lettres de ferragus / par louis ulbach/12148/bpt6k200130q.pdf · veuve de balzac a fini par élever...

320
Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France Lettres de Ferragus / par Louis Ulbach

Upload: others

Post on 11-Feb-2020

0 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

Lettres de Ferragus / parLouis Ulbach

Ulbach, Louis (1822-1889). Auteur du texte. Lettres de Ferragus /par Louis Ulbach. 1869.

1/ Les contenus accessibles sur le site Gallica sont pour la plupartdes reproductions numériques d'oeuvres tombées dans ledomaine public provenant des collections de la BnF. Leurréutilisation s'inscrit dans le cadre de la loi n°78-753 du 17 juillet1978 : - La réutilisation non commerciale de ces contenus ou dans lecadre d’une publication académique ou scientifique est libre etgratuite dans le respect de la législation en vigueur et notammentdu maintien de la mention de source des contenus telle queprécisée ci-après : « Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationalede France » ou « Source gallica.bnf.fr / BnF ». - La réutilisation commerciale de ces contenus est payante et faitl'objet d'une licence. Est entendue par réutilisation commerciale larevente de contenus sous forme de produits élaborés ou defourniture de service ou toute autre réutilisation des contenusgénérant directement des revenus : publication vendue (àl’exception des ouvrages académiques ou scientifiques), uneexposition, une production audiovisuelle, un service ou un produitpayant, un support à vocation promotionnelle etc.

CLIQUER ICI POUR ACCÉDER AUX TARIFS ET À LA LICENCE

2/ Les contenus de Gallica sont la propriété de la BnF au sens del'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnespubliques.

3/ Quelques contenus sont soumis à un régime de réutilisationparticulier. Il s'agit :

 - des reproductions de documents protégés par un droit d'auteurappartenant à un tiers. Ces documents ne peuvent être réutilisés,sauf dans le cadre de la copie privée, sans l'autorisation préalabledu titulaire des droits.  - des reproductions de documents conservés dans lesbibliothèques ou autres institutions partenaires. Ceux-ci sontsignalés par la mention Source gallica.BnF.fr / Bibliothèquemunicipale de ... (ou autre partenaire). L'utilisateur est invité às'informer auprès de ces bibliothèques de leurs conditions deréutilisation.

4/ Gallica constitue une base de données, dont la BnF est leproducteur, protégée au sens des articles L341-1 et suivants ducode de la propriété intellectuelle.

5/ Les présentes conditions d'utilisation des contenus de Gallicasont régies par la loi française. En cas de réutilisation prévue dansun autre pays, il appartient à chaque utilisateur de vérifier laconformité de son projet avec le droit de ce pays.

6/ L'utilisateur s'engage à respecter les présentes conditionsd'utilisation ainsi que la législation en vigueur, notamment enmatière de propriété intellectuelle. En cas de non respect de cesdispositions, il est notamment passible d'une amende prévue parla loi du 17 juillet 1978.

7/ Pour obtenir un document de Gallica en haute définition,[email protected].

LETTRES

CEFERRAGUS

x~-

OUVRAGES DU MÊME AUTEUR

CHEZ LES MÊMES ÉDITEURS

ROMANS

LEMAR[D'ANTO)NETTE.lvot.grandin-18. 3fr.'FRANÇOISE.lvcl.grandin-18.rAUHNEFOuCAULT.Ivotgrandin-18. 3MÉMOiRESD'UNjNCONNU.Ivot.grandin-18. 3MONS!EURETMADAMEFERNEL.lYO).grandin-I8._J. 3suzANNEDucHEMiN.lvol.grandin-18. 3

f<

L'HOMMEAuxctNQ LOUIS D'OR 1 vol. grandin-t8. 3HISTOIRE D'UNE MÈRE ET DE SES ENFANTS t vol. grand in-18. 3

LES ROUÉS SANSi.ESAVOtR.lvoi.grandin-18. 3 »LEpRiNCEBON)FAC[0.ïvoI.grandin-18. 3 »

VOYAGEAUTOURDEMONCLOCHER.lvoI.grandin-18. 3LOCiSETARDY.1vol.grandin-)8. 3

LES PARENTS COUPABLES. Mémoires d'un lycéen, Ivol. grand in-t88jésus. 3LE PARRAIN DE CENDRILLON.1 vol grandin-i8. 3

LA CHAUVE-souRjs. 1 vol. grand in-18. 3

LE JARDIN DU CHANOINE. 1 vol. grand in-18. 3 »LACOCARDEBLANCHE.lvol.grandin-18. '3M

Il reste quelques exemplaires des romans ci -dessus cartonnés à l'an-glaise, auprixde. 3 50

· CRITIQUE

ÉCRIVAINS ET HOMMES DE LETTRES. 1 Vol. grand in-18. 3 50CAUSERfESDUD]MANCHE.tvoI.grandin-t8. 3 50LETTRES DE FERRAGUS. 1 vol. grand in-18. 3 50

THÉÂTRE

MONSIEURET MADAMEFERNEL. Comédie en 4 actes, 1 vol grand in-18. 2 t

ÉTUDE SUR LA VIE ET LES ŒUVRES DE LAMARTINE. Introduction à laFranco pariementaire(1834-1851). –ŒUVRES ORATOIRES ET ÉCRITS

POLITIQUES DE M. ALPHONSE DE LAMARTINE. 6 forts volumes in-8. 36

Paris. Imprimerie L. Poupart-Davyt, rue du Ba<~ 30.

FERRAGUS

LOUIS ULBACH

LIBRAIRIE INTERNATIONALE

y L ~CROX. VERBOECKHOVEN & C', ÉOTEURSBruxelles, à /.c~g' età Livourne

Toue droits de traduction et de reproducttftn réservéa

LETTRES

DK

tPAR

T~T~

16,BOOLEVARD MONTMARTRE

1869

A LA MÉMOIRE

DE

HONORÉ DE BALZAC

Du pins profond, du plus impitoyable liquidateur desturpitudes humaines

DEPUtS

W. SHAKESPEARE

Paris, décembrel868

L U.

LETTRES DE FERRAGUS

1

A Mo~'e~r le directeur ~M FtGARO.

['aris;~ janvier.

Monsieur,

Puisque Rocambole n'a pas dit son derniermot, pourquoi donc aurais-je dit le mien, moiqui ai, plus que ce Vautrin des Batignolles, l'in-.fatigable jeunesse déposée en moi par le' génie deBalzac?

On m'a tué bien souvent; j'ai reçu à la Gaîté,dans le drame de MM. Dugué et Peaucellier, undernier atout, dont je me vengerai; on a voulu

me dégoûter de l'immortalité, en me donnant

i

des compagnons indignes de moi, des Luciende Rubempré à faire pleurer la police, et desde Marsay à rendre dévotes les plus grandesdames.

Je ne permettrai pas qu'on me déshonore da-vantage.

Je vivais dans mon coin, bâillant ma vie,

comme Chateaubriand, essayant de m'hébéterà lire Rocambole, et allant. porter de tempsen temps une petite fleur sur la tombe que la

veuve de Balzac a fini par élever à son illustreépoux.

Je souriais tout bas de vos romans nationauxqui déconseillent l'héro'fsme, de vos romans de

mœurs qui déconseillent le mariage, de vos ro-mans religieux qui déconseillent la religion,quelquefois, le matin, j'allais voir guillotiner unimbécile, et je rentrais chez moi en chantonnantun air d'Offenbach, le seul homme nécessaire, etpar conséquent le seul homme de génie de notreépoque.

Je n'étais pas sollicité de rentrer en scène;j'attendais je ne sais quoi! Mais un beau jourj'ai vu qu'en fait de nouveauté on revenait auxvieux. Paris acclamait M. Thiers, que je n'avaispas voulu subir pour ministre en ) 8~.8. Les fruits

secs de mon temps se croyaient mûris parcequ'ils pourrissaient sur la litière d'une admira-

r

tion idiote. ~oc~o/e, un ignoble format, don-nait le goût de la violence et faisai't pâlir d'en-thousiasme les filles de la duchesse de Langeais.Les honnêtes gens comme M. Clémenceau étaientobligés d'exécuter eux-mêmes leurs moitiés infi-dèles, faute d'un justicier intime et breveté pourse charger de la besogne.

.!e me hasardai dans quelques théâtres. J'y visles vieilles femmes de ma jeunesse redevenuesjeunes et montrant leurs plâtres, devant la rampe,à des. contemporaines qui abritaient leur badi-

geon dans des baignoires d'avant-scène. DeMarsay, râpé et craquelé, se dessinant sur le

crâne les cheveux qu'il teignait autrefois, con-duit toujours avec les mêmes respects ironiquesla vieille chatte pelée qui servait d'Egérie auxRichelieux .de mon temps. Rastignac vivoted'une actrice, et Lucien de Rubempré fait partied'un cercle dont M. de Camors est le président,dans lequel on jure de mépriser les femmes, detrahir ses amis, et d'élever toutes les petiteslâchetés à la hauteur d'un principe.

Aucun ressort dans les âmes, pas même pourle mal les visages efféminés de ceux qui selaissent appeler les crevés, pour être dispensésde vivre, font passer le soleil de la honte sur monfront! Vautrin leur pardonneraitpeut-être; maismoi j'e voudrais les délayer dans la boue.

Je cherche vos grands hommes, vos grandesidées, vos espérances, vos ambitions.

Ceux qui étaient des lumières à mon époquesont éteints ou portent des abat-jour. VictorHugo fait peur. Lamartine fait pitié. Il fautaller à Bruxelles pour voir jouer Ruy-Blas, etles boursicotiers indifférents à la poésie, oublieuxdu passé, s'impatientent de ce que le grand poètequi a été le Tyrtée d'une révolution, n'en finit

pas de mourir.La désagrégation est partout et dans tout.

Plus de solidarité! l'honneur d'un journalisten'est plus l'honneur de tous les journaux; lesanciens permettent qu'on les accuse de vilenies,et acceptent des juges quand ils ne devraientaccepter que des témoins (f), les jeunes crachentsur les mains qui les ont aidés; la Bourse, cetemple de la banqueroute, devient une arène, et'voilà qu'on permet à chacun d'y entrer avec sacanne, parce qu'on sait bien que nul n'est sûr d'yentrer avec sa dignité.

Est-ce que vous croyez qu'un petit coup debalai dans ces écuries ne serait pas nécessaire ?

Je dis écuries, et je n'emprunte rien àAugias;mais tout le monde a pu voir dans une récentemanifestation de l'esprit français, à la revue de

(i) Affaire Kervéguen.

la Porte-Saint-Martin, que les chevaux, depuissi longtemps jaloux de ces dames, vont désor-mais être admis aux mêmes faveurs. Le balletdu sport est le dernier essai d'une spéculationde plaisirs, impuissante à émouvoir encore cesHéliogabales de l'orchestre et des loges. On neveut plus même des jambes des danseuses;. le

plus beau modèle en ce genre se promène inuti-lement dans la pièce; le public rit et veut autrechose. Alors, on lui offre des acrobates qui piaf-fent et des chevaux qui se mêlent à la ronde; et.comme les chevaux écraseront peut-être les fem-mes, on attend avec un peu d'émotion cet inci-dent. Jusque-là, c'est la proclamation de l'égalitédes bêtes; on soupe avec du foin après la repré-sentation.

Je trouve donc qu'il est temps qu'un hommecomme moi dise son fait à une société qui m'é-voque imprudemment.

Je me lève de mon ombre et je proteste.C'est le temps des hommes masqués.

Je suis le champion de toutes lesfaiblesses; ledéfenseur de tous les gens qu'on étrangle, authéâtre 'ou ailleurs. J'ai subi l'injustice. J'aimepassionnément la justice. Je l'exercerai commeautrefois, à ma manière, avec mes douze com-pagnons.

Je fonde la société de secours mutuel desvaincus et, sans jamais me, mettre mal avecl'autorité, je serai l'expéditeur des communiqués

du trottoir, je serai, la ~o?/c//e ~'ow<'re des pas-sants.

Voûtez-vous de moi? Je sais bien que mescompagnons sont défraîchis; je ne les montreraipas. Mais je vous atteste qu'ils ont encore ie poi-gnet solide et le cœur vaillant.

Ils ne marquent plus les gens avec un fer

rouge, surtout les femmes; non, ce moyen est.passé de mode; d'ailleurs le maquillage universelle rendrait inutile, mais ils ne lâchent pas uneproie dès qu'ils l'ont saisie, et l'encre vaut mieux

que le charbon.Loyal et sincère, je reconnaîtrai mes erreurs,

si j'en commets,. et je n'oublierai pas que la pré-caution d'un homme bien masqué, consistantaussi à mettre des gants, je ne dois ni égratigner,ni pincer mal à propos ceux que je me chargede tomber.

Voilà le rôle que je réclame. Darcier à laPorte-Saint-Martin, dans cette revue si fidèle deel'esprit français en 1867, chante sur un ton'pi-teux une romance émouvante dont j'ai gardé lerefrain La gloire est ~'CH w~ dit-il.

Le mot est vrai, je m'en empare; je ne suispas un médecin, tout au plus serais-je un rebou-teur, mais j'ai souffert de la maladie de montemps; je me suis guéri par la rénexion et le

mépris; je veux communiquer ma recette auxautres.

N'attendons de personne le salut. Il est ennous. Le Messie, c'est la conscience, j'ai ibuiiléla mienne, je sais crpcheter celle des autres.

Si vous le voulez, une ou deux fois par se-maine, je vous enverrai mon rapport et mesjugements. Tant qu'ils vous paraîtront utiles,insérez-les. Je rentrerai sans murmure dans maretraite, dans ma guérite ou mon tombeau, lejour où vous me jugerez passé de mode, insuffi-sant et superflu.

En attendant, je me dis, en mon nom et aunom des Treize, votre tout dévoue.

LES ÉTRANGLEURS DE PARIS

14 janvier.

Eh bien, oui, Paris a ses étrangleurs l'Inden'en a plus. Je ne parle pas de l'incident de !aPorte-Saint-Martin. L'enquête a sans douteprouvé, qu'hormis la pièce, personne n'avait étépositivement étranglé ce soir-là. Le spectateur,dont tout le monde a vu les yeux sortis de l'or-bite, la figure convulsionnée; et la langue tirée,n'a qu'à s'en prendre au peu d'élasticité de sacravate de la mine piteuse qu'il a faite, la meil'-leure preuve des intentions excellentes de ceuxque l'on accusait à tort, c'est que pendant vingtminutes ils ont eu ce spectateur évanoui entreleurs mains, et qu'ils ne l'ont pas achevé.'

Non, je veux parler de ces étrangleurs sanslacets, sans cordes, sans bâillons apparents, quiétouffent la vie, éteignent-la pensée, font jaillirl'âme par une manoeuvre décente, polie, étran-

II.

gleurs de l'esprit, étrangleurs de la foi, étran-gleurs même du doute; étrangleurs du passé,qu'ils calomnient, du présent, qu'ils rapetissent,de l'avenir, qu'ils suppriment; censeurs officiels

ou officieux, pédants, directeurs de Revues, dejournaux, de théâtres, pères de famille, tous, ini-tiés par peur, par sottise, au culte de cette divi-nité sourde qui veut des muets pour conduire.des aveugles

Le monde, je vous le dis, est aux étrangleurs.Voilà pourquoi on râle au théâtre, on agonisedans les livres, oh se tord convulsivement dansles journaux! Voilà pourquoi je défie bien unpoëte de chanter, un grand .orateur de secouerla torpeur de ce temps-ci, et une ceuvre litté-raire, politique ou sociale de se fonder avecéclat.

Qui donc parlait de publier une Encyclopédie?Avec qui? avec quoi? en vertu de quels prin-cipes ? sous la direction de quels hommes? Ons'étranglerait entre collaborateurs avant la pre-mière page, avant le titre même. Une encyclo-pédie est un cre~o, une affirmation de la vie etc'est à qui tuera son voisin pour s'exhorter ausuicide!

Remarquez bien que je ne parle pas du pou-voir. Dans une société d'étranglement mutuel, ildoit faire sa besogne ne nous prenons pas à la

gorge entre nous, et nous serons plus forts pouri.

empêcher un étrangleurgalonné de nous toucherau collet.

Mais, quand la censure voit les directeurs dethéâtre, peureux, honteux, n'usant de la libertéque pour se lier à quelquechose ou à quelqu'un,être les premiers à redouter les œuvres hardies etlittéraires, elle vient-enaide à cette poltronnerie,à ce goût de l'étranglement, et elle passe la ficelle

pour étrangler les ~ce~Mcs, le CoK~~eBourse,A~e?/r ~HA' fa?'HCM~, 7~2?/~s, tout VictorHugo, tout ce qui pourrait donner la déman-geaison de la vie, au lieu de porter au spleen. Jem'étonne toujours qu'à la nn d'un ballet, onn'entende pas une ou deux détonations dans lessalles de thâtre, et qu'il n'y ait pas une Morgueà côté du vestiaire pour les suicidés de l'ennui..

On crie contre'la commission de colportage!Mais les gens qui la composent ne sont pas plusbêtes que les censeurs. Ils savent que l'étrangle-ment des bibliothèques ravit certains sénateurs;qu'on a voulu étrangler M. Sainte-Beuve parcequ'il défendait M. Renan; alors la commissionrefuse une estampille qui serait presque un actede sédition.

Et les journaux qui se plaignent du cordon,pourquoi sont-ils les premiers à se dénoncer auxétrangleurs, et à s'étrangler entre eux?

Il y avait autrefois un parti catholique. De

mon temps, je rencontrais chez la duchesse de

Langeais un gentilhomme éloquent et spirituel,M. de Montalembert,qui était le chef de ce parti.Ce n'était ni un jésuite, ni un cuistre. On n'avaitpas trop l'air d'un sacristain en l'écoutant. Unjour, M. Veuillot a retroussé ses manches, et deses mains lavées dans un bénitier, a étranglé si

proprement M. de Montalembert, que du couple parti de la croisade a perdu le chef des croisés.

Quant aux voltairiens, ceux-là sont acharnéssur Voltaire; les uns, comme le Siècle, l'étran-glent avec des fleurs, et les autres l'étranglentavec des entrefilets du Siècle. S'il était une idéesimple, ingénieuse, nationale, qui dût ralliertoutes les nuances de la même opinion, c'étaitbien l'idée de trouver un emplacement pour cettestatue nécessaire, dans ce pays si vaste pour lesmonuments inutiles. Mais les questions de bou-tique ont si bien changé les choses, qu'aujour-d'hui l'hommage à Voltaire est devenu la ré-clame, la prime aux abonnés d'un journal, aulieu d'être'Ia devise d'un parti.

Quant à s'étrangler entre eux, les libéraux n'ymanquent pas. C'est même l'occupation la plusactive de leur HbéraHsme. L'~t~eM!'?' étrangte aubesoin le'S~'ec/e, qui étrangle le TeM~, lequelétrangle l'Qp/M/OH M~'o~a/e.Le CoMrr~'er /r~çais à lui seul étrangle tout le monde. Il'n'y a quedeux mesures pour les hommes, dans ce parfi -);

S'ilssontjeunes,on les suspected'ambition, quand

on ne les accuse pas d'émarger à la police s'ils

sont vieux ce sont des ganaches. Mais le résultatest le même un étranglement réciproque.

Dans le parti des triomphants, on ne s'aime

pas mieux on s'étrangle autrement. C'est le

pouvoir qui fournit les lacets. Il y en a en soie,

avec des décorations au bout.J'ai dit qu'on étranglait les idées vivantes et

les hommes vivants. Mais les idées immortelles

et les hommes morts, croyez-vous qu'on lesépargne? Ah mon maître! toi qui as lancé Fer-

ragus dans le monde d'une main si puissante,

pauvre Balzac, que de mauvais romans on fait

en ton nom Mais la question vaut la peine d'êtreétudiée à part, et j'y reviendrai en attendant,qu'il me suffise de dire que Balzac, étranglé parles imitateurs, par les pillards,.est encore étran-glé par les mains qui l'ont enseveli.

On a fait terminer ses œuvres inachevées, pouren tirer meilleur parti. On a débité ses reliques,et quand les reliques faisaient défaut, M. Rabouprêtait une côte.

Cette profanation a mis CM~o;~ les étrangleursd'Alfred de Musset; et alors sur la tombe de ce

poëte ironique, on a battu monnaie, en battantses oeuvres, en commentant chaque sourire, enanalysant'chaque larme! Pour le réconcilier avecles bourgeois qui paient, on a désavoué les blas-

phèmes; on a juré qu'il mentait dans ~o/qu'il mentait dans les ~KzYs ~OM~, et qu'ilétait seulement sincèredans le Songe d'Auguste.On n'a rien respecté de lui, pas même ses cor-rections. On a rétabli dans la Confession ~'M~e~K~ du siècle tout ce qu'il avait jugé indignede la postérité; on a mis des ficelles <à tous lespantins qu'il avait faits immobiles; on a étranglé.pour le théâtre tout ce qui dépassait la mesuredes coulisses actuelles; -F~M~/o a eu son dé-noûment pratique; Car~os~'He a voulu fairerecette; et comme on avait peur que toutes cescorrections, ces atténuations n'eussent pas suffi-

samment étranglé le poëte des Contes d'Espagneet d'Italie, on a proclamé qu'il était avant toutgentilhomme de bonne souche, et le premier motque ses héritiers disent dans l'édition définitivede ses œuvres, c'est qu'il a son nom dans le'no-biliaire de France.

Il s'agit bien de cela Dors-tu content, Mus-set, après cet étranglement aristocratique?

Ce n'est pas tout.On a inventé depuis peu un nouveau genre

d'étranglement qui fait 1 amusement des enfantset la joie des familles; c'est l'étranglement parl'illustration. Il s'est trouvé un Faringhea subtil,séduisant, qui met son crayon ~ore au servicede toutes les profanations.

Vouiez-vous Dante ridicule? Dante croquemi-

taine? Dante vu de dos? car il n'y a pas dans celivre un seul personnage qui montre la tragédiecomplexe de son visage Achetez ce volumepesant, superbe, qu'on regarde et qu'on ne lit pas.

0 vieux Gibelin! ce maquillage surton masquede pierre est pour faire rire ceux qui s'épouvan-teraient de tes tercets. Ne cherchez plus de sen-tences dans ce poëme, de raison de croire ou dedésespérer! Les bonshommes qu'on y a mis dis-traient, amusentet empêchent la réflexion. Danteest étranglé.

Don Quichotte aussi. Comment? Il ne s'estpas trouvé un homme de goût, d'esprit, pourfaire comprendre que Don Quichotte n'était pasun paillasse faisant la culbute, un simple grotes-que mais que le c/~M/?'er de la ~c ~Mrcétait l'idéal affolé, dans un temps qui ne le com-prend plus et qu'il fallait avoir pitié de cechampion doux, intrépide de toutes les vertusdélaissées.

J'aurais voulu une inspiration sublime d'unpeintre qui mît un éclair pénétrant dans cet oei)

dévoré par la fièvre des grandes entreprises,j'aurais voulu qu'on fît aimer au contraire, aulieu de le bafouer, ce Revenant du sacrifice.

Nous manquons de Don Quichotisme, et cen'est pas l'excès de dévouement qu'il faut railler.Mais Barbe-Bleue est en gaieté; il veut voir gi-gotter les gens qu'il s'amuse à pendre, et queldélicieux pantin pour l'égoïsme, que ce pantin de

l'amour, du courage, de l'honneur, de la pau-vreté, du droit méconnu <

La Fontaine, à son tour, a été étranglé, maisfaiblement; les bêtes ont intercédé pour lui.

Gulliver, le pauvre, le sublime Gulliver étran-glé Les auteurs de cette incommensurableféerie

ont cru tout naïvement que le contraste d'unhomme de taille moyennevoyageant parmi despoupées, ou parmi des géants, formait tout lecomique du chef-d'œuvre'de Swift. Ils se sontdit que ce serait drôle; et comme ils n'ont pris

que l'apparence, que le prétexte, rien n'est drôledans leur drôlerie. Où est donc ce ministre deLilliput qui saute par-dessus le bâton? Où. esttoute la philosophie de ce conte fantasque quiavait prévu l'hippomanie actuelle, et qui finit

par une société de chevaux dans laquelle l'hommeest le bétai). Comment! vous passez à côté de

ces ironies, de ces leçons? et vous ne les voyezpas? Pauvres étrangleurs qui n'ont pu cettefois étrangler le sifflet dans la gorge du sifneur.

Je n'en finirais pas si je voulais faire défiler

tous les étrangleurs, sans compter ceux qui secachent dans le huis-clos du foyer domestique.

Supposez qu'une femme, séparée de son mari,

se trouvant trop pauvre, et sentant en elle la vo-cation d'une grande artiste, veuille monter sur lesplanches; tout aussitôt le mari qui !'a répudiée.

reniée, intervient « Tu n'auras pas de génie,

pas de succès! Je te défends la gloire, même ano-nyme, tu végéteras,et j'étrangle ta vocation! »&

Et tout le monde applaudit parce que lethéâtre est un lieu de perdition, et qu'une femmeest bièn plus en sûreté, seule, dans la rue, cou-rant après des leçons, ou se dépitant devant sonfoyer froid, lorsqu'elle est jeune et qu'elle peutplaire'

Passons à un autre étranglement.Voici une actrice belle, jeune, flattant la va-

nité, elle est riche des libéralités de.son amant;elle .est mère aussi par la faute de ce dernier;l'amant ne se possède pas de joie; il a des ten-dresses paternelles; il élève dans la soie, dans levelours, dans les millions, l'enfant ou les enfantsde sa maîtresse; il leur fait des rentes; il leurdonnera plus tard un nom

Mais un beau jour l'amant se marie; la mo-rale lui souffle à l'oreille qu'il faut étrangler lepassé; alors il se repent de ses générosités; il

regarde son fils et le trouve laid; il décroche

son cœur paternel en faisant décrocher les ri-deaux du petit lit de'son enfant. « Vite, qu'onrenvoie le bambin à sa mère, je ne le connaisplus » Et la mère, à laquelle on supprimedons et pensions, qui n'a pas été habituée à êtremère, demande aux échos ce qu'elle fera, sansrentes, de ce bâtard qui lui retombe sur les bras.Ce qu'elle en fera ? Parbleu qu'elle l'étrangle

Cette histoire est-elle vraie? On la raconte,mais elle est vraisemblable, et j'en trouverais dixà ajouter à celle-là.

La nuit, quand vous traversez Paris désert,ne vous est-il pas arrivé d'entendre tout à coupcomme un vague et immense soupir? Vous re-gardez dans une cave pour voir si ce n'est pasun boulanger qui geint; ou bien vous dites C'estun écho lointain d'une voiture qui passe. Non,écoutez mieux! C'est le râle d'un être, d'uneidée ou d'une chose qu'on étrangle; car les chosesont leurs plaintes. Pour moi, voici la vision quim'a poursuivi cette nuit.

Je rêvais, bien endormi, que la débâcle denotre société était venue, et dans ce brouillard,dans ce jour obscur qui est la clarté 'des rêves,j'apercevais vaguement un homme pâle, effaré,qui, les mains tendues, marchait à travers lesplatras, les débris, la boue de notre temps abso-lument liquidé; ce personnage étrange cherchaità étrangler des ombres, car il n'y avait plus devivants; et ne trouvant rien de palpable, il portaitfrénétiquementles mains à sa gorge, pour s'étran-gler lui-même. J'eus pitié de lui je me soulevaipour aller à son secours, c'est-à-dire pour l'aiderà s'étrangler. et ce mouvement me réveilla.

Excusez donc ma lettre écrite sous l'inspira-tion d'un cauchemar. J'essaierai d'être plus gai

une autre fois. ·

LA UTTLRATURR PUTRIDE

23 janvier.

J'ai reçu, à propos de ma dernière lettre, lecompliment anonyme d'un étranglé qui m'en-voie un sonnet presque sans défaut. Je regrettede ne pouvoir le citer tout entier; il vaut mieux

que le sonnet d'Oronte, et Alceste n'en blâme-rait pas le tour vif et hardi.

En voici la conclusion

Ton artict- est viril et ferme, FerragusH est beau de flétrir ce misérable abusDe la force essayantdetueriapensee;

Mais il ne faudraitpt.s désespérer si tôt,On ne nous brûle pas pour sentir )e fagot,Et notre honneur est sauf, si notre âme est blessée!

En êtes-vous sûr, jeune poëte, jeune rêveur,jeune étranglé, que l'honneur soit sauf! Si nousmourons de la maladie de François 1er, ce n'est

ni

pashélas!de la maladiede Pavie. Nous ne som mes

pas seulement captifs; nous sommes gangrenés.C'est le sujet intéressant que je me propose

de traiter aujourd'hui, et nous jugerons de lablessure par l'infection qui s'en exhale:

L'obscénité elle-même, il faut bien te dire, asa pudeur; c'est là santé.

Mais il s'est établi depuis quelques années

une école monstrueuse de romanciers, qui pré-tend substituer l'éloquence'du charnier à l'élo-

quence de la chair, qui fait appel aux curiositésles plus chirurgicales, qui groupe les pestiférés

pour nous en faire admirer les marbrures, qui

s'inspire directement du choléra.-son maître, etqui fait jaillir le pus de la conscience.

Les dalles de la Morgue ont remplacé le sophade Crébillon Manon Lescaut est devenue unecuisinière sordide, quittant le graillon pour laboue des trottoirs. Faublas a besoin d'assassi-ner et de voir pourrir ses victimes pour rêverd'amour; ou bien, cravachant 'les dames dumeilleur monde, lui qui n'a rien lu, il met leslivres du marquis de Sade en action.

Ger~n'M/6 Lfrcer/eM.v, 77~r~c ~H, laCo~e~e de C/M~, bien d'autres romans qui

ne valent pas l'honneur d'être nommés (car je nemedissimulepasque je fais une réclame à ceux-ci)

vont prouver ce que j'avance.

Je ne mets pas en cause les intentions; elles

sont bonnes; mais je tiens à démontrer que dansune époque à ce point blasée, pervertie, assou-pie, malade, les volontés les meilleures se four-voient et veulent corriger par des moyens quicorrompent.

On cherche le succès pour avoir des auditeurs,et on met à sa porte des linges hideux en guisede drapeaux pour attirer les passants..

J'estime les écrivains dont je vais piétiner les

œuvres ils croient à la régénération sociale;mais

en faisant leur petit tas de boue, ils s'y mirent,avant de le balayer; ils veulent qu'on le flaire etque chacun s'y mire à son tour; ils ont la co-quetterie de leur besogne; et ils oublient l'égout,en retenant l'ordure au dehors.

Je dois, en bonne conscience, faire une excep-tion pour M. Feydeau. Ce n'est que faute d'unpeu d'esprit qu'il dépasse la mesure; mais jelouerais beaucoup plus son dernier roman, quia des parties excellentes, si l'auteur n'avait l'ha-bitude de ne laisser rien à dire à ses lecteurs, enfait de compliments, et si je ne me souvenais de

,la Fille aux yeux d'or. Quoi qu'il en soit,M. Feydeau a voulu, fo/an< les ~<x~r$ de sontemps, écrire à son tour les Liaisons ~~e-re.Mses. Il est parti d'un point de vue austère, ilflétrit sans ambages les belles façons des grandes

dames; il a dépeint avec une sûreté de colorisincontestable le portrait de son héroïne mais iln'a pu se garer du défaut commun. En deux outrois endroits II souligne trop,, et on peut luiappliquer ce moyen de comparaison qui'con-damne ies autres romanciers /r~ il luiserait impossible de mettre son héroïne authéâtre.

Remarquez bien que c'est la pierre de touche.Balzac, le sublime fumier sur lequel poussenttous ces champignons, a amassé dans madameMarneffe toutes les corruptions, toutes les infa-mies et pourtant, comme il n'a jamais mis ma-dame Marneffe dans une position si visiblementgrotesque ou triviale que son image pût fairerire ou soulever le goût, on a représenté madameMarneffe sur, un théâtre. Je vous défie d'ymettre Fanny; la scène principale la ridiculise-rait Je vous défie d'y mettre la comtesse deChalis! Je vous défie d'y laisser passer GerminieLacerteux, Thérèse Raquin, tous ces fantômesimpossibles qui suintent la mort, sans avoir res-piré la vie, qui ne sont que des cauchemars de la.réalité.

Le second reproche que j'adresserai à cettelittérature violente, c'est qu'elle se croit bienmalicieuse et qu'elle est bien naïve elle n'estqu'un trompe-l'œil.

Il est plus facile de faire un roman brutal,

plein de sanie, de crimes et de prostitutions, qued'écrire un roman contenu, mesuré, moiré, indi-

quant les hontes sans les découvrir, émouvant

sans écœurer. Le beau procédé que celui d'é-taler des chairs meurtries Les pourritures sontà la portée de tout le monde, et ne manquentjamais leur effet. Le plus niais des réalistes, endécrivant platement le vieux Montfaucon, don-nerait des nausées à toute une génération.

Attacher par le dégoût, plaire par l'horrible,c'est un procédé qui malheureusement répond àun instinct humain, mais à l'instinct le plus bas,le moins avouable, le plus universel, le plus bes-tial. Les foules qui courent à la guillotine, ouqui se pressent àja Morgue, sont-elles le publicqu'il faille séduire, encourager, maintenir dansle culte des épouvantes et des purulences?

La chasteté, la candeur, l'amour dans l'hé-roïsme, la haine dans ses hypocrisies, la véritéde la vie, après tout, ne se montrent pas sansvernis, coûtent plus de travail, exigent plusd'observation et profitent davantage au lecteur."Je ne prétends pas restreindre le domaine del'écrivain. Tout, jusqu'à l'épiderme, lui appar-tient arracher la peau, ce n'est plus de l'obser-vation, c'est de la chirurgie; et'si une fois parhasard un écorché peut être indispensable à ladémonstration psychologique, l'écorché mis en

système n'est plus que de lajblie et de la dépra-vation.

Je disais qus toutes ces imaginations mal-saines étaient des imaginations pauvres ou pa-resseuses. Je n'ai besoin que de citer les procédés

pour le prouver. Elles vivent d'imitation. Af~-~;He-Soj~r/,jF~M~/4~reC/eM~~c~M,ontl'empreinted'un talent original et personnel; aussices trois livres supérieurs sont-ils restés les typesque l'on imite, que l'on parodie, que l'on allongeen les faisant grimacer..Combinerl'élément judi-ciaire avec l'élément pornographique, voilà toutle fonds de la science. Mystère et hystérie! voilàla devise.

Il y a un piége, d'ailleurs, dans ces deuxmots, les tribunaux sont un lieu commun de pé-ripéties variées et faciles, et, à une époque d'é-nervement, comme on n'a plus le secret de lapassion, on la remplace par des. spasmes mala-difs c'est aussi bruyant, et c'est aussi com-mode.

Cèci expliqué, je dois avouer le motif spécialde ma colère. Ma curiosité a glissé ces jours-cidans une flaque de boue et de sang qui s'appelle77<ereM ~K! et dont l'auteur passe pour unjeune homme de talent. Je sais, du moins, qu'ilvise avec ardeur à la renommée. Enthousiastedes crudités, il a publié déjà la CoK/es-~OM deClaude qui était l'idylle d'un étudiant et d'uneprostituée; il voit la femme comme M. Manet lapeint, couleur de boue avec des maquillages

roses. Intolérant pour la critique, il l'exerce lui-.même avec intolérance, et à l'âge où l'on ne saitencore que suivre son désir, il intitule ses pré-tendues études littéraires: Mes /M:f

Je ne sais si M. Zola a la force d'écrire un livrefin, délicat, substantiel et décènt. Il faut de lavolonté~ de l'esprit, des idées et du style pour re-noncer aux violences; mais je puis déjà indiquerà l'auteur de 77/er~6 Raquin une conversion.

M. Jules Claretie avait écrit, lui aussi, sonlivre de frénésie amoureuse et assassine; mais ils'est dégoûté du genre après son propre succès,et il a demandé à l'histoire des tragédies plusvraies, des passions plus héroïques et non moinsterribles. On meurt beaucoupdans ses DcrH!'er~A/o~~M~r~ mais avec un cri d'espérance etd'amour pour la liberté! La rage n'y est pasménagée, mais celle-là rend doux et tolérant

Quant à Thérèse Raquin, c'est le résidu detoutes les horreurs publiées précédemment. On

y a égoutté tout le sang et toutes les infamiesc'est le baquet de la mère Bancal.

Le sujet est simple, d'ailleurs, le remordsphysique de deux amants qui tuent le mari pourêtre plus libres de le tromper, mais qui, ce maritué (il s'appelait Camille), n'osent plus s'étrein-dre, car voici, selon l'auteur, le supplice délicatqui les attend « Ils poussèrent un cri et se-pres-

sèrënt davantage afin de ne pas laisser entreleur chair de place pour le noyé. Et ils sentaienttoujours des lambeaux de Camille qui s'écra-saient ignoblement entre eux, glaçant leur peaupar endroits, tandis que le reste de leur corpsbrûlait. »

A la fin, ne parvenant pas à écrier suffisam-ment le noyé dans leurs baisers, ils se mordent,se font horreur, et se tuent ensemble, de déses-poir de ne pouvoir se tuer réciproquement.

Si je disais à l'auteur que son idée est immo-rale, il bondirait, car la description du remordspasse généralement pour un spectacle moralisa-teur mais si le remords se bornait toujours àdes impressions physiques, à des répugnancescharnelles, il ne serait plus qu'une révolte detempérament, et il ne serait pas le remords. Cequi fait la puissance et le triomphe du bien, c'estque même la chair assouvie, la passion satisfaite,il s'éveille et brûle dans le cerveau. 6~e tempêtesof<s M~ cr~!c est un spectacle sublime: ~/Ke ~M-

jp~c ~MS les r~'M.y est un spectacle ignoble.La premièrefois queThérèse aperçoit l'homme

qu'elle doit aimer, voici comment s'annonce lasympathie « La nature sanguine de ce garçon,sa voix pleine, ses rires gras, les senteurs âcreset puissantes qui s'échappaientde lui troublaientla jeune femme et la jetaient dans une sorted'angoisse nerveuse.- »

z'

0 Roméo! ô Juliette! quel Hair subtil etprompt aviez-vous pour vous aimer si vite?Thérèse est une femme qui a besoin d'un amant.D'un autre côté, Laurent, son complice, se dé-cide à noyer le mari après une promenade où ilsubit la tentation suivante « Il sifnait, il pous-sait du pied les cailloux, et par moment il regar-dait avec des yeux fauves les balancements deshanches de sa maîtresse.

»Comment ne pas assassiner ce pauvre Ca-

mille, cet être maladif et gluant, dont le nomrime avec camomille, après une telle excitation ?

On jette le.mari à l'eau. A partir de ce mo-ment, Laurent fréquente la Morgue jusqu'à ce

que son noyé soit admis à l'exposition. L'auteurprofite de l'occasion pour nous décrire les volup-tés de la Morgue et ses amateurs.

Laurent s'y délecte à voir les femmes assassi-nées. Un jour il s'éprend du cadavre d'unejeune fille qui s'est pendue; il est vrai que le

corps de celle-ci, « frais et' gras, blanchissaitavec des douceurs de teinte d'une grande déli-catesse. Laurent la regarda longtemps, prome-nant ses regards sur la chair, absorbé dans unesorte de désir peureux, f

Les dames du monde vont à la Morgue, pa-rait-il « Une d'elles y tombe en contemplationdevant le corps robuste d'un maçon. La dame,

dit l'auteur, l'examinait, le retournait enquelque sorte, du regard, le pesait, s'absorbait

dans le spectacle de cet homme. Elle leva uncoinde savoilette, regarda encore, puis s'enalla.))»

Quant aux gamins,« c'est à la Morgue que

les voyous ont leur première maîtresse. »Comme ma lettre peut être lue après déjeuner,

je passe sur la description de la jolie pourriturede Camille. On y sent grouiller les vers.

Une fois le noyé bien enterré, les amants semarient. C'est ici que commence leur supplice.

Je ne suis pas injuste et je reconnais que cer-taines parties de cette analyse des sensations dedeux assassins sont bien observées. La nuit de

ces noces hideuses est un tableau frappant. Je neblâme pas systématiquement les notes criardes,les coups de pinceau violents et violets; je meplains qu'ils soient seuls et sans mélange tequi fait le tort de ce'livre pouvait en être lemérite.

Mais la monotonie de l'ignoble est la pire desmonotonies. Il semble, pour rester dans lescomparaisons de ce livre, qu'on soit étendu sousle robinet d'un des lits de la Morgue, et jusqu'àla dernière page, on sent couler, tomber goutteà goutte sur soi cette eau faite pour délayer lescadavres.

Les deu~ époux, de fureur en fureur, de dé-pravations en dépravations, en viennent à sebattre, a vouloir se dénoncer. Thérèse se pros-

titue, et Laurent, <t dont la chair est morte,regrette de ne pouvoir en faire autant.

Enfin, un jour, ces deux forçats de la Morguetombent épuisés, empoisonnés, l'un sur l'autre,devant le fauteuil de la vieille mère paralytiquede Camille Raquin, qui jouit intérieurementde ce châtiment par lequel son fils est vengé.

Ce livre résume fidèlement toutes les putri-dités de la littérature contemporaine.

A la vente de ce pacha qui vient de liquidersa galerie, tout comme un Européen, M. Courbetreprésentait le dernier mot de la volupté dansles arts, par un tableau qu'on laissait voir, et parun autre suspendu dans un cabinet de toilettequ'on montrait seulement aux dames indis-crètes et aux amateurs. Toute la honte de l'é-cole est là dans ces deux toiles, comme elle estailleurs dans les romans la débauche lassée etl-'anatomie crue. C'est bien peint, c'est d'uneréalité incontestable, mais c'est horriblementbête.

Quand la littérature dont j'ai parlé voudraune enseigne, elle se fera faire par M. Courbetune copie de ces deux toiles. Le tableau possibleattirera les chalands à la porte; l'autre sera dansle sanctuaire, comme la muse, le génie, l'oracle.

IV

LES EP)CUR]ENS DU CURE-DENT

3o janvier..

On rencontre à l'heure du repas, sur les bou-levards, des gaillards bien heureux de vivre Ilsse promènent devant Tortoni, ou devant le caféAnglais, leur figure rougie par le meilleur sangde la terre, et leur estomac ballonné, sur leqùélrepose leur conscience, comme un pacha sur descoussins.

A cette heure-là, ils saluent tout le mondesalut du regard, qui décoche des traits denamme, salut de la main qui semble bénir.

Quant au chapeau, c'est le couronnement del'édifice, le seul couronnementd'ailleurs qui soitoctroyé aux Français; il ne doit pas bouger; il

,adhère au cerveau comme la majorité adhère auministère, avec aplomb, avecsunisance; et mal-

2.

heur au passant qui oblige le sybarite à se décoif-fer pendant une minute!

Ces Pangloss de l'après-midi ont une trom-pette pour annoncer à la ville et au ~OH~e qu'ilsont mangé avec délices, qu'ils digèrent avecvolupté et qu'ils sont dans les meilleures disposi-tions pour trouver que tout est aimable, entre le

macadam et le firmament. Cette trompette,c'est le cure-d'ent, pauvre petite plume impuis-sante à écrire et plus éloquente dans la mâchoire

que dans la main de certains écrivains! Le cure-dent, c'est le couplet de la fin, le remerèîment

au bonheur, le défi suprême au public, c'est l'i-ronie et c'est le mensonge.

Pour deux sous chacun a une collection de

trompettes.. Le cure-dent en dit beaucoup pluset coûte moins cher que le cigare; à moins defaire provision de lohdrëschex ses amis, on fume

un tarif; mais le cure-dent, c'est l'égalité duluxe, c'est le niveau, c'est la fatuité des repasmise à la portée de tout le monde.

Hélas! si vous les aviez suivis depuis un quartd'heure, les épicuriens du cure-dent, qui sem-blent des habitués du Café-Riche, de 'Tortoni,de la Maison-d'Or, vous les auriez vus sortir,les uns de leur maison, où la femme de ménage,qui est souvent la femme, ramasse autour .deleur unique assiette les mies de pain qui n'ont

pas trempé dans leur ceufà la coque; les autres,de quelques restaurants ténébreux, comme onen trouve aux environs des endroits de luxe. Sil'on pouvait entrer avec un masque dans les éta-blissements de 2?o~o~ Duval, plus d'un de ceshéros au cure-dent fastueux réaliserait son rêve!

Mais le Bouillon Duval est encore un tarif, etil n'en faut pas à ces spéculateurs de la vanité.Alors ils se résignent; ils mangent, les yeux fer-més, des plats immondes, qu'ils digèrent les

yeux grands ouverts et écarquillés; et en rasantdu coude ou du regard les maisons célèbres queles sénateurs seuls peuvent fréquenter, ils sem-blent emprunter un dessert au voisinage de cesétablissements, et ils parfument leur digestiondouloureuse des bouffées qui s'échappent descuisines.

Rastignac, Lucien de Rubempré, de Marsavet' moi-même, nous avons tous connu cette mi-sère, cette hypocrisie, et je n'en parlerais pas si jedevais ne parler que d'elle.

Mais le monde moral est plein d'épicuriens à

bon marché qui mentent au respect, à l'estime,et qui, semblant toujours mâcher le cure-dentd'une digestionheureuse, nous font enviè quandils devraient nous faire pitié. Ils sont infinis cesvoleurs de fumets; on les heurte partout, dansles journaux, dans les Chambres et dans les anti-

chambres, dans les ministères, dans les théâtres,dans toutes les coulisses, sur tous les trottoirs.

Ceux qui sont édentés ont remplacé le cure-dent par des petits rubans bariolés à la bouton-nière vous les reconnaissez à leur aplomb, àleur audace, à leur façon de faire taire les autres,de crier au scandale, quand on les méprise, et auscandale encore, quand on ne les insulte pas.

Fruits secs éternels, mais ambitieux infati-gables, ils ne sont rien et ils sont tout. Ils jugent,ils tranchent, ils rognent, ils émargent aussi,mais chichement. D'ailleurs tous ne sont pas desparasites, et il y en a d'indépendants ce sontles plus insupportables, car leur indépendance

est un cure-dent gigantesque avec lequel ils nejouent plus seulement de la trompette, mais dutrombone.

Le type de ces épicuriens du cure-dent,n'est-ce pas cet homme envié, choyé, considéré,qui avait toutes les décorations, et qui s'estéteint, repu, dans la ouate d'une amitié univer-selle, sans avoir mérité, autrement que par sasuffisance d'esprit et son insuffisance de valeurmorale, la chance qui l'a comblé?

Le docteur Véron, bon homme, aimable com-pagnon, fier d'être bourgeois, démesurémentavide de renommée, ayant,fait fortune par des

œuvres qu'il avait refusées, par des pâtes qu'il

n'avait pas inventées; le Bajazet d'une Roxanequi s'était détrônée pour lui; l'homme politique

sans parti, le directeur de journaux sans bous-sole, le député anacréontique du bal de Sceaux,qui a triché la gloire, sans avoir été ni un savant,ni un directeur habile, ni un écrivain, ni un belhomme, ni un homme à conviction, ni même un

épicurien le docteur Véron qui pesa dans leschoses littéraires et dans les choses de table, etqui n'a laissé ni une bibliothèque, ni une cave,est.bien le type de ces poussahs de l'orgueil, fai-

seurs d'embarras, incàpables et tout-puissants.Le bonhomme est mort, il n'a fait de mal à

personne, c'est son seul bienfait; mais il a laissédes héritiers, ou plutôt des singes de ses singeriesqui se taillent et se partagent ses cure-dents.

