« l'humanité » chez platon

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« L'HUMANITÉ » CHEZ PLATON Mathieu Hilfiger Vrin | Le philosophoire 2004/2 - n° 23 pages 166 à 194 ISSN 1283-7091 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-le-philosophoire-2004-2-page-166.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Hilfiger Mathieu, « « L'humanité » chez Platon », Le philosophoire, 2004/2 n° 23, p. 166-194. DOI : 10.3917/phoir.023.0166 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Vrin. © Vrin. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 161.6.94.245 - 26/04/2013 11h27. © Vrin Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 161.6.94.245 - 26/04/2013 11h27. © Vrin

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« L'HUMANITÉ » CHEZ PLATON Mathieu Hilfiger Vrin | Le philosophoire 2004/2 - n° 23pages 166 à 194

ISSN 1283-7091

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-le-philosophoire-2004-2-page-166.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Hilfiger Mathieu, « « L'humanité » chez Platon »,

Le philosophoire, 2004/2 n° 23, p. 166-194. DOI : 10.3917/phoir.023.0166

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La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière quece soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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Mathieu Hilfiger

I. L HUMANITE ET LE VIVANT

1. L unité du zôon

e mot grec zôon est toujours traduit soit par « vivant » (un zôon seraitun être animé au sens large), soit par « animal » (un zôon serait alorsidentifié à ce que nous contemporains nommons proprement

« animal »). Nous pouvons traduire « zôon » par « vivant » pour désigner levivant en général, c est-à-dire l ensemble des êtres qui sont des corps animéspar une âme, et par « animal » pour désigner une bête. En réalité, zôon n a pasen grec deux sens distincts, « animal » et « vivant ». Il ne correspond pas à ceque nous nommons « animal ». D ailleurs, en grec, un zôon est toujours unêtre animé par une âme. C est la présence de l âme dans le corps qui définit levivant : toutes les choses sensibles dotées d une âme et d un corps sont deszôa, des végétaux jusqu aux dieux. Nous retrouvons donc cette significationbasique chez Platon : « Ce qu on appelle vivant 2, c est cet ensemble, une âmeet un corps fixé à elle » (Phèdre 3 246c). La vie est le résultat d une incarnation.Platon désigne donc invariablement comme zôa les dieux, les hommes, lesanimaux et même les végétaux, selon un unique passage (Timée 77a). Ainsi,nous ne pouvons plus parler d animal sans nous référer à une catégorie plusétendue : le vivant en général.

L usage classique du mot « animal » charrie des présupposésmétaphysiques qui ne permettent plus comme tel de penser ce qu est le vivantpour un Grec. La langue grecque s oppose complètement au conceptmétaphysique d animal. En effet, tous les vivants jusqu aux dieux sont des« animaux » (zôa). Les catégories opératoires « animal », « homme » et « dieu »ne correspondent pas à la conception grecque du vivant ; elles ne rendent pascompte de la continuité formidable du vivant chez les Grecs. Bien plus, elles

1 Cet article constitue une reprise partielle et modifiée d’un mémoire de DEA soutenu enjuin 2003 à l’Université de Paris IV-Sorbonne par l’auteur, et sous la direction de M. leProfesseur J.-F. Courtine. Que celui-ci soit une nouvelle fois remercié pour sa sollicitude etla qualité de sa direction.2 Platon utilise zôon, ainsi qu’un substantif plus abstrait et largement moins courant : zôion.3 Phèdre, trad. L. Brisson, Paris, GF, 1997.

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dissimulent cette unité pour lui substituer une classification positive : un« animal » est radicalement distinct d un « homme », un « homme » a unedifférence de nature totale avec un « dieu » ; il existerait une autonomienaturelle entre les différents genres du vivant. Cette positivité classificatoire,ces a priori conceptuels ne se retrouvent absolument pas dans la penséegrecque, qui pensait avant tout l unité des choses (le kosmos) et leurconfiguration réciproque. Zôon ne correspond donc ni à notre concept d« animal », puisqu il inclut les hommes et les dieux, ni même à celui de« vivant », puisqu il inclut les végétaux. Le zôon chez Platon est l ensemblehiérarchisé des êtres animés. Qu est-ce qui fonde chez Platon cette unité duvivant ?

2. Proximité de l homme et de l animal

Nous ne trouvons pas chez Platon de concept d « animal » nid « homme », nous n avons jamais affaire chez lui avec une essence del homme ou de l animal. La définition de l homme, de sa nature propred homme, de l humanité de l homme, se pose comme une question puisquenous ne trouvons pas dans les textes platoniciens d essence de l homme , etcomme une question critique. Car s il n existe pas de ligne de partage entreles espèces du vivant, il n y a pas d autonomie de l homme, peut-être jusquedans l intimité ontologique même de son existence, de sa réalité. Il en va afortiori de même pour « l animal ». Pour trois raisons principales :

• l animal ne constitue jamais chez Platon un objet d étude à part entière,

• cependant, l animal est évoqué, et même de manière assez prolifique,

• il est évoqué à travers une foule d images.

Les figures animales sont effectivement très présentes chez Platon,mais jamais elles ne font apparaître d essence de l animalité. L animal esttoujours une métaphore chez Platon. Nous retrouvons l animal à travers descomparaisons : comparaisons d une espèce animale avec un type d homme etd un type d homme avec une espèce animale.

Rien ne doit nous permettre de présumer de l existence chez Platonde ce que nous appelons « animal ». Conformément à la signification de zôon,« l animal » est simplement un vivant, un animé. La langue grecque relaie lacontinuité effective du vivant. Au-delà de l absence de délimitations dans levivant en général, c est l absence de définition de l animalité comme classespécifique de vivants qui constitue le plus proprement ce qui rend critiquetoute tentative de définition de l humanité chez Platon. En effet, celui quenous nommons « animal » représente le voisin le plus proche de l homme, sonaltérité principale. Le végétal ne constitue pas le vivant prochain de l homme,

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I. L HUMANITE ET LE VIVANT

1. L unité du zôon

e mot grec zôon est toujours traduit soit par « vivant » (un zôon seraitun être animé au sens large), soit par « animal » (un zôon serait alorsidentifié à ce que nous contemporains nommons proprement

« animal »). Nous pouvons traduire « zôon » par « vivant » pour désigner levivant en général, c est-à-dire l ensemble des êtres qui sont des corps animéspar une âme, et par « animal » pour désigner une bête. En réalité, zôon n a pasen grec deux sens distincts, « animal » et « vivant ». Il ne correspond pas à ceque nous nommons « animal ». D ailleurs, en grec, un zôon est toujours unêtre animé par une âme. C est la présence de l âme dans le corps qui définit levivant : toutes les choses sensibles dotées d une âme et d un corps sont deszôa, des végétaux jusqu aux dieux. Nous retrouvons donc cette significationbasique chez Platon : « Ce qu on appelle vivant 2, c est cet ensemble, une âmeet un corps fixé à elle » (Phèdre 3 246c). La vie est le résultat d une incarnation.Platon désigne donc invariablement comme zôa les dieux, les hommes, lesanimaux et même les végétaux, selon un unique passage (Timée 77a). Ainsi,nous ne pouvons plus parler d animal sans nous référer à une catégorie plusétendue : le vivant en général.

L usage classique du mot « animal » charrie des présupposésmétaphysiques qui ne permettent plus comme tel de penser ce qu est le vivantpour un Grec. La langue grecque s oppose complètement au conceptmétaphysique d animal. En effet, tous les vivants jusqu aux dieux sont des« animaux » (zôa). Les catégories opératoires « animal », « homme » et « dieu »ne correspondent pas à la conception grecque du vivant ; elles ne rendent pascompte de la continuité formidable du vivant chez les Grecs. Bien plus, elles

1 Cet article constitue une reprise partielle et modifiée d’un mémoire de DEA soutenu enjuin 2003 à l’Université de Paris IV-Sorbonne par l’auteur, et sous la direction de M. leProfesseur J.-F. Courtine. Que celui-ci soit une nouvelle fois remercié pour sa sollicitude etla qualité de sa direction.2 Platon utilise zôon, ainsi qu’un substantif plus abstrait et largement moins courant : zôion.3 Phèdre, trad. L. Brisson, Paris, GF, 1997.

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dissimulent cette unité pour lui substituer une classification positive : un« animal » est radicalement distinct d un « homme », un « homme » a unedifférence de nature totale avec un « dieu » ; il existerait une autonomienaturelle entre les différents genres du vivant. Cette positivité classificatoire,ces a priori conceptuels ne se retrouvent absolument pas dans la penséegrecque, qui pensait avant tout l unité des choses (le kosmos) et leurconfiguration réciproque. Zôon ne correspond donc ni à notre concept d« animal », puisqu il inclut les hommes et les dieux, ni même à celui de« vivant », puisqu il inclut les végétaux. Le zôon chez Platon est l ensemblehiérarchisé des êtres animés. Qu est-ce qui fonde chez Platon cette unité duvivant ?

2. Proximité de l homme et de l animal

Nous ne trouvons pas chez Platon de concept d « animal » nid « homme », nous n avons jamais affaire chez lui avec une essence del homme ou de l animal. La définition de l homme, de sa nature propred homme, de l humanité de l homme, se pose comme une question puisquenous ne trouvons pas dans les textes platoniciens d essence de l homme , etcomme une question critique. Car s il n existe pas de ligne de partage entreles espèces du vivant, il n y a pas d autonomie de l homme, peut-être jusquedans l intimité ontologique même de son existence, de sa réalité. Il en va afortiori de même pour « l animal ». Pour trois raisons principales :

• l animal ne constitue jamais chez Platon un objet d étude à part entière,

• cependant, l animal est évoqué, et même de manière assez prolifique,

• il est évoqué à travers une foule d images.

Les figures animales sont effectivement très présentes chez Platon,mais jamais elles ne font apparaître d essence de l animalité. L animal esttoujours une métaphore chez Platon. Nous retrouvons l animal à travers descomparaisons : comparaisons d une espèce animale avec un type d homme etd un type d homme avec une espèce animale.

Rien ne doit nous permettre de présumer de l existence chez Platonde ce que nous appelons « animal ». Conformément à la signification de zôon,« l animal » est simplement un vivant, un animé. La langue grecque relaie lacontinuité effective du vivant. Au-delà de l absence de délimitations dans levivant en général, c est l absence de définition de l animalité comme classespécifique de vivants qui constitue le plus proprement ce qui rend critiquetoute tentative de définition de l humanité chez Platon. En effet, celui quenous nommons « animal » représente le voisin le plus proche de l homme, sonaltérité principale. Le végétal ne constitue pas le vivant prochain de l homme,

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bien que la continuité reste effective entre eux : « Les dieux font pousser unenature apparentée à la nature humaine » (Timée 77a 4). Les plantes sontapparentées à l homme d une part à cause de leur corps fait des quatre mêmeséléments, et d autre part à cause de leur âme qui correspond à la partie laplus basse de l âme humaine. Quant aux dieux, ils ne vivent pas une existenceterrestre et sont immortels (ibid. 39e), bien qu ils soient pourvus d un corpset d une âme comme tout zôon constituée des mêmes composants quel âme humaine : le texte de la métaphore de l attelage dans le Phèdre (246a-247e) nous explique en effet que le dieu possède également une âmecomposée d une partie rationnelle (le nous), assimilée au cocher, d une partieirascible (thumos), assimilée au cheval docile, et d une partie désirante(épithumia), assimilée au cheval rebelle. Mais l animal, quant à lui, ne trouvepas de réalité délimitée. Dans le grand texte zoologique de Platon, le Timée,nous trouvons une hiérarchie du vivant, et celle-ci ne fait aucune place àl animal : au sommet de cette hiérarchie, nous trouvons les dieux, puis lesdémons, les mortels ailés, les mortels aquatiques et terrestres, les hommes, lesplantes, jusqu aux coquillages. Au sujet du vivant, le Timée connaît l unité del espèce (comme somme des individus) et l unité du vivant en général (commeensemble des êtres animés), mais entre les deux, il n y a pas d unité, c est-à-dire d essence, de l animal. Rien ne vient délimiter le règne animal, puisque lacontinuité du vivant, composée d une infinité de degrés entre le haut et le basde la hiérarchie, semble parfaite. Cette simple gradation rend impossiblel homogénéisation des « animaux » dans un genre autonome uni par unedétermination commune et qui l opposerait, par exemple et bien sûr enparticulier, à l homme.

3. L animal et la définition de l humanité

Il n y a pas d animal comme nous l entendons chez Platon. Nousdéterminerons s il s agit en vérité d élaborer de nouveaux critères, ou s il estnécessaire de repenser l animal dans son existence même, c est-à-dire s il fautsubsumer une catégorie nouvelle, qui saurait combler une absence dedélimitation. L animal existe-t-il chez Platon ? Cette absence engageimmédiatement la question de la définition de l humanité. En effet, si« l animal » n existe pas, en aucun cas l humanité ne peut se distinguer del animalité ; elle perd son altérité familière. Lorsque la différence s efface, cene sont que deux termes qui s effondrent (« homme » / « humanité » et« animal » / « animalité »), et non pas deux genres de vivants.

Il nous faudra déterminer comment il convient de (re)définir laclasse animale :

4 Timée, trad. L. Brisson, Paris, GF, 1999.

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• soit comme ensemble des êtres animés (le vivant en général,conformément au terme zôon),

• soit comme ensemble des espèces de vivants incarnés (classe animalecomme genre),

• soit encore comme ensemble des individus incarnés (individus animauxcomme espèce).

Nous percevons en effet très bien à quel point la question de ladéfinition de l homme est impliquée dans celle de l animal. Si l on définit laclasse animale comme ensemble des êtres animés, l homme est un « animal »,le dieu également, etc, sans unité d espèce ; si on la définit comme ensembledes vivants incarnés, alors elle est le genre qui regroupe toutes les espèces, etl espèce humaine est une espèce comme une autre ; enfin, si on la définitcomme ensemble des individus, alors réellement et a fortiori l homme est unanimal comme les autres et aucune distinction naturelle ne le distingue dub uf, du cygne ou du dauphin. « Animal » (zôon) ne désigne plusspécifiquement les bêtes, une unité de principe (l âme) du vivant est posée, etaucun critère supplémentaire ne vient délimiter le règne animal, ni par « lehaut », ni vers « le bas ».

4. Absence de définition de l humanité

Une telle définition du vivant (zôon) comme être sensible animé parune âme pose un certain nombre de problèmes véritablement critiques pour ladéfinition de l homme, de son essence, sa nature propre, ce que nousappelons de manière anachronique « l humanité » 5, puisque déterminerl essence de l homme suppose de définir une nature propre, autonome vis-à-vis de celles des autres vivants. Et comme n y a pas à strictement parlerd animal chez Platon, le travail d élaboration d une définition de l humanitéchez Platon se tournera en premier lieu vers l animal. Non pas dans le senssimple d une zoologie, puisqu il n y a pas d animal, mais dans le sens d unedéfinition de l animalité, de l èthos animal spécifique. L absence relative dedéfinition de l humanité appelle à préciser la nature des autres vivants, afind examiner en quoi l homme se distingue. Nous trouvons une seule définitionapparente de la nature de l homme, dans l Alcibiade (130c) : « Donc, puisqueni le corps ni l ensemble [âme et corps] n est l homme, je crois qu il reste quel homme n est rien ou bien, s il est quelque chose, il faut reconnaître que ce

5 Le terme « humanité » est construit sur le latin classique humanitas, qui signifie« l’ensemble des caractères qui définissent la nature humaine. » (A. Rey, Dictionnairehistorique). Il ne connaît pas d’équivalent en grec — ce qui n’est pas dénué d’intérêt pournotre sujet.

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bien que la continuité reste effective entre eux : « Les dieux font pousser unenature apparentée à la nature humaine » (Timée 77a 4). Les plantes sontapparentées à l homme d une part à cause de leur corps fait des quatre mêmeséléments, et d autre part à cause de leur âme qui correspond à la partie laplus basse de l âme humaine. Quant aux dieux, ils ne vivent pas une existenceterrestre et sont immortels (ibid. 39e), bien qu ils soient pourvus d un corpset d une âme comme tout zôon constituée des mêmes composants quel âme humaine : le texte de la métaphore de l attelage dans le Phèdre (246a-247e) nous explique en effet que le dieu possède également une âmecomposée d une partie rationnelle (le nous), assimilée au cocher, d une partieirascible (thumos), assimilée au cheval docile, et d une partie désirante(épithumia), assimilée au cheval rebelle. Mais l animal, quant à lui, ne trouvepas de réalité délimitée. Dans le grand texte zoologique de Platon, le Timée,nous trouvons une hiérarchie du vivant, et celle-ci ne fait aucune place àl animal : au sommet de cette hiérarchie, nous trouvons les dieux, puis lesdémons, les mortels ailés, les mortels aquatiques et terrestres, les hommes, lesplantes, jusqu aux coquillages. Au sujet du vivant, le Timée connaît l unité del espèce (comme somme des individus) et l unité du vivant en général (commeensemble des êtres animés), mais entre les deux, il n y a pas d unité, c est-à-dire d essence, de l animal. Rien ne vient délimiter le règne animal, puisque lacontinuité du vivant, composée d une infinité de degrés entre le haut et le basde la hiérarchie, semble parfaite. Cette simple gradation rend impossiblel homogénéisation des « animaux » dans un genre autonome uni par unedétermination commune et qui l opposerait, par exemple et bien sûr enparticulier, à l homme.

3. L animal et la définition de l humanité

Il n y a pas d animal comme nous l entendons chez Platon. Nousdéterminerons s il s agit en vérité d élaborer de nouveaux critères, ou s il estnécessaire de repenser l animal dans son existence même, c est-à-dire s il fautsubsumer une catégorie nouvelle, qui saurait combler une absence dedélimitation. L animal existe-t-il chez Platon ? Cette absence engageimmédiatement la question de la définition de l humanité. En effet, si« l animal » n existe pas, en aucun cas l humanité ne peut se distinguer del animalité ; elle perd son altérité familière. Lorsque la différence s efface, cene sont que deux termes qui s effondrent (« homme » / « humanité » et« animal » / « animalité »), et non pas deux genres de vivants.

Il nous faudra déterminer comment il convient de (re)définir laclasse animale :

4 Timée, trad. L. Brisson, Paris, GF, 1999.

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• soit comme ensemble des êtres animés (le vivant en général,conformément au terme zôon),

• soit comme ensemble des espèces de vivants incarnés (classe animalecomme genre),

• soit encore comme ensemble des individus incarnés (individus animauxcomme espèce).

Nous percevons en effet très bien à quel point la question de ladéfinition de l homme est impliquée dans celle de l animal. Si l on définit laclasse animale comme ensemble des êtres animés, l homme est un « animal »,le dieu également, etc, sans unité d espèce ; si on la définit comme ensembledes vivants incarnés, alors elle est le genre qui regroupe toutes les espèces, etl espèce humaine est une espèce comme une autre ; enfin, si on la définitcomme ensemble des individus, alors réellement et a fortiori l homme est unanimal comme les autres et aucune distinction naturelle ne le distingue dub uf, du cygne ou du dauphin. « Animal » (zôon) ne désigne plusspécifiquement les bêtes, une unité de principe (l âme) du vivant est posée, etaucun critère supplémentaire ne vient délimiter le règne animal, ni par « lehaut », ni vers « le bas ».

