l’expérience onirique : de l’espace psychique à l’espace

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Langues, Cultures, Communication -L2C- Volume 3 – N° 2 Juillet – décembre 2019 Espace, Représentation Préparé par Abdelkader BEZZAZI (Réédition) Du genius loci au genius scribit, sur l'espace écrit dans l'œuvre de M. Butor Hassan BANHAKEIA Édition électronique URL :https://revues.imist.ma/index.php?journal=L2C ISSN : 2550-6501 Édition imprimée Dépôt légal : 2017PE0075 ISSN : 2550-6471 Publications du Laboratoire : Langues, Cultures et Communication (LCCom) Faculté des Lettres et des Sciences Humaines Université Mohammed Premier Oujda, Maroc

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Page 1: L’expérience onirique : de l’espace psychique à l’espace

Langues, Cultures, Communication -L2C- Volume 3 – N° 2 Juillet – décembre 2019

Espace, Représentation

Préparé par Abdelkader BEZZAZI

(Réédition)

Du genius loci au genius scribit,

sur l'espace écrit dans l'œuvre de M. Butor

Hassan BANHAKEIA

Édition électronique

URL :https://revues.imist.ma/index.php?journal=L2C

ISSN : 2550-6501

Édition imprimée Dépôt légal : 2017PE0075

ISSN : 2550-6471

Publications du Laboratoire : Langues, Cultures et Communication (LCCom) Faculté des Lettres et des Sciences Humaines Université Mohammed Premier

Oujda, Maroc

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Du genius loci au genius scribit, sur l'espace écrit dans l'œuvre de M. Butor

Hassan BANHAKEIA Université Mohammed Premier Faculté des Lettres et des Sciences Humaines, Oujda

« Il est nécessaire de rappeler au romancier que ce n'est pas lui qui écrit son œuvre, mais qu'elle se cherche à travers lui et que, aussi lucide qu'il désire être, il est livré à une expérience qui le dépasse si même elle ne le menace pas. », Maurice Blanchot.

Un simple et furtif regard sur les titres de l'œuvré de Michel Butor (1926) incite le lecteur à dire que l'espace et l'écriture constituent la grande préoccupation de l'écrivain français. De fait, son œuvre est un espace pluriel qui embrasse toutes les formes, allant à travers tous les genres, englobant la musique, la peinture, la sculpture pour arriver à une forme polychrome, protéiforme et complexe, un arbre, dirons-nous. Elle est comme un arbre dont le tronc serait l'Art et chaque branche un genre précis.

Butor travaille sans cesse l’art d’écrire -surtout dans ses écrits postérieurs à Degrés- d'une manière 'singularisée'. La citation ou l'inspiration recherchée auprès d'autres écrivains (tels Montaigne, Balzac, Joyce, Proust et Valéry) qui l'ont au début tant marqué, devient minime mais encore remplacée par l'influence des compositeurs et des peintres.

Arrivée à sa maturité, cette œuvre dévoile une vision globale d'un monde structuré, logique et évolutif. C’est pourquoi elle n'est pour la plupart des critiques qu'une projection arrangée du rapport entre le moi et le monde. Elle développe justement un seul aspect mais problématique : le rapport entre l'Égo-narrateur et la réalité. De fait,

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l’œuvre suit la conception suivante :

Narrateur Espace

(Rapport dialectique infini)

Le narrateur-personnage chez Butor, se lance dans des pérégrinations infinies où la seule lumière de l'écriture rapporte le salut. De cette façon, l’espace ou, plus précisément, le génius loci est considéré par le narrateur comme un élément omnipotent capable d’investir de significations la fiction. Le protagoniste se trouve jeté dans un univers obscur, enveloppant et envoûtant. Il ne se décourage pas ; il recherche toutes les issues en vue d'échapper à ce gouffre omniprésent. Cependant, il essaie d'éclairer l'espace, de dévoiler le génie et d'enluminer le texte. Si tout narrateur sous-tend un processus scriptural, une écriture propre, le rapport dialectique, mû par le genius loci, déclenche alors la naissance de l'écriture, comme étant l’élément final de toute la confrontation. Faut-il considérer, par conséquent, l'écriture comme un aboutissement imposé ou une genèse ?