Je connais un gourmand qui n'a pas troismille livres de rente et qui ne double pas cettesomme par ses confidences diplomatiques auxjournaux, et qui, cependant, n'est satisfait quequand il mange des asperges à 5oo fr. la botte,en hiver; encore faut-il les lui servir de certainefaçon,à ce qu'il raconte. Il est au mieux avec tousles ministres on l'a consulté sur le dernier em-prunt il sait comment finira la -question ro-maine mais le pauvre homme ne sait pas com-ment finira la question de son budget.

Un autre épicurien politique, mais exotiquecelui-là, se plaint qu'on ne le reconnaisse pasdans les articles de MM. Tel et Tel, et voudrait

laisser croire que Minerve en personne, ou M. deBismark ou l'ombre de TaHeyrand, a dicté sespropres articles. S'il parle, c'est pour rendre unoracle; s'il se tait, son silence devient un événe-ment public il se fait tailler ses plumes, maisessuie l'encre que ses collaborateurs y mettent,et se fait des cure-dents prodigieux de l'outil desautres.

Et M. Darimon, ce joli petit député que Parisa nommé, pour payer son abonnement au jour-nal la T~re~e, et qui fait de l'importance commeil a fait de l'économie politique, du socialisme,de la littérature épicurien du cure-dent deProudhon!

Et cet autre (j'allais dire cette outre) gonné detempêtes, qui a fait du bruit sous tous les régi-

mes, créature de M. Guizot, flatteur de M. Rou-her, ennemi de tout le monde, faux romantique,faux historien, faux journaliste, vrai gascon? Nesont-ce pas là des gens satisfaits d'eux-mêmes àbon compte?

Les journaux regorgent de ces épicuriens ducure-dent, nés pour médire et bruire, quin'ayant jamais tenté un livre, une œuvre, un tra-vail de courage et de conscience, rient de tout,blaguent tout, abaissent tout, excepté leursappointements, et font la coalition des diseurs deriens contre les chercheurs de choses.

Viveurs malheureux, se repaissant des ~y~/rc.7~M~ de la politique, des livres du monde

et du théâtre, ils ne sont pas tous responsables deleur nullité fière.

Si nous avions la liberté, ces frelons disparaî-traient emportés par le courant d'air; en atten-dant ils bourdonnent, ils frétillent.ils font croireà la vie, ils donnent l'illusion du mouvement.Critiques par besoin de produire et parce que lacritique est le procédé le plus facile pour attirerl'attention, ils mettent à la portée,des imbéciles

et même des gens d'esprit des formules mêléesd'argot, pour servir de cure-dent à d'autresinutiles.

11 faut les entendre les soirs de première re-présentation Blasés, bâillant leur prose, quandils croient bâiller, en écoutant celle de l'auteur,ils se creusent la cervelle pour trouver un déni-grement ingénieux qui les venge du succès pro-bable .de la pièce, ou les fasse profiter de sachute.

Il y en a de ces épicuriens à tous les étages dujournalisme; des vieux qui vivent de leur paressedepuis trente ans; des jeunes qui s'imaginentdevenir forts en devenants'violents, qui érigentl'ingratitude en principe, et qui écrivent souventavec les cure-dents de la table qui les a nourris,se faisant gloire d'insulter leurs hôtes?r

Et les hommes politiques officieux, les gensqui veulent avoir une influence en ayant un sa-

Ion, épicuriens de la tasse de thé diplomatique?Et les conspirateurs, qui vont offrir tous les

trois mois la couronne au comte de Paris, com-mis-voyageurs en Constitutions, qui ont toujoursl'air de revenir de Londres en revenant des bains.de mer?

Et les courtisans de plus en plus rares ducomte -de Chambord, qui se compromettentchez le papetier Jeanne?

Et les révolutionnaires didactiques, maquillesdu rouge de Marat, du blanc de Robéspierrequi parlent des ides de Mars, comme Malbroughparle de la Trinité, et qui agitent des fourreauxvides pour ne dégainer que des rengaînes?

Et la Société des gens de lettres?Et l'Académie?Et les épicuriens des conférences, tous ces fai-

seurs de phrases sans style, ces pianistes de laparole.

L'énumération ne finirait pas. Comme il s'agitde vanité, n'oublions pas ces dames.

Le premier cure-dent date de la première.pomme. Comment raconter, sans léser la galan-terie, tous les mensonges du faux luxe, dé l'ap-parat, de la misère ruoizée ?

Je connais des Parisiennes qui, le matin fontelles-mêmes les cuivres-de leurs serrures, et qui,le soir, sonnent nonchalamment un domestique

d'emprunt pour ramasser leur mouchoir tombéà terre.

Croyez-le, et je m'y connais, moi qui vis mas-qué parmi des visages, peints comme des mas-ques, après les défaillances et les. violences de cetemps-ci, une des plaies sérieuses, c'est précisé-ment cette cohue de gens affairés qui n'ont demandat de personne, qui touchent à tout, quine sondent rien, qui usurpent, distraient, fati-guent, rassasient, usent l'attention, qui dé-goûtent de tous les partis, qui énervent toutesles bonnes volontés, et qui, sous les regards desaffamés de justice, des impatients de liberté,mâchent imperturbablement le cure-dent deleur orgueil, en vous disant avec des clignementsd'yeux

N'êtes-vous pas content, puisque je lesuis?

Ou bienPatience patience Cela marche

Amuseurs, endormeurs, magnétiseurs,exploi-teurs, épicuriens du cure-dent, quand doncavouerez-vous franchement votre misère et votreappétit? Grimacer la satiété, lorsque les en-trailles se tordent, c'est le dernier degré du fauxcourage et de l'outrecuidance: Se maquiller surle radeau de la Me~c, n'est-ce pas, je vous ledemande, se rendre moins dignes d'être sauvéspar le navire lointain qui pointe à l'horizon?

v

LA LITTÉRATURE SAINE

2ofëvrler.

Le Cahier Meu de mademoiselle Cibot,

par GUSTAVE DROZ.

Quand je prétendaisqu'onpouvait écrire hon-nêtement, délicatement, pour les femmes hon-nêtes, chastes, délicates, des romans aussi fortsd'intention que les romans putrides, et quandje disais que l'art consistait, non pas à tout dire,mais à laisser tout deviner, je ne me doutais pasque le hasard me fournirait, le lendemain mêmede mon argumentation, une preuve décisive, etle livre que je demandais à M. Zola, qui ne l'é-crira jamais, m'arrivait de la part de M. Gus-tave Droz.

Le Cahier ~fK~e w~e~o/se//cC?7'o/ apré-

cisément assez d'analogie avec Thérèse 7~<pour que je montre comment, avec un espritd'analyse qui met de l'analyse dans l'esprit et del'esprit dans l'analyse, on arrive à des effets tra-giques sans soulever le coeur, à des émotionspoignantes sans nausées.

Les sujets ont entre eux beaucoup de ressem-blance. Il s'agit encore d'une jeune femme com-primée, ardente, non mystique, ayant des mus-cles, de la chair, voulant aimer et devenant laproie d'un mari malade, antipathique, odieux.Un beau jour, le devoir répugne à mademoiselleCibot comme à mademoiselle Thérèse; l'amantse présente, c'est-à-dire l'inconnu. On tombedans ses bras; on y rêve l'infini, c'est-à-dire le

veuvage. Si la dame au cahier bleu ne fait pasnoyer son époux, elle le tue, du moins, par unenvoûtement continu; elle le foudroie de safaute, et, le mari mort, elle se sent gênée de saliberté comme Thérèse:

Elle aussi, elle rêve le suicide; on la retrouveà la Morgue, et c'est là le dénoûment.

Mais si le point de départ et le point d'arri-vée sont les mêmes dans les deux livres, quelledifférence dans l'exécution

Je vais analyser le volume de M. Droz, ce serala variation de ma dernière réplique à M. Zola.

Adèle est la fille d'un pauvre sous-préfet,

comme il n'y en a plus sous l'Empire, timide,embarrassé, soumis à sa femme, vivant dans samisérable sous-préfecture, tandis que madamela sous-préfète Cibot, pour mieux solliciter sansdoute, reste continuellement à Paris. °

Adèle tient compagnie à son père. L'enfant estrêveuse, méditative, aimante sans être aimée.

Elle ne va pas.se jeter à plat ventre dans lesprés pour étreindre la terre, ce qui est pour lesjeunes personnes, même les plus précoces, unmoyen assez extraordinaire de manifester leurardeur; elle aime follement sa poupée, ce qui estplus vraisemblable, plus naturel, plus commodeet plus propre.

Quand il lui faut venir à Paris avec sa mère,Adèle emporte des souvenirs de la sous-préfec-ture deux coquillages et une mèche de beauxpoils longs et doux, qu'elle a coupés sur le coude Sultan, le grand chien, et l'auteur dit avecvérité, comparant les enfants aux grandes per-sonnes

« Le regret est amer dans le cœur des enfants.Les chers petits sont faits pour espérer, nonpour se souvenir, et lorsque la crainte du len-demain les oblige à tourner la tête, ce n'est quele cœur bien gros qu'ils regardent en arrière. »

Cela n'a l'air de rien, cette petite rénexion ehbien! c'est toute la philosophie de la jeunesse.Malheur aux parents qui sèchent l'espérancedans le cœur des enfants! C'est comme les gou-

vemements qui se refusent à la liberté on ne lesestime pas, on ne peut pas les aimer; on devientingrat envers eux par honneur.

L'histoire d'Adèle est aujourd'hui l'histoire debien des petites Parisiennes, et M. Droz a la qua-lité des romanciers de mérite, qui ne font jamais

une exception, mais qui rattachent leur person-nage le plus original à l'humanité par des traitsgénéraux.

Les monstres ne prouvent rien que la diffor-mité de l'imaginationqui les invente; et j'appelle

monstres toutes les créations qui, à côté de leursens particulier, n'ont pas de sens général. Thé-rèse est un monstre, Adèle Cibot est une créa-ture vraie, parce qu'elle n'est pas excentrique.Or, sans faire de paradoxe, je pourrais poser enprincipe que ce qui est profondément humainn'est jamais ni usé ni banal, et que ce qu'il y ade plus commun au monde, c'est la manie del'extraordinaire et de l'impossible.

Nous la connaissons tous, cette pauvre petiteAdèle. C'est la fille grandissante d'une mamancoquette, rendue féroce par cette coquetterie.

même. Les rides font à Paris plus de marâtresque toutes les passions- réunies! Ah! si les mursdes dortoirs pouvaientdire leurs secrets, combiende larmes versées par des petites orphelinesqui ont encore leur père et leur mère, mais

un père faible et indifférent, et une mère im-placable!

Adèle est mise en pension; elle a moins depoupées à embrasser, mais à l'âge où le coeurs'éveille et prend des ailes, elle veut se jeter dansles bras et au cou du bon Dieu. Thérèse Raquinn'a sans doute pas fait sa première communion.Adèle fait la sienne, et l'auteur note avec sensi-bilité, avec esprit, avec une pointe voltairiennequi scintille au milieu des larmes, les angoissesde cette petite conscience à son premier examen,les joies de la pureté; les triomphes d'une con'-trition parfaite.

Riez de ces détails pour moi, je les aime; etil n'est pas permis d'entreprendre l'histoire desidées d'une jeune femme, sans noter cette heuredélicieuse qui est la première initiation de l'âmeféminine au sentiment.

Je ne crois pas M. Droz d'un catholicisme in-tolérant. Il a une façon de railler les sermons,qui garantit les libres allures de sa pensée. Maisil est un observateur trop exact, trop minutieux;il a une délicatesse trop raffinée, pour ne pas ra-conter dans l'histoire d'une femme vivant pouraimer, et mourant d'amour, ces fiançailles de lavierge qu'on appelle la première communion.

Voici comme il fait décrire par son héroïne lesivresses de la pureté

·

« Tout était changé autour de moi, on se re-gardait avec une sorte de mélancolie dont lesâmes qui sont à Dieu peuvent seules ressentir lecharme; c'est un charme voisin de la béatitudequi n'est point de ce monde. Je n'osais plus faire

un mouvement de peur de me souiller, j'étais

comme quelqu'un qui marche, portant à la mainun verre plein jusqu'aux bords, et je m'enfonçaisdans mon innocence, comme on s'entortilledansson manteau, quand le vent commence à souf-ffer. A chaque instant je me disais Si je mou-rais maintenant, j'irais au ciel. J'aurais été sûred'une mort peu douloureuse, que je l'eussesouhaitée de tout mon cœur.

Je ne sais ce que penseront les réalistes decette sensation dépeinte; mais tant qu'il y auradans la jeunesse une heure de foi, de piété, uneardeur pour vouloir le bien, une aile pour s'é-lancer hors de ce monde, une réflexion pours'enorgueillir du pardon reçu tant qu'il y auraune pudeur de l'âme, une sensualité secrète pource qui est immatériel et divin dans notre huma-nité, il faudra applaudir à des lignes comme cel-les-là qui peignent si justement les miroitementsde la pensée des enfants.

Adèle Cibot entre donc dans la vie commetoutes les jeunes filles de son âge. Elle a unemère qui t habiiïe et qui lui a fait donner de

l'instruction. Est-ce que cela ne suffit pas selonla loi mondaine ? C'est ici que le roman s'élève,et qu'il n'est pas besoin de hausser le ton, pourtoucher du fond des petites questions enfantinesaux grandes questions sociales.

Adèle a puisé de l'amour idéal dans sa pre-mière communion les récits d'une brave ouvrièredont elle envie, dit-elle, la bonne santé morale,lui révèlent les joies et les devoirs du ménage etde la maternité!

Cet épisode de la couturière qui, tout en tail-lant ses robes, tout en rafistolant les toilettes fa-nées de madame Cibot, raconte l'épouvante quelui a-donnée la maladie de son enfant atteint ducroup, cet épisode est un tableau de maître.

Je ne veux pas le citer tout entier, mais je l'é-corne pour en donner un fragment. Moquez-vous de moi, monsieur Zola, c'est la page sur la-quelle j'ai pleuré.

La couturière epz'M~7e ses morceaux, et dit

<!Vous verrez plus tard comme c'est com-

mode de ne pas aimer ses enfants. C'est la peine,mais c'est la joie aussi. Ah! il aurait été bien

reçu celui qui m'aurait dit N'aime donc pastant ton galopin, grosse bête, ça va te donnerdes crampes d'estomac. Ah oui, il aurait étébien reçu

«Quand je tenais sur mes genoux le pauvre

petit plus qu'à moitié mort, cherchant de sespauvres lèvres bleuies l'air qui ne pouvait plus

entrer! Sa figure aussi était bleue,.et ses mainsblanches comme un cierge. Que voulez-vous,

on sentait que l'intérieur ne voulait plus mar-cher ? Et cependant il avait toujours ses deuxgrands' yeux énormes fixés sur moi. c'était

comme s'il m'avait sucé le'coeur.a Je lui souriais toujours, bien sûr, mais je n'y

voyais plus à cause des larmes que je ne voulais

pas essuyer devant lui, et que j'essayaisd'avaler.Elles sont diablement salées ces larmes-là, ma-demoiselle Adèle.

< Mon pauvre homme était là, à genoux de-vant le petit; il lui chantait un air qui l'avaitfait rire dans le temps.

a A certains mots de la chanson qui lui rap-pelaient une idée drôle, le pauvre petit soulevaitles deux coins de sa bouche, et ses joues se gon-flaient un peu sous les yeux on voyait qu'ilriait encore, comme à distance, de loin. Notreenfant n'était plus là, voyez-vous, il était commederrière un voile.

« Tenez, je ne peux pas seulement penser àcela sans pleurer, excusez-moi !.a

Que dites-vous du tableau ? Remarquez bienqu'il a son réalisme; mais au lieu de nous dé-crire seulement les ravages extérieurs, les con-tractions des muscles, les tressaillements desfibres, M. Droz nous montre toujours le lointain

de la vie, l'àme qui va agoniser dans ce pauvrepetit corps; il sanctifie ainsi les émotions qu'ildonne.

Adèle se marie. Elle fait le mariage que nousvoyons passer tous les jours; elle épouse, pouren finir avec ses débuts dans le monde,pour dé-barrasser sa mère, pour connaître un intérieur;un foyer, pour placer ses joies économisées, sonamour en épargne, pour être femme, pour êtremère, pour aspirer au devoir; elle épousel'homme qu'on lui présente et qu'on lui dit d'é-pouser mais quel réveil le lendemain, le soir.même de ses noces

Je voudrais que toutes les mères qui n'ontaucun souci de l'avenir de l'homme auquelelles jettent leurs filles, et qui commettent cetteimpiété de s'affranchir de la maternité en ex-posant la. jeunesse, la beauté de leurs enfants, àcette Morgue des vivants qu'on appelle le ma-riage je voudrais que toutes les mères qui nes'expliquent pas ensuite les adultères, les sépara-tions, les meurtres moraux ou réels, les suicidesen effigie du ménage, pussent lire et comprendrece chapitre de la nuit des noces

Tout y est, et pourtant avec quelle discrétionchaste, sans pruderie, l'auteur raconte le cauche-mar du devoir! Il n'insiste pas, ilemeure.

« Lahonte est comme la boue, il ne faut pas la re-muer au fond du verre. »

Pauvre Adèle comme elle se garde bien de

boire la boue dont se délecte avec une ironie sibrutale cette affolée de Thérèse Raquin

Le mari d'Adèle Cibot est un monsieur mé-diocre, ingénieux, tatillon, maladif, qui songe àtout, qui prévoit tout, qui prend des précau-tions pour tout, qui a peur des courants d'air;économe et rangé, mais d'une économie na-vrante, d'un ordre qui glace la vie. On voit lesupplice. Adèle se courbe sous son fardeau. Unair vif et libre, une bouffée de printemps, unparfum d'amour l'asssaille tout à coup. Elle setrouve à la campagne avec un ami de son mari,beau, séduisant, discret, qui la plaint, qui laconseille, qui lui offre sa pure amitié.

Il n'y a pas là d'attraction brutale; les men-songes ordinaires de la faiblesse humaine cou-vrent le piège. Adèle lutte, croit lutter, elle ré-siste à l'éblouissement; mais son intérieur ché-tif, mesquin, devient pauvre, misérable, horri-ble à voir. Son mari se ruine; elle vend sesbijoux pour le soigner, elle va tendre la main àsa mère; et ici se place une scène superbe qui sejoue souvent à Paris dans le quartier des élé-

gances trompeuses.Adèle a quitté sa demeure ruinée elle vient

réclamer à ses parents la rente qui lui est due

par son contrat, mais sa mère refuse de payer,et voici comment cette pauvre mère accueiliecette pauvre fille

« Ma mère était plongée jusqu'au cou dans

un bain laiteux et parfumé. Elle tenait en l'airavec mille précautions coquettes une grappe deraisin qu'elle dégustait grain à grain; du reste,l'œil calme, le teint frais, la peau nette, brillante,quoique un peu tendue et molle comme il arriveà toutes les jeunes femmes qui frôlent la cinquan-taine. Il était clair cependant, en dépit de cettepeau tendue, que, depuis mon mariage, mamère rajeunissait à vue d'oeil.

<Tu vois, fit-elle, en me montrant la

grappe de raisin, je suis au régime; le docteurm'ordonne les rafraîchissants. Marie, baissezdonc ces rideaux; on est ici comme chez unphotographe.

D

Je trouve cette entrevueformidable. Cette fillejugeant sa mère au bain, et enviantcette grappede raisin qui représente le dernier morceau de.pain de son ménage, c'est le sarcasme parisiendans son élégance la plus féroce.

Adèle quitte navrée la maison de sa mère;elle rentre chez elle pour trouver son imbécile demari dépensant son dernier sou à se traiter parun appareil électrique. Alors Adèle, entre cettemère coquette et ce mari maniaque, victime de

ces deux égoïsmes, songe au protecteur, à l'ami.Elle le rencontre, elle l'écoute, elle le suit, ellesuccombe.

t Quand le cœur d'une femme est resté vide

trop longtemps., qu'il ne s'est point empli lente-ment, goutte à goutte, des saines tendresses de

la famille, il arrive un moment où le not .dudehors l'envahit tout à coup. Vingt ans de douceaffection se résument alors en un baiser qui res-semble à un coup de foudre, et la maison s'é-croule. »

Le contraste de la poésie de cet amour adul-tère avec la trivialité du ménage est merveilleu-sement établi pour le châtiment d'Adèle. Unjour, son mari mourant apprend tout, voit tout.Alors ce spectre hideux, qui emprunte à la mortune majesté sinistre pour affirmer son droit,maudit cette femme, dont il n'a pas su faire unefemme honnête, c'est-à-dire une femme heu-reuse il meurt, et Adèle étourdie, terrifiée, s'i-magine que l'amour la guérira de son propremépris.; mais son amant redoute son veuvage etvoudrait bien ne pas trop s'enchaîner à elle.Abandonnée, n'ayant aucun devoir qui l'attache,aucune affection légitime qui la retienne, ellecourt à la Seine et s'y jette.

Son père, le pauvre sous-préfet, va reconnaî-tre son cadavre dans ce lieu que M. Droz ne

nomme même pas, tant il trouve inutilede s'ap-pesantir sur les détails ignobles que M. Zola.croit indispensables; et c'est ainsi que se ter-mine ce roman, qui a toutes les audaces et tou-tes les délicatesses, qui a le secret d'être lu partout le monde, qui mêle )e sentiment à l'autop-

sie, qui ne faiblit jamais, et qui, sensuel commela réalité, est idéal comme l'infini des rêves hu-mains.

J'ai tenu à le signaler, parce qu'il est d'unécrivain et d'un artiste; parce qu'il me sert à

prouver que je ne hais pas systématiquementles analyses profondes, quand elles sont faites

avec goût, et les trivialités, quand elles serventd'antithèses aux sublimités enfouies dans l'exis-tence la plus bourgeoise.

Ne laissons jamais dire, écrivains d'une géné-ration démocratique, qu'il n'y a plus de poésiedans l'humanité, et qu'on ne peut être vrai sansêtre brutal et cynique. Ce serait calomnier l'artqui ne s'interrompt pas et qui agrandit tous lesjours son domaine sans changer les conditionsni les règles du bien.

<

UN CONTE POUR LA JEUNESSE

26 février.

Il y avait une fois un peuple très-beau, très-bon, très-riche et très-spirituel. Il avait tantd'esprit qu'il finissait par manquer de fonction-naires, et qu'on n'eût pas trouvé dans toutel'étendue du royaume un homme pour proposerune loi contre la presse, c'est-à-dire contrel'esprit.

Je dis royaume, comme je dirais république,stathoudérat ou n'importe quoi, car on n'a ja-mais pu savoir au juste quel était le gouverne-ment modèle de ce peuple ingénieux et raffiné,qui a complétement disparu de la surface duglobe. Ce que je raconte s'est passé il y a long-temps, bien longtemps, avant l'invention desfusils Chassepot pour moraliser les foules, et

VI

l'invention des culottes courtes pour moraliser.les hommes d'État.

Ce peuple comme on n'en voit plus n'était pasarrivé du premier coup et sans effort à la pos-session de l'esprit. Il avait cherché pendant dessiècles, ou plutôt il s'était fié à des charlatans'qui cherchaient pour lui.. Cela lui coûta beau-

coup de sang, beaucoup d'argent et beaucoup de

gouvernements. A la fin, ayant épuisé tous lesorviétans connus, tous les moyens d'éducation,de dépravation ou d'ignorance après avoir sautédes genoux de l'Église aux bras de l'Etat, et ré-ciproquement après avoir usé des philosophes,abusé des jésuites, et demandé inutilement des

augures à tous les volatiles sacrés, aux oies, auxpoules, aux coqs, aux aigles, non moins qu'auxfleurs pures comme le lis et modestes comme laviolette, il découvrit un matin que l'esprit ve-nait aux peuples comme il vient aux filles, parle cœur et l'amour. Dës~lors ce peuple galant setrouva le peuple le plus spirituel de l'univers,

parce qu'il en fut le plus aimable et le plus aimé.

On commença à faire des folies pour lui.C'était, d'un bout du monde à l'autre, depuisPontoise jusqu'à Pékin, depuis la Corse jusqu'àSainte-Hélène, à qui voudrait régner sur ce

peuple charmant qui régnait sur les autres peu-ples. Les prétendants étaient aussi chauds queceux de Pénélope; on les mettait d'accord en lesfaisant travailler à la tapisserie, je veux dire enleur faisant refaire le lendemain l'ouvrage dé-monté la veille, en les encourageant et en lesemployant chacun à son tour.

Ce système fort habile, et qui substituait l'é-.volution à la Révolution, est resté sous'le nom deroulement dans la coutume de quelques nationspolicées, c'est-à-dire policiennes on l'emploieepour varier les plaisirs et les traitements de lamagistrature.

Pendant plusieurs siècles, ce peuple dut ~Mro~/e~e~ du pouvoir une intensité de vie et desanté qui le développa singulièrement. Il avaitadopté quatre ou cinq familles de prétendants,et chaque dynastie, appelée par le vœu des po-pulations, venait faire son temps. Quand le tempsétait fini, le vœu des mêmes populations recon-duisait jusqu'à la frontière la dynastie lassée eten ramenait une autre qui passait pendant lemême temps par la même épreuve.

C'était un peu fatigant pour les tapissiers dela Couronne; mais c'était bien avantageux pourles faiseurs de cantates et pour les gens queleur inutilité, que leur absence de vocaiion spé-ciale, réservait aux fonctions publiques. Ils re-nouvelaient leurs offres de service, leurs ser-ments, leurs courbettes, et la capacité de leur

appétit faisait bien préjuger, pour leur gloire, dela capacité de leurs cerveaux.

Quant au peuple, pour qui et par qui ceschangements s'opéraient, il s'en amusait prodi-gieusement. Ses comédies les meilleures, ses sa-tires les plus nnes, ses caricatures les plus drôles,ainsi que ses poëmes les plus épiques et les pluslyriques, dataient toujours de ces restaurations;d'où est venue l'habitude d'appeler restaurantsles endroits où l'on va se mettre en goguette.

Afin de rendre plus faciles ces changementsdedynastie, on avait soin de conserver dans le

gouvernement nouveau quelques-uns des hom-mes qui avaient servi ou trahi le gouvernementancien.. De cette façon, les habitudes des bu-reaux se perpétuaient, et la tradition des mau-vais conseils ménageait toujours au pouvoir uneoccasion salutaire de sentir sa faiblesse et des'avouer à lui-même qu'il était périssable. Lesouverain qui s'en allait, et qui pouvait revenir,ne gardait pas une rancune indéfinie à ceux quil'avaient fait tomber et qui pouvaient le faire re-monter. Une sainte confiance dans la trahisonmaintenait les sentiments des divers partis enéquilibre, et chacun attendant ou espérant sonheure, n'avait aucune hâte de devancer la jus-tice du peuple, autrement dit de sonner la clochedu dîner avant que la table du festin ne fût servie.

Dans cet heureux temps et dans cet heureuxpays, la raison du plus fort, qui était la raisondu peuple, était toujours la meilleure; quant àla raison d'Etat, on ne la connaissait pas: on nes'abusait point avec des mots, et il ne venaitjamais à la pensée d'un stathouder nouvellementélu de parler de légitimité ni de droit divin. Ilsavait, comme le premier venu, qu'il n'y a delégitime au monde que la liberté, et qu'il n'y ade divin que Dieu!'

Ce mécanisme breveté par le peuple, maissans garantie pour les gouvernements, travaillaavec une régularité parfaite jusqu'au jour où laProvidence de ce temps-là, qui avait aussi beau-

coup d'esprit, fut jalouse et trouva qu'on se pas-sait d'elle.

Elle envoya un messager sur la tournure du-quel je manque de renseignements, et un mes-sage dont le texte n'a pas été conservé, pouroffrir à ce peuple une fusion avec le paradis et uncontrat avec l'Eternité. Dans ce temps-là, onn'était pas blasé sur les annexions. Le peuple leplus spirituel de la terre n'avait aucune raisonde s'en défier; il accepta les offres de la provi-dence, et il fut doté immédiatement d'un gouver-nement parfait, magnifique et pas cher, qui seproclama la paix du monde et qui la fut qui netua, n'étrangla, ne blessa, ne ruina, ne déporta

personne; d'un gouvernement comme on n'enavait pas encore vu et comme on n'en verraplus; d'un gouvernement silencieux qui laissaitparler les autres; qui payait ses dettes et nemanquait pas à sa parole; d'un gouvernementaprès lequel il n'y avait plus qu'à-tirer l'échelle,même l'échelle de Jacob!

Ce fut pour cette nation une ère fantastiquede liberté, de sécurité, de moralité, de prospé-rité. Personne n'était plus soldat, mais tout lemonde savait lire et, comme la lecture en-gendre l'émulation, le désir de s'instruire, onlisait plutôt les bons livres que les mauvais. Lesjournaux, ayant le droit de tout dire, n'en abu-saient pas de peur de fatiguer leurs lecteurs les

gens d'esprit, et, comme chacun s'efforçait d'êtrehonnête, la vie privée n'était pas plus murée quela vie publique, nul n'ayant intérêt à cacher sesactions. Point de sot orgueil, et par conséquentpoint de sotte distinction On faisait une croixsur le dos des malhonnêtes gens pour qu'on lesreconnût; mais oh ne mettait pas de croix sur lapoitrine des gens honnêtes, qu'on saluait pourleur honnêteté. Plus de parjures! on les avaitadroitementsupprimésensupprimantle serment.

Il fallait bien une ou deux Chambres pourexercer les citoyens.à l'éloquence, qui est uneforme nécessaire de l'esprit mais il ne fallait ni

intimidation, ni obsession, ni protection, pourobtenir un mandat de législateur.

On discutait dans ces Chambres, on ne s'ydisputait pas. Chacun votait pour soi, nul n'es-camotait le vote de son voisin et n'altérait lescrutin. Il suffisait d'avoir failli être arrêtécomme faux témoin et de ne pas jouir pleine-ment de, l'estime de ses contemporains pour êtreà jamais inéligible. On ne s'appelait honorableque quand on s'honorait réciproquement, et ilétait inoui d'entendre un membre du conseil desjeunes ou du conseil des anciens reprocher à unde ses collègues d'avoir vendu sa conscience, saplume ou sa parole.

On faisait des lois comme des routes, pourque chacun pût y passer, pied ou en voiture.Mais on ne faisait des lois que pour les chosesqui tombent sous les sens. L'esprit, l'intelligence,la parole, la pensée, l'intention, l'impalpable,échappaient aux législateurs.

On punissait sévèrement les coups de poing,même quand ils étaient donnés aux citoyens in-offensifs par des héros préposés à la garde des

rues; mais on ne punissait jamais les coups deplume, même quand ils attaquaient les puissantsde la terre.

La jeunesse avait le droit d'être jeune; si elleriait trop haut, on ne lui fermait pas la bouche

.si elle tirait la langue, on ne la lui coupait paset quand les héritiers des meilleures familles dustathoudérat faisaient un peu de tapage dans lesmeilleures intentions du monde, on ne s'avisait

pas de les prendre pour des malfaiteurs; on res-pectait en eux la pudeur de leur ivresse et lamoisson de l'avenir.

Les théâtres jouaient tout ce qu'ils voulaient;il y avait même un théâtre 'spécial pour les piècesrefusées ou interdites sous d'autres régimes, et,comme les pères de famille faisaient la fortunedes théâtres, les directeurs se gardaient bien decompromettre leurs recettes par des pièces mau-vaises ou par des nudités choquantes. II y avaitcertainement des endroits obscènes dans ce payscivilisé, mais les débauchés qui s'y rendaientn'exigeaient pas que tout le monde y allât poursubstituer l'amour des plaisirs à l'amour de lachose publique.

Les hommes, s'exerçant librementà la parole,

aux affaires, étaient radieux d'intelligence, etrentraient chez eux le front haut, l'âme épa-nouie ils étaient estimés de leurs enfants, quin'avaient pas besoin de se battre continuellement

pour eux, et aimés de leur femme, qu'ils ai-maient tout simplement.

Ce siècle était le siècle de la raison, des artslibres, des aspirations fécondes. Ce n'était pas le

siècle de la crinoline. On lisait plus souvent surles enseignes jL~r~e du stathouder, .queCorsetier de la cour; on s'habillait par dé-

cence, on ne s'habillait pas pour imiter les grandsdu jour. Il y avait le cercle de Démôsthènes; iln'y avait pas le cercle du Cotillon.

Les Athénées prospéraient par des discourspublics et non par des danses; les agents dechange levaient encore quelquefois le pied; maisles femmes, même les plus pauvres, ne levaientjamais la jambe, pour gagner à souper..

Dans ce temps-là, le pouvoir avait autantd'esprit que l'opposition, ce -qui dispensait derecourir aux fusils pour rétablir l'équilibre. Etl'opposition, tranquille sur les principes, ne chi-canait jamais que sur les détails. Il y avait en-core des pauvres, des ignorants et des infirmes,mais on ne rencontrait guère les pauvres quedans le voisinage des églises, les ignorants quedans l'intérieur des sacristies, et les infirmes quedans les endroits où les zouaves guérissaientmi-raculeusement.

Tout était ordonné, parce que tout était libre;tout était sage, parce que tout était délibéré; iln'y avait plus de partis, parce qu'il n'y avaitplus de regrets ni plus de désirs. Le bail proposé

par la Providence, consenti par le peuple, ci-menté par la liberté, était éternel. Il avait du

moins autant de chance de l'être que peut enavoir une institution humaine; aussi, était-on

en sécurité parfaite. Nul.ne s'endormait en sedisant que sa table de nuit le dénoncerait peut-être le lendemain; car les tables ne parlaient pasencore, ni les bêtes non plus; l'homme seulparlait.

Le travail avait sa récompense dans la for-

tune du travailleur. La pensée rapportait autantd'honneur qu'elle rapporte de prison et d'amen-des dans d'autres pays.

Quel dommage qu'un peuple si heureux aitdisparu avec son secret Quant au gouverne-ment, on ignore pour quelles causes il ne s'est

pas perpétué il .était cependant bien sûr devivre; il avait signé son nom dans le bronze etle granit; mais la Providence s'est sans doutelassée d'avoir donné si longtemps le royaumedes cieux aux gens d'esprit.

Un jour. Je.vous dirai la suite de mon conteune autre fois.

VII

UNE MAISON DE SAGES

5 mars.

J'ai fait dernièrementun voyage dans un pays`

que l'on ne trouvera pas facilement sur la carte,si rajoute que c'est le pays de la liberté, où neu-rit le parlementarisme le plus pur. Curieux devoir ce que je n'avais jamais vu en France, jedemandai à un journaliste du crû le moyen d'as-sister à une séance du Parlement.

Je ne connais pas la langue, lui dis-je,mais, c'est égal, les gestes m'intéresseront.

Ma curiosité parut bizarre à mon confrère.Dans son pays, on ne se dérange pas pour si

peu. Les députés faisant les affaires et ne faisant

pas de discours, on les laisse à leur honnête be-sogne. Mais toutes les tribunes sont libres,même celles du public, et je reçus aussitôt unecarte imprimée.

<

Mon confrère en avait plusieurs on ne craintpas plus l'affluence des auditeursque les comptesrendus parasites, dans cette contrée, où rienn'est encore timbré. Les journalistes jouissentlà-bas de leurs grandes et de leurs petites en-trées, dans les endroits où se discutent les inté-rêts publics; absolument comme ici les journa-listes ont leurs entrées aux Bouffes-Parisiens,

aux Folies-Marigny et dans d'autres établisse-ments plus ou moins parlementaires.

Muni de cette carte, dont je ne pus jamaisdéchiffrer les hiéroglyphes, je me jetai dans unevoiture et je fis comprendre au cocher (qui m'é-couta poliment), par quelques mots accentuésde gestes expressifs, et surtout par l'exhibitionde la carte, que je désirais être conduit à la ma-nufacture des lois.

Un quart d'heure après, je descendis à taporte d'un édifice sévère qui me rappela vague-ment une maison de détention. Je remarquai desbarreaux solides aux fenêtres et un grillage auxmailles serrées entre les barreaux.

Il paraît, me dis-je avec malice, que les

sages qui fabriquent des lois. ne veulent pas êtredérangés dans leurs travaux par une invasioncomme celle du 15 mai; à moins que la précau-tion ne soit prise par le peuple souverain contreses délégués.

On a lu ici l'histoire de nos révolutionsL'huissier qui me reçut avait un peu le cos-

tume d'un geôlier, mais il souriait, ce qui esttoujours encourageant, et il ne portait pas dechaîne au cou, ce qui lui laissait sa dignité, enlui ôtant toute ressemblance avec un huissierfrançais. Il me salua et m'introduisit d'aborddans une pièce que je reconnus tout de suitepour le vestiaire de messieurs les députés.

Des bâtons solides étaient déposés dans lesangles; des hardes de différentes sortes étaientaccrochées aux murs; je regardai s'il n'y avaitpas de culottes courtes. Je n'en trouvai point,mais je découvris cinq ou six camisoles de force.

Ce sont sans doute des éléments de dis-cussion pour une réforme du régime péniten-tiaire, me dis-je en moi-même; on ne veut pass'en rapporter à la statistique des préfets, et ona raison, car je ne pense pas que ces camisoleset ces gourdins fassent partie du règlement ettsoient des moyens de rappels à l'ordre pour lesécarts de la tribune..

Suffisamment édifié par la vue de ces objets,je passai dans une salle digne de la simplicité deLycurgue. Des bancs rustiques assujettis auxmurs, pour qu'on ne fût jamais tenté de se lesjeter à la tête un jour d'émeute; des tables en-racinées dans le sol, symbole des principes soli-

des enracinés dans les consciences; quelquestableaux champêtres suspendus hors de la portéede la main; nulle effigie médiocre des autorités;telle était l'ornementation de cette salle, qui de-vait être la salle des Pas-Perdus.

Des personnes allaient et venaient en marmot-tant des discours, d'autres griffonnaient sur deslambeaux de papier.

Ce sont des orateurs qui s'entraînent, medis-je avec admiraiion, et des correspondants dejournaux qui les guettent.

Je fus très-étonné d'apercevoir, dans un coin,un piano, et, à côté, une boîte à violon.

Mon Dieu! est-ce que la musique, ici

comme chez nous, a déjà tout envahi?Mon guide me fit comprendre que ces instru-

ments étaient des moyens persuasifs pour calmerles orateurs tumultueux. Quelle supériorité dulangage parlementaire pur

Quand un député de l'opposition parle trop,au lieu de l'interrompre à coups de couteaux.de buis, on lui joue sur le piano un petit air quilui dit clairement

Mon ami, c'est comme si vous chantiez!Et le violon? Oh le violon est à coup sûr pour

les orateurs du gouvernement. C'est un instru-ment plus délicat, plus respectueux, et il suffitd'appuyer sur la chanterelle pour rappeler àmessieurs les commissaires les intentions dupouvoir. Quelle économie de gros mots, de pro-

vocations, de jury d'honneur Sans compter queles petites fêtes présidentielles peuvent se conti-nuer pendant les suspensions d'audience, etqu'un orateur, gendre ou élève d'un grand pia-niste, pourrait varier ses exercices.

Je sortis ravi de cette salle où mes pas n'a-vaient pas été perdus.

J'entrai dans un couloir assez long, divisé enpetites cellules.

Je devinai que c'étaient là les bureaux. Dansquelques-uns les murs étaient matelassés; pré-caution parlementaire pour les commissionschargées du budget il n'y a plus de dangeralors que les commissions se cassent la tête.Dans quelques autres, j'aperçus au plafond destuyaux et des pommes d'arrosoir pour les dou-ches. Au premier abord, ce mélange de parle-mentarisme et d'hydrothérapie m'étonna. Mais,après tout, pourquoi les députés n'allieraient-ilspas les précautions hygiéniques aux labeurs lé-gislatifs ? Le charme de l'eau claire ne contreditpas le goût de la parole. Sans compter qu'unedouche appliquée à temps préviendrait parfoisle scandale que, dans les assemblées, donne uncerveau mal discipliné. Si l'inspiration ne des-cend pas toujours du ciel, la raison en découlenaturellement.

J'ignorais si j'étais venu un jour de grandeséance. Je m'enorcai de questionner mon guideà ce sujet. Il ne me comprit que quand j'eus

multiplié les gestes et imité, par ma mimique,le désordre d'une interpellation chaleureuse. Ilsourit et me fit signe qu'il allait me conduire versles députés en fonctions.

Mais auparavant, je dus me soumettre à uneformalité bizarre. L'huissier me fouilla profon-dément et retourna toutes mes poches. Que crai-gnait-il ? l'or de la Prusse ou de l'Italie? desdocuments calomnieux à l'adresse d'un hono-rable ? Me prenait-on pour un écrivain du pays?Veillait-on sur les lectures des représentants ?avait-on peur que je n'introduisisse un journalétranger dans l'assemblée? J'avais un petit cou-teau mon conducteur s'en empara. Me pre-nait-il pour un assassin? croyait-il donc que je

voulais apporter des armes à la minorité? Quantà ma bourse, on me la laissa; elle était peugarnie.

Mon guide, toutes précautions prises, tira ungros verrou, poussa une porte massive et m'in-troduisit dans une sorte de grand jardin, depréau.

Quoi! c'est là que travaillent les députés?Mon guide répondit de la tête avec un

aplomb bien inutile pour m'apprendre qu'il necomprenait pas le français, et il me montra leshonorables errant dans l'enclos.

J'étais évidemment arrivé un jour de séance

orageuse. Ces députés péripatéticiens dissimu-laient leur philosophie sous une vivacité singu-lière. J'en vis deux qui, costumés avec des robesde femmes, parlaient, gesticulaient, tournaientleurs mains l'une sur l'autre, comme feraientdeux hommes en tordant lé cou à des volatiles,et criaient coKZ'c, pour compléter la démons-tration.

Je pensai que ces orateurs discutaient sur laliberté de la presse. Leurs gestes indiquaient lanécessité d'un cautionnement.

Un autre, qui avait la tête rasée et la minefarouche, et auquel je n'eusse pas confié grandchose, se frappait la poitrine et boutonnait fébri-lement son habit, comme pour dire*: la con-science doit être murée Murons-nous murons-nous

J'en vis un qui, les yeux au ciel, faisant degrands signes de croix, s'isolait pour apprendreun beau discours qu'il répétait, en le suçant deslèvres comme du sucre; mais quand on s'ap-prochait de cet orateur religieux, il vous crachaitau visage, un autre faisait des vers et les scan-dait avec des airs de tête superbes; deux vieil-lards, qui avaient sans doute abusé de l'hydro-thérapie, car leurs crânes étaient dénudés, selivraient à des calculs incessants, ramassaientdes petits cailloux qu'ils jetaient dans des pochespercées et essayaient de mettre deux feuilles depapier en équilibre. Ils travaillaient sans doute

au budget. Un autre jouait de la trompette avecsa main gauche et agitait un sabre de bois avecsa main droite. Il avait un chapeau mexicain.

Deux ou trois se battaient derrière les arbres.Un malheureux, qui avaient les jambes rom-pues, se traînait à terre et venait en rampantmordre ses collègues, mais ceux qu'il mordaitn'y faisaient pas attention et s'essuyaient seule-ment la place. Des gens à physionomie placide,ressemblant à des bergers d'Arcadie, faisaientdes petites cocottes en papier, que d'autres )eùrdérobaient et pressaient sur leur eoeur.

.Je cherchais le président. J'aperçus un mon-sieur convenablement mis, grave, poli, décent,calme, dans un milieu fougueux, qui laissaitparler, qui n'interrompait personne, qui sou-riait à tout le monde je ne doutai pas que ce nefût le directeur de ces débats étonnants. Jem'approchai de lui; ô bonheur! il parlait en bonfrançais.

Monsieur fait sans doute des études phy-siologiques ? me dit-il; ah! vous les trouvez unpeu agités aujourd'hui. cela tient au bouillon

que je leur ai donné il était trop salé! Notreétablissement n'est pas à comparer aux vôtres,et vous avez à Charenton.

Charenton m'écriais-je, frappé d'uneidée étrange.

Oui, c'est là une bien belle maison.Mais, où suis-je donc?Dans l'Institut des fous, dont je suis le

fondateur.Mon étonnement, ma confusion, et l'éclat de

rire par lequel j'essayai de réagir contre ma dé-convenue, frappèrent le médecin des aliénés; ilregarda d'un air plein d'intérêt, et je le vis quicherchait dans ses poches.

Je craignais qu'il n'en tirât des menottes.'Je me hâtai de lui raconter la mystification

dont j'étais l'objet. Je montrai ma carte.Je vois ce que c'est, me répondit-il d'un

air pincé, comme si je lui avais fait tort en com-parant son établissement avec une assembléelégislative. Nous n'avons qu'une sorte de per-mission pour tous nos édifices. Les cartes sonttoutes de la même couleur; le nom seul établitla différence. Votre ami s'est trompé.

Et ne pourrai-je aller au Parlement?Il n'est pas en session. C'est le jour de la

paye, ces messieurs s'amusent.J'en suis desolé. Pourriez-vous au moins

me montrer un de ces messieurs?Je n'en ai plus qu'un, me repondit-il, il est

aux incurables. Ce n'est pas un beau spectacleà voir.

Nous fûmes interrompus par une fanfare.Mais je connais cet air-là? m'écriai-je avec

un élan patriotique.

Oui, c'est l'air P~r/~n~ ~o~r la ~'?'e.C'est ce que j'ai trouvé de plus doux, de plusinnocent. Voyez comme cele les calme. Ils vontaller faire paisiblement leur sieste maintenant.Ah monsieur, la musique! Quel moyen de con-duire les fous!

Je m'expliquai alors le violon et le piano de lasalle de récréation.

Mais, puisque vous utilisez nos airs natio-naux, dis-je au docteur, pourquoi n'essayez-vous pas de leur jouer la Marseillaise?

Ce!a n'aurait qu'à leur rendre la raison, merépondit-il.

Je compris qu'on ne peut pas demander à unchefd'établissement de se ruiner lui-même, et jele saluai.

LE DOSSIER DES GENS DE LETTRES

12 mars.

La littérature est sauvée! Il était temps.Son Excellence M. Duruy, dont le cœur estexcellentissime, a annoncé au comité de la So-ciété des gens de lettres qu'il porterait cetteannée le chiffre de la subvention à six millefrancs. Le pouvoir est décidé à ne mettre aucunfrein à sa munincence.

A cette nouvelle, la reconnaissanee a débordé.Six mille francs! mais c'est le prix d'un cheval,et Pégase n'est plus même une rosse. Six millefrancs gagnés sans avoir rien fait pour cela, quelencouragement au repos!

Six mille francs! mille francs de plus quel'année dernière! il est vrai que cette année lavie augmente, et la mort aussi. Les loyers coû-tent plus cher et l'hôpital est hors de prix.

VIII

Le bureau de la corporation avait, par sonattitude décente, modeste, par son abstention de

tout bruit, de tout éclat, de toute manifestation,mérite mieux que cela. Songez donc avec quelledéférence il laisse déchoir la profession d'écri-vain.

S'est-il permis le moindre signe de vie quand

on discutait la liberté de la presse? Est-il inter-

venu dans tous les conflits qui déshonorent le

métier? Se pronce-t-il au nom de la dignité del'intelligence sur ces questions palpitantes?

Non. Muet, impassible, il se retranche der-rière ses statuts, comme M. de Kervéguen der-rière son inviolabilité~ et pourvu que les journaux

payent exactement la reproduction de M. Ponsondu Terrail, il se déclare satisfait; il n'existe quedans ce but.

Il est vrai qu'il donne des secours aux nécessi-

teux, et des oraisons funèbres abondantes à ceuxqui ne participent plus à ses bienfaits; malheu-

reusement, on ne meurt pas encore tous 'lesjours; cela viendra; et c'est en prévision de cetaccroissement d'activité que M. Duruy iait l'a-vance des frais d'hôpital.

