l'homme qui fuyait · et puis j’ai compris qu’au fond, ce n’est pas compliqué, il y a...

22

Upload: others

Post on 25-Mar-2021

0 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: L'Homme qui fuyait · Et puis j’ai compris qu’au fond, ce n’est pas compliqué, il y a deux sortes de belles filles : celles qui ont travaillé pour, et celles qui ont une
Page 2: L'Homme qui fuyait · Et puis j’ai compris qu’au fond, ce n’est pas compliqué, il y a deux sortes de belles filles : celles qui ont travaillé pour, et celles qui ont une

FRANÇOIS LAVALLÉE

L’homme qui fuyait

Page 3: L'Homme qui fuyait · Et puis j’ai compris qu’au fond, ce n’est pas compliqué, il y a deux sortes de belles filles : celles qui ont travaillé pour, et celles qui ont une

Annamarie Beckel : Les voix de l’île

Christine Benoit : L’histoire de Léa : Une vie en miettes

Andrée Casgrain, Claudette Frenette, Dominic Garneau, Claudine Paquet :

Fragile équilibre, nouvelles

Alessandro Cassa : Le chant des fées, tome 1 : La diva

Le chant des fées, tome 2 : Un dernier opéra

Normand Cliche : Le diable par la crinière, conte villageois

L’ange tourmenté, conte villageois La Belle et l’orphelin, conte villageois

Luc Desilets : Les quatre saisons : Maëva

Les quatre saisons : Laurent Les quatre saisons : Didier

Les quatre saisons : Rafaëlle

Sergine Desjardins : Marie Major

Roger Gariépy : La ville oubliée

François Godue : Ras le bol

Nadia Gosselin : La gueule du Loup

Danielle Goyette : Caramel mou

Georges Lafontaine : Des cendres sur la glace

Des cendres et du feu L’Orpheline

François Lavallée : Dieu, c’est par où ?, nouvelles

Michel Legault : Amour.com

Hochelaga, mon amour

Marais Miller : Je le jure, nouvelles

Marc-André Moutquin : No code

Sophie-Julie Painchaud : Racines de faubourg, tome 1 : L’envol

Racines de faubourg, tome 2 : Le désordre Racines de faubourg, tome 3 : Le retour

Claudine Paquet : Le temps d’après

Éclats de voix, nouvelles Une toute petite vague, nouvelles

Entends-tu ce que je tais ?, nouvelles

Éloi Paré : Sonate en fou mineur

Geneviève Porter : Les sens dessus dessous, nouvelles

Carmen Robertson : La Fugueuse

Anne Tremblay : Le château à Noé, tome 1 : La colère du lac

Le château à Noé, tome 2 : La chapelle du Diable

Le château à Noé, tome 3 : Les porteuses d’espoir

Le château à Noé, tome 4 : Au pied de l’oubli

Louise Tremblay-D’Essiambre : Les années du silence, tome 1 : La Tourmente Les années du silence, tome 2 : La Délivrance

Les années du silence, tome 3 : La Sérénité Les années du silence, tome 4 : La Destinée

Les années du silence, tome 5 : Les Bourrasques

Les années du silence, tome 6 : L’Oasis Entre l’eau douce et la mer

La fille de Joseph L’infiltrateur « Queen Size » Boomerang

Au-delà des mots De l’autre côté du mur

Les demoiselles du quartier, nouvelles Les sœurs Deblois, tome 1 : Charlotte

Les sœurs Deblois, tome 2 : Émilie Les sœurs Deblois, tome 3 : Anne

Les sœurs Deblois, tome 4 : Le demi-frère La dernière saison, tome 1 : Jeanne

La dernière saison, tome 2 : Thomas La dernière saison, tome 3 :

Les enfants de Jeanne Mémoires d’un quartier, tome 1 : Laura

Mémoires d’un quartier, tome 2 : Antoine Mémoires d’un quartier, tome 3 : Évangéline Mémoires d’un quartier, tome 4 : Bernadette

