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Andréani L'Europe, l'OTAN et la France : les problèmes non résolus de la défense européenne In: Politique étrangère N°2 - 1983 - 48e année pp. 341-356. Citer ce document / Cite this document : Andréani. L'Europe, l'OTAN et la France : les problèmes non résolus de la défense européenne. In: Politique étrangère N°2 - 1983 - 48e année pp. 341-356. doi : 10.3406/polit.1983.3308 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/polit_0032-342X_1983_num_48_2_3308

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Andréani

L'Europe, l'OTAN et la France : les problèmes non résolus de ladéfense européenneIn: Politique étrangère N°2 - 1983 - 48e année pp. 341-356.

Citer ce document / Cite this document :

Andréani. L'Europe, l'OTAN et la France : les problèmes non résolus de la défense européenne. In: Politique étrangère N°2 -1983 - 48e année pp. 341-356.

doi : 10.3406/polit.1983.3308

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/polit_0032-342X_1983_num_48_2_3308

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POLITIQUE ÉTRANGÈRE I 341

Jacques ANDRÉANI

L'EUROPE, L'OTAN ET LA FRANCE : LES

PROBLÈMES NON RÉSOLUS DE LA DÉFENSE EUROPÉENNE

Certains vocables ne sont pas tout à fait neutres. Qui inscrit en tête d'un article le titre « Moyen-Orient », laisse le lecteur sans indication sur ses tendances ou sympathies vis-à-vis

d'Israël ou des Arabes. Mais l'expression « défense de l'Europe » n'a pas été couramment employée par tous ceux qui se sont penchés sur les problèmes stratégiques de notre continent. On ne la rencontre pas chez ceux de nos partenaires européens qui pensent que la seule protection imaginable pour l'Europe de l'Ouest résulte de la présence américaine et de l'existence de l'OTAN. Elle n'est jamais — faut-il s'en étonner ? — utilisée par les Américains. On l'entend assez peu, à vrai dire, en dehors de France et c'est bien là une partie du problème. En France même, elle n'a pas cours chez ceux qui refuseraient — par instinct ou par doctrine — d'admettre que la France doive se soucier d'autre chose que de mettre à l'abri son territoire national, et qui tiendraient tout regard jeté au-delà des frontières comme une dilution, un affaiblissement, de cette défense hexagonale.

On peut expliquer en partie le désir de garder les yeux fixés sur notre enclos national, par la crainte de dériver vers des perspectives éloignées du réel. S'il est si hasardeux de parler de la « défense de l'Europe », c'est que bon nombre de ceux qui ont posé ce problème l'ont fait, non en prenant appui sur la réalité présente, mais en supposant résolue la question de l'Europe politique. C'est édifier un imaginaire à l'intérieur d'une anticipation. La CED était une utopie née d'un expédient. Trente ans après, une union étroite entre les peuples d'Europe est toujours une promesse, dont on espère qu'elle se réalisera un jour dans des formes intitutionnelles précises, mais qui ne peut aujourd'hui servir de support à un projet de système défensif commun.

* Le présent article ne reflète que les vues personnelles de son auteur.

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Or, en matière de sécurité, l'imaginaire n'est pas innocent. Dans un domaine largement dominé par la dissuasion nucléaire, la perception des intentions occupe une place déterminante. Dès lors, ce que l'on projette pour l'avenir en vue de prendre la place d'un système de protection actuel, qui tend à devenir inadéquat, risque de précipiter cette inadéquation, et donc d'aggraver le problème. Les Européens, jugeant que dans l'arrangement actuel leur défense par les Etats-Unis n'est pas assez assurée, risquent de la rendre plus aléatoire encore s'ils se mettent sans précautions à imaginer et à élaborer un système nouveau, car leurs efforts seront interprétés comme consacrant l'insuffisance de la dissuasion américaine. Est-ce à dire qu'il faut renoncer à concevoir pour l'avenir ? Non, mais il faut en même temps ne jamais perdre de vue l'état de choses actuel et penser constamment à y apporter les adaptations indispensables.

Aussi bien l'évocation de la « défense de l'Europe » ne se limite nullement au champ de l'utopie. Beaucoup de ceux qui ont abordé ce thème souhaitaient signaler l'existence de problèmes non résolus, marquer la nécessité de réagir à certaines évolutions, ou encore lancer des signaux, dont les échos, renvoyés par nos partenaires européens, seraient recueillis par la France ; tout ceci afin qu'un dialogue s'instaure. Et la raison pour laquelle je crois qu'il est bon de se hasarder ici malgré les embûches, c'est qu'il me semble utile de démêler, dans les propos relatifs à la défense de l'Europe, ce qui relève d'un esprit d'anticipation gratuite, parfois dangereux, et ce qui s'appuie sur une analyse précise des exigences actuelles de notre sécurité et de celle de nos voisins.

Considérons l'ensemble des moyens, des engagements, des mécanismes, qui procurent leur sécurité aux pays situés en Europe, entre la frontière occidentale de l'ensemble soviétique et l'océan Atlantique. Cet examen fait surgir beaucoup de questions. Mais deux d'entre elles dominent, sur lesquelles il est utile de concentrer la réflexion.

