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L’évolution psychiatrique 78 (2013) 399–414 Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com Article original L’exposition traumatique du sujet dit « névrosé » : destinée ou rencontre fortuite ? Aller au-devant et au-delà de l’évènement traumatique : de la confrontation traumatique désertifiée par le langage à la voie psychothérapique Traumatic exposure of the “neurotic” subject: Destiny or chance encounter? Anticipate and surpass the traumatic event: From the traumatic confrontation deserted by language to the psychotherapeutic approach Yann Auxéméry a,b,,c a Psychiatre des hôpitaux des armées, école du Val-de-Grâce, 1, place Alphonse-Laveran, 75005 Paris, France b Centre de recherche en psychanalyse, médecine et société, université Paris-VII–Denis-Diderot, 75010 Paris, France c Service de psychiatrie et de psychologie clinique, hôpital d’instruction des armées Legouest, 27, avenue de Plantières, BP 9001, 57077 Metz cedex 3, France Rec ¸u le 10 mai 2011 Résumé Nombre de sujets dits « névrosés » se sont précipités eux-mêmes au-devant de leur évènement traumatique. Dans la névrose si le mécanisme traumatique est immuable, c’est la thématique subjectivée de l’évènement qui va toucher l’intimité de la structure. Mais le réel est présent au sein de la structure névrotique comme témoignage du refoulé originaire causé par l’apparition du langage. Au cours du trauma, ce réel est directe- ment confronté au sujet, rendant brièvement perméable l’extérieur et l’intérieur de son être. Le réel exposé du dehors fait écho au réel interne en créant un trajet de résonance, même temporaire, qui les relie en fixant une Toute référence à cet article doit porter mention : Auxéméry Y. L’exposition traumatique du névrotique : destinée ou rencontre fortuite ? Aller au-devant et au-delà de l’évènement traumatique : de la confrontation traumatique désertifiée par le langage à la voie psychothérapique. Evol psychiatr 2013;78(3): pages (pour la version papier) ou adresse URL et date de consultation (pour la version électronique). Auteur correspondant. Centre de recherche en psychanalyse, médecine et société, université Paris-VII–Denis-Diderot, 75010, Paris, France. Adresse e-mail : [email protected] 0014-3855/$ see front matter © 2013 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. http://dx.doi.org/10.1016/j.evopsy.2013.02.012

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Page 1: L’exposition traumatique du sujet dit « névrosé » : destinée ou rencontre fortuite ? Aller au-devant et au-delà de l’évènement traumatique : de la confrontation traumatique

L’évolution psychiatrique 78 (2013) 399–414

Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com

Article original

L’exposition traumatique du sujet dit « névrosé » :destinée ou rencontre fortuite ? Aller au-devant et

au-delà de l’évènement traumatique : de la confrontationtraumatique désertifiée par le langage à la voie

psychothérapique�

Traumatic exposure of the “neurotic” subject: Destiny or chanceencounter? Anticipate and surpass the traumatic event: From the

traumatic confrontation deserted by language to thepsychotherapeutic approach

Yann Auxéméry a,b,∗,c

a Psychiatre des hôpitaux des armées, école du Val-de-Grâce, 1, place Alphonse-Laveran, 75005 Paris, Franceb Centre de recherche en psychanalyse, médecine et société, université Paris-VII–Denis-Diderot, 75010 Paris, France

c Service de psychiatrie et de psychologie clinique, hôpital d’instruction des armées Legouest, 27, avenue de Plantières,BP 9001, 57077 Metz cedex 3, France

Recu le 10 mai 2011

Résumé

Nombre de sujets dits « névrosés » se sont précipités eux-mêmes au-devant de leur évènement traumatique.Dans la névrose si le mécanisme traumatique est immuable, c’est la thématique subjectivée de l’évènementqui va toucher l’intimité de la structure. Mais le réel est présent au sein de la structure névrotique commetémoignage du refoulé originaire causé par l’apparition du langage. Au cours du trauma, ce réel est directe-ment confronté au sujet, rendant brièvement perméable l’extérieur et l’intérieur de son être. Le réel exposé dudehors fait écho au réel interne en créant un trajet de résonance, même temporaire, qui les relie en fixant une

� Toute référence à cet article doit porter mention : Auxéméry Y. L’exposition traumatique du névrotique : destinée ourencontre fortuite ? Aller au-devant et au-delà de l’évènement traumatique : de la confrontation traumatique désertifiéepar le langage à la voie psychothérapique. Evol psychiatr 2013;78(3): pages (pour la version papier) ou adresse URL etdate de consultation (pour la version électronique).

∗ Auteur correspondant. Centre de recherche en psychanalyse, médecine et société, université Paris-VII–Denis-Diderot,75010, Paris, France.

Adresse e-mail : [email protected]

0014-3855/$ – see front matter © 2013 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.http://dx.doi.org/10.1016/j.evopsy.2013.02.012

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faiblesse sans cesse revisitée. Le traumatisme psychique est caractérisé par la répétition qui accapare le sujetà son insu. Cette répétition est présente au cours des cauchemars et ecmnésies mais elle consacre égalementun télescopage biographique qui fait l’essence même du trauma. Le retour d’un évènement traumatiqueéclate de l’écho et de la résonance entraînés par une autre situation de vie qui appelle l’initiale de manièredirecte ou plus symbolisée. L’évènement qui avait fait trauma n’est alors authentifié à l’évidence que dansun second, voire un troisième temps, traduisant une suite d’évènements liés qui se dirigent vers les revivis-cences. On peut parler d’après-coups secondaires, voire tertiaires. Cette répétition de confrontations réellesinterroge la pulsion traumatophilique au-devant de laquelle le sujet se précipite : la rencontre traumatiques’établit comme la réalisation d’un désir inconscient qui s’ancre au plus intime de l’être, via l’originaire, entouchant à la pulsion de mort. Si un signifiant du destin pousse à la mauvaise rencontre, le trauma serait-ilchargé de sens ? La psychothérapie nécessitera un engagement actif du sujet qui loin de se dédouaner de lascène traumatique va produire du sens en se détachant d’une position purement passive au cœur du drameauquel il prit parti. Seule cette quête d’un sens permettra au sujet de continuer à produire plutôt que de seretourner définitivement vers la mort réelle.© 2013 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

Mots clés : Syndrome post-traumatique ; Traumatisme psychique ; Evènement traumatique ; Exposition traumatique ;Victime ; Psychopathologie ; Psychothérapie ; Cas clinique

Abstract

Numerous psychotraumatised neurotic patients have precipitated themselves back to their traumatic event.In neurosis, if the traumatic mechanism is immutable, it is the subjectified theme of the event that will affectthe intimacy of its structure. Reality is present within the neurotic structure as evidence of primary repressionresulting from the appearance of language and the repression of early experiences. During the trauma, thesubject is directly confronted with this reality, briefly rendering the outside and the inside of their being per-meable. The reality exposed from outside structurally reflects the internal reality by creating a resonance tra-jectory, even temporary, connecting them via a constantly changing structural weakness. The psychic traumais characterised by the repetitions, which monopolize the subject without their knowing. This repetition is ofcourse present during nightmares and ecmnesia but it also establishes a biographical overlap, which is the coreof the trauma. The return of a traumatic event often bursts out of the echo and the resonance caused by anothersituation in life, which directly or more symbolically recalls the initial event. The event, which led to thetrauma, is therefore only authenticated subsequently, resulting in a sequence of linked events, which of courselead to repetitions. We can talk of secondary or even tertiary after-events. This repetition of real confrontationsquestions the traumatophilic impulse upon which the subject precipitates: the traumatic encounter appears tobe the fulfilment of a subconscious desire, which is anchored deep down via the primary affecting the impulse.The psychotherapy will thus require active commitment of the subject who far from clearing themselves ofthe traumatic scene will produce meaning by breaking away from a purely passive position taken at the heartof the tragedy. If the trauma is in essence non-sense, the psychotherapeutic reconstruction will promote thissearch for a meaning enabling the subject to continue to produce rather than again returning to real death.© 2013 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.

