut-allemand skerian « priver,séparer ». (Cf. Oscar Bloch, Walther von Wartburg, Dictionnaire étymologique de lalangue française, PUF, 1968).

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Évidemment, la question de savoir s’il existe, au-delà de l’associationlibre, une relation stricte entre la notion de désorganisation et celle decommunauté, est plus que légitime. Pour y répondre tout court : en effet,les deux sont inséparables. Si l’on ne pense plus la communauté comme unetotalité de sujets autonomes qui est en même temps l’horizon transcendantalde l’articulation de la subjectivité elle-même, alors la pensée de la désorga-nisation des organes signalerait l’épuisement du concept de subjectivité.Cependant la pensée sur la dés-organisation est beaucoup plus qu’une visionde désagrégation de la subjectivité voire du corps du sujet (ou bien du corpssubjectif, du corps-sujet, à la fin toujours un corps assujetti). Elle ne partpas des prémisses d’une subjectivité préexistante, déjà là, elle s’égarebeaucoup plus loin, jusqu’à toucher au nœud « originaire » du sujet et de lacommunauté : la vie infiniment finie que le projet moderne essaie d’inscriredans la double dépendance du transcendant et de l’immanent, dans la logiqueprothétique. C’est pour cette raison que, aussi paradoxal que cela puisseparaître, les images-illustrations de la désorganisation de la vie sont aussi desjets dans la voie d’une pensée sur la communauté. En essayant d’affronterla vie au-delà de l’imbrication de l’immanence et de la transcendance, Batailleouvre la possiblité d’une pensée inédite, libre (tragiquement libre – puisqueexposée au risque énorme du dehors absolu, hors de l’abri de la trans-cendance et de l’immanence) de la communauté, et ce ne serait plus la« communauté » qu’entre guillemets (Bataille en est bien conscient au moinsdepuis L’Expérience intérieure), non pas à cause d’un usage métaphoriquedu terme mais à cause de l’approche de la limite où tout système de signifi-cation devient non-pertinent, où tout discours et concept discursif s’abîment.Avec cette limite, on touche à un espace ouvert ou plutôt transformé ; il n’ya pas de réponses, ni d’abîmes où s’abîmer : il n’y a que l’exigence de se tenirdans la liberté inimaginable. C’est la limite de l’expérience et de la penséemais c’est aussi la limite illimitée à partir de laquelle seulement une expérienceet une pensée peuvent avoir lieu.

La déchirure, la vie

La déchirure chez Bataille vient alors comme l’illustration paradoxalede la vie : à la fois continue et radicalement discontinue. Elle traduit à lafois la singularité de l’événement de la vie et son irréductibilité à unedifférence pure, de la même façon que la désorganisation des organes assure

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c’est-à-dire de l’œuvre intégrale, achevée, ainsi que de l’organ, la partieinstrumentalisée, fonctionnelle, inscrite dans le système fonctionnel ducorps. En d’autres mots, la dés-organisation de la vie évoque le rejet de ladétermination par la logique de la productivité, de la production, du travail,de l’ergon ainsi que par la logique fonctionnelle des organes. Cette notioncorrespondrait donc, dans un premier moment et jusqu’à un certain degré,à la notion de désœuvrement, telle qu’elle a été reprise par Nancy (notionavec laquelle elle est en rapport jusque dans son étymologie). La désorga-nisation de la vie implique aussi, par conséquent, la défonctionnalisationde la prothèse, y compris de la prothèse ultime dans la lignée de lamodernité hobbesienne – la communauté. La réponse de Bataille àl’opération hobbesienne est de mettre à nu la communauté comme lieu de(dés)articulation de la vie – qui est tout autre chose que la figure de la viehomogène souveraine du corps de la communauté, cette vie en effetvirtuelle du corps incorporel, artificiel de la communauté masquée en tantqu’organicité (à cet égard, le geste de Bataille ne manque pas de démontrerles origines communes de la spiritualisation et de l’organi[ci]sation de la vie).