Premièrement, comment la défense de l'Europe par l'OTAN, mise sur pied à l'époque de la supériorité militaire des Etats-Unis, peut-elle survivre à la modification du rapport des forces au bénéfice de l'Union soviétique ? Cette première question ne se pose pas directement à la France, dont les forces ne participent pas à cette stratégie, mais il est évident que la réponse ne peut pas lui être indifférente.

La deuxième question concerne notre pays tout autant que ses partenaires européens intégrés dans l'OTAN. Elle peut se formuler dans les termes suivants : comment résoudre les problèmes qui se posent du fait de l'existence dans la zone européenne de deux stratégies défensives distinctes, celle de l'OTAN et celle de la France ?

* * *

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La stratégie de la « riposte graduée » a été adoptée par les Etats- Unis à un moment où leur territoire était déjà vulnérable, mais où ils conservaient sur l'URSS une nette supériorité en matière d'armement nucléaire. Que l'Union soviétique ait, dans les dix années suivantes, rattrapé et même, à certains points de vue, dépassé ce potentiel, n'a pas pu ne pas influer sur la façon dont cette stratégie est perçue par ceux qu'elle doit dissuader et par ceux qu'elle a pour raison d'être de protéger.

Pour mieux comprendre cet effet, il faut bien saisir l'essence même de la « riposte graduée ». Dans son principe, celle-ci ne se veut pas moins dissuasive que la stratégie des « représailles massives ». Mais elle tend à décourager l'ennemi potentiel, non par la menace d'une réaction globale et foudroyante, mais en le convainquant que, quel que soit le type d'armes qu'il utiliserait, il rencontrerait des forces suffisantes pour lui tenir tête, et que, choisirait-il devant l'insuccès de passer à un niveau plus élevé, là encore il trouverait en face de lui des moyens de défense et de riposte. Il s'agit donc d'une dissuasion étalée tout au long de l'échelle des moyens militaires. A l'intérieur de cette conception, une bonne force conventionnelle est dissuasive, pourvu qu'il y ait à l'échelon supérieur des moyens nucléaires suffisants. Les forces établies à chaque niveau dissuadent une attaque au même niveau, ainsi qu'au niveau inférieur.

Le caractère dissuasif de la stratégie des représailles massives apparaît à l'évidence, puisqu'elle propose un choix entre le maintien de la paix et l'apocalypse totale, tandis que, par sa nature plus diversifiée, la doctrine de la riposte graduée prête à confusion. Lorsque l'OTAN se prépare pour une défense conventionnelle aussi efficace que possible, tout en la complétant par la mise en place en Europe de milliers d'armes nucléaires, dont certaines sont prévues pour être tirées à très petite distance, les Européens, qui voient se déployer sous leurs yeux les moyens de la guerre limitée, classique et nucléaire, craignent que l'on envisage effectivement de livrer cette guerre.

Face à des forces armées classiques soviétiques très puissantes, ce mélange de forces classiques et d'armes nucléaires tactiques n'apparaissait comme pleinement effectif qu'en raison de la supériorité des armements stratégiques des Etats-Unis. Cette prééminence au niveau suprême interdisait à l'adversaire le recours en premier aux armes nucléaires tactiques et rendait crédible la menace de leur usage par les Etats-Unis dans le cas où la défense classique serait débordée. L'existence d'une chaîne continue de moyens de riposte permettait ainsi de croire que l'ensemble de cet arsenal serait efficacement dissuasif, c'est-à-dire que la guerre ne serait jamais déclenchée.

Tout devient moins sûr dès lors que l'Union soviétique atteint, et dépasse peut-être, le point d'équilibre avec les Etats-Unis en ce qui

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concerne les forces stratégiques. Les Européens se demandent alors si les décisions des Etats-Unis ne seront pas dominées par le souci de sauvegarder leur territoire national, à un point tel que leur dissuasion ne s'exercerait plus au profit de l'Europe de façon convainquante. A la limite, dans le cas d'une crise grave, la sécurité des Européens ne serait plus liée qu'à un jugement du président des Etats-Unis préférant le risque de dommages incalculables pour l'Amérique à la perte de l'enjeu européen.

Il ne s'agit pas d'une disparition de la dissuasion américaine, mais on entre dans l'ère de l'interrogation. Ce doute s'installe peu à peu à partir du moment où l'égalité entre les deux Grands devient une donnée. Quelques années plus tard, l'apparition des SS-20 faisait naître encore de nouvelles incertitudes. Il est difficile de comprendre ceux qui prétendent que ces armes, parce qu'elles remplacent des moyens existant précédemment, ne représentent pas un facteur nouveau. A la place de vecteurs démodés, vulnérables, fixes, lents à mettre en œuvre et peu exacts, les Soviétiques déploient des fusées à portée intermédiaire modernes, mobiles, rapides à tirer et d'une grande précision. Elles ouvrent à l'Union soviétique deux possibilités : celle d'une contre-dissuasion, visant à rendre non effective la menace d'un premier emploi de l'arme nucléaire par l'Ouest en cas d'attaque classique réussie du pacte de Varsovie ; en deuxième lieu, la capacité de détruire préventivement des objectifs militaires en Europe : moyens classiques, nucléaires, installations de commandement, etc. La modernisation des armes soviétiques à portée intermédiaire tend à briser l'indispensable chaîne de la dissuasion américaine.

