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LES VIOLENCES ARMÉES AU SAHARA Du djihadisme aux insurrections ? Études de l’Ifri Mathieu PELLERIN Centre Afrique subsaharienne Novembre 2019

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LES VIOLENCES ARMéES Au SAhARA

du djihadisme aux insurrections ?

études de l’Ifri

Mathieu pELLERIN

Centre Afriquesubsaharienne

Novembre 2019

L’Ifri est, en France, le principal centre indépendant de recherche, d’information et de débat sur les grandes questions internationales. Créé en 1979 par Thierry de Montbrial, l’Ifri est une association reconnue d’utilité publique (loi de 1901). Il n’est soumis à aucune tutelle administrative, définit librement ses activités et publie régulièrement ses travaux. L’Ifri associe, au travers de ses études et de ses débats, dans une démarche interdisciplinaire, décideurs politiques et experts à l’échelle internationale.

Le Policy Center for the New South, anciennement OCP Policy Center, est un think tank marocain basé à Rabat, Maroc, qui a pour mission la promotion du partage de connaissances et la contribution à une réflexion enrichie sur les questions économiques et les relations internationales. À travers une perspective du Sud sur les questions critiques et les grands enjeux stratégiques régionaux et mondiaux auxquels sont confrontés les pays en développement et émergents, Policy Center for the New South offre une réelle valeur ajoutée et vise à contribuer significativement à la prise de décision stratégique à travers ses quatre programmes de recherche : agriculture, environnement et sécurité alimentaire, économie et développement social, économie et finance des matières premières, géopolitique et relations internationales.

Les opinions exprimées dans ce texte n’engagent que la responsabilité de l’auteur.

Cette note a été réalisée dans le cadre du partenariat entre l’Institut français

des relations internationales (Ifri) et le Policy Center Policy Center for the New South.

ISBN : 979-10-373-100-0

© Tous droits réservés, Ifri, 2019

Comment citer cette publication : Mathieu Pellerin, « Les violences armées au Sahara. Du djihadisme aux

insurrections ? », Études de l’Ifri, Ifri, novembre 2019.

Ifri

27 rue de la Procession 75740 Paris Cedex 15 – FRANCE

Tél. : +33 (0)1 40 61 60 00 – Fax : +33 (0)1 40 61 60 60

E-mail : [email protected]

Site internet : Ifri.org

Auteur

Mathieu Pellerin est analyste Sahel à International Crisis Group. Il est chercheur associé au Centre Afrique subsaharienne de l'Ifri depuis 2009. Il est spécialisé sur les dynamiques politiques et sécuritaires au Sahel.

Résumé

À l’heure où chacun s’interroge sur l’efficacité de la réponse antiterroriste au Sahel, il s’agit tout d’abord de s’assurer que le phénomène djihadiste au Sahel est parfaitement compris. Le djihad au Sahel est avant tout « glocal » et doit se comprendre comme résultant des interactions entre les dynamiques qui se jouent au niveau local et à une échelle plus globale. Loin de représenter un mouvement uniforme d’essence religieuse, le djihad sahélien résulte de l’agglomération de foyers insurrectionnels locaux construits sur des fractures sociales, politiques ou économiques – parfois très anciennes et qui ont sédimenté. Avec l’extension des groupes djihadistes au centre et au sud du Sahel, loin de leurs bases historiques, cette dimension religieuse risque d’être encore moins perceptible à l’avenir. Elle laissera place à des formes de violence hybrides où autodéfense, rébellion et djihadisme se nourrissent les unes des autres. Toutefois, la réponse apportée tant par les États que leurs partenaires internationaux semble en décalage avec cette réalité. Ils prônent une réponse purement militaire à un phénomène largement politique. En l’absence de réponse politique, les insurgés sont poussés à une radicalisation cette fois-ci bien réelle.

Abstract

While everyone is questioning the effectiveness of the anti-terrorist response in the Sahel, the first challenge is to ensure that the jihadist phenomenon in the Sahel is fully understood. Jihad in the Sahel is "glocal" and must be understood as the result of interactions between dynamics at the local level and on a more global scale. Far from representing a homogeneous movement of religious essence, Sahelian jihad results from the agglomeration of local sources of insurgency built on social, political or economic fractures - sometimes very old and which have crystalized. With the expansion of jihadist groups in the central and southern Sahel - far from their historical bases - this religious dimension is likely to be even less perceptible in the future. It will give way to hybrid forms of violence where self-defense, rebellion and jihadism feed off each other. However, the response provided by both States and their international partners seems to be out of step with this reality. They advocate a purely military response to a largely political phenomenon. In the absence of a political response, the insurgents are being pushed into a genuine radicalization.

Sommaire

INTRODUCTION ................................................................................. 11

LA LUTTE ANTITERRORISTE EN QUESTION ..................................... 13

LE DJIHAD SAHÉLIEN : UN FRONT COMMUN MAIS PAS UNI ........... 17

L’EXTENSION CONTINUE DU FRONT DJIHADISTE ........................... 21

LE DJIHAD « GLOCAL » AU SAHARA ................................................ 25

CONFRONTATIONS ENTRE LE LOCAL ET LE GLOBAL ........................ 31

LE MIRAGE D’UN DJIHAD PEULH ET LE RISQUE DE LA PROPHÉTIE AUTO-RÉALISATRICE......................................................................... 37

CONCLUSION ..................................................................................... 47

Introduction

Le djihadisme vit des mutations qui s’opèrent sous nos yeux. Ces mutations nécessitent de sortir d’une lecture instantanée des événements et de prendre une distance raisonnable avec la « djihadologie ». Celle-ci a pour axiome central d’interconnecter les acteurs djihadistes entre eux par-delà les régions et leurs particularismes, et ne déconnecte pas ces acteurs des sociétés dans lesquelles ils évoluent. Le djihadisme est avant tout « glocal » et doit se comprendre comme les interactions – changeantes par nature – entre les dynamiques qui se jouent au niveau local et à une échelle plus globale. L’évolution de l’univers djihadiste tend à une diminution de cette dimension globale sous l’effet de la fragilisation continue des structures djihadistes centralisées.

Au Sahel, en particulier, la dimension globale est de moins en moins dominante à mesure que le djihad s’étend dans des zones peu connectées au foyer originel, à savoir l’Algérie et le nord du Mali. La descente progressive des groupes djihadistes vers le sud du Sahara réduit de facto l’emprise de ces groupes djihadistes dans des espaces nouveaux où ils n’ont que peu de relais. C’est pourtant dans ces nouveaux territoires sud et même subsahariens que les groupes djihadistes sont aujourd’hui les plus actifs, connaissant un développement exponentiel dans certaines régions du Burkina Faso où ils n’avaient pourtant qu’une présence limitée il y a encore deux ans.

Trouver une explication à ce paradoxe nécessite d’appréhender le djihad sahélien non pas prioritairement comme un mouvement uniforme d’essence religieuse mais comme l’agglomération de foyers insurrectionnels locaux construits sur des fractures sociales, politiques ou économiques – parfois très anciennes.

Cette contribution propose d’analyser ce phénomène. Après avoir exposé les principales évolutions rencontrées par les groupes djihadistes au Sahel, nous analyserons cette dimension « glocale » du djihad au Sahel, en insistant sur l’importance des réalités sociétales micro-locales dans l’alimentation d’un djihadisme se voulant global. Il conviendra également d’analyser les tensions permanentes qui existent entre les dimensions locales et globales. Une attention particulière est ici portée à la communauté peulh de plus en plus abusivement associée au djihadisme au Sahel, voire au-delà. Nous verrons que l’idée d’un « djihad peulh » ne

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correspond pas à la réalité mais tend peut-être à devenir une prophétie auto-réalisatrice. Enfin, il conviendra, de manière prospective, d’analyser où et comment le djihad sahélo-saharien va continuer à s’étendre1.

1. L’auteur adresse de sincères remerciements à Héni Nsaibia pour sa relecture attentive de cet article.

La lutte antiterroriste en question

L’inefficacité de la lutte antiterroriste au Sahel est aujourd’hui une question légitime au regard de l’évolution générale du contexte sécuritaire depuis 2013. L’intensification de l’opération Barkhane et les succès multiples qu’elle a rencontrés, couplés à la formation du G5 et au renforcement des moyens des armées nationales sahéliennes, tranchent avec la vue d’ensemble du djihadisme au Sahel : les attaques perpétrées par les groupes djihadistes sont toujours plus nombreuses, leur létalité est croissante, et leur zone d’influence n’a cessé d’augmenter. Une seule donnée résume cette situation : le premier semestre 2019 est le plus meurtrier au Sahel depuis 20122. Depuis juillet 2019, le Burkina Faso et le Mali ont chacun connu les attaques les plus meurtrières contre leurs camps militaires. Ces données traduisent un enlisement de la lutte antiterroriste. Incapables de réduire la menace terroriste originellement centrée au nord du Mali, les forces armées nationales et internationales assistent même impuissantes à son aggravation et à son extension géographique continue. Le fait que les États du G7, la France en tête, annoncent à l’occasion du sommet de Biarritz d’août 2019 leur souhait de créer une coalition antiterroriste qui dépasse le G5 sonne à la fois comme l’aveu de l’obsolescence de cette structure avant même qu’elle ait démarré ses activités et comme la reconnaissance de la progression de la menace djihadiste jusque dans les pays côtiers d’Afrique de l’Ouest.

La force Barkhane a pourtant enregistré ses plus importants succès ces deux dernières années, avec plusieurs opérations d’une très grande létalité contre l’état-major du Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (JNIM) à Tinzaouaten en février 20183, contre le chef de la katiba d’Almansour Ag Alkassim en novembre 20184, contre le numéro 2 d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), Yahia Abou Hammam, en février 20195 et en octobre 2019, contre le numéro 2 du JNIM, Abou Abderahman al Maghrebi. La déclaration de la ministre française des Armées en février 2019 devant le Sénat résume le bilan des forces Barkhane et Sabre : « En quatre ans, nous 2. Données fournies par Armed Conflict Location & Event Data Project (ACLED). 3. « Mali : un proche d’Iyad Ag Ghaly tué dans un raid de Barkhane à la frontière algérienne », Jeune Afrique, 15 février 2018. 4. « Le chef de la faction Al-Mansour Ag Alkassim visé dans un raid de Barkhane », RFI, 15 novembre 2018. 5. « Au Mali, l’armée française tue un “historique” d’Al-Qaeda », Libération, 22 février 2019.

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avons mis hors de combat plus de 600 terroristes [dont] plus de 200 combattants en 2018. […] Chaque trimestre, nous saisissons deux tonnes d’armes et de munitions.6 » Ces succès demeurent toutefois insuffisants au regard de la capacité des groupes djihadistes à conduire des attaques d’une grande intensité contre les forces armées nationales et internationales, mais aussi contre les civils et combattants armés soupçonnés de porter atteinte à leurs intérêts.