dans le dehors, ce qui suppose un “dedans” préalable, une intériorité. » (p. 76).Évidemment, son rejet s’inscrit dans le cadre strict de la réflexion sur les conditionsd’une pensée de la communauté chez Bataille et, dans cette perspective, il doit êtrecompris comme un rejet – tout à fait justifié et légitime – de la fusion orgiaque (etorganique) dans un élan sacrificiel, dont Nancy révèle la structure de base communeavec le projet ontopolitique moderne, et surtout avec son excès monstrueux dans lesprojets des communautés totalitaires. Dans la perspective d’une pensée sur lacommunauté, Nancy oppose à la déchirure la notion de partage, qui est liée à d’autresconcepts nancéiens majeurs, la comparution et l’exposition. Pourtant, il faut remarquerque, même si ce rejet semble bien justifié dans l’économie conceptuelle de l’ouvragenancéien, la notion de déchirure chez Bataille est plus complexe et n’est pas identifiable,comme on a essayé de le montrer, seulement à une révélation, donc apocalypse del’immanence. Curieusement, il semble qu’un argument étymologique pourrait atténuerl’opposition tracée par Nancy entre partage et déchirure. On pourrait se hasarder à direque le partage est dans l’étymologie même de la déchirure, puisque, à en croire lesrecherches étymologiques, le mot déchirure dériverait d’un francique skerian« partager » qu’on peut supposer d’après l’ancien haut-allemand skerian « priver,séparer ». (Cf. Oscar Bloch, Walther von Wartburg, Dictionnaire étymologique de lalangue française, PUF, 1968).

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limites des singularités, ou bien expose-t-elle leur incommensurabilité, leurirréductibilité, la déchirure dans le contact même ?

L’aventure de l’œil exorbité et son affrontement avec la déchirure dela vulve – cette synthèse disjonctive dans le sens de Deleuze – donnent àpenser la singularité du contact dans la communication bataillienne. Il fautl’aborder à partir de la puissance étymologique du mot contact : il ne s’agitpas d’une mise en relation, présupposant toujours un système relationnelpréexistant, un code et un horizon référentiel communs, mais d’un con-tact, de tacts, de battements, de rythmes, de touchers coexistants, seramifiant, se traversant. Dans la désorganisation radicale, il donne lieu àla rencontre de ce qui ne se rencontrerait jamais sous les conditions del’économie fonctionnelle et de la logique discursive. Il met en relation cequi est radicalement hétérogène et discontinu – et, en même temps,démontre sa propre impossibilité, la faille insaturable dans le toucher. Cequ’expose l’illustration éclatante de l’Histoire, dans l’écart constitutif ducontact, c’est une paradoxale continuité discontinue. Le contactmonstrueux de l’œil et de la vulve n’est donc ni une fusion orgiaque quireconstitue une grande vie organique continue, ni un essai tragiquementimpossible de reconstitution de l’immédiateté, c’est-à-dire du corps divin.Le contact déchirant n’ouvre pas non plus sur le vide absolu d’une discon-tinuité radicale qui abîme tout contact. En revanche, le déchirement estle mouvement qui supprime l’opposition entre médiation et immédiateté.Ce contact est intensité. Il est l’intensité – la continuité dans la dis-continuité radicale – de la vie. Il est l’exposition d’une transformationinimaginable, innommable, où ce qui a lieu, ce ne sont plus des organesqui touchent l’un à l’autre mais une forme de vie inédite. On peut sehasarder à dire que l’œil n’est sorti du crâne que pour partir à l’aventure,pour communiquer 12. Il illustre l’errance essentielle de la vie.Communiquer voudrait alors dire : s’exposer à la puissance duchangement, de ce qui rend l’identité de l’intérieur et de l’extérieur non-pertinente. Ainsi, la communication est déchirure.

