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PRESENCE DU JUIF DANS LA STATUAIRE ROMANE EN ALSACE (Eglise Saint-Léger de Guebwiller, Cathédrale de Strasbourg, Eglise de Sigolsheim) par F. RAPHAEL La sculpture médiévale en Occident est, non seulement l'image de la création toute entière, mais celle d'une époque de l'histoire d'une société, d'une manière de vivre, de sentir et de penser. Le Moyen Age, qui eut la passion de l'ordre, organisa l'art comme il avait organisé le dogme, le savoir humain et la société. Il en fit une science qui avait ses principes et qui ne fut jamais aban- donnée à la fantaisie individuelle, car les choses visibles et les choses invisibles sont apparentées. L'homme doit apprendre « à lire méthodiquement dans ce liber spiritualis qu'est l'univers des choses visibles, aussi bien celui des réalités humaines et sociales que celui des réalités naturelles » 1 L'artiste se voit donc investi d'une mission redoutable ; tout en se soumettant à la tradition interpré- tative, il doit laisser admirer à travers son œuvre la présence de la sagesse divine, car, affirme saint Pierre Damien, jamais ne seront trop nombreux les symboles qui y mènent. Mais l'attrait de l'irrationnel et du fantastique incite un Moyen Age plus tourmenté à puiser dans l'Antiquité hellénistique, l'Islam et l'Extrême-Orient pour exprimer ses obsessions et son inquiétude. Le représen- tation du Juif dans l'art médiéval se situe à la rencontre de ces deux courants. Dans l'étude remarquable qu'il a consacrée aux Juifs de France à l'époque médiévale 2 , B. Blumenkranz souligne le fait que jusqu'à l'aube du treizième siècle, rien, dans leur aspect extérieur, ne les distingue de leur entourage. Lors- que le quatrième Concile du Latran leur impose le port de la rouelle, il justifie cette mesure par la nécessité de les marquer par un signe distinctif afin de réduire leurs rapports avec le monde environnant. De même, jusqu'au début du treizième siècle, les œuvres d'art qui mettent en scène des Juifs ne savent comment les caractériser. Cependant, la seule province de France qui fasse exception et leur attribue une présentation différentielle, c'est l'Alsace. Dès la seconde moitié du douzième siècle, la plupart des Juifs qui apparaissent dans « l'Hortus Deliciarum » d'Herrade de Landsberg portent une barbe et des papil- lottes et sont coiffés d'un chapeau pointu. L'étude de la représentation spécifique du Juif dans la statuaire d'Alsace révèle non seulement la cohérence d'un enseignement du mépris, mais aussi l'obsession des masses populaires que le peuple juif, voué à l'opprobre, ne cesse d'inquiéter. Les Juifs font partie non seulement de l'existence ordinaire et quotidienne, mais également d'un monde irrationnel et inquiétant. C'est ce que nous nous proposons de montrer en étudiant successivement un marmouset de l'église Saint-Léger de Guebwiller, le « Mauvais 1. H. DE LUBAC, Exégèse médiévale, T partie, Tome II, Paris 1964, p. 178. 2. B. BLUMENKRANZ, Histoire des Juifs en France, Toulouse 1972, p. 24.

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PRESENCE DU JUIF DANS LA STATUAIRE ROMANE EN ALSACE

(Eglise Saint-Léger de Guebwiller, Cathédrale de Strasbourg, Eglise de Sigolsheim)

par F. RAPHAEL

La sculpture médiévale en Occident est, non seulement l'image de la création toute entière, mais celle d'une époque de l'histoire d'une société, d'une manière de vivre, de sentir et de penser. Le Moyen Age, qui eut la passion de l'ordre, organisa l'art comme il avait organisé le dogme, le savoir humain et la société. Il en fit une science qui avait ses principes et qui ne fut jamais aban­donnée à la fantaisie individuelle, car les choses visibles et les choses invisibles sont apparentées. L'homme doit apprendre « à lire méthodiquement dans ce liber spiritualis qu'est l'univers des choses visibles, aussi bien celui des réalités humaines et sociales que celui des réalités naturelles »1 L'artiste se voit donc investi d'une mission redoutable ; tout en se soumettant à la tradition interpré­tative, il doit laisser admirer à travers son œuvre la présence de la sagesse divine, car, affirme saint Pierre Damien, jamais ne seront trop nombreux les symboles qui y mènent. Mais l'attrait de l'irrationnel et du fantastique incite un Moyen Age plus tourmenté à puiser dans l'Antiquité hellénistique, l'Islam et l'Extrême-Orient pour exprimer ses obsessions et son inquiétude. Le représen­tation du Juif dans l'art médiéval se situe à la rencontre de ces deux courants.

Dans l'étude remarquable qu'il a consacrée aux Juifs de France à l'époque médiévale2, B. Blumenkranz souligne le fait que jusqu'à l'aube du treizième siècle, rien, dans leur aspect extérieur, ne les distingue de leur entourage. Lors­que le quatrième Concile du Latran leur impose le port de la rouelle, il justifie cette mesure par la nécessité de les marquer par un signe distinctif afin de réduire leurs rapports avec le monde environnant. De même, jusqu'au début du treizième siècle, les œuvres d'art qui mettent en scène des Juifs ne savent comment les caractériser. Cependant, la seule province de France qui fasse exception et leur attribue une présentation différentielle, c'est l'Alsace. Dès la seconde moitié du douzième siècle, la plupart des Juifs qui apparaissent dans « l'Hortus Deliciarum » d'Herrade de Landsberg portent une barbe et des papil-lottes et sont coiffés d'un chapeau pointu. L'étude de la représentation spécifique du Juif dans la statuaire d'Alsace révèle non seulement la cohérence d'un enseignement du mépris, mais aussi l'obsession des masses populaires que le peuple juif, voué à l'opprobre, ne cesse d'inquiéter. Les Juifs font partie non seulement de l'existence ordinaire et quotidienne, mais également d'un monde irrationnel et inquiétant. C'est ce que nous nous proposons de montrer en étudiant successivement un marmouset de l'église Saint-Léger de Guebwiller, le « Mauvais

1. H. DE LUBAC, Exégèse médiévale, T partie, Tome II, Paris 1964, p. 178. 2. B. BLUMENKRANZ, Histoire des Juifs en France, Toulouse 1972, p. 24.

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Riche » de la Cathédrale de Strasbourg et le « Juif à la chauve-souris » de l'église de Sigolsheim.

* * *

L'histoire des Juifs de Guebwiller n'a jamais été étudiée, à notre connaissance, d'une façon exhaustive. Dans ses travaux, M. Ginsburger3 rappelle que la cité de Guebwiller, qui appartenait déjà à l'Abbaye de Murbach en 774, fut entourée de remparts en 1270. Or, à cette époque, il est fait mention pour la première (fois des Juifs établis dans la cité. En effet, le 30 novembre 1270, ceux-ci renoncèrent à faire valoir leurs doléances et à entreprendre une action en justice pour les dommages que leur avaient causés l'abbé Berthold de Steinbrunn et ses prédécesseurs. Cette dernière mention nous permet de croire que des Juifs résidaient à Guebwiller déjà bien avant cette date. Dans les actes, il est fait état de dix hommes, dont le « chef de la communauté », de femmes et d'enfants — ce qui nous autorise à penser qu'il s'agissait d'une communauté d'une certaine importance. Mais la première citation d'une « Synagoga Judeorum » remonte à 1330. On ignore presque tout de l'activité économique de ces Juifs, si ce n'est que certains d'entre eux se livraient au prêt de l'argent, car en 1305 l'Abbaye de Murbach emprunta 8.000 marks à des « Juifs et des usuriers ».

L'église Saint-Léger de Guebwiller est une fondation de la puissante Abbaye de Murbach. En l'an 1182, l'abbé Conrad d'Espach, après avoir entouré l'agglo­mération d'une enceinte fortifiée, décida, selon la tradition, de remplacer la chapelle Saint-Léger, construite par l'un de ses prédécesseurs, par une église paroissiale plus vaste. Cette église, qui ne fut achevée qu'au début du treizième siècle, « comporte un vaste porche dominé par deux clochers et une nef flanquée de part et d'autre par deux bas-côtés. Le transept est dépourvu d'absidioles, mais surmonté d'une tour de croisée octogonale » 4. De style roman dans son noyau, l'édifice est loin d'être homogène, car plusieurs adjonctions et modifications sont intervenues au cours des siècles. Néanmoins le grès rose employé pour la cons­truction de l'église confère une belle unité à l'ensemble. R. Will5 a montré que les travaux s'étendirent jusqu'aux années 1230 ou 1235, et que l'architecte, tout en ayant subi l'influence de l'art bourguignon et de l'art lombardo-rhénan et ayant connu Sainte-Foy de Sélestat et l'église de Rosheim, était en relation constante avec le seul grand chantier de la région, celui de la cathédrale de Bâle.