Cette capacité est apparente tant au sein du JNIM que de l’État islamique au grand Sahara (EIGS). Au lendemain de la frappe de Tinzaouaten au cours de laquelle plusieurs hauts cadres du JNIM ont été éliminés, le mouvement a conduit trois de ses plus lourdes (et complexes) attaques depuis 2013 : la première le 2 mars 2018 à Ouagadougou contre l’ambassade de France et l’état-major général des armées burkinabé7, la seconde en avril contre le camp de la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA) à Tombouctou8, la troisième contre le QG du G5-Sahel à Sévaré obligeant à la relocalisation (ô combien difficile) de celui-ci à Bamako9. En janvier 2019, le JNIM a revendiqué la plus lourde attaque perpétrée depuis 2013 contre la MINUSMA à Aguelhok, tuant 11 militaires tchadiens10.

L’EIGS a longtemps été présenté comme ayant été chassé et profondément désorganisé par les opérations conjointes entre Barkhane, le Mouvement pour le Salut de l’Azawad (MSA), le Groupe d’autodéfense touareg Imghad et alliés (GATIA) et l’armée nigérienne de mai 2017 à fin 2018. Pourtant, en dépit des nombreuses opérations conduites, les moyens humains et les capacités opérationnelles du groupe dans la zone concernée, à savoir la zone frontalière Ménaka-Tillabéri continuent à se développer : le groupe recrute au sein de nouvelles communautés et développe de nouveaux modes d’actions11. Le groupe a conduit en mai et juillet 2019, dans la région de Tillabéri, ses plus meurtrières opérations contre les Forces de défense et de sécurité nigériennes, respectivement à Tongo et à In-Atès, faisant au moins 28 et 18 morts dans leurs rangs12. L’influence du groupe ne cesse de s’étendre dans cette zone à tel point que des populations ont été contraintes

6. « Sahel : l’armée française a “neutralisé” plus de 600 djihadistes depuis 2015 », Les Échos, 28 février 2019. 7. « Le déroulement de la double attaque de Ouagadougou se précise », RFI, 5 mars 2018. 8. « Le camp de la Minusma à Tombouctou victime d’une “importante attaque” », RFI, 14 avril 2018. 9. « Mali : le QG de la force du G5-Sahel frappé par un attentat-suicide », RFI, 29 juin 2018. 10. « Mali : dix Casques bleus tchadiens tués lors d’une attaque jihadiste à Aguelhok », OPEX360, 21 janvier 2019. 11. Voir à ce sujet ACLED, « Explosive Developments: The Growing Threat of IEDs in Western Niger », 26 juin 2019. 12. « Niger : l’État islamique dans le grand Sahara revendique l’attaque ayant fait 18 morts », Le Figaro, 3 juillet 2019.

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de déserter ces derniers mois, en particulier après l’élimination de plusieurs chefs traditionnels dans la zone d’In-Atès13.

13. Entretien avec un chef de fraction de Tillabéri, Niamey, juillet 2019.

Le djihad sahélien : un front commun mais pas uni

Les violences djihadistes ont connu certaines évolutions majeures ces dernières années. Les deux principales sont le rapprochement continu des groupes djihadistes et leur descente progressive du Sahara vers le Sahel. Les principaux facteurs ayant présidé à ces évolutions tiennent largement à l’intensification de la lutte antiterroriste, à la fois par la pression continue exercée par Barkhane et par la naissance du G5-Sahel. Si cette organisation tarde à être opérationnelle, l’annonce de sa formation sous impulsion européenne – et en particulier française – a conduit les groupes à s’adapter de manière préventive.

La mise en place de la Force conjointe du G5 en février 201714 a ainsi coïncidé avec la formation du JNIM en mars 2017, laquelle organisation rassemble les katibas sahariennes d’AQMI, Ansar Dine, Al Mourabitoune et la katiba Macina, chacun étant représenté au sein de la choura du mouvement. Le regroupement d’Al Mourabitoune – anciennement Mouvement pour l’unicité du jihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO) – et d’AQMI, jusqu’ici rivaux, constitue le principal changement induit par la formation du JNIM, même si cette dynamique était déjà en cours depuis décembre 2015 et l’annonce par l’émir d’AQMI du ralliement d’Al Mourabitoun15. Les groupes relevant d’AQMI sont donc réunifiés au sein d’un même mouvement tout en respectant l’équilibre territorial qui prévalait entre eux avant cette date, chaque groupe conservant une zone d’opérations spécifique même si Iyad Ag Ghaly jouit du pouvoir de coordonner l’ensemble de ces zones et d’assurer l’expansion du mouvement dans de nouveaux territoires16. La formation du JNIM a été motivée par le lancement du G5-Sahel, mais surtout par le développement de l’EIGS, né le 13 mai 2015, dans un contexte plus global où des branches de l’État islamique se développaient en Libye, en Égypte, au Nigeria, et même au-delà. La rivalité de l’État islamique avec Al-Qaïda était alors à son paroxysme et la nécessité pour les 14. Lors de la deuxième session ordinaire de la conférence des Chefs d’État du G5-Sahel qui s’est tenue le 6 février 2017, les chefs d’État annoncent la mise en place immédiate de la Force conjointe du G5-Sahel dont la création avait été décidée lors du Sommet de 20 novembre 2015 à N’Djamena au Tchad. 15. M. Mémier, « AQMI et al-Mourabitoun : le djihad sahélien réunifié ? », Notes de l’Ifri, Ifri, janvier 2017. 16. Entretien avec un spécialiste des mouvements djihadistes sahéliens, Nouakchott, mai 2019.

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groupes liés à Al-Qaïda de se regrouper s’imposait. Cette nécessité deviendra même impérative après les premières actions de l’EIGS fin 2016 et surtout la reconnaissance par l’agence AMAQ de l’État islamique de l’existence de sa branche saharienne le 30 octobre 2016. Cette reconnaissance laisse alors craindre des appuis matériels et humains depuis le Moyen-Orient et la Libye, même si dans les faits la communication entre l’EIGS et l’État islamique au niveau central semblait limitée.

La formation du JNIM ne s’est pour autant jamais traduite par un risque d’affrontement avec l’EIGS. Dès janvier 2016, l’émir d’AQMI, Yahya Abou el-Hammam, affirmait à Al-Akhbar que les contacts avec l’EIGS étaient maintenus17. Les groupes djihadistes au Sahel ont toujours maintenu des relations en dépit des rivalités qu’ils peuvent entretenir. Ces contacts se sont intensifiés tout au long de l’année 2017 en vue de faire front commun face à la Force conjointe du G5-Sahel nouvellement créée le 6 février 2017. Plusieurs réunions se sont tenues courant 2017 – souvent dans la région de Ménaka – entre des dirigeants de chacune des deux organisations pour déterminer les conditions de ce front commun qui n’augure toutefois d’aucune fusion18. L’idée que des cadres du Haut conseil à l’unité de l’Azawad (HCUA) aient pu être impliqués dans ce rapprochement, comme l’a ouvertement défendu le rapport du groupe d’experts des Nations unies sur le Mali en 2018, paraît fortement discutable. Aujourd’hui, il ne fait aucun doute que les deux organisations coordonnent leurs opérations, voire s’apportent un appui logistique mutuel, notamment en matière de renseignement ou d’armement. Ainsi, certaines opérations conduites par l’EIGS dans la région de Ménaka jusque dans la région de Tillabéri au Niger bénéficieraient d’un appui logistique du JNIM19. L’une des illustrations les plus convaincantes de ces coopérations logistiques est survenue fin 2017 lorsqu’un important cadre du JNIM accusé d’espionnage aurait été arrêté dans la région de Ménaka par l’EIGS et remis au JNIM20.

Les deux groupes restent cependant divisés par des divergences idéologiques très nettes et des rivalités organisationnelles. Le fait de cibler les populations civiles et les communautés chrétiennes fait notamment l’objet de différends entre les deux groupes qui ont été exprimés publiquement par le biais de communiqués ou de prêches émanant de cadres du JNIM. Dès 2016, Amadoune Kouffa a interdit à ses hommes de cibler des populations chrétiennes après qu’un chrétien eut été tué par son

17. Interview de Yahya Abou El-Hammam, Alakhbar, 10 janvier 2016. 18. Entretien avec un observateur du djihadisme au Mali, Bamako, novembre 2017. 19. Entretien avec un membre d’un groupe armé opérant à Ménaka, juillet 2019, dans une ville sahélienne. 20. Entretien avec un membre d’un groupe armé à Kidal, janvier 2018, dans une ville sahélienne.

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mouvement près de Douentza21. Plus encore que les divergences idéologiques, c’est sur le partage du territoire entre les deux organisations que de potentiels conflits pourraient survenir. L’entente entre les deux mouvements repose largement sur le respect de leurs territoires respectifs. Les régions de Ménaka et du Gourma Rharous au Mali, ou les régions du Sahel et de l’Est au Burkina Faso constituent des régions où les deux groupes cohabitent de manière globalement harmonieuse en dépit de différends fréquents. L’attaque de Koutougou (Burkina Faso) le 19 août 2019, revendiquée par l’EIGS, pourrait être la première attaque conjointement menée par les deux organisations puisque l’attaque aurait bénéficié d’un appui du JNIM. Toutefois, le respect de ce partage territorial pourrait être mis à mal. Deux groupes se revendiquant de l’État islamique sont apparus récemment dans le centre du Mali et dans l’extrême nord de la région de Kidal, le long de la frontière algérienne. Ces deux espaces constituent des bastions historiques d’AQMI et du JNIM, et cet empiètement territorial pourrait être de nature à tendre sérieusement leurs relations avec l’EIGS. Reste que jusqu’ici les deux groupes ont toujours su désamorcer les tensions entre eux.

21. Entretien avec un membre de la société civile de Mopti, juin 2019, conversation téléphonique.

L’extension continue du front djihadiste

La seconde évolution majeure est le déplacement des opérations dans la bande sahélo-saharienne et jusqu’à la partie sud de celle-ci. Le nombre d’incidents sécuritaires survenus en 2018 et 2019 témoigne de cette évolution, une très grande majorité des attaques étant survenue dans le centre du Mali (régions de Mopti et Ségou), dans la région du Sahel burkinabè (province du Soum en majorité), mais aussi dans les régions de l’est, de la Boucle du Mouhoun et du nord burkinabè. Cette diffusion des attaques vers le Sud résulte d’une stratégie initiée dès 2014 par Ansar Dine afin de réduire la pression internationale sur la région de Kidal et qui s’est traduite par l’ouverture du front du centre du Mali22. Dans la continuité de cette extension de son influence au centre du Mali, Ansar Dine a tenté d’étirer la « ligne de front » djihadiste jusque dans le sud du Mali, en particulier dans l’ancien royaume du Kenedougou. En 2015 et 2016, les attaques survenues à Samarogouan (Hauts-Bassins) et dans la région de Sikasso résultent de cette stratégie, mais elle a tourné court après le démantèlement de la katiba Khalid Ben Walid d’Ansar Dine23. En dépit de ce démantèlement, des membres et parents d’anciens leaders de cette katiba continuent d’y être actifs de part et d’autre de la frontière. Depuis 2018, deux cellules liées à cette katiba préparant des attentats ont été démantelées, l’une à la périphérie de Ouagadougou, la seconde dans un village de Sikasso24, tandis que deux attaques ciblant les forces de défense et de sécurité ont été conduites à Sikasso en 2019, dont celle particulièrement ambitieuse dans le département de Yorosso en mai 201925. Sur le versant burkinabé, les attaques se sont également multipliées, notamment dans la région du sud-ouest depuis août 2018.