1. Fixation du genius Loci

Le « spatium », selon l'auteur, ne peut être encadré par un ensemble déterminé de dimensions, il va au-delà de tout procès d'encadrement au sein de la fiction et de l’intrigue. Il est ouvert : il s'ouvre sur les territoires de l'imaginaire là où la vraisemblance et la linéarité s'estompent relativement, et apparaît déterminé ; ses différentes manifestations montrent clairement que l'espace a un ensemble précis de valeurs et de fonctions.

Loin d’être une étendue immuable, l’espace est, avec Butor, un être protéiforme : mobile, vivant, historique, mythique, etc. De même, le corps spatial se confond souvent chez l'écrivain avec le corps textuel (le texte même). Plusieurs strates spatiales significatives forment les membres, les contours et les limites du récit et de l’histoire. Le livre serait tout simplement un espace pur et concret, et l'expérience scripturale une simple mise en espace. L’entreprise scripturale se confondrait alors avec la représentation du génie du lieu. Lettre et lieu constituent-ils ainsi une même paire ?

Selon l’écrivain Pierre Klossowski, ami de Michel Butor, le genius Loci est l’événement « qui se produit en tel lieu, à tel moment, se

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confond avec le lieu. Révolu, il ne se répète que sous forme de lieu qui l'évoque. Mais, c'est là son génie dont la physionomie est celle de l'inéchangeable. » (M. Chapsal, 1973, 91.). Chez l’auteur de La Modification, il est question du génie loci plutôt que de l’espace au moment de l’étude de la technique de la représentation. Car le narrateur nous dévoile souvent les profondeurs des lieux, de la ville et des paysages selon un ordre chronologique, spatial et symbolique pour justifier la poétique du texte, l’architectonique de l’histoire, remplissant ainsi leur fonction dans le récit. Par conséquent, le génie tient une grande part dans l’intrigue, dans la pensée des personnages ou bien dans les réflexions de l’écrivain qu’elles soient d’ordre critique ou philosophique.

De sa part, Butor définit le génie du lieu comme :

« le pouvoir particulier que prend tel lieu sur l'esprit. Etre à tel endroit exerce sur vous une certaine influence, vous met dans un état particulier, c'est une puissance : certains lieux ont des génies. »1.

Cette composante, élément principal simultané dans la fiction et la représentation, véhicule de multiples valeurs et formes dans l’élaboration du récit, élément fondamental dans l’entreprise scripturale. Le genius loci demeure une constante dans la fiction. Précisément, définir et découvrir ce génie constituent l’intrigue de L’emploi du Temps, Passage de Milan, Degrés, Description de San Marco, etc.

2. Formes du genius loci

Comment se fait alors la lecture du genius loci chez Butor ? Est-elle possible par linéarité, par entrecroisement ou bien par enchaînement de structures précises ? Si l’architectonique reste un procédé valable aussi bien pour lire que pour construire la fiction, comment se définit-elle dans la narration ? Autrement dit, comment le

1 P. Klossowski, Robert et Gulliver, Fata Morgana, Montpellier, p.46 ; un peu plus loin,

l’écrivain précisera : « cette répétition de l'inéchangeable événement, vous m’en avez surmonté la hantise qu'en vidant son contenu dans la disparition de tout lieu à jamais possible, soit dans une totale absence du monde : l'invention perpétuelle des moyens de produire qui exige la destruction du produit diffère la constitution d'un monde quelconque, soit d'atteindre un lieu où puisse jamais survenir quoi que ce soit d'inéchangeable ... » p. 47.

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narrateur conçoit-il les formes de l'espace ?

Le narrateur moderne, tout comme l'acteur principal, se cherche dans un espace-temps labyrinthique. Ainsi, la narration coïncide souvent avec ce qu'on pourrait appeler chez l’auteur l'aventure scripturale. L'espace est à rechercher au-delà du façonnement des lieux, précisément derrière la construction de la page, voire dans l'enchaînement des signes.