L’éclat de cette illustration tranche ainsi le double bind formulé de lacomparution des singularités, en présentant la singularité comme

12. La communication, pour Bataille, désigne l’expérience de l’extase ; elle est ce quis’oppose à la logique discursive et au contact qui se fonde sur elle. « Je ne pouvais nier

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la condition de possibilité de leur singularité – et cependant témoigne del’impossibilité de leur survie hors de la contrainte fonctionnelle, en quoiconsiste l’aspect tragique de l’existence (ou plutôt comique dans l’idiomebataillien, dans la mesure où l’expérience de l’insuffisance est uneexpérience comique à laquelle correspond le rire déchirant, « le riredéchirant la trame (l’étoffe) dont l’homme est fait », [L’Expérienceintérieure, p. 96]). La déchirure est donc elle même déchirée. Son effetultime serait d’ouvrir la possibilité de l’événement qui interromprait radica-lement la possibilité d’inscription dans la logique fonctionnelle. La grandequestion qui se pose alors est la suivante : si on aboutit à un tel événement,comment lui enlever le caractère d’absolu, en d’autres termes, son héritagemessianique ? Peut-on penser la possibilité d’un événement singulier quine serait pas suspension de tout autre singularité et donc, par nécessité, unnouvel absolu ? Ou bien, pour formuler cette question sur le modenancéien, comment les singularités comparaissent-elles 11 ? Si l’on part del’hypothèse forte que l’expérience bataillienne ne peut mener qu’à l’annu-lation du concept de sujet – donc à l’expérience singulière où précisémentapparaît la singularité, qui ne pourrait lui préexister, n’étant pas (son) « sujet », et qui n’est pas autre chose qu’un événement de la vie –, alors ladéchirure, dans son sens le plus radical, poserait la question de la possibilité même de la communication entre les singularités. Lacomparution–exposition est-elle possible sans un contact, donc sans unecommunication ? Si la singularité n’est singulière que dans la mesure oùelle n’est pas unique, qu’il y en a d’autres, comme l’affirme Nancy, est-elletoujours une singula-rité ? Sans doute, c’est un double bind auquel lapensée de Bataille s’est heurtée, peut-être sans pouvoir le traduire enlangage conceptuel, mais en revanche en l’illustrant de manière éclatante.

Tentons d’y répondre en partant de la plus fameuse – et la plus infâme– illustration bataillienne de la désorganisation de la vie, où éclate aussil’image la plus illustre d’organe dés-organisé : celle de l’œil exorbité de lafin du roman Histoire de l’œil, qui, arraché à sa condition organique,pénètre à la fin dans la vulve de Simone. D’où vient la force, la fascinationde cette image déchirante du déchirement, éclat de la désorganisation dela vie ? Représente-t-elle un essai impitoyable de fusion qui efface les

11. C’est un des problèmes centraux de La Communauté désœuvrée (cf. p. 68– 78).

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limites des singularités, ou bien expose-t-elle leur incommensurabilité, leurirréductibilité, la déchirure dans le contact même ?

L’aventure de l’œil exorbité et son affrontement avec la déchirure dela vulve – cette synthèse disjonctive dans le sens de Deleuze – donnent àpenser la singularité du contact dans la communication bataillienne. Il fautl’aborder à partir de la puissance étymologique du mot contact : il ne s’agitpas d’une mise en relation, présupposant toujours un système relationnelpréexistant, un code et un horizon référentiel communs, mais d’un con-tact, de tacts, de battements, de rythmes, de touchers coexistants, seramifiant, se traversant. Dans la désorganisation radicale, il donne lieu àla rencontre de ce qui ne se rencontrerait jamais sous les conditions del’économie fonctionnelle et de la logique discursive. Il met en relation cequi est radicalement hétérogène et discontinu – et, en même temps,démontre sa propre impossibilité, la faille insaturable dans le toucher. Cequ’expose l’illustration éclatante de l’Histoire, dans l’écart constitutif ducontact, c’est une paradoxale continuité discontinue. Le contactmonstrueux de l’œil et de la vulve n’est donc ni une fusion orgiaque quireconstitue une grande vie organique continue, ni un essai tragiquementimpossible de reconstitution de l’immédiateté, c’est-à-dire du corps divin.Le contact déchirant n’ouvre pas non plus sur le vide absolu d’une discon-tinuité radicale qui abîme tout contact. En revanche, le déchirement estle mouvement qui supprime l’opposition entre médiation et immédiateté.Ce contact est intensité. Il est l’intensité – la continuité dans la dis-continuité radicale – de la vie. Il est l’exposition d’une transformationinimaginable, innommable, où ce qui a lieu, ce ne sont plus des organesqui touchent l’un à l’autre mais une forme de vie inédite. On peut sehasarder à dire que l’œil n’est sorti du crâne que pour partir à l’aventure,pour communiquer 12. Il illustre l’errance essentielle de la vie.Communiquer voudrait alors dire : s’exposer à la puissance duchangement, de ce qui rend l’identité de l’intérieur et de l’extérieur non-pertinente. Ainsi, la communication est déchirure.