Cette extension a cela de particulier qu’elle ne se fait pas nécessairement au profit d’une plus grande interconnexion avec les autres théâtres djihadistes. Cela tient sans doute au fait qu’en Libye autant que dans la région du lac Tchad, les groupes djihadistes, loin de s’engager dans un processus d’unification semblable à celui que l’on observe au Sahel,

22. Entretien avec un membre d’un groupe djihadiste sahélien, janvier 2018. 23. « Fin de cavale au Mali pour le djihadiste Souleymane Keïta », VOA, 31 mars 2016. 24. « Cellule terroriste démantelée au Mali : le profil des suspects », RFI, 14 décembre 2018. 25. « Mali : deux localités attaquées dans le sud-est du pays », RFI, 20 mai 2019.

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restent minées par des divisions. Les groupes liés à Al-Qaïda et l’État islamique se sont affaiblis en Libye du fait de leurs rivalités conduisant à des affrontements meurtriers à Dernah par exemple en 2015 et 2016 jusqu’à la victoire du Conseil de la Choura des Mujahideen de Dernah sur les brigades affiliées à l’État islamique26. Ces divisions ont lourdement fragilisé les djihadistes de Dernah, ce dont a profité la Libyan National Army (LNA) du maréchal Haftar pour reprendre Dernah en juin 201827. L’État islamique, au même titre qu’en Syrie et en Irak, a échoué dans sa tentative d’ancrage territorial à Syrte, laquelle a suscité de vives résistances parmi les forces armées préexistantes en Libye tant liées au Gouvernement libyen d’union nationale (GNA) qu’aux forces de l’Armée nationale libyenne (LNA), pourtant rivales. Le mouvement, qui est aujourd’hui combattu par chacune de ces deux forces, peine à reconstruire ses moyens en Libye. En dépit d’attaques sporadiques qui traduisent leur présence résiduelle, l’incapacité de l’État islamique à exploiter les fractures sociopolitiques existantes en Libye limite de fait sa capacité de pénétration et d’enracinement. Contrairement à ce qui avait été pressenti par nombre d’observateurs, le mouvement n’a pas été en capacité d’exploiter la guerre actuelle entre le GNA et la LNA, ne serait-ce que parce que chacune de ces parties est également restée en guerre avec l’État islamique. Les groupes liés à Al Qaïda n’auraient pas non plus grandement profité de cette situation, l’une des raisons pouvant être que, soucieux de bénéficier de la bienveillance internationale, ils ont veillé à éviter une infiltration excessive de leurs unités par les djihadistes28. Malgré tout, des alliances objectives se seraient scellées, la présence de nombreux anciens membres de milices salafistes djihadistes de l’est du pays – dont le Benghazi Defense Brigade – ayant été recensée lors de la guerre menée contre le LNA29. Par ailleurs, l’engagement « antiterroriste » de la LNA, s’il sert d’alibi à des opérations menées à des fins politiques, a également contribué à affaiblir les groupes liés à Al-Qaïda. Durant les opérations conduites à Benghazi et Dernah, plusieurs cadres d’Al-Qaïda ont été éliminés ou arrêtés, le plus important étant sans doute le leader du mouvement égyptien Al Mourabitoun, Hisham el-Ashmawy, arrêté en octobre 2018 et remis aux autorités égyptiennes30. De nombreux cadres des milices salafistes et d’anciens combattants d’Ansar al Charia ont

26. K. Truitte, « The Derna Mujahideen Shura Council: A Revolutionary Islamist Coalition in Libya », Perspectives on Terrorism, vol. 12, n° 5, octobre 2018. 27. « Libye : le maréchal Haftar annonce la “libération de Derna” », RFI, 29 juin 2018. 28. W. Lacher, « Who Is Fighting Whom in Tripoli », Small Arms Survey, août 2019. 29. Entretien avec un observateur des violences armées en Libye, août 2019, conversation téléphonique. 30. « Qui est le jihadiste le plus recherché d’Égypte, livré au Caire par le maréchal Haftar », France 24, 30 mai 2019.

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été tués durant les combats avec le LNA tant à l’est qu’à l’ouest du pays31. Reste à savoir si les violences indiscriminées perpétrées par la LNA ne contribuent pas à nourrir davantage de recrutement de nouveaux djihadistes à moyen terme. La complexité du contexte libyen marqué par la présence de groupes fortement armés aux alliances volatiles, et dont certains recherchent les faveurs de la communauté internationale, n’est pas nécessairement favorable à une sanctuarisation des groupes djihadistes. En conséquence, les flux de combattants observés ces dernières années avec le Sahel sont surtout orientés de la Libye vers le Mali. Depuis 2018, plusieurs flux de combattants maghrébins venus de la Libye ont été recensés dans l’extrême nord de la région de Kidal. Toutefois, ces flux s’opèrent aussi dans l’autre sens et de nombreux cadres djihadistes sahéliens sont souvent localisés dans le sud-ouest du Fezzan libyen, occasionnant d’ailleurs certaines frappes de la coalition antiterroriste, à commencer celle ayant coûté la vie à Mokhtar Belmokhtar32. Le départ de Barkhane de la base de Madama aurait considérablement fluidifié l’axe Mali-Libye, tant au profit des djihadistes que des groupes trafiquants.

Les divisions intestines qu’a connues, et que continue à connaître la nébuleuse Boko Haram33 n’a pas non plus été favorable à l’extension de sa sphère d’influence au-delà du nord-est nigérian et du lac Tchad. La première division, qui trouve ses racines dans les divergences idéologiques historiques de deux ailes de Boko Haram incarnées par Mohamed Yusuf et Abubakar Shekau, s’est matérialisée en février 2015 par le ralliement d’une aile dissidente de Boko Haram à l’État islamique. Islamic State in West African Province (ISWAP) s’est alors relocalisé dans la zone du lac Tchad qui ne servait jusqu’ici qu’à des fins logistiques, tandis que le groupe de Shekau a concentré ses forces dans la forêt de Sambisa. Si ISWAP a dû combattre les unités de Shekau présentes au lac Tchad en 2016 afin de s’y sanctuariser, les deux groupes se sont par la suite épargnés en dépit d’épisodes ponctuels de tension, comme à la mi-201834. Les directions respectives des groupes auraient soigneusement évité que les quelques affrontements ne prennent trop d’ampleur, selon certaines sources à la demande de l’État islamique35. Aujourd’hui, leur cohabitation est globalement pacifique et l’État islamique

31. Ibid. 32. « Le chef jihadiste Mokhtar Belmokhtar visé par une frappe française en Libye ? », OPEX360, 28 novembre 2016. 33. L’appellation précise du groupe est Jamaat Ahl al-Sunna li-Dawa wal-Jihad, ou Groupe sunnite pour la prédication et le djihad. 34. « Facing the Challenge of the Islamic State in West Africa Province », Rapport Afrique, n° 273, International Crisis Group, 16 mai 2019. 35. « Survival and Expansion: The Islamic State’s West African Province », Rapport, GICS, 23 avril 2019.

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aurait encouragé ISWAP à s’entendre, voire à collaborer si besoin, avec l’aile de Shekau36.

Dans cette guerre de leadership, ISWAP s’est imposé. L’organisation aurait en 2016 et 2017 bénéficié d’un appui financier et humain important apporté par l’État islamique, notamment depuis la Libye, même si l’ampleur de cet appui fait l’objet d’appréciations différentes37. En plus de cet appui, le développement de nouveaux modes de financement lui permettant d’être entièrement autonome et le transfuge d’éléments de Shekau ont permis à ISWAP d’entamer à partir de juillet 2018 une succession d’opérations contre l’armée nigériane. Cette montée en puissance s’est accompagnée d’un profond remaniement interne qui s’est traduit par l’exécution de Maman Nur, accusé d’espionnage au profit de l’État nigérian du fait qu’il négociait la libération des otages de Daptchi, et la mise à l’écart d’Abu Musab al-Barnawi. Son remplacement en mars 2019 par Ba Idrissa, nommé par la choura d’ISWAP, pourrait favoriser un rapprochement avec l’aile de Shekau et d’aucuns craignent que cela traduise une reprise en main de l’organisation par le bureau central de l’État islamique. Selon certaines sources, les nouveaux leaders du mouvement auraient été formés pour certains en Libye38. Ces divisions et changements à la tête du mouvement n’ont guère affecté la force de frappe d’ISWAP, pas plus que l’intensification des opérations conduites par la Force mixte multinationale (FMM) n’y a contribué. Bien que les autorités nigérianes annoncent régulièrement « la fin de Boko Haram », l’aile Shekau demeure particulièrement résiliente tandis qu’ISWAP multiplie les attaques d’une très grande intensité contre l’armée nigériane. Depuis l’été 2018, ISWAP a été en capacité de prendre le contrôle de plusieurs bases militaires nigérianes. Les succès rencontrés par les deux branches de l’État islamique en Afrique de l’Ouest font du Sahel un nouveau territoire prioritaire pour le mouvement. En avril 2019, dans sa première vidéo publiée depuis 2014, Abu Bakr al-Baghdadi a spécifiquement mentionné Abou Walid Al Sahraoui pour lui demander de répandre le djihad au Sahel et en Afrique de l’Ouest.

36. Ibid. 37. Selon un rapport du GICS, l’appui humain apporté par l’État islamique aurait été régulier et massif, tandis que d’autres rapports, comme celui précité d’ICG, se montrent plus prudents à ce sujet. 38. « Survival and Expansion: The Islamic State’s West African Province », op. cit.