Mais comprenez bien le sens de cette libéralitéinouïe, démagogues, gens de lettres intraitables,c'est-à-dire sans traitement! et ne vous avisez

pas de poursuivre la réforme de statuts qui obli-

geraient la société à devenir un tribunal d'hon-

neur, une société de crédit littéraire, une asso-ciation d'intelligencespour faire respecter l'intel-ligence On vous retirerait les faveurs d'en haut.

Est-ce que vous croyez par hasard, gens naïfs,

que si pendant l'Exposition universelle, quandtoutes les industries étalaient leur gloire, la So-ciété des gens de lettres avait eu la pensée d'unconcours international, d'une hospitalité offerte

aux écrivains du monde; est-ce que vous croyezque si on avait convié les romanciers de l'Angle-

.terre, les philosophes de l'Allemagne, les traduc-teurs des autres nations, à venir fraterniser avecnos romanciers, nos philosophes et nos érudits,le pouvoir vous en saurait gré aujourd'hui? C'eûtété du tumulte; on eût porté des toasts à la find'un banquet il eût fallu boire aux idées, ce quieût été absolumentcomme si l'on avait bu à l'in-vasion étrangère Nous avons le chauvinismede l'ignorance.

D'ailleurs, tous nos grands hommes litté-raires sont des traîtres V. Hugo qui rugit,Lamartine qui s'affaisse, G. Sand qui combat,Sainte-Beuve qui proteste, Alexandre Dumasqui se moque, Emile Augier qui dédaigne,Renan qui hausse les épaules, Michelet quihausse les regards, Quinet qui hausse le ton,Louis Blanc qui reste Anglais pour rester Fran-çais selon son goût, etc.; bien d'autres que j'ou-blie Guizot, Thiers, Villemain, toutes les célé-

5

brités, tout ce qui a un nom, un titre, un passe,un avenir, est hostile! A qui eût-il fallu donnerla présidence? Se vanter de notre littérature,n'eût-ce pas été faire acte violent d'opposition?

Quand le génie d'un peuple est d'un côté, etl'autorité d'un autre, le choix est bien facilemais peut être factieux; les gens pacifiques netroublent pas les gens de génie. Voilà pourquoila Société des gens de lettres a été bien sage de

ne pas provoquer de congrès, de manifestationlittéraire; voilà pourquoi on n'entend plus parlerdu fameux rapport qui devait être écrit sur l'état.des lettres; voilà pourquoi on a bien mérité cettepetite augmentation de mille francs. Mille francsCe n'est pas cent sous par écrivain sacrifié!

Pense-t-on également que la bienveillanceofficielle se manifesterait avec cette recrudes-cence si la Société des gens de lettres avait euquelques velléités de conseils, d'observations,pendant tous ces débats sur la presse?

Est-ce que la vie morale, la dignité des écri-vains regarde ladite Société? On interdit les con-férences elle ne souffle mot. On remplace l'Athé-née par un ~OM~o~ elle réclame ses entrées.On refuse aux gens de lettres ce que les ma-nœuvres ont obtenu, le droit de.se coaliser; laSociété des gens de lettres n'intervient pas.

Quand les questions de douanes, de tarif, sont

à l'ordre du jour, toutes les chambres commer-ciales s'émeuvent, provoquent des enquêtes, fontdes pétitions. Mais on peut discuter impuné-ment à la tribune le sort des lettres, la fortunedes écrivains; on peut décider que tout Françaissera soldat; le comité des gens qui tiennent laplume ne se dressera pas devant le comité desgens qui tiennent l'épée, et ne lui dira pas qu'a-vant les casernes il faut les écoles, et que ce quifait la puissance de la Prusse, c'est la liberté etla diffusion de son enseignement.

Quoi! on ôte à des millions de Français letemps de Iir.e; on remplace les loisirs du livre'par les plaisirs de l'exercice; on diminue la clien-tèle des écrivains, et la Société des gens delettres laisse faire, elle ne proteste pas?. Elle nedemande pas que tout le monde sache lire dansun pays où tout le monde doit apprendre parcœur ses devoirs et ses droits?

L'agriculture réclame les bras qu'on lui en-lève, la Société des gens de lettres ne se soucie

pas des cerveaux qu'on lui interdit!

Après la loi militaire vient la loi sur la presse.Cette fois, plus de prétexte, n'est-ce pas, pour setaire, pour ne pas dire son mot? Tant pis pourles cinq ou six mille francs de subvention, de se-cours On s'en passera s'il le faut; mais on nelaissera pas calomnier la littérature de son

temps! On aidera à l'expansion des journaux!on interviendra pour le timbre, pour les amen-des, pour la dignité des écrivains! on ne per-mettra pas qu'on insulte la profession qui estl'âme et la lumière des autres! on reniera ceuxqui font d'un journal un guet-apens on seratout le jour sur la brèche on publieramémoires,statistiques on vengera la presse politique, la

presse littéraire on abattra ce fameux mur quin'est que la précaution des hiboux contre laclarté du ciel on dira, ce qui est vrai, que cha-cun dans le monde peut murer sa vie privée,excepté l'écrivain, et que l'éternel honneur dumétier, ce qui fait son supplice et sa gloire, c'estque l'homme de lettres se donne tout entier,lui, son coeur, sa chair, son foyer, ses enfants.

Les curiosités se taisent devant le seuil deM. Guilloutet; elles s'éveillent toutes frémis-santes, devant le seuil du moindre écrivain. Onveut savoir comment il vit, comment il meurt, etil n'en vit pas plus mal, et il n'en meurt pas plushonteusement, pour ne pas se défendre et pourpermettrece spectacle de lui-même

On fera cette comparaison; on forcera la pu-.sillanimité des consciences à se désarmer; onn'établira pas une inégalité, avilissante pour leshonnêtes gens qui ne sont pas écrivains; on neconstituera pas de privilége au profit des inté-rieurs mauvais; on ne restera pas au-dessous del'Académie de la Restauration, qui intervenait

quand il s'agissait de la liberté de la pensée; onn'attendra'pas que l'Évangile selon M/M~ Ma-~eM et selon M/H~ Laurent soit imposé dans lecatéchisme de la presse; on luttera enfin partoutes les forces laissées à la disposition de la vé-rité, pour. le triomphe des intérêts moraux quisont aussi (heureux et dérisoire privilége) lesintérêts matériels des écrivains.

Mais non on se taira. Et la Société des gensde lettres est la seule, autorité qui n'ait pas ap-paru, même de loin, dans ce débat aussi, avantla fin du vote, lui a-t-on envoyé son jeton d'ab-sence, six mille francs.

Mais du moins, si elle n'est pas un conseil

pour le législateur, elle est une société protec-trice de l'honneur de ses membres. Qu'un dé-puté, venu de Toulon, ose se permettre contreles "écrivains une de ces accusations abomi-nables qui font vibrer les âmes et étinceler lesépées; qu'un journal se. fasse le complice de

cette insulte, par rancune, par dépit, par spécu-lation la Société des gens de lettres accourrait-elle mettre au nom de l'honneur et de l'esprit lejournal en interdit? Suscitera-t-elle la ligue desconsciences? Élèvera-t-elle enfin la voix plushaut que les insulteurs? Non. Si un théâtre

manquait d'égards à un auteur dramatique, il

n'aurait plus de répertoire le lendemain. Unjournal peut jeter de la boue à toute la presse,il ne manquera le lendemain ni de feuilletonistesni de romanciers!

H est donc bien juste de continuer les petitscadeaux du pouvoir à une société d'écrivains quilaisse diminuer le droit d'écrire, paralyser ledroit de parler et calomnier les journaux. Cen'est pas en se tenant debout qu'on ramasse desfaveurs; demandez à ceux qui, sous tous les ré-gimes, ont leurs noms sur la liste des fondssecrets

'Je viens venger le plus gros des comman-deurs et le plus commandeur des hommes gros.Cette déplorable affaire Kervéguen n'a, en défi-nitive, éclaboussé personne, mais elle a fait pas-ser un nuage sur le front le plus serein qui soitau monde; je veux le dissiper. Je veux dire que,de toutes les injustices de l'esprit de parti, de

toutes les maladresses du besoin de calomnier,l'injustice la plus criante, la maladresse la plusbrutale serait de donner une heure, une'minutede souci à cet homme tout rond, tout épanoui,qui n'ayant jamais beaucoup écrit, beaucoupparlé, n'a jamais fait de mal ni à la littérature,ni à la politique, ni à quoi que ce soit; mais s'estappliqué au contraire à plaire à tout le monde, etdont le nom, qui commence comme /~7c, de-vrait finir comme~'M~7<<?K.

LA STATUE DU COMMANDEUR JUBfNAL

IX

16 mars.

Il y.Mans la mythologie s~ndinav~un Dieufort et terrible qui s'appèlle le Dieu Jubinal.Est-ce que, s'il était enclin à la fatuité qu'on lui

suppose, le député de Bagnères-de-Bigorre nepourrait pas invoquer cette parenté illustre?Non. Le co~M~~ora~ lui suffit; il est hommeet vit parmi les hommes; un brimborion, quel-ques plaques; des poignées de lauriers devantlui, des poignées de mains à son passage; et levoilà content

Ce n'est pas sa faute s'il est célèbre; il n'arien fait pour cela. A-t-il réclamé les honneursqu'on lui décerne dans son pays? Est-ce lui quia dicté cette inscription dans les montagnes, auTourmalet, où il fit une ascension un jour, pouressayer une nouvelle route, inscription que voici:

« M. Jubinal est venu ici, le premier, dans soncarrosse?s Non. Personne ne reconnaîtra là sonstyle, ce style qui a fait la gloire du co;~uc~Mrde coucou, une nouvelle charmante publiée dansCent et Un; pas plus d'ailleurs qu'on né recon-naîtrait son génie dans les vers qu'il a signés etqui ont comme subi le doigté moelleux deM. Lesguillon. Lui, fier lui, présomptueux! lui,ambitieux d'honneursexcessifs

Il pourrait l'être; car enfin il a chanté très-haut en f853 Napoléon 111, et en i855 l'ar-mée de Crimée! Et M. Belmontet a senti

sa muse grelotter de jalousie dans son carrick.On prétend que ce philosophe de poids aurait

eu l'imprudence de demander ingénument uneaugmentation de décors pour sa boutonnière?lui qui n'a déjà plus de place lui qui connaît sibien l'humanité, et qui l'a jugée comme on nela jugera plus, dans ce conte philosophique duConducteur de coucou. Ecoutez plutôt

<!Il en est de l'homme comme du légume

le haricot de Soissons n'est pas celui de Mon-treuil, et le pruneau de Tours vaut mieux quecelui du Lyonnais, »

Un moraliste qui sait étiqueter ainsi l'huma-nité, et qui se montre de cette force sur le hari-cot et le pruneau, se maintient dans un justeéquilibre devant les nécessités de ce monde, etcraint de se laisser aller.

Veut-on une preuve de sa modestie?Dans un dîner de gens de lettres, il parut un

soir imprudemment bardé de toutes ses croixCela n'est pas décent, cria quelqu'un, un

envieux sans doute.M. Jubinal sourit, alla à l'office, et en revint

avec des feuilles de vigne délicatement posées surses décorations.

Quant à ses plaques, M. Jubinal n'a pas eu

besoin de solliciter pour les obtenir. J'en connaisau moins une que son mérite seul a décrochéeou accrochée.

Il faut bien proclamer ses talents. Si l'aimabledéputé n'a pas de théorie sur la presse (son si-lence~l'a prouvé), il a une théorie excellente pourmanger les écrevisses. Il les vide avec un grandart, la carapace reste entière. Or voici ce que ra-conte une légende

A un grand dîner, un ambassadeur qui setrouvait en face de M. Jubinal, ne pouvait rete-nir ses exclamations admiratives; il s'extasiait!Vider les bêtes sans les froisser, quel secret di-'plomatique C'est là le fond de la science desgouvernements! M. Jubinal eut l'idée, pour con-tenter l'ambassadeur, de lui envoyer le lende-main une couple d'écrevisses entières'd'appa-rence, parfaitement reconstituées, quoiquevides.Ce présent ne fut pas fait à un ingrat; l'ambas-sadeur rendit une visite de remercîments et laissa

une décoration. M. Jubinal qui a de l'esprit,autre part qu'à la Chambre, appelle ce brimbo-rion l'Ordre de l'écrevisse

Voilà ce que j'avais à dire pour venger te com-mandeur.. Quant à l'écrivain, ma tâche est plusfacile encore. J'en appelle à tous ceux qui le con-naissent.

Ce bon gros homme, riant, accueillant, ser-

viable, qui semble porter tous ses collègues dansson cœur, au besoin dans son ventre, qui a fondéà Bagnères-de-Bigorre, dans le pays dont il estl'enfant chéri et le député, une bibliothèque devingt mille volume pour les loisirs des lecteurs etdes électeurs, et un musée de sept cents objetsd'art; l'homme de lettres qui sait le mieux offrirle bras aux dames, le cœur aux muses, la mainaux gens de lettres; qui obtenait jadis de M. Sal-vandy, sous la royauté, les secours qu'il obtientencore de M. Duruy, sous l'empire; cet homme

ne fait pas les doux yeux aux cassettes il a detrop beaux yeux qui ont autre chose à faire!Magnifique dans ses manières, il a donné pourrien une tapisserie splendide à la Bibliothèqueimpériale, une tapisserie qui vaut. trois cra-chats

Gai, de belle humeur, chansonnier commeLabédollière, son ami, rond d'allure comme deforme, on ne peut pas se le représenter tendantle chapeau pour recevoir; on se le représentemieux ouvrant la porte, et dressant la table pouroffrir. Les gens qui émargent doivent s'inclinerbien bas. Ce geste est impossible à M.JubinaI;il ne peut que se courber en arrière toute sadignité, qu'il porte en avant, lui interdit les génu-flexions. 1

H faut donc mépriser absolument des insinua-

tions; laisser dans sa gloire, dans son aplomb,dans son jeu (j'allais dire dans son jus) ce Silène

content de vivre, ce Béarnais qui porte en lui lapoule et le pot, et qu'on adore dans ses mon-tagnes, comme le dieu Jubinal était adoré jadis

en Scandinavie.

Que le Charivari, en i83g, se soit moquéde le voir nommer à Montpellier à une chaire delittérature étrangère, et qu'on ait prétendu alors

que ses titres tenaient surtout à ce qu'il étaitabsolument étranger à ce genre de littérature;qu'on ait raillé son embonpoint; qu'un jour, enle voyant marcher à côté d'un de ses amis longet maigre, on ait dit que c'était le ~~o du jM-~o~Me~; la boule et le manche s'en allant decompagnie, avec l'amitié pour ficelle; tout celaest de la raillèrie permise.

Qu'on lui reproche d'avoir, en 8~.8, présidé leC/M~ de Mars; bien qu'il se soit repenti de cettefaiblesse (comme on le verra à sa façon derestreindre le droit de réunion), rien de plus na-turel c'est là de la plaisanterie et de la critique.Mais faire l'impossible pour exagérer ses ridi-cules mais. déposer-contre son mur des alléga-tions qui entachent sa dignité privée; cela dé-passe les bornes!

Pauvre M~Me// que dirait-on au Cd'M!02/?Il est bon d'expliquer que M. Jubinal s'ap-

pelle Michel-Louis-Achille, que les habitant desPyrénées l'appellent Af!He/, et qu'il a écrit, dela façon que vous connaissez, un voyage très-amusant de Paris au Co'Mtg-OK..

Dans ce récit, il raconte son excursion auTourmalet. Arrivé (je cite), à rendroit où lesRomains avaient construit jadis le fort Emilien(quelle érudition !) il s'abouche avec une jeuneargelésienne qui faisait paître les vaches, et luiachète du lait pour lui dérober une chanson qu'iltrans'crit au vol. ·

Voilà les seuls marchés qu'il ait conclus!Ecoutez avec quelle grâce il se révèle

< La jeune fille chantait encore, lorsqu'unejoyeuse cavalcade apparut sous la ramée. Je meretournai.A la vue de mes tablettes (est-ce assezromain, ce détail! c'est le fort Emilien qui l'ins-pire !). une fraîche bouche de femme s'écriaUn poète Oui, madame, c'est un poète »Et voilà mon troubadour qui donne l'essor àla poésie, qui chante le charme du paysage etqui conclut

<rQui ne bâtirait ici volontiers sa ca-

bane

« Chantez les cabanes, monsieur, répondla jeune femme, je ne les habiterai pas!

1>

Je pense qu'en ce moment le président duclub de Mars était tenté par une présidente duclub de Vénus.

Il résiste, et lorsqu'il touche le sol de Luz, son

cœur bat très-fort. C'est là qu'est né son père

<fEh quoi, monsieur, lui dit-on, vous êtes le fils

de Miquel? c'est un des nôtres. Entrez

<tAh! je le- sens, ajoute le poète dans un

transport élégiaque, pour quitter une pareillepatrie, il ne faut rien moins qu'une révolu-tion et le timbre de 89 vibrant à l'horloge dessiècles.

B

Maintenant que, comme on le sait, il ne doitplus y avoir de révolutions et qu'il reste fort peude choses des principes de 89, M. Jubinal pour-rait fort bien retourner paître ses vaches dansses montagnes. Si l'horloge des siècles s'avisaitde sonner de nouveau, on le rappellerait.

Voilà l'homme dans sa pureté, et le comman-deur dans son innocence; je ne défendrai pas le

député. On n'en parle pas plus qu'il ne parle.Mais il me suffit de cette protestation pour ras-séréner, je pense, le front un peu assombri del'écrivain, du poète.

Non, Achille, tu n'as pas été blessé au talonIl ne dépend pas d'un journal de faire croire queles excellents pruneaux de Tours sont des hari-cots de Soissons. Mais puisqu'il a été questionde décorations et de plaques, je propose que pourvenger un des membres les plus considérables

de la majorité. des.gens de lettres, on luidonne un titre et qu'on le nomme duc de Mal-jp/~Me.

Sa modestie se contenterait d'un tortil de ba-ron mais l'empire ne crée pas pour si peu il

ne fait que des ducs!

~4M.HAV!N,

Directeur du Siècle, promoteur de la souscription pourla statue de Voltaire.

xgmars.

Je ne sais, monsieur, si je vais vous étonner,mais je déclare que vous avez autant d'espritque Voltaire.

Talleyrand, qui s'y connaissait, l'a dit avantde vous connaître. N'est-ce pas lui, en effet, quiun jour discutant la liberté de la presse, qu'ona toujours discutée, a laissé tomber du haut dela tribune cet axiome flatteur pour, le suffrageuniversel x II y a quelqu'un qui a autant d'es-prit que Voltaire, c'est tout le monde. « Ehbien! monsieur, vous qui avez l'esprit de toutle monde, n'avez-vous pas autant d'esprit queVoltaire ?

x

Je défie M. Rouher, lui-même, auquel j'em-prunte cette façon de raisonner, de déduire plusnettement une conclusion.

Vous avez pris l'initiative d'une manifestationimposante. Ces milliers de souscripteurs à la'statue de Voltaire sont la garde mobile du bonsens français, de l'ironie, de l'humanité. Vousavez senti que dans le désarroi des croyances,dans la débâcle des principes, il fallait grouperle pays autour d'un homme qui représente laforce invincible de la raison, le droit éternel del'esprit.

Le lendemain de l'affaire Mortara, vous avezfait briller le nom du défenseur de Calas et deSirven. Dans cette folie de carnaval guerrier,qui débauche l'école au profit de la

caserne, vousavez pensé que Micromégas avait besoin de

faire entendre son rire puissant. Devant la pré-somption des petits hommes d'Etat, vous avezvoulu dresser le juge des vanités humaines, etopposer aux mendiants de places, de plaques etde servitude, le sceptique qui n'a été. l'ami quepour devenir l'implacable railleur des grandsrois et des grandes impératrices.

C'est là, monsieur, une entreprise virile, hon-nête, actuelle. Je vous ai envoyé mon offrandeje vous en ai fait envoyer d'autres, et noussommes parfaitement d'accord sur le premierpoint.

La statue de Voltaire est d'un autre enseigne-

ment national que la statue de M. Btllault. Les

gens qui se sont moqués de votre souscriptionseraient bien embarrassés d'en faire autant pourleurs grands hommes. Défiez-les

Mais si je rends hommage à cette réparationdue au génie le plus essentiellement français,j'ai,quelque défiance de la façon dont le comiténommé se chargera de l'apothéose.

N'a-t-on pas dit qu'au lieu de provoquer letalent, le patriotisme et la verve de nos sculp-teurs français, la commission se bornerait àfaire exécuter et surmouler le chef-d'oeuvre deHoudon, qui est le trésor de la Comédie-Fran-çaise ? Et n'a-t-on pas ajouté que ce chef-d'œu-vre, ainsi grossi et copié, serait amené, en facede l'Institut, pour y voir passer les éphémèresde la gloire contemporaine et couler l'eaur

Je trouve le monument conçu ainsi parfaite-ment ridicule, et je trouve la place très-malchoisie.

Je commence d'abord, au nom de l'art, parme défier de cette copie. Nous avons un mor-ceau inimitable, qui est unique et absolu dansson genre; et vous voulez le doubler, le grossir,en exagérer lesdélicatesses, le rendre banal?

Mais je comprendrais toutefois que la ques-

tion d'esthétique passât après la question desentiment, si l'image à reproduire était bien cellequi convient à la génération. Quoi c'est ce mas-que de Voltaire mourant, infirme, cacochyme,de Voltaire après Irène, que vous oflrez à lajeunesse, à l'espérance? Quoi! vous le ferez gre-lotter sous la pluie, sous la neige, avec les ventscoulis des cinq classes de l'Institut dans le dos,ce pauvre homme à tête chauve, qui n~aura pasmême la calotte de velours de M. Rouher pourabriter son crâne ?

Et vous croyez que ce spectre de la mort ser-vant d'enseigne à la Morgue des immortels, feratressaillir d'aise les passants et palpiter d'orgueilla jeunesse? Non. Si M. Veuillot avait fait partiede votre comité, ce comité n'eût pas agi autre-ment. Il vous resterait à dépouiller le squeletteet à le mettre nu' sur un piédestal dont la mo-querie publique aurait bientôt fait un pilori!

Puisque vous n'avez pas eu l'idée de provoquer un concours d'opinions à ce sujet; puisquevous n'avez pas fait venir un artiste vivant, in-telligent et littéraire, comme A. Préault, par

exemple, pour recueillir son avis, permettez-moi, au nom de mes cinquante centimes, deprotester et de vous. communiquer le plan endehors duquel vous ne trouverez rien et vousgâterez votre excellente entreprise.

Parlons d'abord du monument. Nous parle-rons ensuite de la place à choisir. Ce que vousvoulez honorer dans Voltaire, ce n'est pas salongévité sans doute; c'est son génie et son ac-tion, c'est le.triomphe de la plume. Eh bienpourquoi ne pas chercher à exprimer simple-ment cette idée ?

Voltaire assis et écrivant, voilà le sujetMais une souscription comme celle-là, une

manifestation 'vraiment nationale a plus d'ambi-tion, plus de lyrisme. Je le conçois. Ce n'est pasla représentation, c'est l'apothéose de Voltaireque l'on doit rêver. On veut montrer son génietransfiguré, triomphant

Dressez alors une colonne s'appuyant sur unsocle de granit, une colonne en marbre rose,avec un chapiteau de bronze, portant au som-met, comme une étoile, comme un phare, commeune flamme scintillante, le buste doré de Vol-taire. La plume s'enroulera en palme gigantes-

que autour de la colonne, et la figure du philo-sophe, plongeant dans l'air, se découpant surl'azur, dominera les éclaboussures de Patouillet,et les injures de Nonotte.

Voyez tout de suite l'harmonie, le style, lepoëme au lieu du De jPro/MH~, vous avez un.chant de gloire et d'immortalité; des gazons etdes fleurs s'épandront autour de cet autel, gai,rayonnant, comme le style même de Voltaire. Labase en sera indestructible sur chaque face du

socle, vous sculpterez un épisode de la vie dugrand homme.

Peut-être cette transfiguration ne vous suffit-elle pas encore ? Ce n'est pas le Voltaire dupassé, ni le Voltaire glorifié que vous souhaitez

avec le plus d'ardeur? c'est le Voltaire de l'ave-nir c'est celui qui prévoit les âges. Vous vou-lez, n'est-ce pas, rattacher par un lien perma-nent, par un culte progressif, le souvenir àl'espérance ?'

En suscitant une souscription formidable,vous avez voulu recruter l'armée de l'instruc-tion, de la paix, du bon sens; vous voulez fairehonte à l'ignorance, faire peur à l'entêtement ?.

Soit!

Alors, au lieu de la colonne, dressez le monu-ment d'une fédération nouvelle. Que Voltaire enmarbre, debout ou assis, avec la double majestéde l'âge et du génie, bénisse le petit-fils de Fran-klin, et semble dire ces mots qui seront inscritsen lettres.d'or sur le piédestal Dieu et laliberté!

B

Choisissez dans ces trois manifestations. Ladernière est la plus émouvante; c'est celle quiaurait un sens plus clair, plus accessible à lafoule. Dieu et la liberté! Cela contient tout et

dit tout. Mais par grâce, au nom de la jeunesse,du progrès, de la santé et de l'esprit, de la bonnehumeur du peuple français, ne nous donnez pasce vieillard décharné, et ne laissez pas calomnierpar les étrangers la liberté de conscience, laraison, la philosophie françaises, en faisantcroire qu'elles sont bien malades et près d'ex-pirer.

Voilà ce que j'avais à dire au sujet du monu-ment. Quant à la place, il n'en est qu'une àParis, c'est celle qu'on ne sait comment remplir,et qui attend un prétexte de statue. C'est laplace, du Carrousel, le square Napoléon HI, si

vous voulez.Oui, la France doit à Voltaire un hommage

au moins égal à celui que la Russie et que laPrusse lui ont rendu une statue en face despalais, au milieu des musées. La petite place del'Institut, mesquine, froide, isolée, diminueraitvotre manifestation et en localiserait l'expres-sion.

Vous tirerez d'ailleurs le gouvernementd'em-barras. Il n'ose pas mettre là un Napoléon quin'a aucune raison d'aller piaffer dans ce carrésuperbe. François 1er serait aussi dépaysé. MaisVoltaire, le ~recMr~Mr~ en face de l'hôtellerieoù passent les dynasties issues de la Révolution,quoi de plus simple et de plus beau?

Allez donc solliciter cet emplacement! Que lepouvoir vous dise s'il prétend nous détendred'accepter l'héritage du dix-huitième siècle,quand il a, lui, prélevé largement sa part.

Ou votre souscription n'est rien qu'une ré-clame et alors, vous avez offensé des milliersde citoyèns; ou elle est, et doit rester une mani-festation nationale et libérale. A ce titre, la tolé-rance ne lui suffit pas il faut que l'autorité la

consacre ou la renie

L'APOTHÉOSE D'UN BOURGEOIS.

2q avril.

Les journaux, j'entends ceux qui n'ont ni ga-lon, ni livrée, ont décrit de leur mieux le cor-tége triomphal ramenant à Venise le cercueil deManin.

Comme mise en scène, comme enthousiasmesincère, comme expansion du génie local, on nepeut rien souhaiter de plus magninque que cesfunérailles. Tout un pays délivré, acclamant leprécurseur de sa délivrance; la cité des doges,restaurant le Bucentaure, pour promener surles eaux de l'Adriatique l'ombre de son plusgrand citoyen.; et le bourgeois Manin, le proscriten habit râpé, que nous avons vu s'asseoircomme un maître de langues, fatigué de sa jour-née, à nos foyers prosaïques, éclairant du refletde son immortalité les plafonds obscurcis de Vé-

XI

ronèse, les vieux palais pensifs Certes, c'est là

un spectacle étrange, fantasque, éblouissant

Mais quand, par le souvenir, on rapproche cedécor des conversations fines et doucement iro-niques dans lesquelles Manin se moquait de laVenise romantique inventée par nos drames etnos poésies, on est effrayé/et j'oserai le dire,presque scandalisé de ce contraste.

On ne se représente pas nettement cet hommemodeste, triomphant après sa mort, commeTorquato Tasso.

Quand on songe aux grandes misères qui sesont ajoutées à son exil; quand on se dit qu'a-près tant de douleurs, de deuils, de proscription,ses restes mêmes, à la dernière minute qui pré-cède l'apothéose, sont proscrits par le tombeauqui les avait reçus; et que cette ombre transfi-gurée de la bourgeoisie est reconduite à la fron-tière comme suspecte aux yeux des bourgeoisqui ne veulent pas être transfigurés; quand onsonge à cela, quand on regarde le portrait deManin cette figure large, ce front découvert,bombé comme un dôme de sa patrie, ces yeuxclairs qui n'avaient rien de vague, cette bouchesolide qui martelait les arguments et les chiffres,ce menton résolu, cette barbe blanche, cesgrands cheveux noirs, toute cette physionomiede père de famille, de docteur en droit, de citoyen

s

inébranlable; quand du portrait on passe à l'é-criture, une des plus jolies écritures qui existent,petite, distincte, tranquille, sans allures héroï-ques, sans fièvre, installant seulement la signa-

ture sur un trait large, qui se prolonge commeune gondole, comme l'eau noire d'un canal véni-tien quand on cherche ainsi tout seul, dans lapiété de son souvenir, à évoquer Manin, on esttroublé, dérouté, inquiété par ces fanfares tropbruyantes pour un héros qui n'a jamais portéd'uniforme, de panaches et de décorations

Mais, après avoir lu ces descriptions de feuxd'artifices, dont les mots étaient des fusées quiégaraient ma mémoire, je suis tombé sur l'épou-vantable et sobre narration d'un naufrage, queles feuilles de toutes les opinions publient sousle titre de La nouvelle Me~e.

Une chaloupe sur l'Océan; des hommes dés-espérés qui tirent au sort et qui dévorent l'und'eux ~les horreurs de la faim, augmentées parce repas de cannibales; l'implacable surdité duciel; puis, quand les forces sont à bout, quandle suicide. balance dans ses bras verdâtres cecercueil chargé d'agonisants, la terre étrangère,le secours, le salut, c'est-à-dire la souffrancedans un lit prêté; voilà le récit des journaux.

Il faut sans doute que j'aie l'esprit malade etprédisposé aux choses lugubres, car ce récit m'a

rappelé Manin plus vivement que l'apothéosesomptueuse de Venise.

Je le voyais, ce grand homme dont la vie estaussi simple au début, aussi terrible au dénoû-ment que celle de ces naufragés.

Il se marie jeune, à vingt ans, parce qu'au-cune passion ne l'écarte du devoir, et il travaille

pour vivre. Avocat pauvre, il est le soutien de

sa famille. Peu à peu sa clientèle augmente,jusqu'au jour où la patrie elle-même devient sacliente. II la sert avec courage, par les moyenslégaux, pacifiques; il arme la procédure, il nefait pas de barricades. Pendant vingt ans, il

tient en haleine l'espérance du pays, la défiancede l'étranger; mais uniquement par ses plai-doyers, par ses mémoires, par ses actes. Aucuneimprudence, aucune tentative de révolte.

Il va lentement, sûrement, d'épreuves enépreuves, comme s'il allait de juridictions enjuridictions; instruisant, poursuivant le procèsde la liberté contre la domination. Tout lui estbon,, excepté ce qui' paraît bon aux étourdis, )e

poignard ou l'épée. Dans cette Venise, qui rede-viendra légendaire et romantiquepour accueillir

son ombre, il souffle la vie moderne de toute laforce de ses poumons.

Les questions d'industrie palpitent sous saplume, s'échauffent à sa, parole, comme des

questions de sentiment. Les congrès scientifi-

ques, le choléra lui-même, lui sont des occasionsde parler de la liberté. Sa Marseillaise s'appel-lera la Marseillaise des c~M!'Ms ~e~er. Il serale Tyrtée des intérêts positifs unis aux intérêtsimmatériels.

Quand il faut descendre sur la place Saint-Marc, Manin descend avec la même simplicité.Léonidas garde national, au prosaïsme viril, ilfait du sublime sans le savoir, comme des bour-geois font ailleurs de l'ineptie.

Dictateur, chef suprême de ce peuple qui adroit aux sympathies du monde entier, et que lemonde entier abandonne, Manin sait résister,lutter, attendre et faire attendre, sans autresmoyens de gouverner que sa parole, que soncourage, que sa vertu. L'émeute, les rivalités ledéchirent à l'intérieur; les boulets de Radetzkyle cherchent et le menacent du dehors; et commela guerre est le signal des autres fléaux, la faim,la fièvre, l'épidémie tombent, ainsi qu'une nuéed'aigles à deux têtes, précédant l'Autriche.

Manin maintient les mourants, ensevelit les

morts et fait face aux vivants. Il lutte jusqu'à ladernière bouchée de pain. Comme sur le radeaude la nouvelle M'éduse, quand toute espérance

est morte, il ce'de il quitte la ville qu'il a défen-due et qu'il fait respecter du vainqueur par unecapitulation honorable.

Ce n'est pas le Bucentaure qui l'emporte àtravers~'Adriatique,ce dernier citoyen de Venisevaincue, c'est uri navire française dont le nom seprête mieux aux misères, à l'exil, à la mort;c'est le.P/M~o~. Il est bien choisi, puisqu'il dé-barque à Marseille la femme de Manin, mou-rante, atteinte d'un double mal, le choléra etl'Autriche. C'est l'oreiller d'une agonie quel'exilé emprunte à Marseille. Son premier pas enFrance lui creuse une tombe

« Tout est fini, tout est perdu, sauf l'hon-neur

Bécrivait dix jours avant de quitter Ve-

nise, la femme héroïque de ce bourgeois-héros.« Je vais en terre étrangère où j'entendrai unelangue qui ne sera point la mienne ma languesi belle, je ne l'entendrai plus. jamais plus! »

Avait-elle, en écrivant ces lignes, le pressen-timent que sa prédiction devait s'accomplir sivite ?

Manin arrive à Paris avec un double deuil.Comme l'a écrit un de ceux qui l'ont particuliè-rement aimé, il n'avait emporté de Venise quela gloire dont il s'était couvert, ressource mé-diocre, vêtement incertain! Le dictateur, quiavait donné au monde la leçon perdue du cou-

rage et de' l'honneur, donna des leçons d'italienau cachet, dans les familles bourgeoises qui vou-lurent bien l'honorer de leur confiance.

Etait-il convenable d'humilier les élèves endécernant de trop grands honneurs à la dé-pouille de ce professeur de langues, qu'on saluaità peine de son vivant ?

Les blessures de la pauvreté n'étaient rienpour le grand proscrit. Sa plaie, celle dont il estmort, sa véritable maladie de coeur, c'était le

regret de Venise c'était la douleur de ne l'avoirpas sauvée. Entre sa fille et son fils, il s'épan-chait. Son fils reste seul aujourd'hui.

Emilia Manin fut l'avant-dernière et la plusdouloureuse agonie de ce grand homme quimourut tant de fois avant de mourir. Pauvrepère! Combien de fois, les yeux ardemment fixés

sur ce pâle visage qui se transfigurait déjà, nel'a-t-il pas interroge pour lui arracher son se-cret H avait fait reculer les fléaux dans la villeassiégée il ne pouvait faire reculer la mort im-placable, impassible qui montait lentement àson pauvre logis pour lui disputer sa suprêmeconsolation.

« Dès qu'elle eut cinq ans, disait-il en parlantd'Emilia, je m'aperçus que nous nous compre-nions »

J'en appelle aux coeurs des pères, n'est-ce pas

là le mot sublime et vrai d'un père absolumentpère! Ils se comprenaient! lui, l'homme simple,aux idées droites; elle, l'âme pure aux idées éle-vées Il n'y a pas de conscience trop jeune pourlà conscience paternelle; comme il n'y a pasd'enfant trop grand pour les baisers de la fa-mille. Manin avait sa Béatrix, qui le soulevaithors de l'enfer, et qui, montant avant lui, l'atti-rait dans l'infini!

Quand il s'échappaitd'auprès de sa bien-aiméefille, ayant peur de la quitter, c'était pour allercacher à la hâte, dans son journal, le sanglotqui débordait. Et quel journal! il a pour titreAlla ?M/~ santa M~r~'re/

Pauvre proscrit l'image de Venise s'était faite

avec sa chair, et vivait ou plutôt souffrait à côtéde lui.

Emilia mourut, comme était morte sa mère,comme mourut Manin. Et le dernier souffle decette muse de l'exil emporta ces mots « ChèreVenise, je ne te verrai plus! »

L'heure vint enfin pour l'exilé d'aller chercherune patrie inconnue..Il se courba à son tour, eton réunit le père, la mère et la fille dans un ca-veau offert par le peintre des mélancolies, ~4?-.Sc/!<~er.

Voilà la destinée de l'homme que l'on ramène

avec des fanfares des statues*épiques le couron-nant sur une estrade flottante! l'Italie ne setrouve pas assez riche pour dorer son apothéose.Le lion de Saint-Marc semble s'animer et luidire en le saluant, les paroles gravées sur lelivre Pax tibi, Evangelista ~Me~! C'est undébordement de splendeurs et d'enthousiasmenational. Tout le monde applaudit, et j'applau-dis moi-même 1

Pourtant, j'aime mieux évoquer le souvenirde Manin sur un fond de tableau plus simple,plus triste, plus semblable à la vie et à la mortde ce bourgeois sans reproche, comme il était

sans crainte. L'Italie l'a fêté; la France l'a mieuxhonoré peut-être en défendant qu'on l'honorât.On n'a pas voulu donner de solennité au trans-port de son cercueil jusqu'à la frontière; on ainterdit les palmes, les hymnes; cela eût troubléla paix et offusqué les bourgeois de chez nous;ils eussent confondu ce modèle avec quelque ré-volutionnaire, quelque anarchiste; ou bien, ceuxqui eussent compris, se fussent trouvés grotes-ques en présence de cette âme de bourgeois,grande et fière.

Il faut ménager les comparaisons On a eupeur de cette ombre que la majesté de la cons-science élevait si haut, et l'on ne permet décem-ment aux ombres de se produire, qu'avec de la

musique, en plein opéra. Nos Hamlets gros ettsatisfaits n'ont pas besoin d'être troublés dansleur digestion par un spectre si solennel, pourdevenir fous; leur cervelle se dérange à moins defrais.

Ce dernier proscrit nous pesait; il n'aurait euqu'à ensemencer la terre du cimetière autour delui, et qu'à faire germer des vertus inutiles!Nous ne savons peut-être pas toujours où nousallons, mais nous avons toujours une raison d'é-go'i'sme bien entendu pour faire ce que nousfaisons. ·

Nous avons muré la vie privée nous avonsmuré la vie politique ah si nous pouvions mu-rer l'histoire, murer le ciel, murer l'avenir! IIfaudrait pouvoir également murer la mer, pouréviter de nouvelles Méduses, des naufragescomme celui dont les journaux ont parlé césjours-ci, et qui rappelle trop la catastrophe dela Restauration.

LA RÉCEPTION DU Ph:RK GRATRY PAR LE FRÈRE

VtTET

yavri).

J'avais recueilli, dans une lettre qui resterainédite, les titres. de la ~)'M~x~'e/<?rr~M~e7~?p.On a pensé que cette réclame susciterait des en-vieux je l'ai'déchirée Je cherche aujourd'huiles titres de l'Académie française au respect et àl'estime des contemporains; je suis bien certainde ne pas faine de jaloux.

Les réceptions académiques sont les seuls spec-tacles qui se soient refusés jusqu'ici à l'invasionde la musique; et sachant que le sommeil desimmortels n'a besoin d'être ni troublé ni bercé,les musiciens de PInstitut gardent pour eux leur

XII

musique gaie, et versent à l'Opéra leur musique

ennuyeuse.C'est dommage une réception comme celle de

jeudi dernier pourrait servir à la liquidation detoutes les infirmités académiques; elle ne sauraiten devenir plus longue, plus lente, plus fasti-dieuse pour les auditeurs; plus étrangère augoût public, à la vie sociale.

Sur les tréteaux ordinaires, ce qui ne vaut pasla peine d'être dit, on le chante à l'Académiefrançaise, ce qui ne vaut pas la peine d'être sifflé,

on l'applaudit.Voilà pourquoi la monotonie des ovations

couronne la monotonie des discours, lesquels

sont eux-mêmes le couronnement d'un, talentmonotone.

Si l'on veut bien y réfléchir, le palais de l'Ins-titut, avec ses deux ailes en retour, forme unarc, et comme un bâillement de mâchoire gigan-

tesque. C'est l'enseigne. On a supprimé les pe-tits filets d'eau claire que distillaient les lionsdevant la porte. Ils pouvaient servir; et riend'utile ne doit demeurer autour .de ce monu-ment.

Il ne faut pas croire cependant que toute ma-lice soit exclue de cet édifice solennel. Dans cer-taines réjo,uissances du moyen âge, à la fête desfous par exemple, les églises servaient de lieu de

récréation au clergé, et les chanoines, unis auxenfants de choeur, faisaient de grandes partiesde paume ou de barre, une fois l'an, dans l'inter-valle de deux offices.

L'Académie a la tradition de ces décentes sa-turnales une ou deux fois par an, elle a la petitefête des sages; et elle joue à la paume avec la.

vanité d'un récipiendaire. Il est bien rare qu'onne fasse pas ce jour-là sauter sur la raquette laréputation du présomptueux qui se croit aimé

parce qu'il a été élu. On se venge de l'avoirnommé en lui prouvant ironiquement qu'il n'a-vait aucun droit de l'être.

Si la vérité des faits généraux de l'histoire semêlait à cet accès de véracité intime, les récep-tions pourraientavoir leur intérêt et leur utilité.Malheureusement la franchise ne s'étend pas audelà de la malignité, confraternelle;' et la médi-sance envers les personnes se fortifie de la ca-lomnie envers l'histoire.

Jeudi, le pçre Gratry, qui succède à Voltaire,a pu dire impunément que le dix-huitième sièclen'était pas le siècle de Voltaire; que Louis XVavait commencé la révolution; que Louis XVI*1

était mort pour avoir donné la liberté aux deuxmondes; que la Convention n'avait pas sauvé laFrance de l'Invasion; que c'était elle, au con-traire, qui avait légué des désastres à Napoléon,

que la. réaction est pleine de miséricorde et larévolution toujours pleine de fureur; que l'âmede la France réside dans les médiocrités; queM. de Barante était un grand,homme; et quelui, le P. Gratry, n'a été nommé qu'à cause de

son habit d'oratorien; et il a terminé ce tableauconfus par une prophétie qui nous garantit,moyennant l'intercession d'un nouveau saintsaint Barante, un esprit parfait et le règne de lapaix sur la terre.

A ces monstruosités historiques exhibées sansart, l'assemblée, enchaînée par le narcotique del'Institut, n'a pas tressailli. Il est vrai de direqu'elle a été sobre d'applaudissements. De tempsen temps, quand le mot liberté grinçait au boutd'une période, comme une girouette au-dessusd'un donjon, un petit'murmure flatteur se fai-sait entendre. Mais cette .politesse ne tirait àconséquence, ni pour la sympathie qu'inspiraitl'orateur, ni pour sa façon d'interpréter la li-berté.

Ainsi, voilà ce qui se proclame devant laFrance souscrivant par milliers à la statue deVoltaire Celui-ci ne mérite pas de donner sonnom à ce grand dix-huitième siècle dont il a étéla flamme, l'aigrette et l'action

Le P. Gratry a parlé encore du ricanement

7

voltairien. Mais ne dirait-on pas que le défenseurde Calas, de Sirven, de Labarre a passé sontemps à railler tout, à se moquer de tout, et nes'est jamais attendri sur les injustices, sur les mi-sères, sur les iniquités sociales! C'est comme sil'on prétendait que Molière n'est qu'un farceurLe rire est souvent l'héroYsme de la douleur, lafierté de la raison. Celui de Voltaire est humaincomme celui de Rabelais. Éteignez ces rires-làdans l'histoire de l'humanité, et vous réveillezdes sanglots, vous obscurcissez des clartés!

Le P. Gratry ne voit que du libertinage, ducynisme, de la frivolité dans le siècle de l'Ency-clopédie il appelle Voltaire, Diderot, Rousseau,d'Alembert et les autres une ecM~e z~~re. Ehbien! écumez! et dites-nous ce qui restera? Si

ces gens-là, les /~er~'MS, continue l'orateur, ontparlé de justice et d'humanité, c'est qu'ils n'ontpas pu faire autrement et qu'ils ont eu besoinde plaire au goût du jour. Mais le goût, qui doncl'avait formé?

Le P. Gratry salue les principes de 8g, maisil a si peur de les confondre avec la Révolution,qu'il en ferait volontiers les principes de 88.Quant à la Convention, elle fut une assembléede scélérats; elle n'orgànisa que le meurtre; ettout ce qu'on raconte de ses travaux, de ses ton-dations, des armées qu'elle improvisait, n'est

sans doute qu'un tissu d'absurdités. La terreur,l'échafaud, voilà son unique but.

Quand cessera-t-on, pour décrocher des ap-plaudissements, pour faire accepter des uns et,pardonner par les autres un faux libéralisme quipromet tout et qui ne donne rien, quand ces-

sera-t-on d'agiter ces guenilles sanglantes de 9 3 ?

Ne voir, dans la crise effroyable qu'ont traverséenos pères, qu'une ivresse de scélérats, c'estdéshonorer l'humanité et diffamer le bon senspublic. Plaignez les victimes, détestez la néces-sité ou l'erreur des bourreaux, mais ne remuezpas toujours ces ombres qui n'ont.rien à fairedans le monde des vivants!

Le P. Gratry prêche l'union, la concorde; iloffre la coupe à tous les partis, mais en mêmetemps, il dit à ceux qu'il veut réconcilier:Vous, vous boirez du vin de vos vignes, et vous,vous boirez du sang que vos pères ont verse!

mais vous trinquerez ensembleCette communion d'Atrée et de Thyeste, sour-

noisement offerte, sous prétexte d'effusion, estla maladresse éternelle de ceux qui n'ont pas'l'âme assez-haute pour rester fidèles à la raison,'jusque dans ses vertiges.

Laissons le sang figé sur la terre qui l'a reçu

Chaque parti a ses victimes et a eu ses bour-reaux L'histoire est un cimetière la vie planeau dessus.

Que dans une assemblée littéraire, que dansune solennité où 'toute controverse est impossi-ble, on se livre à de pareilles provocations, c'estlà un manque.de goût, d'esprit, de justice et sur-tout de savoir, qui rouvre les abîmes, au lieu deles fermer.

Tout naturellement M. Vitet, petit-nis d'unconventionnel, n'a .pas défendu la Convention;mais en revanche, il a loué, dans M. de Barante,la fidélité à des principes conservateurs, qui ontfait de l'historien des Ducs de .6o!<r~'d~'Kc, unfonctionnaire 'sous tous les régimes.

Sous-préfet en 1807, préfet en 1809, heureuxde voir l'Empereur signer à son contrat de ma-riage, à la veille de 18! M. de Barante n'acessé de servir que pendant l'intervalle des centjours. Il fut assez hardi pour se réserver, àl'heure où le sol était mouvant. Sa prudence luiest comptée aujourd'hui comme un acte viril.

Après Waterloo il n'a plus le souvenir del'homme qui a signé à son contrat. II devientconseiller d'Etat et défend devant les Chambresle monopole dù tabac. La Régie lui doit un mo-nument les priseurs ne sauraient lui pardonner.