Quant au narrateur butorien, il ne se familiarise pas rapidement avec le génie du lieu parce qu'il ignore ses valeurs et stratagèmes. Ce n'est que tout au long de l'histoire, aboutissement de l'entreprise scripturale, qu'il arrive à délimiter quelques traits de ce lieu avant de les définir juste à la fin de l'histoire. D'emblée, deux questions s'imposent :

- quels sont les rapports entre l'acte romanesque et l'espace ? - Y a-t-il un passage de l'espace réel à l'imaginaire dans l'œuvre

de Michel Butor ? Le genius loci chez Butor confine non seulement le point de vue

du narrateur ou du protagoniste, mais également celui de l'auteur (implicite ou explicite). Les lieux décrits par le Butor voyageur, par exemple, se dévoilent progressivement, mais le trait de destruction gît dans le fond de leurs monuments. Si un espace est minutieusement décrit, c'est pour rendre compte de son importance dans l'histoire. Les espaces sont longuement esquissés, mais difficiles à déchiffrer ou à lire.

Etant une nécessité dans la création, la dimension spatiale représente à la fois l'assise de toute fiction et de tout espace textuel. Comme ensemble signifiant, le texte représente de cette manière quelque chose de « réel » mais, aussi, d'insaisissable : l'esquisse des lieux forme un néo-topos - une résurrection instantanée et une déréalisation de l'espace.

2.1. Genius loci, un élément coordonné

Si l'espace est une structure ouverte, son appropriation ne se fait pas seulement par des références géographiques mais, aussi, par l'écriture comme processus, eu égard à sa composition. A ce propos, Butor dira : « Le lieu romanesque est donc une particularité d'un «ailleurs» complémentaire du lieu réel où il est évoqué. » (Répertoire, 43). L’écrivain greffe ainsi la réalité d'un ensemble de traits poétiques.

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Ainsi, l'espace romanesque englobe deux aspects différents : l’'explicite (sens manifeste) et l'implicite (sens latent). A l'instar des textes postmodernes, il est présenté dans les textes comme une agrégation de l'explicite et de l'implicite du loci coordonnés dans une même structure.

Si l'espace narratif implique une perspective, une vision et un point de vue, chez Butor cette implication se fait selon les correspondances qui unissent le narrateur et le lieu à représenter. Par exemple, la vision concentrique est à la fois opératoire dans Passage de Milan, révélatrice dans La Modification et quasi objective dans Mobile. Ces diverses fonctions de la même vision dépendent essentiellement du lieu à décrire. Ainsi, l'espace déformé connote une vision déformante, mais également la déformation d'autres éléments de l'intrigue. De même, le dédoublement d'un espace extérieur (le monde objectal) avec un espace intérieur (la pensée intime ou l'intention) caractérise tous les lieux cités dans l'œuvre.

2.2. Genius loci, un ensemble articulé

Le lecteur de Butor est appelé à baliser l'espace en vue de définir ses diverses significations. Le genius loci, étant un être constructeur du texte, se manifeste comme ensemble articulé par différentes formes :

- les lieux polyvalents sont nombreux dans l'œuvre de Michel Butor. Dans l'exemple des cataractes de Niagra dans 6810 000 litres d'eau par seconde, des sons, des dialogues et des monologues brouillent dans ce lieu ; ils lui donnent, de cette manière, un sens très particulier ;

- l'espace mental se manifeste dans les premières œuvres. Ainsi, les personnages Léon, Revel, Louis, Martin, Samuel et Henri sont tous des occurrences mentales.

- Quant aux lieux emboîtés, ils abondent dans l'espace butorien. Ils sont derrière le mouvement du genius loci :

« Les lieux qui glissent les uns sur les autres, ne se succèdent pas tous dans le même ordre et ne sont pas parcourus à la même vitesse. Ces lieux évoqués développent, d'autre part, leurs pouvoirs, rayonnent sur l'ensemble de la situation, la transformant, la modifiant.» (F. van Rossum-Guyon, 1970, 198.).