La chronique de Guebwiller ne cite aucun nom de sculpteur ou de tailleur de pierres, mais nous connaissons à peu près le nombre d'ouvriers ayant travaillé à l'édification de la tour centrale. Ils sont seize à avoir gravé leur sigle dans la pierre. Les deux derniers étages de cette tour octogonale sont percés de fenêtres géminées. Une flèche octogonale surmonte la tour, dont les huit angles sont garnis de sortes de mîtres. Mais ce qui retient particulièrement notre atten­tion, c'est qu'à la base de la tour, sur les glacis triangulaires qui recouvrent les trompillons, sont tapis quatre marmousets. Ces statues, executées entre 1182

3. Moïse GINSBURGER, Histoire de la Communauté Israélite de Soultz (Haut-Rhin), Strasbourg 1939.

4. R. WILL, T. RIEGER, Eglises et Sanctuaires d'Alsace, Strasbourg 1969, p. 75. 5. R. WILL, Alsace Romane, La Pierre Qui Vire 1965, p. 29.

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et 1200, représentent quatre personnages assis ou accroupis. Leur présence est demeurée inexpliquée, et la seule étude quelque peu exhaustive que nous connais­sions 6 en fait une description précise, mais se refuse à toute tentative d'inter­prétation. Quant à R. Will7, il déclare qu'aucune des interprétations émises à ce jour ne saurait le satisfaire, et selon lui, l'interprétation de ces statues comme personnification des vices lui paraît aussi difficile à prouver que celles de repré-sensations des quatre vents ou des quatre saisons données jadis par Viollet le Duc.

L'art roman d'Alsace, comme le remarque Marcel Aubert8 , est un art puissant et monumental, sans finesse, auquel le grès des Vosges confère une tonalité sobre et une force contenue. L'importance des masses, l'épaisseur des murs, la prédomi­nance des pleins s'accusent dans la sculpture ; les sujets se détachent sur un fond nu et sans perspective, « suivant une composition de convention, où chaque figure remplit le carré qui le circonscrit et dont elle épouse les formes, en une adhérence au cadre qu'a bien décrite H. Focillon, qui commande les attitudes, les gestes, l'envol des draperies, les proportions des hommes et des bêtes ». Mais les marmousets de Guebwiller et de Rosheim, tapis sur les glacis triangulaires des tours romanes, à la naissance de l'octogone, ne répondent pas à la nécessité de la plénitude du décor ou de l'harmonie géométrique. Ils véhiculent un sens iconographique certain, et constituent un enseignement pour ceux qui ne savent pas lire, « enseignement à la fois religieux, historique, doctrine et moral ». Figées dans leur hiératisme, un peu lourdes et massives, ces statues frappent néanmoins par la vérité des gestes et des attitudes, par la puissance du mouve­ment, par la vie qui semble les animer. Mais surtout elles dispensent une leçon et constituent une mise en garde.

Les quatre personnages assis ou accroupis sur les glacis triangulaires repré­sentent au sud-ouest un vieillard caressant sa barbe, au nord-ouest un personnage retenant la cordelière de son manteau, au nord-est un homme à barbe courte tenant un gobelet, et au sud-est un homme imberbe tenant une bourse. Comme le remarque C. Czarnowsky, la facture de ces statues est grossière, « l'étoffe des robes se plie le long des corps et les bras sont tenus serrés sans intervalle. Les plis de la robe sont bien faiblement exécutés et paraissent être ciselés » 9. Cette dernière statue est figurée en position assise, et comme particularité il convient de signaler que ses pieds sont tournés vers l'intérieur. Le coude droit est posé sur le genou, la tête n'a ni cheveux ni barbe, et les yeux sortent fortement des orbites. La main droite agrippe une bourse et « le visage rusé laisse supposer que le sculpteur avait l'intention de créer un usurier qui se réjouit de son gain ».

La présence relativement fréquente de ces mêmes personnages dans d'autres églises nous amène à penser qu'il ne s'agit nullement d'une décoration gratuite.

6. C. CZARNOWSKY, « La décoration statuaire de l'église Saint-Léger à Guebwiller », in Almanack de l'Alsace et des Marches de l'Est, Mulhouse 1950, pp. 37-80.

7. R. WILL, Répertoire de la sculpture romane de l'Alsace, Strasbourg 1959, p. 21 et p. 87.

8. M. AUBERT, Préface à M. Rumpler, Sculptures Romanes en Alsace, Strasbourg 1960, p. 2.

9. C. CZARNOWSKY, op. cit., p. 77.

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On retrouve en effet l'homme qui caresse sa barbe au pied de la tour octogo­nale de l'église Saints-Pierre-et-Paul de Rosheim et à la façade de l'église de Marmoutier, tandis que l'homme qui porte le gobelet apparaît à Rosheim et au chœur de l'abbatiale de Faurndau en Souabe. Pour étayer cette affirmation, nous étudierons plus particulièrement le personnage qui tient une bourse, et nous en proposerons une interprétation. Ce personnage qui ne se retrouve pas ailleurs en Alsace, ne constitue pas, cependant, une création unique dans la sculpture romane. En Alsace, plusieurs statues, telle une gargouille de l'église paroissiale de Rouffach 10, ou des gravures sur bois, comme la caricature qui représente Josselman de Rosheim au pied du veau d'or, associent la bourse, qui symbolise l'usure, et les Juifs. Celle-ci constitue l'attribut essentiel des Juifs, et paraît les caractériser aussi communément que le chapeau pointu ou la rouelle. Dans le folio 238, de l'Hortus Deliciarum, qui nous est connu par des copies d'inscrip­tions et des calques, apparaissent les impies que le Christ a chassés du Temple ; à côté du larron et des fornicateurs se trouve Judas mercator. Il porte une barbe mais n'a point de chapeau conique ; dans une main il tient quelques deniers et dans l'autre une balance. A sa ceinture il a accroché une grosse bourse, et ressemble en cela à l'Avarice de la Psychomachie qui porte sept bourses pleines d'or accrochées à la ceinture (folio 202) de sa tunique. Gérard Cames1 1 , qui a étudié les allégories et les symboles dans l'Hortus Deliciarum, rappelle qu'au-dessus de Judas figurait l'inscription : « Judas mercator pessimus significat usurarios quos omnes expellit Dominus quia spem suam ponunt in deviciis... » 12 ; tandis que près d'un escabeau d'où tombaient des pièces d'argent apparaissait le texte suivant : « Mensam nummulariorum dominus evertit et es (id est pucuniam) effudit ». Judas est ainsi assimilé aux marchands chassés du Temple par le Christ, qui « renversa même les tables des changeurs » (Mt., XXI.12). Selon G. Cames, ce qui pourrait avoir conduit l'illustrateur de l'Hortus Deliciarum à un tel rapprochement, c'est le repas, relaté par Jean, XII,4-6, au cours duquel Marie-Madeleine oint de nard précieux les pieds de Jésus. « Alors, un de ses disciples, Judas Iscariote, qui devait le trahir, dit « Pourquoi ce parfum n'a-t-il pas été vendu trois cents deniers qu'on aurait donnés à des pauvres ? ». Or il dit cela, non qu'il se souciât des pauvres, mais parce qu'il était voleur, et qu'ayant la bourse, il portait ce qu'on y mettait ». L'apôtre muni de la bourse et de la balance des changeurs est appelé voleur, par allusion à la parole du Christ : « Il est écrit : ma maison sera appelée maison de prière, mais vous en avez fait une caverne de voleurs »(Mt., XXI,13). Aussi dans ce passage de l'Hortus, les Juifs sont représentés par celui qui poussa l'amour de l'argent jusqu'à trahir le Christ pour trente deniers, et qui est l'incarnation la plus achevée de ce vice capital, la « fames acquirendi ». A ses côtés, le « mauvais

10. Cf. notre étude précédente sur le « diable aux Juifs » de Rouffach, in Revue des Sciences Sociales de la France de l'Est, n° 1, Strasbourg 1972.

11. G. CAMES, Allégories et symboles dans l'Hortus Deliciarum, Leiden 1971, p. 98. 12. A. STRAUB et G. KELLER, dans leur édition du « Hortus Deliciarum », Strasbourg

1879-1899, en donnant la traduction suivante : « Judas, marchand de la pire espèce, signifie les usuriers que le Seigneur repousse, parce qu'ils mettent leur espérance dans les richesses et veulent que la monnaie soit victorieuse, qu'elle règne, qu'elle commande ».

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larron », qui porte une lance sur son épaule et tient dans sa main une tête coupée, personnifie le peuple juif. Celui-ci, à l'opposé du « bon larron » qui représente les Gentils que le Christ accueille en son Paradis, sera réprouvé à la fin des temps pour avoir fait périr le juste. On sait par ailleurs que la source de la trahison de Judas, telle que la rapportent les Evangélistes, est sans doute le passage de Zc., 11,12 : « Si vous le trouvez bon, donnez-moi mon salaire. Et ils lui pesèrent son salaire : trente sicles d'argent ». Judas devient ainsi la personnification du Judaïsme incrédule, rapace et perfide. Sur un chapiteau de la cathédrale d'Autun datant du XIIe siècle, Judas est debout sur la tête du démon de l'avarice, désigné par une énorme bourse qu'il tient à la main. Il tend un calice, qui symbolise le sang du Christ, à un représentant de la Synagogue, également supporté par un démon, qui lui fait face. Cette association du Juif et de l'argent, que symbolise une bourse bien garnie, apparaît ainsi comme une constante de l'art médiéval en Alsace.