A ce découplage par les armes s'ajoute un découplage psychologique et politique entre l'Europe et les Etats-Unis. A la source des malentendus euro-américains, il y a d'abord des erreurs manifestes, comme celle qui a caractérisé sous la présidence de Jimmy Carter le débat entre l'Amérique et ses alliés de l'OTAN au sujet de la bombe à neutrons. Il y a aussi des interprétations erronées ou délibérément tendancieuses données en Europe — en dehors des gouvernements — de certaines des décisions américaines. Que les Etats-Unis, constatant la faible crédibilité d'une dissuasion fondée sur le risque de déclenchement soudain de la guerre nucléaire totale, cherchent à introduire des barreaux supplémentaires en envisageant des « options nucléaires limitées », c'est-à-dire en faisant état de la menace d'attaque d'objectifs militaires précis, y compris sur le territoire soviétique, tout en réservant pour une étape ultime la menace d'une frappe totale : les voilà accusés d'envisager une « guerre nucléaire limitée ». Eux- mêmes prêtent parfois le flanc à ces accusations par des déclarations malavisées. Mais chaque fois, d'autre part, que les Américains insistent pour prendre les mesures qui permettraient en Europe « l'élévation du seuil nucléaire », c'est-à-dire un recours plus tardif à l'arme

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nucléaire, y compris tactique, les réactions des Européens sont mélangées et contradictoires : satisfaction de voir s'accroître les chances que soit évité sur leur territoire l'emploi des armes atomiques, mais aussi recul devant les dépenses que comporterait tout renforcement sérieux des défenses conventionnelles, et en même temps constatation quelque peu critique de l'hésitation croissante des Américains à encourir le risque nucléaire pour la protection du Vieux Continent.

Il y a surtout l'effet tout naturel d'une évidente différence d'optique. Pour les Américains — qui sont confrontés avec l'autre grande puissance sur toute la surface du globe et qui prennent leurs décisions à travers un débat public très ouvert — les soucis des Européens ne sont pas centraux. Les responsables de Washington s'expriment, devant leur opinion, dans des termes qui ne tiennent pas toujours le même compte des réactions alliées que les déclarations faites par les mêmes responsables américains dans les enceintes de l'OTAN. Soucieux à juste titre de l'équilibre dissuasif entre eux-mêmes et l'Union soviétique, principalement anxieux de convaincre leurs électeurs et le Congrès que tout le nécessaire est fait, à la fois pour éviter aux Etats-Unis d'être surclassés, et pour saisir des possibilités de négociation avec Moscou, les dirigeants américains ont parfois tendance à oublier que la possibilité d'un recours en premier à l'arme nucléaire par les États-Unis demeure, pour les Européens, non pas certes la base unique de leur sécurité, mais sans nul doute l'un de ses éléments. Or cette idée même est mal comprise du public américain et elle est visée par un courant de contestation non négligeable.

Pour les Etats-Unis, l'Europe est vitale comme enjeu. Il reste qu'elle n'est pas les Etats-Unis. Du point de vue des Européens, une guerre en Europe est la guerre, c'est leur destruction ; leur dire que cette guerre est « limitée » ne les consolerait pas.

Dans leurs négociations stratégiques avec l'Union soviétique, de 1969 à aujourd'hui, les Etats-Unis ont inévitablement été amenés à traiter les sujets qui intéressaient la sécurité de leurs alliés de l'OTAN tout autant que la leur propre. Dans la mesure où la défense de l'Europe peut comporter, par rapport à la protection des Etats-Unis eux-mêmes, certains aspects spécifiques, les Américains doivent, dans certains cas, en choisissant leurs positions de négociation, arbitrer entre leurs intérêts propres et ceux des Européens. Les Américains doivent donc, tandis qu'ils mènent avec Moscou un dialogue stratégique — dont d'ailleurs le principe même est approuvé par les Européens — réfléchir constamment à la façon de conserver le « couplage » stratégique et politique avec leurs alliés. Ils le font sous le regard vigilant des Européens, même lorsque les critiques demeurent inexprimées.

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Devant ces éléments de découplage militaire, psychologique et politique, le souci commun des Etats-Unis et des pays-membres de l'Organisation militaire intégrée doit être de rétablir une certaine cohésion. Les organes de direction militaire de l'OTAN sont normalement le lieu d'un tel effort. Remplissent-ils ce rôle avec efficacité ? Un dialogue pleinement ouvert et franc sur la stratégie nucléaire y est-il possible ? Un Français ne peut en juger que de l'extérieur et doit être prudent. Qu'il y ait dialogue, on ne peut le nier. Les questions viennent d'Europe, les réponses d'Amérique. De là viennent aussi la doctrine, les concepts dominants, les règles d'organisation. Rien dans la disposition des organismes, dans le partage des responsabilités, ne favorise l'assertion d'un point de vue européen spécifique et unifié. La même asymétrie peut se constater dans le domaine des fabrications d'armement, où la « route à deux voies » prônée par les alliés — c'est-à-dire une coopération dans les deux sens entre Amérique et Europe — se ramène dans les faits au sens unique : l'acquisition de matériels américains par les Européens.