A ce niveau, le dédoublement d'un espace extérieur (monde

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objectal) avec un espace intérieur (monde subjectif, monologue), crée une vision concentrique dans certains textes de l'auteur, constituant ce que nous appelons l'espace intérieur nodal. L'ensemble des lieux forme le noyau de l'histoire. Justement, leur présence et leurs rapports révèlent l'intrigue :

Réel = Espace extérieur (illimité et pluriel) Espace externe (infini et indéfini)

Fiction = Espace intérieur nodal (précis et unique) Strates du genius loci Cependant, il faut répartir les lieux dans l'œuvre de Michel Butor

en lieux 'mobiles' et lieux 'immobiles'. Le mouvement ou l'absence de mouvement donne une signification précise à l'espace. Le spatial se métamorphose dans ses multiples rapports avec le narrateur ou, tout simplement, avec le « je ». Les divers mouvements possibles des espaces butoriens sont : l'envahissement, la prolifération, le rétrécissement, l'élargissement, la néantisation, la répartition, la fêlure, le flux..., caractérisant souvent des lieux nommés et définis géographiquement.

Par ailleurs, l'espace urbain occupe une grande place dans l'œuvre de Butor, surtout dans les quatre premiers romans (Passage de Milan (Paris), L’Emploi du temps (Bleston =blessed town), La Modification (Paris et Rome), et Degrés (Paris)). Paris est le lieu de l’histoire. De même, les noms des villes s'accumulent dans l’œuvre ; le Narrateur mène ainsi une « étude anthropo-ethnotopologique » des espaces citadins par le biais des voyages, des explorations et des découvertes des lieux. D'ailleurs, les cinq continents sont cités, mais l'Afrique demeure la moins présente. En revanche, l’écrivain ne classifie pas les espaces, les lieux et les régions suivant leur appartenance géographique mais selon la vision d'un voyageur, d'un spéléologue ou d'un curieux touriste.

-Enfin, l'espace chez Butor est essentiellement historique, c'est-à-dire à rattacher au Temps. Plusieurs séries temporelles et représentations spatiales tissent les textes de Michel Butor. Le spatio-temporel est directement, tout comme étroitement, lié aux personnages-narrateurs. Si nous avons un personnage-narrateur d'une nature précise, les structures spatio-temporelles se révèlent de la même matière. L'espace et le protagoniste ne font qu'un seul corps et ils ne font qu'une seule signification. Par exemple, à un narrateur introverti

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correspondent des unités spatio-temporelles intérieures : elles dévoilent les profondeurs de l'être (La Modification), et à un autre extraverti des lieux physiquement mobiles et ouverts (Mobile). Le narrateur butorien est le condamné de ces deux 'états'. Il est partagé entre des espaces-temps différents : Ici Non ici (là,...) Maintenant Non maintenant (passe, demain, etc.) Narrateur envoûte Conscience englobante par l’écriture.

Le narrateur entre l'ici et le maintenant

Cette situation traduit la tragédie du protagoniste butorien ; Revel, Louis, Vernier et le jeune singe vivent, par exemple, intensément ce drame à maintes significations au sein de l’intrigue et de la fiction en général.

3. Signification du genius

3.1. L'espace est un réseau

Relever le réseau des lieux dans toute l'œuvre, dénote une certaine interprétation de l'histoire. La géométrie de l'espace se rattache particulièrement à l'histoire et à l'écriture.

L'espace butorien est d'une profondeur signifiante : les plans (divers, complexes et significatifs) constituent un réseau. L'auteur construit, en général, des lieux clos et détermines : les Etats-Unis de Mobile, l'aire méditerranéenne du Génie du lieu, l'Australie de Boomerang, la Grande- Bretagne de L'Emploi du Temps, l'espace parisien de Passage de Milan, le parcours Paris-Rome dans La Modification, etc.

Cependant, il s'avère que l'espace chez l'écrivain ne peut pas se définir comme continu ou discontinu. Faut-il savoir si, à tout moment de l'intrigue, le rapport entre les lieux est de nature continue ou discontinue dans le texte ? A rappeler que le continuum spatial veut dire pour Butor une continuité thématique, chronologique et scripturale.