4. Absence de définition de l humanité

Une telle définition du vivant (zôon) comme être sensible animé parune âme pose un certain nombre de problèmes véritablement critiques pour ladéfinition de l homme, de son essence, sa nature propre, ce que nousappelons de manière anachronique « l humanité » 5, puisque déterminerl essence de l homme suppose de définir une nature propre, autonome vis-à-vis de celles des autres vivants. Et comme n y a pas à strictement parlerd animal chez Platon, le travail d élaboration d une définition de l humanitéchez Platon se tournera en premier lieu vers l animal. Non pas dans le senssimple d une zoologie, puisqu il n y a pas d animal, mais dans le sens d unedéfinition de l animalité, de l èthos animal spécifique. L absence relative dedéfinition de l humanité appelle à préciser la nature des autres vivants, afind examiner en quoi l homme se distingue. Nous trouvons une seule définitionapparente de la nature de l homme, dans l Alcibiade (130c) : « Donc, puisqueni le corps ni l ensemble [âme et corps] n est l homme, je crois qu il reste quel homme n est rien ou bien, s il est quelque chose, il faut reconnaître que ce

5 Le terme « humanité » est construit sur le latin classique humanitas, qui signifie« l’ensemble des caractères qui définissent la nature humaine. » (A. Rey, Dictionnairehistorique). Il ne connaît pas d’équivalent en grec — ce qui n’est pas dénué d’intérêt pournotre sujet.

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ne peut être rien d autre que l âme. » 6 Outre l incertitude évidente de cettedéfinition, elle est complètement tributaire du contexte philosophique dudialogue : la question posée (« qu est-ce que l homme ? » 129e) n est pasanthropologique, mais seulement psychologique et éthique. En effet, il nes agit pas de déterminer ce qu est l homme comme tel, mais quel est, dansl homme, le sujet du comportement juste. Il n y a pour toute réponse que desremarques générales concernant le rapport à soi (la vie humaine est unrapport de souci spoudè et de soin épiméléia), dont le but est defonder la réflexion éthique. Dans l Alcibiade, Platon demande en réalitéquelle est la nature de la vie humaine qui peut permettre de distinguer des« genres de vie » 7.

Notre étude devra effectivement se tourner vers une recherche d uncritère éthique de distinction, pour supplanter l absence de critère naturel.Peut-on définir l humanité hors des critères naturels, ou plutôt en sortant dela nécessité de la naturalité pour entrer dans la contingence de l éthique, de lapraxis ? L eschatologie du Phèdre pose un critère non naturel dans lamétempsycose : la transmigration est déterminée par la qualité et la duréeavec lesquelles l âme contemple l intelligible. Une hiérarchie du vivant setrouve ainsi fondée, sur un critère spirituel, c est-à-dire éthique 8. Nousapercevons alors l implication positive de la continuité du vivant : l hommeaurait la possibilité de se rapprocher non seulement de la bête, mais aussi dudieu. Mais de nouveau, cette gradation exclut la possibilité d homogénéiserl homme en un genre délimité et unifié par un critère spécifique quil opposerait, par exemple et de nouveau en particulier, à « l animal ». Le terme« animal » doit donc garder ici ses guillemets. Quelle est selon Platon la placede l homme dans le vivant ?

II. L AME COMME PRINCIPE DE MOUVEMENT

Deux textes, l un du Protagoras, l autre du Politique, mettent enperspective cette problématique critique de la différence entre l homme etl animal : le premier en affirmant l absence originelle de cette différence, lesecond en dénonçant un anthropocentrisme. En fait, tous deux expliquent dans un cas de manière mythologique, et dans l autre de manière plusphilosophique que l homme n a pas de nature propre, c est-à-dire qu il nese distingue pas naturellement de l animal.

6 Alcibiade, trad. C. Marboeuf et J.-F. Pradeau, Paris, GF, 2000.7 L’Alcibiade achève la réflexion du Gorgias qui s’interroge sur « ce que doit être unhomme » (487e) en définissant l’âme comme sujet éthique du comportement excellent.8 Il y a chez Platon une identité intellectualiste du vrai et du bien. Le bien consiste àcontempler le vrai (Phèdre 248c-249d).

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1. L homme est originellement dépourvu de nature (Protagoras)

Pour justifier son activité et son statut de sophiste face à Socrate,Protagoras raconte un mythe (320d-322d), dont voici en quelques mots lecontenu : Zeus charge Prométhée et Épiméthée de distribuer les capacités(dunaméis) entre les différents vivants (zoia) de la terre. Lorsque toutes lescapacités ont été distribuées par Épiméthée, Prométhée se rend compte quel homme a été oublié, le laissant « nu, sans chaussures, sans couverture, sansarmes » 9 (321c). Prométhée vole alors le feu et le savoir technique. L homme seretrouve en possession « du savoir qui concerne la vie, mais il n avait pas lesavoir politique » (321d) : ils restent dispersés, comme des bêtes solitaires.Zeus intervient à ce moment-là et offre à l homme la Vergogne (aidos) et laJustice (dikè) :

Épiméthée, sans y prendre garde, avait dépensé toutes les capacités pour lesbêtes [...] ; il restait encore la race humaine, qui n avait rien reçu, et il nesavait pas quoi faire. Alors qu il était dans l embarras, Prométhée arrive pourinspecter la répartition, et il voit tous les vivants harmonieusement pourvusde tout, mais l homme nu, sans chaussures, sans couverture, sans armes. Etc était le jour fixé par le destin, où l homme devait sortir de terre et paraître àla lumière. (321c).

Ce mythe raconte l histoire exceptionnelle d un animal, l homme,qui s est vu sortir du rang des autres animaux. Si l homme se trouve ainsidistingué des autres animaux, il apparaît très clairement dans ce textequ originellement, l homme ne peut absolument pas être distingué des autresespèces animales : il est originairement dépourvu de nature, sa natureoriginelle est l absence de nature. Seulement, l intervention divine le dotefinalement d un « supplément » 10 qui comble cette absence originaire denature.

En relatant cette anthropogenèse, la sophistique de Protagorasentendait défendre une rigoureuse distinction entre l homme et l animal.C est le même anthropocentrisme que l Étranger dénoncera chez le jeuneSocrate dans le Politique (comme nous allons le voir) : on abstraitarbitrairement la classe à laquelle on appartient les hommes d une classeplus générale les animaux. C est ce qu écrit J.-L. Poirier, dans un articlefameux 11 :

9 Nous utilisons la traduction de F. Ildefonse, Paris, GF, 1997.10 Selon le mot de B. Cassin, L’effet sophistique, Paris, Gallimard, 1995, p. 217.11 J.-L. Poirier, "Eléments pour une zoologie philosophique", Critique, numéro spécial,«L'animalité », août-septembre 1978, pp. 673-688.

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ne peut être rien d autre que l âme. » 6 Outre l incertitude évidente de cettedéfinition, elle est complètement tributaire du contexte philosophique dudialogue : la question posée (« qu est-ce que l homme ? » 129e) n est pasanthropologique, mais seulement psychologique et éthique. En effet, il nes agit pas de déterminer ce qu est l homme comme tel, mais quel est, dansl homme, le sujet du comportement juste. Il n y a pour toute réponse que desremarques générales concernant le rapport à soi (la vie humaine est unrapport de souci spoudè et de soin épiméléia), dont le but est defonder la réflexion éthique. Dans l Alcibiade, Platon demande en réalitéquelle est la nature de la vie humaine qui peut permettre de distinguer des« genres de vie » 7.

Notre étude devra effectivement se tourner vers une recherche d uncritère éthique de distinction, pour supplanter l absence de critère naturel.Peut-on définir l humanité hors des critères naturels, ou plutôt en sortant dela nécessité de la naturalité pour entrer dans la contingence de l éthique, de lapraxis ? L eschatologie du Phèdre pose un critère non naturel dans lamétempsycose : la transmigration est déterminée par la qualité et la duréeavec lesquelles l âme contemple l intelligible. Une hiérarchie du vivant setrouve ainsi fondée, sur un critère spirituel, c est-à-dire éthique 8. Nousapercevons alors l implication positive de la continuité du vivant : l hommeaurait la possibilité de se rapprocher non seulement de la bête, mais aussi dudieu. Mais de nouveau, cette gradation exclut la possibilité d homogénéiserl homme en un genre délimité et unifié par un critère spécifique quil opposerait, par exemple et de nouveau en particulier, à « l animal ». Le terme« animal » doit donc garder ici ses guillemets. Quelle est selon Platon la placede l homme dans le vivant ?

II. L AME COMME PRINCIPE DE MOUVEMENT

Deux textes, l un du Protagoras, l autre du Politique, mettent enperspective cette problématique critique de la différence entre l homme etl animal : le premier en affirmant l absence originelle de cette différence, lesecond en dénonçant un anthropocentrisme. En fait, tous deux expliquent dans un cas de manière mythologique, et dans l autre de manière plusphilosophique que l homme n a pas de nature propre, c est-à-dire qu il nese distingue pas naturellement de l animal.

6 Alcibiade, trad. C. Marboeuf et J.-F. Pradeau, Paris, GF, 2000.7 L’Alcibiade achève la réflexion du Gorgias qui s’interroge sur « ce que doit être unhomme » (487e) en définissant l’âme comme sujet éthique du comportement excellent.8 Il y a chez Platon une identité intellectualiste du vrai et du bien. Le bien consiste àcontempler le vrai (Phèdre 248c-249d).

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1. L homme est originellement dépourvu de nature (Protagoras)

Pour justifier son activité et son statut de sophiste face à Socrate,Protagoras raconte un mythe (320d-322d), dont voici en quelques mots lecontenu : Zeus charge Prométhée et Épiméthée de distribuer les capacités(dunaméis) entre les différents vivants (zoia) de la terre. Lorsque toutes lescapacités ont été distribuées par Épiméthée, Prométhée se rend compte quel homme a été oublié, le laissant « nu, sans chaussures, sans couverture, sansarmes » 9 (321c). Prométhée vole alors le feu et le savoir technique. L homme seretrouve en possession « du savoir qui concerne la vie, mais il n avait pas lesavoir politique » (321d) : ils restent dispersés, comme des bêtes solitaires.Zeus intervient à ce moment-là et offre à l homme la Vergogne (aidos) et laJustice (dikè) :

Épiméthée, sans y prendre garde, avait dépensé toutes les capacités pour lesbêtes [...] ; il restait encore la race humaine, qui n avait rien reçu, et il nesavait pas quoi faire. Alors qu il était dans l embarras, Prométhée arrive pourinspecter la répartition, et il voit tous les vivants harmonieusement pourvusde tout, mais l homme nu, sans chaussures, sans couverture, sans armes. Etc était le jour fixé par le destin, où l homme devait sortir de terre et paraître àla lumière. (321c).

Ce mythe raconte l histoire exceptionnelle d un animal, l homme,qui s est vu sortir du rang des autres animaux. Si l homme se trouve ainsidistingué des autres animaux, il apparaît très clairement dans ce textequ originellement, l homme ne peut absolument pas être distingué des autresespèces animales : il est originairement dépourvu de nature, sa natureoriginelle est l absence de nature. Seulement, l intervention divine le dotefinalement d un « supplément » 10 qui comble cette absence originaire denature.

En relatant cette anthropogenèse, la sophistique de Protagorasentendait défendre une rigoureuse distinction entre l homme et l animal.C est le même anthropocentrisme que l Étranger dénoncera chez le jeuneSocrate dans le Politique (comme nous allons le voir) : on abstraitarbitrairement la classe à laquelle on appartient les hommes d une classeplus générale les animaux. C est ce qu écrit J.-L. Poirier, dans un articlefameux 11 :

9 Nous utilisons la traduction de F. Ildefonse, Paris, GF, 1997.10 Selon le mot de B. Cassin, L’effet sophistique, Paris, Gallimard, 1995, p. 217.11 J.-L. Poirier, "Eléments pour une zoologie philosophique", Critique, numéro spécial,«L'animalité », août-septembre 1978, pp. 673-688.

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( ) cette vérité de l homme est une vérité à la mesure de l homme,déterminée non par la réalité des essences (qui interdit absolument de penserune ontologie de la culture, de distinguer radicalement humanité etanimalité), mais par la subjectivité de la représentation. À coup sûr, sous cettethéorie matérialiste de l émergence, il y a de l anthropocentrisme : cettehistoire [le mythe de Protagoras] n existe que dans la représentation del homme. (p. 686).

Ce qui est intéressant dans cette abstraction qui est de l ordre de ladoxa, c est que la classe la plus générale soit celle des animaux ; en effet, enmême temps qu il affirme l exception du vivant-homme, le sophiste inscritdéfinitivement l homme dans le genre animal. Autrement dit : si le muthossophistique soutient qu une « science de l homme », une anthropologiepositive, est dès lors possible, l homme ne représente a priori rien desupérieur dans le vivant, et n est même pas l incarnation d une âme plusspirituelle que celle d un autre animal, comme l affirmera par contre Platonlui-même dans l exposition de sa propre doctrine eschatologique du Phèdre 12.Ainsi, au lieu de se retrouver gagnante, l idée d humanité ne gagne ni statutontologique particulier ou même spécifique puisque l homme estoriginellement dépourvu de nature , ni véritable distinction vis-à-vis del animal. Même le don de la Vergogne et de la Justice, ou même celui de l art,ne constituent pas immédiatement des capacités qui puissent également« pourvoir en tout » (321c) l homme ; il possède seulement les moyens qui luipermettent de se donner des moyens de subsistance. Ces dons ne constituentdonc pas des capacités déterminées ou effectives, comme celles que les autresanimaux ont reçues, mais une sorte de pure capacité (condition de possibilitéde la politique, de la technique, etc) :

Ainsi équipés [de leur « lot divin »], les hommes vivaient à l origine dispersés,et il n y avait pas de cités ; ils succombaient donc sous les coups des bêtesféroces, car ils étaient en tout plus faibles qu elles, et leur art d artisans, quiconstituaient une aide suffisante pour assurer leur nourriture, s avéraitinsuffisant dans la guerre qu ils menaient contre les bêtes sauvages. En effet,ils ne possédaient pas encore l art politique, dont l art de la guerre est unepartie. (322a-b) 13.

Les capacités données aux hommes n entraînent pas un passage à laculture. Ce qui est décrit ici, c est un état pré-politique, encore naturel. Leshommes ne sont pas encore regroupés (pas de politique), et pour le moment,ce sont eux qui sont chassés. P. Vidal-Naquet écrit à ce sujet, et en prenantl exemple de ce passage du mythe du Protagoras : « dans un très grandnombre de textes tragiques, philosophiques ou mythographiques, la chasse est

12 Cf. infra. II. 4.13 À rapprocher avec Aristote, Politique, I, 1256b.

« L’humanité » chez Platon 173

une des expressions du passage de la nature à la culture. À ce titre, elle serencontre avec la guerre. » 14 Entre le moment épiméthéen zoologieintégralement animale répondant à une isonomie de la nature et lemoment prométhéen anthropologie qui ne tient que dans un autre type

de moyen de survie , il ne ressort véritablement aucune déterminationnaturelle spécifique à l homme. Il s agit simplement d une forme de penséeécologique des conditions vitales des animaux. Aucun critère moral ouspirituel ne rentre en jeu dans la génération, la création originelle, il ne s agitque d une distribution égalitaire des moyens efficaces de survie matérielle desespèces.

Le texte du Protagoras montre l appartenance originaire de l hommeà l espèce animale, et ce par son absence de nature spécifique. Mêmel anthropocentrisme sophistique, privilégiant l homme par son abandonoriginaire, veut mettre l homme à part de tous les animaux, et finalement, nefait qu inscrire l homme, sans retour possible, dans l espèce animale, c est-à-dire soit comme une espèce animale parmi d autres, soit simplement commeun animal parmi d autres 15. L erreur originaire d Épiméthée (l oubli de ladétermination) est elle-même oubliée par les hommes (c est le cas deProtagoras). Autrement dit, l appartenance de l homme à l espèce animale estoubliée. La philosophie apparaît comme la discipline qui a pris la mesure desimplications éthico-politiques extraordinaires de cette prise de conscience.L amour de la sagesse n accorde aucun privilège a priori à l humanité. Ellenous dit : originairement, les vivants incarnés sont tous identiquement desvivants ; le supplément que les dieux ont donné à l homme ne constitue pasune différence de nature ; il y a des hommes qui sont des animaux, nonseulement au sens neutre de vivant incarné, mais aussi au sens, péjoratifpouvons-nous dire dorénavant, de bêtes, c est-à-dire d animaux sauvages,bestiaux.

Le texte du Politique revient clairement sur cette question de ladifférence de l homme et de l animal, et pour dénoncer effectivement cettedoxa qui les sépare sans justification.

2. La frontière entre l homme et l animal relève de la doxa (LePolitique) 16

14 Mythe et tragédie en Grèce ancienne, tome 1, Paris, La Découverte, 1972, p. 137.15 Autrement dit, au niveau zoologique, la classe des animaux constitue soit un ensembled’espèces, dont l’espèce humaine, soit un ensemble qui regroupe tous les vivants incarnés(dont les hommes) sans distinction d’espèce.16 Nous suivrons ici les étapes du développement sur Platon de l’article de J.-L. Poirier (op.cit.).

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( ) cette vérité de l homme est une vérité à la mesure de l homme,déterminée non par la réalité des essences (qui interdit absolument de penserune ontologie de la culture, de distinguer radicalement humanité etanimalité), mais par la subjectivité de la représentation. À coup sûr, sous cettethéorie matérialiste de l émergence, il y a de l anthropocentrisme : cettehistoire [le mythe de Protagoras] n existe que dans la représentation del homme. (p. 686).

Ce qui est intéressant dans cette abstraction qui est de l ordre de ladoxa, c est que la classe la plus générale soit celle des animaux ; en effet, enmême temps qu il affirme l exception du vivant-homme, le sophiste inscritdéfinitivement l homme dans le genre animal. Autrement dit : si le muthossophistique soutient qu une « science de l homme », une anthropologiepositive, est dès lors possible, l homme ne représente a priori rien desupérieur dans le vivant, et n est même pas l incarnation d une âme plusspirituelle que celle d un autre animal, comme l affirmera par contre Platonlui-même dans l exposition de sa propre doctrine eschatologique du Phèdre 12.Ainsi, au lieu de se retrouver gagnante, l idée d humanité ne gagne ni statutontologique particulier ou même spécifique puisque l homme estoriginellement dépourvu de nature , ni véritable distinction vis-à-vis del animal. Même le don de la Vergogne et de la Justice, ou même celui de l art,ne constituent pas immédiatement des capacités qui puissent également« pourvoir en tout » (321c) l homme ; il possède seulement les moyens qui luipermettent de se donner des moyens de subsistance. Ces dons ne constituentdonc pas des capacités déterminées ou effectives, comme celles que les autresanimaux ont reçues, mais une sorte de pure capacité (condition de possibilitéde la politique, de la technique, etc) :

Ainsi équipés [de leur « lot divin »], les hommes vivaient à l origine dispersés,et il n y avait pas de cités ; ils succombaient donc sous les coups des bêtesféroces, car ils étaient en tout plus faibles qu elles, et leur art d artisans, quiconstituaient une aide suffisante pour assurer leur nourriture, s avéraitinsuffisant dans la guerre qu ils menaient contre les bêtes sauvages. En effet,ils ne possédaient pas encore l art politique, dont l art de la guerre est unepartie. (322a-b) 13.

