les tice comme levier de développement : quelles réalités

110
IEP de Toulouse Les TICE comme levier de développement : quelles réalités, quels enjeux ? Mémoire de recherche préparé sous la direction de Mathieu VIDAL Présenté par Louise MAGNARD Année universitaire : 2013/2014

Upload: others

Post on 23-Jun-2022

0 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

IEP de Toulouse

Les TICE comme levier de développement :

quelles réalités, quels enjeux ?

Mémoire de recherche préparé sous la direction de

Mathieu VIDAL

Présenté par Louise MAGNARD

Année universitaire : 2013/2014

Page 2: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

2

Page 3: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

3

IEP de Toulouse

Les TICE comme levier de développement :

quelles réalités, quels enjeux ?

Mémoire de recherche préparé sous la direction de

Mathieu VIDAL

Présenté par Louise MAGNARD

Année universitaire : 2013/2014

Page 4: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

4

Avertissement : L’IEP de Toulouse n’entend donner aucune approbation, ni

improbation dans les mémoires de recherche. Ces opinions doivent être considérées comme propres à leur auteur(e).

Page 5: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

5

REMERCIEMENTS

Je tiens tout d’abord à remercier Mathieu Vidal, pour avoir accepté d’encadrer ce

mémoire, et pour ses conseils. Le sujet de ce mémoire concernant un phénomène relativement

récent et peu documenté, ma recherche d’un directeur en a été compliquée et je le remercie

donc d’autant plus pour son accord et son soutien.

Mes remerciements vont aussi à Mauricette Ortu, directrice pédagogique de l’Alliance

française de La Havane, à Cuba, pour ses contacts avec les professeurs de l’Alliance, sa

disponibilité et sa générosité. Je tiens également à remercier Camille Barnaud, Attachée

culturelle de l’Ambassade de France à Cuba, pour m’avoir accordé du temps me permettant

de mener à bien mon étude de terrain dans le cadre de ce mémoire.

Je remercie particulièrement le professeur Eddy Mac Donald Torres, Yanelis,

Leonardo, Frometa, Carlos, Roxane, Daniel, pour toutes leurs informations apportées durant

ces entretiens et leur aide précieuse pour le travail de terrain, mais aussi Patricia Da Gracia

pour m’avoir accueillie en stage au sein de l’IIPE-UNESCO pendant l’été 2013, et Jimena

Pereyra, pour sa pédagogie, ses conseils, et son aide procurés durant ce stage.

Enfin, je remercie ma famille et mes amis pour tout leur soutien durant le travail de

recherche et la rédaction de ce mémoire.

Page 6: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

6

LISTE DES ABRÉVIATIONS

AFD Agence française de développement

AUF Agence universitaire de la francophonie

FAD Formation à distance

FOAD Formation ouverte à distance

IDH Indice de développement humain

MOOC Massive Open Online Course

OCDE Organisation de coopération et de développement économique

OIF Organisation internationale de la francophonie

OMC Organisation mondial du commerce

PED Pays en développement

PMA Pays les moins avancés

PNUD Programme des Nations Unies pour le développement

TIC Technologies de l’information et de la communication

TICE Technologies de l’information et de la communication pour l’enseignement

UIT Union internationale des télécommunications

UNESCO Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture

Page 7: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

7

SOMMAIRE

REMERCIEMENTS ................................................................................................................ 5  

LISTE DES ABRÉVIATIONS ............................................................................................... 6  

SOMMAIRE ............................................................................................................................. 7  

INTRODUCTION .................................................................................................................... 9  

PARTIE I : LES TICE COMME STRATEGIE DE DEVELOPPEMENT : ETAT DES

LIEUX DES DISCOURS ET DES PRATIQUES ............................................................... 22  

I.   Les discours ...................................................................................................................... 23     Au-delà de la distance : les TICE pour garantir une éducation de qualité pour tous ......... 23  1)

  Les avancées technologiques et la connectivité, une condition des sociétés de 2)

l’information et du savoir ? ........................................................................................................ 26     La remise en cause du paradigme éducatif actuel, pour une insertion dans la société de la 3)

connaissance : l’avènement des « sociétés apprenantes » .......................................................... 33  

II.   Les TICE : quels acteurs pour quelles pratiques ? ..................................................... 36     Les Organisations Internationales ...................................................................................... 36  1)

  Les politiques nationales .................................................................................................... 39  2)

  Les projets d’aide au développement et la coopération décentralisée ................................ 42  3)

  Le secteur privé .................................................................................................................. 45  4)

Conclusion partielle ................................................................................................................ 47  

DEUXIEME PARTIE : LES ENJEUX SOCIO-ECONOMIQUES, POLITIQUES ET

GEOGRAPHIQUES INDUITS PAR LES TICE ................................................................ 49  

I.   Le mythe de la technologie au service du néolibéralisme : vers la reproduction des

inégalités ? ............................................................................................................................... 50     Le mythe du progrès et du développement par la technologie et l’ère de la société de 1)

l’information : l’imposition du modèle néolibéral ..................................................................... 50     La marchandisation de l’éducation et les implications sur les inégalités au niveau mondial2)

53  

Page 8: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

8

II.   La question de l’accès et de l’utilisation des TICE : des infrastructures aux

compétences ............................................................................................................................ 56     Les effets mesurés et les défis rencontrés : la question de la durabilité des projets et la 1)

nécessité de la prise en compte du contexte ............................................................................... 57     La persistance des fractures et des inégalités malgré la diffusion du modèle des TICE ? . 61  2)

Conclusion partielle ................................................................................................................ 67  

TROISIEME PARTIE : Le défi des TICE dans le contexte cubain : quelles

significations ? ........................................................................................................................ 68  

I.   L’isolement numérique cubain et les revendications pour une inclusion dans la

société de la connaissance ...................................................................................................... 69     L’isolement numérique cubain : des facteurs politiques, économiques et géopolitiques .. 69  1)

  Le refus de l’exclusion de la société de la connaissance : une revendication pleinement 2)

politique dans le contexte cubain ............................................................................................... 74  

II.   Le modèle de développement des TICE à Cuba et les limites .................................... 78     Le modèle cubain et la priorité à l’éducation : les politiques cubaines de TICE ............... 78  1)

  L’intégration des TICE au sein d’un dispositif d’enseignement du français : le cas de 2)

l’Alliance française de La Havane ............................................................................................. 85  

Conclusion partielle ................................................................................................................ 90  

CONCLUSION ....................................................................................................................... 92  

SOURCES ............................................................................................................................... 95  

BIBLIOGRAPHIE ............................................................................................................... 101  

ANNEXES ............................................................................................................................. 103  

Page 9: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

9

INTRODUCTION

« Le développement d’Internet constitue un des phénomènes les plus connus et utilisés

de la planète, mais aussi un des grands mythes du développement du monde contemporain ».1

A partir des années 2010, les médias consacrent de nombreux articles à l’explosion des

initiatives de e-learning, à l’innovation de la Khan Academy2, ou encore à la « plus grande

révolution dans l’enseignement depuis l’invention du tableau noir »3 amenée par l’apparition

des MOOCs (Massive Open Online Courses). Les titres sont clairs : une révolution est à

l’œuvre dans le domaine de l’éducation grâce aux nouvelles technologies de l’information et

de la communication (NTIC) : « Harvard pour tous. Les cours des grandes universités sont

accessibles en ligne, une révolution »4, « Apprendre en ligne, la révolution des MOOCs »5. La

médiatisation de ces récentes initiatives contribue à véhiculer l’idée selon laquelle la solution

pour une éducation de qualité, pour tous, est enfin trouvée et passerait par les technologies de

l’information et de la communication (TIC). Parallèlement à l’apparition de ces nouveaux

discours, les projets et cours utilisant des Technologies de l’Information et de la

Communication pour l’Education (TICE) se multiplient. Ainsi, l’e-learning, apprentissage en

ligne par Internet, connaît depuis ces dernières années un « développement spectaculaire »,

avec plus de 30% des étudiants aux Etats-Unis ayant suivi une formation à distance via

Internet en 20096.

La naissance de l’informatique, de la micro-informatique, des technologies

numériques, et la rapide connexion des territoires ont constitué la « révolution numérique », et

1 Mariciel MORALES ARANGUREN, « Internet, su impacto en la sociedad cubana y en la Educación Superior », 2009 2 Salman Khan a fondé en 2006 un site web éducatif comprenant des milliers de tutoriels par vidéos disponibles sur YouTube

3 Laura Pappano, The Christian Science Monitor, Boston, 23 février 2014

4 Couverture de Courrier International, 31 octobre 2012, au sujet de la plateforme EdX

5 Couverture de l’hebdomadaire Challenges, 20 au 26 février 2014

6 François ORIVEL, Christian DEPOVER, Les pays en développement à l'ère de l'e-learning, Publication IIPE – UNESCO, p. 22

Page 10: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

10

le passage d’une économie matérielle à l’économie de l’immatériel7. Vers 1992, l’expression

« TIC », Technologie de l’Information et de la Communication, commence à être employée,

suite à la banalisation de la micro-informatique. Les TIC désignent « à la fois les capacités

élaborées de traitement de l’information et les possibilités d’échange et de communication »8.

Avec l’arrivée d’Internet, de nombreux responsables politiques des pays à hauts revenus

investissent massivement dans des politiques basées sur l’innovation et les TIC qui induisent

des changements dans de nombreux domaines (comme la santé, avec l’e-santé, l’e-diagnostic,

la citoyenneté, avec l’e-gouvernement, l’e-administration), dont celui de l’éducation. Dès le

milieu des années 1980, dans les pays développés, dans un contexte d’évolutions technologies

rapides apparaît l’enjeu de l’introduction des ordinateurs dans le domaine de l’éducation,

grâce à la diminution du prix des micro-ordinateurs. L’éducation à distance, grâce à des cours

en ligne, l’e-learning, s’est développée dans les années 1990. A partir des années 2000, les

ressources éducatives libres, c’est-à-dire les contenus pédagogiques mis en ligne gratuitement,

se sont répandues. Ces dernières années ont vu l’augmentation phénoménale en équipement

informatique suite à la baisse du coût de ces derniers, et ce dans les pays développés mais

aussi dans les pays en développement. Les individus et les territoires sont de plus en plus

connectés. L’Union International des Télécommunications estime qu’en 2013, 2,7 milliards

de personnes utilisaient Internet dans le monde. La figure 1 montre le rapide déploiement et la

croissance des télécommunications (téléphonie mobile, Internet) au niveau mondial.

7 Isabelle PYBOURDIN, « Politiques publiques » Construction de la fracture par les usages dans l’enseignement, Les cahiers du numérique, 2009/1 Vol.5, p. 196 8 Isabelle PYBOURDIN, Ibid., p. 200

Page 11: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

11

Figure 1. Evolution globale des TIC, 2003-2013

Source : Union Internationale des Télécommunications (UIT).

Nous emploierons la terminologie de TIC pour l’éducation (« TICE ») pour faire

référence à « tout mode de formation recourant à des supports électroniques » et l’utilisation

du mot anglo-saxon e-learning pour décrire plus précisément la formation en ligne,

« l’apprentissage en ligne par Internet ». 9 Les TICE regroupent donc différents outils

numériques, au service de l’enseignant ou de l’apprenant, allant du simple outil pédagogique

à la plateforme d’apprentissage en ligne. Les ressources apportées par les TICE peuvent

prendre la forme de logiciels, de banques de données et d’informations, de manuels

numériques, d’outils de travail personnel, de simulateurs et de dispositifs de travail collectif,

de matériels avec des logiciels spécifiques (les e-books, les livres numériques, mais aussi les

cartables numériques et les tableaux blancs interactifs). Les dispositifs d’e-learning peuvent

aussi se déployer via des médias de masse comme la télévision ou Internet.

L’utilisation des TIC en éducation, dont l’e-learning, ouvrent la « possibilité de

vaincre la distance géographique » entre l’apprenant et l’enseignant, mais aussi la « distance

sociale », la « ségrégation en fonction du milieu socioculturel étant souvent moins forte »

9 François ORIVEL, Christian DEPOVER, Les pays en développement à l'ère de l'e-learning, Publication IIPE – UNESCO, p. 22

Page 12: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

12

dans les recrutements des dispositifs de formation e-learning.10 Les formations ouvertes à

distance (FOAD) sont caractérisées par la flexibilité (capacité de combiner activité

professionnelle et formation), la souplesse (l’approche est centrée sur l’apprenant et s’adapte

à son rythme) et l’ouverture (plus grande facilité d’accès à l’apprentissage).11 Dans le cas des

MOOCs (Massive Open Online Courses) par exemple, une session rassemble en moyenne

entre 10 000 et 50 000 participants qui suivent un cours gratuitement. Les ressources

éducatives libres et les MOOCs sont donc présentés comme constituant, par nature, des

dispositifs permettant d’améliorer l’accès à l’éducation.

Mais les TICE font aussi référence à un « changement fondamental de paradigme

d’apprentissage »12 : au delà de nouveaux dispositifs, les TICE impliquent de nouvelles

manières d’apprendre. De nouvelles modalités d’apprentissage existent, au-delà du e-

learning, dont le b-learning (blended-learning, associant apprentissage en présentiel et e-

learning), le g-learning (game-based learning, e-learning basé sur le jeu), le m-learning

(mobile-learning, apprentissage permis par la téléphonie mobile).

Ainsi, la dénomination « TICE » regroupe de nombreux outils et dispositifs pouvant

prendre de nombreuses formes, comme l’éducation par la radio, par la télévision, par Internet,

etc. Ces derniers sont bien implantés dans les pays développés, tandis que leur mise en place

dans les pays en développement (PED) est relativement récente, datant des années 2000. Ces

nouveaux dispositifs couvrent de nombreux champs. François Orivel et Christian Depover,

dans la publication de l’IIPE Les pays en développement à l'ère de l'e-learning soulignent que

dans les PED, des projets utilisant les TIC et en particulier la téléphonie, les CD ou DVD,

facilitent l’éducation non formelle, dont le partage de bonnes pratiques en matière de santé ou

d’agriculture. De plus, dans le cadre de l’enseignement scolaire, de nombreux programmes

utilisant la radio ou la télévision sont utilisés pour pallier le manque de qualification des

professeurs ou toucher des élèves dans des zones isolées, souffrant du manque

d’infrastructures. La formation des enseignants à distance fait l’objet d’un nombre élevé de

10 François ORIVEL, Christian DEPOVER, Les pays en développement à l'ère de l'e-learning, Publication IIPE – UNESCO, p. 23

11 Dossier « Apprendre avec de nouveaux outils : E-formation, e-learning, formation en ligne... », Ministère de l’Education Nationale, de l’Enseignement supérieur et de la recherche

12 François ORIVEL, Christian DEPOVER, Les pays en développement à l'ère de l'e-learning, Publication IIPE – UNESCO, p. 22

Page 13: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

13

projets depuis les années 2000 dans les PED, avec des programmes de grande ampleur, avec

l’exemple d’une formation au Kenya visant 40 000 enseignants. Ces programmes utilisent ou

combinent de nombreuses technologies, allant des ressources MP3 à Internet, en passant par

la télévision. Mais c’est au niveau de l’enseignement supérieur et de la formation des adultes

que « l’impact des technologies a été le plus marquant et que l’e-learning a trouvé le terreau

le plus favorable à son développement ». Les opérateurs de ces formations se sont diversifiés

(grandes Université du Nord mais aussi du Sud, petits opérateurs), l’offre s’est élargie, et

celle-ci s’oriente vers les pays développés et de plus en plus vers les PED.13

Sujet d’étude

Les TICE : un moyen de garantir l’accès à l’éducation et le développement ?

Les implications de la mise en place de projets TICE sont multiples : pédagogiques,

politiques, logistiques, économiques. Nous voulons étudier l’impact de ces TICE sur l’accès à

l’éducation, et plus globalement, sur le développement, humain, au niveau des individus,

social, au niveau des sociétés, mais aussi économique. Nous entendrons « développement »

comme l’augmentation durable du bien-être des individus et des sociétés, le concept ne se

réduisant pas alors à la seule richesse des pays, mesurable notamment par le produit intérieur

brut (PIB). Nous utiliserons notamment l’indice de développement humain (IDH) développé

par le PNUD en 1990, et composé de trois indicateurs statistiques (alphabétisation, espérance

de vie à la naissance et le PIB par tête) pour « évaluer » le développement humain.

Le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) définit le

développement des capacités comme le « processus par lequel les individus, les organisations

et les sociétés acquièrent, développent et maintiennent les capacités pour établir et atteindre

leurs propres objectifs de développement au fil du temps ».

L’UNESCO (organisme des Nations Unies pour l’Education, la Sciences et la Culture)

rappelle la place fondamentale qu’occupe l’éducation comme levier de développement :

« l’éducation joue un rôle fondamental dans le développement humain, social et

économique ».14 En effet, l’accès à l’éducation constitue un des objectifs majeurs pour

13 François ORIVEL, Christian DEPOVER, Les pays en développement à l'ère de l'e-learning, Publication IIPE – UNESCO, p. 45

14 Mission de l’UNESCO, « Education pour le XXIème siècle », site de l’UNESCO

Page 14: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

14

atteindre le développement. Les six objectifs d’Education pour tous (EPT), engagement

global adopté en 2000, visent à répondre aux besoins d’apprentissage de tous les enfants,

adolescents et adultes d’ici 2015. De plus, l’accès à l’éducation primaire pour tous constitue le

2ème Objectif du Millénaire pour le Développement (OMD), dans le cadre du plan adopté par

193 pays et les institutions internationales, en 2000. Au niveau des organisations

internationales, si l’éducation est du domaine de compétence de l’UNESCO, elle est aussi

devenue celle de l’OCDE, dans les années 1990, grâce aux notions de « capital humain » et de

« formation tout au long de la vie ». L’OCDE désigne le capital humain comme « l’ensemble

des connaissances, qualifications, compétences et caractéristiques individuelles qui facilitent

la création du bien-être personnel, social et économique ». Ainsi, selon la théorie économique

néoclassique, l’éducation ou la formation constituent des investissements en capital humain.

En développant les capacités des acteurs, les individus comme les pays, à moyen terme et

long terme, rentabilisent leur investissement et le coût d’opportunité lié à l’éducation, et

produisent des externalités positives. Les politiques éducatives ont donc des conséquences sur

la santé, la productivité, la stabilité politique, etc. L’éducation est donc un préalable au

développement, et l’un des domaines ciblé par l’aide au développement et la solidarité

internationale. En effet, les difficultés économiques, matérielles et financières des pays en

développement provoquent souvent des cercles vicieux : l’impossibilité de scolariser et de

former la majorité de la population renforce de fait les difficultés de base. Ainsi, selon le

discours de certains acteurs, dont les organisations internationales, les TICE seraient un outil

durable de renforcement des capacités, parce qu’elles favoriseraient l’accès à l’éducation, et

permettraient la formation tout au long de la vie.

Quels liens entre TICE et société de l’information ?

Le concept de société de l’information, né dans le contexte de la globalisation

néolibérale, est intimement lié à ce dernier : il désigne les sociétés où les TIC jouent un rôle

fondamental. « La révolution numérique marque le passage d’une économie matérielle à une

économie immatérielle »15. Cette économie immatérielle, qui repose sur la création et la

circulation de l’information, est une économie de la connaissance, et inclut des « dimensions

sociales, éthiques et politiques ». La notion de sociétés du savoir est apparue au début des

15 Isabelle PYBOURDIN « Politiques publiques » Construction de la fracture par les usages dans l’enseignement, Les cahiers du numérique, 2009/1 Vol.5, p. 195

Page 15: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

15

années 1970, en même temps que les notions de « sociétés apprenantes » et d’éducation « tout

au long de la vie ». La diffusion des TIC et la généralisation d’Internet semblent pouvoir

constituer des outils capables « d’élargir cet espace public du savoir », de donner un « accès

égal et universel à la connaissance », créant de véritables sociétés du savoir, « sources d’un

développement humain et durable ».16 Les notions de TIC en éducation, comme d’entrée dans

la société de l’information nous amènent aussi à penser les rapports entre le virtuel, les

réseaux et les territoires. L’expression « campus numérique » indique par exemple « l’ancrage

social de la société de l’information ». 17 L’entrée de l’éducation dans la société de

l’information, implique l’utilisation des TIC dans l’éducation, ce qui suppose la connectivité

du territoire et de nouveaux équipements, une nouvelle organisation du secteur éducatif, un

apprentissage des acteurs, etc.

Internationalisation des services éducatifs.

En parallèle, l’internationalisation de l’enseignement est renforcée par l’intégration du

numérique dans l’éducation. Si l’internationalisation de l’éducation n’est pas un phénomène

récent, en témoignent, par exemple, les programmes d’aide au développement consistant en

l’apport de professeurs 18 ou bien l’accueil d’étudiants étrangers, ce phénomène a été

considérablement renforcé par la rapidité et la facilité avec laquelle peuvent s’échanger les

ressources éducatives numériques, provoquant de nouvelles formes de coopération entre les

pays, à travers par exemple, « l’ouverture à l’international de l’offre universitaire

française »19. En France, en 1990, Olivier Duhamel, dans son rapport « Pour une université

ouverte », assigne un grand rôle aux médias audiovisuels et aux ordinateurs dans l’ouverture

et l’internationalisation de l’université.20 Cette internationalisation de l’éducation, s’opèrerait

à travers les actions de différents acteurs, à différentes échelles, que ce soit au niveau des pays

16 « Vers les sociétés du savoir », Rapport mondial de l’UNESCO, 2005, p. 17

17 Isabelle PAILLART, « La Société de l’information, une société de contradictions ? », Revue européenne des sciences sociales, Tomes XL, 2002, N°123, p. 59

18 François ORIVEL, « Les inégalités internationales en matière d’éducation », Conférence pour L’Université de

Tous les Savoirs, Paris, 23 mai 2002 19 Abdelfettah BENCHENNA, « L’ouverture à l’international de l’offre universitaire française à l’heure du

numérique – Le cas des « pays du Sud francophones » » 20 Abdelfettah BENCHENNA, Ibid.

Page 16: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

16

ou des collectivités territoriales, mais aussi du secteur privé, dans un contexte de domination

du néolibéralisme au niveau mondial.

Les MOOCs, ou les ressources éducatives libres (Open Educative Ressources)

constituent l’exemple emblématique de l’internationalisation et de la liberté d’accès aux

ressources éducatives. En effet, tous les individus, où qu’ils soient, parlant la langue du cours

et disposant d’un ordinateur avec une bonne connexion à Internet peuvent suivre le cours en

question. Nous verrons que cette internationalisation s’effectue en faveur du modèle culturel

et économique dominant et suppose donc des enjeux économiques, linguistiques et

géopolitiques.

Un des questionnements de ce travail portera donc sur les réalités, et les effets

(attendus ou non, et dans différents domaines), et les tendances liées à ces TICE. Le point de

départ, notre questionnement sur la contribution du numérique dans l’éducation, par l’usage

des TICE, au développement humain, social et économique, nous amènera à étudier les

enjeux et les significations économiques, sociales, politiques et géographiques de l’utilisation

des TICE dans le monde.

Notre ambition est de dégager les grandes tendances et caractéristiques des enjeux

liées aux TICE pour le développement des individus et pays, dans le monde. Le sujet des

TICE, tout d’abord, est très large, puisqu’il implique de s’attacher au phénomène de

l’éducation à distance médiatisée, mais aussi à l’emploi par les professeurs de ressources

éducatives numériques, en présences de ses élèves. De plus, le cadre d’étude est aussi très

large, puisque nous nous sommes intéressés aux enjeux des TICE dans le contexte de la

mondialisation, nous amenant à étudier les enjeux propres aux pays industrialisés ou

« développés » (nous prendrons en compte les pays de l’OCDE), mais aussi des pays en

développement (PED), dans toute leur diversité, ce qui comprend les pays émergents mais

aussi les pays les moins avancés (PMA).

Page 17: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

17

Etat de la recherche

Le phénomène d’explosion des TICE, de cours en ligne, et les créations des MOOCs

constituant un phénomène relativement récent, nous n’avons eu accès qu’à un nombre réduit

de travaux de recherche sur le sujet.

Les TICE ont fait l’objet d’un grand nombre de travaux dans le domaine de la

pédagogie. Néanmoins, notre objet d’étude se situe au carrefour de plusieurs champs d’étude,

entre les approches centrées sur l’apprentissage, les contenus, la technologie ou les dispositifs.

Selon Jacques Perriault et Dominique Wolton, les Sciences de l’Information et de la

Communication impliquent l’étude à la fois « des instruments et de leurs usages, des pratiques

fonctionnelles et symboliques, des langages, des dispositifs, des circulations d’information et

des savoirs, des polémiques des stratégies et des politiques ».21

Dans cette optique transdisciplinaire, nous emprunterons donc à la géographie des

TIC, à la sociologie des usages, comme à des concepts de l’économie du développement.