Mémoires d’un quartier, tome 5 : Adrien Mémoires d’un quartier, tome 6 : Francine Mémoires d’un quartier, tome 7 : Marcel

Mémoires d’un quartier, tome 8 : Laura, la suite

Mémoires d’un quartier, tome 9 : Antoine, la suite

Mémoires d’un quartier, tome 10 : Évangéline, la suite

Mémoires d’un quartier, tome 11 : Bernadette, la suite

Mémoires d’un quartier, tome 12 : Adrien, la suite

Les héritiers du fleuve, tome 1 : 1887–1893

CHEZ LE MÊME ÉDITEUR :

Visitez notre site : www.saint-jeanediteur.com

Page 4: L'Homme qui fuyait · Et puis j’ai compris qu’au fond, ce n’est pas compliqué, il y a deux sortes de belles filles : celles qui ont travaillé pour, et celles qui ont une

FRANÇOIS LAVALLÉE

L’homme qui fuyait

Page 5: L'Homme qui fuyait · Et puis j’ai compris qu’au fond, ce n’est pas compliqué, il y a deux sortes de belles filles : celles qui ont travaillé pour, et celles qui ont une

Guy Saint-Jean Éditeur3440, boul. IndustrielLaval (Québec) Canada H7L 4R9450 [email protected]

• • • • • • • • • • • •

Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

Lavallée, François, 1963-L’homme qui fuyaitISBN 978-2-89455-666-5I. Titre.PS8573.A791H65 2013 C843’.6 C2013-941488-6PS9573.A791H65 2013

• • • • • • • • • • • •

Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada (FLC) ainsi que celle de la SODEC pour nos activités d’édition. Nous remercions le Conseil des Arts du Canada de l’aide accordée à notre programme de publication.

Gouvernement du Québec — Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres — Gestion SODEC

© Guy Saint-Jean Éditeur inc. 2013

Correction d’épreuves : Jacinthe LesageConception graphique : Christiane SéguinPhoto de la page couverture : Giorgio Fochesato/E+/Getty Images

Dépôt légal — Bibliothèque et Archives nationales du Québec, Bibliothèque et Archives Canada, 2013

ISBN : 978-2-89455-666-5ISBN ePub : 978-2-89455-667-2ISBN PDF : 978-2-89455-668-9

Distribution et diffusionAmérique : PrologueFrance : Dilisco S.A./Distribution du Nouveau Monde (pour la littérature)Belgique : La Caravelle S.A.Suisse : Transat S.A.

Tous droits de traduction et d’adaptation réservés. Toute reproduction d’un extrait de ce livre, par quelque procédé que ce soit, est strictement interdite sans l’autorisation écrite de l’éditeur.

Imprimé et relié au Canada1re impression, août 2013

Guy Saint-Jean Éditeur est membre de l’Association nationale des éditeurs de livres (ANEL).

Page 6: L'Homme qui fuyait · Et puis j’ai compris qu’au fond, ce n’est pas compliqué, il y a deux sortes de belles filles : celles qui ont travaillé pour, et celles qui ont une

Merci à tous ceux qui, tout au long de la rédaction de ce roman, se

sont enquis avec bienveillance de son avancement.

Merci à Patrick, qui a su, sans même s’en douter, me remettre sur

les rails de l’écriture et m’insuffler ce qu’il fallait pour le mener à

terme.

Merci aux grands auteurs amoureux des mots, et notamment

Maurice Bedel, dont la richesse du vocabulaire, l’humanisme et la

simplicité m’ont rappelé le sens de tout ceci sur mes derniers milles.

Merci à Alexandre pour tout le temps qu’il a consacré à me distiller

ses commentaires judicieux et détaillés, ainsi qu’à Stéphanie pour

son intérêt réconfortant, ses encouragements sincères et son œil

français. Merci à Laurent, dont les commentaires m’ont fait sentir

qu’on était sur la même longueur d’ondes à un moment où j’en

avais besoin.