Keywords: Posttraumatic stress syndrome; Psychic trauma; Traumatic event; Trauma exposure; Victim; Psychopathology;Psychotherapy; Clinical case

1. Introduction

Si l’on répète classiquement que l’évènement traumatique s’impose inconsciemment etpar surprise au sujet, différemment en réalité, le sujet crée les conditions de cette survenueen se précipitant au-devant de la possibilité traumatique. Quelques tempéraments et certaines

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personnalités s’exposent davantage que d’autres aux situations potentiellement traumatisantes.Les personnes souffrant de traits de personnalité labiles convoquent régulièrement les trau-matismes psychiques via des passages à l’acte auto- ou hétéro-agressifs qu’elles provoquent.Nombre de sujets dits « psychotiques » se confrontent aux traumatismes en privilégiant l’agirà la métaphorisation. De par leur fragilité intrinsèque, ces sujets qui s’exposent aux situationstraumatogènes sont également plus susceptibles aux résonances psychotraumatiques issues deces confrontations. Chez le sujet dit « névrosé », l’évènement traumatique vient faire résonner leRéel de l’extérieur vers l’intérieur de son être au gré d’une dynamique d’implication réciproque.Dans ce travail clinique, nous discutons trois observations qui interrogent la problématique deconfrontation traumatophilique du sujet dit « névrosé ». Si un signifiant du destin pousse acti-vement à la mauvaise rencontre, pourrions-nous donner un sens au trauma ? Nous envisageronscette hypothèse à la lumière d’une réflexion psychopathologique qui intègrera nos réflexionsd’anthropologie médicale et se confrontera aux découvertes neurobiologiques récentes.

2. Aller au-devant et au-delà de l’évènement traumatique : de la confrontationtraumatique désertifiée par le langage à la voie psychothérapique

2.1. Une question de Pierre : le retour d’un père mort

Pierre, 20 ans, revient d’une mission effectuée dans un pays en guerre où il assurait la sécuritéd’une organisation non étatique. Ce patient dit présenter une insomnie majeure et une irritabilitémanifeste qui l’empêchent de poursuivre son travail d’agent de sécurité en métropole. Ces der-niers jours, il s’est réfugié chez sa petite amie, laquelle l’accompagne à la consultation. Pierreest épuisé par le manque de sommeil malgré un traitement hypnotique conséquent : il résiste àl’endormissement par crainte des cauchemars qui lui rappellent sa mission récente. Pierre souffreaussi d’une hypervigilance et d’une tristesse intense associées à des idées suicidaires activesscénarisées de pendaison.

Pierre est invité à confier les évènements qu’il a vécus. Alors qu’il mène la garde devantun campement logistique, il recoit l’information téléphonique qu’un blessé sera convoyé dansles minutes qui viennent pour que ce dernier puisse bénéficier de soins médicaux. Ce blessécivil a été renversé accidentellement par un véhicule de l’organisation humanitaire dont Pierreassure la sécurité. Déjà, notre patient ressent de manière diffuse une perte de sens – ou plutôt lacompréhension d’un non-sens, aux évènements qui lui arrivent. Lorsque le convoi transportantle blessé stoppe à sa guérite, Pierre laisse son arme à son collègue de faction et pénètre dans levéhicule avec l’intention de réaliser les premiers secours. Les deux fils du blessé sont à ses côtés etpleurent leur douleur dans une langue étrangère. Ils secouent la victime comme pour la réveiller.Pierre qui tente spontanément de rassurer ces deux frères se dit soudain qu’il lui faut débuter lespremiers soins au plus vite avant qu’un médecin n’intervienne. La victime est recouverte d’unblouson que Pierre enlève brutalement pour effectuer le bilan lésionnel des blessures. Là, dans uninstant d’effroi, il est confronté à l’horreur de la mort. La pâleur du blessé et ses lésions externesle saisissent. Se ressaisissant, Pierre arrive à se raccrocher à des gestes de secourisme qu’il arépétés maintes fois, en exercice, de facon automatique. Devant l’absence de pouls, il décided’engager seul une réanimation cardiorespiratoire. Ces quelques minutes lui paraissent à la foisinterminables et l’instant d’un éclair, comme si toute temporalité avait été un temps suspendue.Enfin. . ., après sécurisation, le véhicule est acheminé à l’intérieur du camp où le blessé est prisen charge par la médecin qui s’y trouve, sans succès.

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Le corps du défunt est restitué sur-le-champ à ses fils qui, comme l’exige le protocole desécurité, sont restés cantonnés au-dehors du campement. Pierre, qui a retrouvé son arme, sécuriseà nouveau la zone d’entrée au sein d’une atmosphère qui n’a jamais été aussi pesante. Lui, quiquelques dizaines de minutes auparavant mettait en pratique sa formation aux premiers secourspour ramener sa victime à la vie, doit maintenant porter ostensiblement son arme à proche distancede la famille alors que cette dernière ne manifeste nullement d’agressivité. « Qu’est-ce que je foulà ? » est la seule pensée qui s’impose et reste à son esprit.

L’image initiale du blessé mourant entouré de ses fils et l’issue dramatique des évènements aprofondément traumatisé Pierre. Dans un premier temps, il ne dit rien à personne de son vécu,s’investissant même encore plus activement dans les tâches qui lui sont confiées, à l’exclusiond’une distanciation ou d’une réflexion. Ce mécanisme de défense contiendra une phase de latencequi s’interrompra au profit de symptômes de répétition psychotraumatiques dès le retour de Pierreà la sécurité métropolitaine, quand il reviendra tenter de se reposer dans le village de son enfance.

Pierre rêvait de longue date de s’engager dans les missions humanitaires. Il réussit à devenirsalarié d’une société de sécurité puis saisit une opportunité de mission à l’étranger où il assurera, enpartenariat étroit avec la police locale, la sûreté du camp logistique d’une organisation humanitaire.Là-bas, la situation dans laquelle il se retrouve brutalement et « malgré lui » traduit l’opposé deson engagement humaniste. L’institution pour laquelle il travaille et qui prodigue des soins auxréfugiés a accidentellement blessé l’un d’entre eux, sans réussir à réparer cette erreur. Lui-mêmea échoué à réanimer la victime. Est-il pour autant responsable de ce qui est arrivé ? Si cet accidents’est produit en dehors de toute action directe de sa part, il n’en demeure pas moins qu’il étaitlà, présent, et surtout qu’il s’est investi dans ce drame. Au sein d’un univers aux procédures desécurité rigides, Pierre n’a pas hésité à outrepasser ses prérogatives d’agent de maintien de l’ordrepour revêtir une fonction de soignant. En laissant son arme derrière lui pour aller porter secours,Pierre s’est exposé au danger de manière délibérée. En quelques secondes il est passé de sentinellepostée à celui de soignant actif. Dans la rapidité de l’action, ce choix était réflexe et traduisait lanoblesse de son engagement.