Interrogations, malentendus, procès d'intention ont affecté de façon grandissante les rapports asymétriques par définition entre les Etats- Unis et les pays qui, dans l'OTAN, dépendent presque entièrement d'eux pour leur protection. De plus en plus s'est développée en Europe la sensation qu'une protection incomplète pouvait attirer une menace au lieu de l'écarter. Les armes de la riposte graduée sont par nécessité, comme on l'a vu, diversifiées et nombreuses, donc visibles. Comme la réponse habituelle à l'incertitude quand elle se développe est d'ajouter encore de nouvelles armes, l'opinion européenne peut s'en émouvoir au lieu d'être rassurée. D'autant plus que tous ces moyens se trouvent entre des mains américaines et que de moins en moins l'on est au clair sur la validité de la stratégie qui les régit. Si l'on met à part la minorité de partisans d'un désarmement unilatéral, un rêve prend corps chez beaucoup d'Européens, notamment chez nombre d'Allemands, car l'Allemagne est le pays où se concentre la plus forte densité d'armes et où les dangers apparaissent de la façon la plus éclatante : le mythe d'une dissuasion en quelque sorte invisible, qui conserverait à l'Allemagne et à l'Europe la garantie américaine sans qu'apparaisse sur leur sol l'effrayante accumulation des moyens de riposte qui sont destinés à les protéger et dont bien des gens ne peuvent s'empêcher de craindre qu'elles attirent la contre-riposte ou, pire encore, le feu préventif, de l'adversaire. Cette aspiration à une Europe qui serait en quelque sorte à la fois dénucléarisée et protégée nucléairement, est diamétralement opposée à la logique dissuasive qui inspire la décision de modernisation prise par l'OTAN en décembre 1979 et qui conduit à installer sur le sol de plusieurs pays européens, à commencer par l'Allemagne, des armes américaines à portée intermédiaire destinées à montrer physiquement que l'emploi d'armes nucléaires soviétiques sur le théâtre européen

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amènerait une réponse américaine distincte de la frappe stratégique, mais intéressant le territoire soviétique. Décision prise à la demande des Européens et notamment du chancelier Helmut Schmidt, qui y voyait la seule réponse au SS-20, mais maintenant contestée par une partie de l'opinion allemande et européenne : de là une nouvelle source de malentendus entre l'Amérique et l'Europe.

*

La conviction du général de Gaulle que la parité stratégique entre l'Union soviétique et les Etats-Unis était inévitable, que la vulnérabilité du territoire des Etats-Unis rendrait plus douteuse la dissuasion américaine et que la stratégie de la riposte graduée ne répondrait pas pleinement aux intérêts de sécurité des Européens, a été, avec le réflexe fondamental d'indépendance, à la source de la décision prise par la France en 1966 de se retirer de l'Organisation atlantique intégrée et de donner à sa force nucléaire naissante le caractère d'un instrument strictement national. En l'espace de moins de deux ans, toutes les conclusions de cette décision étaient tirées et la place de la France dans l'Alliance atlantique, ses rapports avec les commandements alliés étaient réglés par des arrangements qui, pour l'essentiel, n'ont pas subi de modification depuis cette date. On constatait dès lors la coexistence dans l'Alliance atlantique de deux doctrines militaires distinctes.

Conséquence des décisions françaises, cette dualité était évidemment contraire aux conceptions de la majorité de nos alliés et en particulier du plus puissant d'entre eux. Elle apparaissait aux Etats-Unis comme un affaiblissement de la cohésion nécessaire et comme un élément troublant dans un jeu stratégique dont on estimait à l'époque à Washington qu'il ne pouvait être rationnel que s'il était mené entre deux joueurs seulement. Certes, les Américains acceptaient l'existence de la force britannique, mais celle-ci était équipée en grande partie d'armes américaines — les lanceurs Polaris — , leurs plans d'emploi étaient pour l'essentiel intégrés avec ceux des Etats- Unis, la Grande-Bretagne se maintenait dans l'Organisation militaire de l'OTAN, enfin les Britanniques, même s'ils se réservaient d'employer leurs forces à leur gré au nom de leur intérêt national suprême, ne fondaient pas comme la France leur politique de défense sur la nécessité de maintenir en toute circonstance l'indépendance de leur décision. L'existence de la force britannique n'altérait que de façon marginale le duopole soviéto-américain.

Les Etats-Unis durent néanmoins accepter comme un fait les décisions du général de Gaulle et constater que la France se déclarait entière-

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ment fidèle aux engagements de l'Alliance, mais qu'elle était soustraite à l'intégration militaire et qu'elle entendait conserver absolument le caractère national de sa décision nucléaire.

Sur le terrain européen, la situation se caractérisait par le maintien en Allemagne, à la demande de la RFA, d'un corps de bataille français dont l'engagement ne pouvait être lié automatiquement aux décisions des commandements OTAN. Concrètement, l'action éventuelle des forces françaises était réglée par différents accords passés entre le gouvernement français et les instances de l'OTAN, établissant les hypothèses selon lesquelles les forces françaises pourraient agir dans le cas où le gouvernement de Paris en prendrait la décision.

Quant à la force de frappe française, elle possédait sa propre planification, distincte de celle adoptée par les Américains et les Britanniques. Il ne pouvait qu'en être ainsi, puisque notre stratégie se proposait de manifester la possibilité pour la France seule de faire subir à l'Union soviétique, en cas de nécessité nationale suprême, des dommages intolérables.