L’éclat de cette illustration tranche ainsi le double bind formulé de lacomparution des singularités, en présentant la singularité comme

12. La communication, pour Bataille, désigne l’expérience de l’extase ; elle est ce quis’oppose à la logique discursive et au contact qui se fonde sur elle. « Je ne pouvais nier

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la condition de possibilité de leur singularité – et cependant témoigne del’impossibilité de leur survie hors de la contrainte fonctionnelle, en quoiconsiste l’aspect tragique de l’existence (ou plutôt comique dans l’idiomebataillien, dans la mesure où l’expérience de l’insuffisance est uneexpérience comique à laquelle correspond le rire déchirant, « le riredéchirant la trame (l’étoffe) dont l’homme est fait », [L’Expérienceintérieure, p. 96]). La déchirure est donc elle même déchirée. Son effetultime serait d’ouvrir la possibilité de l’événement qui interromprait radica-lement la possibilité d’inscription dans la logique fonctionnelle. La grandequestion qui se pose alors est la suivante : si on aboutit à un tel événement,comment lui enlever le caractère d’absolu, en d’autres termes, son héritagemessianique ? Peut-on penser la possibilité d’un événement singulier quine serait pas suspension de tout autre singularité et donc, par nécessité, unnouvel absolu ? Ou bien, pour formuler cette question sur le modenancéien, comment les singularités comparaissent-elles 11 ? Si l’on part del’hypothèse forte que l’expérience bataillienne ne peut mener qu’à l’annu-lation du concept de sujet – donc à l’expérience singulière où précisémentapparaît la singularité, qui ne pourrait lui préexister, n’étant pas (son) « sujet », et qui n’est pas autre chose qu’un événement de la vie –, alors ladéchirure, dans son sens le plus radical, poserait la question de la possibilité même de la communication entre les singularités. Lacomparution–exposition est-elle possible sans un contact, donc sans unecommunication ? Si la singularité n’est singulière que dans la mesure oùelle n’est pas unique, qu’il y en a d’autres, comme l’affirme Nancy, est-elletoujours une singula-rité ? Sans doute, c’est un double bind auquel lapensée de Bataille s’est heurtée, peut-être sans pouvoir le traduire enlangage conceptuel, mais en revanche en l’illustrant de manière éclatante.

Tentons d’y répondre en partant de la plus fameuse – et la plus infâme– illustration bataillienne de la désorganisation de la vie, où éclate aussil’image la plus illustre d’organe dés-organisé : celle de l’œil exorbité de lafin du roman Histoire de l’œil, qui, arraché à sa condition organique,pénètre à la fin dans la vulve de Simone. D’où vient la force, la fascinationde cette image déchirante du déchirement, éclat de la désorganisation dela vie ? Représente-t-elle un essai impitoyable de fusion qui efface les