Nous ne pouvons affirmer avec certitude que ce marmouset représente un usurier juif, mais l'insistance avec laquelle les prédicateurs dénonçaient du haut de la chaire ce vice capital, l'avarice, l'association inlassablement répétée du Juif et de l'usurier, et la constance avec laquelle la sculpture romane représente le destin tragique du ladre, reconnaissable à sa bourse bien garnie, nous permet d'avancer qu'il incarne un avare, et peut-être un usurier juif. La sculpture romane offre maints exemples analogues. L. Réau13 mentionne qu'à Saint-Parize-le-Châtel, l'avare est représenté sous les traits d'un vieillard qui presse deux bourses sur sa poitrine, tandis qu'un démon lui parle à l'oreille. Sur ce chapiteau du musée d'Auxerre, deux démons étranglent l'usurier avec les cordons de sa bourse. De plus cette hypothèse se trouve corroborée par l'attitude même des quatre personnages tapis à la base de la tour octogonale de Saint-Léger : ils sont assis ou accroupis. Pour la symbolique romane, cette attitude est souvent celle du vice, tandis que l'axe vertical correspond au dépassement. Certes, la position accroupie répond parfaitement à « la loi du cadre » formulée par Focillon : la tête à la rosette, les jambes écartées formant crochets d'angles. Mais il n'en va pas de même pour l'exemple que nous étudions ; celui-ci paraît être apparenté à tous les personnages accroupis qui incarnent la luxure ou l'avarice. Lorsque Jésus avait dit à ses disciples : « Détruisez ce Temple et en trois jours je le relèverai » (Evangile selon saint Jean, Ch. II), ceux-ci lui rétorquèrent : « On a mis quarante-six ans à bâtir le Temple, et toi, tu le relèveras en trois jours ? ». Et l'évangéliste d'expliquer la pensée du Maître : « Mais lui parlait du temple de son corps ». Le Christ enseigne que le sanctuaire de pierre, celui de Jérusalem que Dieu habite, n'est que le symbole du temple de chair qu'est l'homme 14 : le corps de l'homme est la demeure où habite son âme, cette âme capable d'un culte, et dont Dieu se propose à son tour de faire sa demeure. La station verticale illustre le triomphe de l'homme sur les penchants qui l'entraînent vers le bas, l'affirmation que la grâce le soulève quand même vers le ciel ; elle symbolise l'effort par lequel l'homme tend vers son accomplis­sement spirituel, le dynamisme dramatique de son effort moral. C'est ainsi que

13. L. REAU, Iconographie de l'art chrétien, Tome 1, Paris 1955, pp. 165-166. 14. Cf. G. DE CHAMPEAUX, Dom SEBASTIEN STERCKX, Introduction au monde des

symboles, La Pierre Qui Vire 1966, p. 241.

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sur nombre de chapiteaux auvergnats du douzième siècle apparaissent des per­sonnages accroupis, qui portent une grosse bourse et qui sont parfois emportés par des démons. Si l'avarice est ainsi fustigée dans beaucoup d'églises romanes d'Auvergne, c'est peut-être parce qu'à l'époque de la première croisade, les habitants furent victimes de la multiplication des Lombards usuriers et prêteurs sur gages, qui profitaient sans vergogne des circonstances pour exploiter les « soldats du Christ ». Un des chapiteaux de la nef de l'église d'Orcival, édifiée probablement au début du douzième siècle, représente un homme accroupi, une bourse pendue à son cou qu'il agrippe encore à deux mains de peur qu'elle ne lui échappe. Il est torturé par deux démons aux têtes monstrueuses. Sur le tailloir du chapiteau, on lit en exergue ces deux mots gravés en grandes capitales : « Fol Dives » 15.

Nous pensons donc que le marmouset à la bourse de l'église Saint-Léger, dont le visage rusé fait penser à un usurier se réjouissant de son gain, illustre l'avarice et l'usure que le sculpteur entendait fustiger. Il n'est pas exclus par ailleurs qu'il ait pris un Juif pour type de l'usurier, reprenant ainsi l'illustration que proposent la tradition théologique ainsi que l'Hortus Deliciarum. Il est important également que dans la tradition locale, ce personnage de Saint-Léger est désigné comme « le Juif » et que cette vision s'est transmise durant des siècles.

* * * Parmi les quarante paraboles de Jésus, quatre seulement ont été représentées

dans les cathédrales de notre pays : l'histoire du bon Samaritain, celle des Vierges sages et des Vierges folles, celle de l'Enfant prodigue et celle du Mauvais Riche. L'une des tours qui flanquent la façade occidentale de la Cathédrale de Strasbourg présente sur le côté méridional, immédiatement au-dessous de la galerie qui couronne le premier étage, une série de figures sculptées en haut-relief. Ces figures, qui se détachent d'une sorte de corniche taillée en cavet, ont environ 50 cm de hauteur et datent de la fin du XIIIe siècle. Dans cette frise moralisante, sculptée entre 1280 et 1300, est représentée la parabole du Mauvais Riche sous un aspect inattendu : un démon traîne à l'aide d'une corde passée par-dessus l'épaule un personnage nu, attaché par une jambe, la tête en bas. Il n'est pas possible de se méprendre sur l'identité de ce dernier : son chapeau pointu et sa barbe le désignent à la foule comme un Juif. L'autre démon lui décharge dans la bouche des excréments : c'est là un supplice de l'enfer fréquemment mentionné par les écrivains mystiques du Moyen Age et qui se retrouve dans certaines « truies aux Juifs » 16. Le diable qui traîne le damné a une tête monstrueuse et ses pieds sont palmés ; il a un deuxième visage, auquel une queue tient lieu de nez, au bas de son dos. Cette particularité de plusieurs visages, dont on gratifie le diable dans beaucoup de représentations médiévales, exprime, selon certains historiens, une sensualité débridée.

Pour tenter d'expliquer cette typologie qui fait du Juif l'incarnation du Mauvais Riche, il nous faut au préalable nuancer l'interprétation d'Emile Mâle1 7 ,

15. Cf. B. CRAPLET, Auvergne Romane, La Pierre Qui Vire 1958, p. 75. 16. Cf. notre étude sur « la truie aux Juifs » de la Collégiale Saint-Martin de Colmar,

in Revue des Sciences Sociales de la France de l'Est, n° 1, Strasbourg 1972. 17. Emile MALE, L'art religieux du XIII' siècle en France, Tome 2, Paris 1958,

pp. 124-125.

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qui affirme que le sens littéral de cette parabole a plus de force que son sens symbolique. Selon lui, aucun commentaire ne s'interposa jamais entre le texte sacré et les artistes qui s'employèrent à illustrer le mérite infini de la pauvreté. « Ce qui achève de prouver que l'Eglise, en faisant représenter la parabole du Mauvais Riche, n'eut d'autre intention que de donner aux fidèles une leçon de charité, c'est la place même qu'elle occupe dans certains monuments du haut Moyen Age. On la voit représentée au porche de Moissac et sur les chapiteaux de la porte du transept méridional à Saint-Sernin de Toulouse, c'est-à-dire à l'endroit même où s'asseyaient les pauvres. Les mendiants qui tendaient la main à la porte de l'église grandissaient et se transfiguraient aux yeux des fidèles qui voyaient sculpté, au-dessus de leur tête, le triomphe de Lazare ».

Cependant, à cette lecture littérale de la parabole se superpose une interpré­tation symbolique, qui seule peut nous permettre de comprendre la représen­tation originale qu'en présente la frise de la Cathédrale de Strasbourg. Pour Ch. Cahier 18, cet homme traîné la tête en bas par un diable, c'est peut-être Judas, le chef de file des avares. La corde qui sert à l'emporter n'est pas sans évoquer la pendaison de l'apôtre infidèle, et le fait que sa main droite soit appuyée sur le ventre rappelle peut-être ce que Pierre dit de lui (Actes, I,18) : « Suspensus crepuit medius ». Quant au châtiment qui consiste à lui déverser des excréments dans la bouche, c'est celui-là même que le peintre-verrier de Bourges applique aux thésauriseurs damnés, dont l'incarnation exemplaire est Judas. « Tout cela convient donc très particulièrement à celui que l'Eglise appelle « détestable trafiquant », et peut être pris comme grossier indice du malheureux qui trahit son divin Maître par un baiser. Rappelons à ce sujet les mâtines du Jeudi Saint (repons 4 et 5) : « Amicus meus osculi me tradidit signo..., per osculum implevit homicidium... — Judas, mercator pessimus osculo petiit Dominum ».