Enfin, les différentes valeurs de l'espace peuvent se réduire à cette question : est-il positif ou négatif ? Il est négatif lorsqu'il entre en conflit avec le narrateur, mais reste positif lors de la reconstitution de l'Histoire.

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3.2. Reconstitution de l’Histoire

Michel Butor reconstitue l'histoire d'un lieu en se basant sur des données historico-mythiques. Ainsi, le génie du lieu pourrait être tout simplement la main 'discrète' de l'Histoire qui fait mouvoir l'interaction narrateur/espace. Il englobe un ensemble de 'strates' accumulées à travers les temps et de couches spatiales profondes. L'entreprise scripturale devient une double inscription de l'espace, à la fois comme historicité et réorganisation. L'interaction se fait grâce à cette double inscription.

Si l'espace est limité géographiquement dans l'œuvre de Michel Butor, il est illimité lorsqu'on se réfère à l'Histoire : l'Humanité est représentée dans cet espace en tant qu'écoulement d’une Mémoire infinie. L'enchevêtrement des traits historiques, géographiques, symboliques et mythologiques d'un espace, tend à créer une vue totale. Enfin, l'espace n'est- il au juste, comme nous l'avons vu, qu'un emboîtement ou syncrétisme d'un ici (vécu, quotidien, réel) et d'un ailleurs (historique, mythique, social et individuel) ?

Les coordonnées spatiales s'opposent aux chronologies dans le sens que ces dernières représentent les réels métamorphoses et changements de l'espace indiqué : l'héritage indien régissant l'histoire des Etats-Unis dans Mobile, l'héritage païen obnubilant l'étranger dans L'Emploi du Temps.

En général, l'encadrement spatio-temporel de toute l'œuvre est totalement référentiel, à l'exception de L'Emploi du Temps où l'univers britannique est implicitement inséré par de multiples hints. Alors que dans Passage de Milan, l’espace pharaonique prédomine, l'espace de L'Emploi du Temps se rattache au romain, et dans Portrait de l'artiste en jeune singe, le germanique. De cette manière, chaque texte a comme référence un lieu précis doté d'un legs historique. Bref, l'espace butorien ne peut échapper au cours de l'Histoire. Il en émerge tout en gardant toutes ses structures et significations.

3.3. Analogie espace /écriture

Un seul espace peut résumer l'espace butorien : une composition-labyrinthe. De façon similaire, le fil d'Ariane pour l'auteur est le processus de l'écriture. L’espace, ne serait-il pas, de cette manière,

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une structure analogue à l'acte d'écrire ? Le spatial devient écriture, et l'écriture se fait conséquemment spatiale. Quelle est la structure commune au spatial et à l'écrit ? Si la topographie dans l'œuvre de Michel Butor résulte directement de l'imaginaire de l'auteur, l'écriture se présente comme un imaginaire à la fois amplificateur, proliférant et linéaire. L'acte romanesque et son rapport avec l'espace sont d'un grand intérêt pour déstructurer l'œuvre. Enfin, comment se fait le passage de l'espace réel à l'espace écrit dans l'œuvre de Michel Butor ?

Si nous rapprochons l'espace représenté et l'espace écrit chez l'auteur, cela signifie la bifurcation au sein de toute l'œuvre. Cela explique les deux significations de l'espace comme topos et écriture. D'une part, l'espace peut à la fois incarner le mouvement des lignes de Passage de Milan et désigner l'immeuble parisien - espace de l'histoire. Il peut aussi se représenter être spatial tel Bleston dans L'Emploi du Temps et s'étendre comme journal-livre. D'autre part, l'espace butorien est un anti-espace dans le sens où le protagoniste mène une lutte de spéculation avec les lieux qu'il fréquente. Parfois, l'espace écrit est à voir également comme un anti-espace : ces deux espaces s'excluent. Un anti-espace romanesque peut, par exemple, se voir dans les chutes de 6810 ()()() litres d'eau par seconde où plusieurs textes opposés se lisent et forment un seul Texte, et dans Mobile le fragmenté devient histoire dite complète.