Lors du premier récit des évènements, Pierre conclut en s’exclamant à propos du blessé : « ilest mort dans mes bras ». Ce point de vue subjectif est réabordé au cours de l’entretien suivantoù Pierre évoque un antécédent biographique majeur : son père s’est pendu lorsqu’il avait 15 ans.Ses jeunes frères ont retrouvé le corps au petit matin. Bien qu’il soit l’aîné, lui qui comprend àdistance la scène devant les appels fraternels, Pierre refuse de voir le corps et conseille d’appelerles secours, ce qu’il n’est pas en mesure psychique de faire. Finalement c’est sa mère, qui alertéepar les cris, se rend au pied de son mari et appelle de l’aide médicale, trop tard malheureusement.La veille de ce premier drame, Pierre s’était violemment disputé avec son père au sujet d’unesortie amicale qui lui avait été refusée pour cause de mauvais résultats scolaires. Une brouille quiaurait pu rester banale car émaillant une crise d’adolescence classique où ré-émergent les conflitsœdipiens. . . Aujourd’hui, le blessé apparaissant au sein du syndrome de répétition traumatiqueest du même âge que son père au moment de sa disparition. À l’autre bout du monde, croyants’être éloigné de ce drame intime et tentant de racheter cette mort coupable, Pierre a revécu cetévènement. Le parallélisme est saisissant entre la culpabilité d’avoir incité la mort de son pèrealors que ses deux frères l’appellent au secours, et l’accident infligé au blessé par les humanitairesqui lui confient un père de famille au milieu de ses fils pleurants. Pour finir, le médecin fémininqui tentera la réanimation va échouer dans cette tâche ultime.

La vie tente de reprendre son cours mais la rédemption de la mort coupable du Père n’apas été sans détours : la tentative de ramener à la vie celui qui représentait son ascendant directn’a pas été suivie de succès. Au contraire, une telle bascule des repères sociaux a été source

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d’effraction traumatique : au cours de sa tentative de sauvetage, Pierre a inversé les rôles en tentantun bref moment de parentalisation soignante. S’est-il précipité de lui-même vers le trauma ? D’uncôté, Pierre a favorisé la confrontation des possibles de l’horreur en se rendant dans un paysen guerre. De l’autre, le fait qu’il a vécu s’est comme imposé à lui en dehors de son contrôleconscient. Mais il a appréhendé subjectivement ce fait en fonction de son histoire et s’y estimpliqué personnellement pour en construire un évènement traumatique. Pierre s’est projeté au-devant de l’expérience traumatique en croyant pouvoir réparer le passé. Ceci a finalement étéopérant. Seule la deuxième confrontation à la mort d’un Père a permis l’entrée de Pierre enpsychothérapie pour réintégrer ses éléments biographiques afin de s’en affranchir, vers plus deliberté.

2.2. Une question de Jean : le regard des enfants

Jean, âgé de 45 ans, nous est adressé en urgence par son médecin traitant pour prise en charged’un épisode dépressif caractérisé avec idées suicidaires. Ce patient confie être très anxieuxdepuis deux ans avec un fléchissement thymique récent qui rend aléatoire la possibilité d’unerelation de couple épanouie. Jean se présente comme un « père de famille très attaché à sesenfants », une fille et un garcon qui souffrent des dissensions du couple parental. Jean s’accusevolontiers d’être le responsable d’un malaise familial qui se pérennise : « Je fais souffrir mafemme et mes enfants » s’inquiète-t-il. Le climat s’était tellement dégradé que Jean a préféréquitter le domicile un temps, pensant que son départ restaurerait un peu d’apaisement à tous.Mais devant l’ambivalence de sa femme pour qu’il puisse revenir au foyer, la déprime de Jeans’est encore intensifiée avec majoration notable des troubles du sommeil et des idées suicidaires.Ces derniers jours, en réaction à la prise d’un traitement anxiolytique et somnifère à base debenzodiazépines, il a parcouru plusieurs centaines de kilomètres au volant de sa voiture dans unétat dissociatif partiellement amnésique. Jean consulte son médecin généraliste le lendemain enlui demandant d’organiser une hospitalisation en urgence pour, d’après ses propres mots, « sortirde cette spirale ».

Lorsque nous rencontrons Jean, sa plainte principale concerne des ruminations morbides enva-hissantes et des troubles du sommeil quotidiens. Pour y échapper il consomme de l’alcool fortet des médicaments sédatifs à hautes doses en associant les classes pharmacologiques des neuro-leptiques et des antihistaminiques. Jean s’est senti récemment rejeté et abandonné par sa femmealors qu’il avait tenté de revivre avec elle : il subit cette rupture comme une profonde injustice carpensant « avoir tout donné à sa femme et à ses enfants ». D’un ton détaché, il relate que Madame semontre froide et distante à son égard : d’après lui, lorsqu’il a besoin de parler, elle fuit. De manièreégale, Jean communique fort peu avec ses parents. Il reconnaît un profond besoin d’affection et detendresse qu’il associe avec une enfance difficile et des parents « durs, non affectueux ». Il décrit,sans les entendre comme telles, des maltraitances sur sa personne avec des atteintes physiquesfréquentes et de nombreuses punitions arbitraires. À 17 ans, Jean s’engage dans l’armée pourquitter le foyer parental. Il est sélectionné par un régiment parachutiste très élitiste et se portevolontaire pour les missions les plus difficiles. Lorsque nous demandons à Jean s’il veut bien nousexposer son passé militaire opérationnel, il s’enferme quelques minutes dans le silence avant delaisser échapper : « j’ai vu des atrocités ». Jean nous conte l’attaque par des rebelles d’un camp defemmes et d’enfants dont il devait assurer la surveillance. Si lui et ses camarades ont pu intervenirpour secourir des réfugiés, beaucoup sont morts malgré tout. « Des enfants sont morts sous mesyeux » nous confie-t-il comme souvenir qui reste parmi le plus atroce et le plus récurrent, souvenirréitéré à l’identique lors de reviviscences traumatiques.

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Le soldat Jean était très apprécié de ses camarades et de ses chefs. Il est médaillé et félicitéà plusieurs reprises tout en témoignant de la nécessité d’une autre reconnaissance : « j’auraissurtout aimé qu’on m’écoute » chuchote-t-il. Mais il s’inquiétait de ce qu’il aurait pu révéler : « jepensais que personne ne me comprendrait et qu’on aurait pu me prendre pour un fou ». Le silenceperdure.

Une fois ses engagements militaires accomplis, Jean quitte l’armée et développe une entreprisecivile en travaillant jours et nuits dans « l’optique de ne pas penser », constate-t-il. Cette stratégied’hyper-investissement professionnel est un moyen de défense utile pendant de longues années.Mais un jour, le syndrome de répétition traumatique à thématique de guerre se déclenche brutale-ment au moment où Jean quitte le domicile familial : il se pense alors défaillant et se culpabiliseselon ses propres termes de « faire du mal aux enfants ». Lorsque nous lui demandons s’il veutbien nous en dire davantage au sujet de ces douleurs d’enfants, Jean raconte la scène traumatiquequi s’inscrit dans les minutes précédant l’assaut du camp de réfugiés dont il assurait, avec sescamarades, la surveillance. Un jour, ayant l’intuition qu’il se passe quelque chose d’anormal dansle camp situé en contrebas de son point d’observation, il saisit des jumelles et apercoit des rebellesen train de massacrer les enfants qui s’y trouvent. Comme paralysé d’horreur, Jean reste attachéau regard de l’un de ces enfants, juste avant sa mort. Jean se sent coupable d’avoir été pétrifié parcette scène ce qui d’après lui a retardé – de manière objectivement infime – le délai d’interventionde son équipe qui sauvera de nombreux réfugiés.