En présence de cet état de choses, les pays européens alliés de la France se posaient un certain nombre de problèmes. En premier lieu, ils souhaitaient avoir le maximum de certitude sur le rôle que pourrait jouer dans la défense commune en cas d'attaque, le corps de bataille français, et en particulier le corps d'armée situé en Allemagne fédérale. Ces préoccupations allaient s'exprimer de façon croissante à mesure que le désir d'élever le seuil nucléaire conduirait l'OTAN à faire l'impossible pour manifester sa capacité de mener une guerre conventionnelle aussi longtemps et aussi en avant que possible. De ce point de vue, la solution idéale pour le commandement de l'OTAN aurait été de voir les forces françaises disposées à la frontière même de la RFA, face au sud-ouest de la RDA et de la Tchécoslovaquie, solution contraire au principe même du « non-automatisme » jugé essentiel par la France, puisque la non-occupation d'un « créneau » lui permet de conserver sa liberté de décision.

De fait, si les autorités françaises ont parfois fait entendre qu'elles n'excluaient pas la participation de leurs forces à la bataille de l'avant, elles n'ont jamais accepté l'idée d'un créneau ni abandonné la thèse selon laquelle c'était à elles seules que revenait la décision du moment et du lieu d'une action du corps de bataille français.

Cette liberté de décision était d'autant plus essentielle que, dans la conception française, la manœuvre du corps de bataille devait être étroitement liée à la stratégie dissuasive, dont elle formait une partie indissoluble. Le rôle principal des forces classiques situées sur le territoire allemand consisterait à établir la preuve des intentions agressives de l'ennemi, à partir de quoi celui-ci serait placé devant ses responsabilités : s'il persévérait dans une action dirigée contre les

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intérêts vitaux de la France, il s'exposerait aux coups de sa force nucléaire. Jusqu'au moment où l'atteinte aux intérêts vitaux deviendrait patente, la France devait-elle risquer ce corps de bataille dans des opérations conduites aux côtés des alliés, alors que le rôle principal de cet instrument militaire était différent ?

On perçoit la divergence entre les intérêts français et ceux des alliés. Cette différence s'accentua lorsque furent déployées, il y a une dizaine d'années, les premières armes nucléaires tactiques françaises (sur les fusées à courte portée Pluton). La doctrine maintenue prévoyait que les trois étages — corps de bataille, force nucléaire tactique, force nucléaire stratégique — formaient les différentes parties d'un même tout. La force nucléaire tactique, de faible dimension, était chargée, non pas de fournir une puissance de feu supérieure dans la bataille, mais de donner, à un adversaire qui dessinerait son mouvement hostile, l'ultime avertissement signifiant que la persistance de l'agression déclencherait les représailles stratégiques ; il n'était donc pas imaginable que les armes tactiques françaises puissent servir de complément à celles de l'OTAN, dont la mission, dans le cadre de la riposte graduée, est bien différente.

De façon parallèle, les régiments de Pluton constituaient la force cardinale autour de laquelle devait s'organiser la manœuvre du corps de bataille. Ceci faisait apparaître encore plus nettement qu'auparavant la difficulté de concilier un rôle du corps de bataille français en soutien de ses alliés et sa mission principale d'indispensable auxiliaire de la dissuasion nucléaire. L'introduction des Pluton exposait d'autre part le gouvernement français aux questions naturelles de l'opinion allemande. Ces engins, dont la portée dépassait à peine les 100 kilomètres, seraient-ils, en cas de conflit, déployés en Allemagne aux côtés des forces françaises qui y sont stationnées ? Seraient-ils, le cas échéant, utilisés sur le territoire allemand ? Contre quels objectifs ? Or n'était-il pas difficile que le gouvernement français, désireux de maintenir l'emploi des Pluton dans le cadre de sa stratégie propre, en discute avec un gouvernement qui souscrivait de son côté à une stratégie différente ? Une telle discussion pouvait-elle avoir lieu sans que soit altérée l'image de pure indépendance nécessaire à la crédibilité de notre dissuasion ? Aussi bien, la décision fut prise de stationner les Pluton en temps de paix sur le territoire français.

Enfin, le troisième niveau, celui de la force stratégique, pose lui aussi ses problèmes. D'une part, certains des alliés de la France estiment que la force de frappe donne à notre pays la capacité de nucléariser un conflit que l'OTAN aurait souhaité mener au niveau classique, voire de servir de détonateur à l'affrontement nucléaire général. Ils jugent ce rôle déstabilisant. La mise en cause de notre rôle comme détonateur éventuel n'est qu'un avatar de l'objection américaine d'autrefois contre une force tierce qui dérangerait le jeu

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nucléaire des deux supergrands, et elle est facile à réfuter. Il est évident qu'un pays qui risquerait son existence même ne le ferait pas légèrement et rien ne prouve que le franchissement du seuil nucléaire par la France aboutirait à un embrasement total dans des circonstances où celui-ci ne serait pas appelé à se produire de toute façon. Si la force française ajoute un élément supplémentaire au risque nucléaire, c'est à celui avec lequel devrait compter un agresseur éventuel, compliquant ses calculs et accroissant par là, non l'insécurité, mais au contraire la protection.

Symétriquement, et de façon croissante à mesure que les doutes s'installent sur la dissuasion nucléaire américaine, certains de nos voisins européens souhaitent que nous disions si, et dans quelles circonstances, notre dissuasion pourrait couvrir leur territoire. La France répond en rappelant que les deux conditions premières d'une quelconque efficacité de nos forces en tant qu'instruments de dissuasion sont d'une part que ces forces soient crédibles et d'autre part qu'elles soient perçues comme relevant d'une décision strictement indépendante.