Le djihad « glocal » au Sahara

L’adjectif « glocal » est souvent utilisé pour caractériser l’identité des groupes djihadistes à travers le monde. Il a été accolé à de nombreux groupes djihadistes depuis que Jean-Luc Marret l’a popularisé dans un article paru en 2008 à propos d’AQMI39. Cet agenda glocal a ensuite été présenté par un spécialiste reconnu des mouvements djihadistes comme une stratégie pensée à l’échelle d’Al-Qaïda afin de s’adapter à la pression exercée par la coalition internationale contre cette organisation en zone afghano-pakistanaise40. Ce prisme de lecture s’est naturalisé au point qu’il est inconcevable aujourd’hui de considérer des groupes djihadistes indépendamment du contexte social, politique et communautaire dans lequel ils évoluent, que ce soit en Syrie, en Irak, aux Philippines, au Yémen ou dans l’ensemble des pays du Maghreb. Ces groupes s’adaptent ou se transforment à la faveur d’événements locaux, nationaux et internationaux qui peuvent par exemple conduire ces groupes à redéfinir leur agenda, comme ce fut le cas des djihadistes en Algérie dont une partie a choisi de se concentrer sur un agenda national41. Le cas du Sinaï égyptien est également révélateur de cette transformation : à l’origine expression d’un djihad porté essentiellement par des tribus bédouines contre l’État égyptien, il est devenu le théâtre d’un djihad globalisé à la faveur de l’allégeance d’Ansar Beit al-Maqdis à l’État islamique et du retour de combattants de l’État islamique en Irak et en Syrie après la chute du Califat. Ces groupes peuvent aussi se nourrir de crises nationales, à l’instar des printemps arabes qui ont démarré indépendamment de toute influence des groupes djihadistes mais dont ces derniers ont, in fine, largement profité. Ils peuvent enfin exploiter des contextes micro-locaux marqués par des fractures sociales (souvent communautaires, mais aussi statutaires42) et des injustices multiformes. Cette dernière configuration est la plus répandue au Sahel. La littérature existante sur le sujet au Sahel est unanime pour soutenir que l’engagement des individus dans le djihadisme relève moins de considérations religieuses

39. J.-L. Marret, « Al-Qaeda in Islamic Maghreb: A “Glocal” Organization », Studies in Conflict & Terrorism, n°6, 2008. 40. « New Model Jihad », Blog d’Abou Djaffar sur le site du Monde, 1er février 2010. 41. « Going “Glocal”: Jihadism in Algeria and Tunisia, Isabelle Werenfels, SWP, juin 2015. 42. Notamment des couches de populations anciennement serviles qui contestent leur marginalité dans leurs communautés.

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que de situations sociopolitiques ou économiques43. Trois principales configurations sont aujourd’hui dominantes au Sahel.

L’engagement des individus dans le djihadisme est souvent le fruit de situations d’injustice réelles ou ressenties. Cela a permis aux groupes djihadistes d’étendre leur influence dans ces zones jusqu’ici peu ou pas touchées par le djihadisme mais où existent de nombreuses formes locales d’injustice, comme le centre du Mali, le Soum ou encore l’est du Burkina Faso. Ces contextes recèlent un certain nombre de similitudes déjà documentées qui révèlent une crise de la gouvernance des zones rurales. Cette crise est marquée par de nombreux conflits d’ordre foncier, souvent entre communautés d’éleveurs et d’agriculteurs, et aussi parfois entre agriculteurs ou éleveurs eux-mêmes. La crise dans le centre du Mali s’explique en partie par ces conflits entre communautés historiquement complémentaires mais qui sont devenues rivales du fait d’une pression foncière de plus en plus forte44. Elle résulte simultanément des impacts de chocs climatiques plus importants au Sahel qu’ailleurs, d’une croissance démographique particulièrement élevée et de politiques publiques qui négligent les éleveurs (en particulier ceux qui pratiquent l’élevage transhumant) ou qui favorisent l’accaparement des terres par les élites. Des terres moins nombreuses et moins riches à partager entre toujours plus d’individus constituent les données d’une équation explosive qui pousse chaque communauté en rivalité à recourir aux armes.

Cette crise de la ruralité s’accompagne souvent d’injustices frappant les populations les plus vulnérables, à savoir celles qui disposent d’un faible accès aux institutions étatiques et donc de peu de relais leur permettant d’avoir gain de cause. Les communautés pastorales, en particulier peulhs, sont ici souvent victimes de ces injustices. Ce contexte n’est pas fondamentalement nouveau, mais il a sédimenté au fil des années jusqu’à devenir aujourd’hui particulièrement mûr pour être récupéré par des groupes armés nouvellement présents qui offrent la possibilité à des populations révoltées de s’insurger, avec les armes et une idéologie porteuse de sens pour beaucoup d’entre eux. Il est frappant de constater dans l’ensemble des zones exposées à l’influence djihadiste que les prêches de ces groupes alternent entre religion, lutte contre les injustices au profit d’une 43. « Jeunes “djihadistes” au Mali. Guidés par la foi ou par les circonstances ? », Institute of Security Studies, août 2016 ; M. Pellerin, « Les trajectoires de radicalisation religieuse au Sahel », Notes de l’Ifri, Ifri, février 2017 ; « Études des perceptions des facteurs d’insécurité et d’extrémisme violent dans les régions transfrontalières du Sahel », Programme des Nations unies pour le développement, 2017 ; « Si les victimes deviennent bourreaux », International Alert, 2018 ; M. de Bruijn (dir.), Biographies de la radicalisation. Des messages cachés du changement social, Langaa RPCIG, 2018. 44. N. Bagayoko et al., « Gestion des ressources naturelles et configuration des relations de pouvoir dans le centre du Mali : entre ruptures et continuité », African Security Network, juin 2017.

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société plus égalitaire, et libération des terres au profit de ceux qui se disent spoliés45. La capacité d’ISWAP dans le lac Tchad ou celle de la katiba Macina dans le centre du Mali à assurer un ordre social égalitaire, où le vol est proscrit quelle que soit l’appartenance communautaire ou le statut social de la personne qui s’y adonne, où toute forme de corruption est sanctionnée par une justice se voulant équitable, sont les moteurs de l’enracinement de ces groupes46.

L’engagement individuel ou communautaire dans le djihadisme résulte également d’un besoin de sécurité ressenti. Les groupes djihadistes profitent en effet bien souvent de rapports communautaires déséquilibrés, où certains acteurs cherchent un parapluie sécuritaire pour affronter des hommes armés, qu’il s’agisse de groupes d’autodéfense, de groupes armés rebelles ou bien de communautés armées par des États. Le ralliement à des groupes djihadistes par souci de protection constitue l’une des configurations les plus répandues au Sahel47. Elle est bien évidemment essentielle pour appréhender la logique d’adhésion des Peulhs du Gourma et surtout de Tillabéri avec les groupes djihadistes évoluant dans cet espace depuis 2012 : MUJAO, Al Mourabitoune et désormais l’État islamique. Il s’agit pour eux de se protéger face aux Touaregs Imghad et Daoussahak qui ont formé ou rejoint des groupes armés, à savoir respectivement le GATIA, et le MNLA puis le MSA48. Désormais, l’une des dynamiques principales de ralliement par protection est l’engagement de groupes d’autodéfense plus ou moins soutenus par les autorités nationales sahéliennes dans la lutte antiterroriste. Au nom de celle-ci, des communautés entières sont ciblées du fait d’un phénomène de stigmatisation, à commencer par la communauté peulh. Au Burkina Faso, face au développement de Koglweogo majoritairement Mossis, les communautés peulhs ont également cherché à s’armer, au départ en rejoignant à leur tour les Koglweogo avant de s’organiser autour des Rouggas49. Mais depuis le début de l’année 2019 et la multiplication d’opérations de Koglweogo ciblant la communauté peulh, ces groupes ne suffisent pas et le ralliement aux groupes djihadistes s’impose comme une solution de dernier recours. Ce ralliement se limite souvent à une complicité passive ou à des alliances circonstancielles. Lorsque ce n’est pas la protection, c’est par souci de vengeance que beaucoup se tournent vers ces

45. Constat de l’auteur au terme de terrains de recherche menés dans l’ensemble des pays du Sahel depuis 2012. 46. « Facing the Challenge of the Islamic State in West Africa Province », Rapport Afrique, n° 273, International Crisis Group, 16 mai 2019 ; T. Adam, « Centre du Mali : enjeux et dangers d’une crise négligée », Centre pour le dialogue humanitaire, 2017. 47. M. Pellerin, « Les trajectoires de radicalisation religieuse au Sahel », op. cit. 48. Respectivement le Groupe autodéfense touareg Imghad et alliés, le Mouvement national de libération de l’Azawad, le Mouvement pour le Salut de l’Azawad. 49. Les Rouggas sont des individus choisis par les éleveurs pour gérer la sécurité des troupeaux.

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groupes : vengeance contre ces groupes d’autodéfense ou contre les États après que leurs Forces de défense et de sécurité ont usé de la violence de manière disproportionnée. La multiplication des accusations d'arrestations arbitraires et d’exécutions sommaires, y compris parfois massives, portées contre les Forces maliennes et burkinabés depuis le début de l’année par Human Rights Watch, la Fédération internationale de droits de l’homme (FIDH) et Amnesty International, mais aussi par des organisations locales comme Kisal, le Collectif contre l’impunité et la stigmatisation des communautés (CISC) ou le Mouvement burkinabè des droits de l’homme et des peuples (MBDHP), témoigne de l’importance nouvelle prise par ces violences commises à l’encontre de civils. Ces exactions constituent actuellement le principal moteur de radicalisation ou de ralliement par souci de protection aux groupes djihadistes dans le centre du Mali ou le Sahel burkinabé50. Dans le Soum en particulier, de nombreux combattants djihadistes le sont devenus après que leur village a été attaqué ou que de proches parents ont été exécutés51. Loin de constituer une solution, les exactions aggravent le problème du terrorisme en nourrissant des logiques d’insurrection proprement locales, où la dimension religieuse de l’engagement djihadiste est à l’origine peu ou pas présente.

Une troisième dynamique d’engagement dans les groupes djihadistes est celle d’acteurs qui agissent comme mercenaires au profit des groupes djihadistes. Il peut s’agir de bandits, de trafiquants, de braconniers ou de simples individus en quête d’un emploi rémunérateur. Selon les contextes, ces acteurs dont les intérêts matériels auraient été mis à mal par les autorités partagent avec les groupes djihadistes une opposition à celles-ci. À la faveur de l’appui dont ils jouissent auprès de ces groupes, ils cherchent alors à récupérer leurs intérêts mis à mal. Dans l’est du Burkina, certains braconniers ont profité du développement des groupes djihadistes pour accentuer leurs attaques contre des gardes-forestiers et leurs installations dans certaines aires protégées52. D’aucuns soutiennent même que des braconniers auraient rejoint les groupes djihadistes. Leur mobilisation ne doit pas être simplement lue comme guidée par un opportunisme économique. Elle recèle une dimension sociale. Ces braconniers étaient auparavant des chasseurs qui ont basculé dans la chasse clandestine du fait de la mise en concession de réserves de chasse au profit d’une industrie touristique qui a très peu profité aux communautés locales53. La trajectoire

50. Ce constat de l’auteur est largement corroboré par les rapports de Human Rights Watch. Human Rights Watch, « Burkina Faso : meurtres et abus commis dans le conflit du Sahel », mai 2018, et « Avant nous étions frères », décembre 2018 51. Observations conduites par l’auteur dans différentes régions du Burkina Faso. 52. Entretiens conduits avec plusieurs personnalités établies à l’Est, Ouagadougou, juillet 2019. 53. Ibid.