Devenu pair de France, casé dans l'indépen-dance de. l'inamovibilité, il manifeste quelquessymptômes de cette opposition avantageuse,grâce à laquelle on plaisait au public sans dé-plaire outrageusement au pouvoir i 83o le pros-terna dans le parti conservateur. Il fut un desplus énergiques à flétrir la campagne des ban-quets,. à demander des répressions et à ne pasvoir venir la catastrophe qu'il provoquait.

Cette perspicacité le prédisposait à écrire l'his-toire de la Révolution et le chapitre le plus diffi-cile de cette histoire. Pour se venger de tS~S quil'avait culbuté, il !~rofZM, dit M. Vitet qui le'loue de cette improvisation, trois volumes sur laConvention; et c'est ce travail hâtif, pamphlé-taire, fait par rancune, que l'on nous, donnecomme un jugement définitif et sans appel

Non, l'histoire de la Convention reste à faire,comme il restera toujours quelquechose à écriresur la vanité des historiens, sur la fatuité deshommes d'Etat, sur la puérilité des académi-ciens. M. Vitet parle dédaigneusement de /'n!-nombrable foule qui se mêle décrire; il sembleque la faculté de traduire son opinion par laplume, soit pour lui un privilège. Est-il biensûr de ne pas rentrer plus tard dans cette fouleépaisse? L'ancien député de Louis-Philippe a lavocation des majorités compactes.

QM~M/ aux parodistes du comité de salutpublic en 848, dont le satisfait de i S~y'se mo-que avec tant de courage, vingt ans après, ils

ont borné leur cruauté à destituer le fonction-naire de M. Guizot; cette rigueur leur vaut unehaine qui s'épanchait agréablement jeudi der-nier, mais dont la manifestation manquait d'à-propos.

En somme, dans les deux discours, on cher-cherait en vain un sentiment qui profite, un mou-vement qui électrise, une expression qui élève.M. Vitet vante le styl& comme le P. Gratryvante la paix, de iacon à les faire peu envier. C'estle néant de l'esprit proclamé par le néant de laphrase.

Je disais que les lions de la façade de l'Institutne servaient plus de fontaine; c'est que les joursde réception, le robinet coule à l'intérieur. L'A-cadémie, jeudi dernier, a filtré de l'eau claire dequoi combler je ne sais combien de seaux!

A Son Altesse ~0/6 FRÉDÉRIC-AuGUSTE-GuiL--LAUME-CHARLES

Hx-Juc de Brunswick et Limbourg, chef de la maisonroyale des Guelfes, etc., propriétaire à Paris.

oavri).

Monseigneur,

Je ne songeais pas plus à vous que n'y son-gent sans doute vos anciens sujets, quand lesjournaux publièrent votre protestation contre leseffets de la révolution du 7 septembre i83o, etles titres de votre dynastie. à un rembourse-ment.

Je soupçonnai qu'un prince économe, qui re-vendique ses biens, ne jette pas par les fenêtresune publicité inutile, et je conjecturai que vousaviez sans doute de bonnes et excellentes raisons

pour espérer une restauration.

XIII

Dès lors, monseigneur, je résolus d'être lepremier, non pas à devancer la justice du peuple(cela ne me regarde pas), mais à vous soumettreune pétition tous les gouvernements, hors celui

que vous préparez, étant déjà encombrés de pé-titions, et ma requête ayant peu de chanced'être discutée dans un Sénat actuellement enexercice.

Un Anglais ne passait jamais à Rome, devantcertaine statue de Jupiter, sans lui tirer grave--ment son chapeau; et, comme on lui demandaitla raison de cette politesse, il répondit

Si le christianisme succombe dans la lutteengagée contre l'Église, Jupiter me paraît le seulDieu tout prêt à prendre la suite des affaires; il

se souviendra que je l'ai salué dans 'sa dis-grâce.

Vous n'êtes pas Jupiter en personne, monsei-

gneur, vous seriez plutôt le galant dieu Mars;mais comme nous avons vu en Europe des'res-taurations plus improbables, vous avez autantde chances d'être accueilli à bras ouverts, quevous vous en croyiez peu d'être expulse jadis àpoings fermés; et je serais plus surpris si votreconfrère Orllie Antoine I' souverain d'Arau-canie et de Patagonie remontait sur la touffed'herbe constitutionnelle qui fut son trône.

Les manifestes de Brunswick sont célèbresd'ailleurs par leur infaillibilité; votre aïeul mena-çait de prendre Paris; vous en êtes aujourd'huiun bel ornement. L'accomplissement de cetteprophétie vous portera bonheur; et si le ciel vousavait accordé des enfants légitimes, je ne doutépas qu'ils n'eussent eu la gloire un jour de por-ter au front, dans leur couronne, les beaux dia-mants que vous possédez par la grâce de Dieu,

et que vous portez modestement en boutons degilet et de haut-de-chausses.

Supposons donc, monseigneur, que les lam-pions, qui sont la preuve la plus éclatante del'enthousiasme populaire, viennent de s'allumer,et que dans le château héréditaire qui vous areçu, vous préparez une constitution car il n'ya pas de bonne restaurationsans une constitutionnouvelle. J'interviens alors, et je vous présente lasupplique suivante, en vous priant de la méditer,de ne la confier ni à messieurs vos sénateurs, quipourraient l'égarer sans y répondre; ni à cer-tains officieux qui pourraient la fourrer dansdes paquets compromettants, et dénaturer sontexte.

Je suis convaincu, monseigneur, qu'en faisantdroit à ma pétition, vous rassurez les pères defamille, vous garantissez les traitements des

hauts fonctionnaires, ce qui est garantir l'avenirdes dévouements, et vous vous installez plus so-lidement sur le trône, que si vous aviez unearmée de plusieurs millions d'hommes.

Le danger des dynasties, c'est la pensée. Ondit ailleurs que c'est le matérialisme ne le

croyez pas. Puisque les intérêts matériels sontceux que l'on rassure d'abord, que l'on consulteensuite, leur extension même exagérée ne sauraitêtre nuisible et le principe spiritualiste par excel-lence est celui qui réclame dans ce moment, avecle plus d'autorité, le maintien de son pouvoirtemporel, c'est-à-dire une garantie matérielle.

Vous l'avez déjà comprisvous-même, monsei-gneur, vous qui, depuis trente-huit ans, reven-diquez avec une persistance si héroïque votrefortune privée, et qui parmi tous les livres néces-saires à l'enseignement et à la consolation desprinces, voulez sauver surtout le livre de caisse.

Ne permettez donc jamais dans vos Etats,sous prétexte de liberté d'enseignement, la pro-pagande des idées de sacrifice, de pouvoir à bonmarché, de gratuité même. C'est avec ces idées-là qu'on. perd l'élégance des 'habitudes, le luxeindispensable, les vices qui rapportent au budget,et lesgros appointementsquistimulentl'ambition.

'l'out le monde est d avis que la paix tient àl'harmonie des rouages d'un gouvernement; or,puisque les rouages d'en haut sont dorés, pour-quoi les rouages d'en bas n'auraient-ils pas aussileur dorure? et puisque l'or donne et favorisetoutes les convoitises, pourquoi voudrait-on re-fréner les appétits matériels ?

Un peuple ne peut pas plus vivre de l'air dutemps, de l'azur du'ciel et des fleurs qu'unprince ne se nourrit de cantates, et qu'un jour-naliste officieux ne s'engraisse de son admiration'désintéresséepour les fonds secrets.

Ce qui fait l'agitation, le trouble, l'incertitudedans la politique; ce. qui oblige les gouverne-ments les mieux intentionnés à publier parfoisdes manifestes et des prospectus, c'est précisé-

ment que tout n'est pas encore et uniquementassujetti aux influences saines, logiques de lamatière. Quand on se contentera de la vie douce,des belles villes, des beaux palais et des belles

troupes, il n'y aura plus ni guerre civile ni guerrede nationalité.

Faites donc, monseigneur,comme on fait avectant de succès dans les Etats modèles qui n'ontplus de révolutions, et qui n'en auront jamaisplus

Commencez par la jeunesse. Empêchez-la defréquenter les philosophes, et persuadez lui quetoutes les démarches bruyantes, que toutes lespétitions généreuses, que tous les tumultes sontfomentés par des repris de justice. Il n'y a queces gens-là qui aient un intérêt visible à la liberté,donnez aux enfants l'amour des choses solides,le respect des majorités. Habituez-les à plier

sous le nombre; ils se mettront plus facilementà

genoux plus tard devant les gros chiffres.

Les poëtes sont des ennemis; ce qu'ils appel-lent l'idéal est une sorte de société secrète insai-sissable et invisible qui prétend régenter les âmes

et se passer de l'estampille de la police. Commevous ne pouvez claquemurer l'idéal, chassez lespoëtes Vous êtes le chef de la maison royaledes Guelfes, souvenez-vousde Dante le Gibelin,et n'oubliez jamais que les écrivains de génie

sont fatalement de l'opposition.

Préservez donc la jeunesse du génie. Défendez-lui les beaux vers, les vers héroïques. Les pèresne pourraient plus fausser de serments, si lesfils avaient des préjugés sur la fidélité à la paroledonnée, sur la justice, sur toutes les billeveséesde la morale.

Les chevaux et la musique sont d'une grande

ressource pour occuper les adolescents. Les con-cours hippiques, les courses, les gymnases, lesexercices du corps, voilà de quoi dompter lestempéraments sanguins.

Persuadez-leur que tous les triangles égali-taires sont des trapèzes.

Quant à la musique, elle fait merveille sur lestempéraments lymphatiques, et l'orphéon est unexcellent moyen de discipline.

Si les chevaux et les musiciens ne suffisentpas, s'il faut enfin permettre à Télémaque de lor-gner Eucharis, sachez, ô Mentor! que la satiétéet le dégoût sont les meilleurs préservatifs Blasezvite les jeunes gens sur ce chapitre dangereux.Rassasiez leurs regards par les exhibitions lesplus libérales; qu'ils apprennent à mépriser cesexe auquel ils ne doivent que de l'argent.,

Construisez des théâtres si luxueux qu'on nepuisse y représenter que les jardins d'Armide.Bâtissez des maisons si riches qu'il faille beau-coup de ressources à l'amour pour y mettre leduvet de son nid. Faites que toute mansardesoit un boudoir, et comme il est juste de sacrifierà la démocratie, dans nos sociétés modernes,obligez les fils de famille à se ruiner d'abord pourles filles de leurs concierges; cela éparpille et faitcirculer la richesse. Ne vous inquiétez pas duchiffre croissant des bâtards et des infanticides.

11 faut bien des recrues pour la réserve de l'a-mour et des tribunaux.

Quand la jeunesse énervée, fatiguée, à boutd'argent et de sève, voudra s'installer dans cette.convoitise à deux, qu'on appelle le mariage,montrez-lui de loin les traitements, les honneurs,les décorations, et faites-lui comprendre que lebut de la vie, c'est de vivre, et que par ce tempsde cherté, on ne vit bien qu'en se vendant cher.

Ne craignez pas de révolution, de propagandesubversive de la part d'une jeunesse qui s'estpréparée dès l'enfance.à la maturité. Le luxe estle meilleur des freins, et le luxe est devenu unenécessité comme la garde mobile.

Le commerçant a besoin de commanditel'artiste a besoin de commandes le journalistedoit payer le droit d'écrire, le droit de se trom-per, et surtout le droit de dire la vérité. Le prêtrene saurait se passer d'une église dorée, pim-pante, qui fasse recette. Le soldat sait qu'il y aun lingot dans un bâton de maréchal.

On tolérait autrefois des clubs, des congrès,des assauts de paroles c'était l'outre des tem-pêtes c'est ce qùi vous a chassé de Brunswick.

On a remplacé tout cela par l'exposition des ri-chesses nationales, internationales, et ces fêtesqui coûtent gros n'exigent aucun désintéresse-ment de ceux qui les entreprennent.

Vous le voyez donc, monseigneur, le couron-nement de tout édifice social doit être, comme la

couronne des rois, en or pur ou en ruolz. Unepétition contre le matérialisme serait une péti-tion contre l'ordre logique. On a tout matérialisé,et on ne s'en trouve pas plus mal.

Un professeur qui, dans une chaire quelcon-que, enseignerait autre chose que la suprématiede la matière, serait un séditieux qui ne suivraitni les discussions des Chambres, ni le mouvementde la littérature réaliste, ni la Bourse, ni lesthéâtres, ni les expropriations. Il faudrait l'ex-pulser au plus vite; et si, pour comble de folie,il était médecin, il faudrait lui déchirer son di-plôme.

Dans une société qui n'a plus que des esto-macs, et qui ne s'occupe que d'améliorer lesconstitutions. physiques, un médecin qui par-lérait de l'âme, de l'esprit, des chimères, man-querait à son mandat. Il n'y a plus de place pourles rêveries aux étoiles. Les étoiles elles-mêmesont un tarif; elles sont cotées.

J'ose donc espérer, monseigneur, que si vousrentrez jamais dans le château de vos pères,

vous n'oublie.rez pas cette humble requête, etqu'après avoir nommé un pouvoir conservateur,pour faire des conserves, vous lui enjoindrezd'établir sur des bases solides le règne de la ma-tière qui empèche le règne des idées.

Pas de presse libre, on aimerait à la lire! pasd'enseignement libre, on s'y intéresserait pasde droit de réunion, cela déplaît aux gens de po-lice pas de regard dans la vie privée, cela obligeà soigner les murs et la conscience pas de viepublique, cela met tous les jours en question lamoralité du gouvernement! pas de littérature àidées, cela surexcite! pas de théâtre pour fairedes hommes; mais des théâtres pour faire desfemmes

De belles rues, de belles maisons, de beauxjardins, de belles casernes, des squares, des parcs,une succursale pour la prison des journalistes,

un hôpital de plus pour les artistes; voilà l'es--sentiel. Hors deJà tout est mystère et danger!

C'est ainsi, Altesse, que vous vous maintien-drez sur le trône si par hasard une nouvellechute venait contrarier mon horoscope, je n'hé-'siterai pas à reconnaître que mon système estdéfectueux mais comme les autres systèmesn'ont pas profité davantage aux dynasties, j'o-serai vous engager alors à renoncer au métier.

Quand on a des rentes, à quoi bon se donnertant de tracas

LES FILLES LIBRES-PENSEUSES.

~4 Monseigneur DUPANLOUP, ~e~Me Or/M?M,W~M~r~ l'Académie /r~MC~MC.

18 avril.

Monseigneur,

Vous êtes le plus grand écrivain de l'épis-copat français et le plus fécond des académi-ciens.

Cet éloge, qui ne coûté rien à ma franchise,blessera votre modestie, mais rassure ma cons-cience, au début d'une lettre qui ne sera passans doute jusqu'au bout un encensoir.

Chaque semaine, même la semaine sainte, voit

un nouvel appel de vous à la curiosité du pu-blic vous seul n'êtes jamais fatigué de vos oeu-vres vous ne vous reposez pas d'écrire, parce

XIV

que vous ne vous reposez pas de haïr. la libre-pensée et dans les jours de pénitence, vous re-doublez d'acrimonie pour ajouter aux mortifi-cations du carême. On voit bien, monseigneurd'Orléans, que vous êtes évêqué au pays du vi-naigre reste à savoir si nous serons confits.

Dans une abominable féerie, que je vous dé-

nonce comme l'ceuvre de matérialistes fieffés,

une pauvre jeune fille qu'on appelle P<MM-~ /lMeexécute, en un tour de main et sans y rien com-prendre, un gâteau mirobolant avec une infinitéde croquants et de sucreries, rien que par la puis-sance d'un anneau. Monseigneur, vous avez audoigt l'anneau de Peau-d'Ane, et c'est miraclede voir s'édifier sous vos mains, galettes, bro-chures, brioches et manifestes.

Quel temps vous reste-t-il pour conduire vosouailles et prier ?

Mais, répondrez-vous, qui travaille prieC'est justement à cet aveu, que je veux vous

amener, monseigneur. Ne reprochez donc plus

aux honnêtes mères de famille de chercher dutravail pour les honnêtes jeunes filles; car si le

travail est une prière, les écoles professionnelles

sont des écoles de piété.Vous êtes pasteur dans un pays qui honore

une bergère active et pratique. Jeanne d'Arc nese contentait pas de prier le jour où !e foyer com-mun était en danger elle prenait bel et bien lesarmes et se faisait soldat; elle travailla elle'aussi. Il est vrai que l'Église la fit brûler pouravoir agi comme une libre-penseuse mais il estvrai également que vous avez fait son éloge.

C'est le patriotisme de Jeanne d'Arc et savertu jusqu'au devoir du mariage, que lesécoles professionnelles veulent enseigner. Onn'est pas patriote seulement pour les horionsdonnés aux ennemis; de même qu'on n'est pashomme d'évangile seulement pour les injures etles diffamations que l'on distribue.

Honorer son ménage, donner de bons exem-ples à ses enfants, participer à la tâche communepar un effort quotidien, parle travail des mains,

par le rayonnement de la pensée, c'est le patrio-tisme modeste des femmes, celui qui s'apprendaux ateliers de ces écoles, et qui ne s'apprendpas toujours suffisamment à l'Église.

Dans votre diatribe contre les écoles profes-sionnelles, publiée par l'Union, la foi vous em-porte, monseigneur, au-delà de la bonne foi, etil se trouve qu'en perdant les vertus de modé-ration qui sont des vertus épiscopales, vous per-

dez toutes les qualités de l'espritet du bon goût,qui sont des vertus académiques.

Moi qui n'ai plus assez de religion poursavoirinjurier, j'essayerai de vous répondre sans in-sultes, et je n'oublierai pas que vous portez unerobe. Libre à vous de l'oublier en parlant à desfemmes. C'est rivalité de costume.

Mais la robe est l'uniforme de la diplomatie;et vous, monseigneur, qui avez reçu le derniersoupir de Talleyrand, vous commettez des ma-ladresses de violence, d'injustice que le .dernierdes Basiles saurait éviter.

C'est assez de M. Veuillot pour diviser te partiet pour faire des athées.

J'ajoute que le temps n'est pas propice auxdénonciateurs. Les lauriers de M. de Kervéguenn'empêchent que lui de dormir.

Vous attaquez les écoles professionnelles, dontle but est ex'ce//e~, dites-vous, mais qui ont le

tort dans la pratique d'exclure la religion desexercices intérieurs de l'école. Vous voyez là desfoyers de pestilence morale, des pépinières delibres-penseuses. On ne fera pas, comme dansvos saints ouvroirs, des membres de confréries,des jeunes dévotes, non. Mais on fera, avecplus de garantie peut-être, des honnêtes femmes.

Croyez-vous, monseigneur, que la piété pré-serve mieux l'innocence que ne la préserve letravail? Croyez-vous qu'on ne trouverait pasau-dessus de l'oreiller d'une fille déchue quel-que objet de dévotion ? Je ne parle pas des ma-dones qu'on voile fort à propos dans les boudoirs

et dans les mansardes d'Italie mais en France,à Paris, croyez-vousqu'il n'est pas plus. rarede trouver un métier à coudre qu'un chapeletou qu'une médaille bénite dans une chambreprofanée ?

Je sais. bien que c'est de la mauvaise dévotionmais il n'y a pas de mauvaise ardeur au travail.Toute aiguille qui coud a sa bénédiction, quiprotège mieux qu'un rosaire indulgencié.

Est-ce à dire que l'on ferme sy-stématiquementle cœur des jeunes filles à ces rosées du ciel quisoulagent et qui réconfortent parfois l'esprit hu-main ? En leur enseignant une profession, leurdessèche-t-on le cœur, et leur interdit-on lesrêves infinis, les actes de foi, la prière même ?Non C'est ici, monseigneur, que votre loyautétrébuche et feint de ne pas voir.

Vous lisez les prospectus de ces écoles, mais

vous ome~e~ /ejp~M~ essentiel, et je vais vousfaire juge vous-même de votre justice, sauf à

vous, monseigneur, à adresser ensuite des ex-cuses aux femmes recommandablesque vos in-sinuations blessent dans leur conscience.

Les écoles sont ouvertes aux enfants de toutesles religions.

Voici ce que dit le prospectust L'École' compte parmi ses élèves des enfants

de différents cultes, la ~o/o~~es~we~~OKracco~e/ncH~ des devoirs religieux, est

scr~z</eMse~e~ observée l'administrationveille avec la plus attentive sollicitude à ce quel'enseignement intérieur de la maison, inspiréd'ailleurs, dans toutes ses parties, par une mo-rale austère, ne puisse blesser la foi religieusede personne.·

La mission des dames qui se sont faites maî-tresses d'école ne cesse pas après les leçons.

-Quand elles ont donné un état, les éléments d'unart industriel, la ressource de tout un avenir detravail et d'économie pour la jeune fille qui serafemme et mère un jour, elles ont soin, en pla-çant ces néophytes du labeur humain dans lesateliers, de réclamer des garanties pour la cons-cience de ces jeunes filles; elles posent pourcondition que chacune d'elles sera libre dansl'exercice de sa foi et je sais, moi qui n'ai pasbesoin de confesser des bigotes alarmées pourêtre initié à ces règles connues de tout le monde,

que ces conditions exigées, très-faciles à obtenirpour des catholiques, un peu moins aisées pourdes protestantes, sont souvent difficiles pour desisraélites, mais sont invariablement maintenues.

C'est ainsi que l'on ruine la religion en l'aban-donnant aux familles. Mais reconnaissez, mon-seigneur, que si les familles sont impies, indif-férentes ou tièdes, ce n'est pas au comité desdamespatronesses à réchauffer leur zèle et à lescatéchiser. Croyez-vous donc qu'il soit mal decontraindre les parents à penser un peu par eux-mêmes aux choses de la religion, à devenir res-ponsables des croyances de leurs enfants, et à

ne pas s'en rapporterexclusivementauxcouvents,aux religieuses, aux prêtres, aux pasteurs, auxrabbins?

En laissant l'enseignement religieux en dehorsde l'enseignement professionnel, en maintenantl'autel éloigné du comptoir, les fondatrices de

ces écoles ont rempli le rôle maternel d'union,d'apaisement,de charité, qui est dans la missionde la femme. Elles n'avaient aucune propagandereligieuse à faire, aucun anathëme à jeter pré-parant de jeunes filles pour la vie du travail, duménage, de la famille, pour le mariage enfin etnon pour le célibat, elles avaient à développerles qualités pratiques, les vertus positives; ellesavaient à surveiller la raison, plus difficile à for-mer que le cœur.

Quant aux rêves, aux épanchements secrets

avec Dieu, avec le confesseur, le pasteur ou le

rabbin, cela ne les regardait en rien et ne devait

pas les regarder. L'église et le temple sont ou-verts, que chaque mère de famille y conduiseses.enfants; c'est une affaire de devoir intime.La liberté à cet égard est la seule prévoyancebien entendue; j'ajoute à la liberté le conseil,mais rien de plus.

Ces dames que vous trouvez admirables dansvos petites notes, monseigneur, pour les égra-tigner plus à l'aise dans votre article, n'ontvoulu qu'une chose sainte, féminine et patrio-tique améliorer la condition des ~eMHes~es~!MS les classes laborieuses.

La propagandede la Saint-Barthélémy disait

<!Tuons tout le monde, Dieu reconnaîtra les

siensJI

La propagandede la fraternité modernedit

«Sauvons tout le monde, Dieu s'y recon-

naîtra plus facilement.c

Telle est l'intention des fondatrices, des direc-trices de ces écoles dont le progrès vous déses-père comme tout progrès. Mais, monseigneur,puisqu'il est au monde tant de bonnes âmes quela tolérance scandalise, pourquoi ces âmes-làne font-elles pas concurrence à nos écoles pro-fessionnelles ? Mettez les familles à même de

choisir; essayez, ouvrez des ateliers; proclamezla nécessité de l'orthodoxie pour apprendre latenue des livres, et que nulle ne puisse être cou-turière, graveur, peintre sur porcelaine, sans unbillet de confession

Nos femmes se chargerontdes filles de renégatset d'hérétiques que vous condamnerez à la mi-sère. Il vous restera tant de filles catholiques àinstruire, à préserver

Quant aux fondatrices et aux fondateurs, mon-seigneur, avec quel impitoyable courage vous ytouchez, parce qu'ils sont morts Hamlet nemanie pas avec plus d'ironie les ossements du ci-metière. Vous vous indignez qu'on ait enseignéla reconnaissance aux élèves, et qu'on les aitconduites.aux tombes de leurs bienfaitrices ? Laleçon de l'honneur, de la dignité dans la vie,donnée en présence d'un cercueil, vous scanda-lise. On dirait que vous avez des entrées d'ar-tiste sur le théâtre de. la mort que vous savezce qui se passe derrière la. coulisse que vousavez vu les acteurs sous leurs masques, et quevous nous défendez de croire aux vertus qu'ilsnous montraient

Justifiez mieux vos prétentions, monseigneur,sinon, je croirai toujours qu'Alexandre Bixio,

pour s'être endormi calme, confiant, dans lesbras de ses enfants, après une existence rempliede bonnes actions, et pour avoir préféré le cor-.tége de toute une ville, de tous ceux qu'il avait

8

aidés, secourus, aimés, aux pompes salariées quel'Église ne refuse jamais à personne, a donné

une grande leçon de courage, de simplicité, defoi en l'immortalité

N'est-ce pas, Villemot, qu'il ne faudrait pasinsister beaucoup sur ce souvenir pour raviverles larmes que vous avez versées au chevet de

cet ami sur la tombe duquel on peut écrire « Ci-gît l'homme qui.a le plus obligé de monde dans

sa vieD

Voulez-vous que j'avoue un soupçon, mon-seigneur ? Je crois que vous en voulez moins àBixio d'avoir été un libre-penseur, que d'avoir,

par lui et par les siens, aidé à cette libération deFItalie qui menace la capitale de l'Intolérance ?Toute occasion est bonne pour satisfaireune ran-cune.

Mais Bixio n'est qu'un homme, et c'est auxfemmes, aux femmes mortes, que vous vous at-taquez de prédilection, à celle surtout qui a eula première idée des écoles professionnelles, etqui, après une existence de charité, d'austérité,

'de devoir modeste, s'est endormie calme aussi.et souriante, à madame Lemonnier, que vousvous gardez de nommer, mais dont vous écrivezla lettre initiale, et dont vous travestissez sin-

'gulièrementia biographie.Ici, monseigneur, vous briser tous les res-

pects l'honneur de la vie, la dignité de la mort,et je glisserai légèrement par pudeur pour vous-même. Oh jesais! vous prenez vos précautions.Vous dites dans une note e Plusieurs de cesdames, si elles avaient-eu le bonheur d'être chré-tiennes, auraient pu être des femmes admi-rables. s

II paraît qu'après une note ainsi rédigée, toutest permis. On'a le droit de tout dire, de toutinsinuer, et vous rappelez-vous bien monsei-gneur, ce que vous avez osé écrire sur le comptede cette mère de famille irréprochable ? Je vouscite textuellement:

a Elle se convertît résolument au saint-simo-nisme, malgré les résistances de sa famille, poursuivre dans cette voie nouvelle M. L. que plustard elle épousa.

D

Comprend-on bien tout ce qu'il y a de malice,d'insinuation, d'injure dans ces mots que plustard elle épousa? Saint-Simonienne d'abord!amie par surcroît, plus tard, le plus tard ~<M-sible, épouse Voilà ce que vous voulez laissercroire; voilà ce que vous tirez par artifice de labiographie d'une honnête femme, écrite par sonmari Et ses fils vous liront C'est merveilleuxd'induction et de calomnie 1.

J'ai promis, de vous épargner, monseigneur;arrêtons-nous et laissons tomber à terre cettevilenie, ce mensonge, qui ne descend même pasjusqu'au front de la morte.

Vos attaques contre les personnes sont doncaussi impuissantesque vos attaques contre l'idée.La violence conseille mal. Basile disait « Ca-lomniez, il en reste toujours quelque chose. »

C'est vrai il reste Pécl'aboussure au calom-niateur.

Je ne raconterai pas la vie de madame Le-monnier, qui fut une vie d'aspiration généreuse,de dévouement, de sacrifice. Vous la traitez delibre-penseuse, cette mère de famille; écoutezl'expression de sa libre pensée voici l'adieuqu'elle donnait à ses enfants des écoles

« Il n'y a de fille bien gardée que celle qui segarde. Aimez la vertu, la bonté, le courage,la sincérité, la justice. Rendez vos pensées et vosaffections pures et chastes, et conformez vos ac-tions à vos pensées. Vous savez si vous remplireznos cœurs de joie en suivant le chemin de lavertu Demandez souvent à Dieu de vous aiderà vous y maintenir son assistance ne fait jamaisdéfaut; mais cette assistance, il faut la mé-riter.

B

Si vous appelez cela de la libre-pensée, quelnom donnez-vous à l'enseignement de l'Evan-gile?r

Je finis. Un jour, cette femme libre-penseusesongea à invoquer l'Eglise,, le dévouement épis-copal. C'était pendant les événements de décem-

bre 1851. Au premier coup de fusil, madame Le-monnier se sent envahie par l'horreur de la

guerre civile. Elle venait d'aller embrasser sonfils à Sainte-Barbe. Elle pense à toutes les mères

que les balles peuvent faire veuves elle va trou-ver une amie, lui communique son projet, etvoici ces deux femmes fortes, selon la Bible, quicourent à l'évêchë. Monseigneur Sibour est en-ferme, il ne reçoit personne. Pour qui fait-il desprières ? Ces dames insistent, l'archevêque ap-paraît

« Monseigneur, lui disent elles d'une voix

émue, le sang a coulé dans Paris, il coule en-core Nous sommes femmes, épouses, mères defamille nous voulons étouffer la guerre civile,

nous venons demander votre aide et cherchervotre assistance. Rendez-vous à Notre-Dame,assemblez votre clergé, prenez vos habits defêtes, déployez vos bannières, faites briller voscroix: nous, femmes de Paris, de tout âge, detoutes conditions, nous marcherons avec vous,nos enfants par la main tous ensemble, nousirons à la rencontre des troupes; nous verronsbien si des soldats français oseront tirer, »

Voilà la démarche de cette libre-penseuse.Etonnez-vous qu'elle ait gardé un peu de dé-fiance de l'Église. La réponse de Mgr Sibour,

vous la prévoyez. On lui rappelait son prédé-

s.

cesseur. Hélas! il n'y songeait que trop c'est cequi le retint. Il refusa. Il ne voulut pas jouer lerôle de saint Ambroise. Ce rôle vous eut-il tentédavantage, monseigneur ? Je n'attends pas deréponse.

LES LIONS ET LES CREVÉS.

2 mai.

On a fait sur le progrès des lettres un rapportauquel manque la statistique des écrivains quideviennent fous et des désespérés qui deviennentpréfets ou sénateurs.

La conclusion sous-entendue de ce rapportqui ne conclut pas, c'est que tout est pour lemieux dans le meilleur des mondes, et que lebeau Dunois, revenu pour toujours de la Syrie,n'a plus qu'à chanter sous l'orme où son écharpeenlace l'épée à la lyre « Honneur à la plus belle

et gloire au plus vaillant »Quant au matérialisme, il reste écrasé par le

silence de ce rapport.Impossible de paraître l'oublier avec plus de

mépris.J'aurais souhaité pourtant, qu'à côté de l'é-

XV.

loge des moissons, on nous traçât le portrait dpquelques moissonneurs.

Pour qui donc écrivent et pensent ces talentsvariés, dont les plus MO~e~M (cela veut-il direles plus médiocres ?) recoivent ~OM/o~r.y, selonM. de Sacy, les encouragements du pouvoir ?

Les moeurs sont en relation directe avec lesidées pourquoi M. le ministre n'a-t-il pas eu labonne pensée de demander un rapport sur les

moeurs de la jeunesse, sur ses plaisirs?

On fait des expositions d'animaux reproduc-teurs ou reproduits; on met au concours-lesdifférentes espèces que l'agriculture idéalise enles matérialisant. Je ne vois pas pourquoi M. Du-

ruy nous a refusé une exposition de cocodès,de petits cr~es, puisque c'est ce public-là quifait le progrès des lettres, et qui s'inspire de lalittérature courante et courue?

Le tableau des viveurs serait, après tout, undes aspects du tableau de la vie; et, quand Phis-toire remue le tas d'une génération liquidée etbalayée, elle s'arrête avec autant de philosophiedevant un masque de carnaval, devant un dé-bris de souper échappé de la hotte, que devantun manuscrit de sénateur, ou devant un haillonbrodé qui fut un habit d'écrivain officiel.

Ce rapport qui manque, je veux en indiquerla conclusion.

Un livre intéressant, les Mémoires du vicomted'Aulnis, par M. le comte d'Alton Shée, mefournit le prétexte naturel de comparer la géné-ration bruyante et exubérante qui fit ses folies de183o à 1848, à cette génération pâle, cacochyme,silencieuse, qui sirote ses petites tisanes, depuisl'entrée définitive de la France dans la voie dela paix, du progrès et de la gloire

Le vicomte. d'Aulnis a-t-il été un personnageréel? M. d'Alton Shée, qui publie dans la Revuemoderne des .mémoires personnels, politiques

et littéraires, a-t-il voulu réserver, afin d'enfaire un épisode à part, certaines aventures unpeu trop gaies pour les confidences d'un hommepolitique, un peu trop dramatiquespour la sim-plicité charmante des confessions d'un hommedu monde ?

C'est là un point que je n'approfondirai pas.Ce que je sais, c'est que, dans ses Me~:0!re~

comme dans ceux du vicomte d'M! M. d'Al-ton Shée parle en termes exquis de cette fouguede passion, qui précipitait, après i83o, touteune génération, ardente à vivre, dans les plaisirs,dans les excès, et qu'il avoue avoir passé lui-même par cette fournaise.

Ah la belle vie mais la rude existeuce Onétait jeune sans honte, on s'amusait sans peur

On répétait le Lac de Lamartine et on trinquaitavec Musset On voulait se battre pour la Po-logne et on inventait le Cancan On applaudis-sait, des avant-scènes, Nourrit, Falcon, Levas-seur, Duprez, Taglioni, les Essler, Mars, Rachel,Déjazet, Brohan, Arnal, Bouffé, madame Dor-val, Frédérick Lemaître, et on allait ensuite,tout grisé de musique, de drame, noyer lapoésie du rêve, dans la poésie de l'orgie 1

On ne se couchait presque pas, surtout lanuit; et on n'avait jamais sommeil. On semblait

ne rien lire, et on savait tout par coeur; on fa-tiguait son corps, et l'âme infatigable se rajeu-nissait par d'incessantes illusions. Au sortir dubal Musard, on allait aux leçons des réforma-teurs on dansait sur l'air de la Saint-Simo-Ht'CMMe.

Un journal anglais racontait qu'on avait vudans un quadrille de chicards, la pairie d'Angle-terre faire vis-à-vis à la pairie française. Le pairde France d'Alton Shée, lisant cela au paird'Angleterre, marquis d'H. éclatait de rire,et buvait à l'union des fous

C'était sans aucun doute abominable. Il vautmieux ne pas manger ses revenus, ne pas boire

ses rentes, vivre modestement; ne pas chercher

à réaliser les fantaisies des romanciers ou despoëtes; s'habituer, dès la jeunesse, à devenir bonépoux, bon père, bon sénateur! Mais il faudraitaussi que les peuples n'eussent jamais de sur-sauts terribles, de fièvres révolutionnaires, d'en-thousiasme à dépenser.

Ah si l'on pouvait canaliser la sève et mettredes écluses au printemps

Dans ce temps-là, le printemps extravaguaitles appétits étaient fous les désirs étaient sanslogique. Chose bizarre! c'était l'époque du réveildes arts, des chefs-d'œuvre littéraires; ce quisemble contrarier un peu la théorie du rapportde M. de Sacy, que le silence et la pâleur sontles meilleurs symptômes de renaissance et deprogrès.

Aujourd'hui, il a neigé sur la tête de ceuxqu'on appelait les lions mais, toute la vitalitédont ils avaient le génie, s'est réfugiée dans leurssouvenirs. On sent, quand ils parlent, qu'ilsétaient forts. On comprend, à les lire, qu'ilsétaient séduisants et séduits, Ils aimaient la vie

et la vie les aimait 0

Intrépides au duel, au jeu, au bal, à l'amour,à la guerre, à l'orgie, ils ne reculaient devantrien et ils communiquaient, par la vibrationde

leur jeunesse, une espérance à ceux mêmes quis'épouvantaient de leurs folies.

Une génération pareille pouvait tout, exceptéla soumission aux choses médiocres, elle haus-sait le diapason en amour, en politique, en litté-rature pour la contraindre, il fallait s'en faireadmirer.

Le jour de l'ennui et du mépris devait être unjour de révolution.

Les petits crevés ont succédé aux lions. Cesdeux épithètes disent tout. Mais je voudraisqu'onnous démontrât ce que les mœurs ont gagné auchangement et quel est le progrès accompli? Cen'est pas, en tous cas, le progrès de la santé.

Le seul des enfants prodigues du second em-pire qui ait voulu recommencer la vie des grandsviveurs et jouer lui-même la pièce que nos ef-féminés modernes font jouer par d'autres, leseul qui ait tenté de descendre lui-même de laCourtille, s'est interrompu bien vite et est mortà la tâche. Il reste légendaire parmi ces enfa-rinés de la mode mais on se souvient de samaladie encore plus que de ses prouesses, et l'onredoute de l'admirer trop

o 0

Autrefois, dans le temps du vicomte d'Aulnis,les vicieux servaient leurs vices; aujourd'hui, ils

les font servir. Autrefois, on buvait, on aimait,on dansait, on se battait soi-même aujourd'hui,on paye pour regarder boire on paye pour re-garder la grimâce de l'amour; on paye pour voirdanser, et on paye pour assister à des pugilats.

Aimer, vivre et s'amuser par soi-même, celafatigue, cela écœure, cela fait tousser. Chaquehypocrite de l'orgie tape de temps en temps sursa colonne vertébrale, pour s'assurer que lamoelle ne s'affaiblit pas, comme un bourgeoistape sur son baromètre avant de sortir pour lapromenade. On craint de dépenser ses jours,comme s'ils avaient une .valeur; on devient avarede son souffle. Les mœurs ne sont pas plus pu-res, mais elles sont plus lâches. La jeunessen'estplus effrontée; elle est sournoise. On calcule sesjouissances, on suppute ses sentiments.

A ces gens qui s'amusent froidement, qui seglacent comme le champagne pour ne plus pé-tiller, il faut une littérature égrillarde, mais tran-quille du réalisme sans éclat des choses quel'on puisse savourer seul; des livres qui soientcomme un trou dans un volet fermé'; on y metl'ceil, on se risque un peu, mais on ne se donnepas tout entier.

Ce livre du Vicomte ~4M/ avec ses aven-tures mondaines un peu hardies, mais de grandeallure, avec son dédain de toute explication !ar-

9

moyante, de toute sentimentalitéphraseuse, co-loré, humain, tapageur, spirituel, médisant de laréalité, ne calomniant pas l'idéal, ce livre resteradonc comme le dén superbe de la santé, de laforce, de la sève qui bouillonne, de la Révolutionétourdie un instant sous les pampres, à une gé-nération maladive, énervée, avide de volupté,avare de passions, qui hébète son cœur, dé-.prave ses sens, qui vit de réaction et meurt deréactifs~

Les enfants ne se doutaient pas qu'ils étaientregardés par un journaliste, et que c'est toujours-pour celui-ci un spectacle douloureux de voir desêtres ailés que l'on retient loin de l'espace et du

J'étais fort embarrassé ce matin pour com-mencer ma lettre. J'avais eu l'imprudence, enm'éveillant, de lire ce qu'on appelle le Discoursde M. de Maupas au Sénat, et je nie sentais de-venu absurde et lourd pour toute la journée.

J'ouvris ma fenêtre, des gamins secouaientles arbres d'une promenade qui m'avoisine, etfaisaient dégringoler des hannetons auxquels, en-suite, ils rendaient la liberté mitigée par un fii àla patte.

HANNETON, VOLE

7 mai.

XVII

ciel. Ils battaient des mains, tout comme dessénateurs, aux bourdonnements de leurs captifs,et quand les pauvres bêtes, se trompant à lalongueur du fil, voulaient agrandir un peu lecercle dans lequel elles tournaient, on devinaiten les voyant s'élanceret s'arrêter court, queleur petite patte avait craqué, et qu'un effort deplus les estropiait.

Alors, les hannetons tombaient sur la main deleurs bourreaux et ceux-ci pour les réveiller, lescroyant endormis-quand ils étaient blessés, leurcriaient

Hanneton, vole hanneton, vole

L'horreur et l'ironie de ce jeu sont si biencomprises par la philosophie populaire, qu'onen fait un symbole. Tout homme qui sent saraison agitée, tournoyante, se meurtrissant les'ailes aux parois du crâne, sans pouvoir s'ouvrirune issue, passe pour avoir son /MM~oM.

Il y a des hannetons de toute force les unsexaspérés, violents, se débattent avec rage. Ilssemblent terribles; ils sont secourables, puis-qu'ils sont les hannetons de la folie et qu'ils fontmourir vite.

D'autres, légers, prudents, bourdonnent dansla cage, sans la secouer trop fort; ils tse cognentavec grâce, ils se meurtrissent avec coquetterie,ils amusent la cervelle; ils sont plutôt papillons.

Ce sont les hannetons de la manie; ils font vivrelongtemps et ne nuisent pas à l'avancement.

Il en est enfin qui frappent en mesure leurprison, hannetons entêtés, moins sinistres quetes fous, plus sérieux que les maniaques. Ceux-là savent bien qu'ils sont captifs, mais ils saventaussi qu'il y a de l'air libre, du bleu infini au-tour d'eux; ils attendent. Ce sont les hannetonsde l'idée fixe, des principes. Nés du printemps,accueillis par la jeunesse, ils restent fidèles à l'es-pérance.

Voilà les trois catégories de hannetons fami-liers aux grands enfants. Les gamins ont raisonde secouer les'arbres et leur refrain, après avoirété le chant de nourrice, devrait être la Mar-seillaise et le D'ejpro/MM~s universel. On naît,on grandit, on aime, on rêve, on travaille, on sebat, on tue les autres et soi-même sur cet air:TV~KHC~K, vole

Quand on a parlé, il y a quelques semaines,des étranges hallucinations d'un journaliste émi-nent,d'un écrivain distingué, qui n'a pas perdu,parce qu'il déraisonne, toute chance de rentrer àla Revue des Deux Mondes, on a dit que l'or-gueil, le sentiment trop vif de lui-même, était laraison de cette déraison.

C'était une erreur et une ironie. Le désespoirde ne pouvoir agir.selon ses idées, de ne pouvoir

trouver a l'activité de son esprit l'aliment logiqueet nécessaire, le désappointement de vieillir dansFinterrègne de la liberté; voilà au fond la raisonde ce vertige qui n'a pas frappé seulement celui-là, qui en a .frappé d'autres, et qui en menaced'autres encore

Quand on s'est exténué, usé le cœur et la têteà demander certaines choses; quand on a cruvingt fois les avoir obtenues, et quand tout a

coup on s'aperçoit que l'heure de la concessionrecule; il 'se fait souvent une détente dans le cer-veau on ne passe pas toujours sans danger dela foi au doute; il y a une crise, une transitionde désespoir qui se traduit par le ricanement. Laliberté s'envole; on la regarde se heurter auxarbres des boulevards stratégiques, et on luicrie: « Hanneton, vole! ))

C'est ainsi, et pas autrement, que tout finit

par des hannetons.N'est-ce pas l'impuissance qui fait bourdonner

le hanneton de M. Dupanloup? Il espérait avoirdans ses écoles toutes nos filles .et tous nos gar-çons; il espérait du moins que les écoles rivales

ne produiraient que des coquins et des coquines!II s'aperçoit que les libres-penseurs ont de lamorale; que la bourgeoisie honnête se défie des

confréries,et que l'opiniongénérale croit qu'il fautdes mères de famille pour enseigner la vie defamille et de ménage, inconnue aux prêtres etaux religieuses; le fougueux prélat s'irrite, s'exas-père, calomnie, menace, frappe.

« Hanneton, volc! hanneton, vole!

Est-ce un effet du printemps? de la déraisonuniverselle? mais l'air est rempli de petits bruis-sements d'ailes. Après les hannetons de l'épis-copat, voici les hannetons des journaux sansabonnés qui se vengent de leur isolement; des

feuilles sans gaieté qui se plaignent d'ennuyerseules et qui voudraient imposer,leur tristesse;hannetons de la mort, qui bourdonnent autourde la vie!

Tout le monde connaît les hannetons deM. Duruy. Ils ont de petites circulaires en guisede queues; ils se croient libéraux parce qu'ils nesont pas cléricaux; mais en empêchant de parlerceux-ci, ils étouffent la voix de ceux-là. Bruyantset tournoyants, vivant de sonorité, traversant lapoussière dorée par le soleil, ils attestent l'im-puissance d'une bonne volonté, rendue illogique

par son ambition.

Voilà le hanneton de iW~/o~ ~M~qui

voudrait fraterniser avec les abeilles, et qui rem-place le hanneton du tiers-parti décédé l'annéedernière!

Voici le hanneton de la commission de col-portage, hanneton lourd, pesant, qui écrase lesneurs, qui assombrit l'aurore, qui ne veut pasque la brise soit la messagère de la poésie, desidées, du talent; hanneton anti-national, vou-lant rétrécir les vraies frontières de la patrie deRabelais,de Molière, de Beaumarchais, de Paul-Louis Courier

J'en passe et des plus mauvais!Des hannetons sans conséquence se mêlent

aux hannetons prétentieux.Le hanneton de Nadar, qui veut vivre dans

l'air supérieur pour échapper aux moucheronset aux mouchards, se heurte au hanneton deM. de Maupas, qui craint les courants d'airpour la constitution de l'Empire, et qui rede-mande un coup d'Etat pour ne pas rester pluslongtemps inutile.

J'entends le hanneton libre-échangiste quin'ose échanger librement ses raisons contre celles'du hanneton protectionniste.

Les hannetons de Al. Haussmann s'épa-nouissent au-dessus de Paris, cassant les fils

que les gens économes veulent leur mettre à la

patte, et se jetant par milliers à travers les jar-dins publics, pour dire ou pour faire dire<! Viye M. le baron, le premier préfet de l'Em-

pire, et l'empereur des préfets! » Hanneton,vole hanneton, vole

1

Les hannetons ne sont pas tous de couleursombre; il en est de jolis, de blonds, de transpa-rents, les hannetons de ces dames, par exemple,les hannetons mondains qui portent sur leursailes les caquetages, les médisances, les calom-nies. Les hannetons des femmes du meilleurmonde qui veulent imiter les femmes de Mabille,qui veulent être épousées sérieusement; les han-netons des bas-bleus; les hannetons mystiquesqui enlèvent les âmes au ciel et qui arrangenttoutes sortes de petites comédies sur la terre, auprofit de la charité; les hannetons qui volent ausouffle des prédicateurs à la mode!

Depuis quelques mois, nous avons les hanne-tons de la garde nationale mobile, et ceux des'francs-tireurs; nous avons aussi le hanneton deM. Belmontet, celui-ci a une lyre à la patte.

Je ne, parle pas des hannetons sans positionofficielle qui vont furetant à travers la politique,hannetons correspondant avec les journaux,hannetons bulletiniers, porteurs de conseils, denouvelles

L'exposition de peinture a donné l'essor à unespécialité de hannetons, coléoptères de l'idéal et

9.

de la brasserie, hannetons du paysage; hanne-tons du portrait qui bourdonnent autour deleurs petits tableaux pour provoquer les compli-ments et faire le premier noyau d'un public.