La première condition exige une dimension minimum qui doit s'évaluer relativement à l'enjeu couvert. L'exemple des Etats-Unis, pourtant puissamment armés, montre combien la protection nucléaire peut être mise en doute dès lors qu'elle prétend s'exercer au bénéfice d'autres pays. Certes, il est vrai que le sort de l'Allemagne ou des autres partenaires européens, dont la France, constitue pour elle un enjeu plus important encore qu'il l'est pour l'Amérique. On pourrait donc imaginer comme plausible un calcul des dirigeants français selon lequel le passage de ses voisins sous un contrôle adverse ne serait pas beaucoup plus acceptable que sa propre soumission, car il risquerait d'y conduire. Il reste que les pays d'Europe occidentale, aussi indissolublement liés qu'ils soient à la France, ne sont pas la France. Il reste aussi que, si la France voulait leur donner une garantie nucléaire convaincante, elle ne pourrait le faire qu'au moyen d'une force considérablement plus importante que celle qu'elle s'est donnée et qu'elle prévoit. La « dissuasion élargie » ne peut pas prendre la valeur d'une garantie. Ce que la France peut dire, et elle le dit, est que, par sa dissuasion, elle entend assurer la sauvegarde de ses « intérêts vitaux ». Le territoire national fait, à l'évidence, partie de ce concept. Quant à déterminer ce qu'il recouvre par-delà les frontières de la France, c'est à l'adversaire de le déchiffrer en fonction des circonstances et de la nature de la crise qu'il aurait déclenchée.

Il faut de plus, pour que la dissuasion fonctionne, qu'elle opère en toute clarté. Tous ceux qui voudraient créer l'impression d'une confusion entre la planification, le maniement de la force stratégique française et celle des Etats-Unis, ne feraient qu'affaiblir la portée de

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la menace qui pourrait un jour être proférée indépendamment par notre pays.

Telles sont les bases solides à partir desquelles notre pays a articulé sa réponse aux interrogations que font naître dans les pays de l'OTAN l'existence dans les mains de la France de forces armées non intégrées au service d'une dissuasion indépendante.

De plus en plus la valeur de ces conceptions a été reconnue à l'Ouest. La conception manichéenne du duopole tabou que violerait une force française sacrilège et perturbatrice, a été abandonnée par les Etats-Unis le jour où le président Nixon a reconnu l'évidence de l'évolution du monde contemporain vers la multipolarité. Cette heureuse évolution vers le réalisme n'est encore ni complète ni définitive. Si la compréhension pour notre capacité nucléaire propre a beaucoup grandi, notre position indépendante vis-à-vis de l'organisation militaire intégrée de l'OTAN n'est pas toujours bien assimilée. Malgré les enseignements constants des vingt dernières années, les Américains n'ont pas tous compris que la France pouvait montrer à la fois la plus grande fidélité aux engagements de l'Alliance, une fermeté totale vis-à-vis de l'Union soviétique, et en même temps un attachement rigoureux à la notion d'indépendance nationale qui constitue un dénominateur commun entre toutes les tendances politiques sans exception. Les relations franco-américaines, bien que généralement toujours amicales, sont comme tous rapports internationaux, par nature variables. Dans les phases où elles tendent à se développer, des réflexes conditionnés jouent encore : on voit certains commentateurs d'outre- Atlantique annoncer le retour de notre pays dans les organes de l'intégration. L'appui donné par la France aux décisions de ses alliés dans l'affaire des Forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI) a donné lieu aux mêmes conclusions erronées, à tel point que certains croient même pouvoir évoquer comme une suggestion a priori recevable par la France un stationnement de fusées Pershing II sur le territoire français.

Les différences de doctrine n'ont pas disparu, mais les querelles de doctrine se sont apaisées. Sitôt après 1966, à l'OTAN, la force stratégique française était, aux yeux de certains, soit inutile, parce que trop faible, soit dangereuse, parce que trop indépendante, soit les deux à la fois. Aujourd'hui, personne ne refuse d'y voir une dissuasion supplémentaire, parce que différente, et, bien qu'il subsiste çà et là quelque confusion, on admet que la faculté de décision autonome de notre pays donne à ses forces leur valeur laquelle serait quasi inexistante si elles représentaient quelques kilotonnes de plus ajoutées à un arsenal américain déjà immense. De même, dans l'affaire des FNI, nos alliés tant européens qu'américains voient bien que l'impossibilité pour la France — et pour l'Angleterre

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d'ailleurs — de garantir les autres pays européens contre une attaque fait un véritable marché de dupes des propositions de l'URSS visant à mettre en face les uns des autres les SS-20 soviétiques et les vecteurs français et britanniques.