En fait, ce n'est pas seulement Judas mercator qui symbolise le Mauvais Riche, mais le peuple Juif tout entier qui persiste dans son erreur et dont le péché « essentiel » demeure l'orgueil, le mépris, l'avarice et le culte du paraître. A l'appui de cette assertion, il suffit d'évoquer les œuvres majeures d'éminents exégètes du XIIe siècle. Dans son « Speculum Ecclesiae », celui que l'on appelait autrefois Honorius d'Autun, mais qui est plus probablement d'origine allemande, commente ainsi le texte de Luc :

« Or le riche qui est vêtu de pourpre et de lin fin, C'est le peuple juif qui se glorifiait par le règne et le sacerdoce ; La pourpre désigne le règne, Le lin fin le sacerdoce. » « Celui-ci tous les jours faisait bombance, Dans son culte extérieur de Dieu, il s'engraissait grâce aux mets de la Loi

[et des prophètes. Lazare lui préfigurait le peuple des Gentils Qui souffrait des blessures de ses péchés. »

Dans la « Glose Ordinaire », longtemps attribuée à Walafried Strabo qui n'en est en aucune manière l'auteur, et qui est constituée par un vaste commentaire où se trouvent rassemblés des extraits des Pères de l'Eglise, la parabole de

18. Ch. CAHIER, Nouveaux Mélanges d'Archéologie, Paris 1874, p. 156.

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Jésus est longuement commentée19. Le Mauvais Riche, selon cette œuvre qui paraît dater du XIIe siècle et avoir été élaborée par l'Ecole des Chanoines de St-Victor, représente les Pharisiens. Ceux-ci, dans leur superbe et leur avarice, refusent d'accorder la grâce aux pauvres qui la quémandent et couvrent de railleries Jésus qui leur parle de miséricorde. Quant à Richard de Saint-Victor, dans le Liber Exceptionum20 qu'il a probablement rédigé entre 1153 et 1160, il affirme que « le riche, qui s'habille de pourpre et de lin fin, représente le peuple juif qui avait le culte de la vie extérieure », tandis que Lazare, couvert d'ulcères, représente « le peuple des Gentils qui se tourne vers Dieu et lui confesse ses péchés ». Alors qu'ils implorent les miettes qui tombent de la table, le peuple juif refuse avec mépris de les admettre à la connaissance de la Loi. Ces trois commentaires s'accordent à reconnaître dans le Mauvais Riche le symbole du peuple juif, qui s'obstine dans l'erreur avec arrogance. Dans sa remarquable étude de l'exégèse médiévale, H. de Lubac 21 explique que la chrétienté médiévale, dans la ferveur d'une foi sans trouble et dans l'accoutumance de doctrines sécu­laires, a du mal à comprendre qu'il ait été possible de ne pas interpréter les prophéties de l'Ancien Testament dans leur sens chrétien. « Si les Scribes et les Pharisiens, par un miracle vraiment stupéfiant, n'ont pas su reconnaître Le Verbe incarné dans leur race, alors que sa venue était si clairement, si ouvertement prédite dans les Ecritures qu'ils méditaient depuis leur enfance, c'est qu'ils méconnurent les voies d'humilité par lesquelles il venait pour nous élever à lui ». C'est l'orgueil qui a entraîné les chefs juifs à persister dans leur refus de croire, si bien que ce vice en vient à qualifier la perfidie, c'est-à-dire l'opposition à la foi : « superbale Hebraerorum mentes, in perfidia remanentes » 22. C'est l'orgueil encore qui explique que les Juifs s'obstinent à croire en « la lettre qui tue » au lieu de comprendre l'Ecriture « spiritualiter ». Notons que pour ces exégètes, comprendre la Bible « spiritualiter » signifie la comprendre « evangelico sensu », par « l'intelligence spirituelle » de la tradition chrétienne. L'Ancien Testament n'a pour fin que de préparer la nouvelle alliance qui est définitive et conclue une fois pour toutes. Tel est l'aveuglement volontaire du peuple juif que dénoncent les exégètes médiévaux qui commentent la parabole du Mauvais Riche. Dans son commentaire de Luc, XVI,31 : « Du moment qu'ils n'écoutent ni Moïse ni les prophètes, même si quelqu'un ressuscite d'entre les morts, ils ne seront pas convaincus », Richard de Saint-Victor explique que le Sauveur s'est levé d'entre les morts : « Mais puisque le peuple juif n'a pas voulu croire en Moïse et a refusé, avec mépris, de croire en celui qui est ressuscité, et comme il n'a pas voulu comprendre en esprit les paroles de Moïse, il n'a pu parvenir à celui que Moïse avait annoncé »23. Les anciens Juifs qui étaient fidèles comprenaient l'Ecriture, dans la mesure où Dieu voulait alors qu'ils la compris­sent ; mais le peuple juif, qui a refusé de reconnaître la nouvelle alliance en refu­sant de reconnaître Jésus-Christ, a perdu l'intelligence de cette Ecriture elle-

19. Patrologiae Cursus Completus, éditée par J.P. Migne, Paris 1852, colonnes 315-317. 20. Richard DE SAINT-VICTOR, Liber Exceptionum, édité par J. Chatillon, Paris

1958, p. 496. 21. F. DE LUBAC, Exégèse Médiévale, IIe partie, Paris 1961, p. 168. 22. Richard DE SAINT-VICTOR, op. cit., pp. 302-303. 23. Ibid, p. 497.

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même. « Les exégètes de l'Eglise montrent à ceux de la Synagogue que leur refus du sens spirituel n'a pas pour seul effet de stériliser l'Ecriture. En conti­nuant d'attribuer à la Loi, dans toute sa partie figurative, une signification littérale qu'elle ne comporte plus..., on lui impose, et l'on s'impose à soi-même, le poids d'une interprétation superstitieuse, c'est-à-dire, suivant l'étymologie cou­rante transmise par Isidore de Seville, surajoutée ou arbitraire, en même temps que vaine et superflue » 24. Il entre dans la perfidie, sous l'apparence d'une fidélité littérale, un élément de rébellion et d'apostasie. Le Juif devient le compagnon de Lucifer, « l'angelus apostata », le type même du perfidus. Refu­sant l'interprétation spirituelle des Ecritures, le peuple juif est dit « charnel » et se trouve, de par son ingratitude et sa « malice », ravalé progressivement au rang du peuple de la Bête, de l'Antéchrist et du démon ; « son culte de la Loi charnelle n'est plus qu'esclavage et diable » 25, et parce qu'il n'a pas su passer, au temps voulu, « ex fide in fidem », l'intelligence des Ecritures l'a fui. Dans le maintien de ses anciennes prétentions il fait maintenant figure d'usurpateur..

Ainsi pour la tradition médiévale, le Nouveau Testament est non seulement la réalité suprême, alors que l'Ancien Testament n'est que figure, mais il recèle également une signification symbolique. L'iconographie sacrée est une science qui repose sur un corps de doctrines et qui ne permet guère de donner libre cours à la fantaisie individuelle. L'art médiéval est un langage symbolique, car il repose sur une conception du monde éminemment idéaliste et la convic­tion que l'histoire et la nature ne sont qu'un immense symbole. Ce qui nous importe, c'est que de telles idées ne restèrent point l'apanage des clercs, mais que l'Eglise sut les faire arriver jusqu'à la foule. E. Mâle 2 6 a montré combien le symbolisme du culte familiarisait les fidèles avec le symbolisme de l'art. « La liturgie chrétienne est, comme l'art chrétien, une perpétuelle figure ; le même génie s'y montre ». La représentation de la parabole du Mauvais Riche de la Cathédrale de Strasbourg véhicule un enseignement traditionnel que les fidèles pouvaient saisir. L'étude de la situation des Juifs à Strasbourg à la fin du XIIIe siècle et au début du XIVe siècle nous permettra de démontrer que cette illustration iconographique se situe à la jonction d'un enseignement théologique traditionnel et de la représentation populaire qui reflète l'antagonisme croissant entre les corporations, de plus en plus influentes, et les Juifs.