La revue scientifique Distances et savoirs a diffusé durant de nombreuses années les

travaux de chercheurs ayant pris pour objet d’études des projets TICE dans le monde et

mettant en lumière le lien entre éducation à distance via les TICE et développement humain,

mais aussi les questions relatives à la globalisation et aux aires géopolitiques spécifiques22.

Dans Le média est le message paru en 1967, Marshall MacLuhan expose son concept

de « village planétaire », de monde unifié dans le contexte de mondialisation et de disparition

de la distance grâce aux TIC. De nombreux auteurs ont remis en cause l’existence de ce

processus d’unification par les TIC.

Certains auteurs interrogent le concept de fracture numérique, dont Isabelle Pybourdin

et Alain Rallet. Il s’agit alors d’étudier la « fracture numérique par les usages », liée aux

capacités cognitives et socioculturelles des individus. Thomas Lamarche a mis en valeur

21 Frédéric MARTY, « Les études des outils et médias éducatifs : une approche composite », Communication et

organisation, Presse universitaire de Bordeaux, 2013, p. 205

22 Elisabeth FICHEZ, « Distance et droit à l’éducation » Analyse des contributions en langue française, Distance

et savoirs, 2008/4 Vol. 6, p. 586

Page 18: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

18

l’existence de fossés numériques, qui se creusent rapidement entre pays du Nord et du Sud,

mais aussi dans un même pays, entre les riches et les pauvres.

La généralisation des TIC dans le domaine de l’éducation est au cœur d’enjeux

économiques et politiques, par le développement d’un marché international de la formation

grâce au numérique éducatif.

Pierre Moeglin a analysé l’industrialisation de la formation, notamment par l’étude des

programmes par satellite en France, aux Etats-Unis et au Canada. Dans, « Education à

distance et mondialisation. Eléments pour une analyse critique des textes programmatiques et

problématiques »23, les auteurs Pierre Moeglin et Gaëtan Tremblay ont étudié les « enjeux de

l’éducation à distance dans le contexte de l’internationalisation du commerce des programmes

et des services d’information », en s’intéressant aux politiques et discours des institutions

internationales et les réactions des mouvements oppositionnels, dont les discours

altermondialistes. Ces auteurs nous permettront donc de mettre en lumière les rapports entre

l’internationalisation et la marchandisation des TICE, et l’idéologie du néolibéralisme.

23 Pierre MOEGLIN, Gaëtan TREMBLAY, « Education à distance et mondialisation. Eléments pour une analyse

critique des textes programmatiques et problématiques », Distances et savoirs, 2008/1 Vol.6, p. 44

Page 19: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

19

Problématique

Ainsi, les interrogations qui nous guideront au long de ce travail de recherche sont les

suivantes :

Les TICE participent-elles à garantir le droit à l’éducation et l’insertion dans les

sociétés de la connaissance ?

Quelles sont les motivations, les modalités et les implications sociales, économiques,

politiques et géographiques de l’utilisation des TICE, à différentes échelles, dans le monde ?

Notre réflexion est structurée autour de trois questionnements.

Dans une première partie, nous ferons un état des lieux des discours sur les enjeux des

TICE dans le domaine de l’éducation et du développement, comme motivation de la mise en

place de dispositifs TICE, et sur les différents acteurs soutenant ces dispositifs. Quels

postulats, quels discours soutiennent l’intégration des TIC dans l’éducation et la mis en place

de ces dispositifs ? Quels types d’acteurs, à quelles échelles, soutiennent la diffusion des

TICE ?

Dans une deuxième partie, nous analyserons les enjeux économiques, sociaux et

politiques et géographiques des dispositifs de TICE, nous mettrons en lumière certaines

conditions et limites des TICE sur le développement d’une société du savoir, sur l’inclusion

dans des réseaux économiques globaux, entre autres. Les TICE sont-ils un moyen d’améliorer

l’accès à l’éducation de qualité pour tous ? Les études accordent-elles aux TICE un rôle dans

l’entrée dans la société de la connaissance, ou comme levier de développement économique et

social ? Quels sont les enjeux de la généralisation des TIC dans les systèmes éducatifs des

pays en développement ? En quoi les projets TICE sont-ils révélateurs des processus

d’intégration ou de marginalisation dans le cadre de la mondialisation ?

Dans une troisième partie, nous nous intéresserons à la politique cubaine de

développement des TICE, l’état actuel des pratiques sur l’île et les enjeux liés au contexte

cubain. En quoi le pays illustre-t-il la marginalisation impliquée par le rejet de la société de

l’information et la brèche digitale ? Quelle est la politique de développement des TICE à

Cuba ? Quelles sont les caractéristiques de l’intégration des TIC dans l’éducation à Cuba ?

Quels sont ses enjeux ? Le cas cubain illustre-t-il le contre-exemple du postulat faisant le lien

entre ouverture et accès à l’éducation ?

Page 20: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

20

Méthode de recherche

Nous avons étudié les travaux scientifiques ayant pour objet les TIC dans les

dispositifs éducatifs dans leurs dimensions sociales, économiques et géographiques, et les

travaux sur les politiques publiques menées par différents pays, dont la France. De plus, ce

travail se base sur l’analyse de discours dominants de divers acteurs, effectué par la lecture de

rapports officiels d’organisations internationales (UNESCO, Union Internationale des

Télécommunications), de schémas stratégiques nationaux et des rapports d’activités des

entreprises liées aux TICE. L’analyse de publications et rapports destinés aux décideurs

politiques ou aux personnes amenées à coordonner des projets TICE renseignent sur les

bonnes pratiques selon certaines institutions (Agence Française de Développement, Institut

International de Planification de l’Education).

Lors d’un stage de trois mois, en 2013, au sein de l’équipe du Campus Virtuel de

l’Institut International de Planification de l’Education (IIPE), rattaché à l’UNESCO, nous

avons pu réaliser plusieurs évaluations de programmes de formation à distance de

fonctionnaires de Ministères de l’Education de pays en développement.

L’étude de terrain relative à la troisième partie de ce mémoire s’est déroulée à La

Havane (Cuba), sur une période de six mois. Nous avons réalisé des entretiens (semi-directifs)

avec des étudiants de la Faculté de langues étrangères de l’Université de La Havane et de

l’Alliance française de la Havane, des professeurs cubains de l’Alliance française, la

responsable pédagogique chargée du projet TICE de l’Alliance Française, la responsable du

service « Communication et Information » du siège de l’UNESCO à la Havane et un

chercheur de la faculté de Sciences de l’Informatique de l’Université de La Havane. Ces

entretiens ont été réalisés en espagnol ou en français. De plus, l’analyse de sources de presse,

tant des sources officielles (journaux officiels Granma et Juventud Rebelde) que non

officielles ont enrichi la recherche et l’étude de cas. Cette étude s’est confrontée à la difficulté

d’avoir des informations dans un contexte de monopole de la diffusion d’informations, et au

peu d’informations disponibles de manière générale. Néanmoins, les entretiens réalisés ont

permis de vérifier des informations sur l’état des TICE dans le contexte cubain, et, par

l’expression des points de vue des différents enquêtés, ont permis de mettre en lumière les

tendances et les significations prises par les TICE à Cuba. Nous avons systématiquement

traduit en français les extraits des diverses sources (articles, retranscriptions d’entretiens) cités

dans ce mémoire en veillant à respecter les propos originaux exprimés en espagnol.

Page 21: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

21

Plan

Afin d’analyser les liens entre TIC, éducation, et développement, dans une première

partie, nous ferons un état des lieux des discours sur les enjeux des TICE dans le domaine de

l’éducation et du développement, comme motivation de la mise en place de dispositifs TICE,

et sur les différents acteurs soutenant ces dispositifs, à des échelles différentes.

Dans une deuxième partie, nous analyserons les enjeux économiques, sociaux et

politiques et géographiques des dispositifs de TICE, et mettrons en lumière certains effets et

conditions des TICE sur le développement d’une société du savoir, sur l’inclusion dans des

réseaux économiques globaux, entre autres.

Dans une troisième partie, nous étudierons les TICE à Cuba, comme illustration de

l’utilisation des TICE dans le contexte cubain de rupture avec le modèle dominant. Les

caractéristiques du régime cubain (priorité donnée à l’éducation, l’enclavement technologique

dont souffre l’île) permettent de souligner les dimensions et enjeux politiques de l’utilisation

des TICE. Nous nous intéresserons à la politique cubaine de développement des TICE, l’état

actuel des pratiques sur l’île et les enjeux liés au contexte cubain.

Page 22: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

22

PARTIE I : LES TICE COMME STRATEGIE DE DEVELOPPEMENT :

ETAT DES LIEUX DES DISCOURS ET DES PRATIQUES

Différents discours soutiennent le développement de dispositifs de TICE dans le

monde. Selon ces discours, les TICE participeraient à garantir la réalisation du droit à

l’éducation en améliorant l’accès à l’éducation ; elles permettraient de participer à la société

de l’information, mais aussi de donner de nouveaux outils aux apprenants, leur permettant de

devenir « acteurs » de leur éducation. Quels acteurs portent ces discours ? Que révèlent ces

discours sur les stratégies de développement mises en œuvre par ces différents acteurs ?

Pierre Moeglin et Gaëtan Tremblay, dans « Education à distance et mondialisation.

Eléments pour une analyse critique des textes programmatiques et problématiques »,

soulignent qu’il est difficile d’analyser les « politiques, pratiques et discours des grands

organismes internationaux », dû à la profusion des discours de ces derniers, mais aussi à la

confusion entre les natures des documents, entre réalisations, projets, ou déclarations

d’intentions. 24

Face à la multiplicité de projets et dispositifs TICE, de différente ampleur, portés par

de multiples acteurs, à différentes échelles, et visant des publics différents, notre objectif,

dans cette partie, n’est pas d’être exhaustif. Cet état des lieux des principaux discours, des

types d’acteurs portant des dispositifs TICE nous renseigne sur les schémas dominants liés à

l’utilisation des TICE, et des grandes tendances et évolutions à l’œuvre dans le monde.

Nous analyserons dans une première partie les discours dominants. Ces derniers

motivent et justifient la mise en place de projets, à différentes échelles. Nous verrons donc

dans une seconde partie les structures et les acteurs principaux qui portent ces dispositifs.

24 Pierre MOEGLIN, Gaëtan TREMBLAY, « Education à distance et mondialisation. Eléments pour une

analyse critique des textes programmatiques et problématiques », Op. cit., p. 46

Page 23: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

23

I. Les discours

L’étude des discours sur les TICE nous renseigne sur les raisons qui motivent le

développement des TICE. Nous avons identifiés trois sujets majeurs : l’accès à l’éducation

(de moindre coût, qualité), l’insertion dans la société de l’information (par la diffusion et

maîtrise des technologies), et de la connaissance (par la diffusion d’un paradigme éducatif

centré sur l’apprenant et l’interaction).

Ces discours préconisant ou analysant l’usage des TICE sont porteurs de

représentations, d’objectifs plus ou moins affichés traduisant des conceptions particulières de

la société, et de modèles pédagogiques, économiques et politiques.

Au-delà de la distance : les TICE pour garantir une éducation de qualité pour 1)

tous

a) Un accès accru à l’éducation

Les TIC permettent de diffuser un nombre accru d’informations, en faisant fi de la

distance géographique et temporelle. Ainsi, par rapport à un enseignement complètement en

présentiel, que l’on pourrait caractériser de « classique », l’enseignement médiatisé facilite

l’accès à l’éducation, grâce aux médias de masse, comme la télévision ou la radio, mais aussi

par Internet ou la téléphonie mobile.

Les organisations internationales dont les institutions de l’ONU ont contribué à la

diffusion de cet argument. L’UNESCO promeut l’utilisation des TIC afin d’améliorer la

qualité et le libre accès à l’éducation, en témoigne la description de la mission de la section

« TIC dans l’éducation » :

« L’UNESCO est persuadée que les TIC peuvent contribuer à atteindre

les objectifs de l’éducation pour tous dans le monde entier. Elles facilitent

l’éducation et la formation des enseignants, améliorent les compétences

professionnelles, réunissent les conditions favorables à l’apprentissage tout au

long de la vie, et permettent d’atteindre des personnes qui sont à l’extérieur du

processus d’éducation formelle. L’UNESCO adopte une approche complète et

holistique visant à promouvoir les TIC et à enrichir l’apprentissage utilisé et

adapté pour atteindre les objectifs éducatifs. L’accès, l’inclusion et la qualité

Page 24: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

24

sont quelques-uns des défis que les TIC dans l’éducation peuvent permettre de

relever. La mission de l’UNESCO consiste à promouvoir l’éducation en tant

que droit humain fondamental, à améliorer la qualité de l’éducation et à faciliter

le dialogue sur les politiques, le partage des connaissances et le renforcement

des capacités. »

Ainsi, selon l’UNESCO, les TIC dans l’éducation seraient un moyen d’élargir

considérablement l’accès à une éducation de qualité, par la formation des enseignants, par

l’éducation informelle. La mission de l’UNESCO mentionne « l’apprentissage tout au long de

la vie » (lifelong learning), sujet largement employé par l’OCDE. Le « décloisonnement des

temps de vie et d’activité » permis par les TICE permettrait de former et d’éduquer les gens

de manière plus flexible dans le temps, et indépendamment du lieu. Les formations

« ouvertes » supposent aussi de permettre à un individu de commencer une formation et de

passer une évaluation quand il le décide.

Selon le philosophe Michel Serres, « les MOOCs portent l’espoir d’un rebrassage des

inégalités ».25

L’amélioration de l’accès à l’apprentissage permet de contribuer au mythe de la

démocratisation de l’enseignement supérieur, largement diffusé par les créations de MOOCs.

La réussite de Battushig Myanganbayar, étudiant mongol de 15 ans, ayant suivi et certifié un

cours du Massachussetts Institute of Technology (MIT) sur la plateforme edX, est devenu le

cas emblématique de la suppression des barrières à l’accès à l’enseignement supérieur. Ce

cas, bien qu’exceptionnel, est largement repris par les acteurs du secteur privé de l’éducation

numérique.

Abdelfettah Benchenna souligne que la littérature préconisant l’élaboration d’une

politique d’ouverture et d’internationalisation de son offre d’enseignement supérieur grâce à

l’utilisation des TIC, pour soutenir l’enseignement et la recherche scientifique, est

abondante. 26 Cette ouverture participe de l’internationalisation des formations et a des

25 « Apprendre en ligne, la révolution des MOOCs », Challenges, 20 au 26 février 2014

26 Abdelfettah BENCHENNA, « L’ouverture à l’international de l’offre universitaire française à l’heure du numérique – Le cas des « pays du Sud francophones » »

Page 25: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

25

conséquences sur les caractéristiques des structures éducatives des pays, comme nous le

verrons dans la seconde partie de ce mémoire.

b) Les TICE et réduction des coûts de l’éducation

L’idée selon laquelle dans les pays émergents, les TICE seraient un moyen de

compenser le manque de ressources éducatives et humaines et de réduire les coûts de

l’éducation est largement diffusée par les institutions internationales. En effet, dans de

nombreux PED et notamment en Afrique, les institutions éducatives sont confrontées à une

augmentation rapide des effectifs des apprenants, compte tenu de l’explosion démographique,

et disposent de faibles ressources financières et matérielles pour faire face à cette demande.

Cette stratégie repose sur un mode organisationnel et une logique industrielle. Les

experts répandent donc le postulat selon lequel le recours aux TIC permet de favoriser la

réduction des coûts de l’éducation, et, par l’apport à distance de cours de qualité, de pallier le

manque de performance des enseignants des PED.

Les Ressources Educatives Ouvertes (REO) désignent des ressources dont l’utilisation

est autorisée librement, sans avoir besoin de payer des redevances ou royalties. Ces ressources

éducatives ouvertes, peuvent être copiées, ou adaptées. L’utilisation des manuels libres

d’accès et la création de cours à partir de REO permettent, par exemple, de réduire le coût

d’obtention des ressources.

D’autres leviers peuvent être utilisés grâce aux TIC pour réduire les coûts de

l’éducation. Christian Laval et Louis Weber citent un document de la Banque mondiale de

1995 mentionnant :

« Les écoles des pays à revenu faible et intermédiaire pourraient réaliser

des économies et améliorer l’acquisition du savoir en réduisant les taux

d’encadrement. Elles utiliseraient aussi moins d’enseignants et pourraient

affecter les économies de ressources ainsi réalisées à d’autres facteurs

d’éducation qui en améliorent la qualité, comme l’achat de livres de classes et

la formation de maîtres en cours d’emploi. »27

27 Christian LAVAL, Louis WEBER, coordinateurs (2002), Le nouvel ordre éducatif mondial. OMC, Banque mondiale, OCDE, Commission Européenne, Paris, Nouveaux Regards, Editions Syllepse, p.52

Page 26: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

26

Les experts des institutions internationales, dont la Banque mondiale s’accordent à dire

que les TICE sont une réponse au manque de ressources financières, matérielles, humaines

dans les secteurs éducatifs des PED, et à la fuite des cerveaux. L’utilisation des TICE serait

donc nécessaire pour répondre à l’augmentation rapide des effectifs des apprenants, et pour

garantir une éducation de qualité, selon une vision déterministe et techniciste. 28

L’argument de réduction des coûts induits par les TICE est aussi mis en avant, entres

autres, par les entreprises des pays développés. Le baromètre européen de l’e-learning révèle

les conclusions d’enquêtes réalisées auprès d’entreprises de six pays d’Europe utilisant le e-

learning pour former leurs salariés. Les conclusions des sondages soulignent que les TIC sont

utilisés pour les avantages organisationnels du e-learning : « optimiser les coûts »,

« s’affranchir des contraintes géographiques », « formations accessibles au bon moment »,

« former un plus grand nombre de collaborateurs ». Les critères d’augmentation de la qualité

et de l’individualisation de la formation apparaissent en bas de la hiérarchie des objectifs

assignés au e-learning, tandis que le critère de réduction des coûts est le premier.29

Ainsi, pour résumer, les rapports des organisations internationales présentent les

universités virtuelles « comme un moyen permettant de répondre aux besoins de qualité de

l’enseignement ; aux besoins de financement et au souci d’égalité des chances à l’accès à la

connaissance »30, mais aussi à l’augmentation de la demande.

Les avancées technologiques et la connectivité, une condition des sociétés de 2)

l’information et du savoir ?

Faire référence aux systèmes médiatisés d’enseignement permet, pour de nombreux

acteurs (gouvernements, collectivités territoriales) d’insister sur la modernisation des services

éducatifs. Au sommet européen de Barcelone en 2002, le document de travail adopté contient

les objectifs « développer les compétences nécessaires dans la société de la connaissance », et

« optimiser l’utilisation des ressources » tandis que les objectifs d’amélioration de l’accès à

28 Abdelfettah BENCHENNA, « L’ouverture à l’international de l’offre universitaire française à l’heure du numérique – Le cas des « pays du Sud francophones » » 29 Baromètre européen du e-learning, CrossKnowledge, Féfaur, IPSOS

30 Abdelfettah BENCHENNA, « L’ouverture à l’international de l’offre universitaire française à l’heure du numérique – Le cas des « pays du Sud francophones » »

Page 27: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

27

l’éducation et du niveau de connaissances ne sont pas cités.31 Tandis que l’adoption et

l’adaptation aux TIC apparaissent comme fondamentale pour atteindre le développement,

s’impose la nécessité de réduire la fracture numérique.

a) L’entrée dans la société de l’information, une condition du développement

Les rapports de l’UNESCO, de l’OCDE, de la Banque Mondiale, de l’OIF présentent

le processus de l’internationalisation de l’enseignement supérieur comme une conséquence de

la mondialisation et de l’avènement de la société de l’information. L’avènement de la société

de l’information nécessiterait donc, selon les rapports des organisations internationales, de

nouvelles manières, plus efficaces, de transmettre la connaissance. Selon le mythe de la

technologie, les TIC réduisent les dimensions temporelles et spatiales de l’économie et la

multiplicité des moyens de diffusion contribue à une augmentation des externalités positives.

Les connaissances se diffusent plus facilement que les progrès des TIC sont rapides et que les

individus sont éduqués et compétents.

L’économie de la connaissance est considérée par de nombreux acteurs (dont les

Organisations Internationales) comme une voie de sortie du sous-développement. Le Rapport

mondial de l’UNESCO de 2005 « Vers les sociétés du savoir » mentionne que « la diffusion

des technologies de l’information et de la communication créent de nouvelles chances pour le

développement », et que « la société de l’information est porteuse de promesses économiques

et sociales ».32 Si le rapport souligne que les sociétés du savoir ne sont pas synonymes de

société de l’information, ces dernières constituent un moyen d’atteindre les sociétés de la

connaissance.

La Banque Mondiale est à l’origine d’un indice d’économie de la connaissance

(knowledge economy index), basé sur l’environnement économique et institutionnel,

l’innovation, l’éducation et les infrastructures de TIC. Le modèle désigné est celui de l’Asie

du Sud-Est, où les TIC ont permis d’améliorer la productivité des entreprises. Le récent

développement des pays d’Asie de l’Est et du Sud-Est sert ainsi d’exemple et soutient

l’argumentaire des organisations internationales poussant les pays en développement à

31 Pierre MOEGLIN, Gaëtan TREMBLAY, « Education à distance et mondialisation. Eléments pour une analyse critique des textes programmatiques et problématiques », Op. cit., p. 51

32 « Vers les sociétés du savoir », Rapport mondial de l’UNESCO, 2005

Page 28: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

28

investir dans l’éducation mais aussi dans les infrastructures de TIC. La notion de société de la

connaissance est ainsi applicable aux pays développés mais consiste aussi en un modèle de

développement pour les PED.

Mais si les TIC permettent des progrès, les effets de réseau les font dépendre des

contextes institutionnels et commerciaux, dont l’existence d’un régime de propriété

intellectuelle favorable aux innovations, un secteur éducatif efficient, et le développement

d’infrastructures d’information et de communication. De plus, l’insertion dans la société de la

connaissance suppose les infrastructures et la connectivité nécessaires à l’utilisation des

nouvelles technologies. Ainsi, ce discours s’est accompagné de l’augmentation rapide du taux

d’équipement en TIC dans le monde, et ce sous l’impulsion de multiples acteurs comme nous

le verrons par la suite.

Depuis 2009, le rapport Measuring Information Society (MIS) 2013 de l’Union

Internationale des Télécommunications (UIT), publie un classement selon le développement

des TIC dans chaque pays (annexe 1). L’indice est calculé grâce à 11 indicateurs, permettant

d’évaluer l’accès aux TIC (ICT Readiness), les compétences pour l’utilisation des TIC (ICT

Capability) et leur utilisation (ICT Use). Ces trois étapes conditionneraient les résultats,

l’impact des TIC sur l’évolution vers une société de l’information (ICT Impact). L’indicateur

d’accès est calculé selon les infrastructures (pourcentage de ménages avec une téléphone fixe,

un ordinateur, un accès à Internet, etc.), l’indicateur d’utilisation selon le nombre d’habitants

utilisant Internet et le nombre d’abonnement Internet, entre autres, et enfin l’indicateur de

compétences, selon le taux d’alphabétisation des adultes et le taux de scolarisation des

enfants. Le schéma ci-dessous illustre « les trois étapes dans l’évolution vers la société de

l’information » selon l’Union Internationale des Télécommunications.

Page 29: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

29

Figure 2. Les trois étapes dans l’évolution vers la société de l’information.

Source : Union Internationale des Télécommunications (UIT).

Isabelle Pailliart, dans « La Société de l’information, une société de contradictions ? »,

souligne que « l’expression société de l’information renvoie à une seule et unique société et

l’avènement de celle-ci laisse supposer la disparition des territoires ». Selon l’auteure,

l’utilisation de l’expression est stratégique : elle permet la « diffusion d’une culture

technique », l’amplification de « l’innovation, la modernisation ».33 Une entrée rapide dans la

société de l’information apparaît donc dans les discours comme un facteur de la compétitivité

des pays au niveau international, d’où l’incitation à s’adapter rapidement aux changements

technologiques, en témoignent les divers rapports faisant le constat de « retards », par

exemple « La France accuse un fort retard pour ce qui est de l'équipement et de l'utilisation

des TICE en cours par les enseignants ».34

33 Isabelle PAILLIART, « La Société de l’information, une société de contradictions ? », Revue européenne des sciences sociales, Tomes XL, 2002, N°123, p. 56

34 Rapport de la mission parlementaire Fourgous sur l’Ecole numérique

Page 30: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

30

b) L’objectif de réduction de la « fracture numérique »

La baisse de la fracture numérique a été inscrite à l’agenda international à la fin des

années 1990, au niveau national et international.

L’expression de « fracture numérique » (Digital Divide) a été utilisée dès 1995 pour

décrire l’inégalité d’accès à Internet et l’exclusion numérique de certaines populations. La

solidarité numérique prend tout son sens face au constat de la fracture numérique : 82% de la

population mondiale représente 10% des connexions dans le monde.