Pourquoi contrairement à ses camarades soldats, lui seul souffre-t-il aujourd’hui d’un syndromede répétition traumatique ? Sans le savoir consciemment lors de son observation de l’horreur,Jean s’est confronté une nouvelle fois à une impasse symbolique initialement vécue pendant sonenfance, lieu d’un premier évènement traumatique jusqu’ici refoulé qui n’émergea que tardi-vement au cours de la psychothérapie. Les reviviscences traumatiques à thématique de guerresont venues faire écran au premier traumatisme et ne se sont dissipées pour mettre en exerguecelui-ci que secondairement aux verbalisations et aux associations, lesquelles sont progressive-ment venues modifier ces reviviscences qui se réorientent finalement vers l’enfance. Jean nousconfie qu’à l’âge de huit ans, pour le punir d’une énurésie persistante, son père l’avait frappé puisaccroché par son pyjama comme « pendu » à un porte-manteau situé au-dessus de son lit. « Monpère est reparti et a refermé la porte, je me suis débattu dans le noir, j’ai cru que j’allais mourir[. . .] mais du fait de mon poids je suis tombé par terre » raconte-t-il. Jean évoque cela en pleurantet en revivant cette scène qui revient désormais lors des cauchemars qu’il éprouve.

Au cours de la psychothérapie, les cauchemars traumatiques font très progressivement placeà des condensations et à des déplacements. Parfois l’on ne sait plus bien s’il parle de lui-mêmeou de cet enfant qu’il croit avoir laissé tuer. Cette culpabilité ne s’effacera pas. Jean verbaliseque la haine ressentie à l’égard de son père s’est transformée en haine contre lui-même, lui, pèreindigne qui pense avoir répété les maltraitances qu’il a vécu en quittant son foyer pour épargnerson état à ses proches. « Ne me laisse pas, tiens-moi la main » sont des mots souvent entenduspendant ses cauchemars à la suite desquels il se réveille en ayant mouillé ses draps, de sueurscette fois. Jean constate peu à peu une diminution de ses symptômes anxieux, apaisement corréléà la délivrance des faits par la parole. Il a même pu évoquer les difficultés anciennes avec sesparents : pour la première fois son père lui a témoigné quelques mots d’affection. La vie familialereprend un cours stable et Jean retrouve les rênes de son entreprise. Une fois le traumatismerevisité par le verbe, les mots se libèrent d’une séance à l’autre. Cette facilité de verbalisationune fois le traumatisme introjecté le surprend. Il ne blâme plus son entourage de ne pas l’avoirentendu naguère en méditant « c’est moi qui ne pouvais pas me confier ». Associant librement, unjour comme par surprise, Jean se rend compte qu’en s’engageant dans l’armée pour échapper à

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son histoire d’enfant, il s’est lui-même suspendu une nouvelle fois au traumatisme en embrassantune vocation, de parachutiste.

2.3. Une question de Marc : la cruauté de l’indicible

Marc travaille comme agent d’une société technique de maintenance en matériel électrique quiintervient souvent dans des pays instables. Alors qu’il traverse une période de divorce particulière-ment conflictuelle et judiciarisée au sujet de la garde de sa fille, le juge aux affaires familiales rendune ordonnance en sa faveur, lui permettant sans problème de revoir l’enfant. Devant la présenta-tion de notre patient, le magistrat fait alors l’allusion qu’il n’est pas le seul à pouvoir « prescriredes ordonnances ». En effet, le juge semble surpris de l’absence de combativité de Marc malgrél’évidence de sa bonne foi et des arguments objectifs qui auraient suffi à lui faire obtenir gainde cause depuis longtemps. « Je ne voulais pas faire appel pour clore le dossier » rétorque-t-il,avant de retourner dans son silence. Marc est très anxieux, sursaute au moindre instant et sembleparfois absorbé par un ailleurs. Sur les conseils de son avocat, il consulte son médecin généralistequi prendra rapidement contact avec nous. Marc semble pour la première fois prêt à évoquer sessouffrances. Sa dernière mission effectuée dans un pays en guerre lui a rappelé les scènes terriblesd’un autre engagement qu’il a vécu plusieurs années auparavant. « C’est toujours le même film »nous confie-t-il. À l’époque, alors qu’il parcourt un village escorté par un convoi armé, lui etles autres passagers sont témoins d’exactions où « les femmes sont éviscérées vivantes » et « lesenfants coupés à la machette ». Devant l’inégalité numérique et logistique des forces en présence,le convoi continue sa route sans acter une assistance directe aux populations opprimées. Naturel-lement les forces internationales sont informées sur-le-champ de la nécessité d’une interventionqui se concrétise immédiatement. Mais préoccupé, Marc retourne le lendemain sur les lieux ducrime pour voir les restes du carnage. Bien que la situation l’exigeât pour sauver leurs vies, Marcse culpabilise d’avoir « regardé en laissant faire ».

Ce vécu de spectateur physiquement passif mais psychiquement présent se répète irrémédia-blement au cours des reviviscences où Marc fait défiler la scène traumatique devant ses yeux.Dans les heures suivant l’effraction traumatique, des reviviscences étaient déjà présentes maiselles s’étaient estompées rapidement devant la nécessité pour Marc de reprendre ses fonctionsprofessionnelles. Marc vit plusieurs années sans y repenser réellement, arguant à la fois que cesproches évitaient de lui en parler et que de lui-même il ne pouvait pas aborder le sujet. « J’avaismis ca aux oubliettes, un peu de côté » nous rapporte-t-il succintement. Mais une autre missionrécente a ravivé cette blessure refoulée : Marc ne dort que deux heures par nuit depuis près d’unmois, il évite l’endormissement naturel et ne connaît plus que, sous l’effet de somnifères, « lecoma profond, ou l’éveil ».

Après sa première expérience traumatique, plutôt que de fuir les théâtres de guerre alors quecela lui eût été professionnellement possible, Marc conscientise progressivement qu’il s’est portévolontaire pour les conflits les plus dangereux, ce qu’il semblait dénier à l’initiale en nous rappor-tant : « sur le coup j’étais pas enchanté, j’ai pas eu le choix comme seul électricien présent. . . ».Comme si les circonstances extérieures l’avaient poussé à plusieurs reprises vers une missionsupplémentaire. Au sujet de sa dernière opération à l’étranger, Marc arguait qu’il n’avait pas pu« dire non », soit l’incapacité verbale à refuser le poste, se croyant dans l’obligation de donner unejustification à son éventuel refus. Or être tenté de se justifier l’aurait contraint à évoquer le refoulé,voire l’indicible, ce qu’il voyait comme une impasse. Lors de cette récente mission déclencheusede répétitions traumatiques aux thématiques plus anciennes, Marc participait à la maintenanced’un hôpital international opérant en situation de guerre. « À la base je n’aime pas tout ce qui est

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hôpital, médecin, j’ai pas l’habitude de me plaindre » remarque-t-il. Pour permettre à l’hôpitald’être opérationnel en permanence, la présence de Marc est parfois nécessaire dans l’enceintemême des blocs opératoires où il est littéralement fasciné par ce qu’il contemple. Des blessésarrivent « amputés » et « éviscérés ». Mais les chirurgiens sont là pour soigner l’horreur des bles-sures délabrantes de guerre : « les voir faire c’est magnifique » s’exclame-t-il, semblant conjuguerle dégoût et la fascination. En ayant accepté ce poste, Marc revient dans un pays instable pourvoir le traitement des blessés. Si cette nouvelle confrontation à l’horreur a clairement révélé sontraumatisme initial issu d’une précédente mission, le travail dans cet hôpital lui permettra surtoutd’engager sa propre psychothérapie. Marc semble s’être confronté une nouvelle fois à l’horreurpour essayer de l’apprivoiser puis s’en débarrasser. Il s’identifie aux malheureux patients quicomme lui, du fait de leurs blessures, « n’avaient plus la force de dire quelque chose ». Au coursde la psychothérapie, si les répétitions traumatiques s’estompent puis disparaissent une fois desliens tissés autour de l’irreprésentable de la mort, notre patient garde un sentiment de culpabi-lité. Marc témoigne se sentir coupable de ressentir une agressivité contre son ex-épouse dont ilfuyait la confrontation devant le juge au sujet de la garde de leur enfant. Rétrospectivement, ilcomprend avoir eu peur d’en faire une femme maltraitée comme celles qu’il a apercues jadis.Les éléments hétéro-agressifs possiblement présents dans son esprit lui font mal. Relativisant lacruauté des hommes, il s’exclame un jour : « le mal est dans chacun d’entre nous, je n’y avaisjamais pensé ».