Je ne parle pas des hannetons hippiques deshannetons dramatiques, ni des hannetons dontl'unique travail est de supposer des hannetonsdans la cervelle des autres. Je n'en finirais pas!Que celui de nous qui est sans hanneton jette lapremière pierre aux gamins! Quant à moi, si je

trahissais le mien, je me ferais une affaire avec le

parquet, tant il a des bruissements séditieux etdes coups d'ailes d'émeutier.

Ainsi le monde est aux bourdonnements.C'est la loi, c'est la condition du printemps. Pe-tits garnements qui deviendrez vieux, et vous,vieux gouvernements qui devenez trop jeunes,n'attachez pas de fil à la patte de ces créaturesailées. Laissez-les s'enivrer de l'air libre; ellesn'empêchent ni les fleurs ni les fruits, et elles nefont de bruit importun que quand on les enferme.Leur liberté est une des harmonies de la vie.

Allez donc, ô hannetons ennemis de l'estam-pille, élevez-vous plus haut que les maisons etles palais, pour échapper aux gamineries de tousles âges. Cachez-vous dans la profondeur duciel, jusqu'à ce que les enfants et les vieillardstaquins aient reconnu l'inutilité de leur taqui-

nerie; jusqu'à ce qu'ils aient compris, que lesdésastres et les pattes cassées de chaque prin-temps ne découragent jamais l'éclosion d'un prin-temps nouveau.Muets émissaires de la seule révo-lution qu'on ne puisse enrayer, volez plus haut,plus haut encore! prenez garde aux embûchesde l'air; et si, par malheur, on vous met un fil'à la patte, usez-le, ne l'arrachez pas II vienttoujours une minute où l'entrave blesse et désho-nore celui qui l'impose.

En attendant cette minute de rachat qui nemanque jamais, allez, par le vent, par la pluie,par la bourrasque, aussi bien que par le cielbleu et par les souffles du printemps!

Hanneton, vole! hanneton, vole!

Je jure que je n'ai l'intention ni d'empiéter"surles droits de la critique en général, ni de faire

une réclame en particulier à des peintres dontj'ignore le nom. Je veux simplement laisseréchapper le cri de ma conscience devant deuxtableaux de l'Exposition actuelle, qui m'ont émucomme deux pages d'histoire nationale.

Quand on voudra savoir où en sont la poli-tique, la littérature, l'art, la philosophie, ledroit du commerce, le commerce du droit, lagalanterie, les administrateurs et les adminis-trés, en l'an de crise européenne et de famineafricaine 1868, il faudra regarder, contempler,étudier ces deux tableaux.

LES ANES DE L'AVENIR

17 mai.

XVII

Je sais bien qu'ils ne représentent que desânes dans l'exercice de leurs fonctions. Maisquels ânes! quelles fonctions! Où serait la finessede l'artiste s'il peignait naivement avec leur phy-sionomie de tous les jours les gens qu'il veutoffrir à la critique?

Au premier abord, en regardant ces deuxtoiles symboliques, on croit se trouver en pré-sence de simples animaux L'illusion ne dure paslongtemps. On se souvient de Midas dans cesiècle d'or, de palais, de féeries, et on voit bienvite qu'on a affaire à quelques originaux de safamille ou de sa domesticité.

D'ailleurs, si nous réfléchissons un peu, nousreconnaîtrons que de tous les êtres vivants, endehors de l'humanité, les ânes sont les seuls quipuissent convenablement, sans orgueil et sansvilenie, représenter les hommes de nos jours.

Il serait présomptueux de nous vêtir enlions; il serait vulgaire de nous affubler de

peaux de moutons; nous ne sommes pas desaigles, et l'oiseau de Jupiter est retenu. Le chienest un représentant si exclusif de la fidélité, de laprobité, qu'il n'a pas l'ampleur morale néces-saire au résumé de tous nos instincts; le singeest trop la grimace de l'homme; le bœuf esttrop incomplet; le cheval, cette conquête qui

nous a conquis à son tour, a trop de fierté.L'âne est tout juste à la mesure de notre hé-roïsme, de notre tempérament; il a nos vertus

et nos défauts: l'amour de la servitude, la rési-.gnation aux chardons et aux coups de bâton,l'entêtement pour refuser d'obéir à la vérité, leslongues oreilles pour savourer la musique.

On croyait autrefois que l'âne était un chevaldégénéré, comme une espèce de petit crevé de la

race de Pégase, mais on a reconnu depuis sa na-tionalité, aussi incontestable que la nôtre. I! estâne de père en fils, comme nous sommes Fran-çais de fondation. Gentil, gracieux dans sa jeu-

-nesse, il devient laid, têtu, chauve dans son âgemûr. II ajme avec fureur le plaisir; il en vit et il

en meurt. Buffon raconte que,si L'on ne tempé-rait pas par des corrections appliquées à proposcette gaillardise chantée par les poëtes, la racediminuerait, comme diminue la nôtre. 1.

Il est, ainsi que chacun de nous, bon fils, bonpère, bon époux, bon citoyen; il s'attache à sonmaître, souvent même en raison des duretésqu'il en reçoit; quand on le tourmente trop, oncroit qu'il va parler, hurler, protester, faire unerévolution

<Il ouvre seulement la bouche, dit

Buffon, et retire les lèvres d'une ~M/cre très-~eMg're<c, ce qui /M! ~onMe l'air moqueur etdérisoire. Mais il se borne à cette épigramme

muette.Le bâton le rend-silencieux. Ordinairement il

ne crie que quand il est pressé d'amour ou d'ap-

pétit. Il a donc ses poëtes lyriques et ses pam-phlétaires, comme nous. On le prive de la voixpar un procédé qui sert à nous en donner. C'est.là la seule différence sensible.

J'ajoute que, très-utile de son vivant, l'âne asur nous cette supériorité de servir encore après

sa mort. Sa peau devient un parchemin excel-lent pour écrire les annales, et un tambour pourexciter les héros qui se font tirer l'oreille. Lesanciens prenaient ses os pour en. faire des flûtes

sonores, sur lesquelles ils chantaient les louangesdes dieux et la gloire des hommes

Cette immortalité transcendante de la matière

a de quoi déconcerter les immortels de nos aca-démies, si inutiles déjà de leur vivant.

Je ne .crois pas qu'on ait jamais essayé de per-cer des trous dans le fémur d'un vieux poëtedécédé mais je doute qu'on en put tirer un note.L'âne chante quand il ne peut plus braire; il s'é-lève au lyrisme quand il ne broute pas les char-dons. Leçon bonne à méditer!

Un préjugé barbare fait de l'âne un sujet demoquerie; parce -qu'on ne l'instruit pas commele cheval, on lui reproche son ignorance. Mais

pour le mépriser, avons-nous à l'accuser de mé-connaître les leçons du passé, de trahir la mé-moire de ses aïeux, de manquer à sa parole, dedéserter sa tâche, son droit, d'être infidèle à la

liberté qu'il ne connaît pas? Non. Si nous avionsun juste sentiment de nos faiblesses, nous envie-rions les ânes; et je comprends maintenant quecertains éducateurs de la jeunesse veuillent fairede nos enfants des ânes.

En attendant, sans en avoir peut-être con-science, des peintres naïfs nous donnent avec desportraits d'âne une leçon d'histoire, un conseil.et

une consolation. Profitons-en. Je ne sais, je neveux pas savoir si la peinture est excellente;l'idée est bonne elle me suffit. C'est d'ailleursainsi qu'on juge ordinairement les arts de nosjours; voilà pourquoi nos artistes ont plus debonnesidées qued'ceuvres bonnes.

Dans l'un de ces tableaux, on voit tout untroupeau d'ânes arrêté, effaré, dressant seslongues oreilles devant un mannequin plantésur deux bâtons au milieu des champs. Depuisqu'il y a dans le monde des sujets d'effroi pourles âmes timorées et les ânes débridés, jamaisalarmes ne furent mieux 'rendues. C'est ainsique tout être qui tient à son chardon et à sa pi-tance doit s'arrêter quand l'hydre de l'anarchie

dresse sa tête, ou quand le spectre rouge montreses bras.

Bien qu'il n'y ait dans le livret aucun compte-

rendu analytique ou détaillé du discours desânes, on les.entend braire comme s'ils parlaient

Quel est ce fantôme? Est-ce la Révolution?le matérialisme? le libéralisme? la libre-pensée?l'union des vieux partis? Toute cette guenillecache un révolutionnaire; vite un gendarme ouun ânier pour faire déguerpir le journaliste tapisous ces haillons.

C'est ainsi que les ânes parlent. Cependant lesoleil inonde les champs. Il faut une couardiseconstitutionnelle pour s'effrayer d'un chapeau

sans cervelle et sans cocarde, d'une blouse quin'a pas de poitrine humaine, d'un simulacred'ouvrier, de paysan, planté là pour garder lebon grain et faire peur aux moineaux. Mais lesânes, surtout quand ils sont en assemblée, neraisonnent pas; ils tremblent, ils invoquent laforce, le bâton, la mitraille, contre cette loque,'vestige d'un homme,qui n'est pas un homme. Ilssupplieraient volontiers la guenille déjà amincie,effiloquée par la pluie, les vents et la tempête, dedevenir impalpable, de se dissoudre et de se dis-perser elle-même.

N'est-ce pas un tableau d'histoire? N'est-cepas la déroute de toutes les discussions, la ter-reur de tous ceux qui ne peuvent s'accommoderni du beau soleil de messidor sur les moissons,ni de l'air libre remuant tous les drapeaux, nides ombres, ni des nuages qui passent?

Au-dessus de ce tableau qui résume des dé-bats toujours finis et toujours à renaître, unautre peintre nous a représente sur une toile ceque j'oserais appeler un T~e ~OHAeMr.

On trouvait que Papety avait été socialiste,humanitaire, ce qui veut presque dire révolu-tionnaire et incendiaire, quand autrefois, dansson Rêve de ~OK/teMr, il nous avait montré deshommes s'abandonnant à l'étude, travaillantavec la douce tranquillité de citoyens affranchisd'eux-mêmes et des autres, chantant l'amoursous l'es arbres et souriant à la liberté quirayonne, au soleil qui mûrit les pampres, à l'en-fant qui cherche la mamelle. Cette page, restéefameuse comme une utopie, est bien simplifiéeaujourd'hui, et messieurs les ânes, depuis quinzeou vingt ans, ont changé tout cela.

On nous présente de bons gros ânes satisfaits,heureux, ne pensant à rien, leur longue oreillesimplement ouverte au bruit de la musique oude la chanson qui passe, et buvant à longs traits,sans souci, sans vergogne, à l'abreuvoir muni-cipal. C'est la béatitude devant l'émolument!

Ils sont là tous, l'âne du Poiton, l'âne de Gas-

cogne, l'âne d'Arcadie, l'âne qui a porté les re-liques et l'âne qui a porté Silène, l'âne de la fuheen Egypte, l'âne de Priape, l'âne savant qui saitcompter, l'âne stupide de Peau ~e, l'âne spi-,rituel de Jules Janin, l'âne qui vit de ses rentes,tous convertis à l'eau claire et soumis à la disci-

pline de l'abreuvoir; ils allongent la tête, ilshument les délices de leur boisson ils sont con-tents, et l'on sent que l'ânier, assis tranquille-ment à l'écart, se frotte les mains, s'essuie lefront et se dit Ce n'est pas sans peine que jeles ai amenés là ils y sont, qu'ils y restent.

Oui, restez-y, ânes superbes C'est ainsi quel'on se fait 'un beau poil et une vieillesse heu-reuse écoutez les leçons de Midas vivez, jouis-

sez, acclamez les chardons et l'eau claire, assou-plissez, en l'engraissant, cette peau' s'ur laquelleon battra des airs à la gloire. La paresse et lebien-être sont les seules lois respectables.

Les chevaux eux-mêmes viennent de faire in-venter les vélocipèdes pour avoir droit au repos.Buvez! mangez Vous êtes l'épilogue des annéesde folie, de littérature vaine, de spéculationseffrontées, d'appétit brutal, de gaieté forcée, de

censure maladroite, de longues féeries et de lon-gues oreilles que nous avons traversées Pour-quoi n'a-t-on pas mis ces deux tableaux dans lesalon carré? Ils valent des tableaux de bataillemais les ânes sont peut-êtres devenus modestes,et pour la première fois, ils ont peut-être refusé

une place!

XVIII

LES SCANDALES DE LA VIE.PRJVÉE.<

20 mai.

Tout le monde connaît cette charmante ca-ricature de Gavarni qui représente un bourgeoisétincelant d'orgueil, dé contentement, enflé dela vanité du propriétaire, la main sur la clôtureen pierre de son jardin, et disant AfoM 7MMr.'

L'original de ce portrait doit avoir des Guil-loutets dans sa famille il en a du moins dansson arrondissement; il les inspire et il en estinspiré. Mon mur Chacun aura le sienmaintenant.

Enfin s'écriait hier un personnage quin'aime pas sa biographie, je vais donc pouvoirme payer à mon tour une vie privée

Dieu sait de quoi il ne privera plus sa vie

Je comprends que la morale rende nécessaire

la fermeture hermétique de certaines existences.Ce qui se voit dans l'intérieur de quelques mai-sons n'est pas fait pour encourager la vie defamille, ni pour exciter à la vie de ménage.

C'est assez des indiscrétions de la G~e~ë desT'r~MM~z~f

Quand on désespère 'de corriger les mœurs,on fait bien de les murer. Le moyen âge ne pro-cédait pas autrement à l'égard des lépreux. Ilfaut intercepter la contagion.

Mais cet article de loi, salutaire aux intérieursgangrenés, si nous jurons de lui obéir pour lesautres, nous avons le droit d'en refuser le béné-nce pour nous-mêmes. Que les gens qui se por-tent bien ouvrent leurs fenêtres et leurs con-sciences que quiconque se sent sûr de lui

prenne l'engagement de ne jamais faire un pro-cès aux curieux, aux médisants, aux envieux; etque tout homme qui se respecte, qui veut êtrerespecté, n'abrite ni son travail, ni son honneur,ni celui de sa femme et de ses enfants, derrièredes volets fermés ou des carreaux dépolis

Je sais que la curiosité avait pris depuis quel-ques années des allures gênantes; mais aussipourquoi avait-on uniquement et exclusivementfait appel à la curiosité-? On amusait les yeux etles oreillespour distraire le coeur.

Quand un pays ne peut se passionner pour des

idées, il se passionne pour des riens; on muraitla vie publique, il caquetait dans la vie privée.Maintenant que tout est muré, il montera surles toits et bâillera aux étoiles.

Mais puisqu'en toutes choses l'exemple doitvenir d'en haut, j'oserai demander que le cultedu fameux article XI nous soit enseigné parceux qui, nous ayant excités à l'indiscrétion, ontrendu l'amendementde M.Guilloutet acceptable.

Si l'on veut que la demeure des citoyens soit.inviolée, il ne faut pas nous exhorter à violer lesantichambres ofncielles~ car qui peut le pluspeut le moins. On a mis sur une des portes desTuileries cette inscription, que je trouve assezironique après tant de visites révolutionnaires

« Le public n'entre pas ici! e Soit! Mais les chro-niqueurs ne font pas partie du public que l'oncommence par les prier de ne pas entrer et dene raconter, ni les bals, ni les fêtes, ni les de-voirs de religion intime, ni les spectacles, ni lestoilettes, ni les dîners, ni les charades, ni les bonsmots, ni les visites de souverains, ni les visitesde médecins.

La vie privée des grands doit être, au comptede M. Guilloutet, plus respectée encore que lavie privée des petits car la première a plus d'in-fluence et comme elle est exposée à plus decommentaires malveillants, elle peut troublerdavantage les idées morales, exalter les convoi-tises, surexciter les appétits.

On a souvent pensé que les changeurs étaientimprudents d'étaler des sébiles pleines d'or auxregards des passants mourant de faim; les chan-geurs ont la précaution de mettre un grillage,mais ils feraient mieux d'élever un mur. Le Mo-M/~Mr commet .parfois la maladresse des chan-geurs.

Je dis cela, et je sais très-bien que ce que je'demande est impossible à réaliser absolument.Une cour qui ne laisserait pas parler d'elle dés-appointerait et humilierait bien vite les contri-buables. Elle est le bouquet de fleurs du budget;nous voulons qu'elle nous rende en parfums lessoins dont notre dévotion l'arrose. Ah qu'onest fier d'être Français; quand on regarde défilerles cent-gardes!

Cet article rigoureux ne laisse qu'une chanceà la chronique. 11 faudra, pour l'appliquer, laplainte du personnage troublé derrière son mur.Quel est l'homme sans péché qui se plaindra lepremier??'

Sera-ce vous, M. Véron (i), vous dont leFigaro a passé la vie au crible, et qui êtes unexemple, à votre tour, de ce que peut la curio-sité des journalistes ? On ne s'est pas fait faute

(i) Ne pas confondre avecle défunt docteur. Il s'agit d'unpauvre homme; d'un barbier, que le f;'g'a;-o a tiré de lamisère, grâce a ses indiscrétions.

d'élargir les trous béants de votre mansarde ona profané votre misère! c'est vrai on l'a mêmeanéantie, à force d'y toucher. Les chroniqueursqui ont l'audace de la charité, autant que l'au-dace de la satire, ont .tenté d'émouvoir la com-passion publique. Ils ont réussi C'est effrayantà penser pour le cas où ils auraient à susciter lesentiment contraire.

Voilà un homme sauvé, des enfants hors delà faim, de l'hôpital, de l'abandon, grâce auxlézardes faites dans le mur de la vie privée

Pardonnez-nous-le,monsieurGuilloutet, nousrecommencerons. Aujourd'hui toute une familleremercie les indiscrets; demain, si l'on en usemoins brutalement envers les gens au cerveauébranlé s'il ne dépend plus d'un médecin d'ou-vrir la prison de la folie, et de retrancher de lavie un témoin opportun, c'est à l'indiscrétion dela presse, aux témérités de la chronique qu'onle devra

Jurons donc de respecter les précautions pri-ses pour les ridicules, mais de briser celles quinous cacheraient encore une misère ou unegrosse infamie. Laissons aux consciences lesfeuilles de vigne mentales que la pudeur duCorps législatif leur décerne; mais ne soyons ja-mais les dupes de cette précaution, et surtout nel'acceptons et ne la réclamons jamais pour nous-mêmes.

La Société des gens de lettres a-t-elle fini .deréviser ses statuts? Je n'en sais rien; mais qu'elleajoute en post-scriptum, au moins, cet article

« Tout homme qui tient la plume prend l'en-gagement de se laisser discuter, sans recouriraux Tribunaux pour faire garantir son foyer etfaire poinçonner son honneur.

»Laissons le bénéfice de cette loi à ceux qui en

ont besoin. Il y a des gens qui ne sauraient sepasser de journalistes pour faire recommanderleurs propres mérites avant les élections, et qui

ne sauraient ensuite se passer de gendarmes,pour faire taire les journalistes, quand les élec-tions sont finies et les promesses démenties.

Nous autres qui vivons de notre vie, et quin'avons ni arrière-pensée, ni arrière-boutique,laissons-nous fouiller, visiter.

ON REMANDE UN GRAND HOMME.

28 mai.

J'ai souscrit pour là statue de Voltaire et jen'ai pas souscrit pour la statue de M. Billault.Je sui's donc en règle avec la gloire de mon pays.La fortune d'un administrateur du Crédit mo-bilier ne suffirait pas pour souscrire à toutes lesapothéoses que le besoin de meubler les édifices

et de décorer les fontaines publiques a multi-pliées depuis quelques années.

La salubrité profite à nos héros et quandceux-ci viennent à manquer, on aime mieux eninventer des nouveaux, que de supprimer desrobinets.

Cette façon d'enfanter une génération illustreest ingénieuse. Quand on ne sait pas faire deshommes, c'est quelque chose que de faire desstatues.

XIX

Je ne blâmerai donc pas cette mode, et je nedirai jamais, des personnages éminents qui nousgouvernent, que je ne voudrais pas les voir enpeinture car ce serait, au contraire, pour moila façon la plus douce de les contempler.

Est-ce pour obéir à ce luxe du marbre et dubronze, dans un temps où les caractères sont de

terre glaise, que la Comédie-Française vientd'inaugurer dans son foyer le buste d'Alfred deMusset?

Je trouve tout simple que l'auteur de tant dejolis proverbes soit placé dans cet aréopage un

peu mêlé, où viendront à leur tour les pour-voyeurs actuels du Théâtre-Français. Je trouverogique qu'on lui donne même une place d'hon-neur et je me sentirais offensé, dans mon admi-ration si on l'avait relégué dans un coin. Mais,

en applaudissant à un hommage légitime, je fais

mes réserves pour le cas où l'on voudrait inau-

gurer le culte permanent d'Alfred de Musset,

et laisser croire que ce poëte de Louis-Philippe aété le poëte du règne actuel; que l'empire payeune dette envers une de ses illustrations, et qu'ils'est trouvé par conséquent, dans ce temps-ci,

un autre lyrique à récompenser que M. Bel-

montet.Je croirais aussi de mon devoir de protester,

si, à l'heure où Lamartine s'éteint sous l'abrid'une pitié dont nous aurons à le venger unjour; où Victor Hugo voit finir les représenta-

tions d'/7er?MM! et ajourner indéfiniment lesreprésentations de J~M~B/as et de ses autresdrames, on donnait à Alfred de Musset une au-réole qui dût absorber celle de ses maîtres authéâtre, de ses devanciers en poésie, de ceuxdont il n'a été que l'émule.

Il est bon de s'expliquer sur ce point, et d'em-pêcher qu'une politesse concevable devienne leprétexte d'une injustice littéraire et d'une expro-priation pour cause de vanité personnelle.

On a abusé d'Alfred de Musset depuis quel-

ques années, autant que des principes de 8g. Safamille et son éditeur l'ont exploité avec un zèlequi a été jusqu'au sacrilége; on l'a mis auxthéâtre souvent malgré lui; on a estropié Fanta-sio, pour le forcer à chausser les escarpins deM. Delaunay; on a, dans une édition, préten-tieuse comme un discours académique, profané

par des notes ridicules, par des exagérationsde panégyriques, cet esprit charmant et ~M~-ac~Mg.

Le premier mot de sa biographie écrite parson frère est pour attester avant tout qu'il estgentilhomme, plus noble sans doute que VictorHugo ou Lamartine; et. fier de porter ces reli-ques armoriées, le biographese fait l'annotateurbienséant du poëte, afin d'avoir soin de nousdire à chaque sourire, à chaque larme, à cha-

que battement du cœur révélé par le vers ou laligne de prose Mon frère le gentilhommes'est amusé à laisser croire qu'il riait, qu'il pleu-rait, qu'il était réellement ému; mais il était tropartiste pour s'encanailler avec Mimi Pinson; il

ne faut voir dans ses vers que l'œuvre de songénie Cet homme qui pleure, qui crie, qui blas-phème, ce c'est pas lui

Imprudent! Si Alfred de Musset n'est passincère, nous ne lui pardonnerons plus les négli-gences d'artiste, rachetées par l'émotion vraieOn croit le faire plus grand en le faisant hypo-crite On lui retire'le mérite de l'émotion déjàsi rare et si fugitif en lui

Ce n'est pas tout. En réimprimantja Confes-~'o~ d'un ~'7~H~ ~M siècle, le frère et l'éditeurse permettent de ne tenir aucun compte des cor-rections faites par l'auteur à son œuvre, et derétablir précisément tous les passages qu'il avaitsupprimés lui-même. Ainsi la volonté, le goût,le remords de l'écrivain sont profanés par seshéritiers pour donner plus de piquant à leurexploitation.

Alfred de Musset, dites-vous, n'a pas été sincère? Je m'en doutais; et c'est précisément à

cause de cette grimace du rire et des larmes, queje le trouve dangereux à aimer, plus dangereuxencore à imiter. C'est pour cela que tout en lui

t0.

reconnaissant autant de génie qu'il en faut à l'é-go't'sme.à l'ennui, au dégoût, à l'habitude del'ivresse, pour se faire pardonnér, je lui refuse-rais les honneurs extraordinairesqu'on doit seu-lement aux talents vrais, aux caractères fermes,

aux consciences sto'iques.Si l'on veut inaugurer (et on a peut-être rai-

son pour ce temps-ci) les anniversaires de l'in-différence en politique, du sensualisme mêlé dedévotion, de la grâce décevante, de l'inconsis-tance morale et de l'incorrection littéraire, onfait bien. A une époque trouble, il faut un sym-bole vague.

Mais si l'on veut faire croire que le théâtrefrançais a trouvé le poëte tragique du dix-neu-vième siècle, que l'Empire a mis la main sur sondemi-dieu, artistique, et si l'on veut faire deMusset l'idéal de la poésie de l'avenir, le type del'idéal présent, on a tort.

Je ne marchande pas mon admiration. Alfredde Musset est une prodigieuse individualité. Il atous les charmes, tous les prestiges, toutes lesivresses, toutes les folies, toutes les contradic-tions, toutes les inconséquences du printemps;il a des aurores piquantes, des heures de pluie,des coups de vent, des giboulées, des reflets ten-dres, des tons criards qui excitent la vie et quirappellent.

.Mais il n'arrive jamais à l'azurpaisible et pro-fond de Fêté. Ses fleurs se dessèchent sans fruit;la jeunesse qui a été sa gloire, devient -son dé-faut. Malheur à qui ne veillit pas! Henri Heinedisaitde lui: Ce~'eMHe~o~Me~M s:~M?~~se/

Et savez-vous pourquoi il meurt de jeunessecaduque? C'est qu'il a commencé par mêler àsa première coupe un poison qui a gâté sa vie;c'est qu'à l'heure de croire il n'a pas cru; c'estqu'à l'heure d'aimer il n'a pas aimé; c'est qu'ila débuté sans foi, sans espérance, sans passiondu beau, sans volonté du bien; c'est qu'il estl'exemple mémorable du néant du génie, quandle génie veut se soustraire à ses devoirs. Il lui

restera toute sa vie l'esprit, la malice, le dan-dysme de ses vingt ans. Mais quand il mourra,la conscience du pays se sentira forcément in-grate et sévère envers ce poëte inutile, le lende-main même d'une révolution qui a tant coûté àdeux poëtes illustres, et il faudra des années pourque l'on revienne à ce joueur sublime de man-doline, qui a chanté sans s'arrêter la sérénade àla lune, entre les T~M~M d'Auguste Barbier etles iambes de Victor Hugo.

En janvier 183o, il débute par les Co~~ d'Es-p~'HC c/ 7/j//e, par le rire moqueur, et enmême temps par le doute; .il désespère sansavoir espéré.

A une époque d'ébullition, de fièvre généreuse,de floraison universelle, en face de -Lamartine,de Victor Hugo, de Georges Sand, de Lamen-nais, de Balzac, de Michelet, de Quinet, d'A-lexandre Dumas, de tous ces poëtes, ces écri-vains, ces artistes qui ont été la grande lumièrede ce siècle, il trouve le siècle vide, sans idée,

sans flamme il n'écoute rien il n'entend rien

il ne se mêle à rien! il s'enrôle Byronien, sansavoir vécu la vie de Byron.

Parce qu'il est sifné à son début, il renonceavec colère au théâtre; et parce qu'il est quittéun jour par une femme qui valait dix fois mieux

que lui, il passe sa vie à mourir de sa feinte dou-leur il en fait sa spécialité, son genre, son épi-taphe anticipée; il en voile l'absinthe réelle quile tue.

Qu'était-il avant cette liaison? le même abso-lument qu'après la rupture. Il n'a perdu à cecongédiement que la chance d'apprendre le tra-vail, et d'acquérir des opinions. Il buvait avant,il a bu après; un peu plus peut-être, parce qu'ils'autorisait de la blessure faite à son orgueil

Voilà ce qu'il faut dire. Musset a assez d'éclat

pour supporter la critique; et si l'on prétend lehausser avec une intention dénigrante au-dessusde tous les talents laborieux et bienfaisants del'époque, il faut qu'on sache bien quelle con-

science on veut nous faire admirer, et quellevertu on prétend nous imposer!

Si encore cet étourdi charmant, qui a abaisséle niveau du théâtre, et qui, par le proverbe, afrayé la route à ropérette; si ce poëte exquis dela décadence, qui a gâté le rhythme des maîtres,et compromis la rime française; si ce fanfarond'impiété, qui s'estfaitchrétienun quart d'heurepour maudire Voltaire; qui n'a jamais manquéune occasion de railler la révolution, les idéessociales, le progrès, et que l'on condamne à de-venir la sentinelle de Voltaire; si ce génie, aprèstout, é.tait.de la génération de t85o, je compren-drais que, dans l'absence de poëtes lyriques,tragiques, épiques ou comiques, on lui fit uneapothéose et qu'on l'accaparât.

Mais, non!La seule tendresse politique d'Alfred de Mus-

set a été pour Louis-Philippe. Ami des princes,il ne s'est ému qu'à la naissance du comte deParis, et qu'à l'occasion d'un attentat contre leroi.

Si, à la fin de sa vie, entre deux soupers, il abalbutié sur commande les vers médiocresqu'onappelle le Songe d'Auguste, est-ce une raisonpour le revendiquer ?

Je comprends l'embarras. A l'occasion del'Exposition universelle, M. Duruy avait chargé

trois hommes d'esprit et un académicien, de luitrouver un grand homme.

Ces messieurs se sont mis à l'oeuvre. M. deSacy proposait M. Rouher, mais M. Rouher estencore d.iscuté; il faut attendre s'il avait unjour un échec à la Chambre!

M. Paul Féval ne proposait personne: les ro-manciers de génie datentde l'époque précédente.Ceux qui n'ont que de la bonne volonté et quidatent de ce régime sont libres-penseurs et op-posants.

Théophile Gautier, qui a fait un rapport pleinde portraits justes et charmantes, citait bienAlfred de Musset, sans trop d'emphase; mais ille mettait après Lamartine et V. Hugo, et il netrouvait pas d'autre poëte.

M. E. Thierry laisse bien voir sa reconnais-sance pour l'homme qui a aidé à la fortune de

son théâtre, et qui a plu, dit-il, à la société de

ce temps-ci, xjt~r cette heureuse ~M~er~eHCc

avec laquelle il relevait sans façon M~rn~n~~r Z.a~~ra/ » mais il ne le propose pas oni-ciellernent.

Pourtant, 'cette candidature indirecte, dansle désarroi universel, devait tenter. Quoi pas unécrivain à mettre comme Ganymède dans l'Em-pirée, à côté de l'Aigle? Mais en voici un, aima-ble, badin, qui n'est à personne il a relevé lemarivaudage, dans un temps de poudre, de cos-tumes et d'éventail; et il ajoute avec imperti-

nence à Marivaux le hoquet guilleret de Lan-tara, le peintre buveur! Que faut-il davantage?Du pastel, de l'impertinence et de l'orgie Ce

sont les trois mots de la mode vite, enlevonsGanymëde!

Voilà comment le poëte que Préault appelait'

« mademoiselle Byron s est triomphalementinstallédans l'Olympe des dieux Voilà pourquoiil aura peut-être son culte, ses bouts de l'an,ses petits offices comme Corneille et Molière.

Cela fera oublier V. Hugo, et cela empêcherade paraître réduit à M. Belmontet ou aux fai-

seurs de cantates' Mais voilà pourquoi je pro-teste au nom même de la gloire d'Alfred deMusset que l'indifférence rendait indépendant.Si je me suis trompé, tant mieux! il n'y auraalors qu'un morceau de marbre de plus dans lefoyer du Théâtre-Français,et qu'unemaladressede moins au compte de certaines gens.

On l'attaque beaucoup. Il est vrai qu'on va luipermettre de se défendre devant le Corps légis-latif et s'il est aussi éloquent qu'il croit l'être, sa

cause sera gagnée ( i ). En attendant qu'il se révèle

au banc des commissaires, j'allais dire au bancdes accusés, je veux esquisser sa physionomie.Elle est intéressante, sans avoir de charme; elleplaît, comme certains embellissements de Paris,par réflexion et non par enthousiasme; elle al'attrait de la force, et la force de l'idée fixe.

C'est quelque chose dans un temps de mollesse

et d'indécision; mais ce n'est pas tout. Voilàpourquoi je me permettrai d'estomper quelqueslignes de cette grande figure. M. Haussmann,

p) La prédiction ne s'est pas réalisée.

M. HAUSSMANN

5 juin.

XX

qui pratique si bien la théorie des ombrages,me pardonnera facilement ces ombres. Il sait,

1

d'ailleurs, qu'on ne peut pas tout exproprier, etque toutes les consciences n'ont pas encore subile tracé de ses belles voies stratégiques.

Demandez plutôt à M. Jules Ferry! celui-làest un révolte. Il critique tout, il marchandetout; il crie au gaspillage, à la banqueroute, àl'abîme, il intitule son réquisitoire Cc~M~esfantastiques ~'7Y~M~s?M~MM, et il conclut, aveccette logique apparente empruntée aux chiffres'qui ne sortent pas du budget, que tout est perdu,même l'honneur, si l'on ne se hâte de dissoudreles ateliers nationaux de la ville de Paris.

La prédiction est sinistre. Elle serait de natureà intimider un moins grand courage que celui deM. le préfet, et elle mettrait de furieuses épinesdans le lit de roses d'un magistrat sybarite.MaisM. Haussmann est~stoYque, il a fait un pacteavec le succès et avec les entrepreneurs de démo-lition il ne reculera pas. C'est la volonté la plusferme du régime; il faut la subir ou la briser.Soyons tranquilles, on la subira

L'analyse moderne cherche dans l'origine desindividus les prémisses de leur caractère. J'aipercé un trou dans le mur généalogique deM. Haussmann, pour mieux l'analyser. J'ignores'il descend de Charles-Martel comme maire du

11

palais ou comme marteau; mais je sais que songrand-père, ancien marchand de toiles à Ver-sailles, prit une part très-active à la révolutionde 1780. Membre de la Convention nationale, il

fut chargé de vérifier les comptes de tous les'

agents comptables de la République; c'est cesouvenir sans doute qui engagea le petit-fils àélever le budget de la ville aux proportions dubudget d'une république. II eut depuis le ber-ceau l'éblouissement des grands chiffres. L'a'feuln'avait pas de vains préjugés pour le pouvoir; ilréclamait énergiquement la mort de Louis XVI,et il signait à Mayence, le 6 janvier fyoS, avecRewbell et Merlin de Thionville, un rapportdans lequel on remarque le passage suivant

« C'est au nom de Louis Capet que les tyranségorgent nos frères, et. nous apprenons queLouis Capet vit encore ( 1) »

Je n'ai pas besoin d'assurer que M. Hauss-mann n'a hérité d'aucun penchant régicide. S'ildémolit le, plus qu'il peut la ville des Capétiens,il a fait hommage de son premier serment desous-préfet à la dernière branche des Gapets.D'ailleurs, Le vieux conventionnel, si fort sur les

comptes, l'était moins sans doute sur les opi-nions et après avoir réclamé la mort des tyrans,il entra sous l'Empire dans l'administration des

(l) Il est juste de dire que M. Haussmann a nié ce post-scriptum, mais sans apporter de preuves à l'appui de sa né-gation.

vivres, iéguantainsi l'exemple d'un grand amourdes comptabilités.

Son fils, le père de M. le préfet actuel, entratout jeune dans la même administration. Il futjournaliste et signa comme rédacteur du T'6M~en 83o~ la protestation contre les ordonnances.Depuis il devint un excellent commissaire des

guerres; aujourd'hui il collabore au Moniteurde /r?Mg6.

M. le baron Haussmann a hérité de tous lesmérites de ses ascendants, en exceptant toutefoisle titre de baron qu'il ne doit qu'à lui. Il taille

~dans Paris comme son aïeul dans la toile; il ades comptes aussi formidables; il sert le second rEmpire comme ses pères ont servi le premier. Ily a en lui l'énergie d'un conventionnel, le soucide l'octroi d'un commissaire des vivres, et si aulieu de signer des protestations en faveur desjournaux il leur expédie tous les jours des Co?~-w~M~Mjs, c'est peut-être au fond par le mêmepenchant pour la publicité

Issu de comptables et de fonctionnaires émé-rites, M. Haussmann fut sous-préfet des qu'ilput l'être. Comme les grands généraux, il couvalongtemps ses destinées..Ce -S~e-QM/M~ del'expropriation fut lent à jeter ses béquilles.Quand on lui demande aujourd'hui pourquoi,,avec ses grandes facultés, avec la grande ambi-

tion qu'il devait naturellement avoir, avec lesgrands bras et les grandes jambes qu'il a, ils'est résigné si longtemps aux lointaines sous-préfectures, il répond modestement

-J'attendais et je me préparais!Il sentait' confusément qu'il jouerait un rôle,

et il s'étudiait, disait-il, à le jouer; il élaboraitses idées, pour les appliquer plus tard sans hési-tation, sans faiblesse. Comment faire reculer unhomme qui a mis plus de vingt ans à prendreson élan ?

J'ai dit les influences d'origine. Voici mainte-nant le portrait de l'homme physique; qui estcomme le résumé, !e symbole, le plan géomé-trique de l'homme intérieur. M. Haussmann esttrès-grand. Un poëte dirait qu'il est aussi grandque. la rue Turbigo. C'est le plus grand desfonctionnaires connus si l'on met quelque joursa statue à la place de l'obélisque, au milieu desvilles de France, il ne faudra pas exagérer beau-coup les proportions, pour faire de M. le préfet

un colosse en pierre de taille.Ce grand étui d'une grande idée brille, comme

la plupart des constructions qu'il a inspirées,par la dimension, bien plus que par la grâce etl'harmonie. Ce n'est pas l'Apollon, c'est le Titan.Il a les épaules larges, un peu abaissées, commesi elles portaient beaucoup de choses et beau-coup de gens; il a les jambes robustes, les pieds

et les mains d'assez forte dimension, c'est unhomme solide qui ne lâche pas aisément ce qu'iltient et qu'on déracinerait moins facilement queles arbres transplantés par son ordre.

Les biographies qui échappent aux. influencesdes Communiqués donnent à M. Haussmanncinquante-neuf ans sonnés; mais M. le préfet

ne les prend pas. Sa barbe et ses cheveux brunsmaintiennent le printemps autour de son visage,

comme ces squares que l'ingénieuse coquetteriedu magistrat a semés sur les buttes dévastées,

sur les places arides.En symbolisant donc le Paris démoli, et le

Paris rebâti, il unit l'idée de force ancienne àl'idée de restauration. De tout l'ensemble se dé-gage le sentiment de Futile qui veut être agréable;mais la majesté qui intimide, mais la grâce quiémeut, mais le rayonnement du beau manque àl'artiste, comme il manque à son œuvre. Toutl'èffort de cette intelligence aboutira à un résul-tat, énorme comme calcul, et infini comme'di-mension mais jamais une flamme ne jaillira dufront de ce faux Prométhée, qui recommence-rait pour la finir la tour de Babel, et qui ne sauyrait faire.respirer et faire palpiter la pierre tailléede sés mains.

J'ai entendu dire souvent que M. Haussmannn'avait pas de goût. On se trompait. C'est pré-

cisément au contraire le goût (le goût moderne),qui est son défaut, en devenant sa qualité absor-bante, et qui lui interdit l'idéal.'II a, avec le sen-timent de l'hygiène nécessaire aux grandes villes,l'instinct de la magnificence, l'appétit des perfec-tionnementsnouveaux. S'il pouvaituser de l'élec-tricité,abuser de la vapeur, livrer tous les horizons

de Paris au progrès, il serait très-heureux, c'est-à-dire'très-ner; il sait mettre des fontaines et desfleurs partout; il à imposé l'habitude de la pro-preté et de la propriété. On ne dégrade plus les

monuments; on n'enlève pas une feuille à sesfleurs. Voilà le bien qu'il sait faire:

Mais cette ordonnance implacable; cette somp-tuosité pratique, ce niveau du cossu qui passesur l'histoire, sur le sentiment, sur le génie deParis, qui remet tout au creuset, qui galvanisetout, qui dore tout, qui prévoit tout, qui a dé-coré, Dieu sait à quel prix les Champs-Elyséeset la place de la Concorde, de lampadaires, desti-nés à servir une fois par an, le i5 août, cette fé-rocité du goût cbntemporain qui fait tout cequelle peut et tout ce qu'elle veut, arrive àune manifestation imposante; mais borne à ja-mais l'esprit de'ce temps, et l'enferme dans lamuraille de la Chine d'une civilisation de gens,riches, voulant vivre leur vie; en se dispensantd'étudier et de rêver

M: Haussmann croit ouvrir à plus grandesportes l'avenir, en effaçant le passe, il se trompe;il )e rétrécit, au edritraire.

Je donne immédiatement une preuve.

M. le préfet n'aime pas les monuments qui nedatent pas de lui. Voilà pourquoi il restauretout ce qu'il ne peut démolir. Notre-Dame deParis n'a rien à lui demander; non plus que laSainte-Chapelle, aussi ces deux monumentssont-ils disgraciés.

Quoi il y avait là, dans cette Cité, qui fut le

berceau de Paris, dans cette nef qui n'a pasrompu ses amarres avec l'histoire; il y avait làune occasion unique, merveilleuse, pour unconstructeur libre et sans frein, qui. eût eu ungrain de génie, de faire pour ainsi dire le C~HjM)

santo de nos légendesOn pouvait restaurer, rebâtir ou bâtir dans

cette île tout ce qui intéressait l'éducation popu-laire, par les yeux, par les souvenirs; on pouvaitfaire de la Cité le Parthénon, le- sanctuaire; oubien; si ces idées-archéologiques répugnaienttrop à des utilitaires modernes, on pouvait aumoins isolerNotre-Dame et là mettre seulement,par une avenue, en .-communication avec laSainte-Chapelle. Mais non;.le plus beau monu-ment de Prais est le seul auquel on refuse uneperspective.

On le verra de dos, de côté, de loin. Il est de-fendu de le voir de face.

Il y a une avenue pour l'Hôtel-de-Ville; il yen a dix pour l'Opéra; il y en a cinq au moinspour chaque caserne mais on entasse devantNotre-Dame, les hôpitaux; les tribunaux, lescasernes et même les théâtres; on masque in-tentionnellement le chef-d'œuvre qu'il eût falludémasquer. On fait de la cité un bazar de monu-ments de tous les styles, quand il était si faciled'en faire un musée! C'est là le triomphe dugoût moderne; c'est, là que M. Haussmannlaisse voir le défaut de son ambition.

Je ne suis pas, plus qu'il ne co'nvient, ami'dugothique, et j'ai horreur des rues sales; maisquand on peut assainir et ennoblir, pourquoi seborner à l'hygiène? Nous mourrons de bêtise etde bonne santé. e

Cela n'empêche pas M. le préfet d'ouvrir desmusées pour la ville, d'entreprendre des publi-cations historiques fort intéressantes. Pourvuqu'on lui abandonne le pavé, la rue, le soleil,tout l'espace des vivants et la postérité, il rendaux ruines, à huis clos, tous les hommagesvoulus.

C'est là son caractère spécial, c'est le danger

de son entreprise. Je ne parle pas, bien entendu,des questions de budget. Je fais un portrait etnon une liquidation. J.e juge le plan et non la

carte à payer. Homme moderne, voulant donner

une empreinte toute moderneà Paris, M.. Hauss-

mann ne tend qu'au nouveau; il s'y applique,il s'y livre, il s'y entête, il ne veut pas en sortir,c'est son idée fixe; et les idées fixes, qui sont des

vertus quand elles sont en fleurs, deviennent des.vices quand elles montent en graines.

Volontaire et enivré des souffles de la vie mo-derne, j'entends de la vie extérieure, M. Hauss-

mann est-il plus qu'une spécialité? Je n'en saisrien, mais je ne le crois pas.

Il parle volontiers de toutes choses. Sa voixsourde, voilée, qui a comme des éraillures parlesquelles filtre la lumière, échange non dans unecauserie, mais dans un monologue perpétuel,desidées justes sur tous les sujets, mais des idées ba-nales. L'homme de génie cause, parce qu'il saitécouter, et parce qu'il n'a jamais la mesure de

sa force. L'homme supérieur pérore parce qu'il

se possèdeetqu'il s'infatue volontiers. M. Hauss-mann n'est qu'un homme supérieur; il discourt,

sans laisser le temps à un contradicteur de pla-

cer un mot.Mais il n'intéresse que quand il parle de ce qui

est sa fonction, sa mission, son lot spécial, Paris

n.

et les travaux de Paris. Alors il sort des bana-lités, il devient éloquent, il a des mots incisifs;des audaces d'opposition, des accès de rierté ilexplique admirablement ce qu'il veut il animeson ambition et loi met l'auréole qu'il voudraitvoir respectée par l'avenir.

Un jour, un de mes amis interrogeait M. lepréfet sur un percement de rue, et voulait serenseigner sur l'époque probable des travaux.

-Je n'en sais rien, répondait M. Haussmann;cette rue est-elle nécessaire?

–Oh! indispensable!i–= Alors, je rié puis rien vous dire; puisqu'elle

doit se faire je ne m'en occupe pas; je ne fais quel'Hiutilë.

Le mot était juste et avait sa profondeur. Ilfait ce qui échapperait à la routine; mais il in-ti-oduit aussi la routine dans l'imprévu. Il ainventé quelques moyens pratiques, en dehorsdesquels il ne veut pas agir; et quand il ren-contre, soit dans le public, soit même dans lestribunaux, de l'opposition à ses procédés, il s'e

cabre impétueusement, et attribue toujours auxmauvais vouloirs, aux rancunes, aux coalitionsde partis, ces défiances du bon sens ou de laloi.

Très-accessible, d'une hauteur qui ne craintpas la familiarité et qui entre en relation avectout le monde, M; Haussmann est fort aimableavec les journalistes et fort irascible à l'endroit

des journaux. Si le co77!MM/.j?/e n'existait pas,il l'aurait inventé. Il veut être infaillible, c'est safaiblesse; mais il le deviendrapeut-être aux yeuxdes contemporains; c'est là sa force.

En somme, personnalité active, devenue in-commode à force de services, ayant toutes lessupériorités, moins la supériorité suprême quirend modeste; Attila de l'expropriation, démo-lissant Paris pour y faire tenir la France en-tière, assujettissant la France entière au luxe deParis; homme de goût qui ne sera jamais artiste;homme de progrès qui ne veut pas de discus-sion remueur de pierres qui croit empêcher deremuer des idées; homme d'esprit qui a peur del'esprit des autres; hôte agréable et fastueux,courtisan habile du règne qu'il encadre, maisespérant bien finir et résumer en lui la dynastiedes encadreurs, M. Haussmann mérite mieux.qu'un boulevard; il aura sa place dans l'histoire.Oni'étonneraitàpeine en l'assurant qu'il nom-mera son siècle et qu'il usurpera la postérité

Suis-je vraiment trop gras pour être puri-tain ? Suis-je au contraire assez mince encorepour avoir le droit de traiter M. Haussmann enhomme un peu épais? Ou bien, gras ou maigre,ne suis-je qu'un bambin fait pour écrire avec lacraie sur le socle d'Alfred de Musset?

Voilà les trois questions que je me suis po-.sées après avoir lu la lettre de M. Jules Vallès,qui me trouve gras, celle de M. Haussmann,qui me trouve maigre, et l'article de M. Jouvin,qui me trouve jeune. Comme ces trois argu-ments de mes contradicteurs sont, au fond, lesplus sérieux, je deyrais peut-être m'y arrêter, si

je ne savais, par l'exemple même de ces mes-sieurs, que la polémique est l'art de ne pas ré-

RÉPONSE AU RÉGULIER ET A L')RRÉGUUER

tijuin.

XXII

pondre à ce qu'on vous demande, et de discuterce qu'on ne vous a pas dit.