La figure 3 ci-dessous rend compte des pourcentages de ménages ayant accès à

Internet, par région et niveau de développement, selon une estimation pour l’année 2013. La

différence entre le pourcentage de foyers ayant accès à Internet pour les pays développés et

ceux en développement, respectivement 77,7% et 28%, et le taux très faible pour le continent

africain de 6,7%, illustrent bien les importants écarts d’accès aux TIC et la fracture

numérique.

Figure 3. Ménages avec accès à Internet, par région et niveau de développement,

estimation pour l’année 2013.

Source : Union Internationale des Télécommunications (UIT).

Les discours sur la fracture numérique appellent donc le développement

d’infrastructures d’information et de communication. Ainsi, les discours des organisations

Page 31: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

31

internationales, mettent en avant que l’intégration des TIC dans l’éducation, et le recours aux

campus numérique est une manière de désenclaver les territoires des PED.35

Mais la fracture numérique recouvre aussi les inégalités d’accès aux TIC au sein des

territoires. Des types de publics se retrouvent mis à l’écart, selon leurs caractéristiques

socioprofessionnelles, comme les chômeurs, les retraités, mais aussi les femmes.

Les ressources économiques sont avant tout déterminantes dans l’accès aux

infrastructures (réseau électrique et connectivité) et l’acquisition de matériel informatique.

Au niveau géographique, les inégalités entre les villes et les campagnes, au niveau

social et économique, sont criantes : les régions rurales sont particulièrement exclues de la

« révolutions des TIC », et surtout dans les PED. La faible installation des

télécommunications n’a donc pas participé à « désenclaver les campagnes ». La fracture

géographique constate donc la répartition inégale des infrastructures de télécommunications

sur les territoires, qu’ils soient au sein d’un pays ou dans le monde.

Les origines sociales et culturelles sont déterminantes dans l’accès à l’éducation,

influant sur les facilités d’adaptation aux TIC et aux sociétés de l’information et de la

connaissance. La fracture sociale « concerne la capacité des foyers à se doter de matériels

informatiques et de l’accès à Internet ». 36

La fracture numérique n’est pas seulement géographique, en fonction des territoires

(pays en développement, campagnes). Elle est aussi sociale (population exclues, en situation

de précarité et pauvreté). Les inégalités entre hommes et femmes, au niveau social, éducatif,

économique, conditionne fortement l’accès aux TIC : le haut taux d’analphabétisme des

femmes (une femme sur deux dans les PED) contribue à marginaliser les femmes dans

l’utilisation de ces outils.

L’âge est aussi une variable qui semble avoir des effets dans l’accès aux TIC : les

populations jeunes et digital natives (nées avec le numérique) sont supposées être plus aptes à

l’utilisation des TIC, tandis que les personnes âgées n’ayant pas reçu de formation sont

35 Abdelfettah BENCHENNA, « L’ouverture à l’international de l’offre universitaire française à l’heure du numérique – Le cas des « pays du Sud francophones » » 36 Isabelle PYBOURDIN, « Politiques publiques » Construction de la fracture par les usages dans l’enseignement, Les cahiers du numérique, 2009/1 Vol.5, p. 212

Page 32: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

32

facilement dépassées. Néanmoins, le postulat de l’adaptation naturelle des jeunes aux TIC

reste controversé.37 En effet, les usages des « digital natives » sont souvent corrélés aux

catégories socioprofessionnelles des parents38, comme nous pourrons le voir dans la deuxième

partie.

Dans de nombreux pays et spécialement dans les PED, le prix de l’utilisation d’un

ordinateur étant très élevé, l’accès à Internet est souvent possible sur les lieux de travail de

l’individu, la fracture de l’emploi rejoignant directement la fracture technologique. 39

Enfin, se pose la question de l’accessibilité des personnes handicapées aux contenus

des TIC, par la mise en place de contenus compatibles avec les divers logiciels pour

malentendants, malvoyants, ou par la mise à disposition de matériels pour les handicapés

moteurs. De plus, les individus souffrant de handicaps cumulent souvent inégalités sociales,

économiques, professionnelles.

Les inégalités d’accès à Internet sont illustrées dans la figure 4 ci-dessous. Les

inégalités peuvent donc s’accumuler, pour un individu isolé à l’échelle nationale, et

internationale.

Figure 4. Connexion à Internet au domicile en France, en 2009. 40 Source : Crédoc.

37Elisabeth FICHEZ, « Distance et droit à l’éducation » Analyse des contributions en langue française, Distance et savoirs, 2008/4 Vol. 6 38 Claudy Lebreton, « Les territoires numériques de demain », 2013 39 « Vers les sociétés du savoir », Rapport mondial de l’UNESCO, 2005, p. 30

Page 33: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

33

Mais le concept de fracture numérique, illustré par l’accès ou les taux d’équipement en

TIC, permet de mettre l’accent sur les équipements et le matériel ou la connectivité, et élude

d’autres questions, que nous étudierons dans la deuxième partie de ce mémoire.

La remise en cause du paradigme éducatif actuel, pour une insertion dans la 3)

société de la connaissance : l’avènement des « sociétés apprenantes »

Selon Peter Drucker (1969), dans le contexte des sociétés du savoir (knowedge

society), l’importance serait « d’apprendre à apprendre »41 et impliquerait donc une nouvelle

conception de l’éducation. La diffusion de ce modèle fait écho aux progrès techniques dans le

domaine des TIC, permettant une interactivité accrue.

a) De l’apprentissage aux TIC à l’apprentissage par les TIC : le nouveau paradigme

éducatif

L’avènement des « sociétés de l’information » ou des « sociétés de la connaissance », suppose

d’intégrer la maîtrise des TIC dans les programmes éducatifs mais s’accompagne aussi d’une

évolution des objectifs éducatifs : l’accent est de plus en plus mis sur la recherche

d’autonomie de l’élève et sur son aptitude à travailler en équipe, dans le processus

d’apprentissage.

Les TIC peuvent être donc intégrés dans l’éducation de différentes manières, de

« l’apprentissage aux TIC » (en tant que matière), « l’apprentissage avec les TIC » (les TIC

servant de support à l’apprentissage), à « l’apprentissage par les TIC » (les TIC étant au

centre de la méthode pédagogique et didactique). Les projets novateurs en éducation mis en

place ces dernières années consistent en des pédagogies centrées sur l’élève et appuyées par

les TIC. Michel Durampart, dans « Les TICE à l’épreuve de l’interculturel, entre modèle du

nord et pratique du sud », pose comme postulat que « le e-learning devrait avant tout être

40 Rapport de la mission parlementaire Fourgous sur l’Ecole numérique, 2012 41 « Vers les sociétés du savoir », Rapport mondial de l’UNESCO, 2005, p. 57

Page 34: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

34

considéré comme un concept pédagogique plus que technologique ».42 Les TIC ne s’imposent

donc plus seulement comme un objet d’étude mais comme un outil permettant de mettre en

œuvre des réformes pédagogiques. Les évolutions des techniques ont donc été accompagnées

de « configurations sociotechniques différentes » : les TIC, et plus précisément l’ordinateur

est passé d’objet d’enseignement à outil d’apprentissage.43

Le paradigme d’enseignement est centré sur la simple transmission de connaissance,

de manière unidirectionnelle, de l’enseignant vers les apprenants, « dans des situations

d’enseignement collectives et simultanées ». Le paradigme de l’apprentissage suppose que

l’apprenant est acteur de son propre apprentissage, par la découverte, l’expérience et

l’interaction avec ses partenaires de travail ; ce paradigme privilégie la « construction du

savoir et l’autonomie ». Selon Isabelle Pybourdin, l’intégration des TIC dans le système

éducatif est pénétrée de la divergence entre ces deux paradigmes éducatifs.44

Les avancées techniques ont rendu possible de véritables communications interactives

et dynamiques, permettant la réalisation à distance du paradigme d’apprentissage. Le recours

aux TICE, quand il s’accompagne d’un changement de modèle pédagogique, peut permettre

une individualisation des apprentissages, une plus grande interactivité et collaboration entre

les apprenants. L’apprenant devient « coproducteurs de ses savoirs », grâce à la coopération et

l’interaction entre les élèves. Les dernières technologies éducatives, comme la

visioconférence, les chats, permettent de mettre en œuvre le paradigme de l’apprentissage à

distance.45 L’ordinateur devient un véritable outil d’enseignement. En suivant la logique des

encyclopédies collaboratives, l’enjeu est que les apprenants s’approprient mais aussi

produisent les contenus, les discutent, les confrontent et les améliorent, selon le modèle de

l’apprentissage-action.

Est-il possible de dépasser l’opposition entre un enseignement massif mais formaté,

pour un enseignement collaboratif et distribué ? La conception de technologies éducatives

42 Michel DURAMPART, « Les TICE à l’épreuve de l’interculturel, entre modèle du nord et pratique du sud »,

Hermès, La revue, 2007/3 N°49, p. 222 43 Isabelle PYBOURDIN, « Politiques publiques » Construction de la fracture par les usages dans

l’enseignement, Les cahiers du numérique, 2009/1 Vol.5, p. 205 44 Isabelle PYBOURDIN, Ibid., p. 198 45 Isabelle PYBOURDIN, Ibid., p. 204

Page 35: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

35

offrant une interaction aux apprenants suppose un coût élevé. Le plus rentable reste la

création de contenus faciles à diffuser au plus grand nombre, standardisés et automatisables,

non seulement ne remettant pas en cause le paradigme éducatif actuel par une plus grande

interaction dans l’apprentissage, mais de plus, tendant à ne diffuser que des savoirs

« stables », « certifiés » 46, effacés de toute controverse ou pluralité de point de vue ou de

culture.

b) Les TICE : outils d’adaptation aux sociétés de l’information et de la connaissance

La société de la connaissance, liée à l’économie de l’immatériel, suppose une augmentation

de la qualification et de la formation des individus. Ainsi, l’avènement de « sociétés

apprenantes »,47 les modifications en matière pédagogique et éducative accompagnent la

constante demande d’adaptabilité des individus, pour répondre aux mutations dans le domaine

professionnel.

Dans les années 1990, les pays industrialisés ont mis en place des politiques visant à

adapter leurs systèmes éducatifs à la société de la connaissance, demandant une plus grande

aptitude à collaborer, travailler en équipe, traiter les informations, partager les savoirs mais

aussi se former tout au long de la vie. Les systèmes éducatifs correspondent donc à un certain

modèle économique et social. Ainsi, le « boom des TICE » s’inscrit dans le contexte de

l’augmentation de la connectivité, de l’interconnexion des territoires et des individus grâce

aux TIC. La remise en cause du paradigme éducatif actuel dépend de la possibilité de faire

évoluer le contexte socio-économique mais aussi les structures institutionnelles, tant des

institutions scolaires que des sociétés.

Selon Moeglin et Tremblay, l’idéologie de « l’éducation tout au long de la vie » vise deux

objectifs inconciliables : la « socialisation de l’éducation », axant l’éducation sur les besoins

politiques, économiques et industriels, et la « pédagogisation de la société », élevant les

besoins éducatifs « en valeurs collectives et individuelles ».

46 Entretien de Dominique Boullier par Fabien Soyez, dossier spécial éducation de Socialter, n°3, fév-mars 2014.

47 « Vers les sociétés du savoir », Rapport mondial de l’UNESCO, 2005, p. 65

Page 36: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

36

II. Les TICE : quels acteurs pour quelles pratiques ?

La prise de conscience des enjeux économiques et sociaux de l’entrée dans la société

de l’information tout comme la volonté de lutte contre la fracture numérique et

d’augmentation de l’accès à l’éducation ont conduit les différents acteurs, à différentes

échelles, à mettre en place des stratégies reposant sur des projets, programmes ou politiques

autour des TICE. Ces derniers ont différents objectifs : le développement de la connectivité

ou des infrastructures, la formation aux TIC auprès de divers publics ou encore le

développement des ressources et dispositifs utilisant des TICE.

Nous avons regroupé l’étude des enjeux des TICE à travers des projets mis en œuvre

ou appuyés par les organisations internationales, l’Europe et les politiques nationales, les

organisations d’aide au développement et les collectivités territoriales, et enfin le secteur

privé. Ces politiques sont-elles volontaristes, ou la traduction naturelle de la libéralisation des

services éducatifs à l’œuvre à l’échelle mondiale ? Dans quelles tendances et contextes

s’inscrivent les réalisations de ces différents acteurs ?

Les Organisations Internationales 1)

a) Des initiatives et discours visant les pays en développement

Même si les discours et les initiatives des organisations internationales se distinguent,

l’UNESCO étant moins libérale que la Banque mondiale, l’OMC ou l’OCDE, elles visent

surtout les PED. 48 Les projets mis en place utilisent les TIC et médias de masse, comme la

radio, la télévision, et de plus en plus Internet et les réseaux à large bande se sont imposés

comme des outils plus efficaces pour la réduction des coûts et la possibilité d’interactivité,

comme nous l’avons vu dans la première partie. Les TICE sont envisagés comme « outils

pouvant permettre aux pays sous-développés de faire face à une pénurie d’enseignants et à

une demande croissante d’éducation de base » 49 . Ces projets visent à implanter des

48 Pierre MOEGLIN, Gaëtan TREMBLAY, « Education à distance et mondialisation. Eléments pour une analyse critique des textes programmatiques et problématiques », Distances et savoirs, 2008/1 Vol.6, p. 58

49 Cynthia GUTTMAN, L’Education dans et pour la société de l’information, Publications de l’UNESCO pour

le Sommet mondial sur la Société de l’Information

Page 37: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

37

infrastructures et à améliorer la connectivité des régions visées, spécialement des pays en

développement. La tenue des Sommets mondiaux sur la Société de l’Information, organisé

par l’Union Internationale des Télécommunications, à Genève en 2003, et à Tunis en 2005,

révélant l’objectif de connecter tous les villages écoles, hôpitaux et centres publics d’ici 2015,

va dans ce sens.

Que ce soit avec pour objectif de réduire la fracture numérique Nord-Sud ou pour

favoriser le développement, dans les discours des organisations internationales la question des

infrastructures et des équipements reste ainsi l’objectif prioritaire de ces politiques. 50

Toutefois, les institutions internationales ont progressivement donné plus d’importance à la

nécessité d’adapter les contenus aux contextes et aux usages nationaux et locaux. L’UNESCO

emploie l’expression de « sociétés » du savoir51, au pluriel, pour souligner la richesse et la

diversité des sociétés, par leurs cultures, et donc la multiplicité des façons d’entrer dans les

économies du savoir.

b) La diversité des projets soutenus par les institutions internationales

De nombreuses institutions internationales développent ou soutiennent des politiques

comprenant des TICE. La Banque Mondiale a par exemple été à l’origine de la création de

l’Université virtuelle africaine, en 1997, censée répondre à la faiblesse des universités

africaines. De plus, la Banque Mondiale œuvre pour la réduction de la fracture numérique via

l’International Finance Corporation, sa branche pour le secteur privé, et a investi 3 milliards

de dollars dans 80 pays sur la période 2006-2011.52

L’ONU et ses agences, l’UNESCO, l’UNICEF, l’UIT, sont nombreuses à soutenir des

projets. Ainsi, l’UNICEF a commencé à tester en 2014 en Ouganda le projet « Digital School

in a Box » (Ecole numérique dans une boîte) de cartable numérique, composé d’un ordinateur

fonctionnant à l’énergie solaire, accompagné d’un vidéoprojecteur et de haut-parleurs. En

Ouganda, dans les zones rurales, la scolarisation des enfants est rendue difficile par le manque

50 Pierre MOEGLIN, Gaëtan TREMBLAY, « Education à distance et mondialisation. Eléments pour une analyse critique des textes programmatiques et problématiques », Distances et savoirs, 2008/1 Vol.6, p. 50

51 « Vers les sociétés du savoir », Rapport mondial de l’UNESCO, 2005 52 Rapport « La France et les enjeux globaux des technologies de l’information et de la communication » Direction générale de la mondialisation, du développement et des partenariats, 2011

Page 38: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

38

d’infrastructures, de matériel et d’enseignants, eux-mêmes manquant de qualifications. Le but

du projet est de diffuser sur vidéoprojecteur des cours avec des professeurs enregistrés, ou des

ressources multimédias. Cet outil répond donc à l’objectif de rendre accessible l’éducation à

tous, en mettant à disposition le cartable numérique aux populations les plus en besoin,

comme les camps de réfugiés. Il satisfait aussi les besoins en l’éducation non formelle, par la

diffusion de ressources sur la santé et l’hygiène dans les centres de santé, ou bien par la

création de ciné-clubs, avec la projection de films. L’ordinateur peut être fabriqué localement,

« le mode d’emploi est en open source. » Les contenus doivent toutefois être créés, par

l’enregistrement de cours de professeurs ou la numérisation de manuels scolaires. 53 Cet

exemple de projet de « cartable numérique » permet d’illustrer la question de l’acculturation.

Il y a une réelle volonté que les matériels soient appropriés, s’adaptent aux pratiques des

populations, aux lieux et aux objectifs d’éducation. Au-delà de la construction

d’infrastructures de connectivité, ou du don de matériel, un des enjeux de la solidarité

numérique ou des projets éducatifs semble être l’appropriation de ces derniers par les

populations, pour générer un véritable impact sur le développement et la durabilité de ces

projets et infrastructures.

La question du renforcement des capacités des décideurs et des fonctionnaires des

Ministères de l’Education des pays en développement est liée à cet objectif de durabilité des

TICE.

L’Institut International de l’Education (IIPE), rattaché à l’UNESCO, a pour objectif de

développer les capacités en gestion et planification de l’Education des pays membres de

l’UNESCO, et en particulier des PED et des pays les moins avancés, ou subissant des conflits.

L’IIPE recherche et diffuse auprès des décideurs de ces pays des modèles efficients

d’amélioration de l’éducation ou de la formation des enseignants ou employés du secteur de

l’éducation, par les TICE. De plus, l’Institut, via son campus virtuel, utilise les TICE pour

former les fonctionnaires des ministères de l’éducation des pays membres de l’UNESCO, en

délivrant des formations, entièrement à distance ou combinant distance et présentiel. Par leurs

publications ou leurs formations, l’IIPE illustre bien la préoccupation croissante envers la

réception et la possibilité d’action des pays receveurs sur leurs projets, face à la simple mise

53 « Le cartable numérique de l’UNICEF. Bagage scolaire », Amandine Dubiez, Socialter, Juin 2014, p.75

Page 39: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

39

en place d’infrastructures d’information ou de communication ou la mise à disposition de

matériel sans ressources éducatives.

Enfin, l’OCDE a vu dans les années 1990 son champ d’action s’élargir à l’éducation,

et émet des recommandations dans ce domaine, de nature beaucoup plus libérales. Ces

thématiques et recommandations sont d’ailleurs reprises par d’autres institutions

internationales et européennes, dont la Commission européenne. 54

La commission européenne, lors du Traité de Maastricht en 1992, fait référence aux

notions de capital humain et social, et de formation tout au long de la vie, tout comme

« L’agenda i-2010 pour l’espace européen unique de l’information » dans le cadre du 7ème

programme cadre recherche et développement de l’Union Européenne, entre autres

programmes. La Commission européenne a appelé les pays membres à prendre les mesures

nécessaires pour investir en infrastructures dans le secteur éducatif et former les personnels

aux TIC, dans le cadre du programme européen e-learning. La notion de capital humain

s’impose comme au centre d’enjeux pour la compétitivité.

Les politiques nationales 2)

a) La multiplication croissante des politiques et stratégies nationales

Dans le monde entier, les institutions régionales et les gouvernements nationaux

mettent en place des stratégies et des politiques dans le domaine des TICE dans le but

d’améliorer l’accès à l’éducation, de lutter contre la fracture numérique, de former les

individus aux TIC, dans un contexte de « société de la connaissance ».

Dans de nombreux pays, les gouvernements, appuyés par les institutions éducatives

traditionnelles, dont les Universités, développent de vastes projets utilisant les TICE et l’e-

learning, notamment en Argentine (avec le programme Conectar Igualdad en 2007), au

Mexique (avec le plan Maestro de Educacion Superior a Distancia en 2000) et aussi en

France, comme nous allons le voir. L’intégration des TIC dans les systèmes éducatifs est

souvent réalisée sous l’impulsion des autorités gouvernementales. Les enquêtés du rapport

« e-learning Africa 2013 » estiment que le gouvernement national est le vecteur le plus

54 Pierre MOEGLIN, Gaëtan TREMBLAY, « Education à distance et mondialisation. Eléments pour une analyse critique des textes programmatiques et problématiques », Distances et savoirs, 2008/1 Vol.6, p. 49

Page 40: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

40

important du changement au sujet des TIC en Afrique. Il s’agit dans de nombreux cas

d’éduquer « au » numérique et « par » le numérique. Ces programmes prennent diverses

formes et modalités, de la formation des enseignants aux TIC à la distribution de tablettes ou

d’ordinateurs portables aux élèves en passant par la mise à disposition de ressources

éducatives. Les politiques visent parfois des publics spécifiques, comme les détenus-

étudiants, ou les enfants et jeunes amenés à être itinérants, dont les populations Roms et les

tziganes. Les projets associent souvent des institutions publiques mais aussi privées, comme

dans le cas de l’Open University britannique.

Face à la multiplication des programmes nationaux ou des projets d’intention

nationaux, nous prendrons pour étude le cas de la France, nous permettant de mettre en

lumière les évolutions et les caractéristiques de certaines politiques publiques.

b) L’intégration progressive des TICE dans le système éducatif français

Isabelle Pybourdin, dans « Politiques publiques » Construction de la fracture par les usages

dans l’enseignement propose une approche historique de l’intégration des TIC dans le

système éducatif en France.

Les politiques d’intégration des TIC dans l’éducation, depuis les années 1970,

marqués par l’apparition des premiers ordinateurs, ont été progressives. Elles ont démarré par

un « plan restreint » (avec l’opération « 58 lycées » en 1970 puis « 10 000 micros » de 1976 à

1983), puis par un « développement progressiste et concerté » (avec dans l’enseignement

secondaire l’opération « 100 000 micros-ordinateurs » et « 100 000 enseignants » de 1983 à

1988), l’informatique devient un outil d’enseignement et une discipline. A partir de 1985,

l’implantation des TIC devient massive, avec entre autres le « Plan Informatique pour Tous »,

qui vise l’enseignement « à » l’informatique mais aussi « avec » l’informatique. Selon les

mots de Laurent Fabius en 1985, le plan vise à « initier tous les élèves et tous les enseignants

à l’informatique afin de permettre une meilleure égalité des chances ». Le plan Allègre, en

1997, prévoit « l’équipement et la connexion de tous les établissements d’enseignement

public, de la maternelle au lycée ». Les acteurs de terrain, des équipes d’enseignants, se

chargent de la réalisation de ce plan, en construisant un projet local d’investissement avec le

soutien de collectivités territoriales.

Dans les années 2000, la généralisation des environnement numériques de travail

(ENT) (« système d’information intégré offrant l’accès à des ressources, notamment

Page 41: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

41

numériques »), mais aussi l’inscription des TIC « dans le socle commun de connaissances et

compétences », avec le B2i (Brevet informatique et Internet) et le C2i (Certificat

informatique et Internet) signe la phase de généralisation des TIC dans l’éducation en France.

En France, les plans Réso 2000 et 2007 (« pour une République numérique dans la

société de l’information », participent à la généralisation des ordinateurs connectés à Internet

dans les salles de classe. Le « Schéma Stratégique des Systèmes et TIC » 2013

(S3IT) indique la stratégie du Ministère de l’Education nationale pour le numérique en

matière de systèmes d’information (SI) et de TICS, dans la continuité du S3IT 2008. Le

premier enjeu majeur cité est celui du « développement des usages du numérique pour

soutenir les politiques éducatives de réussite scolaire », les autres enjeux cités ayant trait à

l’optimisation des processus de gestion et d’aide au pilotage, et à la sécurité numérique,

cohérence et gouvernance des systèmes d’information, infrastructures.

L’adaptation de l’institution scolaire se fait à plusieurs échelles : l’Education nationale

intègre la formation des enseignants aux TICE tandis que les collectivités territoriales

équipent et connectent les établissements scolaires.

Selon Isabelle Pybourdin, les politiques publiques des collectivités territoriales sont

donc basées sur des logiques déterministes, tandis que celles de l’institution Education

nationale sont plus proches de logiques diffusionnistes. 55 L’objectif des politiques et plans

gouvernementaux est « de permettre à tous les Français d’avoir accès à Internet », grâce à la

mise en place d’un service public du numérique à l’école.

L’auteure souligne que les TIC sont en tension entre la sphère publique et privée, la

« logique de service public ou du marché » et « l’endogène et l’exogène ».56 L’intégration et

les généralisation des TIC dans le système éducatif « est donc un processus exogène à la

communauté éducative qui s’appuie sur une volonté politique forte (Pouts-Lajus, 2005 ;

Moeglin, 2005) » et sur des grands moyens financiers, selon un mode industriel.