3. La psychothérapie comme réinscription de l’évènement traumatique au sein d’unequête de sens

Les observations cliniques présentées ici sont issues de situations de vie prenant place dansdes conflits armés où le Réel de la mort est particulièrement mobilisé. La population des soldatsest une population spécifique sélectionnée et entraînée : les militaires envoyés en première lignesont considérés comme étant les plus aguerris et les plus résistants aux contraintes physiques etmentales. Mais personne n’est à l’abri d’un trauma, même le plus vaillant et expérimenté dessoldats. Le psychotraumatisme résonne avec davantage d’échos chez le sujet militaire, honteuxà exprimer ses souffrances de par le sentiment de faiblesse qui s’y rattache, peu compatible avecl’image idéalisée du guerrier. Au cours de l’histoire, les investigations cliniques concernant letraumatisme psychique se sont développées lors de conflits armés, conflits qui rendent comptede l’intrication intime des pulsions de vie et de mort d’un point de vue collectif mais égalementindividuel [1]. Bien différemment des individus désignés, les sujets qui s’engagent volontaire-ment, voire passionnellement vers les théâtres de guerre ne se doutent pas nécessairement qu’ilsseront confrontés à la mort. En référence à la part accidentelle de l’évènement, la tuché, nousavons quelquefois imaginé que l’aléa faisait partie intégrante de l’existence. L’absence de sensdu « hasard » serait alors plus difficilement inscriptible au sein d’une quête de vérité, laissant lesujet à l’emprise du Réel indomptable, Réel qui se manifesterait potentiellement de nouveau sanscrier gare. Différemment, la thèse soutenue ici est que la rencontre avec le Réel n’est pas néces-sairement aléatoire mais peut également être le fruit d’une construction intellectuelle orientéevers cette destination. À la différence d’un simple fait qui pourrait arriver par hasard, nous avonsrapporté que certains sujets psychotraumatisés se précipitaient eux-mêmes au-devant de leur évè-nement traumatique. Réunissant ces deux possibilités, la mort réfléchie par la conscience reste àl’imaginaire [2] et la rencontre « réussie » avec le Réel caractérise la mort. Tout homme vit au pré-sent de l’immortalité comme s’il ne devait jamais mourir : d’où le postulat de Freud selon lequelpar l’inconscient, chacun serait persuadé de l’absence de possibilité de sa propre disparition. L’on

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répète classiquement que dans la névrose, le mécanisme traumatique résulte de la confrontationbrutale au Réel de la mort [3]. Mais loin d’être universel, un évènement traumatique intéresse lesingulier en tant que résonance de la subjectivité d’un sujet. Si le mécanisme traumatique peutêtre immuable, c’est la thématique subjectivée de l’évènement qui va toucher l’intimité, voireblesser l’intégrité de la structure individuelle. Ainsi un même fait historiquement et géographi-quement documenté sera, au sens traumatique, un non évènement pour la majorité alors qu’ilinduira un trauma chez une minorité. De surcroît, parmi les sujets traumatisés par ce contextesituationnel similaire, l’évènement percu par chacun n’est pas identique comme en témoignela diversité des perceptions sensorielles traumatiques, lesquelles feront les reviviscences. Alorsqu’ils étaient alter ego au cœur d’une situation difficile et difficilement partagée, un sujet souffrirade reviviscences rappelant le sang d’un co-otage alors qu’un autre individu fixera l’arme à feuqui a causé cette blessure. Les deux sujets présents ont été psychotraumatisés par des évènementsdifférents quoique issus de la même circonstance factuelle stressante. L’investissement de la scènetraumatique s’est établi subjectivement en fonction de la singularité de chacun d’eux, à l’intérieurde leur être. L’image classique de la vésicule vivante éprouvée par un corps étranger traumatiquepourrait faire croire que le trauma vient de l’extériorité de l’enveloppe psychique. Mais le Réelest présent au sein de la structure névrotique comme témoignage du refoulé originaire, causépar l’apparition du langage, qui a fait « oublier » les expériences précoces [4]. De manière autre-ment imagée, au cours du trauma, le Réel exposé du dehors fait structurellement écho au Réelinterne en créant un trajet temporaire de résonance, qui les relie en rendant brièvement perméablel’extérieur et l’intérieur du soi. Le Réel percu comme venant du dehors n’est-il pas la projectionde son propre Réel ? Il en restera la trace mnésique : une voie de passage interdite sera revisitéesuivant la faiblesse structurelle mise à jour. La rencontre avec la mort laisse la cicatrice d’unerencontre « heureusement » ratée avec le Réel, rencontre ratée en ce sens que l’emprise du Réellui échappe [5,6]. Ce manque de prise entraîne une confrontation répétée à l’horreur des revi-viscences qui deviennent autonomes dans le psychisme de l’individu. Le traumatisme psychiqueest caractérisé par la répétition qui accapare le sujet à son insu. Cette répétition est présente aucours des cauchemars et ecmnésies mais elle consacre également un télescopage biographiquequi fait l’essence même du trauma. Nombre de sujets se confrontent à la répétition de situationstraumatiques ou se soumettent une nouvelle fois à des évènements qui appelleront un traumatismeantérieur par quelque trait associatif. La résonance des facteurs psychotraumatiques secondairessera d’autant plus délétère qu’une assise de sécurité affective initiale n’aura pu s’établir justementdu fait d’expériences traumatiques précoces. La répétition s’accélère parfois au cours du temps ense dirigeant vers une destinée tragique. Une possible répétition ultime à prévenir est un geste sui-cidaire : l’exclusion de la communauté humaine rencontrée lors du trauma se manifeste alors unedernière fois par un passage à l’acte. À une autre extrémité, hétéro-agressive cette fois, le sujet peuts’exclure de ses semblables en transgressant les lois sociales, ce qui l’éloignera encore davantaged’une confraternité humaine. Désocialisant par essence, le syndrome de répétition traumatiqueest régulièrement comorbide d’autres troubles psychiatriques (la dépression, l’agoraphobie etles conduites toxicophiliques) qui compliquent encore davantage la réinscription sociale. Fina-lement, la désocialisation est régulièrement le résultat d’une spirale aspirée par l’échec : le sujetpsychotraumatisé semble parfois s’enfermer dans une psychose. Se surajoutant à une certainedislocation de son être devant la rupture des liens qu’il entretenait avec l’environnement et sessemblables, une question mérite d’être reposée : la rencontre traumatique est-elle une expériencepsychotique ? Le trauma pourrait-il alors être le résultat d’une rencontre, non ratée cette fois, avecle réel ? La « névrose traumatique » n’est-elle vraiment qu’une névrose ? Plusieurs auteurs ontréfléchi sur le thème [6–10]. L’expérience traumatique qui met à nu les défenses psychiques