Les capacités données aux hommes n entraînent pas un passage à laculture. Ce qui est décrit ici, c est un état pré-politique, encore naturel. Leshommes ne sont pas encore regroupés (pas de politique), et pour le moment,ce sont eux qui sont chassés. P. Vidal-Naquet écrit à ce sujet, et en prenantl exemple de ce passage du mythe du Protagoras : « dans un très grandnombre de textes tragiques, philosophiques ou mythographiques, la chasse est

12 Cf. infra. II. 4.13 À rapprocher avec Aristote, Politique, I, 1256b.

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une des expressions du passage de la nature à la culture. À ce titre, elle serencontre avec la guerre. » 14 Entre le moment épiméthéen zoologieintégralement animale répondant à une isonomie de la nature et lemoment prométhéen anthropologie qui ne tient que dans un autre type

de moyen de survie , il ne ressort véritablement aucune déterminationnaturelle spécifique à l homme. Il s agit simplement d une forme de penséeécologique des conditions vitales des animaux. Aucun critère moral ouspirituel ne rentre en jeu dans la génération, la création originelle, il ne s agitque d une distribution égalitaire des moyens efficaces de survie matérielle desespèces.

Le texte du Protagoras montre l appartenance originaire de l hommeà l espèce animale, et ce par son absence de nature spécifique. Mêmel anthropocentrisme sophistique, privilégiant l homme par son abandonoriginaire, veut mettre l homme à part de tous les animaux, et finalement, nefait qu inscrire l homme, sans retour possible, dans l espèce animale, c est-à-dire soit comme une espèce animale parmi d autres, soit simplement commeun animal parmi d autres 15. L erreur originaire d Épiméthée (l oubli de ladétermination) est elle-même oubliée par les hommes (c est le cas deProtagoras). Autrement dit, l appartenance de l homme à l espèce animale estoubliée. La philosophie apparaît comme la discipline qui a pris la mesure desimplications éthico-politiques extraordinaires de cette prise de conscience.L amour de la sagesse n accorde aucun privilège a priori à l humanité. Ellenous dit : originairement, les vivants incarnés sont tous identiquement desvivants ; le supplément que les dieux ont donné à l homme ne constitue pasune différence de nature ; il y a des hommes qui sont des animaux, nonseulement au sens neutre de vivant incarné, mais aussi au sens, péjoratifpouvons-nous dire dorénavant, de bêtes, c est-à-dire d animaux sauvages,bestiaux.

Le texte du Politique revient clairement sur cette question de ladifférence de l homme et de l animal, et pour dénoncer effectivement cettedoxa qui les sépare sans justification.

2. La frontière entre l homme et l animal relève de la doxa (LePolitique) 16

14 Mythe et tragédie en Grèce ancienne, tome 1, Paris, La Découverte, 1972, p. 137.15 Autrement dit, au niveau zoologique, la classe des animaux constitue soit un ensembled’espèces, dont l’espèce humaine, soit un ensemble qui regroupe tous les vivants incarnés(dont les hommes) sans distinction d’espèce.16 Nous suivrons ici les étapes du développement sur Platon de l’article de J.-L. Poirier (op.cit.).

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Dans Le Politique, l Étranger et Socrate le Jeune cherchent à élaborerune définition de la science politique. Dans le passage suivant, Socrate leJeune fait une erreur dans son opération de dichotomie :

Et pour ce qui est de l élevage des troupeaux, vois-tu comment faire pour que,après avoir montré qu il porte sur des objets qui sont jumeaux, cetterecherche, au lieu d être poursuivie dans le double, le soit dans la moitié dudouble ? J y mettrai tout mon empressement. À mon avis, il y a un élevagequi se rapporte aux hommes et un autre qui concerne les bêtes. Oui, voilàune division qui atteste au plus haut degré ton empressement et ta vaillance.Évitons pourtant d être à nouveau victime de cette méprise... (261e-262a 17).

Socrate le Jeune, croyant respecter les règles élémentaires de ladichotomie, classe l homme et l animal en deux genres distincts sans lemoindre examen préalable, imprimant ainsi une ligne de partage qui lessépare radicalement. L Étranger va montrer que l erreur est double. D unepart, l erreur est logique : Socrate le Jeune inclut de manière anticipée lesespèces dans les genres. D autre part, l erreur est morale : elle tient à lapersistance d une opinion fausse. Sans aucun discernement dialectique,Socrate le Jeune abstrait simplement de la classe générale des vivants la classeà laquelle il appartient (l homme), pour lui conférer la plus grande valeurontologique. Plus loin dans le dialogue, l Étranger montre jusqu où peutmener cette méthode : les hommes sont mis au même rang que des porcs(266b-d). Nous retrouvons ailleurs (en République, II, 372d - fin de laconstruction de la première cité idéale) cette comparaison de l homme avecun porc, lorsque Glaucon demande : « Si tu mets sur pied une cité depourceaux, Socrate, tu ne leur offrirais pas d autre pâture que celle-là ? » 18. Eneffet, dans la première cité idéale, tout raffinement humain a été exclu.Aucune caractéristique naturelle n empêche que les hommes se comportent enbêtes. Il apparaît donc clairement, dans le texte du Politique, que pour Platon,l idée d une ligne de partage radicale entre l homme et l animal relève de ladoxa, de la simple représentation :

C est ce que ferait peut-être un autre animal, s il en existe, doué de réflexioncomme, mettons, la grue, ou toute autre espèce du genre ; elle attribueraitprobablement les noms comme tu le fais, en prenant d abord un seul et mêmegenre celui de grue [sic] pour l opposer aux autres vivants et pour seglorifier elle-même, et elle rejetterait en bloc y compris les hommes pourlesquels elle n utiliserait probablement aucun autre nom que celui de bêtes .(Politique, 263d).

Seule la capacité à raisonner déterminerait cette ligne de partage(anthropocentrisme). La figure de la grue a pour fonction de montrer que la

17 Politique, trad. L. Brisson et J.-F. Pradeau, Paris, GF, 2003.18 La République, trad. G. Leroux, Paris, GF, 2002.

« L’humanité » chez Platon 175

question de la différence entre l animal et l homme ne peut se contenterd une représentation positive, endoxale, au risque de négliger les différencesconceptuelles qui, seules, permettent une juste distribution dichotomique. Unzôon doué de logos, comme la grue, diviserait lui aussi les zôa entre, d unepart, les zôa de sa race, et d autre part, tous les autres zôa. Cette allégorie dela grue, aussi insignifiante qu elle paraît, ne nous semble pas moinsimportante, au moins comme élément métaphorique qui permet de penser letrait sans doute caractéristique du discours métaphysique platonicien et post-platonicien sur l homme, et qui est à la source de la problématique de cetteétude : l absence patente de séparation essentielle entre les différents genresdu vivant, et en particulier entre l homme et l animal. Par exemple : l animalserait un homme insuffisamment logique pour penser le divin et donc êtredivin à son tour ; l homme est un animal rationnel 19 (Aristote) ; les dieux sontanthropomorphes, ils rencontrent les humains, peuvent s unir à eux, mourir 20.Animaux, hommes et dieux sont tous des zôa, des animaux, c est-à-dire pourun Grec des vivants « qui ont le souffle » (selon l étymologie de zôon). À cemoment précis de la pensée platonicienne, nous sommes à un point deconfusion radicale entre au moins 21 l animal et l homme. L échec de ladivision 22 et la destruction de la représentation fausse de la séparation quis ensuit ouvre un moment critique et panique qu aucune anthropologie puisqu il n y en a plus ne peut réguler. L allégorie de la grue a pourfonction de montrer que la différence entre l homme et l animal varie selon ledegré d âme. L homme et l animal sont caractérisés par des morphologiespsychiques que nous avons étudiées : l homme a la raison en partage, l animalest dominé par son désir, puisqu il n a pas la raison en partage, etc. Mais denouveau, certains hommes peuvent être des bêtes, lorsque le désir détermineleur comportement. En ce sens, l animalité serait davantage un critère éthiquequ un critère naturel déterminé.

19 La formule d’Aristote, bien que post-platonicienne, constitue sans doute l’aveu le plusrévélateur et le plus célèbre de l’absence de distinction véritable entre les différents genresdu vivant, l’impossibilité ou la difficulté dans laquelle ont été les Grecs, et, par là même,leurs disciples les plus modernes jusqu’aux humanismes, de penser l’homme comme tel, depenser son humanité.20 Dans la mythologie, mais pas dans la pensée platonicienne, où les dieux sont identifiésaux astres.21 « Au moins », car l’eschatologie platonicienne montre que tous les vivants (animaux,hommes et dieux) ont la même structure d’âme.22 Dans le Politique, la division a échoué, car aucune distinction entre la direction deshommes et celle des autres vivants n’a pu (encore) être élaborée. Et ceci non seulement,donc, entre hommes et animaux, mais aussi entre hommes et dieux. À ce titre, L. Brisson etJ.-F. Pradeau écrivent, dans leur édition du Politique (op. cit., p. 37) : « Le Politiqueintroduit ainsi l’une de ses thèses majeures, selon laquelle il n’est pas de politique sanscosmologie, c’est-à-dire sans compréhension de ce qu’est le vivant humain qu’il fautdiriger, de ce que sont sa nature et sa situation au sein du monde. »

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Dans Le Politique, l Étranger et Socrate le Jeune cherchent à élaborerune définition de la science politique. Dans le passage suivant, Socrate leJeune fait une erreur dans son opération de dichotomie :

Et pour ce qui est de l élevage des troupeaux, vois-tu comment faire pour que,après avoir montré qu il porte sur des objets qui sont jumeaux, cetterecherche, au lieu d être poursuivie dans le double, le soit dans la moitié dudouble ? J y mettrai tout mon empressement. À mon avis, il y a un élevagequi se rapporte aux hommes et un autre qui concerne les bêtes. Oui, voilàune division qui atteste au plus haut degré ton empressement et ta vaillance.Évitons pourtant d être à nouveau victime de cette méprise... (261e-262a 17).

Socrate le Jeune, croyant respecter les règles élémentaires de ladichotomie, classe l homme et l animal en deux genres distincts sans lemoindre examen préalable, imprimant ainsi une ligne de partage qui lessépare radicalement. L Étranger va montrer que l erreur est double. D unepart, l erreur est logique : Socrate le Jeune inclut de manière anticipée lesespèces dans les genres. D autre part, l erreur est morale : elle tient à lapersistance d une opinion fausse. Sans aucun discernement dialectique,Socrate le Jeune abstrait simplement de la classe générale des vivants la classeà laquelle il appartient (l homme), pour lui conférer la plus grande valeurontologique. Plus loin dans le dialogue, l Étranger montre jusqu où peutmener cette méthode : les hommes sont mis au même rang que des porcs(266b-d). Nous retrouvons ailleurs (en République, II, 372d - fin de laconstruction de la première cité idéale) cette comparaison de l homme avecun porc, lorsque Glaucon demande : « Si tu mets sur pied une cité depourceaux, Socrate, tu ne leur offrirais pas d autre pâture que celle-là ? » 18. Eneffet, dans la première cité idéale, tout raffinement humain a été exclu.Aucune caractéristique naturelle n empêche que les hommes se comportent enbêtes. Il apparaît donc clairement, dans le texte du Politique, que pour Platon,l idée d une ligne de partage radicale entre l homme et l animal relève de ladoxa, de la simple représentation :

C est ce que ferait peut-être un autre animal, s il en existe, doué de réflexioncomme, mettons, la grue, ou toute autre espèce du genre ; elle attribueraitprobablement les noms comme tu le fais, en prenant d abord un seul et mêmegenre celui de grue [sic] pour l opposer aux autres vivants et pour seglorifier elle-même, et elle rejetterait en bloc y compris les hommes pourlesquels elle n utiliserait probablement aucun autre nom que celui de bêtes .(Politique, 263d).

Seule la capacité à raisonner déterminerait cette ligne de partage(anthropocentrisme). La figure de la grue a pour fonction de montrer que la

17 Politique, trad. L. Brisson et J.-F. Pradeau, Paris, GF, 2003.18 La République, trad. G. Leroux, Paris, GF, 2002.

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question de la différence entre l animal et l homme ne peut se contenterd une représentation positive, endoxale, au risque de négliger les différencesconceptuelles qui, seules, permettent une juste distribution dichotomique. Unzôon doué de logos, comme la grue, diviserait lui aussi les zôa entre, d unepart, les zôa de sa race, et d autre part, tous les autres zôa. Cette allégorie dela grue, aussi insignifiante qu elle paraît, ne nous semble pas moinsimportante, au moins comme élément métaphorique qui permet de penser letrait sans doute caractéristique du discours métaphysique platonicien et post-platonicien sur l homme, et qui est à la source de la problématique de cetteétude : l absence patente de séparation essentielle entre les différents genresdu vivant, et en particulier entre l homme et l animal. Par exemple : l animalserait un homme insuffisamment logique pour penser le divin et donc êtredivin à son tour ; l homme est un animal rationnel 19 (Aristote) ; les dieux sontanthropomorphes, ils rencontrent les humains, peuvent s unir à eux, mourir 20.Animaux, hommes et dieux sont tous des zôa, des animaux, c est-à-dire pourun Grec des vivants « qui ont le souffle » (selon l étymologie de zôon). À cemoment précis de la pensée platonicienne, nous sommes à un point deconfusion radicale entre au moins 21 l animal et l homme. L échec de ladivision 22 et la destruction de la représentation fausse de la séparation quis ensuit ouvre un moment critique et panique qu aucune anthropologie puisqu il n y en a plus ne peut réguler. L allégorie de la grue a pourfonction de montrer que la différence entre l homme et l animal varie selon ledegré d âme. L homme et l animal sont caractérisés par des morphologiespsychiques que nous avons étudiées : l homme a la raison en partage, l animalest dominé par son désir, puisqu il n a pas la raison en partage, etc. Mais denouveau, certains hommes peuvent être des bêtes, lorsque le désir détermineleur comportement. En ce sens, l animalité serait davantage un critère éthiquequ un critère naturel déterminé.

19 La formule d’Aristote, bien que post-platonicienne, constitue sans doute l’aveu le plusrévélateur et le plus célèbre de l’absence de distinction véritable entre les différents genresdu vivant, l’impossibilité ou la difficulté dans laquelle ont été les Grecs, et, par là même,leurs disciples les plus modernes jusqu’aux humanismes, de penser l’homme comme tel, depenser son humanité.20 Dans la mythologie, mais pas dans la pensée platonicienne, où les dieux sont identifiésaux astres.21 « Au moins », car l’eschatologie platonicienne montre que tous les vivants (animaux,hommes et dieux) ont la même structure d’âme.22 Dans le Politique, la division a échoué, car aucune distinction entre la direction deshommes et celle des autres vivants n’a pu (encore) être élaborée. Et ceci non seulement,donc, entre hommes et animaux, mais aussi entre hommes et dieux. À ce titre, L. Brisson etJ.-F. Pradeau écrivent, dans leur édition du Politique (op. cit., p. 37) : « Le Politiqueintroduit ainsi l’une de ses thèses majeures, selon laquelle il n’est pas de politique sanscosmologie, c’est-à-dire sans compréhension de ce qu’est le vivant humain qu’il fautdiriger, de ce que sont sa nature et sa situation au sein du monde. »

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3. Il n y a pas d « âme humaine »

À aucun moment, nous ne trouvons chez Platon d essence del homme. Ce qui fait l animal ou l homme et, par suite, leur différence, cen est absolument pas selon Platon leur configuration somatique, leur schèmapar exemple, mais leurs morphologies psychiques distinctes. À la place d uneanthropologie délimitée, nous trouvons chez Platon une zoo-logie quiconstate les phénomènes de métamorphoses des âmes, et donc, par suite, uneforme de psychologie générale des vivants. Ainsi, il n y a pas à proprementparler d animal, d homme et de dieu : il y a une âme (spécifiquement)animale, une âme (spécifiquement) humaine et une âme (spécifiquement)divine. Par exemple, un homme peut avoir une âme bestiale c est le cas dutyran ou une âme divine c est le cas du philosophe 23. Il nous reste alors àconfirmer ce que peut bien être une âme humaine . L âme animale estl épithumia, l âme divine le nous , et l âme humaine est, comme nous l avonsdéjà écrit, l âme déchirée entre ces deux tendances (par exemple, l âmecomposée de trois éléments de la République). Nous faisons l hypothèsesuivante : si l âme oscille effectivement entre l âme désirante et l âmeintelligente, il n existe pas comme telle d âme humaine . Celle-ci ne possèdecomme telle aucune spécificité, aucune réalité psychique stricte et stable quipourrait la distinguer des autres types d âme. L idée d une âme humaineserait une fiction, la simple désignation de l âme incarnée dans un vivantcapable de penser son propre comportement, et en particulier son passaged un comportement bestial à un comportement juste par exemple.

En ce sens, il y aurait non pas trois tendances ou âmes (animale,humaine et divine), mais deux, « animale » et « divine », l une injuste et l autrejuste (avec une infinité de degrés intermédiaires), ces noms qui sontsimplement des désignations de deux morphologies psychiques. Il ne faudraitappeler « animal » que le vivant qui est pleinement, et donc identiquement àsoi, une « âme animale » (absence de raison, dominations des besoins sans lamédiation réflexive de la pensée) ; de même, le dieu est intégralement l « âmedivine » (règne absolue de la raison, absence de phthonos 24 envie ou jalousie

, qui seraient des imperfections de l intelligence). L animalité, l humanité etla divinité ne sont que des degrés de perfection de l âme : perfection relativepour l animalité (bêtes et hommes), absolue pour le divin (les dieux) ;existence sensible pour l animalité, intelligible pour le divin. Il n y a pasd existence sensible sans rapport à l animalité.

Mais alors comment penser une forme de séparation naturelle entreces deux vivants, puisque celle-ci est nécessaire pour inscrire la spécificité

23 Cependant, pas dans le même sens : un homme peut être effectivement une bête, mais nepeut pas être effectivement à la mesure d’un dieu. Nous essayerons d’évaluer à la fin decette étude à quel point et à quelles conditions l’homme peut être « divin ».24 Cf. Phèdre 247a, Timée 23d et 29e, et Critias 109b-c.

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éthique et politique de l homme dans le cosmos (contexte et enjeu duPolitique) ? L homme n est-il qu un genre d animal, un animal qui aurait enpartage le logos ? En posant une identité entre les âmes, la théorie de latransmigration des âmes va bien sûr dans le sens d une identité entre lesvivants. En effet, dans la métensomatose, une âme peut passer d un vivant àun vivant d une autre espèce. Pourtant, c est elle qui nous semble fournir chezPlaton un élément opératoire pour penser une spécificité du vivant-homme,en introduisant un critère éthique au c ur même du processus de latransmigration.