Si voyager est un mouvement de déplacement, transcrire (ou écrire) l'est également : il renferme un mouvement de spéculation. Une nette équation apparaît entre le voyage et l'écriture dans l'œuvre. Le narrateur entreprend un voyage - c'est-à-dire un déplacement pour réaliser son projet : écrire. Il écrit pour se déplacer au-delà de toutes les limites du réel. En revanche, le voyage est à entendre comme recherche d'un centre. Par ailleurs, le décentrement est absent dans les œuvres de Butor. Tout protagoniste recherche le centre, plus explicitement la vérité, la résolution d'un mystère et surtout le centre où coïncident les deux éléments (l'espace et l'écriture).

Il faut voir dans cette analogie maintes valeurs et fonctions de l'espace moderne, pour le lecteur. Une question reste à résoudre : autour de quelles images matricielles s'organise l'espace du texte butorien ?

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4. Matrices du genius loci

4.1. Une polyphonie spatiale

Michel Butor s'intéresse à la dimension sonore de l'espace grâce à une influence du compositeur Stravinsky. Il signale cela lors d'une interview sur l'écriture de Description de San Marco (cf. C. Bouffon, 1963, 5). La dimension sonore de l'espace retient surtout l'intérêt de l'écrivain durant la représentation, au même niveau que les couleurs et la construction des lieux.

Faut-il se demander si Butor n'a pas hérité son intérêt pour les sons de Marcel Proust ? Pour lui, Proust : « choisit les paroles qu'il va donner d'un personnage, de telle sorte qu'avec ces paroles on puisse reconnaître l'intonation, le timbre même. » (G. Charbonnier, 1967, 148.). Butor exploite cette technique dans son écriture, elle est manifeste dans Passage de Milan et Degrés, Intervalle, Réseau aérien et Description de San Marco, Votre Faust, Dialogue avec 33 variations, Elseneur, etc. Par exemple, en parlant de 6 810 000 litres d'eau par seconde, l’écrivain réitére sa vive fascination pour le sonore. A G. Charbonnier, il dit :

« j'étais fasciné d'ailleurs, en particulier par le son, par la sonorité, et c'est pourquoi j'ai fait de ce texte une étude pour la radio et une étude stéréophonique, parce que c'est un endroit où on se promène véritablement à l'intérieur d'une sonorité.» (Ibid., 144).

L'espace chez Butor est un ensemble de voix et de sons, une « polyphonie spatiale » (Description de San Marc, 77), qui serait l'amalgame des sons et des lettres. Elle forme une série infinie et simultanée des sons qui pullulent dans les lieux transcrits et écrits. En parlant de Mobile, Michel Butor croit qu'il est nécessaire de

« faire intervenir cette notion de timbres. Les comparaisons musicales sont évidemment très éclairantes. J'ai écrit autrefois un essai qui s'appelle « La musique art réaliste », pour dire que la musique nous renseigne sur la réalité presque autant que le langage. » ( M. Santschi, 1980, 56.).

La musique est, répétons-le, de la même expressivité que le langage. Les sons sont également une réalité possible d’articuler.

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A ce propos. Butor constate une certaine interaction entre l'optique et le sonore : « C'est par l'établissement d'un espace sonore en quelque sorte concurrent de l'espace optique que la musique accède à la représentation, qu'elle nous dit quelque chose ». (Répertoire II, 258). C’est pourquoi « la musique creuse le lit du texte, prépare, forme cet espace dans lequel il peut se produire, se préciser de plus en plus ». (Ibid, 34). Lorsque « nous supprimons les bruits du monde, alors notre propre musique remplit l'espace... » (.Frontières, 47). Les structures musicales sont de solides structures, elles structurent simultanément la fiction et le récit (Répertoire, 271). Butor, en parlant de L'Emploi du Temps (p.295) « compare sa description de Bleston au déchiffrage d'un texte musical » (E. Jongencel, 1972, 35). Ensuite, il affirme que le roman a une charpente faite de canons musicaux (G. Charbonnier, 1967, 106). En outre, l'espace butorien est une sonorité chromatique, il renferme des sons et des couleurs. Ainsi, le descriptif et le sonore peuvent se mettre au même diapason.