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dévoile les soubassements psychotiques du sujet, fondations sur lesquelles s’était justementstructurée sa névrose. Comme lorsqu’en neurologie une lésion d’un système neuronal apparutardivement dans l’évolution ontogénétique des espèces fait découvrir des signes de relais dela fonction lésée par un système plus archaïque, l’anesthésie des défenses névrotiques pourraitdévoiler leurs origines génétiques psychotiques. L’utilisation du signifiant « dissociation » pourtraduire en francais à la fois le Spaltung bleulérien et les dissociative disorders de la classificationaméricaine est peut être moins polysémique qu’il n’y paraît. La clinique des psychoses post-traumatiques permet d’articuler les deux sens de cette dissociation. Des éléments de la situationtraumatisante peuvent venir en eux-mêmes faire écho aux souffrances de la structure psychotique :la vue de blessures vulnérantes peut confronter le sujet aux angoisses d’anéantissement, de mor-cellement, voire de dévoration [8,9]. Certains auteurs ont aussi considéré le mode d’entrée dansune psychose symptomatique comme facteur psychotraumatique : l’injonction hallucinatoire dese tuer ou de tuer autrui confine au Réel de la mort [8,9]. La prise en charge nécessite parfoisune hospitalisation sans consentement et des injections de médicaments psychotropes peuventégalement être la source de flash-backs. D’un autre point de vue, des chercheurs essentielle-ment anglo-saxons ont développé le concept d’« état de stress post-traumatique secondairementpsychotique » qui caractériserait un état de stress post-traumatique sévère avec symptômes psy-chotiques surajoutés. Il nous fait évidence que cette « nouvelle » entité correspond largement àune lecture erronée d’études épidémiologiques réalisées avec des échelles psychométriques dontl’interprétation s’est avérée aléatoire. . . Mais il nous faut reconnaître qu’il est parfois difficilede différencier des hallucinations psychotiques de « pseudohallucinations » considérant des revi-viscences qui émaillent un état de dissociation de conscience particulièrement sévère. Le plussouvent, l’apaisement de l’angoisse permet d’établir le distinguo. Parfois, les avis des cliniciensrestent partagés. Différemment d’un scotome ponctuel dans l’expérience traumatique du sujetdit « névrosé », si la difficulté d’accès à la métaphorisation est plus globale dans la psychose,que l’on se prenne à le considérer comme « sujet psychotique » ou « sujet névrosé », la perte,même ponctuelle, peut faire sombrer chacun dans la mélancolie. C’est ce que nous aurons àtraiter.

Après une discussion des techniques de prise en charge de la phase péritraumatique, nous nousconcentrerons sur la psychothérapie qui s’instaure secondairement à l’échec de ces mesures de pré-ventions secondaires. S’éloignant définitivement du passage à l’acte, la voie de la psychothérapiepourra être opérante grâce à ses caractères retrouvés et associés.

Considérant que l’épine psychique du trauma ne s’imprime pas immédiatement dans la struc-ture, nous pensons que les débriefings francophones permettent de rejeter cette aiguille en coursde fixation. Le rétablissement précoce de la parole viendra empêcher la blessure psychique des’insinuer trop profondément, ou permettra d’extraire plus facilement un corps étranger trau-matique alors que les défenses psychiques ont été mises à nu. L’association des affects, desreprésentations et des mots rendra moins perméable le tissu des signifiants : une telle suture del’enveloppe psychique permettra une cicatrisation avec le temps. Malgré tout, un débat récentinterroge la nécessité du débriefing qui a été taxé d’inefficacité, voire de catalyseur de la struc-turation d’un état de stress post-traumatique. Les relais médiatiques de cette remise en questionméconnaissent souvent les différences structurelles des deux grands types de débriefings : lestechniques anglo-saxonnes s’opposent pourtant nettement à l’approche francophone. La méthodeanglophone la plus connue est celle de Mitchell, technique développée au début des années 1980[11]. Le Critical Incident Stress Debriefing (CISD) était alors destiné à augmenter préventivementles capacités de coping de sauveteurs professionnels avec une perspective éducationnelle collec-tive et non thérapeutique, comme les successeurs de Mitchell la feront pourtant dériver. Cette

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démarche développe progressivement la description des faits suivie de l’exploration des cogni-tions et pensées élaborées lors de l’incident, après quoi le thérapeute s’intéresse aux émotionsressenties pour finalement se concentrer sur les symptômes de stress en délivrant une informa-tion précise et en proposant des stratégies de coping. Ce modèle de débriefing s’est généraliséoutre Atlantique, s’éloignant de ces postulats de départ qui en faisait une technique de soutienopérationnel n’intéressant nullement une quelconque dimension thérapeutique. Une telle priseen charge est critiquée par les méta-analyses de Van Emmerik (sept études référencées) [12]et de Rose (11 études référencées) qui constatent l’inefficacité d’une seule séance de débrie-fing (individuelle ou collective) tant sur la détresse psychologique subséquente au trauma quesur la survenue ultérieure d’un état de stress post-traumatique [13]. Différemment pour l’Écolefrancaise, Louis Crocq oppose le débriefing psychologique destiné à tous les sujets impliquésdans un incident critique, contrairement au débriefing psychiatrique qui s’adresse aux patientsimpliqués et souffrant de symptômes [14]. Dans le premier cas, il s’agit de contrôler la réponseémotionnelle des personnes pour assurer la poursuite d’une mission, alors que dans le secondcas le débriefing s’adresse à des patients qui présentent des symptômes aigus afin d’éviter leurchronicisation en état de stress post-traumatique. D’autre part, notion régulièrement occultée, ladiligence des soins proposés différencie le defusing (ou déchoquage) mis en place dans les heuressuivant l’évènement, et le débriefing post-immédiat qui est instauré au cours des premiers jours[15]. L’approche francophone du débriefing consiste en une incitation à la verbalisation sponta-née et non planifiée de l’expérience, dans le désordre du vécu émotionnel des faits et des pensées[14]. Les faits, les émotions et les pensées ne seront pas cloisonnés mais reliés entre eux pour per-mettre une fragmentation de l’expérience traumatique. Face à l’anéantissement vécu se restaureune production verbale du sujet qui se rattache à la communauté humaine. Pour tenter d’asseoirsa légitimité, ce débriefing francophone est un cours d’évaluation même si la méthodologie decette recherche de preuves se heurte aux mêmes dilemmes que l’évaluation des psychothérapiesauxquelles on reproche souvent, justement, l’absence de critères de scientificité établis. Il reste àsouligner que les praticiens déployés au plus près de la catastrophe peuvent ici se méfier de leurinstrumentalisation éventuelle aux niveaux politiques ou médiatiques. Auprès du sujet souffrant,les soignants agiront au cas par cas dans le respect de la subjectivité individuelle et en refusantles rencontres forcées ou les « découvertes » préalablement convenues [16]. Enfin, notons quedes recommandations pharmacologiques existent actuellement dans la prise en charge aiguë despersonnes psychotraumatisées. Les benzodiazépines sont contre-indiquées à ce stade car ellesfavoriseraient le développement ultérieur d’un syndrome de répétition traumatique. A contrariola prescription d’un bêtabloquant non cardiosélectif serait protectrice de la survenue d’un état destress post-traumatique futur.