11. C’est un des problèmes centraux de La Communauté désœuvrée (cf. p. 68– 78).

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personnage tragique. L’Expérience intérieure saurait y répondre par deuxde ses propositions cruciales : « Le plus étrange c’est que le non-savoir aitune sanction » (p. 65), ainsi que les mots de Blanchot évoqués à plusieursreprises qui « résument » le « programme » de L’Expérience intérieure :« L’expérience elle-même est autorité (mais toute autorité s’expie). » (p.120). Dans cette voie-là, le nom de l’expérience est, comme on le sait bien,le supplice. Et le supplice a, lui aussi, son illustration : c’est l’image dusupplice du jeune chinois dont les enregistrements documentaires ontirrémédiablement bouleversé Bataille. Mais, avant cela, n’oublions pas queHistoire de l’œil y répond aussi, en premier lieu par le « Plan » d’une suitede l’Histoire de l’œil, paru dans l’édition posthume du roman : « Aprèsquinze ans de débauches de plus en plus graves Simone aboutit dans un campde torture. […] Elle meurt comme on fait l’amour, mais dans la pureté(chaste) et l’imbécillité de la mort : la fièvre et l’agonie la transfigurent. Lebourreau la frappe, elle est indifférente aux coups, indifférente aux parolesde la dévote, perdue dans le travail de l’agonie. Ce n’est nullement une joieérotique, c’est beaucoup plus. Mais sans issue. Ce n’est nullement non plusmasochiste et, profondément, cette exaltation est plus grande que l’imagi-nation ne peut la représenter, elle dépasse tout. Mais c’est la solitude etl’absence de sens qui la fondent. » (Œ. C., t. I, p. 685). Ce « Plan » parle,avec d’autres mots (ce seront les mots de L’Expérience intérieure), du non-savoir en tant que la sanction – ou l’expiation – même, sans aucune promessede salut. L’illustre image de la désorganisation de la vie est doncdirectement liée au non-savoir et à l’inconnu. N’oublions pas non plusqu’elle a procédé, surgi, si l’on peut dire, de la plus grande intensité del’expérience dans l’aventure de la pensée : « La jeune fille se prit la tête dansles mains et la secoua en frissonnant, puis elle sembla se plonger dans unabîme de réflexions. […] – Tu vois l’œil ? me demanda-t-elle. [...] C’est unœuf, conclut-elle en toute simplicité. » (Ibid., p. 67).

Le déchirement est alors beaucoup plus – ou beaucoup moins – qu’undémembrement orgiaque qui tenterait de révéler une vie sur-organiquepure. Ce qu’il y a de déchirant dans le déchirement n’est pas l’affirmationd’une vie puissante jusqu’au point de déchirer tout ; la déchirure, c’est« l’éclat de la vie brisée » (L’Expérience intérieure, p. 92), la vie comme laprécarité même. Ou bien, l’expérience déchirante est l’expérience quitémoigne de la puissance inépuisable de la souffrance, de l’insuffisance, à

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singularité en changement 13. On ne peut penser le contact des singularitésautrement qu’à travers leur condition qui est le changement de base. Lecontact n’est pas un contact d’entités définies, de sujets, mais un(é)changement permanent. C’est dans ce sens – le sens du changement –qu’il fait partie de la définition même de la singularité. La désorganisationde la vie est exactement cette sortie de la logique fonctionnelle, organiséeet organique, où les singularités s’exposent en tant que puissance dechangement, en tant que transformabilité pure. Ainsi l’image de la dés-organisation radicale instaure-t-elle un nouveau régime inédit,monstrueux, où les singularités se communiquent un non-savoir – untoucher –, un sens inouï.

Qu’on procède maintenant directement à la formulation la plus simpledu risque fondamental, véhiculé sans doute par cette proposition : ne fait-on pas, en des termes vagues et illuminés, une apologie du « sadisme », oumême pire, n’avance-t-on pas un sadisme métaphysique sinon unemétaphysique sadique ? Cette question n’est pas la nôtre ; toute lecturecritique de l’œuvre de Bataille ne manquerait pas de noter la prise deconscience amère des apories et des risques auxquels l’a amené sa penséeradicale. Cette conscience est traduite bien sûr aussi dans sa réflexion surSade – son personnage conceptuel peut-être le plus important – comme

qu’à l’attention près, qui ne lui manqua que d’abord, cette félicité banale ne fût uneexpérience intérieure authentique, distincte évidemment du projet, du discours. Sansdonner à ces mots plus qu’une valeur d’évocation, je pensais que la “douceur du ciel” secommuniquait à moi et je pouvais sentir précisément l’état qui lui répondait en moi-même. » (« L’extase », L’Expérience intérieure, p. 131). Dans ce sens, paradoxalement,le terme « communication » est utilisé par Bataille précisément dans le sens inverse desa signification ordinaire. Bataille devait en être conscient puisqu’il n’utilisait le motqu’entre guillemets pour intituler un des chapitres des « Antécédents du supplice » dansL’Expérience intérieure. Il y allait jusqu’à proposer une philosophie sacrée, philosophiede la communication, opposée à la philosophie du travail hégélienne : « Tel serait lepassage aisé de la philosophie du travail – hégélienne et profane – à la philosophie sacrée,que le “supplice” exprime, mais qui suppose une philosophie de la communication, plusaccessible. » (Idem, p. 96).13. Chez Bataille, il existe une conceptualisation du changement. On trouvera, dansL’Expérience intérieure par exemple, l’affirmation : « Le moi-qui-meurt est changementpur » (p. 89). On y reviendra ailleurs.