55 Isabelle PYBOURDIN, « Politiques publiques » Construction de la fracture par les usages dans l’enseignement, Les cahiers du numérique, 2009/1 Vol.5, p. 207

56 Isabelle PYBOURDIN, Ibid., p. 207

Page 42: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

42

Enfin, selon A. Chaptal, il existerait une « forte tension », reconnue officiellement57,

dans le système éducatif français, « entre une masse critique d’équipements résultant d’un

effort d’investissement des collectivités territoriales et des usages qui se développent trop

lentement ou à la marge du système éducatif »58.

Les projets d’aide au développement et la coopération décentralisée 3)

a) Les TICE et les acteurs de l’aide au développement et de la solidarité

internationale.

L’étude du phénomène des TICE, de ses enjeux et de sa capacité à créer du

développement nous amène à nous interroger sur les formes de coopération entre les pays

développés et les PED, à travers un état des lieux de la coopération française en matière de

solidarité numérique.

Le ministère des Affaires étrangères met en place directement des projets utilisant des

TICE, ou bien par le biais de ses opérateurs, dont l’AFD (Agence Française de

Développement). Il participe aussi indirectement en soutenant les efforts des collectivités

territoriales dans le cadre de la coopération décentralisée, et en participant aux organisations

internationales. Entre 2007 et 2009, les collectivités françaises ont engagé 68 projets de

coopération dans le secteur des TIC, incluant l’équipement en matériel, la formation aux TIC

et à la production de contenus et ressources. En partenariat avec les collectivités locales,

depuis 2008, le ministère des Affaires étrangères conduit des appels à projet. L’appel à projet

pour la période 2010-2012 incluait un axe thématique « lutte contre la fracture numérique ».59

 Le ministère des Affaires étrangères a cofinancé en 2011 le projet « Connecter une

école, connecter une communauté » de l’Union Internationale des Télécommunications (UIT).

Ce programme encourage l’accès aux nouvelles technologies dans les écoles, en soutenant les

57 Par le rapport sur la contribution des nouvelles technologies par la mission d’audit de la modernisation réalisée en mars 2007 (IGF, IGEN, IGAENR).

58 Isabelle PYBOURDIN, « Politiques publiques » Construction de la fracture par les usages dans l’enseignement, Les cahiers du numérique, 2009/1 Vol.5, p. 213

59 Rapport « La France et les enjeux globaux des technologies de l’information et de la communication » Direction générale de la mondialisation, du développement et des partenariats, 2011

Page 43: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

43

PED souhaitant mettre en œuvre des politiques de connexion des écoles, dans le but de

promouvoir l’accès des écoles aux connexions large bande dans les régions enclavées, pour le

bénéfice de l’ensemble des communautés, notamment en Afrique subsaharienne.60

Au-delà de la lutte contre la fracture numérique, l’éducation est un axe prioritaire de la

solidarité internationale et de la coopération avec les PED. Dans le cadre de la coopération

éducative et de la solidarité numérique, la majorité des projets s’inscrivent dans le cadre de la

francophonie. Ainsi, l’Initiative francophone pour la formation à distance des maîtres

(IFADEM), démarrée en 2006, est un programme de e-learning avec pour public les

enseignants du primaire au Bénin, Burundi, Haïti et Madagascar, et qui a été élargi au Liban,

au Niger, à la Côte d’Ivoire et la République Démocratique du Congo. Il vise à améliorer les

pratiques professionnelles et pédagogiques des enseignants des institutions primaires.

D’autres organismes sont souvent associés aux projets, dont l’AUF (Agence

Universitaire de la Francophonie), le RESAFAD (Réseau Africain de Développement à

Distance), EduFrance et Campus France, le CNED (Centre National d’Education à Distance),

la FIED (Fédération interuniversitaire d’enseignement à distance) ou l’IRD (Institut de

Recherche pour le développement). 61 Selon Abdelfettah Benchenna, cette multitude

d’organismes est révélatrice de l’absence de stratégie globale en matière d’internationalisation

de l’offre d’e-learning, lié aussi à la difficulté à « négocier le virage du numérique » de

certains de ces organismes, dont le CNED.

Les projets destinés aux instituts promouvant l’apprentissage du français, notamment

le réseau des Institut français et des Alliances françaises, participent à inclure les TICE dans

les processus d’apprentissage de pays tiers, constituant donc un outil de la diplomatie

d’influence.

b) La coopération décentralisée française en matière de solidarité numérique

La majorité des projets se situent dans des pays francophones, en Afrique de l’Ouest et

au Maghreb. Dans le monde, dans le cadre de la solidarité numérique, de nombreux projets

de coopération décentralisée ont pour objet l’intégration des TICE dans les systèmes

60 Rapport « La France et les TIC dans les pays en développement », Direction générale de la mondialisation, du développement et des partenariats, 2011 61 Abdelfettah BENCHENNA, « L’ouverture à l’international de l’offre universitaire française à l’heure du numérique – Le cas des « pays du Sud francophones » »

Page 44: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

44

éducatifs. A partir de l’annuaire des projets de coopération décentralisée du Ministère des

Affaires étrangères et du Développement international, nous avons créé une carte illustrant

ces projets de coopération décentralisée en matière de TICE. Les 20 projets incluant l’usage

de TICE recensés sur le site de la Commission nationale de la coopération décentralisée

étaient tous destinés au continent africain et à la région du Moyen-Orient. La grande majorité

rentraient dans la thématique « Education, enseignement et formation » plutôt que

« Technologies de l’information et de la communication ».

Figure 5. Carte des projets de coopération décentralisée des collectivités

territoriales françaises en matière de TICE. Source : l’auteure, août 2014. (La version

interactive de la carte est consultable en ligne à l’adresse suivante

http://free.sourcemap.com/view/8546#).

Page 45: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

45

Le secteur privé 4)

a) Le secteur privé, acteur incontournable des projets TICE ?

Les actions des différents acteurs vus précédemment sont combinées avec des acteurs

du secteur privé, que ce soit pour des projets à l’échelle internationale, nationale et locale.

Ainsi, par exemple, le programme « Quai d’Orsay-Entreprises » permet la formation en

France d’étudiants étrangers, grâce à des bourses permises par le secteur privé et les

entreprises du secteur des TIC Orange France Telecom, Telecom Malaysia, entre autres.62

Les organisations internationales appellent à multiplier et à favoriser les partenariats

public-privé dans le développement des projets de TICE. L’AFD63 inclut le « développement

de partenariats public-privé », la création de « partenariats solides (industriels et fournisseurs

internationaux privés) », « implications des bailleurs de fonds TIC » dans les étapes

préalables à tout projet TICE dans les PMA.

Les entreprises financent à hauteur de 548 millions de dollars l’aide à l’éducation dans

les pays en développement, dont respectivement 100 millions et 120 millions de dollars pour

les entreprises des TIC Intel et Cisco Systems. Les motivations de ces investissements, et

fourniture d’équipements sont liées à la recherche d’intérêts commerciaux.64

Dans le cadre de la lutte contre la fracture numérique, la question des infrastructures de

communication et de l’équipement en matériel informatique constitue un enjeu économique

majeur pour le secteur privé. Selon l’OCDE, le marché mondial des TIC représente près de

3000 milliards de dollars par an. L’Afrique constitue un marché en pleine ampleur, en

témoigne la percée récente de la téléphonie mobile. L’accès à Internet reste très marginal (4%

à 5% en Afrique contre près de 70 % dans les pays développés) et l’équipement informatique

reste encore très faible.

62 Rapport « La France et les enjeux globaux des technologies de l’information et de la communication » Direction générale de la mondialisation, du développement et des partenariats, 2011 63 « Bilan critique des NTIC en matière d’éducation », Rapport final de l’AFD, 2010 64 « Lointaine économie de la connaissance », Manière de voir, Le Monde diplomatique octobre-novembre 2013

Page 46: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

46

b) L’essor du marché des TICE dominé par les Etats-Unis

L’explosion du marché des TICE est illustrée par la croissance et les enjeux autour des

MOOCs. L’année 2012 voit la naissance sur Internet de nombreuses plateformes dispensant

des MOOCs. Ce marché est relativement récent et est caractérisé par une forte concurrence.

Différents modèles de MOOCs se mettent en place. Les initiatives peuvent être à but non

lucratif, comme la plateforme edX, états-unienne, ou FutureLearn (Royaume-Uni), ou bien

sont des sociétés commerciales, comme Coursera et Canvas Network (Etats-Unis), Iversity

(Allemagne) ou Alison (Irlande). Elles se différencient sur de nombreux aspects : cours

provenant d’universités d’élite, délivrance de certificats de complétion, technologie open

source, comme FUN (France), ou Xuetangx (Chine), modèle économique « freemium »

(certains services gratuits et d’autres payants), à destination d’un public diplômé ou bien

n’ayant pas accès aux études supérieures, etc. La grande majorité des MOOCs sont donc des

initiatives issues des pays industrialisés, particulièrement anglo-saxons. Ce constat permet de

pointer le risque d’un enseignement en ligne monopolisé par les quelques grandes Université

d’élite, des pays industrialisés, selon une logique de marques.

Ainsi, en 2011, les Etats-Unis détenaient 62% du marché mondial de l’éducation en

ligne avec 22 milliards de dollars, et comptaient plus de 500 MOOCs.65

Le marché de l’éducation en ligne représenterait 2% du marché de l’éducation en

2012, et atteindrait 30% en 2022. Selon les estimations de 2012 de l’entreprise américaine

Ambient, le marché mondial du e-learning représenterait 32 milliards de dollars, et atteindrait

50 milliards de dollars en 2015. L’entreprise leader du marché est Skillsoft, avec 19 millions

d’apprenants et 320 millions de dollars de chiffre d’affaires annuel, en 2012, et dont 80% de

l’activité se situe au Royaume-Uni et en Amérique du Nord.66

Les TICE sont donc en plein cœur d’enjeux économiques. Ce constat nous amènera à

nous interroger, dans une seconde partie, à la tendance de la libéralisation des services

éducatifs, liée à l’internationalisation de l’éducation, dans un contexte néolibéral.

65 Infographie Educadis, avec pour sources Cegos, CNED, Féfaur, Ambient Insight Research, Baromètre européen du e-learning, Silkroad

66 « E-learning, un marché mondial de 32 milliards de dollars », Benjamin d’Alguerre, Les pratiques de la formation, 2012

Page 47: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

47

Conclusion partielle

Sous l'impulsion des industries des télécommunications, relayées par les politiques aux

échelons transnationaux, nationaux et locaux, les TIC dans l'enseignement se sont imposés

comme fondamentaux, dans tous les champs éducatifs, de la lutte contre l’illettrisme à

l’enseignement supérieur en passant par l’éducation primaire et l’éducation informelle. La

priorité accordée au TIC dans l’éducation répondrait à un certain modèle de développement

impliquant la nécessité de s’insérer, dans les sociétés de l’information et de la connaissance.

Les objectifs de réduction de la fracture numérique, sur un territoire et au niveau

international et d’augmentation de l’accès à l’éducation ont servi de justification à la

multiplication rapide de projets mettant en œuvre et appuyant le développement de TICE.

Portés par les entreprises et les institutions éducatives des pays développés, les projets et le

marché de l’éducation en ligne est en croissance, et renforce les discours sur l’importance de

l’utilisation des TIC pour l’enseignement.

Mais est-il possible de mesurer les effets des TIC sur l’accès à l’éducation et

l’insertion dans la société de la connaissance ? Le rapport « E-learning Africa 2013 » donne

les conclusions d’une enquête réalisée auprès de plus de 400 professionnels africains

impliqués dans l’e-learning en Afrique. Le rapport informe que les outils d’apprentissage les

plus utilisés sont les téléphones mobiles et les ordinateurs, tandis que 34% des enquêtés

utilisent la télévision et 31% la radio pour « apprendre au quotidien », les technologies

« d’ancienne génération » étant encore largement utilisées. Les répondants ont assuré utiliser

les TICE majoritairement pour accéder aux ressources en ligne, pour soutenir l’apprentissage

en classe et pour leur apprentissage personnel. Enfin, les individus interrogés étaient

beaucoup plus motivés par l’accès étendu aux opportunités de formation grâce aux TICE, que

par le « développement des aptitudes à l’emploi ». Pour les enquêtés du Rapport « E-learning

Africa 2013 », les TIC provoquent une amélioration des résultats en apprentissage, grâce à la

plus grande motivation des étudiants, à l’accès accru aux connaissances, à l’émergence de

nouvelles méthodes d’apprentissage et d’enseignement, à l’augmentation de l’efficacité dans

le système éducatif, à une meilleure formation des enseignants et enfin à une meilleure

compréhension des TIC.

Quelles sont les conséquences de l’adoption de ces modèles éducatifs ? Nous allons

donc interroger ce point de vue dans la seconde partie, pour nous intéresser aux effets

Page 48: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

48

sociaux, économiques, éducatifs, dans un premier temps, au niveau des projets et des

programmes, puis dans une seconde partie, sur les tendances idéologiques liées à ce

phénomènes et les implications sur les possibilités de développement humain, social et

économique possibles à travers cette nouvelle configuration.

Page 49: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

49

DEUXIEME PARTIE : LES ENJEUX SOCIO-ECONOMIQUES,

POLITIQUES ET GEOGRAPHIQUES INDUITS PAR LES TICE

Quels sont les enjeux de l’usage des TICE pour le développement, dans le cadre de la

mondialisation, et au niveau des projets et des utilisateurs de ces technologies ?

Dans une première partie, nous analyserons les enjeux à partir de la productions de ces

TICE, lié à la capacité de diffuser des ressources ou dispositifs et donc d’imposer un modèle.

Quelle est l’idéologie dominante et les logiques qu’elle implique ? Nous verrons que, dans le

contexte de déréglementation des services éducatifs, « l’enjeu de la généralisation des

TIC dans le système éducatif » s’opère donc « entre marchandisation de l’éducation » et

« rationalisation de la formation », selon l’analyse d’Isabelle Pybourdin.67

Dans la seconde partie, nous étudierons les effets des dispositifs de TICE et leurs limites. La

prise en compte du processus de construction des usages sociaux des TIC, et ses causes socio-

économiques nous amènent à étudier leurs logiques d’utilisation. Nous verrons donc que dans

le contexte néolibéral, les inégalités des pays ou des individus se retranscrivent dans le

domaine de l’accès aux TICE et à l’éducation, perpétuant donc ces inégalités et ce frein au

développement propre. Nous remettrons donc en question l’impact des TICE sur la réduction

de la « fracture numérique » en étudiant les modèles et les usages « immergés dans un espace

culturel » 68.

67 Isabelle PYBOURDIN, « Politiques publiques » Construction de la fracture par les usages dans

l’enseignement, Les cahiers du numérique, 2009/1 Vol.5, p. 197

68 Michel DURAMPART, « Les TICE à l’épreuve de l’interculturel, entre modèle du nord et pratique du sud »,

Hermès, La revue, 2007/3 N°49, p. 220

Page 50: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

50

I. Le mythe de la technologie au service du néolibéralisme : vers la

reproduction des inégalités ?

Si les organisations internationales, dont l’UNESCO soulignent l’importance de

garantir la diversité culturelle et linguistique des diverses sociétés par l’éducation, nous

verrons l’importance croissante des politiques libérales dans le monde et les divers domaines,

dont celui de l’éducation, contribue à imposer un certain modèle et à reproduire et renforcer

les inégalités entres les pays et entre les individus.

Le mythe du progrès et du développement par la technologie et l’ère de la société 1)

de l’information : l’imposition du modèle néolibéral

Le boom des TICE prend place dans un contexte spécifique, de diffusion du modèle

néolibéral par les acteurs dominants. Quels sont les enjeux des TICE dans le contexte

d’internationalisation des services éducatifs et leurs implications ?

a) Le mythe « techno-scientifique » au service de la libéralisation des services

éducatifs

Les dispositifs de TICE se développement dans le cadre de l’internationalisation

éducative. Mais les auteurs Pierre Moeglin et Gaëtan Tremblay, dans « Education à distance

et mondialisation. Eléments pour une analyse critique des textes programmatiques et

problématiques » publié en 2008, montrent que cela représente un phénomène marginal par

rapport à la mobilité des enseignants et étudiants. Néanmoins, cette analyse a été effectuée

avant la généralisation des MOOCs, donc nous pouvons nous demander si cette tendance s’est

aujourd’hui renversée.

L’analyse des auteurs consiste à montrer que les discours accordant une place

prépondérante eux TICE consiste à accélérer la diffusion à l’échelle mondiale du modèle de la

société « de la connaissance ». Dans le cadre de la mondialisation éducative, l’enseignement à

distance prend une place croissante, étant un outil privilégié de la diffusion de l’idéologie

néolibérale et de l’impératif de modernisation des systèmes éducatifs et d’adaptation au

modèle occidental. La fonction idéologique du discours serait ainsi plus grande que

l’importance réelle du phénomène. Ainsi, « le capitalisme marcherait au savoir, principale

Page 51: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

51

matière première et source de compétitivité dans la guerre économique généralisée ».69 La

Banque mondiale, l’OCDE et la Commission européenne diffusent la notion de l’éducation

comme un investissement, et des TICE comme un outil permettant une meilleure efficacité,

un meilleur investissement, et donc, un outil de compétitivité. La notion d’apprentissage tout

au long de la vie est aussi une manière de réformer l’éducation en imposant la notion

d’adaptation de la formation à l’employabilité.

La mise en avant des discours sur la société de la connaissance, selon Sylvie

Pybourdin, est liée à la mise en avant de l’impératif de productivité. Les TIC apparaissent

alors comme la solution pour moderniser l’enseignement. Il y a une « survalorisation de la

technique comme vecteur d’innovation et comme créatrice de lien social », une forme de

« déterminisme technologique ». L’impératif de productivité, de l’augmentation et de la

maîtrise des TIC pour l’entrée dans la société de la connaissance est un modèle qui est

imposé. Ce modèle n’est pas neutre et participe de soutenir le mode de production dominant.

Selon Herbert Schiller, la technique comporte une dimension politique, directement liée à

l’expansion et à la domination capitaliste états-unienne dans le monde.

b) La mondialisation éducative : quels impacts sur les systèmes nationaux ?

Les TICE, s’inscrivent dans un contexte de libéralisation et de globalisation du

« marché » de l’éducation et de la formation. Le processus de marchandisation de l’éducation

implique que les services éducatifs deviennent inclus dans la concurrence globale.

La signature de l’Accord Général sur le Commerce et les Services (AGCS) instituant

l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) en 1995 « inclut l’éducation dans la liste des

services à libéraliser » et se réfère à la mondialisation du marché de l’éducation. Cet accord

est l’application de l’idéologie néolibérale et œuvre à favoriser le libre-échange. Par l’entrée

de l’éducation dans le champ d’action de l’OMC, cette organisation internationale, dont les

accords sont irréversibles, est en capacité de concurrencer directement l’UNESCO sur son

terrain, tout en « abolissant la sanctuarisation de l’éducation », selon Pierre Moeglin et Gaëtan

69 Christian LAVAL, Louis WEBER, coordinateurs (2002), Le nouvel ordre éducatif mondial. OMC, Banque mondiale, OCDE, Commission Européenne, Paris, Nouveaux Regards, Editions Syllepse, p.52

Page 52: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

52

Tremblay. Ainsi, la « signature de l’AGCS constitue une date marquante dans

l’internationalisation et la marchandisation des services éducatifs ».70

Les auteurs ont analysé les arguments principaux des discours alternatifs aux projets

libéraux. Les discours des syndicats d’enseignants et des altermondialistes nous permettent de

mettre en lumière les tendances assignées à l’éducation à distance, dans le cadre de la

mondialisation de l’éducation. Ces acteurs luttent contre l’augmentation du secteur privé dans

le domaine éducatif, le néo-libéralisme et la « marchandisation de l’éducation » et s’attachent

à défendre l’éducation comme un service public. Les politiques néolibérales provoquent un

accroissement des inégalités, tandis que les défenseurs de l’éducation « comme service

public » visent les « valeurs de solidarité, justice, liberté, égalité et démocratie ».71 Il s’agit

donc de lutter contre les « usines à diplômes »72, la « MacDonaldisation » de l’éducation.

Pour eux, l’AGCS est l’accord attaquant directement le service public, puisqu’il se charge de

déréglementer le domaine de l’éducation. Attac France dénonce les conséquences de

l’AGCS et cite une « baisse de la qualité académique » et une « renonciation au monopole du

service public et à toute distinction entre secteur marchand et non marchand », entre autres. 73

Néanmoins, Pierre Moeglin et Gaëtan Tremblay soulignent que la question des TICE

n’est pas centrale dans l’argumentaire des opposants à la marchandisation de l’éducation ;

selon ces derniers, les TICE sont un « moyen, parmi d’autres », participant au « triomphe de

l’approche néolibérale »74.

Il y a un paradoxe, mis en avant par Bernard Charlot (2001) et souligné par les

auteurs : même s’ils ne leur attribuent pas le même sens, et les mêmes implications, les

70 Pierre MOEGLIN, Gaëtan TREMBLAY, « Education à distance et mondialisation. Eléments pour une analyse critique des textes programmatiques et problématiques », Distances et savoirs, 2008/1 Vol.6, p. 48

71 Pierre MOEGLIN, Gaëtan TREMBLAY, Ibid. p. 56

72 Expression utilisée par Robert Reid dans son étude de 1959 pour « l’American Council for Education »

73Association pour la taxation des transactions financières et pour l'action citoyenne, créée en 1998

74 Pierre MOEGLIN, Gaëtan TREMBLAY, « Education à distance et mondialisation. Eléments pour une analyse critique des textes programmatiques et problématiques », Distances et savoirs, 2008/1 Vol.6, p. 58

Page 53: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

53

néolibéraux tout comme leur critiques font référence aux valeurs progressistes en

éducation que sont l’autonomie, la décentralisation, la liberté.75

La mondialisation éducative implique donc la question du commerce et du marché des

services éducatifs, dont les TICE, et ce secteur voit son importance économique croître

rapidement, en témoignent le marché des MOOCs comme nous l’avons vu dans une première

partie. Si la libéralisation des services éducatifs, leur marchandisation et privatisation sont liés

aux enjeux économiques et commerciaux, ces phénomènes impactent et transforment les

services publics nationaux. Selon Isabelle Pybourdin, « la généralisation des TIC dans le

système éducatifs introduit une tension supplémentaire entre le service public et le marché,

entre l’intervention de l’Etat et l’intervention du privé. » tandis que les enjeux de l’approche

technophile sont économique, social et politique.76 Quelles sont les conséquences de ces

tendances sur les processus de développement des pays et l’accès à l’éducation en général ?

La marchandisation de l’éducation et les implications sur les inégalités au niveau 2)

mondial

a) L’imposition d’un modèle libéral dans les PED

Selon Pierre Moeglin et Gaëtan Tremblay, la référence à la mondialisation de la formation

sert de justification à « la remise en cause du système éducatif et les solutions néolibérales

avancées pour le réformer ».76 Les enjeux de l’internationalisation de l’éducation s’inscrivent

dans une stratégie globale : il s’agit d’une stratégie économique, de chercher un marché

potentiel. Mais cette ouverture de l’offre éducative de pays, à l’international, a des

conséquences sur les politiques publiques de pays qui reçoivent cette offre, et participent à la

transformation des systèmes éducatifs des pays, à leur adaptation, par la diffusion de modèles

organisationnels. Ainsi, les enjeux de l’ouverture, par exemple, des universités françaises vers

les pays francophones du Sud « ne seraient donc pas seulement linguistiques mais à la fois

économiques, politiques et géopolitiques ». 77

75 Pierre MOEGLIN, Gaëtan TREMBLAY, « Education à distance et mondialisation. Eléments pour une analyse critique des textes programmatiques et problématiques », Distances et savoirs, 2008/1 Vol.6, p. 60 76 Pierre MOEGLIN, Gaëtan TREMBLAY, Ibid., p. 62

77 Abdelfettah BENCHENNA, « L’ouverture à l’international de l’offre universitaire française à l’heure du numérique – Le cas des « pays du Sud francophones » », p.2

Page 54: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

54

Pierre Moeglin et Gaëtan Tremblay font le constat d’une survalorisation des TICE face

aux autres services éducatifs, qu’ils attribuent aux lobbies des « industriels de l’informatique,

des communications et du multimédia », dont IBM, Cisco Systems, SmartForce, Nokia. Ces

derniers ont propagent ainsi l’idée que « l’usage éducatif des TIC est un moyen pour diffuser

les systèmes d’information et de communication de manière globale, renversant ainsi le

postulat selon lequel la pratique des TIC amène celle des TICE. Ces lobbies, fournisseurs de

réseaux et de matériels, participent, par leurs discours et leurs pratiques, à renforcer

l’internationalisation de l’enseignement à distance. Les effets sont aussi l’industrialisation de

la formation, l’adoption de mode d’organisation entrepreneurial par les établissements

éducatifs, la recherche d’économies d’échelles par l'accroissement des publics d’apprenants.