A côté de la classe atlantique à laquelle les Etats-Unis inculquent sans relâche le devoir de développer les forces conventionnelles, dont la suffisance permettrait seule d'éviter une escalade de plus en plus dangereuse, la France peut apparaître comme celui qui donne le mauvais exemple — puisqu'elle consacre une part importante de ses crédits à sa force nucléaire — et que la tendance n'est pas à la diminution de cette part. Ces critiques sont de moins en moins nombreuses chez les Européens. De leur côté, les autorités françaises ne se proposent nullement de démontrer aux alliés de l'OTAN l'inanité de la thèse de la riposte graduée, ou de mettre en doute la sagesse des efforts de modernisation des armements conventionnels préconisés par le général Rogers. Nous trouvons seulement que nos partenaires feraient bien, en répandant ces idées, de prendre garde à ne pas donner l'impression qu'un effort dans le domaine des armes classiques pourrait rendre superflue la dissuasion nucléaire. Nous entendons, par ailleurs, faire noter que cette doctrine ne peut être la nôtre, car la pensée stratégique d'ensemble dans laquelle elle s'inscrit, n'est pas celle qui nous inspire. Nous plaidons, en un mot, pour la coexistence des deux stratégies, renonçant à combattre la riposte graduée, comme le faisaient les gouvernements français avant 1966, lorsqu'il ne pouvait y avoir qu'un seul concept, mais nous attendant en même temps à ce que l'on ne cherche pas à nous y convertir.

Quant à la stratégie française, elle ne change, ni dans ses principes, ni dans son organisation générale : les trois niveaux, leurs relations mutuelles. Mais l'évolution des armes, les adaptations des structures, rendent possible de se défaire de certaines rigidités. L'allongement de la portée de l'engin porteur de l'arme nucléaire tactique — lors du passage du Pluton au Hadès — pourrait permettre de réaliser la frappe tactique d'avertissement sans toucher au territoire de la RFA. D'autre part, le futur missile ne sera pas lié de la même façon que le Pluton à la manœuvre du corps de bataille. Le développement de l' aéromobilité des forces stationnées en Allemagne permettrait de prévoir pour leur emploi une plus grande souplesse. De plus, il a été décidé que les grandes unités jusqu'à présent destinées à l'assistance outre-mer, augmentées de plusieurs autres éléments de dimension comparable, formeraient une Force d'action rapide polyvalente, qui aurait pour mission, non seulement l'intervention sur les théâtres lointains, mais également l'action en Allemagne auprès des éléments de la lre armée qui s'y trouvent, et également auprès des armées alliées.

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Ces diverses dispositions convergent pour modifier, dans le sens de la souplesse et de la polyvalence, les données du problème de l'emploi de nos forces de bataille. La nouvelle Force d'action rapide, déployée indépendamment des Forces françaises d'Allemagne, et pouvant s'ajouter à elles en tout ou en partie, peut manifester, au besoin très vite, la volonté de la France de contribuer sur le sol allemand à la défense commune aux côtés de nos alliés. Parallèlement, le corps d'armée établi en RFA devient plus libre de s'engager dans une telle action sans nuire à la possibilité que soit effectuée, le cas échéant, la mise à l'épreuve de l'ennemi par l'avertissement nucléaire tactique. En un mot, les nouveaux arrangements annoncés à l'occasion de la présentation au Parlement de la loi de programmation 1984-1988 dessinent de façon plus nette la double mission des forces classiques de la France : participation à la bataille alliée ; préparation de la mise en œuvre de l'action dissuasive nationale. Ceci sans rien modifier à cette action, sans réviser le principe qui la régit et sans altérer l'indépendance qui la caractérise.

Ceci signifîe-t-il que tous les problèmes, toutes les contradictions, aient disparu ? En aucune façon. Les différences de conception demeurent, et des problèmes d'ajustement difficile se produiraient, en cas de crise, dès lors que des concepts distincts guideraient de part et d'autre les actions. Constatons seulement que, sur le plan doctrinal, les différences sont reconnues et, que sur le plan pratique, quelques solutions ont été trouvées.

* *

Le cheminement de la pensée des Européens, dans les dernières années, les a plutôt rapprochés qu'éloignés des conceptions françaises. Bien des réflexions suscitées en France et dans les autres pays d'Europe de l'Ouest par les conséquences de la parité soviéto- américaine, les risques de découplage, le refus de l'arme nucléaire comme arme de bataille, les effets des négociations stratégiques sur les intérêts propres de l'Europe, ont revêtu des aspects communs. Rien de plus explicable : les politiques peuvent être différentes, les risques sont essentiellement les mêmes, identiques également les contraintes ressenties de par le cadre géostratégique global que constitue l'ensemble des tensions et des rapports entre les deux Grands.

Il est pourtant apparent que des oppositions d'intérêt pourraient naître entre les Européens dans la passe difficile que représente la crise des FNI, et que certains tablent sur leur développement. On est en présence d'une tentative pour faire apparaître, aux yeux de la popu-

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lation allemande, les Etats-Unis comme les responsables d'un problème angoissant, la France et l'Angleterre comme ceux qui font obstacle à sa solution. On voit le caractère pernicieux de cette manœuvre, dont heureusement l'échec a été jusqu'à présent manifeste.

Dans cette crise historique des FNI comme face aux oscillations à court terme, parfois imprévisibles, du discours américain sur la défense, comme aussi vis-à-vis du mouvement à plus longue portée, qui affecte le rapport des forces stratégiques, des solidarités évidentes unissent les Européens malgré leurs différences de statut et leurs divergences conceptuelles. Le problème de la défense de l'Europe est celui de savoir comment donner une expression effective à ces solidarités.

Il n'est pas possible de poser ce problème sans évoquer la querelle institutionnelle, où l'on retrouve, figées dans les strates des traités et des organismes toutes les divergences politiques et doctrinales. Communauté européenne ? Union de l'Europe occidentale ? Euro- groupe ? Quel est l'enjeu de cette bataille ?