Voyez en effet ce qui m'arrivaJe m'avise, à propos d'une petite cérémonie de

la Comédie-Française, de trouver qu'on abused'Alfred de Musset; je crains que le régime litté-raire actuel, sous le poids duquel meurent lespoëtes, ne se donne la fantaisie d'acclamercomme son héros l'homme qui fut une desgloires du regime passé; je proteste contre l'ex-ploitation dont Musset est l'objet; je veux le

venger des adorations maladroites et des correc-tions insensées; je me permets quelques ré-serves sur l'influence de ce poëte capiteux desivresses printanières; et tout aussitôt, on merépond que je suis un bambin, chargé par VictorHugo, Lamartine et madame Sand'de décriérMusset; que je suis trop gras pour avoir desprincipes; que je ne comprends pas la nécessitéde la M'OM/er/e, et que je n'ai jamais aimé! 0Héloi'se un peu plus l'on me massacrait sur leprie-dieu d'Abeilard

Voilà à quoi l'on s'expose en se fiant aux gensd'esprit! Jugez un peu de ce qu'on doit attendredes autres! Ce n'est pas pourtant, que si je m'é-tais permis d'insulter V. Hugo absent ou Lamar-

tine abattu, on m'eût fait des reproches. Commele cœur de ces deux poëtes peut encore saigner

sous l'épigrammeou l'ingratitude, on m'eût par-donné de les faire souffrir pour amuser la gale-rie. On n'est sensible que pour les insensibles.Alfred de Musset mort; glorifié; devient invio-table. Y toucher; même pour lui enlever unemouche, c'est le profaner;

J'accepte la défense; je souscris à cette obli-gafion; comme je souscrirais à unestatue commej'ai souscrit à ce monument que M: Charpentiera élevé sur son comptoir, édition unique qu'onnous a fait payer très-cher, et qui a été imitée parl'éditeur lui-même, le lendemain de la souscrip-tion.

Je me crois un admirateur sincère et loyald'Alfred de Musset; je ne cède à personne ledroit d'être attendri sur ses beaux vers desA~M?' de jRo/ de la .Le~rc Z.a/Mar//He,etc.C'est parce que j'ai senti autant'qu'un autre vi-brer dans mon âme le cri de ses douleurs et lechant de son amour, qu'il me répugne de le voiraffublé en poëte de cour, réclamé par l'Empirepour le Songe d'Auguste qui fut écrit sur com-mande et de le voir glorifié comme auteur decomédie, quand il restera surtout, et unique-ment, comme poëte lyrique et elégiaque.

Le véritable Alfred de Musset, celui qui

rayonne, celui qui est entré eh possession de sapart de postérité, comme dit M. Jouvin, c'est leMusset des Nuits de Afs~ .Se~e/H~rc, Octobreet DeceM~re. C'est le p'oëte ému, qui se recon-naissant tributaire des génies précédents, àbju-rant les mensonges dont on veut lui faire un mé-rite, s'écriait

J'ai cru pendant.longtemps ~ue j'étais las du monde;J'ai dit que je niais, croyant avoir doute,Et j'ai pris devant moi, pour une nuit profon'ae,'Mon ombre qui passait pleine .de vanité.

Voilà l'Alfred de Musset que j'écoute et quej'àim"é; c'est celüi de M. Jouvin, je le parie;mais ce n'est pas celui dé M. Vallès, ce n'est pascelui de ses héritiers, qui aiment mieux exploiterson théâtre; ce n'est pas celui de la Comédie-Française ce n'est pas celui à qui M. Fortoulcommandait sur mesure le Songe d'Auguste, etqui prédisait lés embellissements de Paris; cen'est pas celui qu'une admiration maladroite etabusive donne pour patron à FindiS'érénce so-ciale, au scepticisme en toutes choses; ce n'estpas lé Musset dandy, poseur, qui grimace ledoute et se désespère de n'avoir pas désespérédavantage.

M. Jouvin a appelé Alfred de Musset lé poëtele plits e.ce//e7M7KeM~ /r~MC~!5. J'accepte la dé-finition. Il a toutes les qualités, toutes les grâces;

mais sans doute il a aussi tous les défauts de laFrance; et je ne sache pas qu'on cesse d'êtrepatriote parce qu'on reproche aux Français lesdéfaillances de leur volonté et les griseries deleur amour-propre.

Il faut aimer la vérité, qui est la patrie future,encore -plus que la patrie éphémère et transi-toire. Si le génie de Musset ne peut supporter lavérité, tant pis pour son génie; mais pourquoidiminuer la vérité ?

Ce qu'il est juste de dire, de répéter; ce quej'ai voulu faire comprendre, et ce que j~ai maldit, sans doute, puisqu'on ne l'a pas compris;c'est qu'Alfred de Musset n'était nullement dé-senchanté quand il a débuté par le désenchan-tement c'est qu'à l'heure printanière de i83o,au milieu des grands mouvements d'idées et depassions, il s'est senti, par paresse peut-être, oupar prétention aristocratique, isolé, éloigné dumouvement; il l'a raillé, ne voulant pas le suivre

et plus tard, il a eu l'ennui, la fièvre .de sondésœuvrement. Mais comme c'était une natured'artiste, une vraie nature de poëfe, à travers desairs affectés, des mélancolies mensongères, desfaux deuils et des fausses douleurs, perçait le crivrai de l'âme, la confession à Lamartine, ou lachanson vive et gaie!

Son frère a soin de nous avertir lui-même qu'il

ne faut pas se fier à ce dégoût. Il dit dans la no-tice

« Un détail rassurant fera connaître l'étatd'esprit de l'auteur. Entre deux de ces pagesbrûlantes où il traçait un tableau si sombre dumal de la désespérance, il s'interrompit encorepour improviser en quelques jours le 'C~K~e-lier, qui est assurément une de ses comédies lesplus gaies. »

Ai-je dit autre chose que ce que dit son frère?à savoir qu'il faut se défier des désespérancesd'Alfred de Musset; et à propos de ce fameuxchagrin d'amour dont on a trop parlé, voici cequ'ajoute son biographe

« II existe dans les poésies d'Alfred de Mus-set des traces nombreuses de tristes souvenirs,?MO!'H~ MOM~r~M~eS Ce~M~'M~ qu'on ne l'a cru~'K~K'a~reseM~.

&

Dans un ,autre passage, nous apprenonsqu'Alfred de Musset comptait mal et avait desembarras d'argent, ce qui le rendit très-triste, etce qui augmenta un peu le bagage de ses peinesde cosur.

Ainsi donc, plaignons un peu moins les gensqui se plaignent trop. Applaudissons à ce qu'il'y a d'universel et d'humain dans leurs œuvres;mais en nous préservant de la contagion d'unefausse mélancolie, qui détourne de toutes lesaspirations viriles, de toutes les tâches, de tous

les devoirs réguliers. C'est peut-être parce qu'ilest l'idéal des irréguliers en toute chose que jecrains le charme d'Alfred de Musset. Il est vraidevant la nature, dans la solitude de son coeur;il n'est plus vrai, quand il cesse d'être seül, parcequ'il se moque alors de ce qui sollicite vainementson intérêt.

M. Jouvin semble craindre que mon admira-tion mêlée d'amitié pour Victor Hugo, Lamar-tine et Georges Sand ne leur fasse sacrifier Mus-set. Dieu merci! j~ai le, coeur assez vaste pouradmirer plusieurs génies à la fois, et si-je me lais-sais aller d'ailleurs par exception à un peu departialité envers Victor Hugo, ne serais-je pasexcusable; le jour même, où à la page qui suitl'article de M: Jouvin, je lis qu'on a interdit deprononcer le nom du poëte de Guèrnesey dansune conférence sur la littérature de ce temps-ci

Avouez que ce n'est pas moi qui fais l'anti-thèse ? Si j'ài parlé de Louis-Philippe, c'étaitpour rappeler qu'Alfred de Musset était un poëteexclusivement orléaniste, et M. Jouvin m'a bienmal lu, s'il a trouvé du dédain dans ma phrase.Ce n'est pas moi qui jetterai l'insulte à l'exil j'ai

connu trop d'exilés; et les poëtes de Louis-Philippe sont les grands poëtes de l'heure pré-sente.

Mon opinion sur Alfred de Musset se résumetout entière dans un sonnét de lui, un de ses

plus beaux, qu'il est bon de rappeler à ceux quil'exaltent sans le bien connaître. Ge qu'il a dit delui, c'est ce qu'il faut justement en penser

J'ai perdu ma force et ma vie,-Etmesamis'etmagaîtë;J'aiperdujùsqu'âtatiërtëQui faisait croire à mon génie.

Quand j'ai connu ta vérité,J'ai cru que c'était une amieQuand'je l'ai comprise et sentie,J'en étais déjà dëgdûté.

Ha pourtant elle est ëternene,Et ceux qui se sont passé d'elleIci-bas ont tout ignoré.

Dieu parle, il faut qu'on lui réponde;Le seul bien,qui me reste au mondeEst d'avoir quelquefois p)ëù'ré.

Voilà l'accent, le remords sincère qui dicte le

jugement de la postérité. Ce que le po'ëte se dità lui-même, la critique a-t-ellë le droit de lé ré-péter ? Sans doute, quand le poète est grand;quand sa gloire même s'accroît de cetté sévérité.6'OH seM/ ~'e~, c'est ~o?'r ~/fMre. Défion's-

nous donc de son éclat de rire

Que répondre à M. Jules Vallès, qui me donneraison sans le vouloir? Il fait de Musset le mar-tyr'de la M0(//er/e, et comme ce saint qui avait

recueilli pieusement 'les /MM.' de saint Joseph, ilmettrait volontiers en bouteille "les Ao~Me/x dupoëte. C'est pousser loin l'enthousiasme. t S'iln'eût pas bu, dit-il, il n'eût pas.chanté Erreurprofonde. S'il eût moins bu, il eût chanté da-vantage. Mais passons vite devant cette ivresse àlaquelle je n'avais fait allusion que pour expli-

quer le dégoût ressenti par l'homme et certainedéception en amour. J'aime trop Musset ou je

ne suis peut-être pas assez, son admirateurpour faire de son génie l'extase de 'la dé-bauche

e A-t-on le droit de trouver ridicule ou hon-teuse une agonie? me demande M. Vallès.

Sans doute, répondrai-je sans hésiter, puis-qu'on a le droit d'admirer la mort d'un sage,d'un homme stoYque. « Qui sait ce que sera lavôtre? ajoute-t-il malicieusement..

Je n'en sais rien à coup sûr mais pour faire

son devoir, il suffit de connaître la vie. J'ignoreau surplus pourquoi ce souvenir macabre semêle à la discussion, car j'avais parlé plutôtd'immortalité que de mort.

Je ne discute pas le reproche qui m'est faitde croire aux hommes providentiels, moi, quinie la mission de .M. Rouher et le miracle du2 décembreJe ne défends pas V.. Hugo, je ne

venge pas Lamartine; ce serait supposer qu'ilssont éclabousses; je m'étonne seulement qu'unlibre-penseur comme M. Vallès, quand je parlede foi, s'imagine que je veuille étrangler la con-science du poëte dans le credo d'une orthodoxiefarouche. Croire au progrès, .même en le discu-tant, à l'humanité même en la méprisant; semêler directementou indirectement à l'action deleur époque; voilà tout ce que je demande à

ceux qui ont reCu le'don d'émouvoir, On n'apas besoin de cocarde ou de chapelet pour ser-vir la conscience suffit.

Il n'est pas tout à fait exact deprétendrequ'Al-fred de Musset a produit ses vers dans un tempsde ~OM~M~ ~M~p/. il a chanté à l'heure desplus belles hymnes de nos poëtes, des plus belles,œuvres de nos peintres, des plus éloquents en-seignements de nos maîtres; il a surgi dans unmouvement incomparable qui reviendra, maisqui n'est pas revenu. D'ailleurs, ne vous y trom-pez pas ce régime de ~oM~Mg et ~M~/ (enacceptant pour vraie votre définition), Musseten souffrait si peu qu'il était l'ami du roi auquelon eût pu le reprocher, qu'il implorait dans sesvers dynastiques la Providence pour le salut dece régime. C'est, de tous les poètes contempo-rains, le seul qui ait chanté Louis-Philippe; leseul aussi qui ait mis des crucifix dans toutes sescréations, depuis .Ro//a jusqu'à.Il H~~M~~Mer avec Fa~o~r.

M. Vallès assure qu'il faut avoir aimé, et sansdoute avoir été trompé comme Musset, pour lecomprendre. Cet argument ne prouve rierr. Onaime comme on peut; mais on porte sa joie ou sadouleur comme on veut. Si nul n'est libre d'êtreheureux, chacun est libre d'être ner.

Vous parlez de poëtes qui vivent et qui meu-rent d'amour; n'oubliez pas Molière, et dites-moi si ce comédien n'a pas porté d'une façontouchante et superbe son âpre désenchante-ment

En somrr)e et pour conclure, sur Musset' etsur nous-mêmes, n'admettons jamais, réguijers,ou irréguliers, la théorie de la désespérance et dela ~o~/er~. <t Avez-vous .compte, me demandeM. Vallès, tous ceux qui, désorientes par ladéfaite, ont depuis dix-sept ans croulé dans leruisseau!* »

Non! j'ai compté ceux qui sont restes debout,et cela suffit a ma dignité de vaincu. Je pleureles tous, j'honore les morts, mais je ne me baissepas jusqu'au ruisseau pour y ramasser les sol-dats de ma cause. Ceux qui s'y sont )ajss.é choiravaient mérite d'être vaincus.

Il n'y a pas de misère et de défaite qui justi-fient l'abandon de soi-même. Celui qui désho-nore l'avenir père} le droit d'invoquer sonpassé

A M. E. LABOULAYE

Membre de l'Institut, àuteur du 7~-i);cf C~)!i'c/tf.

18 juin.

Monsieur,

Une bête vient de mourir qui aura sa placedans l'histoire. Ne vous étonnez pas si je m'a-dresse à un membre de l'Institut pour lui trou-ver un successeur. Cette démarche n'a riend'inconvenant pour l'animal ni même pourl'académicien.

Vous avez, dans un livre d'une philosophiecharmante et profonde, étudié l'alliance du trôneet de la niche, et, en parlant des Gobe-Mouches,

vous avez écrit avec autorité pour les Français;vous représentez les princes et les chiens de l'ave-nir n'est-il pas tout naturel de penser à vous etde vous prier d'intercéder auprès de la fée qui

XXI t

sait si fort à propos donner aux caniches l'hé-roïsme des rois, et aux rois la fidélité et la ten-dresse des caniches?

La bête qui vient de mourir n'exerçait aucunefonction publique; on le voit bien aux regrets quihonorent sa mémoire. Douce,. inoffensive, elles'est éteinte sans avoir mordu une seule fois lamain qui l'a caressée aussi les journaux offi-cieux se pâment-ils d'admiration, sans oser en-trer en parallèle. Indulgente pour les écrivains,elle ne leur envoya jamais un Ce'7M?MKM!~Me;

heureuse d'être aimée, elle ne cherchait pas àviolenter l'enthousiasme; satisfaite de son étatprésent, elle ne mettait pas son orgueil à prou-ver que ses ancêtres n'avaient pas été chiens.

Je ne doute pas que les vertus et la. mort de cepersonnage à quatre pattes, ne fournissent lamatière des prochaines compositions du con-cours général. M. Duruy, en étendant le pro-gramme des études historiques jusqu'aux faitscontemporains, a voulu plaire à Néro.

Quant à moi, j'ai attendu que la douleur decette affection perdue se fût vraisemblablementadoucie, pour oser en parler. Peut-être même enparlé-je encore trop tôt Je sais que le deuil dela cour varie de six mois à six jours pour les

princes; j'ignore ce qu'il dure pour les chiens.Ce n'est pas qu'il soit souvent d'une tactiquebien habile en France, comme au pays des Gobe-MoMc~es, de garder le culte des morts, la vanitédes vivants pouvant en être offusquée. On atrouvé un moyen ingénieux de liquider les re-grets c'est la manie des statues. Dès qu'uneperte irréparable fait un vide dans l'Etat, onappelle le fondeur ou le marbrier. On prend lamesure du défunt; ou lui taille un étui de bronzeou de marbre, et le trou fait au cœur de la pa-trie est immédiatement rebouché.

Quand M. Billault mourut, il semblait que laFrance fût devenue muette pour toujours; lepouvoir n'ayant jamais qu'un orateur à la fois,c'était la déroute de l'éloquence. On mit unestatue sur la tête du mort, et on mit tout aussi-tôt.la main sur M. Rouher; dès lors, il sembla

que la tribune eût gagné au change.

Mais il est plus facile de trouver des orateurscomme M. Billault, ou même un grand ministrecomme M. Rouher, qu'un chien comme Néro.Voilà pourquoi je vous prie, monsieur, de nousdonner l'adresse de cette fée qui préside aux'mé-tamorphoses des princes et aux enchantementsdes chiens.

Nous avons eu déjà la Biche au bois; elle aexercé sur la génération un empire qui dure en-

12

cors. Tout le luxe, c'est-à-dire toute la misère,

tous les désordres dans les mœurs, dans les idées,dans les sentiments, tenaient aux vagabondagesperpétuels de cette biche, qui se changeait enprincesse pour se faire bâtir de beaux palais, decette princesse qui se changeait en biche pourcourir les bois.

L'heure est venue de substituer à la féerie quidéprave la féerie qui moralise. Gardons le décorpuisqu'il coûte cher, et puisque d'ailleurs il n'estpas payé; et changeons la métamorphose. LePrince Caniche a fait ses preuves; il est en toutsupérieur à la Biche au bois. Il a du cœur, cebon petit souverain; il le prouve en disant sonfait à son grand ministre orateur, ~e-~or~e;et la sensibilité qu'il déploie sur les champs de

-bataille nous garantit qu'il ne donnerait que desconseils de paix et de désarmement.

S'il n'était pas amoureux, votre prince, chermonsieur, serait le plus parfait des monarques.Il est vrai que sans l'amour qui le rend bête, il nese changerait pas en caniche, et qu'il ne pourraitpas nous convenir, puisque c'est surtout une bêtequ'il nous faut.

Nous ne manquons pas de princes; et il estsi facile d'en faire, quand nous venons à enmanquer!

La fée dit -ToM~, qui protège le peuple des

Go~e-MoHC/~s, sait que la galanterie est le plusgrand écueil, dans ce pays-là, pour la sagessedes princes, et pour, l'équilibre de la fortune pu-blique.

Il n'en est pas de même en France, où presquetous les rois ont été des verts-galants, et où leprincipe de la légitimité se fortifiait jadis par unequantité de petites pousses parasites et illégi-times. L'on vdit visiblement que votre princeJacinthe n'est pas une allusion ou une épi-gramme.; puisqu'il devient une bête douce, ca-ressante et fidèle, un vrai caniche, toutes les foisqu'il est sur le point d'aimet.

Mais cette métamorphose accomplie; combiende vérités invisibles aux hommes, qui deviennenttout à coup éblouissantes aux yeux du chien!Comme il sait vite à quoi s'en tenir sur l'élo-quence de ses ministres, sur leurs principes etleur désintéressement! sur l'exécution des règle-ments et dès ordonnances, sur la douceur dessergents de ville, sur l'équité des agents de po-lice, et sur l'importance que se donne le plus pe-tit des fonctionnaires dans l'empire des gobe-mouches

Comme il profite, le jPrnzcë Caniche, en écou-tant un bourgeois qui se pavane dans sa nullité,et qui recommande à ses enfants de ne croire àrien, de respecter tout, et de s'en remettre exclu-sivement au pouvoir du soin de la politique!

Quelle leçon d'égalité et de liberté il reçoit dans

la fourrière, au milieu des chiens vagabonds quel'on a ramassés, et des honnêtes chiennes quel'on a arrêtées, uniquement pour faire du zèle etpour avoir une prime! Comme il apprend à sedéfier des razzias de la police, des faussesémeutes, des prétendus horions que reçoivent,toujours en imagination, les mouchards qui les

ont donnés en réalitéC'est dans !a fourrière que le-.Pr/Hce Caniche

pèse le joug des lois qu'il a sanctionnées!Un capitaine de cuirassiers vient réclamer son

chien; on invoque les règlements.Monsieur, lui dit-on, la loi est faite pour tous

les citoyensTaisez-vous, insolent répond le capitaine,

sachez que les soldats ne sont pas des citoyens!Un laquais redemande la levrette du ministre

qui' vagabondait tout comme le chien d'unaveugle..Il faut entendre ce laquais aussi fier queson maître! On lui objecte la loi.

La loi dit-il d'un air dédaigneux, vousimaginez-vous qu'elle soit faite pour les chiensdu gouvernement?

Et voilà le laquais qui part sur les pas du mi-litaire, insultant à cette loi mesquine, bonnetout au plus pour ces niais qu'on appelle lescitoyens

Le Prince Caniche entend tout cela. Son

cœur de prince en souffre, et sa logique de chien

en est cruellement affectée. Pensez-vous qu'un

tel animal serait déplacé dans les basses-coursde la Cour?

N'oublions pas non plus la belle leçon de phi-losophie pratique que le Prince C~ncAe reçoitd'~r/e~M~ le chien errant, le paria, le démo-crate, le révolutionnaire, la bête que l'on traque,que l'on tue, que l'on calomnie, que l'on ex-ploite et qui, patiente dans sa .misanthropie,se venge par le mépris, se console par l'or-gueil

Le Prince Caniche reste fidèle à ce vieux dé-mocrate qu'il a connu dans sa captivité; il ne lerenie pas, et quand il rentre en possession défi-nitive de son humanité et de sa royauté, il ap-pelle à lui le prolétaire, pour s'inspirer de sesdouleurs et de ses conseils.

Malheureusement on s'aperçoit que le'vieuxbouledogue est bien en cour on veut lui mettredes pétitions au cou et l'inflexible indépendantqui ne demande rien pour lui, ne veut rien de-mander pour les autres; il fuit le palais. Voilàpourquoi il n'y aura jamais la queue d'un chienvraiment démocrate et libéral dans les anti-chambres officielles.

–$

Je ne veux pas, monsieur, refaire ni résumervotre beau roman. Il me suffit de dire qu'il con-tient, pour les rois, l'art de'régner; pour les peu-

pies, la science d'obéir; et qu'en trottinant avecJacinthe métamorphosé en caniche, à traverstous les chemin, vous découvrez toutes les véri-tés utiles. Ah si le Prince C~Mz'c/~e pouvait unjour, dans ses courses, se réfugier aux Tui-leries

Je ne sais s'il y trouverait un orateur parlantsur toutes lés questions, sans s'arrêter et sansreprendre haleine, comme le célèbre .P!'e~Ber~!e.Je ne sais s'il se heurterait à un ami des circu-la'ires, des règlements, comme l'illustre Tb~c/M-tout; mais je sais qu'il aurait de curieuses révé-lations à faire sur l'influence des bêtes dans lapolitique en général, et sur l'influence des chienscouchants dans l'administration en, particulier.

C'est lui qui pourrait dire s'il est juste decroire aux complots attribués aux chiens de lafourrière par ceux qui redoutent la revendica-tion des captifs! C'est lui qui pourrait enseignercomment un ministre jette son portefeuille dansles jambes du pouvoir, à un moment donné,pour l'empêcher de marcher, et enfin comment,.lorsqu'on veut faire la guerre, il faut crier surtous les tons que l'on désire uniquement làpaix. s

Il paraît que chez 'les Gobe-Mouches, leschoses se passent à peu près comme chez nous.

Lé prince est jeune, croyant, aimant, dansPage de la po'ésie; il rêve la paix, là concorde:on vient lui dire qu'il doit aller égorger le roi desCo~rMM, parce que ce dernier l'a appe)é~MC-C

Périssent des mitMërs 'd'hommes~ et dispa-raissent des miUions d'argent pour laver cetteinsulté Btanc-bec! Si Fon avait dit: ~ec blanc!l'affaire s'arrangerait, la diplomatie l'assuremais ~c-~ec7 Pauvre prineë le vô'ilâ à là ba-tâille. Il s'y bat co'mmë un héros, et il s'y con-düit comme un caniche.

Là nuit, quand la lune met son suaire sut lesmorts, et vierit recevoir le baiser d'adieu' desmourants, le prince métamorphosé en chien vacourir sur la terre labourée par ses boulets; ilsuit les pillards qui volent les cadavres, il lècheles plaies saignantes; il recueille le dernier soupirdes agonisants, il écoute avec ses oreilles déchien la plainte lamentable que les oreilles deprince ne savent pas entendre, il assiste avec hor-reur à ce cauchemar de la victoire, il rapportesous sa tentè, avec ses pattes et avec son museau,le fumier sanglant dé sa gloire, et il gagne à cettevision là mélancolie salubre qui préserve lespeuples des billevesées guerrières des rois fanfa-rons

Ah qu'il en dirait long, ce bon Pr:'HcT Ca-

niche, sur la folie des batailles, sur ce qu'ellescoûtent à la ràison, à l'humanité et aux caissesde l'État!

Sous la main d'un grand chef d'armée qui lecaresserait, comme ce bon chien, qui a bu leslarmes d'un peuple, lèverait les yeux avec dou-ceur et avec autorité, et dirait à son maître

Ne faites pas des veuves et des orphelins!Ne faites pas chanter des 7"e De~! si vous vou-lez être aimé. La poudre coûte cher, le sang nese rachète pas; si le peuple aime la bataille, c'estqu'il a été mal élevé refaites son éducation

avec la vôtre; guérissez-le, guérissez-vous del'ambition'

oEt en disant cela, le bon Caniche enseignerait

l'amour par sa fidélité, la paix par sa douceur,le progrès par son intelligence.

Il n'aurait pas besoin de nous proposer laconstitution des Gobe-Mouches, que je soup-çonne d'être vraiment trop parfaite pour nous;mais depuis l'intimité jusqu'au conseil des mi-nistres, depuis le boudoir jusqu'aux grandes ave--nues des parcs impériaux,combien d'insinuationssages, de caresses profitantes, de jappementsheureux, de frétillements de queue salutaires,ce caniche, qui sait à fopd le métier de prince,pourrait prodiguer à son maître, en gambadantàz côté de lui! Quelle amitié surnaturelle que

celle de ce prince qui n'est pas plus fier qu'uncaniche, que celle d'un caniche qui n'est pas plusbête qu'un prince!

Voilà le successeur qu'il faudrait donner à

Néro, comme on a trouvé M. Rouherpour con-soler de la perte de M. Billault. J'ai pensé,monsieur, que vous pouviez fournir des rensei-gnements précieux à cet égard. On ne vous con-sultera pas; mais dans un deuil aussi grand, etquand il s'agit, après tout, d'une influence quiprofiterait au bonheur public, j'ai cru qu'il étaitde mon devoir de provoquer votre patriotisme.

Dites-nous si nous sommes bien loin du paysdes Go~e-AfoMc~M; si le prince Jacinthe con-sentirait à redevenir chien pour de beaux appoin-tements ou pour faire le bonheur d'un peuple;et dans le cas où le Prince C~M/c~e serait bien

mort, dites-noùs, dans un nouveau joli conte,comment on se console de l'absence des princesmodèles et des chiens de qualité bien élevés!

XX1IÎ

LA BOURSE OU LA VIEf

25 juin.

ÎI y avait une fois à Paris trois artistes sin-cères, l'un était poëte, et voulait dire des chosessi justes dans des vers brûlés du feu de Juvénal,qu'il ne les disait pas.

L'autre était peintre, mais ne voulant ni ser-vir l'historiette, ni peindre la nature mortedans un siècle moribond, il se gàrdàit bien detravailler, et philosophait sur là peinture, pourn'avoir à subir ni l'admiration des sots, ni 'l'en-couragement du pouvoir.

Le troisième était musicien mais comme enmême temps il était fier il ne mettait en mu-sique 'aucune cantate, aucun vaudeville, et lais-sait la popularité des carrefours à la romance dubeau Dunois.

Est-ce un conte que j'entreprends? non; vous

le verrez à l'amertume des détails. Est-ce unesimple histoire? non; car un quatrième artiste,A/. Louis j~H~M~, un poëte, vient d'enjoliverde son humour, dans un livre solide et profond,les aventures de ces trois jeunes hommes, sousle titre de Voyage de Martin à la rec/~rcAe dela t~/c.

Ce voyage, tout le monde veut l'entreprendre,à l'heure où nous sommes. Qn étouffe dans lesmensonges de pierre de ce Paris fantastique;on meurt dans l'activité malsaine d'une sociétéqui n'a plus d'idéal, et qu'on abêtit à force defausses gloires et de faux orgueil.

Ce que certains hommes dénoncent commela turbulence des vieux partis, ce que M. Gué-roultcreit être. l'impatience des moustiques, cequi donne l'appétit des Quilles nouvelles, ce quifait le succès des journaux hardis, c'est la ré-volte contre le fardeau d'une ~M/r~ tropprolongée, c'est la recherche de l'air, de l'esprit,de la vie, enfin

Mettons-nous donc en route avec ces trois ar-tistes qui représentent trois aspirations de l'âme,et voyons s'il est possible de la trouver, cette vienouvelle, ou plutôt cette vie éternelle, dans legrand phalanstère que la centralisation commu-niste est en train de nous arranger. L'heure estcritique; le piége est dressé; on nous tend lamain pour nous demander le loyer coûteux de

LETTRES DE FERRAGUS

cette féerie de surface, qui trompe et emprisonnenotre misère morale. Faut-il payer toujours? oubien faut-il, refuser le renouvellement du bail

aux mêmes conditions? On nous demande labourse, nous demandons la vie. Qui cédera?

Martin le poète, J~c~MM le peintre et Z.af'r-tes le musicien, s'ennuyaient donc à périr,quand ils prirent un jour leur bâton de voyage,pour chercher la vie humaine, à travers lemonde. Ils n'a))èrentpas bien loin sans se heur-ter à des désenchantements; ils traversèrent desfoules aveugles, mouvantes, corrompues, c'està-dire ignorantes, qu'un pétard jetait dans l'ex-tase, qu'un tambour endormait dans l'ivresse.Ils voulurent secouer ce troupeau; mais les

moutons agglomérés sont dangereux comme lesloups isolés, ils ne mordent pas, ils étouffent.

Nos trois artistes plus attristés, s'éloignèrentdes rires stupides, des gaîtés égoïstes de lafoule.

Comme il pleuvait, ils entrèrent dans un tem-ple sans dieu, et virent des hommes hurler,gesticuler, se montrer le poing, autour d'unecorbeille sans fleurs. Ils s'approchèrent tout ha-letants de ces hommes, leur demandant la vie;les autres leur répondirent qu'ils étaient à la

Bourse pour trafiquer, vendre, acheter, et nonpour vivre.

Une autre fois, ils pénétrèrent dans le sanc-tuaire de la justice; on y distribuait la prison etla mort après des paroles nombreuses de gensqui s'essoufflaient pour user leur existence enmots sonores, ou pour la thésauriser en espèces

sonnantes. Mais vivre, penser, aimer! On nes'occupait guère de ces choses accessoires.

Après avoir vainementerré entre les casernes,les églises et les palais des capitales, nos trois

voyageurs voulurent pénétrer la province. C'estlà que la vie douce, que la vie du cœur s'estréfugiée

Et tout d'abord, pour être bien renseignés,ils s'adressèrent à un jeune homme. Heureuse-ment pour eux celui-là n'était point bête il leurexpliqua, l'ennui, la vanité et la nullité de l'exis-

tence provinciale, telle que la centralisation ex-cessive l'a faite

« Les jeunes gens d'ici, leur dit-il, font

pour la plupart 'quelque petite besogne qui lesempêche de s'ennuyer trop; pour le reste dujour, ils le passent à jouer aux cartes et atten-dent ainsi l'heure de se marier d'autres nedisent pas un seul mot sans étirer leurs brasdans les manches de leurs habits, et pensentajouter par là à la valeur de leurs propos et à laleur propre; d'autres entretiennent de leurs

amours d'une façon avantageuse pour eux etceux qui les écoutent affectent d'y prendre plai-sir. Je ne parle que des meilleurs; il en est sansdoute de plus intelligents, qui emploieraientmieux leur temps s'ils pouvaient; mais ceux-làsont écrasés par les rudes travaux qu'il leur fautfaire pour vivre. a

Nos trois rêveurs essayèrent de tirer une étin-celle de la province; mais toutes les étincellesétaient en route pour 'Paris; 'ils allèrent auxchamps, et au lieu d'entendre les paysans vanterla joie de marcher libres à côté du sillon gorgéd'épis, ils les entendirent se féliciter de ce que lepouvoir était fort; et peut-être bien qu'en pro-longeant leur séjour, ils les eussent vus aller,embrigadés, aux élections, fiers d'être soumis,satisfaits de peser de la lourdeur du plus grandnombre dans le plateau du pays. Mais de la vie?Ils ne savaient rien et ne voulaient rien savoir.

Çà et là, les voyageurs rencontraient deshommes véritables, bien reconnaissables à leursblessures, à leurs flétrissures, à leur décourage-ment. Ils en trouvèrent un qui avait eu la voca-tion de vivre botaniste, d'étudier les plantes, etqui forcé tout jeune de faire son droit, d'entrerdans un bureau, n'avait jamais vécu de la vie

pour laquelle il était né. Ses fonctions l'avaientabsorbé, tiraillé jusque dans les derniers replis

de sa conscience. Juré, il s'était vu oblige ou

d'acquitter un scélérat, ou de le condamner à

mort, en détestant la guillotine. Citoyen, docile

aux lois, il avait payé par suite de mutations, desuccessions, d'acquisitions, tant d'impôts, queles trois quarts de son patrimoine y avaientpassé.

Exproprié sans motif impérieux, il avait vuses souvenirs en déroute, ses piétés domestiques,la vie de son âme éparpillée aux quatre ventsIl est vrai qu'on l'indemnisa si bien qu'il futpresque ruiné.

Dénoncé, pris par mégarde pour un autre,il est arrêté comme suspect, relâché avec mau-vaise grâce, et surveillé par la police qui a tou-jours peur que les innocents ne se plaignent trophaut des injustices souffertes.

Il vient à Paris pour une société en comman-dite mais il a le malheur de flâner autour dela colonne de Juillet ou de tout autre monumentséditieux, un jour d'anniversaire; on l'empoi-gne et comme il a un couteau dans sa poche etdes antécédents d'arrestation qu'on lui a faits,il est vivement inquiété. Grâce au hasard, iléchappe voilà comment un homme de bien

et de savoir n'a pu vivre sa vie et mourra décou-ragé

Martin et ses amis se heurtent à des patriotesqui ne parlent que de la guerre, qui veulent tout

massacrer en Europe pour empêcher les Alle-mands d'être aussi Allemands qu'ils ont le droitde l'être, et pour ruiner les Anglais que notreactivité commerciale ne dépasse pas. Bouscu-lons! coupons brisons! cassons! ravageons!conquérons saccageons Et enfin, cueillons deslauriers! car c'est là seulement qu'est la vie

Et sur ce refrain les conscrits défilent, les dra-peaux fraternels s'ouvrent au vent, les enfantscrient d'enthousiasme, les femmes pleurent d'é-motion on fait l'apothéose de la mort et dupillage; les générations civilisées dansent commeles sauvages de la Sonde autour du trophée ar-rosé de sang et bâti d'ossements humains!

Ce n'est pas gai. La plainte d'un amoureuxnaïfet sincère, qui a lu les poètes et qui les croitsur parole, est-elle plus drôle? Le pauvre foucherche la foi, la candeur, et veut aimer, êtreaimé On le raille, on le bafoue, on en fera uncrétin ou un débauché.A propos de crétins, nos voyageurs arrivent

aux pays des administrés. Les administrés nepensent plus, ne travaillent plus, ne trafiquentplus, ne vivent plus; c'est l'État qui fait tout, quiremplace tout, qui supplée à tout. Ah le beaupays On fait les rues que l'on veut, au prix quel'on veut, avec le désintéressement que l'on veutet comme l'État tient tous les journaux, il n'y a

pas un moustique qui s'avise de piquer le moindrepersonnage de cette capitale du régime officiel

Ainsi poursuivant leur voyage, nos artistescherchent la vie, et ne trouvent partout querétouffement. La nature elle-même, asservie pardes expropriateurs féroces, n'est plus pittoresqueque quand on lui permet de l'être. L'autorité atout marqué, tout limité, tout contrôle, toutgâté. Plus d'imprévu dans le monde, plus d'in-dividualité dans les foules. Les poitrines viventd'une vie automatique que l'on distribue, mais

que nul n'est libre de choisir c'est la réglemen-tation de l'agonie

Pourtant les voyageurs s'arrêtent au bord del'Océan. L'immensité est la dernière consolationde ceux que la grandeur puérile de notre sociétéécrase. Ils trouvent un débris des vieux partis,des vieilles croyances, une épave, une âme quella mer a purifiée, que la solitude a rajeunie; etces désespérés du présent s'entretiennent avec cevaincu des espérances immortelles, de la libertétoujours défaite, mais toujours invincible. Si

blessés qu'ils soient par le désenchantement etle dégoût, ils aspirent l'air lointain, saturé desvapeurs salubres de l'Océan, qui vien.t 'sur euxdu fond d'une Amérique inconnue. Ils gardent

leur colère, leur tristesse; mais ils jettent leurcœur en avant; ils seront, s'il le faut, les ci-

toyens des siècles à venir, mais ils lutterontcontre le marasme, la honte, la trivialité, ledespotisme mesquin de la société actuelle..

Ces trois voyageurs revenus, tout le mondeveut les suivre de nouveau, et les exhorte à re-partir les journaux qui paraissent, on les ar-rache aux vendeurs comme des itinéraires at-tendus. Il ne suffit pas à Rochefort d'être uneconscience ferme et un homme d'esprit pourréussir; c'est parce qu'on se dit que sa Lanternepeut éclairer le chemin, qu'on court à sa clarté.La vie n'est nulle part encore; mais on l'entendsourdre dans les journaux qui n'ont jamais ab-diqué leur indépendance pour une livrée ou pourune coterie. C'est là un fait éclatant, un symp-tôme. Le pouvoir a senti venir le flot et a pro-posé la loi de la presse comme une'écluse. L'é-cluse est faite, le flot est venu, il est logique dele laisser passer.

Malheur aux entrepreneurs de barques et denacelles dont /M~ ~~Mjc Me vont pas ~<r/M.' Qu'ils s'en prennent à eux seuls, maisqu'ils n'accusent pas de leur naufrage les esquifs

aventureux lancés déjà à la mer. La tempête estpour tout le monde; le port est caché dans labrume; mais le vent est dans les voiles; et quand

les rameurssont solides, ils finissent par fatiguerle mauvais vouloir des flots

Voilà pourquoi il faut applaudir sans jalousieà tous les journaux qui naissent, à tous les ef-forts honnêtes, car ils multiplient le goût de lalutte, le besoin de la liberté, et ils affirment lanécessité de la vie!

ET LA MER MONTAIT TOUJOURS!

La mer commence ses réclames sur les murset dans les journaux. Il faut être maçon ou dé-puté pour rester à Paris par cette températured'Austerlifz, chauffée à blanc. Encore est-iljuste de reconnaître que si M. Rouher pouvaitenvoyer promener les députés, la chose seraitbientôt faite; quant aux maçons, M. Hauss-mann ne dissimule qu'à peine l'embarras qu'ilslui causent. Si l'Opéra, aussi difficile à terminerque la Tour de Babel, était seulement achevé!Si l'on avait mis la dernière main aux dernièrescasernes, monuments expiatoir.es de la Révolu-tion française, que le petit-fils du conventionnel

se plaît a offrir aux mânes de Louis XVI, Parisserait bientôt vide.

yjuiUet.

XXIV

En attendant, tout homme qui ne gâche nile mortier ni l'éloquence, fait ses préparatifs pouraller voir la vieille mère de Vénus, devenue lamère Gigogne de nos cocottes.

L'aquarium du boulevard Montmartre asonné le départ dans sa conque, en s'évadantlui-même; un vent de débâcle, de liquidationsouffle sur les monuments les plus nécessaires,

comme sur les mstitutions les plus solides; etl'aquarium s'en retourne à la mer, comme leCrédit mobilier s'en retourne. Dieu sait où Lephoque et les merlans seront plus satisfaits queles actionnaires.

Tout en écoutant de loin,'avec mélancolie,cette voix retentissante de 1. vague qui nousappelle, et qui est plus éloquente que la voix'deM. Rouher lui-même, je cherchais hier, devantla vitre d'un libraire, un guide, un indicateur, uninitiateur de l'Océan, quand j'aperçus, rue Ri-chelieu, une brochure, alléchante comme unebrise marine, avec un titre frais comme la plageLa ~faree montante.

Combien? demandai-je en frissonnant dejoie..

Cinquante centimesJ'achetai et je m'enfuis.

Hélas! hélas! J'avais été mystifié comme un

diplomate français après la bataille de Sadowa;j'avais été refait comme un souscripteur à l'em-prunt mexicain. Savez-vous ce qui se cachaitsous ce titre plein de fraîcheur? Une étude brû-lante sur le budget. En fait de perspective azu-rée, je ne pouvais espérer que des fragments duLivre bleu. J'avais pris, à première vue, pourdes paysages sous-marins, des tableaux indi-quant les profondeurs sous-budgétaires; car,pour aidera la tromperie, l'auteur et l'éditeuront mis des gravures, des plans. On croit voirl'échelle des marées; on contemple avec terreurl'échelle des dépenses de l'État;

ce que l'onprend pour le flot ascendant de la mer dans sescaprices, c'est le flot calculé des emprunts quivont déborder, et qui menacent la falaise.

La déconvenue était atroce, mais l'idée estingénieuse et en maudissant mon étourderie,j'essayai de me consoler par la lecture de cettepetite brochure. Je la recommande à ceux quirêvent des naufrages, comme à ceux qui s'endor-ment insoucieux sur les flots dont M. Rouherfait le flux et le reflux.

Ce n'est point un pamphlet, un livre déclama-toire c'est la photographie, c'est la silhouettemême du budget. Et quelle silhouette Elle fait

peur sur le mur! C'est l'esquisse d'un dramequ'on pourrait appeler l'Abîme, et dont le dé-

noûment serait le déficit; si depuis longtemps,

en France, les meilleures comédies et les plusmauvais drames ne trouvaient le moyen dene jamais finir, et de n'avoir pas de dénoù-ment.

L'oeuvre est divisée en six tableaux.

.Le premier tableau représente les eaux verteset transparentes où plongent l'échelle du budgetet l'échelle de la ~e~e~/?o~K~.

En 840, il y avait place pour les vaisseaux detous les calibres sur cette mer au siltage argenté.Qu'est-ce qu'un budget d'un milliard 363 mil-lions ? A peine un banc de corail; on le voit, onl'admire, on y jette l'ancre; on ne s'y heurte pas.

En 1848, les travaux nombreux, les arme-ments, les chemins de fer haussent un peu lerocher.

A partir de i85!, il ne s'arrête plus, il vientà fleur d'eau il surgit, il s'élance; il est l'îleescarpée dont on ne peut sortir, quand on y estentré. Les plongeurs constatent que le bloc mesure deux milliards trois cent quatre-vingt-~x-MeM/' ?M!z'OM~; c'est le plus haut budgetconnu.

La mer monte et b' lionne tout autour

Au-dessous, dans le même tableau, une ligne

qui serpente agréablement représente avec gen-tillesse la dette flottante.

On dirait, à voir les petits plis de ce ruban, laceinture de Vénus que la déesse a rejetée dansla mer. Hélas! oui, c'est une ceinture dorée. Leproverbe dit que la bonne renommée vautmieux.

En 840, la dette flottante était de 200 mil-lions elle a grandi en flottant, et elle est au-jourd'hui de o36 millions!

La mer continue à monter et à frissonner au-tour de ce joli petit ruban

Le second tableau est celui qui doit faire battretous les cœurs vraiment français; malheureuse-ment c'est celui aussi pour lequel on se bat.C'est le budget de la guerre et de la marine.Celui-là expose le drame avec candeur, et nouel'action avec une simplicité antique.

Vous qui demandez pourquoi on lésine sur lebudget de l'instruction publique, apprenez quela France dépensant pour tuer et faire tuer leshommes, un budget qui varie de 5oo millions à

un milliard, ne peut dépenser autant et plus,pour les élever et les instruire. Un milliard!Voilà ce que coûte en 1855 le budget de la guerred'Orient. C'est là surtout que le flot monte;c'est sur ce sable qui boit le sang et les larmesque la marée grossit et se gonne Combien decolères, de pillages inutiles, d'atrocités vaines

mais aussi combien de croix d'honneur dans cemilliard

Un jour, à la tribune, le général Foy. s'é-criait devant la demande d'un milliard pour lesémigrés

«Savez-vous qu'il ne s'est pas écoulé un mil-

t liard de minutes depuis la naissance de Jésus-<f

Christ?')

Depuis la mort du général Foy, il s'est écouléquelques secondes, la disproportion est doncmoins choquante; mais la mer continue à mon-ter

Un tableau qui ne donne ni l'idée de rochersà pic, ni la crainte de tempêtes, c'est le tableaudes travaux publics. Celui-là est d'une limpi-dité, d'une tranquillité parfaite.A peine 200 mil-lions dans les plus beaux moments d'acti-vité.

Mais la République et la monarchie de Juilletfaisaient mieux les choses; le seul mouvementsérieux, la seule augmentation notable dans cettemarée qui féconderait la France, s'est produiteen 1848. A cette époque, le budget des travauxpublics s'est élevé à 236 millions; il n'a jamaisdépassé ce chiffre, qu'il n'a même pas atteint de-puis le rétablissement de l'Empire.

Quel mépris M. Haussmann doit avoir pources petits travaux publics de la France, compa-rés aux travaux accomplis à Paris! Malheureu-sement M. Haussmann n'est préfet que dans sonpays, et la France pourra se demander, un jour,

pourquoi tant de moellons accumulés dans lacapitale, et tant de déserts, tant de masures,tant de mauvaises routes dans les départementsC'est qu'on ne peut à la fois bâtir Paris, démo-lir l'Europe, et soigner la banlieue! La rue de laPaix et le chemin de la guerre-où passent nosgénéraux triomphants, importent davantage queles petits chemins où passent les boeufs! Qu'est-ce que l'agriculture, l'industrie et le commerce,auprès de ces merveilles dont le fusil chassepotest l'évangile?

Le tableau des travaux publics, comparé auxautres tableaux, est comme la mare d'Auteuilcomparée à l'Océan. C'est une anse douce ettranquille; l'oasis des pêcheursà la ligne. On envoit le fond, et la marée ne s'y montre jamaisfougueuse.

Si la gloire coûte un milliard, l'instructionpublique, le clergé et la justice coûtent beaucoupmoins cher.

L'ignorance est vraiment à bon compte; pour~y millions la bêtise est satisfaite.

Sur ce fond boueux, la mer ne s'agite pas. LeNeptune des écoles primaires ne sera jamais ac-cusé de vouloir introduire en France les moeursaméricaines. On compte aux Etats-Unis cin-quante mille instituteurs, et cent mille institu-trices Mais c'est un pays d'anarchie Ne vaut-il pas mieux ne consacrer que le ce~/e~e du

budget à l'instruction des enfants, en leur réser-vant près de la moitié pour leur enseigner le ma-niement du fusil?

Pourquoi les frais de justice augmentent-ils,puisque les statistiques assurent que le nombredes crimes diminue? En i838, il en coûtait20 millions seulement à la France, pour avoirdes juges comme à Berlin; aujourd'hui la ma-gistrature nous coûte 12 millions de plus.

Pourquoi, si la moralité augmente, sont-ce lesmagistrats qui doivent toucher la prime ?