Les études les plus récentes consacrées à ce sujet, celle de Max Ephraim 27

et celle de M. Ginsburger 28, s'accordent à reconnaître que si des Juifs vinrent s'établir à Strasbourg avant le XIIe siècle, c'est de 1146 que datent les premiers renseignements authentiques sur la communauté juive de Strasbourg. C'est à cette époque que le moine Radulph tenta de persécuter cette communauté, où se réfugièrent des Juifs de France fuyant les persécutions de la seconde Croisade

24. H. DE LUBAC, op. cit., pp. 138-139. 25. Ibid., p. 186. 26. E. MALE, L'art religieux du XIIIe siècle en France, Tome 1, Paris 1958, pp. 49-50. 27. M. EPHRAIM, « Histoire des Juifs d'Alsace et particulièrement de Strasbourg »,

Revue des Etudes Juives, Tome 77, 1923, pp. 127-165 et Tome 78, 1924, pp. 38-84. 28. M. GINSBURGER, « La première communauté israélite de Strasbourg », in Mélanges

1945. Etudes Alsatiques, Publications de la Faculté des Lettres, Fascicule 104, Paris 1946, pp. 69-92.

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(1146-1147). Le statut juridique des Juifs au XIIIe siècle était le servage : ils étaient « serfs de la Chambre impériale » {servi camerae), ce qui constituait un progrès relatif, puisque de la condition d'étrangers, qui était encore la leur au XIe siècle, ils étaient devenus des sujets protégés de l'empereur. Leur vie et leurs moyens d'existence dépendaient de lui seul ; selon sa fantaisie, et surtout selon ses besoins, il pouvait accorder ses faveurs aux Juifs ou bien les pressurer. Cet état de complète dépendance vis-à-vis du pouvoir impérial est souligné par Louis de Bavière dans un document de 1343 29, où il affranchit le burgrave Jean de Nuremberg de ses dettes envers les Juifs et interdit à ces derniers de se plaindre, « wann uns die obge nannt Juden als ander Juden, mit ir lib und mit ir gut zugehoerent, und unser und des Rychs sind. Und muegen mit ir lib und mit ir gut tun, handeln und schaffen, swaz wir wellen, und wie uns guet duecht ». L'empereur n'hésitait pas à annuler les dettes envers les Juifs en les déclarant nulles et non avenues, à exonérer certains seigneurs de toute dette envers eux, ou encore à les absoudre pour avoir persécuté des Juifs. En 1279, l'empereur Rodolphe témoigna sa reconnaissance pour la fidélité d'Henri d'Isny à Bâle en lui abandonnant tous les Juifs des diocèses de Strasbourg et de Mayence. Le transfert de créances sur les Juifs était un procédé fréquent, et à maintes reprises, l'empereur hypothéqua les revenus réguliers constitués par les taxes sur les Juifs d'un territoire ou d'une ville. Par la suite, le droit de protection des Juifs fut souvent concédé aux évêques comme droit régalien de l'empereur. Lorsque la puissance des villes augmenta, elles parvinrent à arracher au pouvoir episcopal les droits sur les Juifs. C'est en 1261 que l'évêque Walther de Gerold-sek détint pour la première fois le droit de protection, et par là-même de taxa­tion, des Juifs. Il ne pouvait supporter que les redevances qu'ils lui devaient, et qui figuraient au nombre de ses revenus fixes, soient diminuées par des impôts urbains. « Dans les luttes à issue variable que se livrent les évêques et leurs représentants d'une part, la ville et ses partisans de l'autre, les bourgeois de Strasbourg remportèrent, le 8 mars 1262 à Hausbergen, une victoire écla­tante » 30. Ses successeurs n'hésitèrent pas à faire massacrer des communautés juives pour s'emparer de leurs biens, ou encore à incarcérer des notables juifs afin de leur extorquer des sommes importantes. Lorsque, en 1338, des Juifs furent brûlés dans beaucoup de villes épiscopales, l'évêque n'eut d'autre souci que de s'assurer la plus grosse part du butin. Au Congrès de Benfeld, le 8 février 1349, quand les représentants de la ville de Strasbourg furent les seuls à défendre les Juifs, accusés de répandre la peste, et à proclamer leur innocence, l'évêque Berthold de Strasbourg intervint contre ses Juifs ; après l'autodafé qui suivit cette réunion, il se fit livrer une partie des biens des victimes. Mais à partir du milieu du quatorzième siècle, les bourgeois et les artisans forcèrent le pouvoir épiscopal à céder. Pendant la plus grande partie du XIIIe siècle, l'attitude de Strasbourg, comme celle des autres cités rhéna­nes en développement, fut favorable aux Juifs. Mais à la fin du siècle prit naissance le conflit d'intérêts entre ces derniers et la bourgeoisie, à qui son rôle dans l'essor de la ville conférait une puissance accrue. Les corporations des artisans parvinrent à triompher des patriciens et s'attaquèrent aux Juifs, non

29. M. EPHRAIM, op. cit., p. 134. 30. Ibid., p. 142.

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seulement par fanatisme religieux, mais aussi afin d'annuler les dettes contrac­tées envers eux. C'est sur les artisans que reposait essentiellement la charge des impôts ; ils avaient dû s'endetter, et ces dettes pesaient très lourdement sur eux. « Les gains exhorbitants des propriétaires fonciers, des négociants et des Juifs les poussèrent au combat, et les années de maladie et de famine déchaînèrent toutes leurs convoitises » 31. En 1332, la bourgeoisie obtint que les Juifs, qui jusque là avaient pu acquérir des maisons et des terres, se voient signifier l'interdiction absolue de posséder des biens-fonds à Strasbourg. Deux chroni­queurs, Fritsche Closener et Jakob Twinger von Koenigshoven, s'accordent à reconnaître que le poison qui a causé la mort des Juifs de Strasbourg, le jour de la saint Valentin 1349, c'est la soif d'argent de leurs persécuteurs32.

Ainsi le statut juridique des Juifs se dégrada avec la promotion de la bour­geoisie et la puissance grandissante des corporations. Jusque-là, bien que leur sort fut précaire et qu'ils fussent tenus d'acheter leur droit de vivre à l'empereur, à l'évêque et à la municipalité, ils avaient développé différentes institutions com­munautaires : une « synagoga judaeorum » est signalée pour la première fois en 1292, et à nouveau, comme « schola judaeorum », en 1335. Divers documents mentionnent également un « bain aux Juifs », une boucherie rituelle, une prison des Juifs. M. Ginsburger a démontré 33 que, contrairement à ce que l'on avait affirmé jusqu'alors, le premier cimetière juif ne se trouvait pas dans la cour du mur d'enceinte de la ville, rue Brûlée, mais extra-muros, près de la Mare du Cerf (die Hirtzelache). Si l'on ne peut accorder un crédit absolu à la relation de voyage de Benjamin de Tudèle, selon laquelle, entre les années 1160-1173, la com­munauté de Strasbourg comptait de nombreux érudits, car lui-même n'a nullement voyagé dans la région, différentes lettres évoquent le prestige et la sagesse des rabbins de la cité. Cependant, cette communauté vivait en marge de la population non-juive, dans un ghetto. « On peut tenir pour assuré qu'un quartier à part fut as­signé aux premières familles juives qui vinrent s'établir à Strasbourg... ; déjà dans la seconde moitié du XIIe siècle, il est question d'un quartier juif, ou d'un ghetto juif, situé du côté de la rue des Juifs » 34. Il convient de reconnaître qu'à l'origine du moins, la minorité juive s'est regroupée volontairement autour des institutions religieuses nécessaires à la vie communautaire. Plus que dans un ghetto physique, les Juifs étaient enfermés dans le ghetto du mépris qu'avait édifié l'enseignement traditionnel de l'Eglise, qui voyait dans leur existence misé­rable la conséquence de leur obstination criminelle, ainsi qu'une preuve de l'authenticité du message chrétien. Max Ephraïm3 5 n'hésite pas à affirmer que l'attitude de l'Eglise à l'égard des Juifs de Strasbourg contenait « le germe » de l'autodafé dans lequel périra presque toute cette communauté. Certes, les Juifs d'Alsace bénéficiaient parfois de la protection efficace des papes. Dans un décret du 5 juillet 1247, le pape Innocent IV prit fait et cause en faveur des Juifs persécutés d'Alemanie. Alors que, dès 1225, on avait accusé les Juifs

31. M. EPHRAIM, op. cit., pp. 152-153. 32. M. GINSBURGER, op. cit., p. 89 33. Ibid., pp. 83-84. 34. Ibid., p. 82. 35. M. EPHRAIM, op. cit., Tome 78, p. 64.

« Le Mauvais Riche » — Cathédrale de Strasbourg. (Photo Musées de la ville de Stras­bourg.

« Le Juif à la chauve-souris ». Chapiteau du Musée de l'Oeuvre Notre-Dame. (Photos Musées de la ville de Strasbourg).

« Grüselhorn » — Musée de l'Oeuvre Notre-Dame Strasbourg. (Photos Musées de la ville de Strasbourg).

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du meurtre d'un petit garçon chrétien à Wolfisheim, village proche de Stras­bourg, et que la même accusation, reprise en 1270, avait entraîné l'expulsion des Juifs de la ville de Wissembourg, le pape Innocent IV dénonça l'absurdité de telles imputations et interdit toute violence à l'égard des Juifs. Cependant, le port de la rouelle imposé par le quatrième Concile du Latram, à quoi s'ajouta le chapeau cornu, l'obligation pour les Juifs d'assister aux sermons de conversion des moines franciscains et dominicains, l'interdiction d'avoir des serviteurs chrétiens, et surtout l'exclusion des Juifs des guildes, essentiellement chrétiennes, faisaient de ces derniers une catégorie de parias, auxquels aussi bien l'Eglise que la société en général assignaient un rôle économique bien précis.