Merci enfin à Sylvie. Même l’homme qui fuit a besoin d’un havre…

Page 7: L'Homme qui fuyait · Et puis j’ai compris qu’au fond, ce n’est pas compliqué, il y a deux sortes de belles filles : celles qui ont travaillé pour, et celles qui ont une
Page 8: L'Homme qui fuyait · Et puis j’ai compris qu’au fond, ce n’est pas compliqué, il y a deux sortes de belles filles : celles qui ont travaillé pour, et celles qui ont une

Où se forme le plaisir de Roméo

sinon dans l’illusion qu’il se fait de Juliette ?

– Maurice Bedel, Traité du plaisir

Page 9: L'Homme qui fuyait · Et puis j’ai compris qu’au fond, ce n’est pas compliqué, il y a deux sortes de belles filles : celles qui ont travaillé pour, et celles qui ont une

PREMièRE PARTiE

David

i Trois fillesii Marie-Neigeiii La neige rougeiV Le couteauV Octave Octeau Courriel d’Octave Octeau IVi ProzacVii un appartement qui ne coûte vraiment pas cherViii La pratique de pianoiX Quelques mots au hasard Courriel d’Octave Octeau IIX Des lâchesXi La loi de la jungleXii une place à prendre Courriel d’Octave Octeau IIIXiii Qui dit vrai ?XiV Le marin qui voulait souffler dans sa voile

DEuXièME PARTiE

Rachel

XV un autographeXVi un artiste incomprisXVii Rachel reduxXViii La beautéXiX MontréalXX Le clochard qui devisaitXXi Bach to the Future

int_L'homme qui fuyait_EP4.indd 8 13-07-26 12:11

Page 10: L'Homme qui fuyait · Et puis j’ai compris qu’au fond, ce n’est pas compliqué, il y a deux sortes de belles filles : celles qui ont travaillé pour, et celles qui ont une

XXii Bach to RealityXXiii Rachel redux redux Courriel d’Octave Octeau IVXXiV Le regard posé sur le petit nègreXXV un moment de silenceXXVi Le ru qui cherchait une existenceXXVii Le premier ostrogoth venuXXViii Les flammèches vertesXXiX Quand la fuite arriveXXX À deux heures de MontréalXXXi … et Octave créa la femmeXXXii Le festin renversé Courriel d’Octave Octeau VXXXiii L’impatience déguisée du mondeXXXiV Divin silenceXXXV Nulle partXXXVi Le Dieu de la famille

TROiSièME PARTiE

Octave

Courriel d’Octave Octeau VIXXXVii Des choses qu’on ne met pas dans un romanXXXViii il fallait vraiment être sourdeXXXiX L’astiqueur de manche d’ébèneXL Quand mon démon s’en mêleXLi Remède idoine contre le démonXLii un compagnon d’infortuneXLiii une histoire de fleursXLiV O FortunaXLV Derrière les étoiles

int_L'homme qui fuyait_EP4.indd 9 13-07-26 12:11

Page 11: L'Homme qui fuyait · Et puis j’ai compris qu’au fond, ce n’est pas compliqué, il y a deux sortes de belles filles : celles qui ont travaillé pour, et celles qui ont une

XLVI Sexy comptable

XLVII Entre Al Capone et Casanova

XLVIII Veritas liberabit vos

XLIX Un ciel partiellement étoilé

L Dans les gènes

Journal I

Journal II

Journal III

Citations

Page 12: L'Homme qui fuyait · Et puis j’ai compris qu’au fond, ce n’est pas compliqué, il y a deux sortes de belles filles : celles qui ont travaillé pour, et celles qui ont une

Première partie

David

Page 13: L'Homme qui fuyait · Et puis j’ai compris qu’au fond, ce n’est pas compliqué, il y a deux sortes de belles filles : celles qui ont travaillé pour, et celles qui ont une

12

ITrois filles

J’ai l’habitude de coter les films et les livres. Une note sur dix

pour les films, sur cinq pour les livres. Parfois, j’ai l’impression

que cette manie de coter les œuvres m’empêche de goûter ce

qu’elles ont d’essentiel et d’unique.

C’est sans doute pour cela que je ne cote pas les filles.