Quant au clergé, il est bien naturel de l'in-demniser de la diminution de la foi. Au tempsoù l'on était encore un peu dévot, le budget duculte était de 35 millions;'depuis que la dévo-tion baisse, les émoluments montent; on. paiemaintenant 52 millions à des ingrats qui ne sontpas satisfaits; mais; à ce prix, on obtient encorede jolis Te Deum pour fêter le massacre d'unearmée!

La marée la plus haute, la plus mousseuse, laplus étincelante au soleil, c'est sans contredit lamarée des dotations. Le flot monte, et ne paraîtpas résigné à s'arrêter.

Si le pouvoir est la lumière, il faut avouer quenous entretenons joliment les rayons.

En Suisse, la liberté, cette vachère, ne coûte

que ~oz~f mille francs; voilà pourquoi nousn'en voulons pas.

Aux États-Unis, elle a cent t~'Kg~-c/M~ Mn7/e

/)~Mc~ de dot. C'est déjà quelque chose; mais iln'est pas un agent de change français qui voulûtmarier son fils à une dot pareille.

En Angleterre, pays de préjugés aristocra-tiques, mais aussi de libéralisme, la royauté coûte

11 millions de luxe; c'est raisonnable.Comme la France est supérieure à ces pou-

voirs mesquins, elle dépense presque 5o ?M!K~en auréoles, en dotations, et n'est pas encore sa-tisfaite.

40,002,280 /rancs, voilà l'aurore du soleilimpérial en 1860 je néglige les fractions.

Louis-Philippe ne coûtait pas i5 millions.La République de 1848, malgré ces abomina-

bles.26 fr. donnés aux députés, n'est pas par-venue au chiffre de i million. Nous avons au-jourd'hui pour quarante-huit fois plus d'éclat,de clinquant.

Mais qui se plaindra jamais de voir monter leflot de la reconnaissance, du luxe bien entendu,du prestige extérieur

Le dernier tableau de cette série de panora-mas maritimes, .est le tableau de la dette per-pétuelle. Nous sommes en plein Océan. C'est ici

que la mer monte et qu'elle ne s'arrête pas.C'est ici que les naufrages seraient à craindre, si

nous n'avions pas des nautonniers habiles

Sous la première République, la dette était de

40 millions, elle est aujourd'hui de 36o mil-/!OM~ et ce n'est pas fini, la mer monte! Encomptant le nouvel emprunt qui se prépare, laFrance aura un million d'intérêt à payer parjour à ses créanciers. Comme vague, c'est joli!

L'auteur de ces marines consolantes, M. Mer-cier, conclut en disant que les deux gouverne-ments de l'Empire, en moins de vingt-cinq ans,ont créé les trois quarts de la dette publique.L'Empire actuel a reçu et dépensé, de plus quele gouvernement de Juillet, oM~e milliards

Pourquoi ne fait-on pas dorer la colonne Ven-dôme ? Elle serait d'uniforme, et nous serionsbeaucoup plus fiers en la regardant.

J'oubliais que, sous cette marée de millions,les pauvres gens, les chercheurs d'épaves, ra-massent des petits chiffres qui sont des.perles'Ainsi, croirait-on bien que nous n'avons quetrois millions d'indigents en France, et- que,sur cette quantité, il. n'en meurt guère plus detrois cents par an de froid et de faim ?

C'est du moins un rapporteur officiel, M. deMelun, qui l'assure. A quoi bon, dès lors, nousinquiéter? Ne fait-on pas bien d'aller insoucieu-sement se baigner à la mer, sans s'alarmer destempêtes possibles, des pieuvres qui rampent,des requins qui rôdent?

Le ciel est bleu, la brise est fraîche, on entendau loin les fanfares des soldats qui chantent leBeau Dunois, ou la ~c/ Hélène; M. Rouherprend ses vacances, la tribune va se taire, etquiconque bourdonne n'est qu'un moustiquesans conséquence.

Jouissons.donc, rêvons, rions à la marée quimonte; car il n'y a pas de flux sans reflux, et laplage est douce quand le flot se retire!

LA LIBERTÉ EN VILLÉGIATURE

16 juillet.

Il faut bien quitter Paris de temps en temps.II vient une heure caniculaire où M. Veuillotlui-même, dans l'ombre des sacristies, ne trouveplus de fraîcheur. On va demander à la mer,aux montagnes, aux forêts, l'apaisement de cettefièvre de Paris que l'on exporte en croyant lafuir.

Paris et la Liberté voilà les deux maîtresseséternellement volages auxquelles, en dépit detout, on reste éternellement fidèle, quand on les

a aimées une fois. Pour un jour de coquetterie,de vanité, on se boude, on se sépare on ditadieu, en lui montrant le poing, à cette belleville (je pourrais dire à cette belle fille), entre-tenue par M. Haussmann.; on s'éloigne, en luimontrant des yeux irrités, de cette- Liberté in-

XXV

complète qui encourage l'insulte et qui 'désarmela probité.

Mais à peine est-on sur la plage ou sur la col-line, ou dans le chemin vert, qu'on sent l'âpredésir de revoir ce Paris adoré, ne serait-ce quepour ne plus rencontrer les Parisiennes en tour-née, qui infestent la mer et les campagnesA peine a-t-on jeté au vent la dernière feuilleimbibée d'encre et tachée de boue, qu'on se prendà regretter jusqu'aux pamphlets injurieux, etqu'on voudrait rentrer dans la polémique, nefût-ce que pour avoir le plaisir de lire, d'écrire

ou d'être lu

Cette nostalgie du macadam et de la presse,c'est l'appétit de la passion qui grandit beaucoupdepuis quelque temps. Le repos fait honte dèsqu'on y a goûté. Sur la grève, sur les monts,quand on a eu (si petit soldat qu'on soit) sa partdes combats dans la vie, on rêve à la bataille etl'on brûle d'y rentrer.

Nous fuyons l'été, qui torréfie l'asphalte et les

murs, mais cet autre été de l'esprit, qui nousbrûle en dedans, qui nous pousse à la lumière, àla clarté, qui nous défend d'interrompre notretravail, car ce serait interrompre notrehonneuret déserter notre poste, cet été-là, soleil de l'âme,saison de la libre pensée, nous ne pouvons ni lefuir ni l'oublier dans une heure de paresse. Il esten nous et nous réveille.

Que le Corps législatifse repose de M. Rouheret que M. Rouher se repose du Corps législatif;

que ces deux lassitudes, embarrassées devantl'activité du pays, se séparent après s'être vai-nement chamaillées, rien de mieux. Mais le par-lement des consciences reste uni, en permanence.Il a son programme, il sait ce qu'il veut,.et nese lassera plus de vouloir. Chaque livre nouveauest une tribune errante qui nous poursuit deson écho.

Avant hier, Alexandre Dumas fils, dans sespréfaces, proclamait, l'insurrection du bon senscontre la censure. Hier, Prévost-Paradol, cenéophyte qui se prépare au culte de la Liberté,nous parlait, avec la grâce délicate d'un secré-taire perpétuel, du libéralisme académique. Au-jourd'hui, c'est Jules Claretie, un élève de Ca-mille Desmoulins, qui jette avec élan sa foi, sonespérance, sa libre parole dans l'air qui passe.

Quelle illusion de penserqu'on peut fuir Paris!il nous rejoint, il nous ressaisit par les mille pe-tites pattes brûlantes de ces livres ailés Onn'emporte pas la patrie à la semelle de ses sou-liers; mais on emporte toujours avec soi l'éclair,le rayon de cette patrie de l'esprit qui sème dansla brise des lettres de naturalisation.

Je suis à cent lieues; j'ouvre ma fenêtre; j'as-pire l'air matinal. Est-ce le chant de l'alouette

que je vais entendre? Non c'est la voix d'un deces gazouilleurs au timbre aigu, annonçant auxoublieux ou aux oubliés de Paris que le PetityoKrHa/ et le Figaro viennent d'arriver. Onse lève, on court à cette rosée; on se rencontreauprès du marchand. Quoi de nouveau ? quelprince est mort ? quel livre a paru ?

Tiens, dit l'un, ce pauvre Paulin Li-mayrac

Le silence, cette oraison funèbre du pardon,enveloppe chastement le décès d'un fonctionnairedéserteur de la critique et de Vauvenargues;puis, quand on apprend que c'est le coeur quil'a tué, un sceptique murmure

Sa mort s'est vengée de sa vie!Et comme, après tout, cette ombre nouvelle,

qui rejoint l'o~rë d'Éric, ne laisse aucun sou-venir irritant comme cet admirateur du pou-voir ne fit jamais de mal qu'au pouvoir; commeil fut seulement l'ennemi de ses amis, on éteintl'épigramme sous la pitié, et l'on répète

Pauvre Paulin Limayrac

M. Viennet est mort, dit un autre.Cette fois, un vif désappointement s'échappe

des poitrines. quel dommage! On avait cruqu'il irait jusqu'à cent ans. On s'habituait sibien à sa longévité, qu'on oubliait qu'il était unimmortel Le voilà mort, ce vieillard robuste, si

jeune qu'il croyait à ta libre-pensée Vicaire deMelpomène et pape de la franc-maçonnerie,très-spirituel et très-fin quand il s'agissait de riredes autres, il était tout juste assez infatué pourfaire rire de lui, quand il ne faisait plus rire duprochain.Il vécut de ses ridicules autant que de

ses mérites. On ne se souviendra pas de ses vers,excepté des plus mauvais; on peut se souvenirtoujours de sa belle humeur, de son humilité, deson urbanité.

Vous verrez, disait-ilà l'élection de M. Au-tran, que je mourrai pour laisser un fauteuil àThéophile Gautier, et que j'aurai cette chanced'être loué, après décès, par un romantique.acharné pendant ma vie à 'se moquer de moi.

S'il est vrai que les poètes soient prophètes,-M. Viennet fut poëte au moins une fois dans savie

Voilà ce qu'on dit en achetant le Figaro, lePetit Journal; et ~'on jase comme si l'on étaitsur l'asphalte parisien. Un ancien préfet dei83o, qui regrette 1848, nous conduit au bu-reau de tabac, qui débite aussi la -L~M/erKc, et,tandis que l'un de nous prise tout bas Roche-fort, ce fonctionnaire d'une époque où l'on sa-vait encore causer et raconter, nous raconte

< M. Viennet fatiguait Louis-Philippede sestête-à-tête il avait si bien contracté l'habituded'attirer le roi dans une embrasure de fenêtre et

de ne le laisser échapper qu'après une trop lon-gue conversation, que le roi avait fini par dresserdes piéges autour de lui pour se préserver. Unde ces piéges était la reine. Débarrassez-moide M. Viennet, avait-il dit; et l'excellentereine, ardente à satisfaire le moindre désir de sonroi, accueillait M. Viennet d'un sourire, le rete-nait par une bonne parole, le charmait, l'en-chaînait, et ne le rendait à la conversationgéné-rale que quand le roi ne pouvait plus couriraucun danger. Flatté d'abord, puis étonné, puisalarmé de l'insistance de cette bonne grâce,M. Viennet se sentit devenir fat; mais, en mêmetemps, son dévouement monarchique et saloyauté d'ami se cabrèrent.

a Un soir, je ne sais plus quel familier duchâteau qui a raconté la, chose, le rencontra dansle parterre des Tuileries se promenant, soucieux,les bras croisés, comme un soldat d'Arbogastequi médite une trahison

Qu'avez-vous donc, M. Viennet? demandale survenant.

Hélas soupira le poëte trop tragique, enregardant la lune qui sourit au palais des rois

comme elle sourit aux cabanes des pauvres,hélas je suis bien malheureux.

Vous, qui avez tous les bonheurs?Il y a des bonheurs accablants

–Que signifie?Cela signifie que, sans le vouloir, sans

l'avoir su, sans m'en douter, je suis en train dediviser le plus auguste ménage du royaume.

Comment?–Lareine.Il paraît que l'émotion et le respect firent

achever, par une pantomime d'un désespoir ex-pressif et grotesque~ cette douloureuse conn-dence. Tout naturellement, Louis-Philippe etla reine furent informés au plus vite du remordsdont M. Viennet pouvait mourir. Philémon etBaucis, dans la sérénité de leur vieil amour, sou-rirent et pardonnèrent à l'erreur de l'académi-cien et le roi promit gaiement de se sacrifierpour préserver'1'honneur de la reine.

Depuis, continua l'ancien préfet, je ne pusjamais voir M. Viennet droit, raide, dressant satête rouge, comme s'il portait une crète, sans merappeler cette soirée de plainte amoureuse sousle balcon des Tuileries. Je n'offense aucune mé-moire en rappelant cette anecdote. Heureux les

morts qui ne laissent que ces petits ridicules

peser sur leurs tombeaux

Et après ce récit, M. X.lut à haute voix laZ~M~rMC.Rien d'amusant comme l'embarras ou comme

les fanfaronnades des fonctionnaires en vacancesqui lisent le petit journal'de Rochefort. Si le

gouvernement s'imagine que ces publications-là

14

sont faites exclusivement pour l'opposition, il setrompe bien. Des officiers généraux en villégia-ture, des magistrats qui anticipent sur leurscongés, des chefs de division qui sont loin desmurs percés d'oreilles se délectent, comme aufruit défendu, à la lecture de ces feuilles impré-gnées du sel parisien. ·

Tout au plus parfois trouvent-ils la sauce unpeu forte; mais le poisson leur plaît.

Cela. rappelle le bon temps, dit un vieuxrenégat, en train de trahir sa trahison.

Vous ne vous plaindrez plus voilà la vraieliberté dit un naïf.

Cela fouette le sang, dit un goutteux.Et l'on se communique ses impressions, et

l'on discute sur telle ou telle partie; et l'oncherche à calculer la durée de ce succès de l'o-pinion et ici, loin de toute coterie, de toute hy-pocrisie officielle, on se trouve bien vite d'accordpour reconnaître que le bon sens veut la liberté.

Ah quels démocrates fait l'air des champscombien de vestes blanches qui se fripent avecdes allures de carmagnoles La couverture de laLanlerne déteint un peu et reste aux doigts.Bah personne n'est là pour nous dénoncer!Avouons enfin que nous ne sommes pas si bêtesque nos fonctions nous en donnent l'air! Vousdevriez bien, Ferragus, attaquer les règles d'a-

vancement, dénoncer tel ou tel abus! Nous nedemanderions pas mieux que de penser touthaut comme vous! Ces journaux officiels, si

plats dans leur satisfaction, si injurieux dansleurs attaques contre vous, nous répugnentaussi! On finit par s'entendre. Il faut convenir

que l'heure présente est triste! qu'on fatigue leshommes sérieux, qu'on décourage la jeunesse,

que l'on compromet l'avenir! Allez! faites del'opposition nous en avons besoin

Et si je les écoutais, ces graves fonctionnaires

en rupture de fonction, en ébriété de paroleslibres, j'entonnerais la M~r~!7/e/

Voilà comme on quitte le volcan pour retrou-ver le soufHe embrasé du cratère dans la brisequi passe sur les montagnes et sur la forêt; etvoilà comment les plus entêtés conservateurs,par certains jours, à certaines heures, vontcueillir des coquelicots dans les blés

Qu'est-ce que cela prouve? Que l'atmosphèrede Paris se déplace avec les poumons; que Parisn'est pas un club isolé dans un grand village desoldats laboureurs; mais que cette vie intellec-tuelle, dont Paris est le foyer, pénètre, circule,

rayonne, en dépit des obstacles, et en raisonmême des obstacles. On ne quitte pas la liberté

elle est l'ombre de tout homme qui marche ausoleil; elle est dans l'appétit que l'on va gagner

sur les monts; dans le vin que l'on verse à table;dans le verre que l'on choque. Voilà pourquoi,au lieu d'une idylle, je vous envoie une lettre bi-garrée de souhaits patriotiques. Je viens de ren-contrer des pêcheurs d'écrevisses, qui, dans unquart d'heure, m'ont démoli cinq ou six gouver-nements. Quels orateurs! M. Rouher ne seraitplus qu'un Darimon à côté d'eux! Mais aussiquelles écrevisses

Il paraît que la France n'est plus assez riche

pour payer-sa gloire. Elle fait des économies

sur le traitement de ses fonctionnaires.Merci, mon Dieu il était temps! Tous les

journaux ont annoncé qu'afin de couper courtaux criailleries d'une presse assez mal élevée,

pour être radical, selon la définition de M. dePène, on entrait dans la voie des réformes etque l'on commençait par supprimer la place degardien de la colonne Vendôme.

Sans doute il vaudrait vieux diminuer lesfrais de l'éloquence patriotique de M. Rouher

on pourrait aussi obtenir des rabais considé-rables sur les dépenses de la censure, de la com-mission de colportage; les gens qui font cemétier-là n'ont pas le droit de se montrer exi-

AH! QU'ON EST FIER D'ÊTRE FRANÇAIS!

29 juillet.

I4.

XXVI

geants. Mais enfin, toute chose a son commen-cement. On supprime le sacristain; on arriverapeut-être à réduire les marguilliers et les pon-tifes.

Depuis que la colonne Vendôme avait étérendue au culte, un fonctionnaire spécial étaitattaché à cet autel privilégié. Il veillait sur les

couronnes d'immortellesque l'enthousiasme dé-sintéressé de l'administration fait suspendre tousles ans, à la grille, dans la nuit du 5 mai, pardes tapissiers médaillés de Sainte-Hélène; etquand des visiteurs ne se sentant pas suffisam-ment fiers d'être Français, en contemplant cetuyau de bronze, manifestaient quelque dégoûtde l'heure présente, le gardien, moyennant sa-laire, fournissait à ces désespérés leur dernierlumignon, en leur ouvrant l'escalier du suicide

et de l'éternité.

On a pensé que les causes de malaise et defolie se multipliànt à vue d'œil, il était peut-êtreprudent d'interdire ce saut de Leucate aux dé-goûtés de la vie actuelle.

Désormais la colonne ne servira plus à rien.On mourra toujours; on se tuera comme par lepassé, parce que le glas du découragement con-

tinue à tinter dans les consciences; mais onn'offrira plus, du moins de temps en temps, un

cadavre en holocauste à la statue de Napoléon,maigre pitance pour le héros des grands champsde bataille, qui peut jeûner maintenant dans sonéternité

Défense est donc faite d'aller mourir là..C'estdommage! parce que c'est là surtout qu'il étaitlogique de mourir. Mais qui songe à la logiquedans le temps où nous sommes?

Depuisquelques jours surtout, je me demandeavec effroi, si la raison, le bon sens, l'instinct dumoins sont encore de ce monde. On a tant parléd'aliénés au Corps législatif, où les cas d'insola-tion et de ramollissement ne sont pas absolu-ment rares; il fait si chaud d'ailleurs, que jetremble à la pensée d'un vertige universel. Lesidées s'emmêlent; les notions s'embrouillent; etpour m'en tenir à deux ou trois symptômeseffrayants, j'offre de parier que la reine Fatouma,malgré l'éducation éminemmentfrançaise qu'elle

a reçue, ne comprendrait absolument rien auxraisonnements de nos ministres, de leurs jour-nalistes et de leurs fonctionnaires.

M. Duruy, par exemple, vient d'inventer unethéorie qui aplatit~singulierement l'histoire, etqui nous-condamne au crétinisme, si nous avonsla prétention de mêler l'intelligence de la poli-tique à la politique de l'intelligence. Je savais

bien que nos hommes d'État n'étaient ni parvocation, ni par système, obligés d'être deshommes d'esprit; mais je croyais à un semblantde pudeur qui ménageait l'idée, comme on mé-nage un ennemi respectable.

Désormais, toute illusion est impossible. Laconscience du fonctionnaire préposé à'la douanede la pensée, s'est échappée dans uri cri.

Selon lui, aucun mouvement littéraire n'estcompatible avec le mouvement de la vie sociale.Il faut se débarrasser des choses d'ici-bas pours'intéresser aux choses idéales, et c'est parcequ'on fait trop de politique que l'on fait moinsde littérature!

Je ne sais si M. Duruy a lu un seul de seslivres; j'ignore si parce qu'il est ministre il sesent indigne et incapable de tenir une plume.Mais je sais qu'il faut compter étrangement sur

l'abaissement intellectuel de son pays., pourémettre à la face du génie français, devant toutel'histoire de la civilisation, un pareil paradoxe.

Quoi, parce que vous avez peur de laisserparler les écrivains qui vous jugent, il faudraprononcer le divorce absolu, radical de la poli-tique et de l'esprit littéraire! Quoi! dans untemps où chacun peut être appelé au maniementdes affaires, les philosophes, les poëtes, les pen-seurs devront s'interdire de jeter les yeux sur le

gâchis où la maladresse peut embourber l'intel-ligence de la nation?

Qu'est-ce donc que la politique? un secret?une franc-maçonnerie? un art spécial pour fairefortune dans le monde? N'est-ce pas la loi duprogrès, incessamment discutée par tous, auprofit de tous? Le moindre livre qui effleure unepetite question, le moindre soupir d'amour,dans une mêlée d'égoïstes, a son action, son in-fluence légitime sur le progrès.

M. Duruy a oublié les grandes époques litté-raires, les mouvements d'esprit qui ont suivi ouprécédé les mouvements politiques, ou plutôt il

s'en souvient trop, et, s'imaginant que tout estpour le mieux, Pangloss jaloux de Josué, ilvoudrait immobiliser la terre sous le soleil impé-rial. Or, toute idée nouvelle peut déranger l'ex-tase.

Je voudrais bien que M. le ministre de notreinstruction prît la peine de nous prouverque lesfortes œuvres de l'esprit humain, même les plusétrangères en apparence à la politique, ne sontpas des oeuvres émues ou colorées par la poli-tique. Est-ce que Tar~M/e est une pièce exclu-sivement littéraire, sans intention sociale! Est-ceque Racine s'isolait davantage? Je ne parle pasde Te/e~M~M~ et je n'abuserai pas.de Beaumar-chais j'ai hâte d'arriver à un argument tout

direct, tout personnel, pour lequel .je défie lescontradicteurs.

M. Duruy a répété plusieurs fois à la Cham-bre que s'il n'y avait plus de mouvements litté-raires, et que si les salons qui donnaient autre-fois l'élan à l'esprit, ont disparu, c'est que la po-litique a tout envahi, c'est que l'on se mêle tropdes affaires sociales et des affaires du gouverne-ment.

Mais, monsieur, avant les dernières lois quiont élargi les courroies de la pensée, avant lesconcessions qui ont permis à un air plus vif detraverser les poitrines, depuis la fin de i85i,est-ce que la France, fatiguée, épouvantée de lapolitique, ne s'est pas reposée endormie sur'lesein du pouvoir? L'occasion était superbe, pourle mouvement littéraire, de se produire sans fa-tras social- Qui l'a provoqué? Où s'est-il mon-tré ? La politique était absente; la littérature dumême coup s'est séntie dépaysée.

Quels salons se sont ouverts? Quel monde su-périeur a donné la signal de la renaissance? Ci-tez-nous une œuvre, moins que cela, un effort,une tentative de. l'esprit, de l'art, dans cette pé-riode ? Les journaux étaient rares, les réunionsimpossibles, les conférences difficiles; pourquoidonc la littérature n'a-t-elle pas profité de cecalme absolu pour gambader? C'est que précisé-

ment le calme était trop plat, et que cette plati-tude terrassait l'esprit.

Ni les encouragements aux faiseurs de can-tates, ni les décorations que la Société des gensde lettres expie, n'ont déterminé un souffle, unebrise de l'esprit. Les salons officiels avaient leursdanseurs; pas un n'eut un poëte. On a inventédes façons de cotillons, des clubs de patineurs,des modes extravagantes; citez-moi un livre!une pièce! une page qu'on ait essayé de pro-duire

L'esprit était si bien exilé, que le jour où lebesoin d'un peu de poésie s'est fait sentir, c'està l'exil qu'on a demandé l'encouragement, labonne parole; et V. Hugo, dédaigneux, a rendusa' pièce en refusant de se rendre lui-même.

Voilà la vérité. II n'y a pas de littérature sansune certaine intensité de la vie sociale et si l'es-

,prit s'agite aujourd'hui, c'est que l'horizon estdevenu moins étroit ne le resserrez pas Quoi

parce qu'un conférencier spirituelprendra texted'une fable de Lafontaine sur le cheval et lecerf, pour une épigramme contre le gouverne-ment, it- faudra attenter à la liberté des confé-rences ? Quel abîme ouvrirait donc cette malice?

Tous les jours, d'honnêtes gens qui ne sontpas ministres et qui n'ont ni flatteurs, ni cour-tisans, ni vengeurs, sont insultés dans des feuilles

stupides; est-ce qu'ils s'en portent moins bien

pour cela? est-ce que vous songez à réclamer

pour eux le bénéfice de la loi qui empêche d'ex-citer à la haine et au mépris des citoyens ? S'ilplaît à un vaurien de me traiter de voleur, ehserai-je moins fier de ma probité? Je n'irai pasvous chercher et vous ne m'offrirez pas votrecaution; vous me laisserez bafouer, en m'aban-donnant la faculté de me venger moi-même.

Pourquoi auriez-vous un;privilége refusé auxautres citoyens? Avez-vous moins de force dansla conscience et moins d'assurance dans votreforce?

Non, ces arguments de la pusillanimité sontles chauves-souris de cerveaux remplis de ténè-bres. La lumière égale pour tous, la liberté pourles grands et les petits, le droit d'intéresser l'artet la littérature aux choses de la vie, puisquel'art et la' littérature sont faits pour aider lavie voilà ce que la nature indique voilà cequi n'est pas niable, dans une époque de senscommun.

Il est aussi étrange de faire des écrivains dessimples ménétriers de la phrase, que de pré-tendre exclure les principes au nom de la bonneéducation.

C'est un journaliste pourtant qui a émis cettedernière théorie. Toutes les opinions radicales,selon lui, sont des opinions que repousse le

savoir-vivre. Il est juste alors que le contraire,c'est-à-dire que le doute, le scepticisme, l'indif-férence ou la versatilité soient les produits de ladélicatesse ou de la perfection des manières.

Voilà ce qui se dit en pleine tribune, voilà cequi s'imprime en plein journal, et l'on s'étonneque les médecins ne se reconnaissent plus entreles fous et les ambitieux Est-il plus opposé à lamorale de mettre à Charenton un homme qui ademandé soixante fois la croix d'honneur, quede laisser en exercice des fonctionnaires qui ontpeur d'une fable de' la, Fontaine, et qui érigent

en génie littéraire l'incapacité politique?Nous sommes bien loin de Napoléon, regret-

tant de n'avoir pas Corneille pour premier mi-nistre Après tout, M. Duruy eût peut-êtreobtenu tout de même un portefeuille sous lepremier Empire. La logique n'est pas, comme lacolonne Vendôme, un monument de la gloireImpériale.

Figaro a le droit de répéter à son tour ce quedisait Basile Qui trompe-t-on ici? Car il

se joue depuis quelques semaines, au profit desgens sans conscience, sans talent et sans métier,une comédieignoble dont on voudrait faire payerles frais aux écrivains de conscience et de talent.

Ce piége, bête et odieux du pamphlet, du li-belle, de la provocation à l'insulte et à l'assassi-nat, nous l'avons vu tendre, nous avons annoncétous qu'on le tendrait sous nos pas; et nousavons laissé faire, et on l'a tendu, et voici quele chœur discordant de tous les ennemis deslibertés publiques se lève pour réclamer la com-pression, la dénahce, la force contre un déchaî-nement de passions, qui n'est que l'orgie stipen-diée par ces mêmes ennemis.

LES ABOYEURS

27Jui))et.

XXVII

Voilà 'pourtant où nous mène la liberté!disent-ils. Le' pouvoir a-t-il compris enfin sonerreur? Les plumes qu'on aiguise font aiguiserles poignards! Et depuis M. Duruy jusqu'auplus obscur des journalistes subventionnés, c'est

une clameur continuelle.Il faudrait s'indigner de cette manoeuvre si

elle était nouvelle, et la craindre si elle ne setournait pas toujours contre ceux qui l'em-ploient. Les pouvoirs trop faibles pour se passerde la force laissent avilir la liberté, afin de n'a-voir pas à compter avec elle mais un jour vientoù la liberté, invoquée trop tard, n'a plus deprestige à rendre à ceux qui l'ont déshonorée.On veut.la prendre pour arbitre, pour intermé-diaire entre .les diverses classes; et elle reste ducôté du peuple, pour se venger des bourgeoisqui ne l'ont pas défendue et du pouvoir qui nel'a pas respectée.1

Rien ne me semble donc à la fois plus inepteet plus sinistre que ces ricanements qui encou-ragent la licence des libellistes conservateurs, etqui provoquent la guerre civile des pamphletsentre les citoyens, afin d'obtenir l'inattention etla paix autour des fonctionnaires.

Pour ma part, je proteste contre ce paravent

taché'de boue, derrière lequel -essayent de sedébarbouiller les hommes que la critique attein-dra un jour; et je demande au pouvoir s'il estbien certain de n'avoir pas sa part de responsa-bilité dans ce charivari du ruisseau ?

Je ferai remarquer d~abord que tous cesaboyeurs sont dévoués à la dynastie, quand ils

ne sont pas dévoués à la police; et sans préten-dre que l'on caresse effectivement ces agentsvolontaires de désordres, j'assure que l'impunitédont ils jouissent est une sorte de privilége.

Entendons-nous bien Je ne réclame ni ri-gueurs, ni jugements, contre ces fruits-secs dela considération, qui veulent du bruit pour sepasser de l'estime. Mais enfin, n'y a-t-il pas uneapparente inégalité qui choque les autres et quime fait sourire, quand je vois le pouvoir si cha-touilleux à l'endroit des citoyens fonctionnaires,et si indifférent quand il s'agit des citoyens qui

ne sont que citoyens?Si j'adresse une pétition au Sénat pour de-

mander que tout homme notoirement célèbre

par ses apostasies ne soit plus admis à prêter untroisième ou quatrième serment qu'il trahira, ondéchire ma pétition; on m'accuse d'être un fac*-

tieux on m'attaque; on me flétrit sans quej'obtienne une seule satisfaction.

Si je m'en prends à M. Duruy, qui fait ca-lomnier l'histoire, la littérature, l'esprit de sontemps; et si, dans la chaleur de mon indignation,

je traite M. le ministre un peu.moins mal qu'unpétitionnaire n'est traité au Sénat, j'aurai ungros procès, je serai poursuivi, comme provo-quant à la haine et au mépris des citoyens.

Mais nous autres, est-ce que nous ne sommespas aussi des citoyens? Si j'effleure votre vanité,monsieur le ministre, je suis frappé, et l'onpourra impunément se ruer sur mon honneur,sur ma vie privée, sur mon foyer domestique,sans que la prévoyance ministérielle, qui se pré-tend la prévoyance sociale, se croie autorisée àintervenir On ne défend pas d'office la réputa-tion des citoyens; on ne défend d'office que l'or-gueil des fonctionnaires.

0Encore une fois, pour ma part, j'accepte et je

veux cette différence. Il me plaît de me tenirisolé dans mon honneur, fort de ma conscience,tranquille dans ma foi, sans avoir à subir uneprotection qui m'offenserait plus peut-être queles injures..Mais le public, qui voit la suscepti-bilité incroyable du pouvoir pour lui-même, la

compare à cette indifférence, quand il s'agit dupublic, et trouve dans ce stoïcisme un encoura-gement à l'insulte. Il a tort toutefois c'est uneidée fausse qui naît justement de la partialitédes fonctionnairespour eux seuls.

Pourquoi donc ce privilége? La morale subi-rait-elle une atteinte plus considérable si je dé-montrais que M. Duruy est un mauvais mi-nistre, que si j'avilissais par mes calo.mnies lesjournalistes mes confrères, les hommes qui ontune influence permanente sur l'opinion? La li-berté de l'insulte, comme la liberté de l'éloge,doit être égale pour tous. Un fonctionnaire peutmieux encore qu'un simple citoyen se défendre

par ses actes, et se passer de la caution des gen-darmes.

Ainsi les aboyeurs ont un avantage, quand ilss'attaquent à de simples Français. De là uneprime indirecte. D'ailleurs c'est toujours au nomdu ciel, c'est-à-dire au nomades intérêts de lamorale, de l'autorité, des principes sauveurs,que ces petites et grosses infamies se commet-tent. Le poignard de Tartufe est toujours béni.On n'a jamais entendu un calomniateur s'exer-cer au nom de la calomnie.

Pendant une quinzaine, tous les écrivainsindépendants étaient des voleurs et des escrocsdepuis quelques jours, ils montent en grade etdeviennent des assassins. On va piquer sur l'or-gue de barbarie, qui doit moudre le même airjusqu'aux élections, un choeur d'imprécationscontre les régicides; des libelles obscurs, des pa-roles imprudentes, des faits malheureux devien-nent le prétexte de ce déchaînement contre le

parti des assassins, qui se trouve, en attendant,le parti des assassinés r

Tout cela est misérable, odieux; tout cela doitfaire hausser les épaules; mais tout cela devraitaussi établir fortement la solidarité des écrivains,et amener enfin cette franc-maçonnerie des hon-nêtes gens, à côté de laquelle les violences d'enhaut et les insultes d'en bas paraîtraient bientôtaussi niaises qu'elles seraient impuissantes.

Il faut démasquer le parti de ceux qui prati-quent l'axiome de je ne sais plus quel polé-miste

Il n'y a pas moyen de donner de bonnesraisons à cet homme-là, j'aime mieux lui dire dessottises.

Mais surtout ce qu'il faut répéter à satiété,parce que cela est la vérité la plus vraie, la plussalutaire, la vérité qui moralisera l'avenir, c'est

que la mode des injures ne vient pas de ceuxqui les subissent aujourd'hui; et que la licenceeffrénée des aboyeurs n'est pas une conséquencede la liberté.

Non, le petit journal, devenu grand, qui, dansles heures difficiles, sous le réseau de lois res-trictives, à ses risques et périls, a pu faire en-tendre parfois de bonnes et audacieuses vérités

le journal qui s'est ouvert aux hommes d'opi-nion radicale,- et qui, pratiquant la liberté,quand tant de journaux de coterie se bornaientà la réclamer, n'a jamais exigé d'un collabora-teur de cacher son drapeau, sa cocarde; cejournal-là, le seul qui n'ait jamais émondé maplume, déformé ma pensée, est. peut-être, plusque bien d'autres, responsable des concessionsobtenues, mais n'a pas plus que d'autres sa partdans les excès.

Toute œuvre humaine, capricieuse, légère, ases torts. Mais ceux qui reprochent à la petitepresse, pour s'en servir aujourd'hui contre elle,l'abus des cancans, des révélations, des person-nalités, oublient trop que nous sortons d'un longrégime, pendant lequel les cancans seuls étaienttolérés, les personnalités permises et les révéla-tions encouragées.

Ce défaut, moins grand qu'on ne le suppose,qui donc l'a développé, sinon le système quiinterdisait toute discussion d'idéès, tout appétitpolitique, qui par la censure abaissait le théâtreau niveau de Peau ~4~e,par le colportage don-nait la préférence aux livres bêtes sur les livresde la libre-pensée? Hier encore, M. Duruy n'a-t-il pas souhaité que les écrivains abandonnas-sent la politique, pour s'en tenir à ce qu'onappelle la littérature ?

Ce scandale de l'anecdote, de la chronique, dela personnalité est précisément un des griefs que.je garde contre ce passé. qui n'est pas tout àfait passé. Je lui en veux d'avoir humilié l'écri-vain, je lui en veux d'avoir abaissé la professionla plus noble au niveau des faiseurs de parade;et parce qu'aujourd'hui plus libres, rendus tantbien que mal à l'inspiration des nos consciences,à l'ambition de notre coeur, à l'amour des idées,

nous laissons aux mercenaires du pouvoir cesouci des curiosités malsaines, on nous accuse deles avoir suscitées ? Accusation doublement per-fide, parce qu'elle est une injustice flagrante, etparce qu'elle tend à nous ramener, à l'aide dudépit, aux excès qu'elle nous reproche.

Les aboyeurs d'aujourd'hui sont les impuis-sants de la veille et du lendemain qui, le jourd'une aurore, n'ont rien à saluer; qui, le jourd'une levée des esprits n'ont rien à réclamer;rampants et gluants, ils font leur tapage dans laboue, parce qu'ils ne peuvent rester muets,quand tant de voix fières parlent si haut. Inca-pables de servir des principes, ils essaient de ser-vir des intérêts, et, ne pouvant se faire les cham-pions d'une espérance nouvelle, ils se font lesspadassins des rancunes, spadassins volon-taires car l'infamie a aussi son point d'hon-neur.

15.

Laissons-les crier. Mais que ces calomnia-teurs ne servent pas à calomnier le droit et lajustice! Ne permettons pas qu'on dise qu'ils sontle produit de quelques réformes concédées, etque leur industrie est le résultat équivoque de laliberté.

Non, il n'y a de licence que dans les paysincomplétement libres. Le despotisme du ruis-seau, quand il n'est pas le complice d'un autredespotisme, lui sert, au besoin, de prétexte. Laliberté met tout en lumière et tout en équilibre,et elle contraint, par intérêt même, les âmes àune moralité réciproque, incompatible avec cesinfâmes guet-apens

XXVIII

LA CROIX-DE MES CONFRÈRES

3o juillet.

Un homme d'esprit qui s'est retiré de l'espritpour devenir fonctionnaire, M. Albéric Second,vient de publier un article que ses amis, les amisdu pouvoir, trouvent étincelant, sur les r~?M~-MC~rs et les reM~~Mes.

Les reM~MeMrs sont ceux qui pensent qu'onpeut être un honnête homme et un écrivain demérite, sans porter un ruban rouge à sa bou-tonnière et les reM~n!es sont les scrupules desambitieux délicats qui veulent recevoir une ré-compense, sans l'avoir mendiée.

M. Albéric Second, avec l'autorité d'unhomme décoré, affirme qu'on n'a pas besoind'avoir fait grand' chose pour recevoir la croix.

Je m'en doutais. Mais encore est-on obligé à untravail de solliciteur, à une demande, à une vi-site, à une démarche directe ou indirecte? Onrespecte, ajoute-t-il, le libre arbitre, l'opinion, laconscience.

Je voudrais savoir s'il est jamais venu à l'es-prit d'un ministre de se dire Voilà unhomme qui, depuis vingt ans, lutte contre nousavec talent, avec courage, avec honneur; qui asacrifié à ses convictions tous les biens dont noussommes la source; qui a souffert les procès, laruine, l'exil, et qui, sans jamais céder unpouce de terrain, est resté intrépide sur labrèche.

Cet homme-là, notre adversaire, honore leslettres par sa dignité honorons-nous en luirendant un hommage qui-prouve notre force.Récompensons le libre arbitre, la religion fidèle,l'opinion sincère, la conscience intrépide. Il re-fusera peut-être la croix; il la renverra tant pis

pour lui. Nous aurons eu le bon goût de saluerun adversaire, qui se donnera le tort de nousrépondre par un mauvais procédé.

Un ministre, même celui qui se dit libéral,M. Duruy, a-t-il jamais fait cela, tenté ou rêvéseulement de le faire.? Non. Alors si on nedonne la croix qu'à ses amis, on récompensedonc. non pas seulement le mérite, mais aussi le

servage? Nul ne sera un homme de génie, unartiste de valeur, s'il n'est en même temps unami du pouvoir?

Je sais bien que je me rends coupable d'unere;He en parlant ainsi; mais je défie M. Al-béric Second, tout homme "d'esprit qu'il soitresté, d'y répondre par cette autre rengaîne:Ils sont trop verts! c'est parce qu'on ne pensepas à vous que vous attaquez les décorés!

Non, mon cher confrère. Il y a des gens, etj'ai l'orgueil d'être de ceux-là, qui, par principe,ont cousu leur boutonnière, et-qui ne la décou-dront jamais. De bonne foi, tout Ferragus, en-têté et endiablé que je.suis, croyez-vous que sije baissais les yeux en rougissant et en souriantdevant un M!!H!~ère, on ne profiterait pas de

mon émotion pour faire rougir à son tour maboutonnière? les gens de notre profession quisont décorés ont voulu l'être; ceux à qui cethonneur n'est pas échu ont été négligents, indo-lents, ou sont trop jeunes, ou bien sont des enne-mis systématiques du ruban.

Je suis de ceux-là, je le répète. Je n'aurai pasle mauvais goût de reproduire ici la théorie ex-primée souvent sur les AocAe~ de la vanité. Jene ferai même pas remarquer que plus on s'élèvedans l'échelle des gouvernementsvéritablementlibéraux,plus la mode des décorationsdiminue,

pour disparaître tout à fait dans le pays de l'éga-lité et de la liberté absolues.

J'admettrai même l'excellence des distinc-tions pour les militaires, les avocats, les méde-cins, les gardes nationaux. Tout mérite qui neressort pas d'une façon éclatante de la profes-sion a peut-être besoin d'être signalé, mis en lu-mière.

Mais, pour les gens de lettres, le ruban rougefait-il q.u'ils deviennent célèbres par brevet, s'ils

sont obscurs par vocation? Quand on étaleraittoutes les plaques, toute l'argenterie du mondesur la poitrine d'un manœuvre de lettres, ajou-terait-on une lueur à sa pensée, un charme à seslivres, une émotion à sa rhétorique, un rayon à

sa gloire?Le docteur Véron portait plus de reliques à

lui seul que quatre académiciens, M. Véron

en fut-il davantage un écrivain, ou hommed'Etat? et d'autre part M. Berryer se trouve-t-il amoindri d'être vierge de décoration ? Quis'occupe de savoir ce qu~il y a de croix dans lestiroirs de Lamartine, de plaques ou de cordonsdans ceux de Victor Hugo Ces hommes-là sontplus sombres d'aspect que M. Jubinal, les joursde cérémonie et ils mettent précisément leurcoquetterie à ne rien attacher à leur bouton-nière ils ont la pudeur de leur gloire, le respectde leur intelligence.

Mais tout homme n'a pas le génie c'est vrai.

Tout écrivain doit avoir au moins l'ambition de

se faire connaître, et étant connu, de se faireestimer. Voilà nos galons, nos honneurs à nousautres! On nous salue pour ce que nous valons,et non pas pour ce que nous. faisons briller ànotre boutonnière. Tant pis pour les fruits-secs i

s'ils n'ont pas de titres, c'est qu'ils n'ont pas dedroits; et la faveur ministérielle les accable, lesaffuble de la livrée de la médiocrité, au lieu deles en dépouiller.

Je ne comprends pas, je l'avoue, l'audace decertains écrivains se pavanant avec des cordonsdevant nos sourires. Ils doivent penser pourtantqu'ils ne trompent que les gens auxquels ils sontétrangers. La belle affaire pour leur consciencelittéraire d'être salués comme des diplomates, si

on se moque d'eux, quand on découvre que cesont des écrivains

Cèrvantès dit quelque part a Les blessuressont des étoiles qui guident les braves au ciel del'honneur! » Que nos oeuvres, chaudes de notresang, écrites pour servir la justice et la vérité.soient pour nous ces étoiles, ces blessures elle

nous suffiront.On ne se souvient plus des chamarrures de

l'habit brodé de M. le vicomte de Chateau-briand mais'on se souvient qu'un jour il écri-vit Réné; qu'il exhala un sanglot dont le siècle

entier a retenti, qu'il improvisa des articles dejournaux, des pamphlets éloquents; et l'admi-ration-s'en tient à ces plaies de son coeur et- de

son patriotisme.

La re?~~Me, c'est de vouloir que tout hommede lettres supérieur soit décoré; et les ren~HeMr$ sont ceux "qui s'imaginent que l'anti-chambre d'un ministre est l'antichambre de lapostérité. J'ignore combien d'entre nous fran-chiront le seuil de la gloire; mais si nous devonstous rester en deçà, à quoi bon ajouter à cettedéconvenue pour notre effort la déception d'unpiédestal et d'une auréole inutiles de notre vi-vant ?

Il n'est pas si difficile que messieurs les che-valiers le croient de vivre comme a vécu Bé-

ranger je ne veux. pas même de la fleur deschamps systématique, car elle devient une pré-tention. Faisons notre tâche; vivons notre vie.On est toujours un assez grand homme pour safamille et, quoi qu'on fasse, on est toujours tropinconnu pour la foule, sans qu'il soit besoin de.risquer sa fierté dans une ambition de décor quin'empêche pas de siffler la pièce, ou qui ne lafait pas applaudir davantage.

M. Albéric Second traite de Basiles ceux quiprétendent que, pour avoir la croix, il faut la.

demander. Basile, c'est bientôt dit; on calomniele pouvoir Bartholo, et les Almavivas de la Lé-gion d'honneur qui n'ont eu qu'à passer dans la

rue pour épouser la Rosine et la rosette! Mais

prouvez donc la calomnie Que celui qui n'ajamais signé une demande, -fait une démarche,autorisé une visite, se lève et proteste! Il n'estpas nécessaire, dites-vous, d'abjurer sa foi? Je lecrois, parbleu bien, puisqu'on ne décore que les

gens de la même église.

Je crois donc, en. bonne conscience, que lareK~Y~Me est du côté des décorés. -Ce sont les

re~~MeMr.y qui veulent que tout écrivain demérite demande 'ou reçoive la croix. L'origina-lité, la nerté, consiste à répudier ces superféta-tions mondaines. L'homme indépendant, sûrde sa renommée, ou résigné à n'être qu'un sol-dat de la grande armée des lettres, ne gâte passa gloire en la faisant ruolzer par la Légiond'honneur, ou ne se venge pas de l'insuccès de.ses œuvres par des succès d'antichambre. Ila, 'dans sa vie habituelle, assez d'esprit pourn'avoir pas besoin d'en avoir exceptionnellement

un jour, et pour ne pas être exposé à imiter cebon M. Jubinal qui, paraissant à l'improvistedans un banquet de gens de lettres, alla cher-cher une feuille de vigne et en couvrit pudique-ment ses décorations.

Voilà le i_6 août qui nous menace. La Sociétédes gens de lettres répondra dignement au souf-flet qu'elle a reçu de M. Durùy, en pleine tri-bune, en ne demandant, pour aucun de sesmembres, une faveur équivoque, que le ministreinfidèle à sa profession serait heureux de lui ac-corder.

Ou bien, si la manie, la mode, la rengaînedes décorations est tellement invétérée qu'on nepuisse la guérir que par violence, je souhaitequ'il vienne un jour où l'autorité, infatuée deshonneurs qu'elle croit décerner, enjoigne à toutindividu très-décoré de porter toujours et con-stamment toutes ses décorations. Ce jour-là,quand on verrait précisément les fruits-secs de lalittérature, les décavés de l'imagination, cha-marrés de cordons, baissant l'oreille sous leursreliques et exhibant toute une devanture de pta-ques et de diamants, à côté des hommes illus-tres, sans décors et sans enseignes, un riresuperbe vengerait la virginité des boutonnièreset des consciences; et c'est alors que les hommesd'esprit, comme M. Albéric Second, rengaine-raient leur joli dédain pour ceux qui veulentêtre plus estimés que décorés.

Je crois quel'opinion publique, en généra!, etl'opinion des honnêtes gens qui tiennent uneplume, en particulier, réclament votre avis surles violences commises dans'certains pamphlets,fort respectueux pour le pouvoir.

Nous avons déjà, à quelques centimes près,l'avis des tribunaux. Il ne nous suffit pas; et,puisque l'honneur des citoyens, leurs joursmêmes, se trouvent menacés par ces parasitesde l'égoùt, vous, qui veillez à la sûreté de l'in-térieur et qui, par d'ingénieuses circulaires,fixez la conscience de MM. les préfets en matièrede liberté, vous devez avoir un mot à dire pourrassurer les bons, pour faire trembler les mé-

Monsieur,

A SON EXCELLENCE M. PINARD

Ministre de l'Intérieur.

.joaoût.