L'univers sonore est pour le narrateur de Degrés d'une grande aide : il y fait recours en vue de révéler les secrets du temps-espace. Il lui octroie une prise de conscience : « tout ce qu'il me reste a faire devant ce vestige d'une conscience et d'une musique future, c'est de l'étayer quelque peu. » (Degrés, 385). Cet univers signifie aussi bien pour le narrateur que pour le lecteur une précise conscience, et de manière explicite, une prise de conscience. Alors, la conscience se rattache-t-elle étroitement au sonore ?

Par exemple, dans Intervalle, le lecteur découvre : « VOYAGER («pleines de mélancolie et d'amour -it's lovely») VOYAGER le cou avait baissé son journal vert visage VOYAGE par l'artère circonflexe pulsation âpres pulsation VOYAGER par ces trilles chevrotants VOYAGER » (Intervalle, 76). Cette anecdote en expansion englobe des passages musicaux. Des termes comme « pulsation après pulsation » et « trilles chevrotants » dénotent la musicalité de tout le récit. De même, dans 6810 000 litres d'eau par seconde, les chutes n'étaient plus un topos mais une cataracte infinie des sons orchestrée par la prosodie et la typographie du texte. En général, l'élément de la sonorité se manifeste dans tous les textes de Butor, assemblant le retour de l'illustration, de la mobilité et des procédés typographiques élaborés dans le texte. Ainsi, l'écoulement représente le parfait mouvement et le juste son.

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4.2. L'espace comme mythe : du mythe à l’être

Bans l'œuvre de Butor, les mythes s'enchevêtrent lors du développement de l'intrigue. Ils se rattachent souvent à l'espace représenté ou visité. Mais, au sein du mythique, l'essentiel, « c'est de préciser la relation que telle partie de l'espace a avec une telle autre. C'est un espace qui n'est pas simplement un espace géométrique ou architectural, mais bien évidemment un espace culturel. » (M. Santschi. 162-163).

Tout espace butorien est avant tout une tranche de la culture humaine. Ainsi, non seulement chaque lieu a une mémoire mais il est lui- même une mémoire totale :

«If the meuning of a space is functin of the buses and valuations of its loci themselves. or lesser spaces. must have values of sorts which extend beyond those of explicit and impfcit and whih simply indicate the metaphysical basis and manner of placement.) (M. Couturier. 1982. 183.).

La base métaphysique de l'espace s'avère plus importante que les manifestations physiques.

Des mythes gréco-romains, pharaoniques, indiens et océaniques trouvent place dans les textes de Butor. Les figures mythiques de Babel, Saba, Caïn. Abel. Thésée et Thot sont présents. Certains textes se rattachent essentiellement à un seul groupe de mythes, et d'autres accouplent deux ou plusieurs groupes. Par exemple, L'Emploi du Temps s'articule principalement autour du mythe de Thésée, et Passage de Milan assemble les mythes de l'Occident et de l'Orient. Par exemple, l'Egypte est le lieu du génie millénaire : il fait partie de l'héritage des Pharaons. Paradoxalement, le protagoniste le considère comme une deuxième naissance (Le Génie du lieu, 110). Le lieu s'infiltre facilement dans la conscience du narrateur. Paradoxe résolu : le jeune Butor entreprend l'art d'écrire lors de son séjour d'enseignant en Egypte. Ainsi, l'organisation et la construction de l'espace, tout aussi bien que les diverses pérégrinations du narrateur, dénotent une structure profondément intérieure, relativement autobiographique. Mais, le genius loci est plus exactement une personne complexe, réunissant plusieurs notions et significations du texte.

Souvent, la construction de l'espace se transpose directement et

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fidèlement sur la construction du texte -voire sur les procédés utilisés pour la construction du texte. Il a pour fondement : « Les cinq portes, les cinq coupoles » (Description de San Marco. 13). Pourquoi n'avons-nous pas cinq parties du texte ? Faut-il oser affirmer que le numéro cinq article l'espace butorien? Il cache une signification symbolique et mythique. Par là, toute l'œuvre peut s'articuler sur la division cinq. Le chiffre cinq peut être une manière de construire l'espace. Un ou plusieurs espaces mythiques forment la base de chaque texte. L’écrivain construit souvent ses textes en cinq parties, en cinq chapitres ou en cinq volumes (Cf. J. Waelti-Walters, 1979. 65-75). Cinq est un nombre symbolique et d'une signification mythologique. Ainsi, une telle architecture informe le lecteur sur les credo du narrateur et de l'auteur.