J’ai déjà essayé. Cela a commencé, comme il se doit, à l’ado-

lescence. Assis au pied d’un orme sur les plaines d’Abraham

avec un ami, voyant défiler, au loin comme à deux pas de nous,

dans un manège incessant, jupes, chandails moulants et che-

veux longs, je lui avais proposé le jeu. « On donne une note aux

filles, sur dix. » Juste pour voir si nous aurions les mêmes goûts,

les mêmes perceptions. Aussi un peu, je crois, pour jouir davan-

tage de leur beauté.

Mais rapidement, j’avais déchanté. Coter une fille, c’est trop

complexe.

Et puis j’ai compris qu’au fond, ce n’est pas compliqué, il y a

deux sortes de belles filles : celles qui ont travaillé pour, et celles

qui ont une lumière venant de l’intérieur.

Les premières le savent. Elles voient depuis leur puberté les

garçons puis les hommes se tourner vers elles, les fixer du regard,

effrontément, subrepticement ou amoureusement, et elles

savent qu’il leur suffit d’un maquillage efficace, d’une coiffure

étudiée, d’une mimique magique pour se faire dire : « Comme tu

veux. » Qu’elles usent de ce pouvoir par calcul ou instinctivement,

peu importe. Le soleil ne craint pas la vanité de savoir que tout

tourne autour de lui : il n’a jamais connu le monde autrement.

Quant aux secondes, on en voit une, une fois, et on a honte

d’avoir appelé « beauté » ce qui n’était que mystification chez les

Page 14: L'Homme qui fuyait · Et puis j’ai compris qu’au fond, ce n’est pas compliqué, il y a deux sortes de belles filles : celles qui ont travaillé pour, et celles qui ont une

13

L’ H O M M E Q U I F U Y A I T

premières. On dit que les plus belles filles sont celles qui

s’ignorent. Certes, mais une fille ne peut ignorer longtemps la

lumière qu’elle allume dans tous les yeux masculins. Sauf que

celles-ci n’en perdent pas, en quelque sorte, leur virginité. C’est

un mystère. Un don reçu à la naissance, aussi arbitraire et

injuste que la protubérance du bossu, qui fait que la beauté

semble avoir élu domicile chez elles et coller à chacun de leurs

gestes et de leurs états, qu’elles soient souriantes, pensives,

enjouées ou même fâchées.

C’était une fille comme ça qu’il y avait, à deux tables de moi,

sur ma droite, le jour où commence mon récit, dans un coin du

Temps perdu, sur la rue Myrand. En fait, il y avait trois filles à la

table. J’entendais ce qu’elles disaient par bribes seulement. La

fille dont je parle, c’était la blonde aux cheveux lisses. Cependant,

c’était sa voisine de gauche que j’entendais le mieux, à cause de

l’angle où elle se trouvait. Une fille bien bâtie aux cheveux châ-

tains courts.

Après quelques minutes d’écoute aussi clandestine que

constante, j’ai fini par comprendre qu’elle s’appelait Rachel. La

blonde. Déjà, ce nom me plaisait. Rachel. Comme je me voyais

finir la soirée avec elle ! Aller n’importe où, avec elle. Avoir ses

yeux juste pour moi. J’aurais aimé avoir le courage de me lever,

de la dévisager sans l’effaroucher, de lui proposer de partir avec

moi, puis la voir quitter ses amies, sa table, son monde entier

pour m’accompagner.

Je me mis à penser à Virginie. Ma voisine de quelques mai-

sons. J’étais tombé amoureux d’elle à six ans. Je l’ai perdue de

vue à dix. Elle aussi était blonde. Pendant ces quatre années, j’ai

dû penser à elle tous les jours. Or, jamais elle n’aura su qu’un

cœur masculin a battu pour elle pendant si longtemps, si jeune.

Ou si elle l’a su, c’est par cette intuition qu’on prête aux

femmes, et que j’aurais bien voulu voir remplacer, durant cette

Page 15: L'Homme qui fuyait · Et puis j’ai compris qu’au fond, ce n’est pas compliqué, il y a deux sortes de belles filles : celles qui ont travaillé pour, et celles qui ont une

14

L’ H O M M E Q U I F U Y A I T

drôle de vie amoureuse, par un peu plus d’initiative.