4. Nouvel échec de délimitation : la métensomatose (Phèdre)

a. La continuité spirituelle du vivant

Toute âme est immortelle. En effet, ce qui se meut toujours estimmortel. Or, pour l être qui en meut un autre et qui est mû par autre chose,la cessation du mouvement équivaut à la cessation de la vie. Seul l être qui semeut lui-même, puisqu il ne fait pas défaut à lui-même, ne cesse jamais d êtremû ; mieux encore, il est source et principe de mouvement pour tout ce quiest mû. (Phèdre 245c-d).

La nature de l âme est d être principe (archè) de mouvement.Éternellement mobile, et donc immortelle, elle est la cause première de tousles mouvements. Le mouvement auto-moteur est le même chez l animal,l homme et le dieu ; l âme est la même qu il s agisse d un animal, d un hommeou d un dieu. C est toujours l âme qui anime les vivants, et qui, dans latransmigration, passe d un vivant à un autre. Aucune frontière n interdit latransmigration d une âme, de sorte qu à ce point, l humanité ne se distinguedes autres vivants que par l articulation de l âme à un schèma , unemorphologie corporelle spécifique. Nous comprenons bien que cette primautéabsolue de l âme chez Platon renvoie communément la physique, la science(épistémè) et l anthropologie à la psychologie, à une psychologie générale.Ainsi, dans l horizon eschatologique du Phèdre, nous ne pouvons penserl homme que comme un type spécifique. Une telle définition reste pourtantabsolument insuffisante pour définir une essence de l homme de plus en plusimprobable.

L eschatologie platonicienne installe donc une continuité(psychique) formidable entre les vivants. Si nous restons à ce stade de lacontinuité parfaite dans l ordre du vivant grâce à l identité eschatologique desâmes, nous comprenons certes bien qu il n y a pas chez Platond anthropologie distincte d une psychologie générale, c est-à-dire pas deséparation stricte entre les vivants, mais nous perdons le peu de spécificité(un fonctionnement psychologique spécifique, un statut intermédiaire entreanimal et dieu, etc.) de l homme.

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3. Il n y a pas d « âme humaine »

À aucun moment, nous ne trouvons chez Platon d essence del homme. Ce qui fait l animal ou l homme et, par suite, leur différence, cen est absolument pas selon Platon leur configuration somatique, leur schèmapar exemple, mais leurs morphologies psychiques distinctes. À la place d uneanthropologie délimitée, nous trouvons chez Platon une zoo-logie quiconstate les phénomènes de métamorphoses des âmes, et donc, par suite, uneforme de psychologie générale des vivants. Ainsi, il n y a pas à proprementparler d animal, d homme et de dieu : il y a une âme (spécifiquement)animale, une âme (spécifiquement) humaine et une âme (spécifiquement)divine. Par exemple, un homme peut avoir une âme bestiale c est le cas dutyran ou une âme divine c est le cas du philosophe 23. Il nous reste alors àconfirmer ce que peut bien être une âme humaine . L âme animale estl épithumia, l âme divine le nous , et l âme humaine est, comme nous l avonsdéjà écrit, l âme déchirée entre ces deux tendances (par exemple, l âmecomposée de trois éléments de la République). Nous faisons l hypothèsesuivante : si l âme oscille effectivement entre l âme désirante et l âmeintelligente, il n existe pas comme telle d âme humaine . Celle-ci ne possèdecomme telle aucune spécificité, aucune réalité psychique stricte et stable quipourrait la distinguer des autres types d âme. L idée d une âme humaineserait une fiction, la simple désignation de l âme incarnée dans un vivantcapable de penser son propre comportement, et en particulier son passaged un comportement bestial à un comportement juste par exemple.

En ce sens, il y aurait non pas trois tendances ou âmes (animale,humaine et divine), mais deux, « animale » et « divine », l une injuste et l autrejuste (avec une infinité de degrés intermédiaires), ces noms qui sontsimplement des désignations de deux morphologies psychiques. Il ne faudraitappeler « animal » que le vivant qui est pleinement, et donc identiquement àsoi, une « âme animale » (absence de raison, dominations des besoins sans lamédiation réflexive de la pensée) ; de même, le dieu est intégralement l « âmedivine » (règne absolue de la raison, absence de phthonos 24 envie ou jalousie

, qui seraient des imperfections de l intelligence). L animalité, l humanité etla divinité ne sont que des degrés de perfection de l âme : perfection relativepour l animalité (bêtes et hommes), absolue pour le divin (les dieux) ;existence sensible pour l animalité, intelligible pour le divin. Il n y a pasd existence sensible sans rapport à l animalité.

Mais alors comment penser une forme de séparation naturelle entreces deux vivants, puisque celle-ci est nécessaire pour inscrire la spécificité

23 Cependant, pas dans le même sens : un homme peut être effectivement une bête, mais nepeut pas être effectivement à la mesure d’un dieu. Nous essayerons d’évaluer à la fin decette étude à quel point et à quelles conditions l’homme peut être « divin ».24 Cf. Phèdre 247a, Timée 23d et 29e, et Critias 109b-c.

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éthique et politique de l homme dans le cosmos (contexte et enjeu duPolitique) ? L homme n est-il qu un genre d animal, un animal qui aurait enpartage le logos ? En posant une identité entre les âmes, la théorie de latransmigration des âmes va bien sûr dans le sens d une identité entre lesvivants. En effet, dans la métensomatose, une âme peut passer d un vivant àun vivant d une autre espèce. Pourtant, c est elle qui nous semble fournir chezPlaton un élément opératoire pour penser une spécificité du vivant-homme,en introduisant un critère éthique au c ur même du processus de latransmigration.

4. Nouvel échec de délimitation : la métensomatose (Phèdre)

a. La continuité spirituelle du vivant

Toute âme est immortelle. En effet, ce qui se meut toujours estimmortel. Or, pour l être qui en meut un autre et qui est mû par autre chose,la cessation du mouvement équivaut à la cessation de la vie. Seul l être qui semeut lui-même, puisqu il ne fait pas défaut à lui-même, ne cesse jamais d êtremû ; mieux encore, il est source et principe de mouvement pour tout ce quiest mû. (Phèdre 245c-d).

La nature de l âme est d être principe (archè) de mouvement.Éternellement mobile, et donc immortelle, elle est la cause première de tousles mouvements. Le mouvement auto-moteur est le même chez l animal,l homme et le dieu ; l âme est la même qu il s agisse d un animal, d un hommeou d un dieu. C est toujours l âme qui anime les vivants, et qui, dans latransmigration, passe d un vivant à un autre. Aucune frontière n interdit latransmigration d une âme, de sorte qu à ce point, l humanité ne se distinguedes autres vivants que par l articulation de l âme à un schèma , unemorphologie corporelle spécifique. Nous comprenons bien que cette primautéabsolue de l âme chez Platon renvoie communément la physique, la science(épistémè) et l anthropologie à la psychologie, à une psychologie générale.Ainsi, dans l horizon eschatologique du Phèdre, nous ne pouvons penserl homme que comme un type spécifique. Une telle définition reste pourtantabsolument insuffisante pour définir une essence de l homme de plus en plusimprobable.

L eschatologie platonicienne installe donc une continuité(psychique) formidable entre les vivants. Si nous restons à ce stade de lacontinuité parfaite dans l ordre du vivant grâce à l identité eschatologique desâmes, nous comprenons certes bien qu il n y a pas chez Platond anthropologie distincte d une psychologie générale, c est-à-dire pas deséparation stricte entre les vivants, mais nous perdons le peu de spécificité(un fonctionnement psychologique spécifique, un statut intermédiaire entreanimal et dieu, etc.) de l homme.

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Pourtant, la théorie de la transmigration apporte dans le mêmetemps un critère de différentiation décisif : en effet, un principe spirituelcommande la réincarnation. Des règles transcendantales organisent latransmigration d une âme d un corps dans un autre corps. Que nous dit letexte ? C est la contemplation qui fait qu un dieu est un dieu (Phèdre 249c) ;les âmes humaines suivent cette ascension vers l intelligible, de manière plusou moins satisfaisante 25 (ibid., 248a-b), ou ne la suivent pas :

Dans toutes ces incarnations, l homme qui a mené une vie juste reçoit lemeilleur lot, alors que celui qui a mené une vie injuste en reçoit un moinsbon. [...]. L âme d un homme peut aussi aller s implanter dans le corps d unebête, et inversement celui qui fut un jour un homme peut de bête redevenirun homme. De toute façon, l âme qui n a jamais vu la vérité ne peut prendrel aspect qui est le nôtre. (ibid., 248e-249b).

C est la durée et la qualité de la contemplation de l intelligible(nommé ici « la vérité ») qui détermine l incarnation : l histoire de chaque âmeconstitue le moteur de la réincarnation. En 248d-e, Socrate donne un exempled incarnation d âmes en neuf types d hommes, qui composent une hiérarchiefondée sur des critères d excellence spirituelle, et, semble-t-il, éthique. De lavision la plus riche à la moins riche : le philosophe, le roi juste et compétent,l homme politique, l homme qui aime l effort physique, le devin, l homme quis adonne à l imitation, le démiurge ou l agriculteur, le sophiste ou ledémagogue, et enfin le tyran.

L âme a le corps que son degré de spiritualisation mérite et le profiléthique qui lui correspond. Il s agit d une double hiérarchie : entre les vivantsd une part, et dans le genre du vivant (humain en l occurrence) d autre part.L animalité, l humanité et la divinité sont des modes d incarnation etd existence de l âme.

b. La hiérarchie spirituelle du vivant

La théorie de la transmigration pose donc une continuité radicaleentre les vivants. Il n y a que des âmes, différemment réincarnées en fonctionde leur contemplation de l intelligible, c est-à-dire de l activité de leur pensée,c est-à-dire encore en fonction de leur savoir. Soit l âme « a contempléquelque chose de la vérité », et ses « ailes 26 » lui permettront de s élever, des assimiler à la divinité ; soit « elle n a pas accédé à cette contemplation », et

25 Nous n’exposerons pas ici les règles complexes qui président à la transmigration. Pourdavantage de précisions, cf. L. Brisson, introduction à son édition du Phèdre (op. cit.).26 J.-L. Poirier écrit (op. cit., p. 680) : « Les régions du visible qui recueillent la signifiancedes vies spirituelles s’étagent de haut en bas, traduisant le contenu dynamique de la formeexpressive de l’âme : l’aile. »

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alors, une fois qu elle s est « gorgée d oubli et de perversion », elle « perd sesailes et tombe à terre » (Phèdre, 248c). C est l oubli qui est cause de la chutedes ailes. J.-L. Poirier écrit en ce sens 27 :

Dans sa chute, l âme se corporéise, se nourrit de ce qui est matériel ettemporel, s identifie à l existence finie : le processus spirituel même de laperte du savoir est le mouvement par où l âme prend corps, devient visible des attacher à des objets visibles [sic]. Pesanteur qui est la limite de la légèretéde l âme. C est aussi pourquoi le corps est le dépôt d une signification qui serenverse : il n est que du sens perdu en tombant dans le visible. Toutes lesformes intermédiaires se suivent, à l intérieur de l existence humaine etjusqu à l animalité qui est l oubli total du savoir (ibid., 248c).

L incarnation signifie une perte de la spiritualité. Une âme qui seréincarne est moins spirituelle qu une âme qui ne se réincarne pas. Et uneâme réincarnée est plus ou moins spirituelle (elle a plus ou moins biencontemplé l intelligible), elle a plus ou moins oublié son origine spirituelle.La réincarnation est exclusivement déterminée par la théôria, quelle que soitl âme : incarnée ou non. Une âme qui chute et qui doit s incarner s incarneraà la première génération dans un corps d homme ; à la seconde génération,elle pourra s incarner dans un corps animal, si elle n a pas convenablementcontemplé l intelligible à la génération précédente (Phèdre 248c-d). Retenonsdeux éléments simples :

Un critère éthico-spirituel préside à la réincarnation. Lorsqu elle contemplel intelligible, l âme se rapproche de la perfection intelligible. Un homme estun homme en fonction de la spiritualité de son âme ; un animal, de même.L eschatologie platonicienne précise donc très clairement les modalités d unehiérarchie dans le vivant. Les degrés de cette échelle sont des degrésspirituels. Cette hiérarchie du vivant est une hiérarchie spirituelle : elledistribue dieux, hommes et animaux en fonction de leur degré d oubli de leurorigine spirituelle.

Détaillons cette hiérarchie. Au sommet de la hiérarchie, les dieux. Ilsrestent séparés du reste de la hiérarchie, puisqu ils vivent intégralement danset par la contemplation de l intelligible. C est la contemplation perpétuelle del intelligible qui fait qu un dieu est un dieu (ibid., 249c-d). Ils existenttotalement dans la connaissance de la plus haute vérité. Ainsi, ils ne peuventchuter et donc ils n ont pas à s incarner. Ne connaissant pas la mort, ilsrestent éternellement identiques à leur origine. Viens alors la multitude desdegrés inférieurs.

D abord, l homme, moins éloigné de la vérité que la bête. L hommeest l âme qui a perdu la science, mais qui a la possibilité de se souvenir, en

27 Ibid.

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Pourtant, la théorie de la transmigration apporte dans le mêmetemps un critère de différentiation décisif : en effet, un principe spirituelcommande la réincarnation. Des règles transcendantales organisent latransmigration d une âme d un corps dans un autre corps. Que nous dit letexte ? C est la contemplation qui fait qu un dieu est un dieu (Phèdre 249c) ;les âmes humaines suivent cette ascension vers l intelligible, de manière plusou moins satisfaisante 25 (ibid., 248a-b), ou ne la suivent pas :

Dans toutes ces incarnations, l homme qui a mené une vie juste reçoit lemeilleur lot, alors que celui qui a mené une vie injuste en reçoit un moinsbon. [...]. L âme d un homme peut aussi aller s implanter dans le corps d unebête, et inversement celui qui fut un jour un homme peut de bête redevenirun homme. De toute façon, l âme qui n a jamais vu la vérité ne peut prendrel aspect qui est le nôtre. (ibid., 248e-249b).

C est la durée et la qualité de la contemplation de l intelligible(nommé ici « la vérité ») qui détermine l incarnation : l histoire de chaque âmeconstitue le moteur de la réincarnation. En 248d-e, Socrate donne un exempled incarnation d âmes en neuf types d hommes, qui composent une hiérarchiefondée sur des critères d excellence spirituelle, et, semble-t-il, éthique. De lavision la plus riche à la moins riche : le philosophe, le roi juste et compétent,l homme politique, l homme qui aime l effort physique, le devin, l homme quis adonne à l imitation, le démiurge ou l agriculteur, le sophiste ou ledémagogue, et enfin le tyran.

L âme a le corps que son degré de spiritualisation mérite et le profiléthique qui lui correspond. Il s agit d une double hiérarchie : entre les vivantsd une part, et dans le genre du vivant (humain en l occurrence) d autre part.L animalité, l humanité et la divinité sont des modes d incarnation etd existence de l âme.

b. La hiérarchie spirituelle du vivant

La théorie de la transmigration pose donc une continuité radicaleentre les vivants. Il n y a que des âmes, différemment réincarnées en fonctionde leur contemplation de l intelligible, c est-à-dire de l activité de leur pensée,c est-à-dire encore en fonction de leur savoir. Soit l âme « a contempléquelque chose de la vérité », et ses « ailes 26 » lui permettront de s élever, des assimiler à la divinité ; soit « elle n a pas accédé à cette contemplation », et

25 Nous n’exposerons pas ici les règles complexes qui président à la transmigration. Pourdavantage de précisions, cf. L. Brisson, introduction à son édition du Phèdre (op. cit.).26 J.-L. Poirier écrit (op. cit., p. 680) : « Les régions du visible qui recueillent la signifiancedes vies spirituelles s’étagent de haut en bas, traduisant le contenu dynamique de la formeexpressive de l’âme : l’aile. »

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alors, une fois qu elle s est « gorgée d oubli et de perversion », elle « perd sesailes et tombe à terre » (Phèdre, 248c). C est l oubli qui est cause de la chutedes ailes. J.-L. Poirier écrit en ce sens 27 :

Dans sa chute, l âme se corporéise, se nourrit de ce qui est matériel ettemporel, s identifie à l existence finie : le processus spirituel même de laperte du savoir est le mouvement par où l âme prend corps, devient visible des attacher à des objets visibles [sic]. Pesanteur qui est la limite de la légèretéde l âme. C est aussi pourquoi le corps est le dépôt d une signification qui serenverse : il n est que du sens perdu en tombant dans le visible. Toutes lesformes intermédiaires se suivent, à l intérieur de l existence humaine etjusqu à l animalité qui est l oubli total du savoir (ibid., 248c).

L incarnation signifie une perte de la spiritualité. Une âme qui seréincarne est moins spirituelle qu une âme qui ne se réincarne pas. Et uneâme réincarnée est plus ou moins spirituelle (elle a plus ou moins biencontemplé l intelligible), elle a plus ou moins oublié son origine spirituelle.La réincarnation est exclusivement déterminée par la théôria, quelle que soitl âme : incarnée ou non. Une âme qui chute et qui doit s incarner s incarneraà la première génération dans un corps d homme ; à la seconde génération,elle pourra s incarner dans un corps animal, si elle n a pas convenablementcontemplé l intelligible à la génération précédente (Phèdre 248c-d). Retenonsdeux éléments simples :

Un critère éthico-spirituel préside à la réincarnation. Lorsqu elle contemplel intelligible, l âme se rapproche de la perfection intelligible. Un homme estun homme en fonction de la spiritualité de son âme ; un animal, de même.L eschatologie platonicienne précise donc très clairement les modalités d unehiérarchie dans le vivant. Les degrés de cette échelle sont des degrésspirituels. Cette hiérarchie du vivant est une hiérarchie spirituelle : elledistribue dieux, hommes et animaux en fonction de leur degré d oubli de leurorigine spirituelle.

Détaillons cette hiérarchie. Au sommet de la hiérarchie, les dieux. Ilsrestent séparés du reste de la hiérarchie, puisqu ils vivent intégralement danset par la contemplation de l intelligible. C est la contemplation perpétuelle del intelligible qui fait qu un dieu est un dieu (ibid., 249c-d). Ils existenttotalement dans la connaissance de la plus haute vérité. Ainsi, ils ne peuventchuter et donc ils n ont pas à s incarner. Ne connaissant pas la mort, ilsrestent éternellement identiques à leur origine. Viens alors la multitude desdegrés inférieurs.

D abord, l homme, moins éloigné de la vérité que la bête. L hommeest l âme qui a perdu la science, mais qui a la possibilité de se souvenir, en

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contemplant l intelligible. À ce titre, son oubli est relatif, ou plutôt, saréminiscence est possible. Voici pour le statut général de l âme humaine.Cependant, il ne faut pas oublier que de nombreuses formes intermédiaires(cf. supra, la classification de 248d-e) composent la classe générale« homme » : l homme le plus savant et donc le plus proche des dieux sera lephilosophe, l homme le moins savant sera le tyran. Mais déjà le tyran, selonles termes mêmes de Platon, n est plus un homme, mais une bête parmi leshommes. En ce sens déjà, hommes et animaux forment une même classe : laclasse des âmes incarnées en général. L homme est une espèce animale, unedes espèces appartenant au genre hétérogène des animaux, c est-à-dire desvivants incarnés.