L’objectif de « réduction de la fracture numérique » se base sur les taux et nombre

d’équipement en TIC et vise donc à équiper les pays « marginalisés » dans le cadre de la

société de l’information. Les problèmes de manque d’équipement et de connectivité seraient

donc, comme le souligne Michel Durampart, objet d’enjeux commerciaux, « relayés par les

discours liés au développement et à la réduction de la fracture numérique, qui décrivent les

TIC comme des supports contribuant à favoriser la réduction des inégalités ».78

Le modèle du management d’entreprise adapté aux institutions scolaires est donc un

modèle « imposé », notamment aux pays en développement. L’ouverture,

l’internationalisation de l’éducation provoque le déploiement, l’imposition, la transmission

d’une culture managériale aux autres pays en développement, comme l’explique Abdelfettah

Benchenna dans le cas de l’ouverture des universités francophones du Sud. Selon Louis

Weber et Christian Laval, la privatisation de l’enseignement ne concerne pas seulement les

aspects économiques et financiers, mais la « culture » et l’organisation des institutions

scolaires, qui est celle du management, de la mise en compétition des établissements, des

formations et des élèves. Les TICE provoquent une individualisation des pratiques. L’usager

devient « client », autonome, et fait son « marché » entre les diverses offres de formation.

La théorie néoclassique du capital humain, traitant l’éducation comme un

investissement, et celle de « formation tout au long de la vie » sont utilisées pour répandre et

78 Michel DURAMPART, « Les TICE à l’épreuve de l’interculturel, entre modèle du nord et pratique du sud »,

Hermès, La revue, 2007/3 N°49, p. 226

Page 55: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

55

soutenir les politiques de flexibilisation du marché du travail et de la scolarisation. Les

institutions internationales les plus libérales, la Banque Mondiale, le Fonds Monétaire

International (FMI), et l’OCDE recommandent une « transformation radicale des formes et

des modes d’enseignement des pays en développement, dans le sens de la privatisation de

pans entiers de leurs systèmes éducatifs ». L’accent est mis sur la nécessité de développer la

connectivité, de former des cadres « pour servir de relais aux investisseurs étrangers », sur un

mode managérial et des « critères industriels de qualité ». Selon les auteurs, les discours de

ces institutions internationales sont relayés par des « cabinets d’experts », liés aussi aux

firmes de télécommunications et d’informatiques, et diffusant le postulat selon lequel « la

commercialisation des services éducatifs à distance est à la fois le vecteur du développement

et un marché prometteur ».79

Les préconisations des organisations internationales à développer des politiques

stratégiques « d’ouverture de l’offre des université » placent l’enseignement comme un objet

de « compétition mercantile » 80 , et ces rapports participent donc au processus de

marchandisation des services éducatifs.

Selon Laval et Weber, L’OCDE, la Banque mondiale et la commission européenne

participent de cette « réforme mondiale » de l’éducation scolaire. Dans ce contexte de

libéralisation et de marchandisation de l’offre éducative, les organisations scolaires des

différents pays sont obligées de suivre cette tendance mondiale, du néolibéralisme, et

d’adapter l’offre éducative. Les services publics ne sont plus les seuls à proposer de

l’éducation et de la formation. 81

b) Les enjeux économiques de la « fracture numérique » : une internationalisation de

l’éducation à faveur des pays développés

Ces tendances supposent un risque d’accentuation de la dépendance économique, au

niveau international, et entre le secteur public et le secteur privé.

79 Pierre MOEGLIN, Gaëtan TREMBLAY, « Education à distance et mondialisation. Eléments pour une analyse critique des textes programmatiques et problématiques », Distances et savoirs, 2008/1 Vol.6, p. 50

80 Abdelfettah BENCHENNA, « L’ouverture à l’international de l’offre universitaire française à l’heure du numérique – Le cas des « pays du Sud francophones » » 81 « Comme si l’école était une entreprise… », Christian LAVAL et Louis WEBER, Manière de voir, Le Monde diplomatique, octobre novembre 2013

Page 56: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

56

Selon Manuel Castells, dans la « mise en place d’une économie informationnelle »,

l’économie de l’innovation et de la connaissance est organisée autour des grands centres de

commandement et de contrôle des pays du Nord. Il y a donc une redistribution mondiale de

« services avancés », « une nouvelle géographie de la division internationale du travail »,

favorable aux pays développés et aux institutions éducatives de ces pays.

Au niveau des pays, ceux qui ont les capacités de développer des MOOCS, par

exemple, et possèdent déjà un secteur de l’éducation développé, avec des Universités

reconnues comme d’élite vont être capable d’investir et de développer des plateformes

utilisant des MOOCS et d’utiliser celles-ci pour « dénicher les prodiges de demain »82 et

attirer ces nouveaux étudiants dans leur pays. Le classement de Shanghai, par exemple,

illustre la domination des Universités américaines et anglo-saxonnes en général dans le

monde. Mais cette « « Nouvelle Star » version Einstein » 83 ne semble donc pas répondre au

phénomène de la fuite des cerveaux dans les PED d’où proviennent ces élèves.

La domination des pays du nord dans le cadre du néolibéralisme soulève donc la

question du risque d’un « impérialisme éducatif et culturel ». Ainsi, Philippe Frémaux84

affirme : « (…) Internet, contrairement à ce qui est affirmé par les firmes éducatives

américaines et les grands groupes des TIC, risque d’être plutôt un facteur aggravant en termes

d’inégalités Nord-Sud. » Cette affirmation nous amène à nous interroger sur les conséquences

de la diffusion des TICE sur le développement des individus et des pays, notamment des

PED.

II. La question de l’accès et de l’utilisation des TICE : des

infrastructures aux compétences

Quels sont les effets mesurés de l’utilisation des TICE ? L’étude de l’utilisation des

TICE à l’école et hors de l’institution scolaire révèle que bien souvent, malgré des politiques

82 « Comment dénicher les prodiges de demain », Courrier International, 27 mars- 2 avril 2014

83 « Comment dénicher les prodiges de demain », Ibid.

84 Philippe FREMAUX, « Education, santé et culture dans la ligne de mire », Alternatives économiques, 2001, ATTAC France

Page 57: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

57

publiques ou des projets, l’utilisation des TIC pour soutenir l’éducation n’est pas efficace.

Quelles sont les barrières et les limites, endogènes et exogènes de ces projets ?

La question des infrastructures et de l’équipement, permet d’évacuer la question des

usages, liés à de nouvelles fractures numériques, mais aussi de l’appropriation des projets et

de l’état des systèmes éducatifs. Il s’agit donc dans cette partie de penser l’appropriation des

TICE par les acteurs par les Universités des PED selon une approche systémique et prêter

attention aux facteurs sociaux, culturels, géographiques, économiques et financiers des

différents acteurs, influant sur leur capacité à utiliser les TICE comme un moyen de

développement.

Les effets mesurés et les défis rencontrés : la question de la durabilité des projets 1)

et la nécessité de la prise en compte du contexte

Quels sont les implications et les obstacles observables dans les projets ? Quelles sont

les conséquences notables sur l’accès et le développement humain, social et économique ? Il y

a-t-il imposition d’un modèle ?

a) L’usage et l’appropriation sociale et culturelle des TICE comme préalable

Isabelle Pybourdin souligne que la « généralisation des usages ne progresse pas aussi

vite que celle des techniques »85. L’auteure, dans « Politiques publiques » Construction de la

fracture par les usages dans l’enseignement, met en perspective l’intégration des TIC suite

aux politiques publiques en France et l’évaluation de ces projets. Il s’agit donc, grâce à la

sociologie des usages, étudier les modalités des effets des TICE sur l’éducation. Isabelle

Pybourdin souligne plusieurs conceptions de la technique dégagées par la sociologie de

l’innovation.

Selon l’approche diffusionniste, « les usages n’apparaissent qu’en réponse à la mise à

disposition des techniques, à leur accessibilité »86. La question de l’accessibilité est donc

primordiale. Isabelle Pybourdin reprend la thèse d’Ardourel (2002) selon laquelle les

85 Isabelle PYBOURDIN, « Politiques publiques » Construction de la fracture par les usages dans l’enseignement, Les cahiers du numérique, 2009/1 Vol.5, p. 207

86 Isabelle PYBOURDIN, « Politiques publiques » Construction de la fracture par les usages dans l’enseignement, Op. cit., p. 205

Page 58: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

58

politiques de généralisation des TIC, par la création d’infrastructures et la fourniture

d’équipements, a « conduit vers un déterminisme technique qui néglige la question de

l’acceptabilité ». Les ratios d’équipement des diverses évaluations quantitatives suite aux

politiques publiques (baromètre des usages de l’Institut Médiamétrie, enquête européenne

Mediappro, etc.) 87 servent de justification à ces politiques, tout en mettant en lumière la

modernisation du service public et le discours de la compétitivité des pays dans le contexte de

société de l’information et de la connaissance, comme nous l’avons vu dans le premier

chapitre.

L’approche par la traduction (Latour, Callon), étudie « la formation d’alliance au sein

de réseaux vers la mise au point d’un système technologique ». Cette approche accorde une

grande place aux acteurs locaux, aux micro-acteurs (famille, amis), et aux acteurs

intermédiaires (écoles, associations) s’appropriant socialement et culturellement les

technologies. L’auteure reprend l’analyse de Michel Crozier (1984) et souligne que « les

grands projets décidés au macroniveau de l’organisation ne peuvent réussir que s’ils sont

relayés dans des logiques locales de microcoopération »88.

Il s’agit d’étudier les usages de TICE suite aux politiques, notamment des collectivités.

Dans les Bouches-du-Rhône, les conseils généraux ont procuré à chaque collégien un

ordinateur portable et une connexion internet à leur domicile. De même, la politique

« Conectar Igualdad » en Argentine a mis à disposition des élèves du secondaire des

ordinateurs portables. Les effets de ces politiques sont difficiles à analyser. Si ces politiques

provoquent de fait une augmentation des équipements de TIC, il n’y a pas forcément

« usage » de ces TIC à des fins éducatives. De plus, souvent, le devenir et l’usage véritable de

ces équipements mis à disposition à des fins éducatives sont souvent détournés. L’exemple

des cartables numériques dans l’Hérault en 201289, dans la région du Languedoc-Roussillon,

revendus sur Internet quelques semaines plus tard fournit une illustration des limites de gros

projets de collectivités territoriales basées sur l’équipement.

87 Isabelle PYBOURDIN, Ibid., p. 207

88 Isabelle PYBOURDIN, Ibid., p. 215 89 « Languedoc-Roussillon : des lycéens revendent les PC offerts par la région », 23 août 2012, Le Parisien

Page 59: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

59

L’imposition d’une technologie peut limiter les effets sur l’éducation. En Afrique,

l’oralité est une part de la culture fondamentale. L’usage des radios peut ainsi être beaucoup

plus adapté pour impacter l’accès à l’éducation, ou la téléphonie cellulaire, largement utilisée

en Afrique et à faible coût.

Les rapports soulignent une « distorsion entre les pratiques réelles et les pratiques

scolaires ». L'emploi des outils numériques dans l'enseignement dépend avant tout des

compétences du personnel éducatif et de l’appropriation de ces outils par les enseignants. Ceci

pose la question des besoins du développement professionnel du personnel impliqué dans la

mise en place des TICE mais aussi de tous les acteurs impliqués dans l’éducation, dont les

parents ou les communautés au sens large.

Ces analyses nous permettent donc de souligner plusieurs limites aux TICE.

Globalement les TICE ne permettraient pas de participer au changement de paradigme

éducatif : pour des questions de coût, le individus suivant des cours à distance deviendraient

des « consommateurs passifs de contenus éducatifs » face à des cours standardisés, sans

interaction. 90 De plus, Isabelle Pybourdin, cite Claire Bélisle et Eliana Rosado (2007) :

« Hélas, malgré tous ces efforts, la transformation attendue de l’école et de l’Université n’a

toujours pas lieu. Les TICE n’améliorent pas les résultats des apprenants, les gains

d’efficacité se font toujours attendre, les élèves s’ennuient de plus en plus à l’école, comme

de nombreux étudiants à l’Université, et les enseignants se sentent de plus en plus décalés

avec leurs programmes pléthoriques ».91

b) Le défi de la durabilité des projets : les limites financières et matérielles

inhérentes

La durabilité des politiques et des projets dépend avant tout des ressources humaines,

matérielles et connectique et financières.

L’application des TICE soulève des difficultés sur le plan des ressources humaines. Si

la formation aux TIC du personnel enseignant est un préalable, la mise en place de TICE

impliquent des qualifications en gestion de projets. Dans les PED, les enseignants et le

90 Neil Butcher, « REO et MOOC : vin vieux, outres neuves », Rapport « E-learning Africa 2013 »

91 Isabelle PYBOURDIN, « Politiques publiques » Construction de la fracture par les usages dans l’enseignement, Op. cit., p. 214

Page 60: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

60

personnel qualifiés dans les institutions éducatives et les ministères de l’Education font

défaut. 92

L’usage des TICE suppose des infrastructures et des équipements. Selon le rapport « e-

learning Africa 2013 », « les finances, les logiciels et la bande passante sont les contraintes

majeures ». La moitié des enquêtés du rapport « e-learning Africa 2013 » ayant mené des

projets utilisant des TICE ont expérimenté des échecs, liés pour la plupart aux limites de la

connectivité, des infrastructures et du matériel de TIC (pannes, coupures d’électricité). La

bande passante et l’électricité sont les priorités pour les interrogés. Les obstacles à l’utilisation

des TICE sont donc matériels (quantité et qualité des matériels, de la connectivité, accès à une

bonne connexion Internet sans coupures d’électricité). Aujourd’hui, dans la plupart des pays

en développement, ces infrastructures sont défaillantes ou absentes. Le rapport de la

conférence « e-learning Africa 2013 » cite des exemples de nombreuses initiatives mettant en

œuvre des TICE et menées à l'échelle locale, pour trouver des alternatives au manque de

matériel ou de connectivité, comme le BYOD, « Bring Your Own Device », lorsque les

individus amènent leur propre matériel sur place.

Enfin, la question du financement de ces projets et des infrastructures est fondamentale

(équipements en TIC, maintenance, coût des connexions).

Ce sont souvent les universités des PED qui souffrent le plus de difficultés

organisationnelles, et du manque de ressources matérielles et financières. Philippe

Frémaux résume ces limites, liées à la reproduction des inégalités économiques et spatiales :

« En effet, les effets positifs de l’Internet – abolition de la distance, coûts

réduits de transmission de l’information – ne peuvent bénéficier à des pays qui

ne disposent pas des infrastructures de base et où une grande partie de la

population n’accède pas à la formation de base nécessaire pour se saisir de

l’outil informatique. Signalons ici que le Comité commerce et développement

de l’OMC a récemment affirmé la nécessité de développer les infrastructures du

Sud, mais il n’a rien dit sur comment les financer… Le développement de la

formation via le net risque donc plutôt de renforcer la marginalisation des pays

les moins développés. »

92 Rapport « E-learning Africa » 2013

Page 61: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

61

La persistance des fractures et des inégalités malgré la diffusion du modèle des 2)

TICE ?

Au niveau des acteurs, pouvons-nous parler de « diverses fractures numériques » face

à aux multiples inégalités dans le domaine de l’accès aux TICE ? Quel lien il y a-t-il entre

inégalités sociales et inégalités numériques ? Quelles sont les implications sur les stratégies de

développement basées sur les TICE ?

a) « Les » fractures numériques

Au niveau des pays ou des acteurs, l’effet, la réception, et l’accès même sont liés à d’autres

caractéristiques (sociales, cognitives), que nous pourrons étudier à travers les différentes

fractures. Ces fractures numériques remettent en cause le postulat d’un accès amélioré à

l’éducation. Les fractures numériques revêtent donc un caractère multiforme, de nombreux

facteurs influant sur celles-ci. « La fracture d’usage oppose la population non technophile à la

population technophile, et, dans le système éducatifs, les usages prescrits et les usages réels ».

Cet « usage » est déterminé par un ensemble de facteurs. 93 Les barrières pour les

individus sont multiples : elles sont basées sur les compétences, la langue, l’accès aux

infrastructures, les caractéristiques sociales.

Différentes fractures se multiplient, impliquant donc des exclusions de la société de

l’information, et donc du savoir. La fracture numérique pourrait renforcer la « fracture

cognitive, qui additionne les effets des différentes fractures observées dans les principaux

champs constitutifs du savoir (l’accès à l’information, l’éducation, la recherche scientifique,

la diversité culturelle et linguistique) et constitue le véritable défi lancé à la construction de

sociétés du savoir ». Cette fracture repose sur les écarts entre les savoirs mais aussi au sein

des savoirs. La « fracture cognitive » est visible entre les pays, entre pays développés et en

développement, mais existe aussi au sein des pays. Ainsi, « une égale exposition au savoir »

ne signifie pas « une égale maîtrise du savoir ». Le défi, au-delà de la résolution de la fracture

numérique, consiste en la résolution de la fracture cognitive pour luter durablement contre les

inégalités.94 Le véritable accès n’est pas juste lié aux infrastructures, mais il est ainsi lié aux

93 Isabelle PYBOURDIN, « Politiques publiques » Construction de la fracture par les usages dans l’enseignement, Op. cit., p. 212

94 « Vers les sociétés du savoir », Rapport mondial de l’UNESCO, 2005, p.23

Page 62: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

62

capacités cognitives des individus, à leur formation, et au-delà, à un contexte politique et

réglementaire permettant l’utilisation de ces ressources.

La langue est un « obstacle majeur à la participation de tous aux sociétés du

savoir », l’essor de l’anglais comme langue véhiculaire de la mondialisation » laissant peu de

place aux autres langues. Les contenus des dispositifs de TICE sont très rapidement créés ou

traduits en langues locales. Il s’agit donc, dans une optique multiculturelle et

multilinguistique, de mettre à disposition des contenus dans les langues nationales. Comme le

souligne Michel Durampart dans « Les TICE à l’épreuve de l’interculturel, entre modèle du

nord et pratique du sud », « si l’enjeu de la culture et de l’alphabétisation est fondamental, on

peut alors considérer l’étrangeté du postulat consistant à penser que les TICE seraient un

moyen d’appuyer le développement, alors que leur structuration linguistique constitue de fait

un barrage à l’accès ».95 Le professeur Kwesi Prah, dans le rapport « E-learning 2013 »

affirme que « aucun pays ne peut évoluer sur la base d’une langue empruntée et comprise

uniquement par une minorité », soulignant le fait que les langues issues de la colonisation ne

peuvent constituer un moyen de développement, même par l’éducation, alors que seulement

10% des africains parle couramment le français, l’anglais ou le portugais. Les TICE dans ces

langues sont donc accessibles, de fait, qu’à l’élite occidentalisée de l’Afrique, reproduisant les

inégalités. Il existe une prépondérance, dans l’enseignement, de la langue anglaise dans le

monde, et française dans les pays francophones d’Afrique, au détriment de certaines langues

véhiculaires, ou même en voie de disparition. Ainsi, la plupart des contenus ne prennent pas

en compte les savoirs locaux, la diversité linguistique mais aussi culturelle. La

« connectivité » doit donc être accompagnée de politiques de formation, mais aussi de

production de ressources éducatives adaptées.

Ainsi, les limites sont non-matérielles (contenus éducatifs adaptés, en langue

maternelle, etc.). 40% des professionnels africains interrogés ont révélé créer des contenus

locaux, mais seulement 16% en langues africaines autochtones. Dans le cas des projets de

coopération, l’objectif affiché est donc de pousser les instituts pédagogiques locaux, les

acteurs locaux à développer leurs propres formations, sur leur propre modèle, en créant leurs

95 Michel DURAMPART, « Les TICE à l’épreuve de l’interculturel, entre modèle du nord et pratique du sud »,

Hermès, La revue, 2007/3 N°49, p. 225

Page 63: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

63

propres ressources. Ainsi, dans ce schéma, l’appui des pays ou institutions permettent d’éviter

la dépendance.

Les inégalités sociales sont-elles synonymes d’inégalités numériques ? Le numérique

éducatif participe-t-il à briser le schéma de la reproduction sociale ?

La formation a distance promet une véritable appropriation individuelle des dispositifs,

grâce à l’interactivité, la possibilité de contrôler son apprentissage. Si les TIC permettent donc

de surpasser la distance et de garantir le droit à l’éducation, des facteurs sociaux,

économiques conditionnent l’usage de ce droit. Les analyses démontrent que la fracture

numérique empêche l’accès à ces ressources éducatives ceux qui en ont le plus besoin : « les

inégalités d’accès au numérique dont d’abord des inégalités économiques, sociales et

culturelles existantes : tous ceux qui sont déjà en position d’infériorité quant à l’accès aux

ressources élémentaires, au développement, à la richesse et à l’éducation sont aussi exclus de

l’accès au numérique »96.

Les différents publics, aux caractéristiques socio-culturelles différentes, sont inégaux

face à la possibilité d’utiliser cette liberté d’apprentissage. Les enseignements à distance

impliquent une certaine autonomie pour profiter aux apprenants. Dans le cas des étudiants en

prison, développé par F. Salane, les individus ne peuvent pas investir l’outil de

l’enseignement à distance, demandant une autonomie, et ce, dans un contexte d’infantilisation

et de perte d’autonomie propre au milieu carcéral.97

L’exemple MOOCs illustre aussi la question de l’accessibilité à cet outil, dépendant

des caractéristiques sociales. La possibilité de suivre ces cours et de les compléter dépend

largement du niveau d’étude initial des participants. De plus, le taux de complétion des

MOOCs en moyenne est de 4%, selon une étude réalisée sur un million d’utilisateurs de

MOOCs, par l’Université de Pennsylvanie. Plus parfois la question de pouvoir payer la

certification finale (Coursera). En effet, ce n’est pas parce qu’un contenu est disponible qu’un

individu a les capacités pour se l’approprier.

96 Isabelle PYBOURDIN, « Politiques publiques » Construction de la fracture par les usages dans l’enseignement, Op. cit., p. 196

97 Fanny SALANE, « L’enseignement à distance en milieu carcéral : droit à l’éducation ou privilège ? », 2008

Page 64: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

64

Les étudiants qui sont en mesure, dans les PED, de suivre les formations des pays du

Nord correspondent à « un public aisé financièrement ». 98 Il existe ainsi un risque de

« développement de la marchandisation de la formation ». Suivre une formation à distance

représente un véritable coût : coût de l’heure de connexion dans un cybercafé, impression des

cours, etc.)

L’exclusion d’un univers (social, géographique, etc.) renforce donc l’exclusion

numérique, que ce soit au niveau des individus, ou des pays, comme nous le verrons avec le

cas de Cuba, dans la troisième partie, qui cumule exclusion au niveau commercial,

économique et idéologique, politique et numérique. Enfin, il s’agit donc de remettre en cause

fondamentalement le concept selon lequel les TIC et Internet permettraient d’abolir les

distances sociales : « la fracture numérique se charge de nous rappeler qu’il existe bel et bien

une géographie de l’Internet », et il y a une corrélation entre l’IDH et l’équipement en

infrastructures et serveurs Internet.99 Nous verrons dans la troisième partie que le cas cubain

échappe à cette corrélation, pour des raisons politiques.

b) Les limites des TICE comme stratégie de développement : la persistance des

inégalités

Les différentes causes de la fracture numérique nous amènent à nous interroger sur les

modalités et les possibilités de rattrapage des PED. Les inégalités de développement industriel

conditionnant le développement des infrastructures et l’accès aux TIC, il semble donc que le

développement économique et industriel est un préalable à l’accès à la société de

l’information et de la connaissance, et que cette étape ne peut être « sautée ». Ainsi, si les

connaissances se diffusent plus facilement grâce à l’éducation et aux TIC, les efforts en

éducation et formation, pour l’adaptation à ces « sociétés de la connaissance » dépendent eux-

mêmes du niveau de développement initial des pays.