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personnage tragique. L’Expérience intérieure saurait y répondre par deuxde ses propositions cruciales : « Le plus étrange c’est que le non-savoir aitune sanction » (p. 65), ainsi que les mots de Blanchot évoqués à plusieursreprises qui « résument » le « programme » de L’Expérience intérieure :« L’expérience elle-même est autorité (mais toute autorité s’expie). » (p.120). Dans cette voie-là, le nom de l’expérience est, comme on le sait bien,le supplice. Et le supplice a, lui aussi, son illustration : c’est l’image dusupplice du jeune chinois dont les enregistrements documentaires ontirrémédiablement bouleversé Bataille. Mais, avant cela, n’oublions pas queHistoire de l’œil y répond aussi, en premier lieu par le « Plan » d’une suitede l’Histoire de l’œil, paru dans l’édition posthume du roman : « Aprèsquinze ans de débauches de plus en plus graves Simone aboutit dans un campde torture. […] Elle meurt comme on fait l’amour, mais dans la pureté(chaste) et l’imbécillité de la mort : la fièvre et l’agonie la transfigurent. Lebourreau la frappe, elle est indifférente aux coups, indifférente aux parolesde la dévote, perdue dans le travail de l’agonie. Ce n’est nullement une joieérotique, c’est beaucoup plus. Mais sans issue. Ce n’est nullement non plusmasochiste et, profondément, cette exaltation est plus grande que l’imagi-nation ne peut la représenter, elle dépasse tout. Mais c’est la solitude etl’absence de sens qui la fondent. » (Œ. C., t. I, p. 685). Ce « Plan » parle,avec d’autres mots (ce seront les mots de L’Expérience intérieure), du non-savoir en tant que la sanction – ou l’expiation – même, sans aucune promessede salut. L’illustre image de la désorganisation de la vie est doncdirectement liée au non-savoir et à l’inconnu. N’oublions pas non plusqu’elle a procédé, surgi, si l’on peut dire, de la plus grande intensité del’expérience dans l’aventure de la pensée : « La jeune fille se prit la tête dansles mains et la secoua en frissonnant, puis elle sembla se plonger dans unabîme de réflexions. […] – Tu vois l’œil ? me demanda-t-elle. [...] C’est unœuf, conclut-elle en toute simplicité. » (Ibid., p. 67).

Le déchirement est alors beaucoup plus – ou beaucoup moins – qu’undémembrement orgiaque qui tenterait de révéler une vie sur-organiquepure. Ce qu’il y a de déchirant dans le déchirement n’est pas l’affirmationd’une vie puissante jusqu’au point de déchirer tout ; la déchirure, c’est« l’éclat de la vie brisée » (L’Expérience intérieure, p. 92), la vie comme laprécarité même. Ou bien, l’expérience déchirante est l’expérience quitémoigne de la puissance inépuisable de la souffrance, de l’insuffisance, à

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singularité en changement 13. On ne peut penser le contact des singularitésautrement qu’à travers leur condition qui est le changement de base. Lecontact n’est pas un contact d’entités définies, de sujets, mais un(é)changement permanent. C’est dans ce sens – le sens du changement –qu’il fait partie de la définition même de la singularité. La désorganisationde la vie est exactement cette sortie de la logique fonctionnelle, organiséeet organique, où les singularités s’exposent en tant que puissance dechangement, en tant que transformabilité pure. Ainsi l’image de la dés-organisation radicale instaure-t-elle un nouveau régime inédit,monstrueux, où les singularités se communiquent un non-savoir – untoucher –, un sens inouï.