Quelquefois, de l’échec des techniques ou de l’absence de débriefing digne de ce nom, unsyndrome de répétition ultérieur se manifestera, comme nous l’avons rapporté par les situationscliniques présentées dans la première partie de cette réflexion. La psychothérapie d’interventiontardive est alors plus longue car devant faire face à nombre de symptômes écrans témoignantdes aménagements défensifs successifs construits au cours du temps : le syndrome de répétitiontraumatique n’est que trop tardivement diagnostiqué. Nous souhaiterions des prises en charge plusprécoces pour ces sujets mais comment faire lorsque les répétitions traumatiques sont absentesdurant la phase de latence ? En écoutant attentivement les patients se présentant au système desoins pour des doléances fonctionnelles nous pouvons retrouver une notion épidémiologique bienconnue : le sujet psychotraumatisé s’exprime initialement par d’autres voies que celles de la parole[17]. Le repérage pourrait se trouver là, en écoutant le verbe de ces sujets qui même asympto-matiques au sens des reviviscences n’en ont pas moins été psychotraumatisés. L’évènement se

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dévoile au sein d’une relation intersubjective : le clinicien interprète la situation traumatique enfonction de coordonnées signifiantes transmises par le sujet. Dans la névrose, le Réel caractériséen l’être par l’originaire demeure masqué par l’écran du fantasme [18]. Or nous avons vu quecet écran pouvait être traversé en un point bien précis et non aléatoire : le thérapeute aidera lesujet à réaborder cette question du lieu et du sens traumatique. Le tissu signifiant s’est rompuà un endroit donné, et pas à un autre. Se posera nécessairement la question centrale du choixd’un lieu à risque de trauma, lieu d’un désir non formulé : la pulsion de mort peut guider dutrauma au fantasme [5]. Le fantasme douloureux et non avoué d’une pulsion hétéro-agressiveinfantile refoulée peut se réitérer tardivement dans l’existence. Pierre souffrait de la culpabilitéd’avoir émis envers son père, juste avant sa mort, des velléités agressives. Un père de substitutiondécèdera dans ses bras malgré les bons soins qu’il lui porte. Jean craignait qu’un ressentimentà l’égard d’un père maltraitant ne se répercute sur sa relation avec ses enfants. D’autres serontviolentés sous ses yeux. Marc avait peur de malmener l’épouse qui l’a éconduit. Des femmessouffriront à sa vue. Le sujet se précipite souvent au-devant de l’évènement sous la pression d’unepulsion traumatophilique : la rencontre traumatique apparaît alors comme la réalisation partielled’un désir inconscient qui s’ancre au plus intime de l’être, via l’originaire, en touchant à la pulsionde mort. La reconnaissante par le sujet que son trauma réside comme – au moins en partie – versla réalisation d’un désir inconscient amène à cette conclusion terrible de devoir reconnaître sonimplication dans l’horreur et dans ses suites. Ceci pourrait renforcer un sentiment de culpabilité,mécanisme de défense habituel qui intègre la réaffirmation d’une position subjective, là où, on nes’était cru que l’objet du bourreau ou des circonstances. Cette culpabilité est aussi la connaissanced’avoir transgressé l’interdit et d’avoir regardé au-delà du raisonnable le visage de l’horreur. Ledeuil d’un idéal du moi passé permettra la restauration d’une implication subjective redirigée versla compréhension de l’évènement traumatique en fonction de déterminants antérieurs. Le sujetentreverra que le retour d’un évènement éclate souvent de l’écho et de la résonance entraînés parune seconde difficulté de vie qui en appelle une autre initiale de manière brute ou plus symbo-lisée. Ces déterminants traumatiques ne sont alors authentifiés à l’évidence consciente que dansun second voire un troisième temps, traduisant une suite d’évènements liés qui se dirigent versl’évènement traumatique puis vers les reviviscences. On peut parler d’après-coups secondairesvoire tertiaires, après-coups qui relativisent la théorie de l’absence totale et surtout immuable desens du trauma en tant qu’effraction psychique. Théoriser le traumatisme comme insensé n’est-ilpas en lui-même un non-sens ? La répétition de confrontations réelles ou dans la réalité maisconfrontant à un Réel, toujours le même, peut-être à la fois indicible et circonscrite de signifiants.Comme une névrose d’échec par la présentation aux mêmes impasses non résolues, le syndrome derépétition traumatique confronte directement le sujet à l’évènement qui le cerne et dont il ne peutse détacher. Confrontation inconsciente à la scène traumatique via les répétitions et, s’échappantdu Réel, évitement conscient des situations ou des pensées pouvant appeler le trauma. Commentpoursuivre au-delà de cette clinique associant des phénomènes psychotiques et névrotiques ? Nousavons détaillé que si une confrontation au Réel de la mort est traumatique, cette rencontre ne faitpas que s’imposer d’elle-même au sujet sans autre choix et que cette question est à aborder aucœur de la psychothérapie. Pour le sujet, le Réel ne s’imprime pas de l’extérieur mais fait corpsavec lui, à défaut de faire initialement esprit. Loin d’être hors de lui-même, le Réel appartient ausujet en ce sens qu’il est constitutif de son être, de sa structure psychique, de son humanité. Lesrègles sociétales, les rites ancestraux, les mythes fondamentaux, sont oubliés. L’évènement esttraumatique car il vient dévoiler un refoulement ou une impasse biographique antérieure dont lathématique interroge les fondamentaux de la culture humaine, comme la question de la mort etses corollaires : le deuil, la transmission intergénérationnelle, l’accès à la sexualité, et l’organicité

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souvent en lien avec la maladie. Ensuite une période de latence paucisymptomatique mais, loind’être anodine ou dormante, constitue un temps d’incubation à la révélation des reviviscences.Une réorganisation psychique a lieu progressivement mais entraînant sûrement le sujet vers unélément de sa vie quotidienne ou plus simplement vers une pensée qui va déclencher le syndromede répétition traumatique sur la thématique antérieure de l’évènement. Un signifiant du destinsemble pousser activement à la mauvaise rencontre. Ce signifiant sera à découvrir lors de la psy-chothérapie où le sujet, loin de se dédouaner de la scène traumatique va produire du sens en sedétachant d’une position purement passive au cœur du drame auquel il prit parti. Il s’agit réguliè-rement d’une demande des patients : « Pourquoi moi ? ». Ou plus simplement : « Pourquoi ? ». Sile traumatisme est compris comme insensé, la reconstruction psychothérapique favorisera cettequête d’un sens permettant au sujet de continuer à produire plutôt que de se retourner vers la mortréelle.

La reconstruction par un sens de réappropriation de l’évènement, là où le sujet a été pris dans leRéel d’une effraction morbide, a été illustrée par les situations cliniques rapportées dans ce travail.L’instant traumatique est à la fois un trop plein de sens sensoriels bruts et un trop vide de sensmétaphorique. Au cœur de l’approche étiopathogénique historique du traumatisme psychique,le sens donné par le clinicien est qu’il existe une perte de sens lors de l’effroi. Au cours de lapsychothérapie il conviendra de contrer le défilement linéaire et non associatif des sons et desimages par un tissu de représentations qui entoureront le vide traumatique et colmateront la brèchepsychotique ouverte. Naguère, le trop plein de sens de l’effroi entraînait le retour de perceptionsintrusives envers lesquelles le sujet se réclamait comme spectateur. Ici le sujet devient acteur deson trauma en envisageant comment il l’a préparé, pour mieux le réparer. Une remise en questionfondamentale s’impose au sujet ; le socle habituel de l’existence devenant moins établi qu’iln’y paraissait ou que l’on avait cru. L’effondrement des croyances fondamentales sur la naturehumaine et sur sa propre nature intègre le mécanisme traumatique : le sujet éprouve combien lespulsions et de vie et de mort sont intriquées. En milieu militaire, la question de combattre pourfaire le bien est typiquement ambivalente. Même dans le cas de la légitime défense, l’ennemi tuépeut être secondairement introjecté comme un alter ego. Que faisions-nous là tous les deux ? Quelest le sens de l’agression traumatique alors ? Après la guerre du Vietnam lorsque l’état de stresspost-traumatique est né dans la classification américaine, le sujet souffrant du trouble pouvait êtrel’agresseur dans la situation qui l’avait traumatisé [19]. Bien sûr il était question à l’époque dedéculpabiliser les boys et une partie de la société qui les avait rejetés tandis qu’une autre parties’était rendue incapable de les soutenir. Le fait de considérer ces soldats comme des victimes apermis l’économie d’une réflexion politique et sociale de fond sur cette guerre [20]. Mais le déficitd’élaboration à l’échelle sociétale et individuelle a conduit à une épidémie du trouble baptisé pourl’occasion. Le sens du trauma inclut le sens que la société lui donne – en refusant parfois de luidonner, en fonction d’un contexte historique singulier qui peut être étudié au gré d’un regardanthropologique [20,21].