Car de l’initiative, moi, je n’en ai pas. C’est le contraire. En

fait, j’ai l’initiative du retrait.

Mes trois filles semblaient justement parler d’amour, ou plutôt

de liaisons amoureuses. Des garçons qu’elles avaient connus,

probablement, voire de ceux qu’elles fréquentaient encore, ou

de ceux dont elles rêvaient.

La troisième semblait un peu plus âgée que les deux autres,

ce qui lui donnait presque la trentaine. En fait, ce n’était pas tant

par ses traits physiques que par son attitude que je pouvais per-

cevoir la différence d’âge. Un peu moins de candeur, peut-être,

remplacée non pas encore par un désabusement, mais par un

début de mûrissement. C’était fin et attirant.

Mais Rachel avait indéniablement le plus beau sourire, et des

yeux pétillants qui m’hypnotisaient. Et un petit haut juste assez

moulant, sans être vulgaire, qui mettait en valeur son petit pen-

dentif et qui faisait triompher la soie de ses épaules.

Je regardai ailleurs. Rachel n’était pas pour moi. Pas plus que

Virginie, pas plus que toutes les autres qui, dans ma courte et

trop longue vie, avaient croisé mon chemin sans que je lève le

petit doigt. Elle était pour son petit copain, sans doute un mâle

qui n’avait pas peur de nommer et d’assumer son sexe, peut-

être écervelé, peut-être inconscient, peut-être sans manières,

mais qui avait l’avantage, devant une fille, d’avoir un corps

magnétique et de ne pas se poser de questions.

Lorsque je ramenai mon regard vers la table des trois filles, je

vis que la troisième avait remarqué mes coups d’œil furtifs. Ce

fut à partir de ce moment une sorte de jeu de cache-cache.

J’étais seul à ma table et leur conversation m’intéressait, alors il

était difficile pour moi de faire comme si elles n’étaient pas là.

L’enjeu devint rapidement de savoir lequel des deux surpren-

drait le regard de l’autre. Instinctivement, je me mis à compter

Page 16: L'Homme qui fuyait · Et puis j’ai compris qu’au fond, ce n’est pas compliqué, il y a deux sortes de belles filles : celles qui ont travaillé pour, et celles qui ont une

L’ H O M M E Q U I F U Y A I T

15

les points. Je regardais distraitement au fond de la salle pendant

une période étudiée, puis je lorgnais de son côté, espérant

qu’elle soit déjà en train de faire de même.

J’avais beau multiplier mes savants calculs, elle me battait à

plates coutures. Et de toute façon, elle, elle ne semblait pas avoir

peur que je remarque qu’elle me regardait.

Minuit approchait. Il était sans doute temps pour moi de

partir. Exeunt les fantasmes de rencontre, les yeux bleus et les

yeux verts, mon lit m’attendait dans une nuit faite pour les autres.

C’est à ce moment que la troisième fille, celle qui avait gagné

à cache-cache, me fit signe de venir.

Je regardai autour ; non, c’était bien à moi qu’elle s’adressait.

Je me composai un sourire béat qui se voulait détendu et je

m’approchai de la table. Celle qui m’avait fait venir prit la parole.

« Tu aimes ça, nous regarder ?

— Moi ? Je… non, je… »

Il faisait chaud.

« Moi, c’est Judith. »

Je ne savais pas trop si je devais lui serrer la main, l’embrasser

ou me sauver par la fenêtre. Il y eut un silence où je fus bien

obligé de répondre :

« Moi, c’est David. »

Elle reprit aussitôt :

« David. Parfait. Écoute, David, on a quelque chose à te

demander. »

J’aurais encore pu déguerpir, mais stupidement, je me disais

qu’il était trop tard, en vertu de je ne sais quel raisonnement

boiteux.