Enfin, la classe des bêtes. La bête est l âme qui a complètementoublié son origine, sans aucun espoir de salut spirituel. Nous nous arrêteronsà cette définition de l animalité : l animalité est l oubli total du savoir (ibid.,248c). La bête n a aucune possibilité de retrouver son origine, le sens de cetteorigine, car elle n a pas le sens, la signification, le logos. Cependant, toutes lesâmes sont soumises à la transmigration, et certaines bêtes ont pu être unhomme, ce qui, comme tel et dans ce cas seulement, lui permettra maisdans une autre vie d avoir la possibilité d accéder à la vérité, en seréincarnant en homme : « l âme d un homme peut aussi s implanter dans lecorps d une bête, et inversement celui qui fut un jour un homme peut de bêteredevenir un homme. De toute façon, l âme qui n a jamais vu la vérité ne peutprendre l aspect qui est le nôtre. » (ibid., 249b).

III. L HUMANITE COMME CRITERE ETHIQUE

1. L humanité est un statut psychologique spécifique

Parce qu elle est spirituelle, cette hiérarchie du vivant répond aucomportement des vivants. Cette hiérarchie est inséparablement éthique etspirituelle. Tout simplement parce que la contemplation du Bien (spirituel)engendre le bien (éthique) : « nul n est méchant de son plein gré » (Timée86d). On voit là l intellectualisme de Platon. Autrement dit encore : lecomportement de l homme signifie et détermine directement son statut, saposition hiérarchique dans le vivant. C est ce que nous enseigne la lecture destextes de la République 28 sur le tyran. Ainsi, cette hiérarchie masque encoretrop la véritable continuité entre les vivants nommés « animaux » et les vivantsnommés « hommes », et constitue à ce titre davantage une classificationnormative. L âme est un principe de mouvement, et donc elle se meut, saconfiguration psychologique se modifie : un animal pur, absolument animal,

28 République, II, 360b-c, et surtout, VIII, 565d-577d.

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est difficilement concevable, et il y a des hommes qui sont des bêtes. C estcette mobilité essentielle de l âme que Platon explique : lorsqu une âme a laconfiguration psychologique spécifique d un homme, le vivant en question estun homme, sera nommé « homme » ; lorsqu elle a la configuration d unanimal, le vivant en question est un animal et sera nommé comme tel.L humanité selon Platon est un statut spirituel, un type d âme spécifique.

À ce point de l analyse, il apparaît donc très clairement quel humanité ne constitue absolument pas une détermination naturelle oubiologique. Reprenons le raisonnement :

• Une âme incarnée est une âme qui a, plus ou moins, oublié et donc perdusa spiritualité.

• Un vivant est le résultat de l incarnation d une âme.

• L homme est un vivant.

• L homme a donc une âme.

• C est la nature, le degré de spiritualisation spécifique de l âme quicaractérise chaque vivant.

• L oubli relatif, et donc un degré relatif de spiritualité, caractérise l âmede chaque homme.

• L homme est le vivant qui a partiellement oublié son origine spirituelle.

Synthèse : l homme est le vivant dont l âme a la possibilité de se souvenir deson origine spirituelle.

Il reste en effet à l homme une trace (au sens strict du terme) de lavérité, un souvenir en soi abstrait de son origine. L intellect paraît être cettetrace en l homme : en effet, il participe à la structure de l âme humaine, maiscomme tel, il est une dunamis, une capacité de penser (une possibilitéd atteindre, à terme, les Formes intelligibles). La (possibilité de la) perplexitéde l homme vis-à-vis de la vérité semble être ce qui distingue la vie humainede la vie animale. Cependant, nous remarquons par là même qu il n y aaucune nécessité de cette interrogation originaire, de cet étonnement parrapport à l origine, qu un homme donc peut ne se souvenir en rien (doctrinede la réminiscence 29) de son origine (c est-à-dire atteindre une connaissanceintelligible) et ne pas se distinguer de l animal (par exemple : le tyran).

2. « L homme n est rien d autre que l âme » (Alcibiade)

29 Lorsqu’elle est incarnée dans un corps, l’âme ne peut plus contempler directement lesformes intelligibles.

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contemplant l intelligible. À ce titre, son oubli est relatif, ou plutôt, saréminiscence est possible. Voici pour le statut général de l âme humaine.Cependant, il ne faut pas oublier que de nombreuses formes intermédiaires(cf. supra, la classification de 248d-e) composent la classe générale« homme » : l homme le plus savant et donc le plus proche des dieux sera lephilosophe, l homme le moins savant sera le tyran. Mais déjà le tyran, selonles termes mêmes de Platon, n est plus un homme, mais une bête parmi leshommes. En ce sens déjà, hommes et animaux forment une même classe : laclasse des âmes incarnées en général. L homme est une espèce animale, unedes espèces appartenant au genre hétérogène des animaux, c est-à-dire desvivants incarnés.

Enfin, la classe des bêtes. La bête est l âme qui a complètementoublié son origine, sans aucun espoir de salut spirituel. Nous nous arrêteronsà cette définition de l animalité : l animalité est l oubli total du savoir (ibid.,248c). La bête n a aucune possibilité de retrouver son origine, le sens de cetteorigine, car elle n a pas le sens, la signification, le logos. Cependant, toutes lesâmes sont soumises à la transmigration, et certaines bêtes ont pu être unhomme, ce qui, comme tel et dans ce cas seulement, lui permettra maisdans une autre vie d avoir la possibilité d accéder à la vérité, en seréincarnant en homme : « l âme d un homme peut aussi s implanter dans lecorps d une bête, et inversement celui qui fut un jour un homme peut de bêteredevenir un homme. De toute façon, l âme qui n a jamais vu la vérité ne peutprendre l aspect qui est le nôtre. » (ibid., 249b).

III. L HUMANITE COMME CRITERE ETHIQUE

1. L humanité est un statut psychologique spécifique

Parce qu elle est spirituelle, cette hiérarchie du vivant répond aucomportement des vivants. Cette hiérarchie est inséparablement éthique etspirituelle. Tout simplement parce que la contemplation du Bien (spirituel)engendre le bien (éthique) : « nul n est méchant de son plein gré » (Timée86d). On voit là l intellectualisme de Platon. Autrement dit encore : lecomportement de l homme signifie et détermine directement son statut, saposition hiérarchique dans le vivant. C est ce que nous enseigne la lecture destextes de la République 28 sur le tyran. Ainsi, cette hiérarchie masque encoretrop la véritable continuité entre les vivants nommés « animaux » et les vivantsnommés « hommes », et constitue à ce titre davantage une classificationnormative. L âme est un principe de mouvement, et donc elle se meut, saconfiguration psychologique se modifie : un animal pur, absolument animal,

28 République, II, 360b-c, et surtout, VIII, 565d-577d.

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est difficilement concevable, et il y a des hommes qui sont des bêtes. C estcette mobilité essentielle de l âme que Platon explique : lorsqu une âme a laconfiguration psychologique spécifique d un homme, le vivant en question estun homme, sera nommé « homme » ; lorsqu elle a la configuration d unanimal, le vivant en question est un animal et sera nommé comme tel.L humanité selon Platon est un statut spirituel, un type d âme spécifique.

À ce point de l analyse, il apparaît donc très clairement quel humanité ne constitue absolument pas une détermination naturelle oubiologique. Reprenons le raisonnement :

• Une âme incarnée est une âme qui a, plus ou moins, oublié et donc perdusa spiritualité.

• Un vivant est le résultat de l incarnation d une âme.

• L homme est un vivant.

• L homme a donc une âme.

• C est la nature, le degré de spiritualisation spécifique de l âme quicaractérise chaque vivant.

• L oubli relatif, et donc un degré relatif de spiritualité, caractérise l âmede chaque homme.

• L homme est le vivant qui a partiellement oublié son origine spirituelle.

Synthèse : l homme est le vivant dont l âme a la possibilité de se souvenir deson origine spirituelle.

Il reste en effet à l homme une trace (au sens strict du terme) de lavérité, un souvenir en soi abstrait de son origine. L intellect paraît être cettetrace en l homme : en effet, il participe à la structure de l âme humaine, maiscomme tel, il est une dunamis, une capacité de penser (une possibilitéd atteindre, à terme, les Formes intelligibles). La (possibilité de la) perplexitéde l homme vis-à-vis de la vérité semble être ce qui distingue la vie humainede la vie animale. Cependant, nous remarquons par là même qu il n y aaucune nécessité de cette interrogation originaire, de cet étonnement parrapport à l origine, qu un homme donc peut ne se souvenir en rien (doctrinede la réminiscence 29) de son origine (c est-à-dire atteindre une connaissanceintelligible) et ne pas se distinguer de l animal (par exemple : le tyran).

2. « L homme n est rien d autre que l âme » (Alcibiade)

29 Lorsqu’elle est incarnée dans un corps, l’âme ne peut plus contempler directement lesformes intelligibles.

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a. La définition archi-psychologique de l homme

L humanité pourrait donc être définie chez Platon comme uneconfiguration psychologique spécifique. Nous pourrions déterminer si unvivant est un homme en observant sa morphologie psychique. Tout ce qui faitl humanité serait donc concentré dans l âme, qui est au principe de l èthos.Quant au corps, il ne serait prégnant qu en tant que composé élémentaireassocié à une âme. En effet, celui-ci est corruptible et perceptible par les sens,de sorte qu il ne peut pas constituer le propre de chaque vivant : il n est pasle sujet de l individu. Bien qu inaliénable, le corps n est plus qu une propriétéparmi d autres de l homme. A contrario, l âme, immortelle et immatérielle, estau principe de chaque vivant. L âme est véritablement le propre de chaquevivant, et elle sera le propre de l homme lorsqu elle aura une configurationspécifique telle que l individu qu elle commande ait la capacité d avoir affaireà la vérité. C est cette direction précise que prend le texte de l Alcibiade.

La discussion de l Alcibiade porte sur les conditions psychologiquesde l éthique et de la politique, autrement dit, du gouvernement de soi et dugouvernement de la cité. Chaque sorte de gouvernement est conditionné parla connaissance de son objet spécifique. Afin de se maîtriser soi-même, ilconvient de se connaître soi-même ; afin de gouverner la cité, il convient de laconnaître 30. Mais qu est-ce que soi-même ? Qu est-ce que l homme (ti pot ouno anthrôpos) en propre ? Qu est-ce qui, en l homme, est le sujet ? Telle est laquestion que pose Socrate en 129e :

Qu est-ce que l homme ? Je ne saurais le dire. Tu sais toutefois qu il estce qui se sert du corps. Oui. Mais qui d autre que l âme se sert de lui ? Rien d autre. Et n est-ce pas en le commandant ? Si. Voici encore unpoint dont, à mon avis, on ne peut disconvenir. Lequel ? Que l hommeest une de ces trois choses. Lesquelles ? L âme, le corps ou les deuxensemble formant un tout [psychèn è sôma è sunaphotéron, to holon touto].

Sans doute. [...]. Si l un des deux composants ne participe pas aucommandement, il n y a aucun moyen pour que ce soit le composé quicommande. C est exact. Donc, puisque ni le corps ni l ensemble n estl homme, je crois qu il reste que l homme n est rien ou bien, s il est quelquechose, il faut reconnaître que ce ne peut être rien d autre que l âme. Parfaitement. Faut-il maintenant te prouver avec encore plus de clarté quel âme est l homme ? Non, par Zeus, cela me paraît suffisammentprouvé. (129e-130c).

30 Nous laisserons de côté la question spécifiquement politique, puisque nous nousintéressons au vivant-homme, et puisque, de toute manière, âme individuelle et « âme de lacité » sont structurellement identiques : la cité est un grand individu (cf. République, II,368c sq.).

« L’humanité » chez Platon 183

Ce qui fait que l homme est sujet d une activité est l âme. L âme estau principe (archè) de l homme, elle est le sujet dans l homme 31. L âmeconstitue le principe d individuation de l homme, ce qui, par excellence, faitqu un homme est un homme. Il ne s agit cependant que d une définitiongénérale, provisoire, et qui n est pas spécifique à l Alcibiade. Une définitiongénérale : cette définition ne constitue pas le télos du dialogue (qui sepoursuit, donc), elle est un moment opératoire pour démontrer, à partird une tripartition des « objets anthropologiques » 32 (les objets d usage, lecorps, l âme), que l homme ne peut être identifié, ni à son corps, ni auxautres choses dont il a usage. Le télos n est de nouveau pas proprementanthropologique, mais éthique et politique.

Une définition provisoire : le dialogue se poursuit, car pourAlcibiade, l idée que se connaître soi-même suppose que l on connaisse sonâme ne va pas de soi. Il demande donc comment prendre soin de cette âmequ est l homme (132b). Une définition qui n est pas spécifique à l Alcibiade :nous retrouvons en effet cette définition de l homme comme âme à traverstoute l uvre de Platon 33. L Alcibiade est souvent retenu comme le texte typede cette question de la définition platonicienne de l homme, puisque laquestion est explicitement posée (en 129e), mais aussi, sans doute, parce quele sous-titre traditionnel du dialogue est Péri phuséôs anthrôpos.

b. Le propre du propre de l homme est l intellect

L Alcibiade confirme donc, avec d autres dialogues, que l âmeconstitue l élément qui détermine la nature, le propre de chaque vivant. Dansle cas de l homme, cette définition du vivant comme âme spécifique trouve uncorollaire d importance : il s agit de la détermination rationnelle. Si l âme toutentière définit l homme, la partie rationnelle le définit de manière privilégiée.Alcibiade 133b-c : « Peut-on dire qu il y a en l âme quelque chose de plusdivin que ce qui a trait à la pensée et à la réflexion ? Nous ne le pouvonspas. C est donc au divin que ressemble ce lieu de l âme, et quand on porte

31 Notons bien que l’Alcibiade ne s’intéresse pas à l’homme comme âme, mais à l’âmecomme homme (l’âme comme sujet). Vis-à-vis de notre sujet d’étude : Platon ne nie pasque l’homme ait un corps, une praxis, etc ; mais l’âme est ce qui au principe de l’homme.Une éventuelle “anthropologie“ serait une psychologie.32 Selon l’expression de J.-F. Pradeau, dans son édition de l’Alcibiade, op. cit., p. 71.33 Nous retrouvons cette idée en Lois, V, 726a : étant celui qui nous est le plus personnel,l’âme est le plus divin de tous nos biens ; et surtout en XII, 959a-b : ce qui nous constituechacun en propre n’est rien d’autre que l’âme (to paréchoménon hèmôn hékaston tout’ éinaimèdén hall’ è tèn psuchèn), l’être véritable de chacun, c’est l’âme (ton dé onta èmônhékaston ontôs, anthrôpon éinai psuchèn éponomazoménon) ; en République, V, 469d (lecadavre n’est pas l’individu, c’est l’âme qui était l’individu, et elle s’est envolée), mêmeidée qu’en Phédon 115c-116a (le vrai Socrate n’est pas son cadavre). Voir égalementHippias mineur 376b et Gorgias 506c sq.

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a. La définition archi-psychologique de l homme

L humanité pourrait donc être définie chez Platon comme uneconfiguration psychologique spécifique. Nous pourrions déterminer si unvivant est un homme en observant sa morphologie psychique. Tout ce qui faitl humanité serait donc concentré dans l âme, qui est au principe de l èthos.Quant au corps, il ne serait prégnant qu en tant que composé élémentaireassocié à une âme. En effet, celui-ci est corruptible et perceptible par les sens,de sorte qu il ne peut pas constituer le propre de chaque vivant : il n est pasle sujet de l individu. Bien qu inaliénable, le corps n est plus qu une propriétéparmi d autres de l homme. A contrario, l âme, immortelle et immatérielle, estau principe de chaque vivant. L âme est véritablement le propre de chaquevivant, et elle sera le propre de l homme lorsqu elle aura une configurationspécifique telle que l individu qu elle commande ait la capacité d avoir affaireà la vérité. C est cette direction précise que prend le texte de l Alcibiade.

La discussion de l Alcibiade porte sur les conditions psychologiquesde l éthique et de la politique, autrement dit, du gouvernement de soi et dugouvernement de la cité. Chaque sorte de gouvernement est conditionné parla connaissance de son objet spécifique. Afin de se maîtriser soi-même, ilconvient de se connaître soi-même ; afin de gouverner la cité, il convient de laconnaître 30. Mais qu est-ce que soi-même ? Qu est-ce que l homme (ti pot ouno anthrôpos) en propre ? Qu est-ce qui, en l homme, est le sujet ? Telle est laquestion que pose Socrate en 129e :

Qu est-ce que l homme ? Je ne saurais le dire. Tu sais toutefois qu il estce qui se sert du corps. Oui. Mais qui d autre que l âme se sert de lui ? Rien d autre. Et n est-ce pas en le commandant ? Si. Voici encore unpoint dont, à mon avis, on ne peut disconvenir. Lequel ? Que l hommeest une de ces trois choses. Lesquelles ? L âme, le corps ou les deuxensemble formant un tout [psychèn è sôma è sunaphotéron, to holon touto].

Sans doute. [...]. Si l un des deux composants ne participe pas aucommandement, il n y a aucun moyen pour que ce soit le composé quicommande. C est exact. Donc, puisque ni le corps ni l ensemble n estl homme, je crois qu il reste que l homme n est rien ou bien, s il est quelquechose, il faut reconnaître que ce ne peut être rien d autre que l âme. Parfaitement. Faut-il maintenant te prouver avec encore plus de clarté quel âme est l homme ? Non, par Zeus, cela me paraît suffisammentprouvé. (129e-130c).

30 Nous laisserons de côté la question spécifiquement politique, puisque nous nousintéressons au vivant-homme, et puisque, de toute manière, âme individuelle et « âme de lacité » sont structurellement identiques : la cité est un grand individu (cf. République, II,368c sq.).

« L’humanité » chez Platon 183

Ce qui fait que l homme est sujet d une activité est l âme. L âme estau principe (archè) de l homme, elle est le sujet dans l homme 31. L âmeconstitue le principe d individuation de l homme, ce qui, par excellence, faitqu un homme est un homme. Il ne s agit cependant que d une définitiongénérale, provisoire, et qui n est pas spécifique à l Alcibiade. Une définitiongénérale : cette définition ne constitue pas le télos du dialogue (qui sepoursuit, donc), elle est un moment opératoire pour démontrer, à partird une tripartition des « objets anthropologiques » 32 (les objets d usage, lecorps, l âme), que l homme ne peut être identifié, ni à son corps, ni auxautres choses dont il a usage. Le télos n est de nouveau pas proprementanthropologique, mais éthique et politique.