L'exclusion des Juifs des corporations d'artisans et l'interdiction qui leur fut faite de posséder une terre, les acculèrent dans le rôle de trafiquants d'argent,

qui leur avait déjà été assigné dans l'imaginaire chrétien par l'enseignement tra­ditionnel de l'Eglise. Jusqu'en 1322, les Juifs de Strasbourg possédaient des terrains. Mais à partir de cette époque la défense fut strictement observée, et ils étaient expressément exclus de la possibilité d'avoir un bail. Certes, il y avait parmi eux des bouchers, des boulangers et des orfèvres nécessaires à la vie religieuse, et en 1383 un médecin juif, « maître Gutleben », fut nommé au poste de médecin de la ville, afin qu'il apporte le secours de son art aux bourgeois et aux fonctionnaires de la ville 36. Mais progressivement, les Juifs sont éliminés des corps de métiers. S'il n'existe pas d'interdiction formelle à l'entrée des Juifs dans les corporations, dans la pratique cependant, les aspects religieux de ces associations et plus tard leur aspect militaire, rendaient leur admission impossible. De même, alors que jusqu'au Xe siècle la participation des Juifs au commerce des vins, des chevaux, des céréales et des fourrures fut importante en Allemagne, les croisades et les persécutions ébranlèrent fortement cette activité. Au XIIIe

et au XIVe siècles, le commerce juif des marchandises et des vivres cessa com­plètement, à la suite de l'essor des corporations de marchands dont les Juifs se trouvaient exclus. Si bien que les Juifs se livrèrent entièrement et exclusivement au commerce de l'argent, qu'ils exerçaient depuis longtemps. Leur activité consista essentiellement à prêter à intérêt sur une grande échelle. Certes, le clergé et la noblesse, puis les Lombards et les Cahorsins, participèrent à ce commerce. « Le fait qu'au Moyen Age on ne parle jamais que des Juifs dès qu'il s'agit de commerce d'argent et d'usure, tient peut-être à ce qu'ils étaient les seuls à pouvoir faire ouvertement les affaires de prêts et à prélever légalement leurs intérêts, tandis que les autres prêteurs, à cause de l'interdiction canonique du prêt à intérêt, étaient obligés de dissimuler leurs opérations pour tourner une defense impossible à observer dans la vie économique » 37. Les Juifs ont été affermis dans cette profession en vertu du droit que l'Eglise et l'Etat recon­naissaient à eux seuls de percevoir des intérêts. Les nécessités pressantes de la vie économique, qui s'épanouissait particulièrement dans les villes allemandes, finirent par rendre leur activité indispensable à de vastes cercles qui avaient besoin de grands capitaux. Cette tolérance, qui va jusqu'à l'encouragement à l'égard d'un métier vil et honni pourvu que les Juifs l'exercent, fit de ceux-ci

36. Ibid., p. 73. 37. Ibid., pp. 76-77.

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une caste de parias, hors du droit commun. Ils s'occupaient notamment du prêt d'argent sur hypothèque. En 1228, l'abbé Henri d'Ebersheim, ayant dilapidé la fortune de son couvent, hypothéqua aux Juifs de Strasbourg plusieurs fermes ainsi que les ornements de son église ; le margrave Rodolphe de Bade engagea chez eux sa couronne. Les taux légalement consentis aux Juifs sont élevés, puis­qu'ils varient de 20 à 50 %, mais s'expliquent à la fois par l'importance des taux généralement en cours à cette époque, par les risques encourus par les Juifs dont le sort était des plus précaire, par les impôts extraordinaires auxquels ils étaient soumis ainsi que par les graves persécutions sans cesse renaissantes qui anéantissaient des communautés juives entières, sans compter les annulations d'intérêts et les remises de dettes. A Strasbourg, ce sont les classes les plus diverses de la société qui empruntaient aux Juifs, depuis les simples bourgeois jusqu'aux évêques, aux grands seigneurs et à l'empereur. Ils exerçaient leur commerce d'argent bien au-delà des frontières du pays. L'un d'entre eux, Vivelin le Roux, qui était en rapport avec d'autres Juifs d'Allemagne et des banques italiennes, participa en 1339 à une grande transaction internationale, destinée à procurer au roi Edouard III d'Angleterre 61.000 florins d'or qu'il avait promis à l'archevêque Balduin comme subsides pour l'alliance contre la France.

Ainsi à la fois les nécessités pressantes de la vie économique, l'interdiction canonique du prêt à l'intérêt, l'impossibilité d'acquérir des terres et d'exercer une activité commerciale ou artisanale ainsi que la précarité essentielle de leur condition où l'argent était aussi nécessaire à la survie que l'air qu'ils respi­raient, confinèrent les Juifs dans une activité honnie, qui renforçait encore l'image traditionnelle que véhiculait l'enseignement de l'Eglise et qu'illustre remarquablement la sculpture du Mauvais Riche. Le discours théologique se trouvait confirmé par la pratique sociale. Le bûcher de la saint Valentin permit aux nobles criblés de dettes et aux corporations irritées, à la fois de se débarrasser des responsables de la peste, qui avaient jeté dans les puits du poison rapporté de Jérusalem qui ne tuait que les Chrétiens, et, en supprimant les créanciers, d'éteindre toutes les obligations contractées envers eux. Les débiteurs reprirent leurs gages et leurs lettres ; l'argent comptant fut distribué aux corporations. Ainsi que le Conseil en avait décidé à l'unanimité, on brûla vifs tous les Juifs, à l'exception toutefois de ceux qui acceptaient de se convertir et des enfants, qui furent arrachés à leurs parents et baptisés de force. La persécution religieuse et la vengeance économique aboutissaient ainsi à ce bûcher, que l'on justifie comme le châtiment légitime du Mauvais Riche.

* * *

Mais Judas Iscariote, l'homme aux trente deniers, ne personnifiait pas seu­lement le culte de l'argent, il était le type du traître sans scrupules. Peu à peu se développa la légende selon laquelle, lors de la mise à sac de la synagogue, on avait découvert un cor étrange. Il s'agissait en fait de la corne de bélier — le shofar — dont les Juifs se servent à l'approche de l'année nouvelle, aux « Jours redoutables » de la « Convocation d'automne », pour appeler les fidèles au repentir. Ignorant l'usage de cet objet singulier, les pillards décrétèrent, selon l'Edelsasser Chronik de Bernhard Hertzog, qui date de 1592, que les Juifs

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avaient voulu trahir la cité. Pour ce faire, ils avaient fabriqué un cor afin de signaler à l'ennemi le moment favorable pour mettre le siège 38. De là viendrait l'usage, qui s'est maintenu à Strasbourg jusqu'à la Révolution, de sonner du cor deux fois chaque soir du haut de la Cathédrale. En effet, pour commémorer cette mémorable tentative de trahison, le Conseil de ville aurait fait confectionner deux cornes en bronze, sur le modèle de celle qui avait été découverte. On devait désormais sonner de l'une à huit heures du soir en hiver et à neuf heures en été, pour signifier aux Juifs se trouvant en ville qu'ils devaient la quitter sans tarder ; de l'autre on devait sonner à minuit, pour raviver dans la mémoire des habitants le souvenir de cette prétendue haute trahison 39. De siècle en siècle, le Conseil municipal ne manqua pas de faire retentir chaque nuit le cor de la cathédrale, jusqu'à ce que la Société des Amis, dans sa séance du 27 février 1790, s'émut de cet usage destiné à « effrayer les enfants, à leur conter d'imperti­nentes fables... Je veux parler de cette odieuse corne, dont le son lugubre se répand tous les soirs, à l'entrée de la nuit, du haut de la cathédrale, et porte la terreur dans l'âme de tous ceux dont les oreilles n'y sont pas habituées. Les préjugés dont le peuple de Strasbourg est imbu, sa haine aveugle contre les Juifs, doivent en grande partie leur origine à l'impression qu'a faite sur les enfants le son de cette corne, aux ridicules histoires qu'on leur a racontées, et dont la tradition se conserve religieusement » 40. Le 18 juillet 1791, les magistrats décré­tèrent la suppression de l'usage du « Grüselhorn ».

Ces deux cornes de bronze, qui se trouvent au Musée de l'Œuvre Notre-Dame, ont une forme sexagonale et mesurent environ 96 centimètres dans leur longueur. Elles portent à leur extrémité extérieure les armes de Strasbourg, et chacune d'elles pèse à peu près 5,650 kg. Il existe différentes explications sur l'origine de l'appellation « Grüselhorn » ; la plus courant fait dériver ce terme de Graus, sinistre et cruel. Dans son Glossarium Germanicum medii aevi (Stras­bourg 1781), F.G. Scherz donne l'explication suivante : « Cornu aereum, quod Argent. Bis de nocte canitur in memoriam proditionis Judaeorum detectae ». En fait, c'était l'usage depuis tout temps que les veilleurs de la cathédrale donnent l'alarme lors d'un incendie en donnant du cor, et c'est ainsi que la cathédrale de Fribourg en Brisgau possède, elle aussi, un « Greuselhorn ». Mais dès la fin du XIVe siècle, ainsi qu'en témoigne la Chronique de Jakob Twinger Königshofen, on justifia cette coutume de sonner le « Judenbios » en alléguant la traîtrise foncière des Juifs. Ainsi s'est perpétuée dans l'imaginaire collectif des habitants de Strasbourg, du XIIIe au XVIIIe siècle, l'image du Juif voué au culte de l'argent et traître par excellence.