« On voudrait savoir : laquelle de nous trois t’attire le plus ? »

Je n’arrivais pas à deviner, ni dans son intonation ni dans son

expression du visage, dans quel but ou dans quel esprit elle me

posait cette question. Ce qui aurait pu être au mieux un simple

Page 17: L'Homme qui fuyait · Et puis j’ai compris qu’au fond, ce n’est pas compliqué, il y a deux sortes de belles filles : celles qui ont travaillé pour, et celles qui ont une

16

L’ H O M M E Q U I F U Y A I T

jeu, au pire un conflit de coquettes, ne me paraissait ni amusant

ni méchant. Les filles semblaient à la fois en harmonie et légère-

ment tendues.

De mon côté, je n’avais envie ni de m’amuser, ni de jouer à

Pâris, à qui l’on avait enjoint de désigner celle à qui était des-

tinée la pomme dite, depuis lors, de discorde.

« Vous avez trop bu, les filles. Vous êtes belles toutes les trois.

Bonne fin de soirée ! »

Elles se mirent à deux pour me retenir. Je ne détestai pas ça.

Judith me jeta un regard si profond, avec ses yeux verts, que les

miens furent éblouis. Je ramollis.

Elle mit la main sur mon bras. Ses yeux d’émeraude et sa

crinière bouclée exerçaient un magnétisme dont elle savait mani-

festement se servir depuis quelques années déjà. La divine

blonde mit à son tour calmement sa main sur le bras de sa com-

parse, comme pour freiner son élan. Je ne comprenais rien.

Judith retira sa main fébrile sans me quitter des yeux, fit signe à

la troisième fille d’aller chercher ma McEwan’s restée sur ma

table et me fit asseoir à côté d’elle d’un geste aussi ferme que

doux.

« Allez, essaie un peu… On te demande juste de dire laquelle

de nous trois tu trouves la plus belle.

— Pourquoi ?

— Laquelle ? » insista-t-elle en me fixant. J’étais au bord du

décollement de rétine.

Je les regardai toutes les trois, Rachel plus furtivement que

les autres. Elles ne semblaient pas malintentionnées. Cela n’avait

pas l’air très catholique, mais cela ne ressemblait pas à un coup

monté non plus. Je me remis à penser à mes petits jeux de

notation de filles, à mes cotes de livres et de films, et pendant

un instant, je me dis qu’après tout, ce qu’elles me demandaient

là n’était pas si terrible.

Page 18: L'Homme qui fuyait · Et puis j’ai compris qu’au fond, ce n’est pas compliqué, il y a deux sortes de belles filles : celles qui ont travaillé pour, et celles qui ont une

17

L’ H O M M E Q U I F U Y A I T

Judith avait un assez beau visage et des yeux qui avaient la

force d’un glacier, mais il lui manquait la candeur qui irradiait

de Rachel. Ses cheveux bouclés étaient tout ce qu’il y avait de

plus envoûtants, mais leur noir teint, si efficace fût-il, trahissait

un genre d’inquiétude qui, malgré la forte présence sensuelle de

son corps, la classait obligatoirement au deuxième rang. Elle

était manifestement la plus dynamique du groupe. Elle inter-

rompit ma réflexion par une question directe :

« Tu commences par moi ? Tiens, disons sur une échelle de un

à dix, combien tu me donnes ?

— Non, non, non ! Les échelles de un à dix, je n’embarque

plus… euh ! je n’embarque pas là-dedans. »

Je me mis à la regarder avec plus d’assurance. Elle se donnait

à mon regard, sans pudeur ni exhibitionnisme. Mais mon esprit

tout entier était occupé par Rachel, à la limite de mon champ de

vision. Pour sûr que la plus belle était Rachel. Elles le savaient

toutes, comment aurait-il pu en être autrement ? Tout le café le

savait. Allais-je trouver le courage de le dire, de me découvrir ?

Si oui, il fallait à tout le moins, pour ne pas blesser les autres,

faire preuve de délicatesse, que ça ne paraisse pas trop comme

une évidence. Que j’aie l’air d’hésiter. Il fallait que je me donne

du temps.