Qu’on procède maintenant directement à la formulation la plus simpledu risque fondamental, véhiculé sans doute par cette proposition : ne fait-on pas, en des termes vagues et illuminés, une apologie du « sadisme », oumême pire, n’avance-t-on pas un sadisme métaphysique sinon unemétaphysique sadique ? Cette question n’est pas la nôtre ; toute lecturecritique de l’œuvre de Bataille ne manquerait pas de noter la prise deconscience amère des apories et des risques auxquels l’a amené sa penséeradicale. Cette conscience est traduite bien sûr aussi dans sa réflexion surSade – son personnage conceptuel peut-être le plus important – comme

qu’à l’attention près, qui ne lui manqua que d’abord, cette félicité banale ne fût uneexpérience intérieure authentique, distincte évidemment du projet, du discours. Sansdonner à ces mots plus qu’une valeur d’évocation, je pensais que la “douceur du ciel” secommuniquait à moi et je pouvais sentir précisément l’état qui lui répondait en moi-même. » (« L’extase », L’Expérience intérieure, p. 131). Dans ce sens, paradoxalement,le terme « communication » est utilisé par Bataille précisément dans le sens inverse desa signification ordinaire. Bataille devait en être conscient puisqu’il n’utilisait le motqu’entre guillemets pour intituler un des chapitres des « Antécédents du supplice » dansL’Expérience intérieure. Il y allait jusqu’à proposer une philosophie sacrée, philosophiede la communication, opposée à la philosophie du travail hégélienne : « Tel serait lepassage aisé de la philosophie du travail – hégélienne et profane – à la philosophie sacrée,que le “supplice” exprime, mais qui suppose une philosophie de la communication, plusaccessible. » (Idem, p. 96).13. Chez Bataille, il existe une conceptualisation du changement. On trouvera, dansL’Expérience intérieure par exemple, l’affirmation : « Le moi-qui-meurt est changementpur » (p. 89). On y reviendra ailleurs.

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aussi sur sa force de résistance : non pas la résistance de l’élan vital à ladétermination de la matière au sens bergsonien, ni même, inversement, larésistibilité de la matière comme puissance irréductible où la forme, ainsique ses prolongements – le projet, le discours, le travail –, sont suspendus,mais la résistibilité même en tant que matière, désorganisée, seule« substance » de la vie : une puissance de changement, une intensité, unetransformabilité illimitée.

tout moment et en tout lieu. Il faut en être bien conscient : l’excès, et parconséquent la déchirure, n’est pas un excès de plénitude, d’une immanencequi déborde par l’élan de sa force intrinsèque ; l’excès est un excès d’insuf-fisance 14. Ainsi le supplice du jeune chinois : son déchirement ne révèleaucune vie transcendante ni puissante vie immanente. Ce n’est pas unsparagmos dionysiaque puisqu’il n’est pas une violence sacrificielle quifonde une communauté 15. L’excès de souffance du supplicié, la douleurinsupportable qui le retranche du monde et de la vie, qui semble l’enfermerdans une expérience indicible, incommunicable – donc dans uneimmanence pure, témoigne de manière déchirante de la discontinuitéradicale de l’existence. Et pourtant, ce n’est que dans cette rupturedéchirante qu’une communication devient possible, en tant quel’impossible même. Ou bien, pour prononcer le mot inavouable –l’amour : « Le jeune et séduisant Chinois dont j’ai parlé, livré au travaildu bourreau, je l’aimais d’un amour où l’instinct sadique n’avait pas depart : il me communiquait sa douleur ou plutôt l’excès de sa douleur etc’était ce que justement je cherchais, non pour en jouir, mais pour ruineren moi ce qui s’oppose à la ruine. » (Ibid., p. 140). C’est dans cette déchirureque commence l’expérience, qu’on y touche, celle-ci étant cette intensitésans identité – où il n’y a plus ni sujet ni objet, ni moi ni autre, mais unevie – des vies – singulières, qui se désorganisent, qui se partagent, qui sedéchirent. La déchirure de la vie ouvre sur sa vulnérabilité démesurée mais