Une définition provisoire : le dialogue se poursuit, car pourAlcibiade, l idée que se connaître soi-même suppose que l on connaisse sonâme ne va pas de soi. Il demande donc comment prendre soin de cette âmequ est l homme (132b). Une définition qui n est pas spécifique à l Alcibiade :nous retrouvons en effet cette définition de l homme comme âme à traverstoute l uvre de Platon 33. L Alcibiade est souvent retenu comme le texte typede cette question de la définition platonicienne de l homme, puisque laquestion est explicitement posée (en 129e), mais aussi, sans doute, parce quele sous-titre traditionnel du dialogue est Péri phuséôs anthrôpos.

b. Le propre du propre de l homme est l intellect

L Alcibiade confirme donc, avec d autres dialogues, que l âmeconstitue l élément qui détermine la nature, le propre de chaque vivant. Dansle cas de l homme, cette définition du vivant comme âme spécifique trouve uncorollaire d importance : il s agit de la détermination rationnelle. Si l âme toutentière définit l homme, la partie rationnelle le définit de manière privilégiée.Alcibiade 133b-c : « Peut-on dire qu il y a en l âme quelque chose de plusdivin que ce qui a trait à la pensée et à la réflexion ? Nous ne le pouvonspas. C est donc au divin que ressemble ce lieu de l âme, et quand on porte

31 Notons bien que l’Alcibiade ne s’intéresse pas à l’homme comme âme, mais à l’âmecomme homme (l’âme comme sujet). Vis-à-vis de notre sujet d’étude : Platon ne nie pasque l’homme ait un corps, une praxis, etc ; mais l’âme est ce qui au principe de l’homme.Une éventuelle “anthropologie“ serait une psychologie.32 Selon l’expression de J.-F. Pradeau, dans son édition de l’Alcibiade, op. cit., p. 71.33 Nous retrouvons cette idée en Lois, V, 726a : étant celui qui nous est le plus personnel,l’âme est le plus divin de tous nos biens ; et surtout en XII, 959a-b : ce qui nous constituechacun en propre n’est rien d’autre que l’âme (to paréchoménon hèmôn hékaston tout’ éinaimèdén hall’ è tèn psuchèn), l’être véritable de chacun, c’est l’âme (ton dé onta èmônhékaston ontôs, anthrôpon éinai psuchèn éponomazoménon) ; en République, V, 469d (lecadavre n’est pas l’individu, c’est l’âme qui était l’individu, et elle s’est envolée), mêmeidée qu’en Phédon 115c-116a (le vrai Socrate n’est pas son cadavre). Voir égalementHippias mineur 376b et Gorgias 506c sq.

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le regard sur lui et que l on connaît l ensemble du divin, le dieu et laréflexion, on serait alors au plus près de se connaître soi-même. » 34 Le contexteéthique de l entretien demande de préciser ce qui, en l âme, rend meilleurel âme, c est-à-dire le critère d excellence de l âme : qu est-ce qui fait qu uneâme est plus juste qu une autre ? Nous comprenons dès lors plus clairementencore pourquoi le dialogue ne s est pas achevé avec la définition de l hommeen 130c. Une telle définition ne dit absolument rien de ce qui fait qu une âmeest ce qu elle est. En 130c, Platon trouve ce qu est le « soi-même » (séautou) :c est l âme. Le principe d individuation est l âme, chaque soi-même est uneâme. Le propre de l individu en général est l âme, mais quel est le propre del individu en particulier, quel est le propre de l âme, c est-à-dire quel est lepropre du propre ? Ce que l âme fait de mieux, et ce, jusqu au « divin », c estde réfléchir (le champ du divin s étend du dieu à l âme pensante) 35. Laréflexion constitue l excellence (arétè, c est-à-dire chez Platon la perfection del usage du propre) de toute âme. Dès lors, se connaître soi-même, c est sereconnaître comme le sujet d une connaissance particulière (la noèsis), et serendre, dans une certaine mesure, semblable au divin. En effet, le divin estl excellence de la pensée. Nous retrouvons ici un thème que nous avons déjàrencontré : c est l idée que ce qui, en l âme, réfléchit, est « semblable »(homoios) au divin. Dans l âme, ce qui est en propre le sujet de laconnaissance et de l action droite, c est l âme pensante. Le modèle divin est ceà quoi doit tenter de s assimiler l âme pensante (134d-e) :

Vous agirez en portant votre regard sur ce qui est divin et brillant. C est cequ il semble. Et alors, en y portant votre regard, vous vous verrez et vousvous connaîtrez, vous-même comme ce qui vous est propre. Oui. Alors, sivous agissez ainsi, je consens à garantir que vous serez heureux. Si tu lagarantis, la chose est sûre. Mais si vous agissez avec injustice, en portantvotre regard sur ce qui est contraire au divin et ténébreux, vos actions leseront pareillement, car vous ne vous connaîtrez pas vous-mêmes.

C est donc en fonction de cette ressemblance, actualisée ou non, quel homme accomplira des actions bonnes ou mauvaises, sera juste ou injuste.La praxis laisse à l homme la possibilité d effectuer en lui un principesupérieur au principe animal (l épithumia), et qui ressemble au divin, c est-à-dire de pratiquer l activité du nous . À ce titre, l intellect et le dieu peuventtous deux être qualifiés de « divin ». Le télos de toute existence humaine estl assimilation au modèle divin, puisque c est cette imitation théorétique quiconditionne le bonheur.

34 Nous ne revenons pas sur le paradigme de la vue (132e-133a) que Platon utilise pouridentifier ce que l’on peut proprement appeler le « soi-même » (héautou), et pour faciliter lacompréhension de la manière dont l’individu est susceptible de se rendre excellent.35 De nouveau, nous retrouvons ce thème, central dans la philosophie platonicienne, dansbien d’autres textes. Par exemple et en particulier : République, IX, 588b sq., et Apologie deSocrate 36c.

« L’humanité » chez Platon 185

Platon n a de cesse d humaniser l animal et d animaliser l homme 36.Au lieu de donner la possibilité de penser un critère de distinction naturelleou essentielle entre l animal et l homme, l eschatologie elle-même a assuréune continuité radicale dans le vivant, et n a pas permis la découverte d unprincipe de distinction naturel. Cette continuité est critique dans le vivantincarné, en raison de la proximité de l homme et de l animal. Il semblait quenous devions renoncer à fonder la spécificité naturelle de l homme vis-à-vis del animal. En effet, la distance de l homme avec l animal s est estompée au furet à mesure de l analyse. Cependant, le terrain contingent de la praxis, enparticulier de l éthique comme ici avec l Alcibiade, semble apporter unecertaine forme d alternative à l absence de distinction naturelle entre l hommeet l animal. L éthique pourrait écarter quelque peu l homme de l animal, etpeut-être même le rapprocher des dieux. Mais en quoi peut exactementconsister la place de l éthique, si on dit qu un homme qui se comporte commeun animal est effectivement, réellement, un animal ?

3. La négativité éthique

L Alcibiade confirme pleinement cette continuité. Nous pouvonssoutenir, au vue de nos analyses, que l homme est un « animal », en tant quevivant qui a une communauté d âme essentielle avec les autres espèces. Nousl avons dit : nous ne pouvons plus opposer « homme » et « animal ». C estpourquoi nous devons utiliser par exemple le terme de « bête » pour désignerles individus qui composent ce que nous, nous nommons « les animaux ».Platon ne pense tout simplement pas de ligne de partage entre l homme etl animal. Quoi qu il en soit, une telle ligne de partage est précisémentinsignifiante 37, elle ne peut que dénoter un manque de discernementdialectique qui est caractéristique de la doxa comme c est le cas de Socratele Jeune et de Protagoras, respectivement dans le Politique 38 et le Protagoras 39.

36 Nous constatons la multiplicité des métaphores animales : hommes comparés à des bêteset bêtes comparées à des hommes. Ces métaphores témoignent bien sûr de la continuité dansle vivant incarné, mais dans le sens suivant : la nature de l’exercice de l’activitéintellectuelle détermine la nature du corps dans lequel l’âme est incarnée (Phèdre). Le corpsillustre l’intellection d’une âme. D’où le texte du Cratyle (400b-c) comme « signe » et« tombeau » (polysémie de sèma) de l’âme : le corps est un signe matériel indiquant le typed’âme qui l’incarne, une image matérielle de l’âme, il est le tombeau d’une âme qui a enpartie perdue son immortalité en ne vivant plus intégralement en fonction de l’intellect. Ence sens, chaque vivant incarné est un signe : d’où le recours à ces métaphores faisantintervenir les animaux. L’animal est toujours une métaphore chez Platon, jamais un objetd’étude comme chez Aristote. Cf. L. Brisson, “Le corps animal comme signe de la valeurd’une âme chez Platon“, in L’animal dans l’Antiquité, G. Romeyer d’Herbey (sous ladirection de), Paris, Vrin, 1997, pp. 227-245.37 À l’extrême fin de notre étude, nous rappellerons pourquoi cette ligne de partage estd’emblée insignifiante (cf. IV. 5).38 En 262a (cf. supra II. 2).

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le regard sur lui et que l on connaît l ensemble du divin, le dieu et laréflexion, on serait alors au plus près de se connaître soi-même. » 34 Le contexteéthique de l entretien demande de préciser ce qui, en l âme, rend meilleurel âme, c est-à-dire le critère d excellence de l âme : qu est-ce qui fait qu uneâme est plus juste qu une autre ? Nous comprenons dès lors plus clairementencore pourquoi le dialogue ne s est pas achevé avec la définition de l hommeen 130c. Une telle définition ne dit absolument rien de ce qui fait qu une âmeest ce qu elle est. En 130c, Platon trouve ce qu est le « soi-même » (séautou) :c est l âme. Le principe d individuation est l âme, chaque soi-même est uneâme. Le propre de l individu en général est l âme, mais quel est le propre del individu en particulier, quel est le propre de l âme, c est-à-dire quel est lepropre du propre ? Ce que l âme fait de mieux, et ce, jusqu au « divin », c estde réfléchir (le champ du divin s étend du dieu à l âme pensante) 35. Laréflexion constitue l excellence (arétè, c est-à-dire chez Platon la perfection del usage du propre) de toute âme. Dès lors, se connaître soi-même, c est sereconnaître comme le sujet d une connaissance particulière (la noèsis), et serendre, dans une certaine mesure, semblable au divin. En effet, le divin estl excellence de la pensée. Nous retrouvons ici un thème que nous avons déjàrencontré : c est l idée que ce qui, en l âme, réfléchit, est « semblable »(homoios) au divin. Dans l âme, ce qui est en propre le sujet de laconnaissance et de l action droite, c est l âme pensante. Le modèle divin est ceà quoi doit tenter de s assimiler l âme pensante (134d-e) :

Vous agirez en portant votre regard sur ce qui est divin et brillant. C est cequ il semble. Et alors, en y portant votre regard, vous vous verrez et vousvous connaîtrez, vous-même comme ce qui vous est propre. Oui. Alors, sivous agissez ainsi, je consens à garantir que vous serez heureux. Si tu lagarantis, la chose est sûre. Mais si vous agissez avec injustice, en portantvotre regard sur ce qui est contraire au divin et ténébreux, vos actions leseront pareillement, car vous ne vous connaîtrez pas vous-mêmes.

C est donc en fonction de cette ressemblance, actualisée ou non, quel homme accomplira des actions bonnes ou mauvaises, sera juste ou injuste.La praxis laisse à l homme la possibilité d effectuer en lui un principesupérieur au principe animal (l épithumia), et qui ressemble au divin, c est-à-dire de pratiquer l activité du nous . À ce titre, l intellect et le dieu peuventtous deux être qualifiés de « divin ». Le télos de toute existence humaine estl assimilation au modèle divin, puisque c est cette imitation théorétique quiconditionne le bonheur.

34 Nous ne revenons pas sur le paradigme de la vue (132e-133a) que Platon utilise pouridentifier ce que l’on peut proprement appeler le « soi-même » (héautou), et pour faciliter lacompréhension de la manière dont l’individu est susceptible de se rendre excellent.35 De nouveau, nous retrouvons ce thème, central dans la philosophie platonicienne, dansbien d’autres textes. Par exemple et en particulier : République, IX, 588b sq., et Apologie deSocrate 36c.

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Platon n a de cesse d humaniser l animal et d animaliser l homme 36.Au lieu de donner la possibilité de penser un critère de distinction naturelleou essentielle entre l animal et l homme, l eschatologie elle-même a assuréune continuité radicale dans le vivant, et n a pas permis la découverte d unprincipe de distinction naturel. Cette continuité est critique dans le vivantincarné, en raison de la proximité de l homme et de l animal. Il semblait quenous devions renoncer à fonder la spécificité naturelle de l homme vis-à-vis del animal. En effet, la distance de l homme avec l animal s est estompée au furet à mesure de l analyse. Cependant, le terrain contingent de la praxis, enparticulier de l éthique comme ici avec l Alcibiade, semble apporter unecertaine forme d alternative à l absence de distinction naturelle entre l hommeet l animal. L éthique pourrait écarter quelque peu l homme de l animal, etpeut-être même le rapprocher des dieux. Mais en quoi peut exactementconsister la place de l éthique, si on dit qu un homme qui se comporte commeun animal est effectivement, réellement, un animal ?

3. La négativité éthique

L Alcibiade confirme pleinement cette continuité. Nous pouvonssoutenir, au vue de nos analyses, que l homme est un « animal », en tant quevivant qui a une communauté d âme essentielle avec les autres espèces. Nousl avons dit : nous ne pouvons plus opposer « homme » et « animal ». C estpourquoi nous devons utiliser par exemple le terme de « bête » pour désignerles individus qui composent ce que nous, nous nommons « les animaux ».Platon ne pense tout simplement pas de ligne de partage entre l homme etl animal. Quoi qu il en soit, une telle ligne de partage est précisémentinsignifiante 37, elle ne peut que dénoter un manque de discernementdialectique qui est caractéristique de la doxa comme c est le cas de Socratele Jeune et de Protagoras, respectivement dans le Politique 38 et le Protagoras 39.

36 Nous constatons la multiplicité des métaphores animales : hommes comparés à des bêteset bêtes comparées à des hommes. Ces métaphores témoignent bien sûr de la continuité dansle vivant incarné, mais dans le sens suivant : la nature de l’exercice de l’activitéintellectuelle détermine la nature du corps dans lequel l’âme est incarnée (Phèdre). Le corpsillustre l’intellection d’une âme. D’où le texte du Cratyle (400b-c) comme « signe » et« tombeau » (polysémie de sèma) de l’âme : le corps est un signe matériel indiquant le typed’âme qui l’incarne, une image matérielle de l’âme, il est le tombeau d’une âme qui a enpartie perdue son immortalité en ne vivant plus intégralement en fonction de l’intellect. Ence sens, chaque vivant incarné est un signe : d’où le recours à ces métaphores faisantintervenir les animaux. L’animal est toujours une métaphore chez Platon, jamais un objetd’étude comme chez Aristote. Cf. L. Brisson, “Le corps animal comme signe de la valeurd’une âme chez Platon“, in L’animal dans l’Antiquité, G. Romeyer d’Herbey (sous ladirection de), Paris, Vrin, 1997, pp. 227-245.37 À l’extrême fin de notre étude, nous rappellerons pourquoi cette ligne de partage estd’emblée insignifiante (cf. IV. 5).38 En 262a (cf. supra II. 2).

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Naturellement, l homme est un animal comme les autres. Peut-être Platon a-t-ilévalué avec davantage de parcimonie et de prudence que nous autrescontemporains la nature de l homme, au regard de la possibilité constante desa férocité, de sa violence envers ses semblables, de son exceptionnellecapacité de destruction. La raison seule ne peut pas réduire l animalité del homme.

À des degrés différents et de surcroît mobiles, homme et bête ontchacun une part d animalité en eux. Le discours éthique intervient dans cecadre qui est l absence de signification spécifique de la notion d humanité,pour inscrire profondément la question de la nature de l homme dans lacontingence de l èthos. L homme est l animal qui a la possibilité de modifierson comportement, et ce, dans des proportions formidables : soncomportement peut être divin comme bestial ; il a la capacité de ne pas êtreseulement bestial. Nous en tirons la conclusion suivante : l homme n estnaturellement pas différent et différentiable des autres animaux, et seul leterrain contingent de la praxis permet d observer des cas où l animalité estdépassée. Mais de nouveau, ce n est pas seulement le cas de l animal-homme :d autres animaux sont capables de sagesse : la grue du Politique 40 estintelligente dans une certaine mesure, le cheval blanc du Phèdre 41 est sôphron,le chien de la République 42 « révèle une sensibilité naturelle d une certainefinesse et [est] authentiquement philosophe », le cygne du Phédon 43 pressentl existence de l immortelle, la cigale est noble et intelligente comme unphilosophe 44, les fourmis sont sociables 45, etc. Cependant, si, comme l affirmel Alcibiade (en 134d-e), il est nécessaire d imiter le divin (Timée 80b) pouragir de manière véritablement juste, alors il faut admettre que seul l animal-homme peut améliorer son comportement et être juste. Car l homme ne peutimiter le divin que parce qu il a quelque chose de divin en lui : l intellect.

4. L éthique détermine l humanité

C est aussi l apport du Phèdre de nous enseigner que les vivantsincarnés (hommes et bêtes) sont tous des vivants dont les âmes ont chuté, ontoublié leur origine spirituelle, et doivent dominer l élément animal qui est en

39 En 321c (cf. supra II. 1).40 Politique 263d.41 Phèdre 253d.42 République, II, 376a-b.43 Phédon 84e-85a.44 Phèdre 258e-259d.45 Phédon 82b et 109b.

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elles pour permettre à l élément le meilleur de s élever à nouveau 46 jusqu audivin. Si la pensée est effectivement ce qu il y a de plus humain en l homme(au moins selon l excellence), alors l humanisation passe par la réflexion :on ne devient un homme, pleinement un homme, et l on ne fait honneur à sanature (sa dynamis à être juste), que par la réflexion.

L homme est l animal dont la nature est intermédiaire entre celle dela bête et celle du dieu. Nous avons déterminé cependant que cette situationontologique n est pas figée, inéluctable, mais au contraire qu elle estessentiellement dynamique, mobile, changeante : la nature de l homme est depouvoir être (d un extrême à l autre) bestial (le tyran) ou divin (lephilosophe) et l âme est le lieu de ces métamorphoses. Si elle est le lieu desmétamorphoses humaines, c est que la réflexion constitue précisément lacapacité de se déterminer. La pensée est ce processus intellectuel,essentiellement discursif d où, chez Platon, une conception de laconnaissance comme dialectique , par lequel l intellect définit, c est-à-diredélimite, un objet quel qu il soit (un concept, une chose, un comportement,etc), pour parvenir à dire ce qu est cet objet (réponse à la question « qu est-ceque c est ? ») et justifier, donner la cause de cet objet (réponse à la question :« qu est-ce qui fait que cet objet est tel qu il est ? »). Politique 286a : « il fauts exercer à être capable de rendre compte de chaque chose et à entendreraison. » ; de même, en République, VII, 534b : « est-ce que tu acceptesd appeler dialecticien celui qui est capable de saisir la raison de l essence dechaque chose ? ». Par l activité de la pensée, l homme honore son ousia, c est-à-dire la simple possibilité qui lui appartient de se déterminer et de vivrejustement. Celui qui connaît, connaît le Bien, et celui qui connaît le Bien, faitle bien.

La classification animal-homme-dieu constitue une définitionopératoire utile. Elle reste cependant insuffisante pour entendre la conceptionplatonicienne de l humanité. Il faut donc lui préférer la perspective suivante :il n y a que des vivants ; ces vivants sont plus ou moins excellents ; par suite,nous pouvons nommer « bêtes » les vivants les moins excellents, « hommes »les vivants dont l excellence est intermédiaire, et « dieux » les vivants dontl excellence est parfaite. Et dans la mesure où l excellence est par essencemobile (l excellence est l usage adéquat), il y a une mobilité constante dans levivant : les bêtes sont plus ou moins proches de l humain, les hommes sontplus ou moins proches des bêtes ou des dieux ; seuls les dieux, en tant qu ilssont parfaits, restent éternellement dans l identité à soi.