« Si vous commenciez par vous présenter ? Toi, c’est Judith… »

Je devais faire semblant de ne pas connaître le nom de celle

qui avait la plus belle voix de toutes. Quant à la dernière, elle

s’appelait Marie-Neige.

Judith reprit l’initiative.

« Procède par élimination, peut-être ? »

Cela m’allait. Cette méthode retardait en effet au maximum

le moment où j’allais devoir aboutir. Je devais commencer par

n’importe qui, sauf Rachel. Je regardai sa voisine de gauche.

Marie-Neige. Quel drôle de nom pour un visage si carré.

Page 19: L'Homme qui fuyait · Et puis j’ai compris qu’au fond, ce n’est pas compliqué, il y a deux sortes de belles filles : celles qui ont travaillé pour, et celles qui ont une

18

L’ H O M M E Q U I F U Y A I T

Marie-Neige n’avait pas grand-chose de féminin. Elle était du

genre nageuse est-allemande de l’époque de la guerre froide. La

franchise peut-elle aller jusqu’à dire à une fille : « Tu es trop mas-

culine, il y a des gens qui aiment ça, mais pas moi ? »

Je me tournai vers Judith. Ses yeux verts me tenaient. Je ne

pouvais rien lui dire à elle non plus.

Et Rachel. Rachel, enlève-moi ! Sauve-moi ! Dis-moi que c’est

toi qui m’as remarqué, que c’est toi qui as lancé ce petit jeu pour

savoir si tu m’attires autant que je t’attire ! Laisse tomber ton

masque, fais cesser mes souffrances, dis à tes amies de s’en

aller, ou alors de rester ici et lève-toi, prends-moi par la main,

fais-moi ce beau sourire, fais chanter encore ta petite voix légè-

rement rocailleuse qui s’accroche un peu entre tes dents et tes

lèvres avant de se perdre dans l’air ambiant, pendant que mon

oreille cherche à ramasser tout ce qu’elle peut pour la savourer

à son gré, Rachel, viens au secours de celui qui ne te regarde

pas !

« Alors ? » C’était la voix froide de Judith me ramenant sur le

plancher des vaches.

« Écoutez, c’est pas compliqué, pas besoin d’aller par quatre

chemins, la plus belle, la plus belle de vous trois… c’est Marie-

Neige. »

Les deux autres filles eurent un mouvement de recul isolant

Marie-Neige, qui fit retentir un éclat de rire nerveux.

Marie-Neige se leva et me tendit la main.

« Viens…

— Mais… »

J’étais pris à mon propre jeu. Une fois de plus, mon incapacité

à dire m’avait empêtré dans je ne sais quelle histoire. L’attitude

de Marie-Neige n’admettait pas d’hésitation. Ni d’ailleurs son

gabarit.

Je ne jetai même pas un coup d’œil à Rachel, que mon cœur,

Page 20: L'Homme qui fuyait · Et puis j’ai compris qu’au fond, ce n’est pas compliqué, il y a deux sortes de belles filles : celles qui ont travaillé pour, et celles qui ont une

19

L’ H O M M E Q U I F U Y A I T

resté sur la table entre ses deux poignets délicats, continuait de

fixer désespérément.

Page 21: L'Homme qui fuyait · Et puis j’ai compris qu’au fond, ce n’est pas compliqué, il y a deux sortes de belles filles : celles qui ont travaillé pour, et celles qui ont une

Du même auteur

Le tout est de ne pas le dire, recueil de nouvelles, Triptyque, 2001.

Le traducteur averti, guide de traduction, Linguatech, 2005.

Dieu, c’est par où ?, recueil de nouvelles, Guy Saint-Jean Éditeur, 2006.

Quand la fontaine coule dans la vallée, fables d’ici pour maintenant,

Linguatech, 2007.

Tweets et gazouillis pour des traductions qui chantent, avec Grant Hamilton,

Linguatech, 2012.

Page 22: L'Homme qui fuyait · Et puis j’ai compris qu’au fond, ce n’est pas compliqué, il y a deux sortes de belles filles : celles qui ont travaillé pour, et celles qui ont une