XXIX

chants et pour dégager l'autorité de toute soli-darité lointaine et involontaire avec ces calomnia-teurs. orthod'oxes.

Je me hâte de le dire, Monsieur le ministre,je ne suppose pas que ces malheureux émargentaux fonds secrets. Leurs protestationsfuribondesde dévouement envers l'Empire, ses institutionset sa dynastie ne sont qu'un prétexte et une sau-vegarde. Ils vous salissent de leur sympathiepour arriver à nous salir plus efficacement deleurs injures; mais je ne crois pas que vous leurayez donné mission de vous compromettre à cepoint-là.

A quoi bon une police qui se trahirait parl'odeur et par l'aspect? Il vous faut des mou-chards plus ingénieux, des agents plus subtils.Non. C'est uniquement par vocation, et ce n'estpas par ordre qu'ils écrivent ainsi. Je l'affirme.Affirmez-le à votre tour, Monsieur le ministre,il en est temps! car ils viennent de vous faireimpudemment leur complice.

L'/M/A?, ne trouvant plus d'imprimeuren France, a été en chercher un en Belgique; etc'est à travers la frontière que vous surveillez,c'est avec l'autorisation du ministère de l'inté-rieur que passent et que circulent désormais cesturpitudes.

Il y a là un fait grave sur lequel j'ose deman-der une explication, fût-elle sous la. forme d'unCommuniqué.Je ne vous dissimulerai pas que je suis per-

sonnellement intéressé dans la question, et quele dernier numéro de I'7H/?~~ me fait l'hon-

neur de me traiter comme Rochéfort..On m'avait oublié parmi les 7)M~rs du Fi-

~ro; mais je n'ai rien perdu pour attendre..Forçai repris de justice, escroc, voilà les amé-nités dont on me gratifie. On déclare, en rem-plaçant, il est vrai, les termes par des points,que j'ai été condamné la semaine dernière, aumoins deux fois. On oublie de dire devant queltribunal. Du reste, type d'envie, dejalousie etde bassesse, j'ai fait chanter, tantôt les hommespolitiques, tantôt les comédiennes de certains.théâtres.

Je ne viens pas vous demander, Monsieur leministre, de publier mon dossier, de me servirde caution. Vous ne défendez que les fonction-naires; et ce serait un açie exorbitant que d'in-tervenir, par un communiqué, pour empêcher

un simple citoyen d'être, égorgé. Non, j'ai deplus sûrs et de plus fiers défenseurs ma vie,

mon travail, mes amis je m'y tiens Je rie crois.

pas que je me décide à demander un franc outrois mille francs de dommages-intérêtspour untort qu'on ne m'a pas fait et qu'onne me fera pas.

Loin de cacher aux miens ces vilenies impri-mées, j'ai pris plaisir à les leur montrer.Voilà, leur ai-je dit, ce qu'on gagne à servir lajustice et la liberté voilà le profit de l'honneur!

Et je me suis suis senti bien orgueilleux d'en-durer tant de choses pour ma probité; car vousavouerez; Monsieur le ministre, que si je mevendais un peu, ou que si je cédais faiblement

au pouvoir, je deviendrais tout aussitôt invio-lable aux yeux des pamphlétaires. orthodoxes..Je perdrais l'estime des miens et je gagnerais le

respect des vôtres. Je préfère garder les in-jures.

Mais si je dégage ma personnalité de ma ré-clamation, celle-ci n'en subsiste pas moins, et je

vous demande hautement, formellement, vous.priant de me répondre avec toute la clarté pos-sible, comment il se fait, Monsieur le ministre,qu'un journal honteux, qui traite des questionspolitiques sans être timbré, qui injurie avec l'es-poir d'échapper aux tribunaux français, jouissed'une liberté de circulation que vous refusez àdes feuilles honorables, sérieuses, mais incapa-bles de vous plaire?

Toutes les fois que l'Indépendance belge sesouvient trop de son double titre, ou toutes lesfois qu'il lui arrive de mentionner le nom d'unprince d'Orléans, elle est arrêtée on redoute la

propagande des idées subversives et l'émotiondes souvenirs. C'est un délit d'introduire l'Étoilebelge, et c'est presque un crime de porter sursoi les C/M~'M~M~, de Victor Hugo.

Vous ne pouvez donc pas invoquer, en faveurde l'Inflexible, l'inflexibilité de vos principes enmatière de liberté ? C'est donc bel et bien, Mon-sieur le ministre, un privilége accordé à la diffa-mation, à la calomnie, à la haine et au méprisdes citoyens, que cette tolérance pour une feuilleémigrée qui viole les lois et brave la justice!

J'ai dit que je n'établissais aucune solidaritéentre le pouvoir et ces enragés. Mais il faudraitêtre aussi respectueux que moi pour vous-même, et rie pas faire en apparence ce qui ré-.pugne à ma loyauté. Vous vous liez à ces gens,en leur accordant une estampille que vous nousrefusez.

Je sais bien qu'ils vont crier à la dénonciation;ce n'est pas eux, c'est vous, Monsieur le mi-nistre, que je dénonce à vous-même. Pourquoiproscrire l'éloquence, le talent, le génie, la con-science, et laisser passer la turpitude et la stu-pidité ? Qu'il n'y ait plus de frontières pourl'idée soit; en même temps que les bravi, il

nous viendra de là-bas des détenseurs et desamis. Nous pardonnerons à l'invective, eh fa-veur de l'enthousiasme.

Mais puisque la frontière est debout, puisqueà la douane on fouille encore les paquets poursaisir, pour poursuivre une simple page signéed'un nom illustre; en vertu de quel principemoral donnez-vous un passeport aux calomnia-teurs des citoyens, pour ne proscrire que lesprétendus diffamateurs du pouvoir ?

Légalité de la répression ou la liberté pourtous. Voilà le dilemme. Soyez assez bon, Mon-sieur le ministre, pour nous faire savoir vosidées à cet égard.

Si, après en avoir pris connaissance au minis-tère de l'intérieur, vous laissez vendre, circulerlY~e~c, vous en devenez responsable, et je

vous avoue, Monsieur le ministre, qu'il y auraitplus d'honneur et moins de péril pour le pouvoirà laisser entrer et vendre publiquement les C/M-~'i~?~ et même A~c/~OM le Petit.

En essayant de nous déshonorer par privi-lége, ces feuilles immondes nous blessent moins

que vous; elles nous créent des amis ardents;elles vous suscitent de nombreux ennemis. Je nesuis donc pas le plus à plaindre; et c'est surtoutpour le profit de la logique que j'ai pris la libertéde vous interroger.

CIRCULAIRE AUX JOURNALISTES, POUR LA CÉLÉBRA-

TION DE LA FÊTE DU l5 AOUT

i~août.

Messieurs et chers confrères, tous les ans, àla veille du i5 août, M. le ministre de l'inté-rieur croit devoir réveiller, par une circulaire,la ferveur dynastique un peu endormie des pré-fets et des autres fonctionnaires; de son côté,M. le garde des sceaux invite, par un morceaud'éloquence de même portée, messieurs lesmembres du clergé à la dévotion, comme si l'ondoutait de la foi avec laquelle on va chanter le

Te DeK~fJ'ai pensé que les journalistes avaient grand

besoin, eux surtout, d'être stimulés dans leursentiment bonapartiste et dans leur croyance àl'efficacité des Te DeMM!; et je me suis permiscette petite circulaire amicale et confraternelle

16

XXX

sur les devoirs que nous avons à remplir dans cejour bienheureux, qui est l'Assomption de laVierge et la transfiguration des médaillés deSainte-Hélène.

Pourquoi a-t-on choisi le < août pour leculte d'un saint qui n'a jamais été canoniséqu'en Corse? Est-ce parce qu'on a conté que lachaleur des dévouements bénéficierait de la cha-leur de la température, et que l'énervementcausé par les derniers jours caniculaires passe-rait pour l'effusion et pour l'extase des cœursnapoléoniens? Est-ce pour faire expier pendantla fête de la Vierge, c'est-à-dire pendant letriomphe de l'idée pure, les violences commisespar Napoléon 1~ contre l'idée? Est-ce pour sup-planter définitivement la légitimité qui avaitplacé ce jour-là la célébration du vœu deLouisXIII,devenu,depuis,levœude LouisXV ?

Je sais bien que c'est le jour de la naissancede Napoléon 1~. Mais cette raison est-elle suf-fisante ? Je n'ai pas le temps d'approfondir cettequestion historique. Il n'en est pas moins vraque la fête de celui qui fit pleurer si souvent lesmères, et qui leur arracha tant de fois leurs fils,est bien placée le jour de l'Assomption d'unemère de douleur dont le fils fut crucifié.

Pénétrez-vous de cette idée, mes chers con-frères, et si vous n'avez pas perdu dans notreaimable profession l'habitude des prières, priezpour que la saint Napoléon ne porte plus mal-heur aux mères de famille, aux enfants néces-saires, et pour que la guerre, ce fléau périodiquedes gouvernements fondés sur la paix, ne vienneplus décimer nos populations!

Ce mois d'août est un mois plein d'enseigne-ments.' Toute l'histoire moderne s'y trouve,pour ainsi-dire, résumée, et l'ôn ferait bien peut-être de choisir la première quinzaine de ce moismémorable, pour la dévotion perpétuelledes filsde la Révolution.

C'est dans la nuit du août que la vieille so-ciété s'immola elle-même, par un élan magna-nime qu'on ne retrouvera plus jamais. Cettenuit-là, la brise qui précédait la liberté soulevatous les coeurs; aucun grand orateur ne se fitentendre; les faits eux-mêmes manifestèrent leuréloquence. Ce fut sublime. Louis XVI y gagnaune auréole qu'il n'avait pas cherchée; onl'appela le restaurateur de la liberté fran-caise.

Il est vrai que le 10 août, trois ans après,on destitua Louis. XVI, et que la royautésombra dans le mois qui avait vu sombrer laféodalité.

Mais en !83o, le 7 août, on bâcla une chartequi devait être la meilleure des républiques

et qui ne fut que le menu des appétits répu-blicains.

Le 15 août clôt la période monumentale de

ce mois d'Auguste, qui sert à fêter aujourd'huiles empereurs, et qui, à Rome, au jour des Ides,était la fête des esclaves et des servantes..

Choisissons donc, mes chers confrères, parmiles divers épisodes de ce mois héroïque, la cir-constance qui correspond le mieux à nos senti-ments intimes: et de cette façon on nous verranous associer, avec une décence voisine de laferveur, au Te Deum qui rappellera pour celui-ci le 4 août, pour celui-là la fin de la royauté,pour d'autres la charte de la liberté.

C'est ainsi que les pauvres en mordant leurpain sec savourent en rêve le miel absent, etse consolent par le souvenir ou par l'espé-rance

Ce jour-là, chacun pensera avec résignation àla croix qu'il porte, et ne songera pas à en rece-voir une autre pour sa boutonnière. La. modedes distinctions tend à s'affaiblir, sinon à dispa-raître tout à fait, pour les écrivains; mais vouspardonnerez, mes chers confrères,à ceux d'entrenous qui auraient encore succombé à la tenta-tion. Il y a des habitudes invétérées dont on ne

sort que par un élan révolutionnaire; et il paraîtque nous n'aurons plus jamais de révolution.

Le Te Deum, que l'on recommande toutparticulièrement aux fonctionnaires, aux gardesnationaux et au clergé, n'est qu'une façon desymboliser les vœux que toute âme patriotiquedoit formuler pour le bonheur de la France et lasanté du .prochain. Car vous ne croyez guèreplus que moi, mes chers confrères, à l'efficacitéde cette prière solennelle qui a servi pour toutesles dynasties tombées et qui n'a jamais préservé

personne.Mais il y a toujours au fond des consciences

un autel pour s'y recueillir, et une ouverture surl'infinipour s'y élancer. Faites votre petite céré-monie intérieure, invoquez le Dieu, l'Etre su-prême, la raison que vous voudrez; et demandezqu'on nous délivre des censeurs, des insulteurset des farceurs!

Le mal de notre époque, c'est la peur du mal,qui entretient toutes sortes de précautions, desuperstitions corruptrices; c'est l'appétit du ser-vilisme qui nous fait chercher partout des li-sières c'est le besoin de mépriser, avec l'impuis-sance de haïr, et c'est par dessus tout cela undésir effréné de moquerie, de gouaillerie, deblague_qui nous fait rire de ce qui-devrait noussfaire pleurer.

M.

Souhaitez à notre génération d'être plus sé-rieuse elle en deviendra plus profondémentgaie; et tous vos souhaits accomplis, livrez-vousaux réjouissances.

Je ne vous engage pas à monter aux mâts decocagne décrocher les timbales d'argent. Lesplaces sont toutes retenues, et c'est là l'ambitionvulgaire, commune, universelle. Je ne vous con-seille pas non plus les mimodrames; ils repré-sentent tous la gloire de nos armes, en Afrique,en Chine, en Cochinchine, dans les pays peu ci-vilisés mais ils ont l'inconvénient de faire pen-ser à nos médiocres succès diplomatiques enEurope, parmi les peuples de haute civilisation.

Je ne crois pas non plus que vous teniezbeaucoup aux pétarades, aux canonnades, auxfeux d'artifice. La poudre ne parle que trop sou-vent en France, et quand on a eu le bonheurd'entendre plusieurs fois M. Rouher dans unesession, on méprise les fusées, les soleils etles chandelles romaines.

Je vous conseille pour le soir de ce beau jour,si la journée a été belle, et si le soir est beau,une promenade à travers les champs. Voustrouverez dans le ciel, à cette époque de l'an-née, des illuminations splendides; les étoiles.

semblent remises à neuf, et celles qui filent fontvaguement rêver aux révolutions écoulées.

Telles sont, mes chers confrères, les instruc-tions que mon amitié croyait vous devoir pourcélébrer, sans trop d'ennuis, ce grand jour quiparaît toujours si long. Croyez-lesbien sincères,puisque je ne suis pas forcé par position de vousles adresser.

LES DÉCAPITÉS PARLANTS

t5août.

Pendant qu'on tire le canon pour fêter l'As-somption de Napoléon au ciel, je pense à tousceux qui ont fait ainsi brûler, parler, chanter lapoudre de l'enthousiasme, et qui sont morts,hais, blasphémés, méconnus ou mieux connus.

tOn vient d'ouvrir précisément, boulevard desCapucines, une exposition des grandes figuresde la Révolution et de l'Empire, qui aide beau-coup à cette revue philosophique et rétrospec-tive du passé.

C'est à l'endroit même où nous avons vu ledécapité parlant, que toutes ces têtes des héros,des victimes ou des bourreaux de la grandeépoque se mettent à parler.

XXXI

Elles parlent en effet, par leurs yeux quirayonnent, par leur bouche qu'un sourire d'uneéloquence éternelle semble animer; elles parlentde courage, de fierté, de résignation, de sacri-nce, d'honneur et de liberté, à une générationqui les regarde sans les entendre!

Je suis bien naïf, ou bien ardemment hostileaux choses qui se passent de nos jours, et auxhommes qui font ces choses; car je confessequ'en me promenant dans ce musée historique,je me suis senti pâlir d'envie devant ces morts,et rougir de honte en me retournant vers lesvivants,

Quelles attitudes simples quelle sûreté demaintien! quelle placidité de conscience! quellejeunesse! et, à part Marat, Fouché et quelquesautres, quelle'beauté!

Il semble, que la laideur ne soit pas possibleaux époques de transfiguration sociale. Qui ose-rait dire que Mirabeau fût laid? il l'était aurepos; il le parut dans cette conférence avecMarie-Antoinette, quand il s'agissait de ruseravec la Révolution. Mais Mirabeau à la tribuneavait tant de lumière sur le visage, que la grêledisparaissait dans la tempête, dans l'éclair detoute sa personne

Toutes ces toiles ne sont pas signées de noms

célèbres. Des peintres obscurs, inconnus, ont eula faveur de reproduire les visages glorieux deeces grands citoyens et le modèle a cédé de songénie au peintre, et la plupart de ces portraits,en dehors de tout intérêt politique et historique,seraient considérés encore comme des chefs-d'œuvre.

C'est la reine qui commence la série. Marie-Antoinette vient de présider le conseil où Léo-nard est ministre de la coiffure, et mademoiselleBertin, ministre des modes. Elle est satisfaite,du rapport de ces serviteurs dévoués. Tout estcalme a Trianon; on s'agite beaucoup ailleurs;mais c'est la populace; et puis Paris est si loinde Versailles! et les ,gardes sont de si beauxgardes!

La peinture est fine, délicate, un peu voilée.On dirait que le portrait, de lui-même, a pris

depuis ces temps-là ùn teinte, une vapeur demélancolie.

Robespierre est à côté; il a la même attitude, lemême profil que M. Guizot; il regarde froide-ment, clairement, devant lui; il ne médite pas, il

ne rêve pas; il voit et il dicte.Saint-Just est la poésie de Robespierre. On a

dit de Champcenetz qu'il était le clair de lune deRivarol. Je n'oserais donc dire que Saint-Justfût le clair de lune de Robespierre, puisque le

mot serait une épigramme; et pourtant, je nesaurais comparer qu'à une influence mélanco-lique, et qu'à une fraternité, caressante commeune ombre, cette solidarité voulue par ce jeunehomme de vingt-six ans, admirablement beau,que Louis David a consacré par son pinceau,et David d'Angers par son ciseau.

Le portrait de Couthon est très-rare celui del'Exposition du boulevard est d'une fermetétranquille, qui fait rêver. Danton est peint en'avocat, non en tribun. Ce n'est pas le Champe-nois que Chateaubriand vit à la salle des Corde-liers et qu'il dépeignait ainsi

« Hun, à la taillede Goth, à nez camus, à narines au vent, à mé-plats couturés.

»

Non; c'est M. Danton, procureur, qui sefaisait bâtir.une belle maison à Troyes pour s'yretirer. Hélas! la maison fut bien lente à s'a-chever. Elle ne dépassait que de quelques piedsle sol, quand, après le 5 avril 1794, l'ordre vintde l'interrompre.'On la termina depuis, on en fit

un palais de justice, et Danton n'a même pasdonné son nom à la rue

Saluons Camille Desmoulins, le Camille de laZ~H~erKe et du F/eM. Cordelier. On penserade moi ce qu'on voudra, mais je ne puis m'em-

pêcher de l'aimer avec faiblesse, cet étourdi su-perbe ,qui demandait à sa femme, du fond de saprison, et à la veille de l'échafaud, un traité surl'immortalité de. l'âme pour boire l'oubli de cemonde, et le verre où leurs deux noms d'amants,d'époux, étaient gravés, pour boire l'oubli de lamort

J'e.n passe et des meilleurs, et des pires peut-être Mais tous ont le même regard, et toussemblent des êtres pacifiques traversant uneépoque heureuse! Dirait-on qu'ils ont été peints,entre deux séances de la Convention, ou en facede l'échafaud ? Comme ils méprisent la vie,comme ils ont scellé le pacte qui les fait im-mortels

Voici les lyriques Marie-Joseph Chéhier,Rouget de Lisle. Le portrait de ce dernier a ététroué par des baïonnettes. Ne pouvant arracherdes cceurs l'hymne révolutionnaire, on a vouludu moins déchirer l'image du poëte et du musi-cien. Les plaies de la toile sont cicatrisées, et lachanson proscrite, palpite sur les lèvres muettesqu'un rayon, qu'un éclair peut entr'ouvrir.

Barbaroux, cet Antinoüs « fier de la Républi-que et fait pour y fleurir, » s'épanouit dans'sagrâce. Madame Rolland a défié le peintre. a J'ai,dit-elle, plus d'âme que de figure, plus d'expres-

sion que de traits. » Le peintre a entrevu l'âme

et deviné l'expression.Découvrons-nous voici Bailly remettons

notre chapeau, voici Tallien. Passons voilàHébert, l'élégant rédacteur du .Père-D~c~Më.,Marat qui, fût-il l'ami du peuple entier, ne serait

pas le mien, et Fouché, le duc d'Otrante.Le comte de Provence, le plaisant qui sera le

premier roi de France constitutionnel, est encostume de ballet il a l'air d'un Tircis qui vajouer de la flûte; aux genoux de qui ?

1La princesse de Lamballe et madame Elisa-beth attendrissent les regards; Charlotte Corday,dans le seul portrait authentique peut-être qu'onait d'elle, les fait rêver.

Nous entrons dans l'histoire anecdotique.Voilà la reine des Halles, celle qui alla chercherMarie-Antoinette à Versailles, qui dormit surl'affût d'un canon, et qui entra une des pre-mières aux Tuileries le 10 août. Reine Audet estbien le type des femmes de la halle, sans haine,

sans férocité, véhémente, courageuse, humainemais implacable.

Madame Hébert tenait le salon du père Du-chesné, salon pédant, charmant, où l'on ne par-lait qu'avec courtoisie des choses du jour. L'~K-~-MeM/e~eM~ était réservé à ces messieurs pourle journal. Théroigne de Méricourt, la belle

n

Liégeoise, fait contraste avec madame Hébert.Ce n'est plus la muse du salon, c'est la muse dela rue, du club, de la tribune, de la place publi-que. Elle mourut folle, la pauvre déesse dela raison. Cela porte malheur d'être dieu oudéesse

La bouquetière des Jacobins n'est pas aussipimpante, aussi élégante que mademoiselle Isa-belle du Jockey-Club. Aux Jacobins la fleurrouge valait un sou, moins que cela, une acco-lade fraternelle. On donne un louis pour unerose à mademoiselle Isabelle. Nous faisonsmieux les affaires, et le Jockey-Club rapporteplus que le club des Jacobins.

Olympe de Gouges n'était pas une femme or-dinaire elle répéterait aux réunionsdu Vauxhall,à propos de la condition des femmes, la phrasesublime qui fait sa gloire « La femme a le droitde monter à l'échafaud; elle doit avoir le droitde monter à la tribune. »

Quand ce fut son tour, elle tendit avec intré-pidité sa tête au bourreau, une bonne tête defemme, un peu folle par apoplexie de raison etpar pléthore d'enthousiasme.

Madame Tallien, Notre-Damede Thermidor,est représentée en costume d'amazone elle estcharmante à faire peur; on se souvient des sa-lons de Barras, et l'on ne voit pas l'échafaud deRobespierre.

Madame Maillard, actrice de l'Opéra; futdéesse de la liberté.' On la voit en toilette offi-cielle elle était belle comme toutes les, femmescélèbres de'ce temps, comme tous les hommes

aussi.

M. de Talleyrand, ce génie de la transition,'relie la République à l'Empire. Le portrait deLouis Bonaparte, roi de Hollande, prolongemême plus loin les réflexions. Je puis dire queson fils, l'Empereur actuel, n'a rien de ses traits.Habillé, ou plutôt déguisé en troubadour dynas-tique, dans ces costumes du sacre qui semblent

une mauvaise plaisanterie de Louis David, le roide Hollande ressemble au beau Dunois revenude la Syrie.

La peinture est de Gérard.

L'impératrice Marie-Louise, cette femme tantcalomniée.-porte toute l'excuse,de sa vie dans sonregard tendre, incertain, voilé des brumes del'Allemagne, dans sa bouche un peu épaisse,

aux contours indécis, qui s'entr'ouve au moindresouffle, dans le charme d'une nature artistique,sentimentale, qui voulait régner sur un cœur,bien plutôt que sur la France, et qui fut dépos-sédée de la couronne impériale, sans jamaisperdre la couronne de femme à laquelle elletenait.

Prudhon fut le maître de dessin de l'impé-ratrice, Marie-Louise Joséphine Beauharnaisprotégeait Gros qui a fait d'elle un beau portrait.Il est de l'époque où on appelait la femme dugénéral Bonaparte Notre-Dame-des-Victoires.

Le portrait du roi de Rome et quelquesautres de personnages épisodiques terminent lasérie.

Vais-je oublier Féraud qui eut tant de fois satête mise au bout des piques, dans les tableauxdes peintres et de la journée du ler prairial, etqui, dans toutes ces mises en scène dramatiques,n'eut jamais un portrait véritable.

Par un raffinement de déduction philosophi.

que, Descartes, Molière, Voltaire, Jean-JacquesRousseau, les fondateurs de la raison moderne,à ce titre, les précurseurs, les saints de la Révo-lution française, dominent cette exposition desgrands acteurs du plus grand drame. Ils sem-blent présider, avec la placidité des dieux quijugent et qui récompensent, l'audience où tousces morts, victimes sans jugement, viennent re-vendiquer la révision, l'annulation de leurs pro-cès. Ce club de décapites illustres, qui ont reprisleurs têtes inspirées,.est à lui seul un grand en-seignement, un beau spectacle; il donne le désirde la justice, l'amour de la vérité. Il parle depatriotisme sans fracas, de dévouement sans cal-

cul, de la liberté aimée pour elle, de l'impuis-sance des bourreaux, de la vanité des tyrannies.Il parle surtout des droits de l'humanité, queles partis 'méconnaissent dans leurs diatribes,dans leurs pamphlets, et qu'un simple portraithumain restitue aux justiciers aussi bien qu'auxvictimes On n'ose' pas calomnier les conscien-

ces de ces gens-là, on n'ose plus même en mé-dire, devant ces belles et placides physionomies.

Mais revenons à la fête d'aujourd'huiTonnez canons brûlez lampionsQuel musée fera-t-on un jour avec la tête à

calotte de velours de M. Rouher, ce Mirabeaudè l'Empire, et la figure fière de M. EmileOllivier, le Barbaroux du tiers-parti?

Amusez-vous, grands contemporains ne pen-sez pas à l'avenir qui vous oubliera. peut-être!

L'ENTHOUSIASME DYNASTIQUE EN PROVINCE

21 août.

J'avais peur que Paris, aigri par le levain desmauvaises passions, ne répondît pas aux espé-rances d'enthousiasme que l'on avait fondées surlui pour le r5 août et, comme rien n'est plushumiliant que de se résigner trop facilement à unrégime qu'on ne vous impose pas assez, j'ai fuiParis pour n'être pas témoin de l'ingratitude desParisiens, pour ne pas mesurer ma propre dé-chéance, pour me retremper dans les sentimentspurs, naïfs, des populations maritimes, et pourrespirer.

J'ai appris depuis que tout s'était fort bienpassé.

J'avais choisi le Tréport pour mon expérience.La mer y est aussi belle que partout ailleurs, etles hommes y sont aussi laids.

XXXII

D'ailleurs, je savais que ce pays a des raisonsparticulières de manifester son amour pourl'Empire; il doit tout à Louis-Philippe. Le châ-

teau d'Eu confisqué, mais respecté, hanté seule-

ment par les souvenirs, et verdissant pensif de-vant l'église pleine de tombeaux, rappelle àchaque pas le culte, la folie du feu roi pour cepays.

Aussi les habitants et la municipalité qui tien-nent avant tout à justifier cette vieille affection,

se sont-ils empressés de mettre sur une desportes du château, sur des communs, je crois,dont on a fait la mairie, cette inscription ~4Napoléon III, la ville d'Eu reconnaissante.

Un aigle en zinc tient dans ses serres puis-santes cette manifestation loyale qu'il prometbien de ne pas laisser échapper.

J'étais donc certain de trouver au~Tréport unenthousiasmezélé. Les premiers symptômes meconfirmèrent dans cette douce pensée. Trois sal-timbanques, un orchestre, deux canons et desorinammes tricolores promettaient à ma curio-sité patriotique une ample satisfaction.

Tout naturellement, comme à Paris, vingt etun coups de canon' stupénerent l'aurore et ap-prirent à FécHo des falaises que le Tréport allaitcélébrer la :fête de son souverain et celle de lasainte Vierge, qu'on'oublie moins,iciqu'à Paris.

Une troupe de gamins, espoir futur de la gardemobile et de l'armée, criaient à tue'tête Vivel'Empereur chaque fois que le canon retrouvaitla voix qui acclamait jadis Louis-Philippe.

A l'heure ordinaire, prévue par les circulairesministérielles et préfectorales, le corps des pom-piers, musique et bannière en tête, escorta lesautorités à l'église pour chanter le Te Deum.

Comme l'église était toute pleine, et commeil y manquait précisément une place, j'allaipromener mes vœux sur la plage. Ici, le recueil-lement était complet. La vague murmurait sonoéternelle prière, son éternelle menace; quelquesbaigneurs s'entretenaient avec tristesse de laperfidie des flots qui trompent aussi souvent quele suffrage universel.

La veille, un voyageur, un homme jeune,père de famille, était venu de Saint-Valery auTréport, et avait voulu tout aussitôt s'élancerà la mer. Fut-il pris d'un étourdissement,d'unecrampe, ou bien 'avait-il, comme on le raconte,commis l'imprudence de déjeuner avant de sebaigner? Voilà ce que j'ignore. Mais ce que jesais, c'est que le malheureux, au bout de deuxminutes, fit des signes de détresse, appela ausecours. Un guide s'élança, l'homme, qui se

noyait le saisit au cou, à la gorge, et l'étrangla;.si bien que l'on ramena deux cadavres sur laplage.

Ce fut dans le.Tréport une consternation gé-nérale. On pouvait craindre que ce deuil nuisîtà la fête. Mais, le lendemain, à part quelquesrêveurs frappés de ces deux mystères, l'océanet la mort, personne ne songeait au désespoirdes veuves et des orphelins. On s'était mis enrègle par une souscription.

Etonnez-vous donc ensuite, ô princes! que lareconnaissancedes peuples survive si peu à vosnaufrages.

Je n'ai pas vu de mât de cocagne. Mais les

courses dans les sacs et le tourniquet faisaientoublier cet appât des fêtes nationales. Les sal-timbanques eurent les honneurs de la journée.

Une somnambule extra-lucide qui prédit l'a-venir, qui raconte le passé, mais qui refuse des'expliquer sur les élections prochaines et surles éventualités de guerre, dévoile aux marins etaux paysans leurs faiblesses de cœur. Il paraîtque les têtes couronnées ont pris des conseils decette somnambule, qui fait d'ailleurs le mirotondans la perfection; car, depuis, j'ai senti l'odeurdu fricot derrière le temple de l'oracle.

A côté, une pauvre petite fille de sept ans,n.

montre ses trois jambes et ses deux abdomens.Les trois jambes sont incontestables; les pre-miers médecins de Paris les ont certifiées, ettout le monde peut les toucher.

A ce propos, et au risque d'interrompre mesépanchements, je veux faire une remarque. Ilexiste des lois pour régler le travail des enfantsdans les manufactures; nous possédons aussi*̀une loi protectrice des animaux qui ne permet-trait pas de malmener un mouton à cinq pattes.S'occupe-t-on de savoir s'il n'y a pas une exploi-tation douloureuse, scandaleuse, dans l'exhibi-tion de ces pauvres petits phénomènes?

Ce matin, avant l'heure des représentations,je voyais le monstre en question qui entrebâil-lait une des fenêtres de la voiture, et qui ac-coudée, sa main maigre dans ses jolis cheveuxblonds, humait l'air et regardait le ciel.

Elle n'osait pas trop se montrer, la pauvreenfant, de peur de nuire à la recette elle écou-tait les voix des enfants de son âge, jouant surla porte. Pourquoi n'a-t-elle pas de compa-gnons ? Pourquoi le ciel lui a-t-il donné troisjambes pour ne jamais courir et ne jamais dan-.ser? Sur le tableau exposé à la porte on la voitsautant à la corde les cheveux au vent. Ironiecruelle! Jusqu'à ce qu'il plaise à la nature dedétacher d'elle les appendices qui la rendent un

phénomène, elle est 'condamnée à la réclusionperpétuelle ni jeux, ni courses, ni amitiés Ellene connaîtra que le public, qui, moyennant la~j~e//e de 2 sols, vient la voir~ la palper, laretourner, lui rire au nez.

Avec quel soupir elle humait la brise! Quisait si, victime d'une industrie, elle .n'est pasaussi régulière de formes que les autres petitesfilles! Cette troisième jambe est peut-être unesupercherie, un accessoire adapté, et alors, quepenser de cette exploitation féroce autorisée parla police

Je n'ai pas osé entrer dans la baraque. J'avaistrop regardé cette petite tête pâle et maigre à safenêtre; je ne voulais pas me rendre compliced'une profanation. La curiosité du pays est ras-sasiée la fête est finie, la voiture du phénomène

se dispose au départ. Bon voyage au monstre,jusqu'à ce qu'il se rencontre une autorité assezaudacieuse pour vérifier le cas et pour intervenir

au nom de l'humanité

&_

J'ai visité la troisième baraque. C'est une lan-terne qui nous montre la vue de Saint-Pierre deRome, l'Empereur recevant tous les souverainsà la fois à l'Exposition universelle, et Sa Ma-jesté le Prince Impérial faisant sa premièrecommunion. Ce saltimbanque, lui aussi, de-

vance furieusement la justice du peuple; il ap-

pelle Majesté une jeune Altesse; mais c'est là-

l'erreur d'un beau zèle. On ne le chassera paspour cela.

Voilà les spectacles qui s'ajoutent d'eux-mêmes au programme de la mairie. Il n'y a paslà de quoi exciter les populations; aussi, ex-cepté, quand on tire le canon, les gamins quisont la voix haute du peuple, s'abstiennent-ilsde crier.

C'est à la nuit, comme partout, avec les lam-pions, que l'enthousiasme doit s'allumer sur-tout Attendons la nuit vient! la mer essaiede retenir les promeneurs par la caresse des va-gues. Mais il faut bien compter les illuminationset voir danser la foule. L'orchestre des pompiers

ne se ménage pas. Il met en pièces les airs de laBelle Hélène, sur lesquels trépignent les marins.Aucun cri séditieux ou dynastique ne se joint àcette manifestation des jambes. Si c'est pour.l'amour de l'Empereur que ces gens-là ontdansé, comme ils l'aiment

A neuf heures, un feu d'artifice placé à un descôtes du bassin annonce le point culminant dulyrisme silencieux de la ville. Ruggieri n'était

pas là; mais, à part un peu de lenteur et d'in-décision dans le lancement des fusées, cette pe-

tite manifestation pyrotechnique s'est très-bienaccomplie. La situation pittoresque du Tréport;l'idée ingénieuse qu'on eut d'espacer des feux deBengale le long du bassin, de la rampe qui con-duit à l'église, et sur le sommet de l'église même,terminent, par un tableau de féerie, cette petitefête.

Le croirait-on ? je n'étais pas content. La nuitétait belle: les enfants s'amusaient de la poudrebrûlée. Je déclare que j'illuminai avec rage, queje dépensai en flammes du Bengale des sommesrelativement fabuleuses, et. que je voulus éton-ner le Tréport par l'embrasement du balcon oùj'étais placé.

Mais aussi quelle joie d'entendre à ce mo-ment les gamins stupéfaits, exaltés, éblouis,crier à tue-tête Vive l'Empereur et m'accla-mer comme un des plus fanatiques J'avaisprovoqué, et je ne m'en fais pas gloire, une ma-.nifestation qui a dû biea réjouir les autorités.

Si le capitaine des pompiers faisait des ordresdu jour comme le maréchal Canrobert, il diraitqu'on a vu avec plaisir le sentiment dynastiquefaire explosion. Peut-être aurais-je des chancesd'être décoré.

Je n'ai pas tant d'ambition. Je laisse, en par-tant d'ici, la réputation d'un agent d'enthou-siasme mais je suis plus que jamais fixé sur la

valeur de ces cris. En multipliant, à Paris etailleurs, mon procédé, on peut obtenir de si for-midables clameurs qu'il y aurait de quoi étour-dir et griser le chef de l'Etat le plus sceptiqueet le plus blasé. Défions-nous donc des unani-mités bruyantes avec lesquelles on fait l'histoireet on trompe les historiens.'

LES PRIX DE VERTU

28 août.

L'Académie française est la seule institutionmoderne, avec.la mairie de Nanterre, qui donnedes prix à la vertu. Elle a cette supériorité, tou-tefois, sur la patrie de Sainte-Geneviève,qu'ellen'ajoute pas la mauvaise pâtisserie à son goût

pour l'innocence.Les rosières font quelquefois parler d'elles;

mais on n'entend plus parler des lauréats del'Académie et l'on n'a jamais appris que cesvertus couronnées aient été sensiblementconta-gieuses.

Ce n'en est pas moins un touchant spectacle,fait pour ravir la pensée dans des espaces d'unbleu tendre et infini, que de contempler ces

XXXIII

quarante immortels, qui ne sont jamais quetrente-huit, s'occupant avec simplicité de re-chercher si les bonnes servantes, au lieu defaire danser l'anse traditionnelle du panier,n'ont pas consacré leur jeunesse, leur maturité,leur vieillesse à servir elles-mêmes d'anses etd'appuis aux pas chancelants d'un vieux maîtrequi n'a plus de testament à faire!

Il est doux de voir d'anciens diplomates,rompus à toutes les perfidies, des professeurs demorale qui ne vivent pas de leur fonds, des lit-térateurs jadis badins, s'attendrir sur le dévoue-ment d'une humble servante.

Ce retour à la simplicité, cette culture du naïf,rafraîchit, paraît-il, les vieilles âmes desséchées

par tant d'ambitions orageuses; et le publics'émeut à son tour de cette émotion, sans quela majorité des cuisinières, des femmes dechambre et des bonnes d'enfants se sente sti-mulée à mieux faire et pratique moins les gainsillicites et les casernes.

Je ne veux pas médire de l'Académie, maisenfin son influence sur la vertu me paraît ra-cheter médiocrement son impuissance sur le

mouvement littéraire et philosophique de sontemps. Jamais les domestiques-ne furent plus

éloignés de la candeur pastorale, et jamaisl'Académie ne s'obstina autant à ne chercher seshéros que dans la cuisine et l'antichambre.

M. Louis Ratisbonne, un peu sceptique à cesujet, insinue dans le Jb~rM~ des Débats queles immortels ont failli couronner cette annéeune vertu plus que fermentée, et proclamercomme modèle de dévouement une bonne quiassignait son maître devant le juge de paix pourle paiement de ses gages. On a démasqué àtemps cette Atar-GuM femelle, et l'on s'est con-tenté de faire pleuvoir pour trois mille francs

d'étincelles et d'étoiles sur le front d'une né-gresse, mademoiselle Nymphe, qui nourrissaitson maître d'oursins, péchés par charité, pendantla nuit.

Puis, quelques autres servantes, pour leursdévouements, ont reçu des primes de cinq centsfrancs; et l'on a honoré spécialement une ou-vrière, Raymonde Olive, qui, dans le courantde l'année 867, avait ouvert sa porte à des mi-litaires espagnols, réfugiés, proscrits, malades,blessés.

M. de Carné, en signalant ces actes de vertu,a parlé des excitations funestes qui menacent lasociété des domestiques.

Il paraît que ce n'est pas seulement le sanc-tuaire de la famille, mais aussi son fourneau qui

est infesté. Les mauvaises doctrines ont filtré dusalon dans la cuisine, ou se sont faufilées par

l'escalier de service. L'Académie dénonce le pé-ril. Les bouillons sont mêlés, les consciences

corrompues, les saines traditions de la domesti-cité se perdent..M. de Carné n'a pas parlé despamphlétaires; mais je puis bien lui dire que j'aivu hier une cuisinière qui prenait impudemmentune lanterne pour descendre.à la cave; une lan-terne l'emblême le plus séditieux, le signe deralliement le plus subversifde ce temps-ci!

J'admets la décadence des cuisinières. L'Aca-démie française n'est pas obligée de prendre là-dessus l'avis,de l'infanterie et de la cavalerie. Jereconnais en outre que la question, qui a un in-térêt social, peut avoir pour les membres del'Institut, vieux, casaniers, parfois célibataires,un intérêt particulier, spécial. C'est le culte dulait de poule et du bonnet de nuit, et ce culte-làn'est pas indifférent

« Allons, Babet, un peu decomplaisance! e dit la chanson. Le brave etillustre M. Montyon ne se doutait guère qu'ilfondait un prix pour encourager, jusqu'à l'hé-roïsme, la complaisance de Babet

Mais enfin, admettons que la cuisine ait perduses principes; que la domesticité n'ait plus lesvertus antiques; comments'y prendra-t-onpour

relever l'autel? pour rallumer dans les four-

neaux un feu dont nos cuisinières soient, à ellesseules, les vestales, sans le secours d'aucun sa-peur ? M. de Carné ne le dit pas, et je vais le luidire c'est en forçant ,les maîtres à donner unmeilleur exemple. Voilà pourquoi, il me sembleplus urgent de récompenser la vertu des maîtres,d'éveiller l'émulation des chefs de famille, desmaîtresses de maison, que de couronner les ver-tus des serviteurs.

La Convention nationale avait aboli les prixde vertu, parce qu'elle pensait que la vertu étantaussi nécessaire à la vie morale que l'air est in-dispensable à la vie physique, il était superfluet peut-être immoral de couronner, comme desphénomènes/des gens vertueux appliqués uni-quement à remplir les conditions du parfait ci-toyen.

La monarchie sentit la nécessité de rendrecette prime à l'innocence, ce stimulant au sacri-nce. Puisqu'elle décorait des gardes nationauxqui avaient monté régulièrementleur garde, desemployés qui étaient allés ponctuellement etquotidiennement à leur bureâu pendant vingtans, elle devait honorer, à plus forte raison, lesbelles âmes capables de ne point songer unique-ment et exclusivement à elles.

Nous continuons cette tradition restaurée, etles mâles principes de la Convention semble-

raient bien rigides. Couronnons donc la vertu.Mais laquelle?

Sera-ce cette humanité banale, cette sensibi-lité de la chair qui empêche une créature hu-maine de voir souffrir ou mourir de faim uneautre créature? Donnerons-nous des encoura-gements de la Société protectrice des hommes,comme on donne des encouragements de la So-ciété protectrice des animaux? L'Académie, la'gardienne des traditions de l'esprit, c'est-à-direde l'honneur français, ne s'élevera-t-elle pas au-dessus du point de vue d'un président de co-mice agricole, couronnant les bons garçons deferme, les excellents laboureurs, les bergerspleins d'attentions pour leurs troupeaux?

Est-ce donc cela qu'a voulu Montyon? l'é-ternel hommage au caniche fidèle? Ne fera-t-onrien pour le chien qui mord, mais qui avertit;pour la vertu militante, en un mot! Vertu desjeunes gens, vertu des jeunes filles, vertu desvieillards, vertu civique, vertu sociale?

Les bonnes servantes doivent-elles faire tortaux filles repenties, qui ont racheté par le travailune heure de faiblesse, et qui, par ce temps d'in-fanticide, de lâche abandon, se purifient dans lesangoisses maternelles, dans les veilles passées auchevet d'un enfant?

II y a des drames sublimes, des hëroïsmesincomparables dans l'histoire de ces malheu-reuses qui deviennent vertueuses, quand elles

ne sont plus rosières; et dans l'histoire de cellesqui ont résisté! mais l'Académie est bégueulepour la jeunesse; et elle croirait encourager ledésordre, le vice, si elle encourageait le repentir.

On donne une simple médaille à une femmequi, depuis quarante ans, s'occupe de propagerles écoles; et pourtant n'est-ce pas là la sourcede toute vertu? Je sais bien que M. Dupanloups'opposerait à ce qu'on fît sonner trop haut les

vertus des honnêtes femmes du monde qui,préoccupées de faire. des mères de famille et desouvrières utiles, fondent, surveillent, dirigentles écoles professionnelles!

Puisqu'il faut estampiller la vertu pour luidonner son prix, estampillons les courages mo-destes, les probités patientes, les consciencesarmées! Que celui qui a souffert pour sa foi, quin'a-jamais renié son serment; qui mettant l'hon-neur au-dessus des honneurs, est descendu,pauvre et pur du pouvoir; que tous ceux quiont donné un exemple de fidélité à des idées, etde mépris pour les intérêts sordides, reçoivent,

malgré eux, cette louange académique; j'y con-sens.

Mais que tous ces philosophes, ces critiques,ces hommes d'État,

ces prélats, se mettent enquête de savoir avec combien de petits mor-ceaux de pain une servante a nourri ses maîtres,et que les investigations.des chercheurs de vertus'arrêtent à la première aumône, voilà ce qui meparaît au dessous de la mission de l'Académie,au dessous de la mission de Montyon, au des-sous de la curiosité sociale.

Le jour où un enfant, ému sous le coup dusouvenir des vertus paternelles, se dresse dansune assemblée pour protester fièrement, brave-ment, de sa mémoire attendrie, de sa piété fi-liale, ce jour-là,ce collégien rebelle fait plus pourla morale que tous les serviteurs, blancs ounoirs, qui vont mendier en faveur de leursmaîtres. Car il affirme, cet écolier, la vertu laplus nécessaire à notre époque, la vertu du ser-ment et la sainteté du droit; et il les fait aimer enleur prêtant le charme de sa jeunesse, l'électri-cité communicative de ses quinze ans!

Mais les académiciens sont un peu sceptiquesen général, à l'endroit des serments, et leur fra-gile immortalité les engage à faire plutôt la pro-pagande des vertus du comfort. On dirait, à lesvoir récompenser la bienfaisance des bons do-

mestiques, les égards multipliés autour desmaîtres innrmes, qu'ils sont chargés de se mé-nager des invalides, en préparant les invalidesde la vertu

Laissons-les donc s'abandonner à ces accèsinnocents de sensibilité pratique. Ce n'est jamais

par des couronnes, par des concours, par desrécompenses, par des timbales de mâts de co-cagne, que la vertu se crée, que la conscienced'une société se relève.

Montyon voulait faire des citoyens utiles;M. de Carné a parlé de la nécessité de perpétuerles saines traditions de la domesticité.

Ce n'est pas tout à fait la même chose; mais,pour ce que veut humblement l'Académie, leprocédé qu'elle emploie est sans doute le meil-leur. Les servantes fidèles peuvent se dispenserde prétendre au testament de leurs maîtres, sileur désintéressement bien apparent leur vautune place dans le testament de l'Académie.

Tout cela n'empêche pas mademoiselle Nym-phe d'être une bonne fille, une bonne négresse,et madame Olive, qui soigne les proscrits, d'êtreun brave cœur!

FIN

TABLE DES MATIÈRES

1. Au directeur du figure. iIl. Les étrangleurs de Paris. 8

iH.–Latittérature putride. 18

IV. Les épicuriens du cure-dent. :<)V.Latittératuresaine. 38

vt.–Un conte pour la jeunesse. 5)iV[[.–Une maison de sages. 6<

VIII. Le dossier des gens de lettres. 71IX. La statue du commandeur Jubina). 7<)

X. A M. Havin 87

Xi. L'apothéose d'un bourgeois. f)6Xif. La réception du père Gratry. 106

XIII. A Son Altesse le duc de Brunswick. !)5XIV. Les filleslibres-penseuses. [26XV. Les lions et lescrevés. < 3<)

XVI. Hanneton,voie! t~7XVit.–Les ânes de l'avenir. t56

XVUt. Les scandales de ta vie privée. '6~X~X.–On démande un grand homme *7oXX.–M. Haussmann. t8oXXI. Réponse au régulier et à l'irrégulier. tC)2

18

XXII. A M. E.Laboutaye. 20!!XXIII. La bourse ou lavie! 214XXIV. Et la mer montait toujours! 224.XXV. La liberté en villégiature. 235

XXVI. Ah! qu'on est fier d'être Français! 24.5

XXVII. Les aboyeurs. 254.XXVIII. La croix de mes confrères 263

XXIX. A Son Excellence M. Pinard. 2~1XXX. Circulaire aux journalistes pour la célébra-

tion de la fête du 15 août. 2~yXXXI. Les décapités parlants. 284

XXXII. L'enthousiasme dynastique en province.. 204.XXXIII. Les prix de vertu. ?o3

PARIS. ~M)MM)E L. FOCPART-DAVtL. ME t)U BAC ?.