Ainsi, Platon nomme « homme » le vivant qui a la possibilité de nepas simplement vivre dans l immédiateté sensible, et de bien vivre. Pour cela,il doit actualiser le mieux possible la possibilité de l excellence (grâce à la

46 L’intelligible est l’origine de toute âme.

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Naturellement, l homme est un animal comme les autres. Peut-être Platon a-t-ilévalué avec davantage de parcimonie et de prudence que nous autrescontemporains la nature de l homme, au regard de la possibilité constante desa férocité, de sa violence envers ses semblables, de son exceptionnellecapacité de destruction. La raison seule ne peut pas réduire l animalité del homme.

À des degrés différents et de surcroît mobiles, homme et bête ontchacun une part d animalité en eux. Le discours éthique intervient dans cecadre qui est l absence de signification spécifique de la notion d humanité,pour inscrire profondément la question de la nature de l homme dans lacontingence de l èthos. L homme est l animal qui a la possibilité de modifierson comportement, et ce, dans des proportions formidables : soncomportement peut être divin comme bestial ; il a la capacité de ne pas êtreseulement bestial. Nous en tirons la conclusion suivante : l homme n estnaturellement pas différent et différentiable des autres animaux, et seul leterrain contingent de la praxis permet d observer des cas où l animalité estdépassée. Mais de nouveau, ce n est pas seulement le cas de l animal-homme :d autres animaux sont capables de sagesse : la grue du Politique 40 estintelligente dans une certaine mesure, le cheval blanc du Phèdre 41 est sôphron,le chien de la République 42 « révèle une sensibilité naturelle d une certainefinesse et [est] authentiquement philosophe », le cygne du Phédon 43 pressentl existence de l immortelle, la cigale est noble et intelligente comme unphilosophe 44, les fourmis sont sociables 45, etc. Cependant, si, comme l affirmel Alcibiade (en 134d-e), il est nécessaire d imiter le divin (Timée 80b) pouragir de manière véritablement juste, alors il faut admettre que seul l animal-homme peut améliorer son comportement et être juste. Car l homme ne peutimiter le divin que parce qu il a quelque chose de divin en lui : l intellect.

4. L éthique détermine l humanité

C est aussi l apport du Phèdre de nous enseigner que les vivantsincarnés (hommes et bêtes) sont tous des vivants dont les âmes ont chuté, ontoublié leur origine spirituelle, et doivent dominer l élément animal qui est en

39 En 321c (cf. supra II. 1).40 Politique 263d.41 Phèdre 253d.42 République, II, 376a-b.43 Phédon 84e-85a.44 Phèdre 258e-259d.45 Phédon 82b et 109b.

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elles pour permettre à l élément le meilleur de s élever à nouveau 46 jusqu audivin. Si la pensée est effectivement ce qu il y a de plus humain en l homme(au moins selon l excellence), alors l humanisation passe par la réflexion :on ne devient un homme, pleinement un homme, et l on ne fait honneur à sanature (sa dynamis à être juste), que par la réflexion.

L homme est l animal dont la nature est intermédiaire entre celle dela bête et celle du dieu. Nous avons déterminé cependant que cette situationontologique n est pas figée, inéluctable, mais au contraire qu elle estessentiellement dynamique, mobile, changeante : la nature de l homme est depouvoir être (d un extrême à l autre) bestial (le tyran) ou divin (lephilosophe) et l âme est le lieu de ces métamorphoses. Si elle est le lieu desmétamorphoses humaines, c est que la réflexion constitue précisément lacapacité de se déterminer. La pensée est ce processus intellectuel,essentiellement discursif d où, chez Platon, une conception de laconnaissance comme dialectique , par lequel l intellect définit, c est-à-diredélimite, un objet quel qu il soit (un concept, une chose, un comportement,etc), pour parvenir à dire ce qu est cet objet (réponse à la question « qu est-ceque c est ? ») et justifier, donner la cause de cet objet (réponse à la question :« qu est-ce qui fait que cet objet est tel qu il est ? »). Politique 286a : « il fauts exercer à être capable de rendre compte de chaque chose et à entendreraison. » ; de même, en République, VII, 534b : « est-ce que tu acceptesd appeler dialecticien celui qui est capable de saisir la raison de l essence dechaque chose ? ». Par l activité de la pensée, l homme honore son ousia, c est-à-dire la simple possibilité qui lui appartient de se déterminer et de vivrejustement. Celui qui connaît, connaît le Bien, et celui qui connaît le Bien, faitle bien.

La classification animal-homme-dieu constitue une définitionopératoire utile. Elle reste cependant insuffisante pour entendre la conceptionplatonicienne de l humanité. Il faut donc lui préférer la perspective suivante :il n y a que des vivants ; ces vivants sont plus ou moins excellents ; par suite,nous pouvons nommer « bêtes » les vivants les moins excellents, « hommes »les vivants dont l excellence est intermédiaire, et « dieux » les vivants dontl excellence est parfaite. Et dans la mesure où l excellence est par essencemobile (l excellence est l usage adéquat), il y a une mobilité constante dans levivant : les bêtes sont plus ou moins proches de l humain, les hommes sontplus ou moins proches des bêtes ou des dieux ; seuls les dieux, en tant qu ilssont parfaits, restent éternellement dans l identité à soi.

Ainsi, Platon nomme « homme » le vivant qui a la possibilité de nepas simplement vivre dans l immédiateté sensible, et de bien vivre. Pour cela,il doit actualiser le mieux possible la possibilité de l excellence (grâce à la

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réflexion), c est-à-dire rechercher et respecter « la règle particulière selonlaquelle il faut vivre » (République, I, 352d). Si l on peut dire que l on « naîthomme », il faut admettre que l on n est pas nécessairement humain, en cecique l humanité constitue chez Platon le critère éthique de l excellence dansl existence humaine, c est-à-dire finalement le critère de l usage de laréflexion. On devient donc un homme, puisque l humanité n est pas un critèrenaturel. Ce degré d excellence qu est l humanité maintient son effectivité nonseulement dans l existence présente de l homme, mais aussi dans l existencefuture, puisque le degré d excellence dont le critère est la pensée dontl homme a fait preuve dans sa vie détermine la nature de sa réincarnation :l âme d un homme ayant vécu une vie mauvaise se réincarnera en femme 47,puis, si ce vivant n utilise pas comme il convient son intellect, en bêteterrestre, puis, en animal aquatique (Timée 92b 48). L humanité estéthiquement nécessaire.

5. Nécessité du choix de l existence

Le comportement détermine l humanité de chaque homme. Lamorphologie spécifique à l homme et sa naissance dans une communautépolitique ne suffisent pas à assurer à un homme son humanité. Ainsi,l existence humaine est fondamentalement inscrite dans la contingence de lavertu, c est-à-dire la possibilité pour chaque individu de se déterminer, dedéterminer sa vie comme vie juste ou injuste, autrement dit de se situer vis-à-vis de l excellence qu est le divin. Les dieux observent les hommes, ou plutôt,les hommes sont en présence de la perfection divine comme possibilité en euxd actualiser cette perfection.

À la fin de la République (X, 614a-621d), Socrate fait le récit dumythe d Er, qui porte sur le jugement des âmes après la mort. En 618b, aumoment du choix de l existence par les âmes, il fait une interventionfondamentale, qui pose l enjeu éthique du choix de l existence :

C est là, semble-t-il, mon cher Glaucon, que réside tout l enjeu de l êtrehumain, et c est au premier chef pour cette raison qu il faut s appliquer,chacun de nous, à cette étude [de la philosophie], en laissant de côté lesautres, c est elle qu il faut rechercher et qu il faut cultiver ; il s agit en effet desavoir si on est en mesure de connaître et de découvrir celui qui nous donnerala capacité et le savoir requis pour discerner l existence bénéfique etl existence misérable, et de toujours et en tout lieu choisir l existence lameilleure au sein de celles qui sont disponibles. Celui qui fait le compte detoutes les caractéristiques de l existence qu on vient à l instant de rappeler

47 Sur ce thème très grec de la femme comme déchéance, cf. J. Bollack, “L’homme entreson semblable et le monstre“, in L’animal dans l’Antiquité, op. cit., pp. 392-393.48 Cf. également Phèdre 248c-249c et République, X, 617d.

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[...] sera capable, le regard orienté vers la nature de l âme, de choisir entreune vie mauvaise et une vie excellente. (618b-d).

Nous voyons clairement dans ce texte à quel point l existence selonPlaton est quelque chose qui se choisit ; pour l homme, c est même parexcellence ce qui se choisit. Une vie juste est toujours l objet d un choix. Cechoix de la vie excellente est conditionné par la connaissance et la capacité àdiscerner où se situe le véritable bonheur (c est le contexte de la République :déterminer si la vie heureuse est la vie juste ou la vie injuste). Seulel existence philosophique garantit un choix excellent. La philosophieconstitue le mode de vie de celui qui a une conscience aiguë de cettenécessité du choix de l existence. Ces vivants qui sont les plus proches dudivin ont la responsabilité d actualiser cette excellence (relative) dans le grandvivant que constitue la cité, d une part, parce que la vertu l impose, et d autrepart parce qu il n y a de toute façon pas d humanité sanspolitique 49 (l explication de la nature humaine est conditionnée par undéveloppement politique ; il n y a pas d anthropologie hors de l éthico-politique) : « Nous n avons donc pas institué des législations impossibles, nisemblables à des v ux pieux, puisque nous avons institué la loiconformément à la nature. » (République, V, 456b). S ils doivent gouverner lacité, c est qu ils représentent dans la communauté humaine la compétence enmatière de vertu. Cette compétence ne constitue pas à proprement parler et apriori un savoir effectif, effectivement constitué, médiatement acquis, mais enpremier lieu une forme d intuition, de conscience particulièrement aiguë desa parenté (suggénéia) avec le dieu, c est-à-dire de la parenté de l homme engénéral avec le divin. L intellect est le divin en nous, il faut déterminer lesconditions pour actualiser cette excellence que l on observe à l état pur ,dans sa perfection, lorsqu on lève les yeux et que l on suit les courbes desmouvements astraux. Platon parle de cette conscience de la perfection dansles termes de la suggénéia (la parenté avec le divin est un état de fait àassumer) ou de l homoiosis (la parenté n est pas garantie, il faut se donner lesmoyens de parvenir à l excellence en travaillant à s assimiler à la perfectionastrale). C est que la perfection est présente de quelque manière dansl homme sous la forme de l intellect. La philosophie révèle précisémentl enjeu de la vie humaine, l enjeu de toute existence humaine, comme lapossibilité de choisir entre « se rendre semblable au dieu dans la mesure dupossible [homoiosis théô kata to dunaton] » (Théétète 176b 50), ou vivre une vie« bestiale et sauvage » (République, IX, 571c). Choisir une vie juste, c est serapprocher du divin et réaliser ainsi l excellence dans la vie humaine, être le

49 Il n’y a pas chez Platon comme chez Aristote de distinction entre l’éthique et la politique.Ces deux modalités du vivre humain sont soumises aux mêmes normes, et, puisquel’homme est un animal politique, l’individu ne peut avoir d’existence privée distincte d’uneexistence citoyenne.50 Je traduis.

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réflexion), c est-à-dire rechercher et respecter « la règle particulière selonlaquelle il faut vivre » (République, I, 352d). Si l on peut dire que l on « naîthomme », il faut admettre que l on n est pas nécessairement humain, en cecique l humanité constitue chez Platon le critère éthique de l excellence dansl existence humaine, c est-à-dire finalement le critère de l usage de laréflexion. On devient donc un homme, puisque l humanité n est pas un critèrenaturel. Ce degré d excellence qu est l humanité maintient son effectivité nonseulement dans l existence présente de l homme, mais aussi dans l existencefuture, puisque le degré d excellence dont le critère est la pensée dontl homme a fait preuve dans sa vie détermine la nature de sa réincarnation :l âme d un homme ayant vécu une vie mauvaise se réincarnera en femme 47,puis, si ce vivant n utilise pas comme il convient son intellect, en bêteterrestre, puis, en animal aquatique (Timée 92b 48). L humanité estéthiquement nécessaire.

5. Nécessité du choix de l existence

Le comportement détermine l humanité de chaque homme. Lamorphologie spécifique à l homme et sa naissance dans une communautépolitique ne suffisent pas à assurer à un homme son humanité. Ainsi,l existence humaine est fondamentalement inscrite dans la contingence de lavertu, c est-à-dire la possibilité pour chaque individu de se déterminer, dedéterminer sa vie comme vie juste ou injuste, autrement dit de se situer vis-à-vis de l excellence qu est le divin. Les dieux observent les hommes, ou plutôt,les hommes sont en présence de la perfection divine comme possibilité en euxd actualiser cette perfection.

À la fin de la République (X, 614a-621d), Socrate fait le récit dumythe d Er, qui porte sur le jugement des âmes après la mort. En 618b, aumoment du choix de l existence par les âmes, il fait une interventionfondamentale, qui pose l enjeu éthique du choix de l existence :

C est là, semble-t-il, mon cher Glaucon, que réside tout l enjeu de l êtrehumain, et c est au premier chef pour cette raison qu il faut s appliquer,chacun de nous, à cette étude [de la philosophie], en laissant de côté lesautres, c est elle qu il faut rechercher et qu il faut cultiver ; il s agit en effet desavoir si on est en mesure de connaître et de découvrir celui qui nous donnerala capacité et le savoir requis pour discerner l existence bénéfique etl existence misérable, et de toujours et en tout lieu choisir l existence lameilleure au sein de celles qui sont disponibles. Celui qui fait le compte detoutes les caractéristiques de l existence qu on vient à l instant de rappeler

47 Sur ce thème très grec de la femme comme déchéance, cf. J. Bollack, “L’homme entreson semblable et le monstre“, in L’animal dans l’Antiquité, op. cit., pp. 392-393.48 Cf. également Phèdre 248c-249c et République, X, 617d.

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[...] sera capable, le regard orienté vers la nature de l âme, de choisir entreune vie mauvaise et une vie excellente. (618b-d).

Nous voyons clairement dans ce texte à quel point l existence selonPlaton est quelque chose qui se choisit ; pour l homme, c est même parexcellence ce qui se choisit. Une vie juste est toujours l objet d un choix. Cechoix de la vie excellente est conditionné par la connaissance et la capacité àdiscerner où se situe le véritable bonheur (c est le contexte de la République :déterminer si la vie heureuse est la vie juste ou la vie injuste). Seulel existence philosophique garantit un choix excellent. La philosophieconstitue le mode de vie de celui qui a une conscience aiguë de cettenécessité du choix de l existence. Ces vivants qui sont les plus proches dudivin ont la responsabilité d actualiser cette excellence (relative) dans le grandvivant que constitue la cité, d une part, parce que la vertu l impose, et d autrepart parce qu il n y a de toute façon pas d humanité sanspolitique 49 (l explication de la nature humaine est conditionnée par undéveloppement politique ; il n y a pas d anthropologie hors de l éthico-politique) : « Nous n avons donc pas institué des législations impossibles, nisemblables à des v ux pieux, puisque nous avons institué la loiconformément à la nature. » (République, V, 456b). S ils doivent gouverner lacité, c est qu ils représentent dans la communauté humaine la compétence enmatière de vertu. Cette compétence ne constitue pas à proprement parler et apriori un savoir effectif, effectivement constitué, médiatement acquis, mais enpremier lieu une forme d intuition, de conscience particulièrement aiguë desa parenté (suggénéia) avec le dieu, c est-à-dire de la parenté de l homme engénéral avec le divin. L intellect est le divin en nous, il faut déterminer lesconditions pour actualiser cette excellence que l on observe à l état pur ,dans sa perfection, lorsqu on lève les yeux et que l on suit les courbes desmouvements astraux. Platon parle de cette conscience de la perfection dansles termes de la suggénéia (la parenté avec le divin est un état de fait àassumer) ou de l homoiosis (la parenté n est pas garantie, il faut se donner lesmoyens de parvenir à l excellence en travaillant à s assimiler à la perfectionastrale). C est que la perfection est présente de quelque manière dansl homme sous la forme de l intellect. La philosophie révèle précisémentl enjeu de la vie humaine, l enjeu de toute existence humaine, comme lapossibilité de choisir entre « se rendre semblable au dieu dans la mesure dupossible [homoiosis théô kata to dunaton] » (Théétète 176b 50), ou vivre une vie« bestiale et sauvage » (République, IX, 571c). Choisir une vie juste, c est serapprocher du divin et réaliser ainsi l excellence dans la vie humaine, être le

49 Il n’y a pas chez Platon comme chez Aristote de distinction entre l’éthique et la politique.Ces deux modalités du vivre humain sont soumises aux mêmes normes, et, puisquel’homme est un animal politique, l’individu ne peut avoir d’existence privée distincte d’uneexistence citoyenne.50 Je traduis.

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plus humain possible ; choisir une vie injuste, c est se rapprocher del animalité et chuter au rang de bête. Etre savant, c est être en bonne santé(arétè), et « la maladie la plus grave, [c est] l ignorance. » (Timée 88b).

L existence humaine est l existence dont le mode a la possibilitéd être choisi. La vie des autres vivants ne connaît pas une telle négativité : lesdieux restent perpétuellement dans la perfection de leur mouvement cyclique,et les bêtes, dépourvues de logos, restent enfoncées dans leur mutisme etdans leur rapport immédiat à la réalité sensible. À propos de la vie de plaisirsans réflexion, Socrate demande : « Mais est-ce là une vie digne d êtrechoisie ? » (Philèbe 21d 51). Question qui n attend pas de réponse. En effet, iln y a pas de véritable alternative pour celui qui ne vit pas dans l ignorance desdieux, pour le philosophe : « une vie à laquelle l examen ferait défaut nemériterait pas d être vécue. » (Apologie de Socrate 38a).

IV. LA PRODUCTION DE L HUMANITÉ

1. La continuité dans le vivant

Synthétisons. L eschatologie platonicienne révèle l impossibilité dedéfinir l humanité de manière autonome, indépendamment des autres vivants(animaux et dieux). L évocation d une catégorie plus vaste, celle du vivant engénéral, c est-à-dire celle des êtres pourvus d une âme, apparaît nécessaire.L âme, en tant que principe automoteur de tout mouvement spontané 52,signifie donc une continuité radicale du vivant, l absence de différencespirituelle a priori entre tous les vivants. L âme constitue l élément opératoirequi permet à Platon de penser la communication entre le sensible etl intelligible. La métaphysique platonicienne, qui a fait l hypothèse d unedistinction entre le sensible et l intelligible, trouve en l âme la justification deleur participation. Nous ne pouvons plus opposer homme et animal, maisvivant incarné ou non (classe supérieure) ou vivant bestial ou non bestial(classe inférieure).