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la plus courante dans tout le Sahel est celle de bandits armés qui s’allient ou rallient des groupes djihadistes. Étant donné que la présence de bandes plus ou moins organisées de coupeurs de route est généralisée à tout le Sahel, ces bandits constituent un réservoir de recrutement considérable. Ces derniers constituent des recrues de choix pour les groupes djihadistes : déjà formés au maniement des armes, redoutés localement et maîtrisant généralement parfaitement la géographie de leur territoire, ils sont des acteurs rapidement mobilisables dans le cadre d’opérations armées. Une observation de l’organigramme des groupes djihadistes au Sahel permet rapidement de voir que de nombreux leaders ont eu un passé dans le banditisme. L’un des plus connus actuellement dans le Soum est Oumarou Boly dit Oumy, chef militaire d’Ansarul Islam qui avait jusqu’en 2015 la réputation d’être un bandit impliqué dans les coupures de route et en particulier les vols de véhicules entre le Mali et le Burkina Faso. Dans l’est du Burkina, de nombreux anciens bandits – sans doute plus qu’ailleurs – ont rejoint les groupes djihadistes54. Cette particularité tient au fait que la région de l’est a longtemps été le principal foyer de banditisme dans le pays, jusqu’à ce que les Koglweogo mettent en grande partie fin à leurs activités criminelles en 2015 et 2016. Ainsi mis au chômage, ils ont été nombreux à chercher l’appui des groupes djihadistes pour se venger de leurs anciens bourreaux.

Les motivations d’engagement au sein des groupes djihadistes apparaissent donc largement éloignées de la dimension religieuse du djihad dans un premier temps. Cela ne veut pas dire qu’elle ne compte pas. Tout d’abord, les premiers acteurs d’une cellule djihadiste qui pénètrent une nouvelle zone sont bien souvent des idéologues qui commencent par conduire des prêches de manière discrète dans la zone ciblée dont ils sont originaires. La manière dont Ansarul a été créée dans le Soum relève de cette stratégie. Il en est de même dans l’est du Burkina Faso, où les premiers djihadistes recensés étaient d’authentiques djihadistes qui avaient combattu au Mali dans les rangs d’Ansar Dine ou d’AQMI, en particulier dans la katiba Macina, et qui ont été envoyés à l’Est pour exporter le mouvement55. Il en est de même, comme nous le verrons, dans la zone frontalière Niger-Nigeria entre Konni et Sokoto. Ce qui pourrait être qualifié de « noyau dur » des mouvements djihadistes assure donc ce travail de mise en place progressive des premières cellules, avant que celles-ci ne se chargent dans un second temps de recruter localement en exploitant les contextes sociopolitiques ou économiques précités. Il serait toutefois hasardeux de considérer que ces acteurs demeurent éternellement mus par des motivations non religieuses. Le processus de radicalisation intervient dans un second temps, une fois

54. Entretiens conduits avec plusieurs personnalités établies à l’Est, Ouagadougou, juillet 2019. 55. Ibid.

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l’individu engagé dans une voie dont il lui est difficile de s’extraire autrement que par une arrestation ou une exécution, ou bien parce qu’il devient convaincu et que l’idéologie djihadiste lui apparaît comme la meilleure réponse face à la situation qui l’a conduit à prendre les armes. De ce point de vue, l’une des trajectoires de radicalisation les plus courantes est celle de bandits qui trouvent dans la religion une voie de rédemption, un salut moral. Bien qu’ils continuent d’être qualifiés de « bandits » parce qu’ils étaient connus en tant que tels pendant longtemps, ils ont opéré une réelle trajectoire de radicalisation et sont sortis du registre de la criminalité pour celui d’un combat qu’ils estiment porteur de sens. De fait, pour les groupes djihadistes, la rédemption de ces « bandits » est parfois une condition de leur intégration. Il n’est pas rare que dans certaines zones où ils se sont implantés, les groupes djihadistes se soient imposés aux bandits locaux en leur promettant la guerre s’ils ne se repentaient pas et ne les rejoignaient pas. La « djihadisation » du banditisme est la dynamique la plus préoccupante pour le Sahel tant le réservoir de recrutements s’avère important.

Confrontations entre le local et le global

Les groupes djihadistes sont donc loin d’être monolithiques dans leurs compositions. Y cohabitent et « combattent » conjointement djihadistes, insurgés, ou simples mercenaires (bandits, trafiquants, braconniers…). Les violences hybrides qui en découlent donnent lieu à des configurations particulièrement complexes à appréhender, où la nature des relations qui unissent ces acteurs comportent de nombreuses zones d’ombre. Il est notamment difficile de connaître l’autonomie d’action dont jouissent les acteurs locaux vis-à-vis des groupes auxquels ils sont rattachés. Il est communément admis que les unités locales jouissent d’une grande autonomie. Plusieurs trajectoires individuelles laissent même suggérer que certains d’entre eux agissent relativement librement de toute directive des groupes auxquels ils sont rattachés.

Les agendas « glocaux » portent en germes des frictions qui surviennent régulièrement. L’un des principaux points de friction tient à la cohabitation entre défense d’une identité communautaire et djihadisme, deux notions qui se complètent difficilement. La promotion d’intérêts communautaires spécifiques se fait contre l’unité des musulmans (Oumma), raison pour laquelle certains groupes djihadistes se montrent très réticents à revendiquer un agenda communautaire. Ce point spécifique est à l’origine de tensions régulières entre les membres du JNIM et l’EIGS. Au contraire du JNIM, l’EIGS semble avoir cherché à exploiter les tensions préexistantes pour recruter au sein de certaines communautés spécifiquement. Que ce soit à Ménaka ou dans le centre-nord burkinabé, l’EIGS laisse ses combattants appartenant à des communautés visées, en particulier les Peulhs, libres de s’adonner à des représailles contre des civils. Cela peut d’ailleurs expliquer le succès rencontré par l’EIGS dans ces zones, et notamment l’arrivée d’une partie des membres du JNIM. C’est arrivé une première fois à l’été 2017 lorsque les Peulhs tolébés du nord Tillabéri étaient la cible du MSA et du GATIA. Une partie des combattants peulhs d’Hamadoune Kouffa ont quitté le centre du Mali avec leurs armes pour appuyer leurs parents à Ménaka56. Plus récemment, un groupe de combattants d’Ansarul Islam a rejoint l’EIGS. Parmi les raisons qui les auraient conduits à cela, il y a la possibilité, au sein

56. Entretien avec un ancien milicien dans le nord Tillabéri, Niamey, septembre 2017.

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de l’EIGS, de conduire des représailles intercommunautaires57. De même, l’enlèvement par la katiba Macina (JNIM) du chef de village peulh de Boulikessi, Amirou Boulikessi, a ainsi provoqué de vives représailles au sein des combattants peulhs. Certains de ses parents directs qui combattaient au sein d’Ansarul Islam ont quitté le groupe en réaction et rallié l’EIGS 58.

Le JNIM se montre volontiers prudent dans l’utilisation des identités communautaires. Toutefois, l’organisation ne peut faire fi du fonctionnement de la société malienne, dont la partie nord est régie par des relations tribales. Le fait, dès le début des années 2000, d’avoir multiplié les mariages au sein de différentes tribus était précisément destiné à gagner les faveurs de leurs dignitaires. Certaines tribus comme les Wasra à Tombouctou ont été ainsi très largement pénétrées59. En 2015, dans une vidéo fortement médiatisée, Abu Talha al Liby s’est ouvertement adressé à des membres de la tribu awlad Ich pour leur demander de les rejoindre. JNIM fait régulièrement référence aux tribus lorsque celles-ci sont accusées de rejoindre les « croisés », en particulier en intégrant le Mécanisme opérationnel de coordination (MOC60). Un message de Yayhia Abou el Hammam en octobre 2018 a menacé les tribus qui rejoignent le MOC de représailles, en écho à l’attentat contre le MOC de Gao en janvier 2017 et un mois après l’assassinat du chef du MOC à Tombouctou, un arabe de la tribu bérabiche, tribu qui fut historiquement parmi les premières à se rapprocher d’AQMI. Les arabes bérabiches ont été explicitement menacé par le chef du JNIM récemment tué. Plus spécifiquement, cet assassinat a eu un impact sur les relations entre la katiba Al Furqan qui opère dans cette zone et la fraction de Salim Begui, les Awlad driss, qui sont historiquement les plus pénétrés par AQMI. En janvier 2019, le porte-parole du JNIM, Abu Dujana al-Qasimi, a ouvertement alerté sur le danger du tribalisme dont il accuse les « croisés » d’être à l’origine, tribalisme qui menacerait de plonger la société dans les guerres entre tribus arabes qui ont caractérisé l’ère préislamique de la jahiliya (ignorance61). Nous le verrons dans la partie suivante, longtemps

57. Entretien avec un acteur de la société civile du Soum, Ouagadougou, juillet 2019. 58. Ibid. 59. M. Pellerin, « Les trajectoires de radicalisation religieuse au Sahel », op. cit. 60. Dispositif prévu dans les accords d’Alger, « Le MOC conduit le redéploiement progressif des Forces de défense et de sécurité du Mali (FDSM) dans l’ensemble des régions du Nord. Ces forces redéployées devront inclure un nombre significatif de personnes originaires des régions du Nord, y compris dans le commandement, de façon à conforter le retour de la confiance et faciliter la sécurisation progressive de ces régions. Le MOC est chargé de planifier et de conduire les patrouilles mixtes incluant proportionnellement des éléments des FDSM, des éléments de la CMA et de la Plateforme », site de la MINUSMA, consulté en novembre 2019. 61. T. Joscelyn et C. Weiss, « JNIM Spokesman Warns Tribes in Mali », FDD Long War Journal, 3 janvier 2019.

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réticente à jouer sur la fibre identitaire peulh, la katiba Macina s’y est finalement résolue fin 2018.

Les relations entre étrangers et Ansar (locaux) sont régulièrement marquées par des rivalités et parfois teintées de méfiance. Le théâtre sahélien étant considéré par AQMI comme un nouveau théâtre et encore mal préparé à la mise en place intégrale de la charia, ainsi que la lettre de Droukdel retrouvée à Tombouctou en 2013 le laissait entendre, la tentation est grande pour AQMI de vouloir placer des étrangers à la tête des katibas de l’organisation. Historiquement, l’une des raisons ayant conduit à la naissance du MUJAO était la volonté des non-Algériens de s’autonomiser d’AQMI, alors essentiellement sous l’emprise de cadres algériens. Depuis, ces rivalités sont permanentes entre les Ansar et les djihadistes maghrébins, et peuvent même conduire à des divisions internes au sein de katibas. Depuis la mort du chef de Yahia Abou El Hammam, la katiba Al Furqan est en proie à une division entre deux successeurs, l’un algérien, Abou Oussama Al Djazairi, l’autre mauritanien, Abu Talha Ould El Hassin El Barbouchi (plus connu sous le nom de Talha al Azawadi). Si la choura d’AQMI semble avoir choisi Al Djazairi, les Ansar de la katiba s’y opposeraient.