L’ouverture des pays et la libéralisation du marché des services éducatifs favorise les

pays les plus compétitifs dans le domaine éducatif et participerait à renforcer les

98 Abdelfettah BENCHENNA, « L’ouverture à l’international de l’offre universitaire française à l’heure du numérique – Le cas des « pays du Sud francophones » » 99 « Vers les sociétés du savoir », Rapport mondial de l’UNESCO, 2005, p.31

Page 65: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

65

« déséquilibre croissants entre pays pauvres et pays riches ».100 Dans cette configuration, les

acteurs comme l’AUF, les campus numériques du Sud ne semblent pas suffisants pour

contrebalancer la tendance de la domination des universités et MOOCs du Nord. Les

inégalités dans le domaine économique se traduisent donc par un accroissement de la

dépendance, dans le domaine éducatif, et ce, « malgré » les TICE. Un des arguments, celui de

l’absence de fuite des cerveaux dans le cas de l’éducation à distance, n’est pas avéré. En effet,

toutes les offres éducatives ne sont pas disponibles à distance, tandis que la tendance des

MOOCs américains servant à « dénicher les jeunes prodiges de demain » et à les attirer dans

les pays développés offre un contre-exemple à ce postulat. 101

Comme nous l’avons vu, la Banque Mondiale est à l’origine d’un indice d’économie

de la connaissance. Au cœur de cette conception réside l’idée selon laquelle la diffusion des

connaissances permettrait le développement. Mais pour tirer réellement profit des TIC, il faut

que les acteurs disposent d’une base économique, matérielle et intellectuelle suffisante. Il

s’agit alors de s’interroger sur les « conditions matérielles et institutionnelles de la production

et de la mobilisation de ces connaissances » (Douyère et Clévenot). Il ne faut donc pas, selon

M. Clevenot et D. Douyère, sous-estimer les « facteurs sous-jacents nécessaires » pour tirer

avantage des TIC, dont les conditions matérielles et institutionnelles. Sans des politiques

adaptées dans ces autres domaines, les TIC pourraient donc participer à renforcer les

inégalités.

Ainsi, selon M. Douyère et D. Clévenot, l’économie de la connaissance est une

thématique privilégiée par les institutions internationales parce qu’elle efface les

problématiques Nord/Sud au profit de « problématiques microéconomiques » d’usage de ces

technologies.102

Selon la théorie de Marshall MacLuhan, les TIC provoqueraient à une « société sans

distance ». Selon E. Eveno et M. Vidal,103 le « techno-humanisme moderne », par les TICE

100 Pierre MOEGLIN, Gaëtan TREMBLAY, « Education à distance et mondialisation. Eléments pour une analyse critique des textes programmatiques et problématiques », Op. cit., p. 47

101 « Comment dénicher les prodiges de demain », Courrier International, 27 mars- 2 avril 2014

102 Mickaël CLEVENOT, David DOUYERE, « Pour une critique de l’économie de la connaissance comme vecteur de développement », 2008 103 Emmanuel EVENO, Mathieu VIDAL, « La formation comme nouveau pilier de la parabole du « village

Page 66: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

66

semblerait donner corps au « village global ». Selon les auteurs, le village global s’apparente

plutôt à des sociétés en réseau articulées aux grandes métropoles mondiales. L’éducation et la

formation, seraient donc « producteurs de territoire » et ne peuvent être considérés sans leur

dimension géographique.

La société de l’information n’est donc pas un espace uniforme. « L’enjeu fondamental

de la société de l’information consiste indéniablement à rechercher une compétitivité fondée

sur les diversité culturelle, éducative et sociale ».104 Les PED ne seraient ainsi pas en mesure

de participer à cette compétition internationale : les TICE sont des outils reproduisant les

inégalités économiques au niveau des individus mais aussi des pays. Ainsi, les TICE ne

permettraient pas de favoriser le développement social et économique dans les PED.

Ainsi, la connexion à Internet n’est pas la solution à tous les problèmes éducatifs, en

témoigne la question ouvrant un débat dans le cadre de la conférence « e-learning Africa

2014 » : « Notre obsession moderne de la connectivité nous fait-elle oublier que de

nombreuses écoles africaines ont besoin d’enseignants plus qualifiés et de salles de classe

mieux équipées, tout en mettant l’accent sur les mérites de l’éducation traditionnelle ? » 105 La

question du lien entre connaissance et développement nous pousse à accorder une attention

particulière aux contextes économiques, institutionnels et politiques, et à affirmer que les

TICE ne constituent pas un outil venant à l’appui des processus de développement

économique des pays.

global » Entre la « société de l'information » et la « société de la connaissance », l'introuvable universalité..., Distances et savoirs, 2007/2 Vol. 5, p. 315-321 104 Construire la société européenne de l’information pour tous. Rapport final du groupe d’experts de haut niveau, Bruxelles, Commission européenne, 1997, p.65

105 « Internet par-dessus tout ? », Aladsair MacKinnon 21 mai 2014, dossier eLearning Africa 2014

Page 67: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

67

Conclusion partielle

L’étude des TICE dans les pays développés et les PED nous ont permis d’identifier des

enjeux différents selon les caractéristiques sociales des individus et le niveau de

développement des pays. Ainsi, Abdelfettah Benchenna souligne que les logiques se profilant

pour les pays tentés par « l’intégration du numérique » sont celles de la « dépendance,

rationalisation, technologisation et risque de marchandisation », 106 dans le contexte de

privatisation des systèmes d’enseignement supérieur.

Comme nous l’avons souligné grâce aux analyses d’Isabelle Pybourdin, l’usage des

TIC et des TICE ne se décrète pas. Serge Pouts-Lajus (2005) souligne que les ENT français

constituent des « projets territoriaux qui s’appuient sur une volonté politique forte qui les

légitime ». Les usages effectifs des TIC dépendent de l’ensemble de la communauté, des

acteurs familiaux et des acteurs des institutions scolaires, 107 de la réponse aux besoins

fondamentaux éducatifs des individus, et de la mise en place de dispositifs durables (d’un

point de vue financier, matériel, humain, organisationnel).

Si selon l’UNESCO « le savoir ne peut être considéré comme une marchandise parmi

d’autres (…) et la question de sa marchandisation doit donc être considérée très

sérieusement »,108 nous pouvons nous interroger sur les possibilités des alternatives à cette

tendance dans le contexte international et la gouvernance actuelle. L’étude du cas cubain

constitue un exemple extrême d’opposition à la marchandisation du savoir.

106 Abdelfettah BENCHENNA, « L’ouverture à l’international de l’offre universitaire française à l’heure du numérique – Le cas des « pays du Sud francophones » » 107 Isabelle PYBOURDIN, « Politiques publiques » Construction de la fracture par les usages dans l’enseignement, Les cahiers du numérique, 2009/1 Vol.5, p. 211

108 « Vers les sociétés du savoir », Rapport mondial de l’UNESCO, 2005, p.23

Page 68: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

68

TROISIEME PARTIE : Le défi des TICE dans le contexte cubain : quelles

significations ?

L’étude des enjeux des TICE à Cuba fait l’objet de la troisième partie. Le contexte politique,

social, et économique de ce pays conditionne ce qui peut sembler une contradiction, entre un

fort accès à une éducation de qualité et un accès aux TIC presque inexistant. Selon le rapport

Measuring Information Society (MIS) 2013 de l’Union Internationale des

Télécommunications (UIT), mentionné dans la première partie, l’indice de développement des

TIC de l’UIT est de 2,72, plaçant Cuba à la 111e position sur 157 pays, selon les données de

2012. Les sous-indicateurs attribuent à Cuba un très mauvais score en matière d’accès aux

TIC (153e sur 157 pays en 2012109) et d’utilisation des TIC (116e sur 157) mais un très bon en

matière de compétences (skills) (14e sur 157). Ce décalage entre ces caractéristiques est

révélateur de la particularité et de la singularité du cas cubain, qui, pour des raisons politiques,

montre un des plus importants retard en matière d’accès aux TIC du monde, pour un niveau

de scolarisation et d’alphabétisation remarquable pour l’Amérique latine. L’IDH du pays, de

0,78, est relativement élevé, et classe Cuba à la 59e place sur 187 pays en 2012. Comment

expliquer ce décalage ?

L’étude des TICE à Cuba constitue une porte d’entrée vers les caractéristiques et les

problématiques cubaines actuelles, et va nous permettre de mettre en avant et d’illustrer des

enjeux liés aux TICE abordés dans le chapitre précédent, et prenant une place paroxystique

dans le contexte cubain. L’accès aux TIC, dans le cas cubain, s’impose donc comme une

problématique mêlant idéologie, aspects économiques, politiques, géopolitiques et sociaux.

Tout d’abord, le contexte géopolitique et économique influe sur la présence des TIC à

Cuba, et est à l’origine de frustrations et de revendications. Cuba, par sa position, peut

illustrer la fracture digitale mondiale. L’analyse de l’insertion de Cuba dans les réseaux

mondiaux et la société de l’information et de la connaissance nous renseigne sur les enjeux

politiques des TIC sur l’Ile. Cette partie nous permet de faire le lien entre l’échelle globale et

l’échelle nationale et individuelle.

109 Rapport MIS (Measuring Information Society) 2013 de l’Union Internationale des Télécommunications

Page 69: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

69

L’éducation est une des priorités du régime et peut être considérée comme une des

réussites de la politique cubaine de ces dernières décennies. Nous verrons les motivations du

développement de TICE à Cuba, l’originalité de ce développement et les acteurs qui l’ont

porté, à travers l’étude des discours et des politiques d’Etat mais aussi à travers un cas de

coopération entre la France et Cuba.

I. L’isolement numérique cubain et les revendications pour une

inclusion dans la société de la connaissance

L’isolement numérique cubain : des facteurs politiques, économiques et 1)

géopolitiques

a) Le contexte politique, la ligne idéologique et l’affrontement géopolitique

La République de Cuba est un régime socialiste à parti unique. La révolution de 1959,

mené par Fidel Castro, dans un contexte de guerre froide et de décolonisation, place le pays

au cœur de trois univers différents : l’Amérique latine, le mouvement des non-alignés et la

communauté socialiste, selon Alain Rouquié dans son ouvrage Amérique latine.110 Les

différentes réformes (réformes agraires et nationalisations) placent l’Etat au cœur de

l’économie cubaine. L’éducation et la santé deviennent les priorités du régime, tandis que les

salaires sont augmentés, et les politiques de lutte contre les discriminations et les inégalités

sont mises en place. Au niveau politique et idéologique, l’Etat s’impose comme l’acteur

totalitaire, régissant tous les aspects de la vie quotidienne des cubains, fournissant tous les

biens, services (éducation, santé, emploi, information) et les activités (parti unique, absence

de liberté d’expression). La dégradation rapide des rapports avec les Etats-Unis et le

rapprochement avec l’Union Soviétique en 1961 provoquent la rupture des relations entre

Cuba et les Etats-Unis et le début des mesures économiques, avec l’embargo instauré en 1960

et étendu en 1962, puis en 1996 par la loi Helms-Burton. Depuis 2008, le pays est dirigé

officiellement par Raul Castro. Cette année a marqué l’ouverture d’une nouvelle période

difficile pour le pays, qui souffre toujours, de la politique américaine centrée sur l’embargo et

110 Sara ROUMETTE, Cuba, Histoire, Société, Culture, La Découverte, Paris, 2011

Page 70: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

70

de difficultés économiques majeures, et reste très dépendant de ses importations (énergie,

aliments), le pays faisant face à de graves difficultés de solvabilité et de liquidités. Dans ce

contexte, en 2011, le VIe Congrès du Parti Communiste Cubain approuve un programme de

réformes économiques majeures depuis 1959, de libéralisation relative. Les grandes

transformations sont constituées par la loi migratoire 111 , la loi des investissements

étrangers112, le développement du secteur privé et la loi sur l’unification monétaire113.

Malgré ces évolutions, le pays souffre d’une réelle « fatigue sociale », selon

l’expression de l’écrivain Leonardo Padura et du fort immobilisme du régime. La vie

quotidienne, pour la grande majorité des cubains restant très difficile, dans un contexte de

grosses pénuries.

La ligne idéologique reste assez fermée. L’opposition n’est pas reconnue dans le

régime de parti unique à caractère autocratique. L’Etat a toujours le monopole de

l’information, la censure est omniprésente, tandis que, l’accès à Internet reste impossible pour

la grande majorité de la population. Le manque d’accès à Internet est la conséquence de la

politique internationale et de l’embargo, mais aussi de la ligne idéologique du régime et de

son absence de volonté de développer l’accès à ce média. De nombreux acteurs cubains,

membres de l’Etat ou non, soulignent ainsi l’absence de neutralité des informations sur

Internet, soutenant donc que « l’information sur Internet n’est pas toujours exacte, et qu’elle

est même, souvent malintentionnée » 114 . Des scandales, comme l’affaire Zunzuneo 115 ,

111 Plusieurs réformes politiques ont été mises en œuvre, notamment la simplification des conditions de sortie du territoire et de retour des citoyens cubains. 112 Au niveau économique, la nouvelle loi d’investissements étrangers, votée en avril 2014, est la réforme visant à créer un cadre réglementaire et fiscal stable et attractif pour les entreprises étrangères et à ouvrir certains secteurs nécessitant de lourds investissements (énergie, infrastructures, transports) mais aussi d’autres secteurs traditionnellement fermés (agriculture). Aujourd’hui, les ventes de biens immobiliers sont désormais légales, tout comme l’achat de véhicules (mais avec un surcoût prohibitif pour ces derniers).

113 Le pays fonctionnant toujours avec deux monnaies, le peso national, CUP, et le peso convertible, CUC, équivalant au dollar, la difficile réforme de l’unification monétaire a été annoncée officiellement fin 2013 et sa mise en place devrait s’accélérer graduellement au cours des deux années à venir. 114 Entretien avec Alicia Plasencia Vidal dans « TICs y educación: los desafíos de Cuba », Blog de la Universidad Nacional de Rosario (Argentine)

115 Une enquête de l’agence américaine Associated Press (AP) a révélé en avril 2014 qu’entre 2010 et 2012, jusqu’à 40 000 utilisateurs cubains ont utilisé un réseau social, Zunzuneo, qui avait été conçu par l’USAID, l’agence américaine de développement, à des fins « d’appui à la démocratie » et de « renforcement de la société civile ». Selon Associated Press, ce réseau social avait pour objectif de long terme de déstabiliser le pouvoir castriste.

Page 71: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

71

dévoilée en avril 2014 contribuent à renforcer dans l’opinion d’une grande majorité de

citoyens l’idée selon laquelle Internet est un « instrument de guerre médiatique contre

Cuba »116, « une voie de plus pour promouvoir la subversion interne, le terrorisme et les

pressions contre la Révolution »117.

b) L’accès aux TIC à Cuba et les fractures numériques

Internet est apparu à Cuba en 1997. Le contrôle d’Internet à Cuba s’exerce

majoritairement en amont : le seul fournisseur d’accès de l’Ile, appartenant à l’Etat, Etecsa,

accorde ses services uniquement aux administrations, aux hôtels, et aux expatriés. Les

connexions illégales existent, à La Havane principalement. Les comptes se vendent sur le

marché noir. La majorité des personnes disposant de comptes d’accès les partagent avec leurs

familles ou leurs amis ; ainsi, une connexion est parfois utilisée par plusieurs dizaines de

personnes 118 . Mais ces connexions illégales sont passibles de sévères amendes ou

condamnations pouvant aller jusqu’à cinq ans de prison.

Le gouvernement a permis la vente et l’achat d’ordinateurs, d’accessoires

informatiques et de téléphones mobiles en 2008, avec une autorisation officielle. A partir de

cette année, la population a officiellement le droit d’accéder à Internet depuis les cybercafés

des hôtels touristiques. Cependant, malgré cette « autorisation » officielle, les prix provoquent

la « discrimination économique ». Pour un salaire moyen mensuel cubain de 20 dollars,

l’accès, tant aux équipements informatiques (de l’ordre de 600 dollars pour un ordinateur, de

400 dollars sur le marché noir, en pièces détachées) qu’à la connexion (de 4 à 6 dollars pour

une heure) reste la véritable barrière à l’accès. Les restrictions ne sont plus politiques mais

sont donc techniques et économiques.

De fait, un nombre très limité de cubains a accès à ce service coûteux. Ainsi, en 2009,

0,25% de la population cubaine était connectée à Internet.119 12% de la population dispose par

116 “Internet: instrumento de guerra mediática contra Cuba”, Rebelion, Dunnia Castillo Galán y Eddy Mac Donald Torres 117 Entretien avec Alicia Plasencia Vidal dans « TICs y educación: los desafíos de Cuba », Blog de la Universidad Nacional de Rosario (Argentine)

118 Sarah BEAULIEU, « Internet y la generacion de los blogueros », Cubaencuentro 119 Avec 27 000 contrats de connexion. Sara ROUMETTE, Cuba, Histoire, Société, Culture, La Découverte, Paris, 2011

Page 72: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

72

contre de l’accès à un intranet cubain. En effet, certains professionnels, dont les hauts

fonctionnaires, les universitaires, les médecins, peuvent, avec une autorisation disposer de

l’accès à l’intranet cubain, réseau gouvernemental déconnecté du Web mais permettant entre

autres l’accès à un service de messagerie électronique. Ainsi, durant la première année

d’Université, les étudiants disposent d’un accès à une messagerie électronique. A partir de la

troisième année, ils peuvent avoir accès à l’Intranet, dans le cadre de leurs recherches

universitaire. Néanmoins, cet accès doit être véritablement relativisé : si de nombreux sites

sont bloqués, pour des raisons de censure, la mauvaise connexion constitue l’obstacle majeur.

L’intranet est aussi disponible dans certains lieux publics.

Malgré les prix prohibitifs, de plus en plus de cubains ont accès à l’intranet et

l’Internet. En 2013, plus de 100 000 personnes ont ouvert un compte internet. L’insertion au

réseau Internet mondial se réalise de manière informelle. Il est en effet possible d’accéder à ce

service par des canaux différents, que ce soit d’un point de vue matériel ou connectique

(marché noir, ordinateurs qui servent à toute une communauté, étudiants qui ramènent leurs

câbles à l’Université, etc.) Cuba s’informatise donc rapidement, et ce « à la marge » des

réformes de Raul Castro. Les toutes dernières technologies s’échangent via les réseaux

illégaux, tandis que les marchés autorisés sont comparables à des « musées de vieille

technologie ». 120

Mais même sur le marché informel, les inégalités sont existantes121. La fracture

numérique à Cuba est présente entre la capitale et la province, mais les inégalités sont

d’autant plus présentes entre les individus qui ont accès à la monnaie convertible122 et ceux

qui disposent uniquement de la monnaie nationale. La société cubaine est une société à double

vitesse. La brèche digitale est directement liée à ces inégalités économiques, comme nous

l’avons vu dans la deuxième partie de ce mémoire.

120 « Conseguir un ordenador, el imparable frenesí », Rosa Lopez, 26 mai 2014, Blog 14ymedio

121 « Conseguir un ordenador, el imparable frenesí », Rosa Lopez, 26 mai 2014, Blog 14ymedio 122 La monnaie convertible est axée sur le dollar et est utilisée pour l’achat des biens importés, dont les équipements informatiques. La majorité des cubains touche leur salaire en monnaie nationale.

Page 73: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

73

c) L’isolement numérique cubain

Jusqu’en 2011, Cuba était donc l’un des pays du monde les plus isolés au niveau des

télécommunications et spécialement d’Internet, dû à ces restrictions mais aussi à l’embargo

étatsunien. En effet, l’embargo empêche l’Ile de se connecter au réseau mondial de fibre

optique, et force Cuba à recevoir le service par satellite, ce qui est extrêmement coûteux, et

explique la lenteur des connexions. De plus, selon les règles étatsuniennes, un câble de

télécommunication avec un point d’ancrage aux Etats-Unis ne peut atteindre Cuba, ce qui

dissuade de fait toute entreprise de télécommunication de traiter avec Cuba. La politique de

blocus étasunienne est donc économique, commerciale, financière, mais aussi

informationnelle, vu qu’elle interdit la connexion aux câbles de télécommunication sous-

marins, les importations d’équipement de technologie et de télécommunications, l’achat de

licences de logiciels, l’accès à certains sites, 123 etc.

Néanmoins, en 2013, le Venezuela a permis à Cuba, la Jamaïque, Trinidad et Tobago

et à Haïti d’accéder, grâce au câble ALBA-1124, à un Internet haut-débit et à une connexion 3

000 fois plus rapide.

La carte ci-dessous, faisant apparaître les câbles de télécommunication sous-marins

dans la région des Caraïbes, illustre bien l’extrême isolement de Cuba au niveau numérique.

En effet, le réseau virtuel repose avant tout sur des infrastructures physiques, dont les câbles

de télécommunication sous-marins, visibles sur la carte. Ces connexions « physiques » sont

donc révélatrices des pôles structurant le réseau mondial. L’isolement de Cuba contraste donc

avec la concentration de câbles partant de la Floride et touchant Porto Rico et le Panama.

L’accès limité à Internet de Cuba est donc un des symptômes et un révélateur de son

manque d’insertion économique, politique dans les réseaux mondiaux et dans la

mondialisation.

123 « Un MOOC américain forcé de bloquer ses contenus en Iran et à Cuba », Jacques Pezet.

124 Dans le cadre des accords ALBA (Alternative Bolivarienne pour les Amériques).

Page 74: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

74

Figure 6. Carte des câbles de télécommunication sous-marins dans la région des Caraïbes. 2014 Source : Telegeography.

Le refus de l’exclusion de la société de la connaissance : une revendication 2)

pleinement politique dans le contexte cubain

Les TIC à Cuba font donc l’objet de cristallisation des enjeux politiques et de

revendications pour plus de libertés de la part d’une partie de la population. Ces individus,

majoritairement de la capitale, revendiquent l’ouverture du pays pour une l’intégration dans la

société mondiale de l’information et de la connaissance.

a) Cuba, le paroxysme de la revendication du droit à l’inclusion

Selon l’Assemblée Générale des Nations Unies, la liberté d’expression est la « pierre de

touche » de tous les autres droits et libertés proclamés par les Nations Unies. L’UNESCO

souligne que la liberté d’expression, au-delà d’une question de principes, consiste en un

puissant levier du développement humain, en ouvrant « la voie au partage de l’information et

Page 75: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

75

du savoir ». 125 La revendication de l’accès à l’information et à la connaissance via les TIC

constitue, pour un grand nombre de cubains, une revendication pleinement politique.

Le documentaire « Offline », réalisé en 2013 par Yaima Pardo, donne la parole à des

artistes visuels, chercheurs, professeurs, journalistes, éditeurs, politologues et critiques. Ces

derniers sont majoritairement, jeunes, de la capitale, ayant fait des études universitaires,

avides d’acquérir les compétences nécessaires à l’adaptation à la société de la connaissance, et

véritablement frustrés d’être exclus de celle-ci. Comme mis en valeur par les indicateurs de

l’indice de l’Union Internationale des Télécommunications en introduction de cette partie, ce

réel décalage entre l’accès à l’éducation et l’accès aux TIC est ressenti comme une

contradiction par cette partie de la population. De plus, le rattachement du câble ALBA-1

rattaché du Venezuela à Cuba a provoqué de grandes attentes de la part de cette population,

rapidement frustrée par le constat de l’absence d’évolution au niveau de la connexion.

Les arguments des interrogés du documentaire « Offline » font référence au-delà du

droit à l’information, aux discours et aux postulats détaillés dans la première partie de ce

mémoire.

Ainsi, plusieurs personnes dans le documentaire font allusion au retard pris, au fait que

les cubains ne sont pas du tout préparés aux changements. Ceci, selon les discours mis en

valeur, provoque de fait un retard au niveau de l’insertion dans la société de la connaissance,

et un désavantage dans la compétition internationale.

« Les personnes qui n’ont pas accès aux TIC sont en train de rester à part

de la « connaissance », du flux dynamique du monde contemporain, elles

restent en arrière, délaissées, elles commencent à devenir des personnes non

fonctionnelles, analphabètes aussi ».

Plusieurs cubains interrogés soulignent le fait que l’impossible accès aux TIC les

confine dans un monde et une temporalité différents.

« Avoir une société qui ne comprend pas la technologie, c’est avoir une

société qui ne sait pas s’adapter au monde qui arrive. (…) (à Cuba) nous

125 « Vers les sociétés du savoir », Rapport mondial de l’UNESCO, 2005, p. 43-44

Page 76: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

76

sommes comme des hommes de Neanderthal vivant dans une société avec

toutes les dernières technologies, les tablettes… »

De plus, les TIC sont vues comme ayant un potentiel de croissance et de

développement :

« Selon moi, c’est obligatoire de s’ouvrir aux TIC (…) parce que c’est

ce qui va apporter, peut-être de l’argent, des personnes, de la connaissance. La

technologie, c’est ce qui va faire bouger le monde du futur. »

« C’est l’alphabétisation que j’aimerais. Pas seulement une

alphabétisation digitale, informatique, seulement dans le sens technocratique,

mais dans le sens de profiter, de ce qu’Internet peut nous offrir, d’un point de

vue de ses possibilités ».

Enfin, les TIC sont donc vues comme fondamentales pour accéder à l’information, et

grâce à une distance critique, accéder à la connaissance. « Apprendre à apprendre implique

une capacité à s’informer et un esprit critique, selon l’UNESCO. Ainsi, les TIC apparaissent

comme l’outil central pour s’insérer dans le monde actuel :

« Un pays qui se ferme aux technologies de la communication se ferme au monde ».