Les vivants se trouvent ainsi hiérarchisés en fonction de leursrapports distincts au sensible et à l intelligible, c est-à-dire de l exercice del activité intellectuelle. Le vivant qui exerce le mieux cette activité sera« divin », celui qui l exerce le moins bien sera « bestial ». Au sommet de cettehiérarchie se trouve le dieu, qui se meut intégralement selon l intelligible ;tout en bas se trouve la bête, dont l âme est la plus éloignée de la

51 Philèbe, trad. J.-F. Pradeau, Paris, GF, 2002.52 C’est-à-dire aussi bien physique que psychique.

« L’humanité » chez Platon 191

contemplation de l intelligible ; enfin, occupant une position intermédiaire,l homme, dont l âme est susceptible de concevoir l intelligible.

2. La vie est informe

Chez Aristote, l énergie (énérgéia )est toujours orientée. La natures équilibre d elle-même, puisque la vie est source de forme (De anima). Cetteconception de la vie s oppose radicalement à celle de Platon : l énergie estpolymorphe, la nature est anarchique. Nous le voyons très clairement dans lecas du vivant-homme, dont le comportement est influencé par trois tendancesde l âme (désir, ardeur et intellect), qui sont autant de principes en conflit,hétérogènes ou divergents selon les rapports. L intellection rapprochel homme du divin, le désir le rapproche de la bête. L homme est le vivant qui aaffaire à la vérité comme rapport à l intelligible. Le fait de se déterminer vis-à-vis de la perfection divine, c est-à-dire de la possibilité d une existence juste,constitue selon Platon l enjeu central de l existence humaine.

Face à cette exigence, la philosophie trouve sa justification danscette anarchie essentielle de la vie. Il s agit donc de déterminer les conditionsde la stabilité, de l équilibre des forces réactives, de neutraliser leursantagonismes. Par exemple, au niveau de la psychologie individuelle del homme, il faut reconnaître le rapport de force spécifique qui ordonne lestrois éléments psychiques de manière à ce que ce soit l intellect qui règle laconduite de l individu. En effet, c est l intellect qui représente l ordre dansl âme. Cela passe par une médiation originale, où l intellect met àcontribution l énergie de l ardeur pour adoucir le désir. De même pour l âmecollective : produire du stable dans le corps social (unité de la cité) à partir del instable (multiplicité des types d hommes, mais aussi des ressourcesnaturelles, des biens et objets techniques) 53. La production de l équilibre par lacombinaison des énergies multidirectionnelles constitue toujours chez Platonl enjeu éthico-politique majeur de la pensée.

3. Il n y a pas d humanité

L homme peut donc autant être « bestial » que « divin ». Cependant,la vie humaine n est ni bestiale ou divine par nature. L homme est le vivantcaractérisé par une absence originelle de nature stricte. Nous ne trouvonsqu une double participation : participation à un principe divin et intelligible,et participation à un principe bestial et désirant. Ces deux principescorrespondent dans l âme humaine à deux énergies antagonistes, l épithumia

53 Le nomos d’une cité est la règle en vertu de laquelle le mouvement peut être l’instrumentde la stabilité. Le stable n’est vivant que lorsqu’il est en mouvement.

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plus humain possible ; choisir une vie injuste, c est se rapprocher del animalité et chuter au rang de bête. Etre savant, c est être en bonne santé(arétè), et « la maladie la plus grave, [c est] l ignorance. » (Timée 88b).

L existence humaine est l existence dont le mode a la possibilitéd être choisi. La vie des autres vivants ne connaît pas une telle négativité : lesdieux restent perpétuellement dans la perfection de leur mouvement cyclique,et les bêtes, dépourvues de logos, restent enfoncées dans leur mutisme etdans leur rapport immédiat à la réalité sensible. À propos de la vie de plaisirsans réflexion, Socrate demande : « Mais est-ce là une vie digne d êtrechoisie ? » (Philèbe 21d 51). Question qui n attend pas de réponse. En effet, iln y a pas de véritable alternative pour celui qui ne vit pas dans l ignorance desdieux, pour le philosophe : « une vie à laquelle l examen ferait défaut nemériterait pas d être vécue. » (Apologie de Socrate 38a).

IV. LA PRODUCTION DE L HUMANITÉ

1. La continuité dans le vivant

Synthétisons. L eschatologie platonicienne révèle l impossibilité dedéfinir l humanité de manière autonome, indépendamment des autres vivants(animaux et dieux). L évocation d une catégorie plus vaste, celle du vivant engénéral, c est-à-dire celle des êtres pourvus d une âme, apparaît nécessaire.L âme, en tant que principe automoteur de tout mouvement spontané 52,signifie donc une continuité radicale du vivant, l absence de différencespirituelle a priori entre tous les vivants. L âme constitue l élément opératoirequi permet à Platon de penser la communication entre le sensible etl intelligible. La métaphysique platonicienne, qui a fait l hypothèse d unedistinction entre le sensible et l intelligible, trouve en l âme la justification deleur participation. Nous ne pouvons plus opposer homme et animal, maisvivant incarné ou non (classe supérieure) ou vivant bestial ou non bestial(classe inférieure).

Les vivants se trouvent ainsi hiérarchisés en fonction de leursrapports distincts au sensible et à l intelligible, c est-à-dire de l exercice del activité intellectuelle. Le vivant qui exerce le mieux cette activité sera« divin », celui qui l exerce le moins bien sera « bestial ». Au sommet de cettehiérarchie se trouve le dieu, qui se meut intégralement selon l intelligible ;tout en bas se trouve la bête, dont l âme est la plus éloignée de la

51 Philèbe, trad. J.-F. Pradeau, Paris, GF, 2002.52 C’est-à-dire aussi bien physique que psychique.

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contemplation de l intelligible ; enfin, occupant une position intermédiaire,l homme, dont l âme est susceptible de concevoir l intelligible.

2. La vie est informe

Chez Aristote, l énergie (énérgéia )est toujours orientée. La natures équilibre d elle-même, puisque la vie est source de forme (De anima). Cetteconception de la vie s oppose radicalement à celle de Platon : l énergie estpolymorphe, la nature est anarchique. Nous le voyons très clairement dans lecas du vivant-homme, dont le comportement est influencé par trois tendancesde l âme (désir, ardeur et intellect), qui sont autant de principes en conflit,hétérogènes ou divergents selon les rapports. L intellection rapprochel homme du divin, le désir le rapproche de la bête. L homme est le vivant qui aaffaire à la vérité comme rapport à l intelligible. Le fait de se déterminer vis-à-vis de la perfection divine, c est-à-dire de la possibilité d une existence juste,constitue selon Platon l enjeu central de l existence humaine.

Face à cette exigence, la philosophie trouve sa justification danscette anarchie essentielle de la vie. Il s agit donc de déterminer les conditionsde la stabilité, de l équilibre des forces réactives, de neutraliser leursantagonismes. Par exemple, au niveau de la psychologie individuelle del homme, il faut reconnaître le rapport de force spécifique qui ordonne lestrois éléments psychiques de manière à ce que ce soit l intellect qui règle laconduite de l individu. En effet, c est l intellect qui représente l ordre dansl âme. Cela passe par une médiation originale, où l intellect met àcontribution l énergie de l ardeur pour adoucir le désir. De même pour l âmecollective : produire du stable dans le corps social (unité de la cité) à partir del instable (multiplicité des types d hommes, mais aussi des ressourcesnaturelles, des biens et objets techniques) 53. La production de l équilibre par lacombinaison des énergies multidirectionnelles constitue toujours chez Platonl enjeu éthico-politique majeur de la pensée.

3. Il n y a pas d humanité

L homme peut donc autant être « bestial » que « divin ». Cependant,la vie humaine n est ni bestiale ou divine par nature. L homme est le vivantcaractérisé par une absence originelle de nature stricte. Nous ne trouvonsqu une double participation : participation à un principe divin et intelligible,et participation à un principe bestial et désirant. Ces deux principescorrespondent dans l âme humaine à deux énergies antagonistes, l épithumia

53 Le nomos d’une cité est la règle en vertu de laquelle le mouvement peut être l’instrumentde la stabilité. Le stable n’est vivant que lorsqu’il est en mouvement.

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et le nous . La philosophie intervient dans ce cadre pour assister, influencertelle ou telle tendance psychique, dans le but d établir un équilibre. Dans lahiérarchie du vivant, seules les âmes des êtres humains (et de quelques autresanimaux qui ont une certaine forme d activité intellectuelle) ont en charge dese positionner vis-à-vis de l intelligible. C est cette nature d intermédiaire quisait le mieux définir l humanité. L homme n est jamais une réalité simple, ilest toujours un composé (sunamphoréton) : d être et de non-être (ontologie),de désir et d intelligence (psychologie), de bête et de dieu (zoo-logie), de vieindividuelle et collective (éthique), privée et publique (politique), etc. Ce quisignifie également l inauguration de la primauté de l éthique sur la physique :l existence humaine est celle qui se choisit.

4. Une échelle de l humanité

L humain est le genre central, intermédiaire. Il a en commun avec lesdeux genres extrêmes (bêtes et dieux) deux déterminations : il est mortelcomme la bête, ce qui l oppose au dieu, immortel ; et il a le logos en partagecomme le dieu, ce qui l oppose à la bête, illogique. Cette participationimplique donc simultanément une exclusion double. Cependant, l hommepeut tomber sous la domination de l élément bestial qui est en lui, ou s éleververs le divin dans l imitation de l intelligible. Contrairement au dieu et à labête, l homme n est pas nécessairement fidèle à une nature. Il peut secomporter comme un dieu ou comme une bête.

Dans le vivant, les âmes sont plus ou moins excellentes. Homme,bête et dieu ne constituent finalement que des degrés d une échelle del excellence éthique dont le critère est la contemplation de l intelligible. Lesindividus qui composent l espèce humaine sont donc eux-mêmes plus oumoins excellents. Vis-à-vis de cette possibilité de choisir sa vie, c est-à-dire,selon la nécessité platonicienne, de se déterminer face à l intelligible, chaqueindividu prend position. Le mode d existence de l âme humaine la situe dansune hiérarchie, une échelle de l excellence, qui parcours toute la distance dela vie tyrannique (caractéristique de la vie bestiale) à la vie philosophique(caractéristique de la vie divine). L èthos détermine donc l humanité dechacun ; l humanité est effectivement un critère éthique.

En tant que connaissance de la polymorphie de l énergie(République) et du meilleur usage de la technique politique (Politique), nousdirons que c est à la philosophie qu il revient de produire l humanité. Cetteproduction prend chez Platon les traits d une production de l équilibre entreles tendances psychiques contradictoires, c est-à-dire d une réalisation de

« L’humanité » chez Platon 193

l unité. Unité soit dans l âme individuelle (l homme), soit dans l âmecollective (la cité) 54.

5. L insignifiance de la recherche d une ligne de partage dans le vivantanimal

Nous pouvons désormais nous demander pourquoi Platon necherche pas à déterminer de ligne de partage entre l homme et les autresanimaux 55. Platon nous dit qu une telle séparation relève de la représentation,du préjugé. En effet, ni la vie sensible (énergie comme principe anarchique),ni la vie intelligible (transmigration universelle des âmes), ne permettent depenser que l homme est essentiellement différent et autonome des autresanimaux. C est le critère de l excellence éthique qui partage les individus, nonun critère naturel, biologique. La distinction entre les vivants est à penser demanière eschatologique et donc transgénérationnelle (les vivants seréincarnant après la séparation de l âme hors du corps) ; un vivant estégalement ce qu il a été et ce qu il promet d être.

Cette échelle de l excellence traverse donc tout le vivant : desanimaux, qui sont détenus dans leur silence, aux dieux, qui sont la mesuremême de l excellence, en passant par les hommes, qui, seuls dans tout lezôon, peuvent choisir finalement de chuter ou de s élever dans cette échelle,grâce à la pratique immanente de la réflexion. Une ligne de partage entrel homme et l animal qui ignorerait la continuité spirituelle dans le vivant et lapolymorphie de l énergie serait donc sans fondement. Elle serait également

54 La République et le Politique cherchent tous deux à réaliser l’unité des caractères (èthè)opposés. Ils exposent cependant des moyens différents : dans la République, les différentesvertus de l’âme s’accordent spontanément ; la loi doit favoriser la vertu de la justice qui estla vertu de l’harmonie des fonctions dans un système. En composant les vertus entre elles, ladisharmonie, la dissension, est écartée. Le Politique remet en cause cet équilibre naturel, enaffirmant que certaines sont en conflit. Dès lors, il s’agit de composer avec la disharmonie.L’ouvrage politique a la capacité de tisser l’unité du tissu politique en entremêlant lescaractères opposés. La loi selon Platon n’est là que pour suppléer l’absence d’ordre parfait,la non-réalisation de l’excellence dans l’immanence du corps social.55 Question posée supra, III. 3.

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et le nous . La philosophie intervient dans ce cadre pour assister, influencertelle ou telle tendance psychique, dans le but d établir un équilibre. Dans lahiérarchie du vivant, seules les âmes des êtres humains (et de quelques autresanimaux qui ont une certaine forme d activité intellectuelle) ont en charge dese positionner vis-à-vis de l intelligible. C est cette nature d intermédiaire quisait le mieux définir l humanité. L homme n est jamais une réalité simple, ilest toujours un composé (sunamphoréton) : d être et de non-être (ontologie),de désir et d intelligence (psychologie), de bête et de dieu (zoo-logie), de vieindividuelle et collective (éthique), privée et publique (politique), etc. Ce quisignifie également l inauguration de la primauté de l éthique sur la physique :l existence humaine est celle qui se choisit.

4. Une échelle de l humanité

L humain est le genre central, intermédiaire. Il a en commun avec lesdeux genres extrêmes (bêtes et dieux) deux déterminations : il est mortelcomme la bête, ce qui l oppose au dieu, immortel ; et il a le logos en partagecomme le dieu, ce qui l oppose à la bête, illogique. Cette participationimplique donc simultanément une exclusion double. Cependant, l hommepeut tomber sous la domination de l élément bestial qui est en lui, ou s éleververs le divin dans l imitation de l intelligible. Contrairement au dieu et à labête, l homme n est pas nécessairement fidèle à une nature. Il peut secomporter comme un dieu ou comme une bête.

Dans le vivant, les âmes sont plus ou moins excellentes. Homme,bête et dieu ne constituent finalement que des degrés d une échelle del excellence éthique dont le critère est la contemplation de l intelligible. Lesindividus qui composent l espèce humaine sont donc eux-mêmes plus oumoins excellents. Vis-à-vis de cette possibilité de choisir sa vie, c est-à-dire,selon la nécessité platonicienne, de se déterminer face à l intelligible, chaqueindividu prend position. Le mode d existence de l âme humaine la situe dansune hiérarchie, une échelle de l excellence, qui parcours toute la distance dela vie tyrannique (caractéristique de la vie bestiale) à la vie philosophique(caractéristique de la vie divine). L èthos détermine donc l humanité dechacun ; l humanité est effectivement un critère éthique.

En tant que connaissance de la polymorphie de l énergie(République) et du meilleur usage de la technique politique (Politique), nousdirons que c est à la philosophie qu il revient de produire l humanité. Cetteproduction prend chez Platon les traits d une production de l équilibre entreles tendances psychiques contradictoires, c est-à-dire d une réalisation de

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l unité. Unité soit dans l âme individuelle (l homme), soit dans l âmecollective (la cité) 54.

5. L insignifiance de la recherche d une ligne de partage dans le vivantanimal

Nous pouvons désormais nous demander pourquoi Platon necherche pas à déterminer de ligne de partage entre l homme et les autresanimaux 55. Platon nous dit qu une telle séparation relève de la représentation,du préjugé. En effet, ni la vie sensible (énergie comme principe anarchique),ni la vie intelligible (transmigration universelle des âmes), ne permettent depenser que l homme est essentiellement différent et autonome des autresanimaux. C est le critère de l excellence éthique qui partage les individus, nonun critère naturel, biologique. La distinction entre les vivants est à penser demanière eschatologique et donc transgénérationnelle (les vivants seréincarnant après la séparation de l âme hors du corps) ; un vivant estégalement ce qu il a été et ce qu il promet d être.

Cette échelle de l excellence traverse donc tout le vivant : desanimaux, qui sont détenus dans leur silence, aux dieux, qui sont la mesuremême de l excellence, en passant par les hommes, qui, seuls dans tout lezôon, peuvent choisir finalement de chuter ou de s élever dans cette échelle,grâce à la pratique immanente de la réflexion. Une ligne de partage entrel homme et l animal qui ignorerait la continuité spirituelle dans le vivant et lapolymorphie de l énergie serait donc sans fondement. Elle serait également

54 La République et le Politique cherchent tous deux à réaliser l’unité des caractères (èthè)opposés. Ils exposent cependant des moyens différents : dans la République, les différentesvertus de l’âme s’accordent spontanément ; la loi doit favoriser la vertu de la justice qui estla vertu de l’harmonie des fonctions dans un système. En composant les vertus entre elles, ladisharmonie, la dissension, est écartée. Le Politique remet en cause cet équilibre naturel, enaffirmant que certaines sont en conflit. Dès lors, il s’agit de composer avec la disharmonie.L’ouvrage politique a la capacité de tisser l’unité du tissu politique en entremêlant lescaractères opposés. La loi selon Platon n’est là que pour suppléer l’absence d’ordre parfait,la non-réalisation de l’excellence dans l’immanence du corps social.55 Question posée supra, III. 3.

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inutile, puisqu il existe un partage effectif qui traverse déjà l humanité elle-même : la séparation sociale entre homme libre et esclave. L humanisme d André Malraux

Nicolas Righi

« L humanisme, ce n est pas dire : "ce que j ai fait,aucun animal ne l aurait fait", c est dire : "Nousavons refusé ce que voulait en nous la bête, et nousvoulons retrouver l homme partout où nous avonstrouvé ce qui l écrase." Sans doute, pour uncroyant, ce long dialogue des métamorphoses etdes résurrections s unit-il en une voix divine, carl homme ne devient homme que dans la poursuitede sa part la plus haute ; mais il est beau quel animal qui sait qu il doit mourir arrache à l ironiedes nébuleuses le chant des constellations, et qu ille lance au hasard des siècles, auxquels il imposerades paroles inconnues. Dans le soir où dessineencore Rembrandt, toutes les Ombres illustres, etcelles des dessinateurs des cavernes, suivent duregard la main hésitante qui prépare leur nouvellesurvie ou leur nouveau sommeil. Et cette main,dont les millénaires accompagnent le tremblementdans le crépuscule, tremble d une des formes lesplus secrètes, et les plus hautes, de la force et del honneur d être homme. »

A.MALRAUX, Les Voix du Silence, pp. 639-640.

« Le seul espoir qu ait la nouvelle Espagne degarder en elle ce pour quoi vous combattez ( ),c est que soit maintenu ce que nous avons desannées enseigné de notre mieux C est-à-dire ?( ) La qualité de l homme »

A.MALRAUX, L espoir, p. 280.

« humain » est peut-être le thème le plus central, certainement le plusrécurrent, dans l uvre d André Malraux. Son roman le plus célèbre est La

condition humaine. Son dernier livre s intitule L homme précaire et lalittérature. On voit dans Malraux un des grands auteurs du vingtième sièclequi fut aussi un protagoniste de ses grands drames. C est tout naturellement

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