La région de Kidal est particulièrement marquée par ces influences communautaires, positives autant que négatives pour les dynamiques djihadistes. L’unité qui prévaut au sein de la société ifoghas, moteur traditionnel qui fait la force de cette tribu numériquement faible, a constitué un atout pour la pénétration d’AQMI dans la région dès lors que l’organisation s’est appuyée sur une composante endogène, à savoir Ansar Dine. L’appartenance Ifoghas et le leadership d’Iyad Ag Ghaly joue un rôle essentiel dans l’unité du mouvement. L’une des hypothèses ici posée et qui mériterait de plus amples travaux est que l’engagement combattant au sein d’Ansar Dine, et aujourd’hui du JNIM, constitue pour beaucoup d’Ifoghas ayant suivi Iyad Ag Ghaly depuis les années 1990 une continuité dans l’engagement insurrectionnel, sans que cela ne s’accompagne systématiquement d’une radicalisation religieuse objective. Pourtant, cette unité tribale est mise à mal par la confrontation entre un agenda local et donc largement insurrectionnel et tribal, et la réalité d’un djihad qui obéit à des règles globales. Les nombreuses arrestations et exécutions perpétrées contre de présumés informateurs des autorités maliennes, françaises ou algériennes ont toujours constitué un sujet de tension localement. Au lendemain de l’opération de Barkhane à Tinzaouaten en février 2018, le JNIM a entrepris une chasse aux sorcières contre d’éventuels espions ayant conduit à de nombreuses arrestations, y compris de certains innocents à l’instar d’un chef de fraction, Taghat Malet, en septembre 2018. Les relations entre la CMA et le JNIM se sont fortement détériorées et ont fait craindre à

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de nombreux acteurs à Kidal qu’elles ouvrent la voie à des affrontements. D’aucuns soutiennent qu’Iyag Ag Ghaly constitue le rempart face à ces tensions et que son éventuelle disparition ouvrirait la voie à des règlements de comptes tribaux ciblant en particulier les communautés non-ifoghas représentées dans le JNIM qui sont suspectées d’utiliser le djihadisme pour marginaliser les Ifoghas. L’un des principaux chefs du JNIM, Kel Adagh, responsable d’un grand nombre des exécutions de ces dernières années, cristallise ces tensions et ces suspicions. Ces tensions cachent également des rapports compliqués entre Ansar Dine et AQMI, les premiers refusant d’abandonner le djihad à des Maghrébins dans leur région.

La lutte antiterroriste, telle que pensée aujourd’hui par les autorités nationales et leurs partenaires internationaux, paraît largement inadaptée à cette menace « glocale ». La prévalence de certains foyers insurrectionnels nécessite moins une réponse purement militaire que des solutions politiques qui manquent cruellement aujourd’hui. Non seulement le diagnostic qui est généralement fait de la situation sahélienne relègue cette dimension politique au second plan, mais les États ne semblent pas outillés pour offrir une réponse de cette nature, à l’exception peut-être du Niger avec la Haute autorité à la consolidation de la paix (HACP). Face à l’inefficacité de la lutte antiterroriste conduite par leurs armées respectives – exception faite de la Mauritanie, les États sahéliens et la France se sont ingéniés à recourir à des sous-traitants pour conduire cette mission. Or, ces nouvelles réponses ont gravement contribué à accentuer les fractures sociales – souvent communautaires – qui fondent pourtant l’engagement de certains acteurs dans la violence djihadiste. Fort logiquement donc, cela a exacerbé les facteurs de radicalisation et indéniablement nourri le recrutement des groupes djihadistes.

De fait, les groupes armés non étatiques auxquels certains Sahéliens font appel sont loin d’être neutres sur le plan communautaire. Dans le centre du Mali, les Dozos62 dogons – mais aussi bambara et bozo dans une moindre mesure – semblent avoir a minima bénéficié de la bienveillance des autorités maliennes dans ce qu’ils considéraient comme une mission de sécurisation de leurs terroirs. Depuis la mort du leader dozo en octobre 2016, Théodore Somboro, les Dozos dogons sont engagés dans une guerre contre les djihadistes, ces derniers étant confondus avec la communauté peulh qui se sent de fait stigmatisée. Dans un enregistrement audio à la veille de sa mort, Somboro lui-même appelait à cibler la communauté peulh63.

62. Les Dozos sont des chasseurs traditionnellement chargés de protéger et soigner les populations de leurs villages. Ils sont notamment présents dans le sud et le centre du Mali, dans l’ouest du Burkina Faso, au nord de la Côte d’Ivoire ou en Guinée. 63. Audio consulté par l’auteur en avril 2017.

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Dans un tel contexte, solliciter le concours des Dozos à des fins antiterroristes fait naturellement courir le risque qu’ils s’adonnent à des règlements de comptes intercommunautaires et, par-là même, encouragent les Peulhs à rechercher la protection auprès de ceux qui en ont la capacité, à savoir les groupes djihadistes.

La même configuration est apparue à partir du printemps 2017 dans les régions de Ménaka (Mali) et Tillabéri (Niger), lorsque l’État du Niger, Barkhane et des groupes armés dits légalistes, à savoir le MSA et le GATIA, se sont entendus pour sécuriser la région de Ménaka. Initialement portée par le gouverneur de Ménaka qui souhaitait impliquer de manière inclusive les Forces armées maliennes (FAMAs) et la Coordination des mouvements de l’Azawad (CMA) aux côtés de ces deux groupes pour sécuriser la ville de Ménaka, cette mission de sécurisation a été récupérée – et détournée de son but initial – par Barkhane. Elle l’a transformée en mission de lutte contre l’EIGS en l’étendant aussi au territoire nigérien avec l’aval de l’État du Niger. Non seulement les opérations conduites par le MSA et le GATIA n’ont pas produit les effets escomptés sur le plan antiterroriste, mais elles ont considérablement détérioré le tissu social dans la zone, en particulier entre Touaregs Daoussahaks et Imghads d’un côté, et Peulhs de l’autre. Elles ont donné lieu à de nombreux règlements de comptes entre ces communautés. La communauté peulh du Niger s’est organisée et a mené une campagne publique pour dénoncer les présumés assassinats de plus d’une centaine de civils peulhs à l’occasion de ces opérations antiterroristes en 2017 et 201864.

Ce que la France qualifie de « coordination ponctuelle65 » pour minimiser son engagement aux côtés de ces groupes armés aurait cessé depuis début 2019, une décision qui ne serait pas sans lien avec les conséquences de ces opérations sur la cohésion sociale dans la zone et la possibilité, côté français, que sa responsabilité juridique puisse être engagée. Au Burkina Faso, la collaboration qui s’est progressivement instaurée entre les Koglweogo et les autorités burkinabés depuis 2015 s’est également faite au détriment de la cohésion sociale, la population peulh soupçonnée de soutenir le terrorisme devenant la cible privilégiée des Koglweogo. Cette détérioration continue des relations entre eux a conduit aux massacres intercommunautaires survenus à Yirgou et Arbinda en janvier et mars 2019. Elle a, plus qu’ailleurs au Sahel, densément nourri le recrutement des groupes djihadistes dans le Centre-Nord et le Soum.

64. R. Carayol, « À la frontière entre le Niger et le Mali, l’alliance coupable de l’armée française », Médiapart, 29 novembre 2018. 65. Ibid.

Le mirage d’un djihad peulh et le risque de la prophétie auto-réalisatrice

L’engagement d’Hamadoune Kouffa dans la katiba Macina d’Ansar Dine à partir de 2015 a eu pour effet de focaliser l’attention des autorités et des observateurs sur la communauté peulh comme étant le fer de lance du djihadisme dans le Sahel. Bien avant que la lumière soit braquée sur Hamadoune Kouffa, des individus des communautés peulhs tolébés de la région de Tillabéri et djelgobe du Gourma avaient rejoint le MUJAO dès 2012, comme nous l’avons déjà mentionné à des fins de protection. Dans le sillage d’Hamadoune Kouffa, son élève Ibrahim Malam Dicko crée Ansarul Islam en 2016, tandis que l’EIGS s’appuie sur un réservoir important de combattants issus de la communauté peulh tant à la frontière Tillabéri-Ménaka que dans la région du Sahel burkinabé.

L’engagement de la communauté peulh dans le djihad peut certes avoir une dimension identitaire. Elle s’inscrit dans une histoire ancienne – souvent considérée comme l’âge d’or de la communauté – qui était celle des djihads portés par des leaders Toucouleurs et Peulhs, les plus illustres étant Sekou Amadou dans le Macina et Ousmane Dan Fodio à Sokoto. Le communiqué qui a donné naissance au MUJAO ne s’y est d’ailleurs pas trompé en mentionnant l’héritage laissé à Ousmane Dan Fodio, qui traduisait une volonté dès 2011 d’inscrire le djihadisme dans le Sahel et en particulier au sein de la communauté peulh. D’aucuns soutiennent que les références à Dan Fodio fleurissent au sein des communautés peulhs, ce qui n’est toutefois pas avéré. Reste que Dan Fodio est, parmi les leaders djihadistes du XIXe siècle, celui qui a légué le plus grand nombre d’écrits dont peuvent aujourd’hui s’inspirer ceux qui regrettent cet âge d’or. L’adhésion à cette histoire ancienne procède toutefois peu d’une conversion religieuse, même si la formation de générations de jeunes talibés peulhs (comme issus d’autres communautés) par des groupes djihadistes depuis 2012 devrait faire apparaître une vague d’individus engagés au nom de la foi. Il est vrai que dans de nombreux espaces, les Peulhs sont aujourd’hui très représentés au sein des groupes djihadistes.

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À ce stade, l’engagement des Peulhs dans le djihadisme est fondé sur des réalités sociales communes et transnationales. Ces réalités sont tout d’abord celle de communautés pastorales transhumantes sous-alphabétisées car peu ou pas scolarisées, souvent privées d’accès à des services sociaux de base, généralement peu connectées aux élites politico-administratives et de ce fait, disposant de très peu de relais au sein des administrations locales ou nationales. Cette marginalisation sociétale les expose à toutes formes d’injustices, et ce sans exception dans toutes les zones pastorales de Mopti jusqu’au lac Tchad (a minima). Les plus courantes sont liées à leur secteur d’activité, l’élevage. Le racket perpétré à leur encontre par les Forces de défense et de sécurité, au motif qu’ils ne disposent pas de papiers d’identité ou qu’ils coupent des branches, constitue l’un des principaux moteurs de cette injustice. De manière tout aussi systématique, les communautés pastorales souffrent d’une situation de tension foncière de plus en plus récurrente entre elles, mais surtout avec les agriculteurs. Les autorités souvent peu soucieuses de la nécessité de ne pas aiguiser les tensions au travers de politiques publiques ou projets de développement mal pensés, contribuent souvent à aggraver les situations de tension. En raison des faibles appuis politico-administratifs dont jouissent les éleveurs, les différents qui surviennent trouvent rarement une issue judiciaire qui leur est favorable. Cela nourrit un ressentiment profond qui n’a cessé de sédimenter au fil des années. Ainsi que l’a résumé un chercheur, les Peulhs soutiennent en premier lieu un « djihad de la vache66 ».