Ainsi, cette revendication d’accès aux TIC pour mettre en œuvre le développement, si

elle est demandée dans de nombreux pays comme nous l’avons vu dans la première partie,

prend une toute autre dimension dans le contexte cubain. La revendication de l’accès aux TIC,

et plus spécifiquement à Internet, dans l’argumentaire des cubains interrogés, permet de

mettre en valeur le lien inhérent entre le droit à l’éducation et le droit à l’information.

« Mais pourquoi l’intranet ? L’Internet est un droit que nous avons. »

« Pourquoi Internet ne pourrait pas être gratuit comme la santé et

l’éducation, c’est un droit, non ? »126

Cette revendication, politique, attaque directement le régime cubain et son idéologie et

souligne l’inadéquation de l’Etat cubain avec la réalité des TIC.

126 Yaima PARDO, “OFFLINE”, 2013

Page 77: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

77

b) La revendication de l’accès à Internet : d’un droit à l’éducation aux revendications

politiques

Les TIC à Cuba font ainsi l’objet d’une véritable cristallisation autour de plusieurs

enjeux politiques, idéologiques et économiques. Elles sont révélatrices à la fois de la position

de l’Etat cubain au niveau national, entre une ligne idéologique fixe et des politiques de

libéralisation et d’ouverture, et au niveau international, par son caractère socialiste et sa lutte

contre l’hégémonie du néolibéralisme.

Dans un contexte de faiblesse des salaires face au coût de la vie, d’absence de liberté

d’expression, de revendication pour l’ouverture du pays, la question de l’accès aux TIC prend

une signification politique à Cuba. Cuba a commencé depuis 2011 une phase de réformes

dans le pays, par la mise en œuvre de politiques de libéralisation, et d’ouverture relative,

tandis que la ligne idéologie reste stricte. La revendication de l’accès à Internet permet donc

de mettre en avant l’urgence des réformes économiques mais surtout politiques, de mettre en

valeur l’insuffisance des réformes économiques et commerciales si il n’y a pas en parallèle

une évolution des libertés et une ouverture du pays à l’information mondiale. Le constat de

ces différences de rythmes entre les réformes économiques et politiques appelle à réformer le  

système cubain en profondeur. Au cours de la conférence intitulée « Blogs, réseaux sociaux et

jeunesse », tenue le 12 mars 2014 à La Havane, avec pour intervenants des chercheurs et

journalistes cubains, les intervenants comme le public on souligné l’importance pour le pays

de changer de discours et de développer des politiques convertissant Internet en un outil

permettant « d’atténuer les inégalités », et d’offrir « un espace de mobilité

sociale ». L’utilisation de ces termes remet en cause l’idéologie et le discours dominant

cubains, basés sur l’absence de classes sociales et l’égalité entre tous les individus.

L’exemple des TIC à Cuba permet de souligner que la mise en avant de l’utilisation

des TIC est intimement liée, au-delà d’un conflit géopolitique, à la défense d’idéologies

opposées. L’état d’isolement de Cuba sur la scène internationale, et la connexion de Cuba au

réseau sont liés au conflit idéologique opposant le néolibéralisme au socialisme. L’embargo

américain sert de justification à l’absence de développement des TIC sur l’île. De plus, en

2013, Wilfredo Gonzales, Vice Ministre de la Communication de Cuba déclarait que « ce ne

sera pas le marché qui régulera l’accès à la connaissance dans notre pays ».

Page 78: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

78

Ainsi, l’usage d’Internet, pour s’accorder à l’idéologie socialiste, devra être celle d’un

outil « antihégémonique et participatif » 127 , et d’investir cet outil dans « l’éducation

populaire ». Néanmoins, les intervenants de la conférence « Blogs, réseaux sociaux et

jeunesse » ont souligné les différents défis de l’utilisation d’Internet dans le contexte cubain.

Tous les intervenants se sont mis d’accord sur le manque de cohérence des politiques

cubaines à ce sujet, du retard accumulé et sur l’absence de conscience de l’importance de

l’enjeu. Dans les rapports officiels, les mots « Internet » ou « numérique » sont très peu cités.

Néanmoins, au-delà de l’amélioration du cadre légal et de la création de politiques

favorisant l’accès à Internet, dans le cas cubain, les défis sont avant tout matériels, et

financiers. Le contexte économique difficile complique l’investissement dans les

infrastructures et l’équipement.

Néanmoins, Malgré l’accès quasi nul à Internet sur l’Ile et l’exclusion des réseaux

mondiaux des TIC, le pays a l’IDH le plus élevé de la zone des Caraïbes, peu

d’analphabétisme et un excellent système éducatif, et comprend des politiques utilisant des

TICE.

II. Le modèle de développement des TICE à Cuba et les limites

La situation géopolitique et le refus de l’utilisation des modèles libéraux et des

contenus venant de l’extérieur ont poussé Cuba à développer ses propres outils éducatifs

utilisant les TIC. Ces politiques de TICE, utilisant notamment la télévision et la radio,

constituent un exemple, original de part le contexte politique du pays, de développement et

d’utilisation des TIC adaptés à un contexte national spécifique.

Le modèle cubain et la priorité à l’éducation : les politiques cubaines de TICE 1)

a) La priorité à l’éducation, la volonté et l’utilisation des TICE à Cuba

En dépit de la faiblesse des ressources matérielles et de la faible connectivité de l’Ile, il

existe une volonté gouvernementale affichée d’utiliser les TIC dont Internet pour

127 Conférence « Blogs, réseaux sociaux et jeunesse » du 12 mars 2014 tenue à la Casa del ALBA, La Havane, avec pour intervenants Dr. Perdo Urra (Université de La Havane), Rosa Miriam Elizalde (Editrice Cubadebate)

Page 79: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

79

l’enseignement. Si les autorités cubaines rejettent la faute sur l’embargo étatsunien concernant

le manque d’accès à Internet, et ne cherchent pas à améliorer l’accès pour la population,

garantir l’accès à l’éducation a en revanche constitué une des priorités de l’Etat, et les

autorités ont développé leurs propres dispositifs de TICE pour mener à bien leurs objectifs.

Dès le triomphe de la Révolution, Fidel Castro a fait de l’éducation une des

priorités fondamentales de l’Etat cubain; en témoignent les campagnes d’alphabétisation

lancées dans les années 1960. Ces campagnes, avaient pour objectif de supprimer

l’analphabétisme, dans les villes, puis dans les campagnes.128 Les statistiques de l’UNICEF,

le taux d’alphabétisation des adultes était de 99,8%, de scolarisation des enfants sur la période

2008-2011 de 98,4%, pour 11 millions d’habitants. Ces chiffres illustrent la réussite du

système éducatif cubain. Enfin, le système cubain garantit une éducation entièrement gratuite

pour les familles.

Les dirigeants cubain ont, dès les années 1990 assuré que l’introduction des TIC dans

l’éducation, était un outil indispensable, qui pouvait contribuer aux missions de la Révolution,

à « l’accélération des processus d’enseignement – apprentissage et à l’amélioration de leur

qualité »129 au « développement durable » de la société cubaine, participant donc à répondre

aux objectifs de la Révolution. Fidel Castro, lors de la cérémonie du 15e anniversaire du

Palais Central d’Informatique, en 2007, déclare :

« Pour que le monde soit meilleur, il doit être différent et ceci est lié aux

avancées de la science et de la technique, du savoir et de l’intelligence, toujours utilisés

en fonction de l’égalité, de la justice, de la paix, du bien-être des personnes et de la

survie de la vie sur la planète. (…) Il ne s’agit pas seulement d’informatique pour

communiquer, sinon pour savoir, apprendre, enseigner, aider, partager ».130

En 2012, l’éducatrice, représentante du Ministère de l’Education supérieure cubain et

conseillère de la Direction d’Informatisation de ce dernier, Alicia Plasencia Vidal, soulignait

128 “No sirve darle una computadora a un chico sin capacitar a padres y docentes”, 1er septembre 2012, La Capital (Argentine) 129 Mariciel MORALES ARANGUREN, « Internet, su impacto en la sociedad cubana y en la Educación Superior », 2009 130 Mariciel MORALES ARANGUREN, Ibid.

Page 80: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

80

qu’il « n’est pas possible aujourd’hui de refuser la présence des technologies de l’information

et de la communication ».

Le refus de l’imposition d’un modèle extérieur et la volonté d’inculquer l’idéologie de

la Révolution est à l’origine de la création de ressources et dispositifs propres. EcuRed est

l’Encyclopédie collaborative de l’île, qui compte plus de 92 000 articles. Cet outil illustre

bien la volonté de contrôle des définitions, et le refus de l’imposition extérieure, en témoigne

l'incitation d’Alicia Plasencia Vidal : « Regarde la page Wikipédia sur les Malouines et après

cherche le sur notre encyclopédie et fais la comparaison. »

Cuba a développé des outils utilisant des TICE, pour mener à bien un des objectifs de

scolarisation des enfants dans tout le pays. Ces politiques sont basées sur l’utilisation des

médias de masse, permettant de toucher un très large public. A partir des années 2000, le

ministère de l’Education (MINED) de Cuba a développé un programme d’apprentissage à

travers la radio et la télévision assez large. Il est constitué de programmes télévisés éducatifs,

diffusant de véritables classes à la télévision. Ces cours étaient appuyés par des textes

imprimés, les « tabloïds », vendus dans les kiosques. Ces documents d’appui aux cours, ne

sont aujourd’hui plus produits, en conséquence du manque de financements de l’Etat cubain.

Aussi, des cours filmés, enregistrés sur des CDs ou des clés USB sont distribués dans

les écoles puis projetés dans les classes, pour appuyer les compétences d’un professeur et

renforcer certains cours ou pallier l’absence d’un professeur.

L’apprentissage des TIC est intégré dans la formation des professeurs et enseignants,

de tous niveaux. En effet, apprendre à utiliser les TIC est un préalable à enseigner avec les

TIC et enseigner les TIC aux apprenants, d’où l’intérêt de former les professeurs à l’usage de

ces outils. Cette formation des professeurs aux TIC a été soutenue par l’UNESCO et ces

projets ont eu une très bonne réception131. De plus, les programmes de formation aux TIC

sont mise en œuvre dès l’école primaire. Les écoles et collèges disposent d’ordinateurs (au

minimum un, et le nombre variant en fonction de la taille de l’école), connecté à l’intranet

cubain. Les écoles disposent aussi d’un téléviseur et de vidéos pédagogiques. La conception

socialiste de l’utilisation des TIC ne vise pas à ce que « chacun ait un ordinateur dans sa

maison mais à l’utilisation sociale de ces moyens de communication ». Les discours officiels

131 Entretien avec Isabel Viera Bermudez

Page 81: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

81

mettent donc en avant l’importance du mode d’utilisation sociale de ces TIC, en accord avec

l’idéologie socialiste, et ce, conséquence avant tout des limites financières et matérielles des

institutions cubaines.

Cette utilisation des TICE répond bien aux objectifs d’une éducation de qualité pour

tous, indépendamment de la distance géographique et des conditions matérielles et humaines

des écoles. Comme le souligne Isabel Viera Bermudez, responsable du programme

« Communication et Information » de Bureau régional de l’UNESCO pour l’Amérique latine

et la Caraïbe, « à Cuba, l’utilisation des TICE coïncide avec les paradigmes de l’UNESCO et

ses principales lignes de travail »132 mais aussi de ses recommandations :

« L’importance de l’éducation et de l’esprit critique souligne combien, pour

bâtir de véritables sociétés du savoir, les possibilités nouvelles offertes par l’Internet et

les outils multimédias ne doivent pas nous conduire à nous désintéresser de ces

instruments de savoir à part entière que sont la presse, la radio, la télévision, et, surtout,

l’école. Car la majorité des populations du monde, avant d’avoir besoin d’ordinateurs

et d’accès à Internet, a faim de livres et de manuels scolaires et manque cruellement

d’enseignants. »133

Les dirigeants cubains tentent de tirer profit des TICE, dans un contexte économique et

financier difficile, qui a des conséquences sur la fourniture de services éducatifs. Cuba a opté

pour le logiciel libre. En effet, les acteurs cubains ne sont pas en mesure de payer les licences.

Les ordinateurs, basiques, sont importés majoritairement de Chine, grâce à des crédits

internationaux. Compte tenu des faibles ressources, la priorité est de connecter les

Universités : « l’avant-garde, l’innovation, je pense, est portée par les Universités, qui doivent

avoir la priorité dans l’accès à Internet ».134

La volonté de développer l’éducation grâce à l’utilisation des TIC est assurée, selon

Eddy Mac Donald Torres, universitaire de la Faculté des Sciences de l’Informatique. Mais les

faibles conditions matérielles et financières et l’insuffisance de la connexion ne parviennent

132 Entretien avec Isabel Viera Bermudez, responsable du programme « Communication et Information » de Bureau régional de l’UNESCO pour l’Amérique latine et la Caraïbe. 133 « Vers les sociétés du savoir », Rapport mondial de l’UNESCO, 2005, p.18

134 Entretien avec Eddy Mac Donald Torres

Page 82: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

82

pas à répondre aux besoins des étudiants du niveau universitaire. Eddy Mac Donald Torres

souligne que selon lui : « la priorité reste l’alimentation et les biens de base dont a besoin la

population. Tant que ceci n’est pas résolu, l’accès à Internet par toute la population ne sera

pas réalité. »135

De plus, l’intranet cubain a été, selon Eddy Mac Donald Torres, très mal développé,

d’un point de vue organisationnel. Au contraire, le réseau médical national Infomed, avec un

minimum de ressources, a permis de donner accès à un maximum de ressources scientifiques

à une communauté de médecins et personnel de la santé publique à Cuba, et compte plus de

100 000 utilisateurs dans toute l’Ile. Compte tenu des faibles ressources allouées au projet et

du contexte matériel cubain, ce réseau est considéré comme un succès. Ce réseau médical a

servi de modèle à l’élaboration de logiciels éducatifs par le ministère de l’Education, et à la

création de son réseau, qui connecte 785 écoles du pays.136 Néanmoins, ce réseau n’a pas

réussi à atteindre ses objectifs, étant très peu utilisé.

b) L’usage social des TICE : l’exemple des Joven Club de Computación

La mise en place de l’usage « social » des TICE est indissociable du contexte

idéologique et économique cubain. Les autorités cubaines, pour des raisons matérielles mais

aussi sociales et éducatives et politiques, ont choisi de privilégier les centres d’utilisation des

ces TIC. Ainsi, le taux d’équipement personnel d’ordinateur est très faible, tandis que la

politique d’éducation aux TIC est efficace, avec un faible nombre d’équipement. Le fait de

mesurer uniquement le nombre d’équipements en TIC, par les organisations internationales,

servant de référence, traduit la pression venant des pays industrialisés de vendre des

équipements informatiques.

La stratégie d’utilisation des TICE cubaine repose donc sur une vision inclusive et

sociale. Les « conditions de mise en place sont radicalement différentes » contrairement au

programme argentin Conectar Igualdad, déjà mentionné, l’Etat cubain n’ayant pas les

moyens de mettre en place un modèle « 1 à 1 ». L’Etat cubain a construit environ 170

« centres technologiques » dans les diverses régions de l’Ile où les étudiants peuvent accéder

135 Entretien avec Eddy Mac Donald Torres

136 “Disponible en Internet nuevo portal educativo cubano”, Juan Morales Agüero, 8 février 2010, Juventud Rebelde

Page 83: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

83

à des ordinateurs et des logiciels éducatifs (créés, pour l’enseignements primaire et

secondaire, par le Ministère de l’Education). Aussi, selon Alicia Plasencia Vidal, « distribuer

des ordinateurs vides n’a pas de sens, d’un point de vue éducatif ». De plus, dans les centres

technologiques, les enfants de primaire sont souvent accompagnés de leurs parents, ce qui

permet de les former directement aux usages de l’informatique et de l’utilisation des outils.

Les dispositifs de TICE mis en place correspondent au souci d’inclusion et « d’usage social »,

les élèves mais aussi les communautés étant formées à l’usage de ces outils.137

Un des éléments les plus significatifs de la volonté de développer l’apprentissage et

l’utilisation des TIC est la création des « Joven Club de capacitacion electronica ». Usage

social des technologies en 2011 selon le Bureau National des Statistiques et de l’Information

de Cuba comptait 603 « Joven Club de Computación » dont l’accès est gratuit, et qui mettent

en place des cours destinés à divers publics, dont les enfants, les femmes ou les individus

avec des discapacités. Plus de 3 millions de personnes auraient été diplômés d’un cours dans

ces centres depuis leur création.138

Le « Joven Club » mobile, bus équipé d’ordinateurs et parcourant le pays pour former

les individus même dans les zones éloignées, est l’un des projets mis un place par l’UNESCO

et qui a été récompensé par l’UNESCO.

Les TICE à Cuba ne comptent pas de projets relatifs à Internet, compte-tenu du

manque et des difficultés de connectivité de l’Ile et des raisons politiques développées dans la

partie précédente. Les dispositifs de TICE mis en place à Cuba sont donc conditionnés par les

caractéristiques du système cubain, son idéologie sociale d’inclusion, et ses faibles ressources

économiques. Les quelques projets portés par les autorités cubaines, malgré leurs limites, ont

démontré leur efficacité et leur utilité, en témoigne les prix et le soutien de l’UNESCO. Ils

sont le résultat de la politique volontariste des dirigeants dans le domaine de l’éducation, pour

des raisons clairement politiques, mais constituent un modèle de développement des TICE

unique.

137 Entretien avec Isabel Viera Bermudez, responsable du programme « Communication et Information » de Bureau régional de l’UNESCO pour l’Amérique latine et la Caraïbe.

138 Office national des statistiques de Cuba

Page 84: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

84

Dans une deuxième partie, l’analyse d’un projet de coopération pour le français, porté

par des acteurs français et cubains de l’Alliance française de La Havane, et de ses limites,

grâce aux entretiens réalisés, nous offre une illustration plus spécifique sur les motivations,

les implications, d’un dispositif de TICE dans la capitale cubaine et dans les provinces.

Page 85: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

85

L’intégration des TICE au sein d’un dispositif d’enseignement du français : le 2)

cas de l’Alliance française de La Havane

« L’impact social »139 des TIC touche les écoles, instituts et Universités, entraînant des

modifications dans les formes traditionnelles d’enseignement et d’apprentissage. Le défi des

centres éducatifs consiste, avec un minimum de ressources humaines et matérielles, à préparer

les apprenants tout comme les enseignants à prendre en compte et à tirer profit des TICE.

a) Le défi des TICE à l’Alliance française : maximiser les ressources pour favoriser

le dynamisme et l’autonomie de l’apprenant

Les entretiens que nous avons réalisés avec six professeurs de l’Alliance française de La

Havane, de mai à juillet 2014, nous ont permis d’évaluer les réalités de l’utilisation des TICE

dans le contexte cubain. A quoi répond l’utilisation des TICE dans le contexte de l’Alliance

française, projet de coopération entre la France et Cuba ? Quels sont les problèmes posés ?

L’Alliance française à Cuba est institution cubaine, rattachée au MINED, le ministère

de l’Education cubain. L’Alliance française a une place et une importance privilégiées à

Cuba, s’agissant du seul centre culturel et linguistique étranger autorisé. Compte-tenu des

conditions économiques de l’Ile et de son statut, l’Alliance ne dispose pas de recettes propres.

Les inscriptions sont très accessibles pour les cubains, de l’ordre de un dollar par mois,

condition de l’existence même de l’Alliance française sur le territoire cubain. L’institution est

largement subventionnée par l’ambassade de France à Cuba. En 2013, 7 000 élèves adultes et

2 400 enfants étudiaient à l’Alliance française de La Havane, et plus de 60 professeurs y

travaillaient, répartis dans deux bâtiments.

Les TICE ont vraiment débuté à l’Alliance en 2006 avec l’inauguration du laboratoire

multimédia, qui compte 16 ordinateurs, dotés de ressources multimédia d’appui à

l’enseignement. La médiathèque, située dans un autre bâtiment, compte des ordinateurs dotés

de ressources numériques d’appui à l’apprentissage du français. Le labo est utilisé « comme,

un présentiel enrichi » : les élèves, accompagnés de leur professeur, travaillent

systématiquement plusieurs séances par mois sur les ressources des ordinateurs. Par contre, à

139 Mariciel MORALES ARANGUREN,, « Internet, su impacto en la sociedad cubana y en la Educación Superior », 2009

Page 86: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

86

la médiathèque, les élèves sont libres d’utiliser, quand ils le souhaitent et à leur rythme, les

ressources numériques, en autonomie.

Selon Mauricette Ortu, directrice pédagogique à l’Alliance française, tout l’intérêt des

TICE et leur enjeu résident dans leur capacité à dynamiser les cours. Si selon elle

l’apprentissage d’une langue passe forcément par le présentiel, les TICE sont

complémentaires dans le processus d’apprentissage, en permettant notamment d’introduire la

dynamique du « jeu », de l’interaction, de passer l’apprenant dans une position d’acteur.

L’objectif de dynamisme permis par les TIC est encore plus fondamental pour le public jeune

selon les professeurs interrogés. Ces derniers soulignent que les TICE sont sources d’intérêt,

que les élèves sont vraiment en demande par rapport à ces outils, « même à Cuba ». La

réaction des étudiants de l’Alliance est très bonne réaction, leur motivation semble augmentée

par rapport à des cours « traditionnels », et les étudiants sont d’autant plus réceptifs qu’ils

sont jeunes.

L’impact des TICE est déterminant sur l’enseignement, selon Mauricette Ortu, mais

aussi « bouleverse » le travail des professeurs en dehors des cours, et impacte toute

l’institution scolaire et son organisation. L’introduction de ces TICE induit un changement

des attitudes et du travail des professeurs : ces TIC les obligent à préparer et revoir leurs

cours, par la réflexion sur le choix de la ressource numérique, et augmente leur implication.

Les TICE créent même une mobilité à l’intérieur de l’Alliance, de la médiathèque au centre

de ressources. L’incorporation de l’espace multimédia produit une véritable dynamisation de

toute l’institution scolaire, de la préparation des cours des professeurs, à la manière

d’enseigner en classe.

Les limites sont technologiques et matérielles, et sont aussi liées aux résistances de

professeurs, liées à leur manque de formation concernant les TICE.

Les conditions matérielles sont à l’origine d’un véritable découragement de la part des

professeurs. En effet, dans le contexte cubain, le manque de matériel dans la vie de tous les

jours, malgré l’intégration de l’apprentissage des TIC dans le parcours scolaire traditionnel,

peut être à l’origine d’un profond désintéressement pour ces technologies, lié à la difficulté de

rassembler les conditions de leur utilisation. Tous les professeurs et étudiants interrogés ont

souligné les difficultés de mise en œuvre, et les gros problèmes logistiques, liés à la

connexion et à l’obsolescence du matériel. Les limites sont aussi organisationnelles, propres à

Page 87: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

87

l’institution et à son manque de ressources financières. Les enseignants soulignent le manque

de temps pour élaborer les ressources numériques ou pour former les autres enseignants à leur

usage. Le constat de Yanelis illustre bien la complexité de la mise en œuvre des TICE :

« Parfois il y a des choses qui ne marchent pas. Après on a acheté le tableau interactif,

on a fait des formations. En plus maintenant je pense il est en panne, alors voilà ça ralentit les

choses. »

L’introduction des TICE peut être un défi pour les professeurs, peu habitués à ces

technologies. La formation aux TICE concerne donc les enseignants et les apprenants. Dans

un premier temps, il s’agissait d’obliger les professeurs, tout comme les élèves à utiliser ces

ressources. Yanelis, professeur à l’Alliance française, souligne cette tendance :

« Il y a une espèce d’empêchement de la part du professeur, (…) parfois il ne voit pas

exactement l’avantage de ce multimédia. (…) Dans les salles, il y a beaucoup de profs qui

utilisent tout le temps des vidéos, des documents authentiques, mais pas les plus âgés, parce

qu’ils ne savent pas comment ça marche. »

b) Le projet « Création de ressources multimédia pour le français à Cuba »

En 2013 et en 2014, le projet « Développement de la banque de ressources multimédia pour le

français à Cuba » a été retenu dans le cadre du « fonds TICE » de l’Institut français. Ceux-ci

soutiennent les projets relevant du domaine numérique éducatif, et spécialement les projets de

dimension régionale et ceux utilisant les logiciels libres, dans le cadre de la coopération

éducative et linguistique.

En effet, les ressources numériques « Français Langue Etrangère » (FLE) étaient

anciennes et nécessitaient d’être renouvelées. Le projet « Création de ressources multimédia

pour le français à Cuba » de 2013, et répété en 2014, a consisté en la formation, en France,

d’un « coordinateur TICE » dont la mission est de former à son tour les enseignants de

l’Alliance à la création de ressources numériques et à leur utilisation dans les classes. Ces

ressources multimédia didactiques, mises sur DVD, avaient pour objectif d’être ensuite

diffusées aux enseignants de français des provinces.