* *

38. B. HERTZOG, Edelsasser Chronik, Strasbourg 1592. « Anno 1349 hatten die Juden allhie zu Strassburg einen anschlag, dass si wollten die Stadt verraten, Messen deswegen ein horn machen, dem Feind dadurch eine Lesung zu geben, wann sie den Angriff thun sollten ».

39. Ibid. « Darauf lies man ein Horn machen, und befahl der Rhat dieser Statt man sollte) solches alle nacht auf dem Münster zwei mal blasen, dem Juden zu seiner Schmach und Schande ».

40. F.C. HEITZ, Les sociétés politiques à Strasbourg pendant les années 1790 à 1795, Strasbourg 1863, p. 17.

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S'interrogeant sur le lent progrès des sciences naturelles au Moyen Age, Louis Reau 4 1 affirme que la cause essentielle réside dans le fait que les théologiens leur ont substitué le symbolisme animal et végétal. L'histoire naturelle n'est, dans les écrits du Moyen Age, qu'un chapitre de la morale qui étudie les animaux « non pas en eux-mêmes ni pour eux-mêmes, mais comme des ébauches ou des reflets de l'homme, centre de la création, auquel le monde animal présente un miroir à la fois grossissant et déformant de sa propre nature, l'image ou la caricature de ses passions, de ses vertus et de ses vices ». Peu d'ouvrages, si ce n'est la Bible et la Légende dorée, ont connu une popularité aussi grande que le Physiologos, ce bestiaire symbolique, qui a probablement été compilé au second siècle par les Grecs d'Alexandrie, auquel les Pères de l'Eglise, depuis Tertullien jusqu'à saint Ambroise, saint Grégoire le Grand et saint Augustin, ont fait de fréquents emprunts. Les sermonnaires comme Honorius d'Autun puisent sans scrupule dans le Bestiaire des explications symboliques ou édifiantes, tandis que les savants comme Vincent de Beauvais les considèrent comme autant de vérités scientifiques. L'ouvrage fut traduit en allemand dès le XIe siècle, et au commencement du siècle suivant, le poète anglo-normand Philippe de Thaon le mit en français. « Ainsi le Moyen Age a fait sien le vieux Physiologos de l'Orient : il l'a mêlé à toutes ses conceptions du monde, à son exégèse religieuse, même à ses rêves d'amour. Il est devenu sa substance même » 42. L'étude des choses prises en elles-mêmes n'avait pas de sens, car le monde était conçu comme un discours du verbe, dont chaque être était une parole. « Discerner les vérités éternelles que Dieu a voulu faire exprimer à chaque chose, retrouver en toute créature une ombre du drame de la chute et de la rédemption, telle était la tâche du savant qui observait la nature » 4 3 .

C'est en nous situant dans cette perspective et en nous basant sur une étude très brève, mais suggestive, de J. Walter44 , que nous nous proposons d'analyser un chapiteau roman de l'église paroissiale de Sigolsheim. Ce chapiteau coiffe une colonette placée devant l'un des jambages, sur le côté gauche du portail de la façade occidentale. Un chapiteau identique se trouve au Musée de l'Œuvre Notre-Dame à Strasbourg. L'église actuelle de Sigolsheim, dont l'origine remonte à l'une des chapelles que les abbayes d'Andlau, d'Ebersmunster et de Sainte-Odile possédaient dès le neuvième siècle dans cette terre de vignobles, remonte à la fin du douzième siècle. La similitude frappante qui unit le portail de Sigolsheim à celui de la cathédrale Saint-Gall de Bâle, qui en constitue le modèle, permet de fixer aux environ de 1190 la date d'exécution des sculptures45. Certains éléments du décor, tels les motifs végétaux et géométriques, et la plupart des chapiteaux de Bâle, sont fidèlement reproduits. Le chapiteau de l'Œuvre Notre-Dame est dû lui aussi au Maître de Sigolsheim et a dû être sculpté entre 1190 et 1200.

41. Louis REAU, op. cit., p. 76. 42. E. MALE, op. cit., p. 84. 43. Ibid., p. 86. 44. J. WALTER, « Le chapiteau de la chouette et du Juif au Musée de l'Œuvre Notre-

Dame », in Bulletin de la Société des Amis de la Cathédrale de Strasbourg, T série, 1925, p. 16.

45. R. WILL, T. RIEGER, op. cit., p. 158.

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Il ne semble pas qu'il y ait jamais eu une communauté juive à Sigolsheim qui, là cette époque, faisait partie de la seigneurie de Ribeaupierre, dont le siège était à Ribeauvillé. Ces seigneurs monnaièrent toujours cher le droit à la vie des Juifs installés dans leur cité et leur extorquèrent des sommes importan­tes. En 1321, Louis IV, empereur d'Allemagne, engagea aux seigneurs de Ribeau­pierre les Juifs de Ribeauvillé pour quatre cents marcs d'argent. « Nous faisons aussi savoir par les présentes, pour que nul n'en ignore, que nous donnons en gage aux susdits seigneurs les Juifs pour ce qui nous concerne ainsi que le Saint-Empire, afin qu'eux et leurs héritiers jouissent de tous les privilèges que com­porte la possession de ces Juifs » 46. En 1338, les seigneurs de Ribeaupierre firent tuer la plupart des Juifs de Ribeauvillé afin de s'emparer de leurs biens.

Le chapiteau qui est l'objet de notre étude a été conçu sur le modèle du chapiteau cubique, mais les contours sont marqués par des rinceaux à feuillages entrelacés partant des angles. Il mesure environ 26 cm de hauteur. Dans les entrelacs recouvrant la corbeille apparaissent quatre têtes d'hommes barbus, aux longues oreilles pointues, coiffées du chapeau juif. Les rinceaux partent du masque d'un animal au bec acéré, aux oreilles pointues, aux larges yeux, qui est reproduit aux quatre angles du chapiteau. Par ailleurs, les feuillages entrelacés dessinent des ailes à nervures, que surmonte sur chaque face une tête d'animal identique à celles qui se trouvent aux angles. Dans cet animal, J. Walter a reconnu la chouette, tandis que Robert Will4 7 estime que cette interprétation est insuffisamment fondée. En fait, seuls le bec recourbé et les larges yeux per­mettent de rapprocher cet oiseau de la chouette, telle qu'elle apparaît sur un chapiteau du XIIe siècle dans la nef de la cathédrale du Mans, ou encore dans un manuscrit du bestiaire du British Museum 48. Par ailleurs, les oreilles pointues évoquent les aigrettes du hibou ou encore celles de la chauve-souris, tandis que les ailes à nervures s'apparentent aux ailes membraneuses de cet oiseau. Ces caractères quelque peu hétérogènes permettent de penser qu'il s'agit là d'un animal hybride, dans la tradition du croisement propre à l'art roman, mais qui s'apparente incontestablement aux oiseaux de nuit, tels que le hibou, la chouette ou la chauve-souris. Le tailleur de pierres de l'époque romane n'est nullement préoccupé par le souci de reproduire une copie fidèle, mais il s'efforce de transmettre un enseignement religieux, historique et doctrinal. Ses sculptures ont un sens caché, symbolique et allégorique, qui compte plus que leur sens réel. Aussi pensons-nous que la brève notice de J. Walter, qui interprète ce chapiteau comme une illustration du Physialogos, est extrêmement pertinente.

Remarquons tout d'abord que les différentes versions du Bestiaire de Philippe de Thaun et de Guillaume le Normand traduisent « nycticorax » soit par le mot « fresaie », qui est encore dans quelques provinces le synonyme d'effraie et qui évoque la chouette ou le hibou, soit par le mot « cauve sorris ». D'autre

46. E. SCHEID, Histoire des Juifs d'Alsace, Paris 1887. 47. Robert WILL, Répertoire de la sculpture romane de l'Alsace, Paris-Strasbourg

1955, p. 57. 48. Ch. CAHIER, Nouveaux mélanges d'archéologie, d'histoire et de littérature, Paris

1874, p. 142.

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part, sur l'un des chapiteaux à côté de celui que nous avons décrit, se dressent d'autres être hybrides, des sirènes-oiseaux, dont l'origine remonte à l'Egypte, où par la volonté des dieux l'être humain pouvait être changé en bête, et où elles symbolisaient souvent l'âme séparée du corps. Les sirènes-oiseaux ne se distinguent guère des Harpies grecques ; pour les Grecs, elles incarnent les âmes malfaisantes, avides de sang, comme les vampires. Ces oiseaux à tête humaine, qui dans l'Hortus Deliciarum (F 221) endorment les nautonniers au son de la harpe et de leur voix douce et se précipitent sur les navigateurs assoupis pour les déchirer de leurs ongles et les précipiter à la mer, figurent, dans les Bestiaires, immédiatement à la suite du paragraphe sur le nycticorax. Elles sym­bolisent les séductions du monde auxquelles le peuple chrétien est exposé. Dans le Speculum Ecclesiae, Honorius d'Autun présente ces sirènes, lors d'un sermon du dimanche de la Septuagésime, comme la voix même des voluptés du monde. Quant à l'imagination populaire, elle identifie les sirènes-oiseaux avec les « lamies » antiques, ces redoutables apparitions féminines qui, dans les contes médiévaux, pèsent de tout leur poids sur la poitrine des dormeurs et enlèvent les enfants au berceau.