14. « Il existe à la base de la vie humaine, un principe d’insuffisance » (« Le labyrinthe »,L’Expérience intérieure, p. 97). Cf. aussi le commentaire de Blanchot : « L’homme : êtreinsuffisant avec, pour horizon, l’excessif. L’excès n’est pas le trop-plein, le surabondant.L’excès du manque et par manque est l’exigence jamais satisfaite de l’insuffisancehumaine. » (La Communauté inavouable, Paris, Minuit, 1983, p. 20).15. Bien évidemment, la peine de mort est inscrite par une économie de base, pour ainsidire, dans les fondements de la communauté politique moderne. Elle procèdedirectement du double bind de la vie et de la mort sur lequel la communauté se fonde.Pourtant, ce qui reste impossible à expliquer dans cette économie – et dans touteéconomie –, c’est l’excès démesuré de ce supplice, le fait de différer le plus longtempspossible la mort, donc de ne pas exécuter le geste de refondation de la communauté, dene pas relever la mort dans la vie, mais de la suspendre à sa limite, dans une indécisionmonstrueuse. C’est ce retard infini – dans le sens où la finitude devient infinie à l’instantfigé du supplice – qui fait la pensée de Bataille éclater.

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aussi sur sa force de résistance : non pas la résistance de l’élan vital à ladétermination de la matière au sens bergsonien, ni même, inversement, larésistibilité de la matière comme puissance irréductible où la forme, ainsique ses prolongements – le projet, le discours, le travail –, sont suspendus,mais la résistibilité même en tant que matière, désorganisée, seule« substance » de la vie : une puissance de changement, une intensité, unetransformabilité illimitée.

tout moment et en tout lieu. Il faut en être bien conscient : l’excès, et parconséquent la déchirure, n’est pas un excès de plénitude, d’une immanencequi déborde par l’élan de sa force intrinsèque ; l’excès est un excès d’insuf-fisance 14. Ainsi le supplice du jeune chinois : son déchirement ne révèleaucune vie transcendante ni puissante vie immanente. Ce n’est pas unsparagmos dionysiaque puisqu’il n’est pas une violence sacrificielle quifonde une communauté 15. L’excès de souffance du supplicié, la douleurinsupportable qui le retranche du monde et de la vie, qui semble l’enfermerdans une expérience indicible, incommunicable – donc dans uneimmanence pure, témoigne de manière déchirante de la discontinuitéradicale de l’existence. Et pourtant, ce n’est que dans cette rupturedéchirante qu’une communication devient possible, en tant quel’impossible même. Ou bien, pour prononcer le mot inavouable –l’amour : « Le jeune et séduisant Chinois dont j’ai parlé, livré au travaildu bourreau, je l’aimais d’un amour où l’instinct sadique n’avait pas depart : il me communiquait sa douleur ou plutôt l’excès de sa douleur etc’était ce que justement je cherchais, non pour en jouir, mais pour ruineren moi ce qui s’oppose à la ruine. » (Ibid., p. 140). C’est dans cette déchirureque commence l’expérience, qu’on y touche, celle-ci étant cette intensitésans identité – où il n’y a plus ni sujet ni objet, ni moi ni autre, mais unevie – des vies – singulières, qui se désorganisent, qui se partagent, qui sedéchirent. La déchirure de la vie ouvre sur sa vulnérabilité démesurée mais

14. « Il existe à la base de la vie humaine, un principe d’insuffisance » (« Le labyrinthe »,L’Expérience intérieure, p. 97). Cf. aussi le commentaire de Blanchot : « L’homme : êtreinsuffisant avec, pour horizon, l’excessif. L’excès n’est pas le trop-plein, le surabondant.L’excès du manque et par manque est l’exigence jamais satisfaite de l’insuffisancehumaine. » (La Communauté inavouable, Paris, Minuit, 1983, p. 20).15. Bien évidemment, la peine de mort est inscrite par une économie de base, pour ainsidire, dans les fondements de la communauté politique moderne. Elle procèdedirectement du double bind de la vie et de la mort sur lequel la communauté se fonde.Pourtant, ce qui reste impossible à expliquer dans cette économie – et dans touteéconomie –, c’est l’excès démesuré de ce supplice, le fait de différer le plus longtempspossible la mort, donc de ne pas exécuter le geste de refondation de la communauté, dene pas relever la mort dans la vie, mais de la suspendre à sa limite, dans une indécisionmonstrueuse. C’est ce retard infini – dans le sens où la finitude devient infinie à l’instantfigé du supplice – qui fait la pensée de Bataille éclater.

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