Ce « djihad de la vache » a progressivement laissé la place à une seconde vague de ralliements fondée surtout sur un sentiment de vengeance face au harcèlement, aux arrestations et aux éliminations ciblées perpétrées contre des membres de la communauté peulh, en particulier au Mali et surtout au Burkina Faso. Ces exactions sont à la fois perpétrées par les Forces de défense et de sécurité et par des groupes d’autodéfense sur lesquels elles s’appuient bien souvent. Elles peuvent résulter d’une difficulté à identifier qui est effectivement engagé au sein de groupes djihadistes, du stress qui est celui d’unités militaires parfois déployées plus d’une année sur un terrain qu’elles ne connaissent pas, ou être le fruit de dénonciations calomnieuses qui sont considérées comme des renseignements objectifs. Elles peuvent enfin être assumées comme des éliminations physiques et ciblées d’individus soupçonnés d’être djihadistes. Quelles que soient les raisons qui poussent à commettre les exactions, elles ne font qu’exacerber le problème et convaincre les populations peulhs de se ranger du côté des djihadistes par volonté de se venger ou par peur d’être exécutées.

66. G. Zanoletti, « Mali : le “jihad de la vache” », Libération, 12 juin 2019.

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Il n’est pas rare de recueillir le sentiment d’individus peulhs, au Mali comme au Burkina Faso, qui disent avoir davantage peur des Forces de défense et de sécurité que des djihadistes. L’un d’eux exprime ce sentiment en ces termes : « Les djihadistes te préviennent une première fois avant de revenir t’éliminer si tu ne les as pas écoutés, les FDS ne te laissent aucune chance67. »

Cette méfiance généralisée à l’égard des Peulhs, et qui se traduit par ces exactions de plus en plus répandues et massives, est pourtant tout sauf justifiée. C’est oublier plusieurs vérités essentielles. La première est que les Peulhs sont les premières victimes des violences commises par les groupes djihadistes dans les zones où cette communauté est majoritaire. Loin de porter quelconque insurrection tribale, ces groupes combattent d’abord les élites traditionnelles, à commencer par celles qui sont peulhs, qu’il s’agisse des autorités coutumières, des imams ou des élus locaux accusés de corruption ou d’entretenir un système inégalitaire. Ce discours est traditionnellement porté par les mouvements musulmans réformistes, et est en particulier au centre des prêches de Hamadoune Kouffa depuis le début des années 200068, tout autant que celles de son élève Ibrahim Malam Dicko. Ces deux prêcheurs ont respectivement souffert d’un statut social ne leur permettant pas d’accéder aux fonctions religieuses qu’ils espéraient en raison du blocage des autorités religieuses traditionnelles respectivement à Mopti et dans le Soum. Cela a progressivement nourri leur discours d’appel à remettre en cause ce système. Les premiers responsables de la communauté peulh sont donc prioritairement visés par les groupes djihadistes, y compris par leurs leaders peulhs. Par la suite, les groupes djihadistes ont étendu leur combat contre tous ceux qui sont suspectés de ne pas les soutenir, en particulier ceux soupçonnés d’informer l’État ou les forces internationales. Dans les territoires majoritairement peulhs, les citoyens peulhs sont ceux qui ont le plus lourdement pâti de cet état de fait.

À mesure que la situation a évolué défavorablement dans le Centre du Mali, dans la région de Tillabéri, dans le Sahel ou l’Est burkinabé, les communautés ont renoncé à courir le risque de collaborer avec l’État ou ses Forces de défense et de sécurité, celles-ci étant incapables in fine de protéger ses informateurs. Les exécutions n’ont cessé d’augmenter depuis 2013, poussant la majorité des communautés, et de plus en plus les élus locaux, à jouer le jeu de la neutralité. Au Mali, au Burkina Faso et au Niger, les communautés qui vivent l’occupation des groupes djihadistes emploient invariablement la même expression pour déplorer leur situation : elles se

67. Propos d’un réfugié du Centre-Nord recueilli à Ouagadougou en mai 2019. 68. Adam Thiam, HD, 2017.

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disent être « entre le marteau et l’enclume69 ». Adopter une position de neutralité leur est difficile, pressées de part et d’autre de collaborer et, par voie de conséquence, soupçonnées de chaque côté de collaborer. Cette neutralité ne peut être que relative, et chaque communauté s’adapte à la réalité qui prévaut localement. C’est ce qui fonde la conviction de certaines autorités – notamment au Burkina Faso – que des communautés entières sont acquises aux djihadistes. Cela rend légitime, à leurs yeux, de les arrêter, voire de les combattre même lorsqu’elles sont désarmées.

Le risque (qui est d’ailleurs déjà largement concrétisé) d’une telle politique est de contribuer à légitimer la cause djihadiste et de participer à construire un djihad centré autour d’une communauté dominante, les Peulhs. La prophétie au début illusoire devient réalisatrice. Depuis 2018 au centre du Mali, et depuis début 2019 dans différentes régions du septentrion burkinabé (Nord, Centre-Nord et Sahel en particulier), la lutte antiterroriste a pris les atours d’un règlement de compte entre communautés au point que les acteurs de chaque partie ne parviennent plus à distinguer le sens de leur engagement. Du côté djihadiste, la réticence profonde du JNIM à soutenir un discours communautariste a cédé face à la réalité. Hamadoune Kouffa, dans un enregistrement audio remontant à septembre 2018 appelle pour la première fois les Peulhs de plusieurs pays d’Afrique de l’Ouest à rejoindre le djihad pour résister à l’oppression dont ils sont, selon lui, victimes. Auparavant, dans un enregistrement audio daté de 2017, il avait autorisé les Peulhs à défendre leur communauté mais sans jamais sortir du chemin du djihad. Aujourd’hui, beaucoup se sont engagés au sein de la katiba Macina dans le seul but de défendre la communauté.

La situation est encore plus préoccupante dans le Centre-Nord burkinabé, en proie à des violences locales à base communautaire depuis début 2019 entre Peulhs d’un côté, Mossis et Foulsés de l’autre. Cette région, jusqu’ici très peu touchée par le djihadisme a basculé sous l’emprise de ces groupes à la faveur du recrutement de nombreux Peulhs motivés par un désir de vengeance familial ou communautaire, ou par le besoin de se protéger face aux autres communautés, après plusieurs massacres de masse perpétrés contre les Peulhs, notamment à Yirgou en janvier 2019 et Arbinda en mars de la même année. La plupart ont rejoint l’EIGS qui accorde une plus grande latitude à ses combattants pour opérer des représailles communautaires contre des civils. La plupart des attaques perpétrées contre des civils mossis ou foulsés sont survenues dans le territoire de l’EIGS. Ce risque de prophétie auto-réalisatrice est résumé par les propos du leader peulh malien, Ali Nouhoum Diallo, qui s’est pourtant frontalement heurté à 69. Entretiens avec des représentants issus de ces différentes régions, Ouagadougou, Bamako, Niamey, Tillabéri, 2016-2019.

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Hamadoune Kouffa : « Si j’avais 16 ou 17 ans aujourd’hui, je prendrais les armes70. » Pour autant, aussi importante que soit la proportion de peulhs au sein des groupes djihadistes, la communauté peulh est loin de former un ensemble uniforme et les combattants djihadistes ne représentent ni plus ni moins qu’une infime minorité d’une communauté de près de 6 millions d’habitants au Mali, au Burkina et au Niger.

Ce djihad « communautarisé » n’a par ailleurs rien de naturel. Par définition, recruter au sein d’une communauté spécifique pour lui permettre de s’en prendre aux autres s’avère contre-productif pour les groupes djihadistes parce que cela contribue à diviser la Oumma et, comme nous l’avons déjà mentionné, menace de replonger la société au temps de la jahiliya. Il y a donc fort à parier que ce qui est communautaire actuellement deviendra religieux demain. Autrement dit, la radicalisation sociale, communautaire, qui traduit une volonté d’insurrection contre un ordre sociétal défavorable à une communauté en particulier, menace de muer en radicalisation religieuse fondée sur la conviction objective que le djihad est l’horizon indépassable afin que cette communauté se fasse justice. L’implication d’une telle évolution pour les États sahéliens est majeure. Tant que le mouvement demeure insurrectionnel et les revendications sociopolitiques, il y a un espace de négociation pour que les États parviennent à détourner ces individus de la violence. Dès lors que la radicalisation est fondée sur une idéologie religieuse, la marge de négociation s’avère autrement plus étroite et moins facile à assumer pour les États sahéliens. Afin d’éviter ce basculement, les États sahéliens concernés doivent montrer que les Peulhs sont des citoyens à part entière et que leur surexposition à la menace djihadiste n’en fait pas des suspects éventuels pour autant. Le Niger, dans la région de Tillabéri, a montré la voie en favorisant le recrutement de jeunes peulhs au sein de l’armée, en multipliant les espaces de concertation entre Forces de défense et de sécurité et communautés locales, ou en conduisant des audiences foraines afin d’octroyer des papiers d’identité aux populations pastorales qui en sont souvent privées. Ces marques de confiance contribuent naturellement à éloigner les Peulhs de toute récupération djihadiste, peut-être davantage que des opérations militaires qui sont désormais conduites, au Burkina Faso comme au Mali, avec le présupposé que certaines communautés sont plus suspectes que d’autres.

Pendant que l’emphase est mise sur la communauté peulh, les groupes djihadistes recrutent ailleurs, en pénétrant toutes les communautés sans exception. La katiba Khalid Ben Walid, et ce qu’il en reste aujourd’hui, recrute historiquement davantage au sein de la communauté malinké et 70. Entretien avec Ali Nouhoum Diallo, Journal du Mali, 31 mai 2018.

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mossi. Ansarul Islam compte également des combattants mossis et fulsés dans ses rangs. Dans le centre du Mali, un nombre semble-t-il croissant de Dogons et de Bambara sont recrutés au sein de la katiba Macina. Enfin, le long de la frontière Mali-Niger, l’existence de cadres de l’EIGS touaregs daoussahaks ou djermas n’est un secret pour personne. Se focaliser sur la communauté peulh c’est y voir une prédisposition communautaire ou religieuse alors que le problème se situe ailleurs.