Cette proximité de la sirène et du hibou, telle qu'elle apparaît dans la voussure supérieure de la porte méridionale de l'église d'Aulnay en Saintonge, illustre la traduction médiévale d'Isaïe 13,22 où il était dit, à propos de Babylone : « Les hiboux hurleront à l'envi, dans ses maisons superbes, les cruelles sirènes habiteront dans ses palais de délices ». Il convient de remarquer également que la division opérée par les Bestiaires afin de délimiter deux catégories fondamen­tales, les animaux qui incarnent l'esprit du bien, le Christ, l'Eglise et les vertus, et ceux qui personnifient l'esprit du mal, Satan, la Synagogue et les vices, n'est pas toujours rigide. La séparation entre le bestiaire de Dieu et le bestiaire de Satan n'est pas définitivement tranchée, et certains animaux, à signification ambivalente ou polyvalente, peuvent symboliser tour à tour le Christ et Satan. Ce symbolisme à double face, comme le souligne L. Reau, n'est pas spécial aux animaux : il s'étend aux hommes et aux choses 49. On lit dans le Prologue du Miroir de la Salvation humaine : « Une mesme chose signifie aucune fois Jhesw Christ et aucune fois le diable. Ne il ne nous fault point esmerveiller pour cette manière de la Sainte Escripture : car selon les diverses actions d'une chose ou d'une personne, on lui peut attribuer diverses significations ». C'est ainsi que le hibou qui préfère la nuit au jour symbolise, dans le manuscrit étudié par Ch. Cahier5 0 , Jésus-Christ « qui aima le peuple des Gentils plus que le peuple des Juifs, auxquels appartenait le droit d'adoption... », et préféra ceux qui étaient « dans les ténèbres... à l'ombre de la mort ». Conscient de. la hardiesse d'un tel rapprochement, qui prend un animal « impur » pour symbole du Christ, le compilateur se justifie en ces termes : « Mais on me répondra : le hibou étant impur dans la loi, comment pouvez-vous le comparer au Christ ? Je montrerai le passage de l'Apôtre où il est dit : « Celui qui ne connaissait pas le péché, a pris le péché sur lui et s'est anéanti ».

Un tel rapprochement demeure cependant exceptionnel, car le plus souvent

49. L. REAU, op. cit., p. 78. 50. Ch. CAHIER, op. cit., p. 122.

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le hibou, la chouette et la chauve-souris, qui ne volent que la nuit, symbolisent le peuple juif qui préfère les ténèbres à la lumière. Es font partie des oiseaux dont la consommation est prohibée par la Bible (« Immundum est » affirme le Bestiaire latin qui s'appuie sur Deuter, 14,16), si bien que leur identification avec les Juifs souligne l'impureté essentielle de ces derniers. Le Bestiaire 51 nous apprend que les Juifs ressemblent à la chouette parce qu'ils fuient la lumière et se sont obstinés dans l'erreur. « Del nicticonax a li poples des Juis la semblance que il déboutèrent nostre Segnor quand il vint por eis sauver. Lors distrent li Juis : Nos n'avons nul roi fors Cesar : cestui, ne savons nos qui il est ». La gravure qui illustre ce texte représente la chouette, cernée d'oiseaux menaçants qui s'acharnent sur elle : ce sont les Gentils, qui ont su reconnaître la véritable lumière, et s'éloigner de la région de la mort. Ils l'accablent de leur mépris, « et por ce resamblent Jui le nicticorax : il het lumière del jor, et aime ténèbres. Et tot li oisel l'ont en despit, et tot crestiens ont Jui en despit ». C. Cahier souligne « la passivité malheureuse » à laquelle se trouve réduite la chouette, et « la gaieté agressive des oisillons qui se rassemblent pour berner cette pauvre bête alors désarmée ». Ce thème n'est pas sans évoquer certaines représenta­tions de la Synagogue vaincue par son propre aveuglement, désespérée face à l'Eglise triomphante. Ce thème de la chouette assaillie par les oiseaux se retrou­ve sur un chapiteau du XIIe siècle dans la nef de la cathédrale du Mans, à la cathédrale de Poitiers et à l'église d'Avesnière. Il illustre la cécité du peuple juif qui s'acharne à fermer les yeux au Soleil, si bien qu'il est devenu un objet de mépris et de dérision pour les Chrétiens, et que Dieu lui-même le répudie. Quant à la chauve-souris, elle passe pour un animal diabolique qui cherche à s'accrocher dans les cheveux et qui, comme le vampire, suce le sang des enfants endormis. C'est l'une des incarnations du démon, et Satan lui-même est représen­té avec des ailes de chauves-souris. Cet animal hybride, à la fois oiseau et rat, symbolise la duplicité du Juif, son hypocrisie foncière, tout comme la sirène représente les pièges de la séduction féminine. Nous retrouvons là l'association de la femme, du diable et du Juif, dont le Moyen Age ne cesse de dénoncer le danger52 et parfois la collusion.

La chouette, le hibou et la chauve-souris symbolisent à la fois la perfidie et la cécité du peuple juif, qui se cabre contre la logique même de la révélation qu'il a reçue et se ferme à la vérité dont il détenait la promesse. Les théologiens médiévaux associent sans cesse l'aveuglement et la traîtrise des Juifs, leur infi­délité endurcie (« noctem suae perfidiae », « in perfidiae suae caecitate » 53). H. de Lubac cite de nombreux textes affirmant que le Soleil qu'est le Christ s'est couché sur une terre ingrate : « Judaei enim perfida/ Peccatis obscurissima/ Contempsit haec presentia/ Caelestis regni lumina ». Le peuple juif qui n'a pas su passer, au temps voulu, « ex fide in fidem », a forfait à la promesse ; il est déchu à tout jamais de ses anciennes prétentions et fait figure d'usurpateur.

51. Ch. CAHIER, A. MARTIN, Mélanges d'archéologie, d'histoire et de littérature, Paris 1851, Vol. 2, p. 169.

52. Cf. notre étude sur « le diable au Juif de Rouffach », in Revue des Sciences Sociales de la France de l'Est, n° 1, Strasbourg 1972.

53. H. DE LUBAC, Exégèse médiévale, T partie, Tome 1, Paris 1961, p. 163 sq.

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« Israel devenu perfida factio, est devenu par là-même Egypte et Babylone » 54 ; il est voué à la désolation, au règne du hibou et des cruelles sirènes.

* * * Cette analyse de la représentation du Juif dans l'art roman de l'Alsace

médiévale, à travers l'étude du « Mauvais Riche » de la Cathédrale de Stras­bourg, du « Juif à la chauve-souris » de l'église de Sigolsheim et du « Juif à la bourse » de l'église Saint-Léger à Guebwiller, souligne la cohérence et la permanence d'une tradition théologique et d'une vision populaire. Cette image du Juif est modelée par l'enseignement du mépris, par un système économique qui ne laisse de survie aux Juifs exploités que s'ils deviennent à leur tour exploi­teurs, ainsi que par l'impossibilité, pour une société d'ordre, d'accepter une culture marginale dans sa différence. Cette vision est profondément enracinée dans l'imaginaire de l'Occident, et il est frappant de constater que, si l'on ne peut pas affirmer avec une certitude absolue que le marmouset qui symbolise l'avarice représente un usurier juif, pour les habitants de Guebwiller que nous avons interrogés, c'est « le Juif ». Par ailleurs, les travaux de Jurgis Baltrusaitis ont montré que l'art religieux du Moyen Age est non seulement pénétré par une sorte de réalisme mystique, de familiarité émue avec le surnaturel, mais subit également l'emprise de l'irréel, de l'exotique et du monstrueux. L'étude du chapiteau du Juif et de la chauve-souris, au voisinage duquel se dressent les sirènes-harpies, nous révèle « qu'un Moyen Age plus tourmenté, peuplé de mons­tres, de prodiges, se restitue et se développe à l'intérieur du Moyen Age évangé-lique et humaniste » 55. Le diable et ses cohortes reçoivent des ailes de chauves-souris, ailes d'oiseaux de nuit, avec la peau tendue sur l'ossature des dards, qui répandent l'ombre des régions sinistres. Le peuple juif qui « het lumière des jor et aime ténèbres », qui a forfait à la promesse pour s'associer à l'Anté-christ, se dresse à l'horizon fantastique de l'irrationnel médiéval, et sous son déguisement humain, il cache son inquiétante bestialité. La représentation du Juif dans la statuaire romaine d'Alsace révèle la complexité, les tourments et les obsessions de la Chrétienté médiévale.

F. RAPHAEL

54. Ibid., pp. 185486. 55. J. BALTRUSAITIS, Le Moyen Age fantastique, Paris 1955, p. 281.