Comment reconstruire un sens alors ? Comment, même dans un objectif d’explicitation psy-chopathologique rendre compte avec des mots de ce qui justement n’en connaîtrait pas ? Si nouspouvions le théoriser, cela ne viendrait-il pas nier le concept même de faillite traumatique dulangage ? Ou à défaut nous nous approchons au plus près de cette conception sans pouvoir latoucher ou la dire, ce qui constitue également le sens de la psychothérapie, à savoir circonscrirele traumatisme psychique par sa réinscription partielle, via le langage, au sein des coordonnéesbiographiques et signifiantes d’un sujet. Le retour du sens des évènements passés et à venir émergede la production signifiante. La mémoire des sens se mute en reconstruction langagière chargéede sens en tant qu’inscription au sein d’un réseau de signifiants. Mais cette écriture ne serait

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jamais complète : « Comment donner un sens au néant, à quelque chose qui est vide de tout signi-fiant ? » [22]. Briole et al., dans le fameux rapport du congrès de neurologie et de psychiatrie delangue francaise de Toulouse rapportent que si un sens est donné au trauma par le sujet, ce sensest trouvé dans l’après-coup de la guérison et que cette reconstruction n’a donc eu que peu derôle dans la dissipation des reviviscences [3]. Pour ces auteurs, « aucun raisonnement logique nepeut rendre compte de cette rencontre avec le néant. Le trauma est condamné à n’avoir pas desens » tout en ajoutant : « dans l’inconscient, il en va différemment ». L’absence de sens du ca necause pas mais peut être reconstruite en quête du sens de sa cause : l’interprétation du trauma quimet à mal les défenses psychiques est une des voies royales qui mène à l’inconscient. Plutôt quele sens du trauma qui resterait vide, nous pensons que la quête de sens est une nécessaire inscrip-tion thérapeutique des conditions de possibilité du traumatisme, de la thématique des répétitionstraumatiques et du mécanisme étiopathogénique du trauma.

Nous voudrions enfin dire un mot des découvertes biologiques récentes qui intéressent parquelques aspects la question de la pulsion traumatophilique. Pour certains auteurs scientifiquesqui méconnaissent ou négligent la théorie de l’après-coup [23], l’évènement est traumatique entant que tel, inscrivant la sensation au cœur d’une cognition erronée. En référence au modèlebio-psychosocial, de nombreuses pathologies neuropsychiatriques possèdent des déterminantsbiologiques génétiques. Le code génétique d’un individu est éprouvé en permanence par des stressenvironnementaux externes et internes pour impliquer une interaction neuro-environnementale.Certaines prédispositions génétiques ont été définies comme pouvant favoriser l’exposition trau-matique et la possibilité accrue pour ce sujet exposé de structurer secondairement un syndromede répétition traumatique. Dans la fameuse étude de jumeaux dite de la Vietnam Era Twin Regis-try Study, True et al. constatent davantage d’état de stress post-traumatique chez les jumeauxhomozygotes que chez les sujets appariés dizygotes, avec une détermination génétique au niveaudes trois dimensions du trouble (syndrome de répétition traumatique, hypervigilance et évite-ments) [24]. Dans les suites d’un traumatisme psychique, les jumeaux homozygotes sont plussusceptibles de développer un état de stress post-traumatique que les jumeaux dizygotes [25].Il n’est pas exclu que le même pool de gènes favorise tant l’exposition traumatique par excèsde témérité que la résonance psychotraumatique s’en suivant. Le polymorphisme allélique dela région promotrice du gène codant pour le transporteur de la sérotonine (locus SLC6A4) estactuellement le plus étudié dans ses variantes alléliques courte (S) et longue (L). En réactionà un stress, les sujets possédant les génotypes S/L et S/S sont plus à même de développer unedépression que les individus titulaires du génotype L/L. Parallèlement, les sujets homozygotesS structurent un état de stress post-traumatique pour un stress moindre que leurs homologuesL [26]. Pourtant, du gène à son expression favorisée par un déterminant environnemental, il nes’agit pas d’une implication linéaire, directe ou simpliste, mais d’une interaction complexe. Seulel’étude de l’association de plusieurs éléments potentiellement facilitants ou protecteurs permetde déterminer un risque relatif. Dans l’étude princeps de Kilpatrick et al., seuls les patients direc-tement confrontés à une catastrophe naturelle et qui bénéficiaient de peu de support social vontprésenter un risque plus élevé d’état de stress post-traumatique s’ils sont porteurs de la vulné-rabilité génétique S [27]. D’autre part, on observe un effet cumulatif des stress de l’enfanceà l’âge adulte. Les sujets porteurs de l’allèle S à l’état homo- ou hétérozygote sont davan-tage à risque d’état de stress post-traumatique que leurs homologues homozygotes L surtouts’ils ont subi des stress cumulés de l’enfance à l’âge adulte [28]. Comme ces études scienti-fiques répondent à la question d’un « comment », leur sens sera donné par le lecteur critiquedes résultats. L’atome, le gène ou la protéine qui constituent le Réel n’ont que peu de sensintrinsèque.

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4. Conclusions

La mort du trauma n’est pas la mort du dictionnaire, elle est l’absence de mot, de celui-là– « mort » – mais aussi de tous les autres. La mort se confond ici avec le Réel : le Réel quel qu’ilsoit, c’est la mort ; la mort, c’est toujours le Réel. Loin d’être hors de lui-même, le Réel appartientau sujet en ce sens qu’il est constitutif de l’être, de sa structure psychique mais également desa structure biochimique. L’évènement est traumatique car il vient frapper un refoulement Réel,une impasse antérieure dont la thématique interroge les fondamentaux de la culture humainedans son émancipation d’avec la nature. Le néant, la perte de sens, c’est alors le retour au brutde la structure, de l’atome. Mais l’organisation des molécules en pensée permettrait de s’endédouaner : la psychothérapie entraîne une prise de conscience sur la possibilité d’un Réel pours’échapper au maximum de son emprise. N’étant pas alors simplement universel pour s’attacher ausingulier et aux circonstances, le traumatisme du sujet et sa théorisation par le médecin rejoindrala subjectivité de l’un comme de l’autre, au cœur de la subjectivité sociétale d’une époque [29]. Lesens du symptôme traumatique n’est alors pas la même problématique que le sens du mécanismetraumatique. Si le trauma peut être insensé, différemment les symptômes psychotraumatiquessont chargés de sens. Découvrir, penser, fabriquer un sens aux circonstances et aux symptômespsychotraumatiques apaisera les reviviscences. Même si une cicatrice psychique témoignera dece passage, le sujet pourra habiter de nouveau le monde par son fantasme [30]. Le sujet trouveralà une solution anti-traumatique pour refermer la brèche psychotique qui s’était ouverte [31]1.

Déclaration d’intérêts

L’auteur déclare ne pas avoir de conflits d’intérêts en relation avec cet article.

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