Force est d’affirmer que la forme de l'œuvre, tout aussi bien que sa répartition, épouse une vision mythologique précise -qui forme le dessein ou bien le projet de l'auteur.

4.3. L'espace, un trajet scriptural

À part la description et la représentation des lieux et des sites, l'auteur développe une vision particulière de l'espace du texte, de la page, de l'enchaînement des paragraphes et de la construction des signes. Si Butor est « prisonnier du mythe du livre, et partout du règne du langage » (Hottois. 1979. 125.), il voit dans la trace scripturale la recréation de l'espace. Par exemple. Vanité a pour incipit l'intervention de Scriptor, un universitaire quêtant inlassablement un chemin sûr dans la vie : « Mettons un mol sur le tapis » (p.9). Transcrire l'espace et le marquer constituent le grand souci pour le narrateur. Cela doit être la grande question de conflit entre le narrateur butorien et l'espace. La transcription, ou bien l'écriture, doit l'aider à subsister. Scriptor incite ainsi ses deux compagnons Viator et Pictor à collaborer dans une telle tâche. De cette façon, il considère la transcription comme une tâche collective en parlant à la première personne du pluriel.

Par ailleurs, toute référence est « une allusion linguisticiste à la nature ontologique du langage : devenu référé, l'être est comme dépendant du langage, il est ce à quoi le langage se rapporte » (Ibid. 122). En effet, l'espace devient un corps écrit et une mémoire écrite sous le regard suprême du narrateur.

Le comte de Portrait de l'artiste en jeune singe peut être comparé

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à Thot, il initie le jeune écrivain-rêveur à la pensée alchimique. Il lui dévoile surtout les trésors de la Bibliothèque, son entrée au château est une voie d’initiation. Est-il là le destin de tout écrivain ? Prend-il ainsi le même chemin que la trace scripturale? Dans la plupart du temps, le narrateur commence à raconter tout en visant une fin précise. De là, l'absence de limite naît pour le narrateur entre le réel et l'onirique.

D'ailleurs, le monde citadin et le monde livresque font un même parcours : « Le livre s'ouvre à peine entre deux piliers de stupeur. Le double de la ville se faufile à travers les lignes et s'amincit, devient pluie de plus en plus fine, salive, haleine » (Explorations, 68). Cela doit être la métaphore de la représentation. Le narrateur est le sujet qui modèle l'objet espace en utilisant des traces comme medium pour lire et représenter le spatial.

Dans l'œuvre de Michel Butor, l’équation entre le voyage et le trajet scriptural est omniprésente. Le narrateur entreprend un voyage pour écrire ; il écrit pour aller au-delà de toutes les limites à la fois spatiales et scripturales. Le voyage représente un mouvement lié aux deux structures : l'espace et le temps. En plus d'être un voyageur, le narrateur exerce la fonction d’écrivain.

Pour nous, la valeur essentielle de l'espace peut être tout simplement une trace d'écriture. Si le sens d'un espace est une fonction des bases et évaluations de son loci, ses différentes valeurs s'étendent au-delà de l'explicite et de l'implicite. Elles indiquent enfin la base métaphysique et la manière de placement et de déplacement.

Enfin, le genius loci est avant tout un acteur dont la principale fonction est de se confronter au narrateur. Contrairement à la narration qui est un ensemble de lignes, le spatial n'est plus à définir comme un élément dénotant une superficie et un ensemble de lieux, mais dans deux sens différents : corps écrit ou transcrit et « acteur ».

Le genius loci dans les textes de Michel Butor reste une invariable qui fait non seulement progresser l'histoire mais aussi délimiter les différentes formes scripturales de l’œuvre. Par le biais de ces formes de spatialisation, Butor expose les éléments invisibles mais révélateurs de la conscience humaine.

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Références bibliographiques

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