L’extension progressive de la zone d’influence des groupes djihadistes interroge sur la capacité de ces groupes à poursuivre leur conquête de nouveaux territoires. De sérieux indices laissent d’ores et déjà craindre une contagion dans des zones jusqu’ici peu ou pas touchées. La descente tendancielle du JNIM dans la partie sud du Sahel constitue un sujet de préoccupation majeure pour les États ouest-africains qui n’appréhendaient la menace terroriste que sous l’angle d’attaques dans les capitales émanant de cellules basées au Sahara. Désormais, la contagion est telle que ces États craignent l’installation durable de cellules avec le risque d’une déstabilisation de certaines de leurs régions. De ce point de vue, le nord de la Côte d’Ivoire fait l’objet d’inquiétudes particulières depuis 2015 lorsque la katiba Khalid Ben Walid avait brièvement établi des camps d’entraînements le long de la frontière du Burkina. Aujourd’hui, la katiba Macina serait à l’origine de tentatives d’implantation dans la partie septentrionale de la Côte d’Ivoire. D’aucuns craignent que de possibles tensions politiques occasionnées par le prochain scrutin présidentiel ivoirien en 2020 ne constitue un terreau favorable à leur développement. Dans le même temps, la zone frontalière du pays, partagée entre les régions de Sikasso au Mali, des Cascades et du sud-ouest au Burkina Faso continue d’être l’objet d’attaques djihadistes, certes encore sporadiques, mais qui traduisent une poussée progressive de ces groupes vers le Sud.

La situation est particulièrement préoccupante dans l’espace transfrontalier qui jouxte la région de l’est du Burkina Faso. L’extrême nord du Bénin est d’ores et déjà touché par la pénétration de groupes djihadistes – certains leaders de l’EIGS y sont même fréquemment localisés – qui trouvent dans cet espace à la fois une zone de repli face à la pression exercée par les forces militaires burkinabé, une zone de transit vers le Nigeria et le Niger, et une zone de développement à part entière. L’inquiétude est tout aussi palpable au nord du Ghana, considéré depuis 2018 comme une zone d’approvisionnement logistique et de repli des groupes djihadistes opérant à l’est et au centre-est du Burkina Faso. Les premières attaques survenues dans le centre-sud burkinabé depuis juin 2019 laissent également craindre un risque de contagion sur la frontière ouest du Ghana. Au nord du Togo, les

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mêmes craintes existent, d’autant que l’un des seuls cadres djihadistes de l’est burkinabé arrêtés l’a été par les autorités togolaises en début d’année.

Ces trois pays frontaliers de l’est du Burkina Faso partagent certaines réalités sociologiques, à commencer par la cohabitation entre des agriculteurs sédentaires et des populations pastorales essentiellement peulhs qui éprouvent d’importantes difficultés d’intégration. Les injustices dont ils sont victimes constituent un terreau dont nous avons vu l’impact dans d’autres espaces sahéliens. La stigmatisation dont souffre actuellement la communauté peulh de manière généralisée s’étendrait à ces espaces à en croire certains pasteurs peulhs interrogés, et ne serait pas sans lien avec les vagues d'arrestations récentes auxquelles les communautés peulhs ont dû faire face ces derniers mois dans ces territoires. Le contexte est donc propice pour que ces acteurs soient récupérés par les groupes djihadistes voyant dans ces nouveaux territoires une profondeur stratégique destinée prioritairement à compliquer encore davantage la lutte antiterroriste au Sahel. Il y a donc lieu de craindre que ces territoires voient le développement de cellules opérationnelles à moyen terme.

L’une des inquiétudes majeures des observateurs de la scène djihadiste sahélienne est l’éventualité d’une jonction entre les deux branches de l’État islamique. D’un point de vue organisationnel, les deux branches relèvent de la même province géographique de l’État islamique, la province d’Afrique de l’Ouest, mais constituent des entités différentes, l’une portant le même nom – Islamic State in West African Province (ISWAP) –, et la seconde s’appelant Islamic State in Great Sahara. La nature de leurs liens fait l’objet de nombreuses spéculations en termes de coordination et d’appuis mutuels sur lesquelles il est difficile de se prononcer avec certitude. En revanche, il est évident que chacune de ces branches cherche à étendre son influence pour être moins prisonnière d’un territoire et ainsi moins vulnérable aux opérations antiterroristes. Du côté d’ISWAP, certains indices laissent penser que le groupe cherche à s’étendre vers le Nord : l’organisation a conduit pour la première fois une attaque à Nguigmi, à l’extrême nord du lac Tchad, tandis que le groupe a choisi de mettre en avant un ressortissant du Manga dans sa vidéo de renouvellement de l’allégeance à l’État islamique. La question de l’extension d’ISWAP vers l’Ouest, dans les États de Kaduna, de Zamfara et de Sokoto est également dans tous les esprits. ISWAP disposerait toujours de cellules dormantes dans ces États et en particulier à Kano où se sont jouées différentes médiations de libération d’otages ces dernières années. D’aucuns soutiennent que des connexions – a minima logistiques – avec les groupes armés de Zamfara sont d’ores et déjà effectives. Du côté de l’EIGS, en revanche, la tentation de s’étendre plus à l’est de la région de Tillabéri est beaucoup plus évidente. Depuis fin 2018, des membres de l’EIGS établis au

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Nord-Tillabéri se rendent dans la zone frontalière entre le Niger et le Nigeria pour tenter d’y implanter des cellules71. Ils y sont parvenus dans les zones de Konni et Doutchi, recrutant des notabilités locales nigériennes et nigérianes, mettant ici à profit les relations familiales dont jouissent les Peulhs tolébés établis dans le Nord-Tillabéri et qui sont originaires de Sokoto au Nigeria. Ils ont également recruté parmi les coupeurs de route locaux et restitué le bétail volé à certains propriétaires lésés par ces mêmes coupeurs. Ils ont mené une attaque contre des officiers de gendarmerie début 2019, bien que certaines sources mettent en cause la responsabilité des groupes djihadistes. Leur responsabilité ne fait pourtant peu de doutes. Leur enracinement reste à ce stade limité mais se poursuit progressivement.

Cette zone frontalière constitue une porte d’entrée vers la zone allant de Maradi à Zamfara, qui apparaît centrale dans l’éventualité d’un rapprochement entre les deux branches de l’État islamique. Cet espace, qui se prolonge dans les États de Kaduna et de Sokoto, est en proie depuis plusieurs années à un banditisme qui a connu un regain d’intensité particulièrement important depuis 2018. Les États, en particulier de Zamfara et de Kaduna, font face à des groupes de bandits lourdement armés, équipés parfois de lance-roquettes, qui sont responsables d’attaques quotidiennes. Leur implication dans le banditisme armé a toujours été motivée par la nécessité de protéger leur propre cheptel contre d’éventuels voleurs et par l’intérêt économique qu’ils retirent des rackets et enlèvements. Il est à craindre que le moteur de leur engagement devienne de plus en plus sociopolitique eu égard à l’opposition armée à laquelle ils doivent faire face de la part de groupes d’autodéfense soutenus par les États fédérés et qui s’adonnent à de nombreuses exactions.

Le risque est de voir ces groupes armés récupérés ou s’allier aux groupes djihadistes, un risque d’autant plus important si l’on considère la démographie de ces zones et des dizaines de milliers d’acteurs armés engagés dans ces activités. Et ce, d’autant plus que ces affrontements entre bandits armés et groupes d’autodéfense se doublent de rivalités communautaires historiques entre Peulhs et Haoussas. Le risque d’une dérive intercommunautaire est accentué par le développement sans précédent d’un discours haineux à l’égard des Peulhs dans tout le pays. Pour l’heure, et en dépit de nombreuses rumeurs qui demeurent invérifiées, ces groupes de bandits dits de Zamfara ne semblent rattachés à aucun groupe. Dans l’État de Sokoto pour l’instant, les cellules liées à l’EIGS sont rentrées en confrontation mortelle avec les bandits de Zamfara, ce qui explique en partie leur difficulté à pénétrer cette zone. Mais face à la « djihadisation du 71. « Découverte d’une cellule djihadiste près de Konni, à la frontière avec le Nigéria », ActuNiger, 10 décembre 2018.

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banditisme » qui se répand partout le Sahel, il est à craindre que ces acteurs qui partagent des objectifs communs finissent par se rapprocher, jusqu’à créer un pont effectif entre ISWAP et l’EIGS.

Conclusion

Le développement de nouveaux foyers djihadistes éloignés des bases historiques des groupes djihadistes originels qu’étaient le GSPC puis AQMI amène à des formes de violence très hybrides où l’autodéfense, la rébellion et le djihadisme interagissent, se confrontent, se nourrissent les unes des autres. Cela donne lieu à la formation de dynamiques insurrectionnelles où la dimension religieuse – en tout cas dans un premier temps – est tout à fait mineure. Les groupes djihadistes viennent allumer des étincelles qui sont le fruit de situations d'injustice, de marginalisation et de violences localisées qui ont sédimenté pour créer les conditions de la naissance de foyers insurrectionnels qui prennent les apparats de la religion sans passer par sa substance.

Il s’agit là d’un danger pour les États concernés qui ne comprennent bien souvent ni la rapidité avec laquelle ces violences se généralisent, ni l’ampleur avec laquelle elles éclatent. La raison de cette incompréhension est précisément qu’ils occultent leur dimension sociétale, insurrectionnelle, pour n’y voir que l’expression de « bandits armés », de « trafiquants » ou de simples badauds attirés par l’argent offert par les groupes djihadistes. Ces cas-là existent bien évidemment, mais ils ne constituent que la face émergée et surtout rassurante que les autorités souhaitent retenir.

Pourtant, occulter cette dimension insurrectionnelle amène les autorités autant que leurs partenaires internationaux à concevoir des réponses peu ou pas adaptées à la réalité qu’elles doivent combattre, voire contre-productives. Focaliser l’attention sur un besoin de développement présenté comme la clé de la satisfaction des intérêts des communautés revient à occulter qu’aucun projet de développement n’est en mesure de corriger les injustices sociales s’il n’est pas précédé de réformes de la gouvernance permettant de s’assurer que ces projets ciblent les communautés les plus vulnérables, voire ne contribuent pas à accentuer les inégalités existantes entre différentes catégories de populations. De même, aucun projet de développement ne sera de nature à lutter contre les errements d’une gouvernance qui a pour effet de nourrir le ressentiment de communautés.

Cette approche trop centrée sur une réponse militaire mal maîtrisée a eu pour conséquence d'accroître la stigmatisation communautaire des Peulhs qui formate l’esprit d’une grande partie des dirigeants sahéliens et de

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certains de leurs partenaires internationaux. Cette forme de culturalisme est particulièrement nocive lorsqu’elle s’impose inconsciemment ou consciemment comme un cadre de pensée. Cela a nécessairement un impact très négatif sur le rapport que les autorités, autant que les populations, entretiennent avec la communauté peulh. Le plus lourd impact est la multiplication des exactions qui aggravent le problème auquel les autorités entendent faire face, nourrissant des logiques d’insurrection proprement locales et contribuant à légitimer le djihad auprès d’individus qui n’auraient jusqu’ici pas pensé à le rejoindre. Chacun de ceux qui travaillent au Sahel connaît directement ou indirectement des individus – en particulier peulhs – qui répondent à ce schéma.

Institut françaisdes relationsinternationales