Si les Européens de l'Ouest ou un noyau parmi eux étaient d'accord pour estimer le moment venu d'entamer, dans un cadre qui ne comprenne qu'eux-mêmes — en ménageant éventuellement une liaison avec l'Alliance atlantique — , la mise sur pied d'un organe destiné à préparer, à adopter, à exécuter certaines décisions communes en matière de défense, il est probable qu'étant d'accord sur un projet politique d'une pareille importance, ils n'auraient pas de mal à s'entendre de surcroît sur le choix du cadre institutionnel à l'intérieur duquel il conviendrait de bâtir — institution existante ou organisme à créer.

Mais qui ne voit que nous en sommes pas là ? A quoi bon, dès lors, se disputer sur le choix d'un sigle ?

Disons que les Européens pourraient souhaiter, au stade actuel, un lieu de discussion à plusieurs niveaux : au niveau des Parlements et des opinions, à celui des gouvernements. Il y a en effet bien des raisons de penser que, sur ces deux plans, le besoin d'une réflexion européenne commune va se faire sentir de façon croissante sans qu'il devienne nécessaire à bref délai de passer de la consultation à la décision.

Si la France a préconisé l'utilisation de l'UEO, c'est que cette organisation présentait cette double possibilité de discussion, parlementaire et gouvernementale, dans un cadre européen déjà disponible. Il serait raisonnable d'utiliser cette possibilité davantage, en commençant par l'enceinte parlementaire, ceci compte tenu de l'importance extrême que le débat d'opinion revêt, particulièrement dans la phase actuelle, pour le maintien de la volonté de défense des pays de l'Ouest. A

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cet égard, le dialogue avec les Etats-Unis est bien entendu indispensable, mais il ne serait pas mauvais que s'approfondisse la discussion entre les représentants des citoyens dans un cadre strictement européen. Certes, il demeure essentiel que l'opinion, en France comme ailleurs, comprenne l'extrême importance qui s'attache au maintien des liens de l'Alliance atlantique. Il n'en serait pas moins utile que l'esprit du public soit atteint par des arguments en faveur de la défense, développés dans un débat international, mais ne portant pas l'étiquette de l'OTAN.

L'un des aspects classiques de la querelle institutionnelle a été la question de savoir dans quelle enceinte devait se développer la coopération intra-européenne en matière de fabrication d'armements. Actuellement, les cadres de discussion ne manquent pas : on fait des études à l'UEO, les pays européens intégrés à l'OTAN discutent des concepts et confrontent leurs points de vue à l'Eurogroupe, on compare des projets nationaux au sein du Groupe européen indépendant de programmes, enfin on fait de la coopération réelle à quelques-uns, le plus souvent à deux ou trois, pas beaucoup plus, sur des projets communs, revêtus ou non du label OTAN ou du label GEIP.

Constatons, dans ce domaine des armements, l'efficacité pratique de la coopération bi ou trilatérale. Constatons aussi, en ce qui concerne la réflexion sur les sujets politico-militaires, l'importance des échanges de vues bilatéraux. A cet égard, la coopération franco-allemande n'est pas la seule, mais elle est essentielle. On sait qu'au dialogue franco-allemand en la matière, prévu par le traité de 1963, des décisions prises en commun en février 1982 par le président de la République française et le chancelier de l'Allemagne fédérale ont donné une impulsion vigoureuse. L'intention de la nourrir et de l'intensifier a fait l'objet d'une large publicité. Les discussion elles- mêmes, au niveau des ministres des Relations extérieures et de la Défense, ainsi que de leurs collaborateurs directs, se déroulent dans une stricte confidentialité, indispensable pour confronter les vues des deux pays sur des sujets qui incluent les aspects les plus sensibles de leurs problèmes de sécurité. Le système est ainsi adapté au double objectif poursuivi : donner un témoignage visible de la solidarité franco-allemande en matière de défense à un moment où le public, en Allemagne en particulier, se pose toutes les questions ; travailler de façon discrète et patiente à une meilleure compréhension mutuelle des intérêts et des intentions des deux gouvernements, et par là dégager toutes les possibilités de coopération qui peuvent se présenter entre leurs politiques et leurs stratégies. Ceci ne suppose aucune rupture avec les principes professés de part et d'autre. L'effort de concertation intensifié depuis une année ne peut être interprété, ni comme un relâchement par la RFA de ses liens avec l'OTAN, ni comme une modification par la France de sa position indépendante.

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Devant l'importance de ce dialogue bilatéral franco-allemand, qui répond à des exigences particulièrement fortes, et ressenties parallèlement dans les deux pays, on se demandera peut-être si le fait de tisser à travers l'Europe occidentale un réseau de concertation de cette sorte peut faire progresser peu à peu les pays européens dans la voie d'une conscience plus claire de leurs intérêts communs de sécurité. C'est une voie que l'on ne peut pas écarter. Il est vrai qu'elle ne serait pas suffisante. Pas plus que ne le serait ce que l'on peut envisager concrètement de faire dans le cadre de l'UEO, compte tenu des positions, parfois assez réservées, adoptées aujourd'hui par plusieurs membres de cette organisation.

D'autres étapes seront donc nécessaires pour ménager de plus grandes possibilités au développement de cette réflexion européenne commune, dont la nécessité est de moins en moins contestée.