L’enjeu d’adapter les ressources au contexte local en les modifiant ou en les créant est

pédagogique, et participe à motiver les enseignants tout comme les apprenants. Les

professeurs de l’Alliance française interrogés ont souligné que l’intérêt et l’apprentissage est

Page 88: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

88

moindre quand les ressources sont étrangères, et traitent de situations inconnues pour les

apprenants.

La création de ces multimédias par un groupe de professeur visait aussi à servir

d’exemple et à motiver d’autres professeurs à créer de nouvelles ressources.

Ceci illustre bien, au delà de la question de l’équipement informatique, l’importance de

l’intégration des acteurs pédagogiques, de leur engagement. Les professeurs participent ainsi

à changer les manières d’enseigner « par le bas », et diffusent les pratiques qui leur

correspondent le mieux et motivent leur pratique professionnelle, tout en impliquant plus les

apprenants. La contribution à la création des ressources permet ainsi de renforcer les usages

des professeurs. L’appropriation des TIC par les enseignants découle de facteurs exogènes

(structures, équipement, connectique) mais aussi endogènes, dont la motivation des

enseignants, leur « désir d’agir »140.

c) Le projet « Réseau des centres multimédia pour le français » de l’Alliance

française à Cuba et les limites de l’imposition d’un modèle

Le projet « réseau des centres multimédia pour le français » a été lancé en 2007, à l’Alliance

française de Cuba. Il est appuyé par le Service de Coopération et d’Action culturelle de

l’Ambassade de France à Cuba et en collaboration avec le Ministère de l’Education Nationale

cubain (MINED), le Ministère de l’enseignement supérieur cubain (MES) et les IUFM

français en partenariat avec les Universités Pédagogiques cubaines (UCP). Ce projet s’inscrit

donc dans la coopération entre la France et Cuba pour l’enseignement du français, et est donc

un outil de la « diplomatie d’influence ». Il avait pour objectif de créer un centre de ressources

pour l’enseignement et l’apprentissage du français dans dix régions du pays (cf. carte 3 en

annexe), et à long terme d’influencer les décisions politiques en faveur du français. Les

centres de ressources devaient être composés d’un local équipé de trois ordinateurs en réseau

et connectés à l’intranet cubain, d’une banque de donnée numérisée pour l’enseignement du

français et d’un cours de français en ligne en semi-autonomie disponible sur une plateforme

Moodle. Dans les centres, un « animateur local » et un « tuteur local » devaient appuyer les

apprenants respectivement sur les aspects techniques ou pédagogiques du cours.

140 Isabelle PYBOURDIN, « Politiques publiques » Construction de la fracture par les usages dans l’enseignement, Op. cit., p. 216

Page 89: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

89

Ce cours en ligne a été expertisé par François Mangenot, professeur à l’Université

Stendhal (Grenoble 3) en 2009, réorganisé et transformé (pour correspondre à une approche

communicative et actionnelle et tenir compte des droits d’auteur) puis testé à l’Alliance

française de La Havane). Le projet a pris beaucoup de retard, dû à ces modifications du cours,

mais surtout pour l’équipement des centres sur l’Ile. Dans un pays où la bureaucratie est très

lourde, les décisions du MINED (Ministère de l’Education cubain) pour l’achat des

ordinateurs ont été très difficiles à obtenir de la part des membres de l’Alliance française. En

2011, les centres multimédias pour le français ont pu être utilisés dans les provinces.

Très vite, face à la faiblesse de la connexion Internet, l’administration du cours à

distance s’est révélée impossible. En effet, dû aux raisons évoquées dans ce chapitre, il faut

parfois une vingtaine de minutes pour charger une page, ou une image à Cuba, créant une

véritable frustration et un grand découragement de la part des utilisateurs. Ce cours en ligne a

donc été converti pour des raisons pratiques en un cours en autonomie.

Cet exemple montre l’importance de la prise en compte de l’apprenant, de sa capacité

d’être « acteur de la formation qu’il reçoit » et de son appropriation des outils du dispositif, et

« le danger d’une transposition sans égard au contexte de réception ou d’appropriation selon

les pays ou régions »141.

Enfin, le suivi de ce projet a été très mal réalisé. Les référents TICE de l’Alliance

française de La Havane ne sont pas en mesure de suivre l’évolution de ce projet. Pour les

raisons évoquées tout au long de ce chapitre (mauvaises télécommunications), les acteurs

porteurs du projet n’ont pas été en mesure de contrôler l’utilisation de ces centres

pédagogiques ; en conséquence, la plupart des ordinateurs ont été récupérés pour d’autres

usages. Toutefois, malgré les limites de ce projet, celui-ci a été l’occasion de transmettre des

ressources pour l’enseignement du français aux professeurs des Universités Pédagogiques des

provinces, permettant, quand cela est matériellement possible, de les appuyer et de dynamiser

leurs cours. Malgré ces limites, la réalisation du projet (apprentissage de la mise en place d’un

cours à distance) et les leçons tirées a participé à l’apprentissage et à l’expérience des

141 Michel DURAMPART, « Les TICE à l’épreuve de l’interculturel, entre modèle du nord et pratique du sud »,

Op. cit., p. 224

Page 90: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

90

différents acteurs français et cubains du projet. Ce dernier renseigne sur l’importance

d’inclure des mécanismes de suivi et d’évaluation dans le projet.

Conclusion partielle

Les TICE à Cuba constituent un défi, du point de vue de la connectique, du matériel,

de la résistance des professeurs. Mais leur intégration apparaît fondamentale dans la

transformation des manières de transmettre et d’apprendre, par la réalisation du paradigme de

l’apprentissage, en témoigne la conclusion de l’entretien avec Leonardo, professeur de

français à l’Alliance française de La Havane : « en langue étrangère je crois qu’il y a un

caractère prioritaire dans le multimédia, c’est très riche et surtout (…) ce que j’ai vraiment vu,

c’est qu’il y a une capacité d’autonomie excellente. C’est ça : il faut motiver l’étudiant à se

reconnaître la capacité de s’autoformer. »

Cuba a développé un modèle alternatif de développement des TICE et de l’usage

d’Internet, privilégiant l’usage social dans l’éducation, et non individualisé, et ce pour des

raisons matérielles, économiques et idéologiques, comme nous l’avons vu. Des dispositifs de

TICE ont été développés pour répondre aux objectifs de la Révolution, de démocratisation de

l’accès à l’éducation, dans des conditions matérielles restreintes. Les TICE, malgré leur faible

développement et présence sur l’Ile, ont contribué à faire évoluer les méthodes

d’enseignement et d’apprentissage. L’exemple du projet porté par l’Institut français, nous a

illustré les limites de tels dispositifs à Cuba, dû aux conditions matérielles et connectiques sur

l’Ile.

Michel Durampart souligne que l’importance de la débrouillardise pour l’utilisation

des TICE et ses enjeux :

« (…) bien plus qu’au Nord, une bonne part des pratiques des étudiants

du Sud consiste à résoudre des problèmes à chaque niveau d’utilisation : se

déplacer sur un lieu, ce connecter, choisir sa source, rechercher, sélectionner,

naviguer. Dans ce difficile cheminement, ils doivent s’appuyer sur leur propre

débrouillardise et sur l’utilisation de différentes formes de convivialité et de

sociabilité locale ».

Page 91: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

91

Selon l’auteur, cette « utilisation hybridée et volatile des technologies (…) favorise le

développement d’un esprit critique et permet d’approfondir les connaissances ». 142 Dans le

cas cubain, l’accès aux TICE est rendu d’autant plus difficile que c’est toute l’idéologie du

régime qui diffuse l’idée qu’Internet est un outil de subversion du régime.

L’étude des TICE dans le contexte cubain a permis de mettre en lumière les enjeux

non seulement matériels et économiques des TICE mais ses enjeux idéologiques. Dans le cas

cubain, le développement futur des TICE sera d’autant plus lié à l’évolution du contexte

économique et des mesures politiques, tant nationales (ouverture du pays, liberté

d’information), qu’internationales (levée de l’embargo états-unien).

Le décalage est critique à Cuba, dans ce contexte d’ouverture. Les autorités cubaines

reconnaissent que la connexion des Universités cubaines à Internet est essentielle pour la

réalisation des activités d’enseignement et de recherche de qualité. Néanmoins, dans les faits,

cet accès est loin d’être réalisé et ce constat constitue un objet de lutte de l’opposition contre

le régime.

Une des conclusions qui ressortait du forum Universidad 2014 tenu à La Havane en

février 2014, et réunissant de nombreux intervenants étrangers et cubains, postulait que

l’accès à Internet dans le cadre des études supérieures relevait d’une composante du droit à

l’éducation supérieure. L’intégration dans les sociétés du savoir passe avant tout par les

libertés d’opinion et d’expression : « une société apprenante ne peut être une société de la

seule information ».143 Le cas cubain illustre aussi la difficulté de trouver une alternative au

déterminisme technique et à l’imposition, par le biais du néolibéralisme, d’un modèle

décontextualisé.

142 Michel DURAMPART, « Les TICE à l’épreuve de l’interculturel, entre modèle du nord et pratique du sud »,

Op. cit., p. 226

143 « Vers les sociétés du savoir », Rapport mondial de l’UNESCO, 2005, p.60

Page 92: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

92

CONCLUSION

Dans la première partie de ce mémoire nous avons tenté de dégager les principaux

discours légitimant les pratiques d’acteurs à des échelles différentes dans le domaine des

TICE. Nous avons vu que sous l'impulsion des industries des télécommunications, relayées

par les acteurs politiques aux échelons transnationaux, nationaux et locaux, les TIC dans

l'enseignement se sont imposés comme fondamentaux. Les TICE sont vus par les acteurs

dominants comme des outils permettant l’adaptation à la société de l'information, et de

répondre aux objectifs de société de la connaissance, de réduction des inégalités scolaires et

d’accès a une éducation de qualité pour tous, au sein des territoires et via la solidarité

internationale.

Dans une seconde partie, notre analyse s’est portée sur les enjeux des TICE dans le

contexte de la mondialisation, de la diffusion de politiques néolibérales et de la libéralisation

des services éducatifs. Nous avons voulu analyser les implications sociales, géographiques et

politiques de ces pratiques, qui nous ont enseigné les diverses limites des discours dominants

sur ces outils numériques.

Enfin, l’analyse du défi du développement et des modalités des TICE dans le contexte

cubain nous a permis de développer les enjeux de la stratégie de l’utilisation des TICE, à

l’échelle d’un pays et dans le cadre d’une institution de coopération pour le français.

Le développement des politiques d’utilisation des TICE fait l'objet d'enjeux

économiques, et de compétitivité internationale. Nous avons pu voir tout au long de ce

mémoire, que les institutions internationales et acteurs dominants publics ou privés mettaient

l'accent sur les infrastructures et les équipements, que ce soit dans les politiques ou les

indicateurs sur la société de la connaissance.

Le choix de cette « variable » participe ainsi à la diffusion du néolibéralisme et de

l’impératif de « technologisation » » et de modernisation dans le domaine de l’éducation ». Le

développement dominant des TICE, intimement lié aux enjeux des multinationales des TIC,

de la marchandisation de l'éducation et des politiques néolibérales. Le cas cubain nous a

permis de mettre en lumière, par contraste, ce processus de technologisation et de

marchandisation de l’éducation au niveau des réseaux dominants du commerce mondial.

Page 93: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

93

Au delà de la question des facteurs technologiques, et de la volonté politique,

l’utilisation des TICE dans le secteur de l’éducation dépend donc de l’adhésion des individus

au projet et à l’usage et l’appropriation de ces technologies, ce qui passe souvent par une

formation à ces nouveaux usages, pour une utilisation durable des TICE, mais aussi une

organisation permettant à ces dernières de réaliser leur activité (temps, rétribution). La

communication des résultats des différents projets aux enseignants ou apprenants, au sein des

institutions ou des territoires, joue aussi un effet d’entraînement et d’apprentissage.

L’inclusion numérique dépend enfin de facteurs politiques, sociaux, économiques. Si

cette inclusion est un moyen d’accéder à une certaine insertion dans la mondialisation,

l’insertion dans la société de la connaissance dépend des conditions locales. L’usage de

certaines technologies sera donc plus efficace sur un territoire et sur un type de public plutôt

qu’un autre. Nous avons souligné la difficulté mais aussi les enjeux de développer des

dispositifs adaptés d’un point de vue technologique et culturel, permettant un apprentissage

centré sur l’apprenant et l’interactivité. Michel Durampart souligne que « la plasticité des

technologies de l’information et de la communication a ses limites »144.

Ainsi, la « révolution » et « l’explosion » des TICE ne doivent donc pas faire oublier

les limites de ces outils dans des contextes sociaux, culturels et économiques et des modalités

d’apprentissage différents. Le modèle de développement des TICE cubain nous a éclairé sur

une intégration progressive des TICE, par la formation des apprenants et des communautés, et

par la maximisation des média de masse comme la radio et la télévision pour contribuer à

l'objectif de scolarisation, dans un contexte matériel et financier limité.

Enfin, le cas cubain et les diverses revendications portées par une partie de la

population nous ont amené à penser les enjeux politiques des TICE. Les discours sur la

société de l'information et de la connaissance accordent une place fondamentale à l'accès à

l'information. Ce dernier s'avère être une composante du droit a l'éducation. L'accès aux TIC,

et notamment à Internet, caractérisée par sa décentralisation, apparaît donc comme au cœur de

la revendication de l'accès à la société de la connaissance. Si le droit à Internet peut être perçu

comme une composante du droit à l'éducation, l’accès à Internet a été reconnu comme un

144 Michel DURAMPART, « Les TICE à l’épreuve de l’interculturel, entre modèle du nord et pratique du sud »,

Op. cit., p. 226

Page 94: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

94

droit par une résolution de l’ONU en 2012. En France, en 2009, le Conseil Constitutionnel a

affirmé que « Internet est une composante de la liberté d'expression et de consommation ».

Nous pouvons ainsi nous demander en quoi cette intégration du droit à l’accès à Internet dans

les systèmes juridiques nationaux et l’offre de garanties permettrait de renforcer ou de réguler,

sur le plan juridique, l’évolution déjà à l’œuvre dans le domaine des TICE sur le plan

économique et commercial.

Page 95: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

95

SOURCES

Sources de presse

Articles généraux sur les projets TICE

− Dossier spécial éducation, Allumer le feu, Socialter, N°3, février-mars 2014

− « Un MOOC c’est quoi au juste », 24 mars 2013, Blog le Monde :

http://orientation.blog.lemonde.fr/2013/03/24/un-mooc-cest-quoi-au-juste/

− « E-learning, le nouvel Eldorado », Paul Loubière, 17 mai 2013, Challenges :

http://www.challenges.fr/management/20130516.CHA9550/e-learning-le-nouvel-

eldorado.html

− « Internet par-dessus tout ? », Aladsair MacKinnon 21 mai 2014, dossier « eLearning

Africa 2014 »

− « Le cartable numérique de l’UNICEF. Bagage scolaire », Amandine Dubiez,

Socialter, Juin 2014, p.75

− « E-learning, un marché mondial de 32 milliards de dollars », Benjamin d’Alguerre,

Les pratiques de la formation : http://www.pratiques-de-la-formation.fr/E-learning-

un-marche-mondial-de-32.html

− « Apprendre en ligne, la révolution des MOOCs », Challenges, 20 au 26 février 2014

− « Lointaine économie de la connaissance », Manière de voir, Le Monde diplomatique

octobre-novembre 2013

− « Languedoc-Roussillon : des lycéens revendent les PC offerts par la région », 23 août

2012, Le Parisien

Page 96: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

96

Articles sur Cuba

− “Conseguir un ordenador, el imparable frenesí”, de Rosa Lopez, Blog 14ymedio :

http://www.14ymedio.com/reportajes/Ordenadores-margen-ley_0_1565243461.html

− “Redes Sociales: ¿autopistas de información o trampas virtuales?”, Dunnia Castillo

Galán y Eddy Mac Donald Torres, Rebelión:

http://rebelion.org/noticia.php?id=155623

− “Internet: instrumento de guerra mediática contra Cuba”, Dunnia Castillo Galán y

Eddy Mac Donald Torres, Rebelión: http://rebelion.org/noticia.php?id=147257

− “Disponible en Internet nuevo portal educativo cubano”, Juan Morales Agüero, 8

février 2010, Juventud Rebelde : http://www.juventudrebelde.cu/cuba/2010-02-

08/disponible-en-internet-nuevo-portal-educativo-cubano/

− “Coursera: educación para todos… excepto para los cubanos”, 30 janvier 2014 :

http://www.maestrosdelweb.com/editorial/coursera-educacion-para-todos-excepto-

para-los-cubanos/

− “No sirve darle una computadora a un chico sin capacitar a padres y docentes”, 1er

septembre 2012, La Capital (Argentine) :

http://www.lacapital.com.ar/ed_educacion/2012/9/edicion_170/contenidos/noticia_50

01.html

− « TICs y educación: los desafíos de Cuba », Blog de la Universidad Nacional de

Rosario (Argentine) : http://www.unr.edu.ar/noticia/5544/tics-y-educacion-los-

desafios-de-cuba

− “El ciberespacio, nuevo escenario de agresión contra Cuba”, Eddy Mac Donald

Torres, 28-06-2014, Rebelión : www.rebelion.org/noticia_pdf.php?id=186607

Page 97: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

97

− « Zunzuneo, le Twitter que les américains ont offert en douce à Cuba », 4 avril 2014,

Les Echos :

http://www.lesechos.fr/04/04/2014/lesechos.fr/0203423227248_zunzuneo--le-twitter-

que-les-americains-ont-offert-en-douce-a-cuba.htm

− « No solo es Zunzuneo », Oscar Sanchez Serra, 24 mai 2014, Granma :

http://www.granma.cu/cuba/2014-05-23/no-solo-es-zunzuneo

Filmographie

− PARDO, Yaima, “OFFLINE”, 2013, 36’ :

https://www.youtube.com/watch?v=85Ix1oPNkxg

Page 98: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

98

Ressources Internet

− Projets de l’Institut français : http://www.institutfrancais.com/fr/cooperation-et-

expertise-numerique

− L’observatoire des territoires numériques : www.Oten.fr

− Dossier sur les TICE en Afrique pays par pays : http://www.infodev.org/infodev-

files/resource/InfodevDocuments_354.pdf

− Plate-forme intersectorielle de l’Organisation pour les TIC dans l’éducation :

http://www.unesco.org/new/fr/unesco/themes/icts/

− Projets de coopération français sur les TIC :

http://www.diplomatie.gouv.fr/fr/IMG/pdf/FR-TIC_dans_les_PED.pdf

− Oten (observatoire des territoires numériques) : http://oten.fr/?Les-TIC-dans-les-

actions-de

− Telegeografy, Carte des câbles de télécommunication sous-marins : http://submarine-

cable-map-2014.telegeography.com/

− Bureau National des Statistiques et de l’Information de Cuba : http://www.one.cu/

− Atlas de la coopération décentralisée :

https://pastel.diplomatie.gouv.fr/cncdext/dyn/public/atlas/accesMonde.html

− Villes Internet et la coopération décentralisée : http://www.villes-

internet.net/lassociation/nos-publications/cooperation-decentralisee/

Page 99: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

99

Rapports officiels

Rapport « Concertation sur la refondation de l’école de la République. Le numérique à l’école

: éléments de comparaison internationale », 2012

http://www.education.gouv.fr/archives/2012/refondonslecole/wp-

content/uploads/2012/09/consulter_la_comparaison_internationale_sur_le_numerique1.pdf

Claudy Lebreton, « Les territoires numériques de demain », Rapport à la ministre de l’Egalité

des Territoires et du Logement, Cécile Duflot, 2013

« Vers les sociétés du savoir », Rapport mondial de l’UNESCO, 2005,

http://unesdoc.unesco.org/images/0014/001419/141907f.pdf

« Bilan critique des NTIC en matière d’éducation », Rapport final de l’AFD, 2010,

http://www.afd.fr/webdav/shared/PORTAILS/SECTEURS/EDUCATION/Rapport%20AFD-

TICE%20nov%202010.pdf

« Les TIC au service de la croissance économique et de la réduction de la pauvreté :

Panorama des bonnes pratiques », Chapitre 4 : Intégration des TIC dans la coopération au

service du développement, Les dossiers du CAD, Revue de l'OCDE sur le développement,

2005/3 (no 6), http://www.cairn.info/revue-de-l-ocde-sur-le-developpement-2005-3-page-

71.htm

Rapport de la conférence e-learning Africa 2013 : http://www.elearning-

africa.com/fra/media_library_publications_ela_report_2013.php

Le S3IT 2013, Schéma Stratégique des Systèmes et TIC :

http://www.education.gouv.fr/cid4180/le-schema-strategique-des-systemes-information-des-

telecommunications.html

Rapports sur les courants pédagogiques et les TICE http://www.european-

mediaculture.org/fileadmin/bibliothek/francais/lebrun_courants/lebrun_courants.pdf

Page 100: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

100

Rapport Futuro Digital Latino América 2013 de ComScore,

https://www.comscore.com/fre/layout/set/popup/Request/Presentations/2013/2013_Latin_Am

erica_Future_in_Focus_PDF_Request?c=1

Rapport MIS (Measuring Information Society) 2013 http://www.itu.int/en/ITU-

D/Statistics/Pages/publications/mis2013.aspx)

Rapport de la mission parlementaire Fourgous sur l’Ecole numérique

http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Documents/docsjoints/rf.pdf

Rapport « La France et les enjeux globaux des technologies de l’information et de la

communication » Direction générale de la mondialisation, du développement et des

partenariats, 2011 http://www.diplomatie.gouv.fr/fr/IMG/pdf/les_enjeux_globaux_des_TIC-

FR.pdf

Dossier « Apprendre avec de nouveaux outils : E-formation, e-learning, formation en

ligne... », Ministère de l’Education Nationale, de l’Enseignement supérieur et de la

Recherche : http://eduscol.education.fr/numerique/dossier/archives/eformation

Page 101: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

101

BIBLIOGRAPHIE

BENCHENNA, Abdelfettah, « L’ouverture à l’international de l’offre universitaire française

à l’heure du numérique – Le cas des « pays du Sud francophones » »

BHALALUSESA, Eustella, « Supporting Women Distance Learners in Tanzania », Open

Learning, Vol. 16, No. 2, 2001

CLEVENOT, DOUYERE, « Pour une critique de l’économie de la connaissance comme

vecteur de la croissance », 2008

DURAMPART, Michel, « Les TICE à l’épreuve de l’interculturel, entre modèle du nord et

pratique du sud », Hermès, La revue, 2007/3 N°49, pp. 219-227

EVENO, Emmanuel, VIDAL, Mathieu, 2007, La formation comme nouveau pilier de la

parabole du « village global » Entre la « société de l'information » et la « société de la

connaissance », l'introuvable universalité..., Distances et savoirs, 2007/2 Vol. 5, p. 315-321

FICHEZ, Elisabeth, « Distance et droit à l’éducation » Analyse des contributions en langue

française, Distance et savoirs, 2008/4 Vol. 6, pp. 585-593

FREMAUX, Philippe, « Education, santé et culture dans la ligne de mire », Alternatives

économiques, 2001, ATTAC France

GUILLEMENT, FAD, Revue Distances et Savoirs

GUTTMAN, Cynthia, L’Education dans et pour la société de l’information, Publications de

l’UNESCO pour le Sommet mondial sur la Société de l’Information

HAUDEVILLE, Bernard, « Quelles articulations entre économie de la connaissance et

développement ? »

MARTY, Frédéric, « Les études des outils et médias éducatifs : une approche composite »,

Communication et organisation, Presse universitaire de Bordeaux, 2013, pp 205-2012

MOEGLIN, Pierre, TREMBLAY, Gaëtan, « « Education à distance et mondialisation »

Eléments pour une analyse critique des textes programmatiques et problématiques »,

Distances et savoirs, 2008/1 Vol.6, p.43-68

Page 102: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

102

MORALES ARANGUREN, Mariciel, « Internet, su impacto en la sociedad cubana y en la

Educación Superior », 2009

ORIVEL, François, « Les inégalités internationales en matière d’éducation », Conférence

pour L’Université de Tous les Savoirs, Paris, 23 mai 2002

ORIVEL, François, DEPOVER, Christian, Les pays en développement à l'ère de l'e-learning,

Publication IIPE – UNESCO

PAILLIART, Isabelle, « La Société de l’information, une société de contradictions ? », Revue

européenne des sciences sociales, Tomes XL, 2002, N°123, pp. 55-63

PELGRUM, LAW, Les TIC et l’éducation dans le monde, UNESCO, IIPE

PYBOURDIN, Isabelle, « Politiques publiques » Construction de la fracture par les usages

dans l’enseignement, Les cahiers du numérique, 2009/1 Vol.5, p. 195-222

ROUMETTE, Sara, Cuba, Histoire, Société, Culture, Editions La Découverte, 2011

SALANE, Fanny, « L’enseignement à distance en milieu carcéral : droit à l’éducation ou

privilège ? », 2008

TCHEHOUALI, Destiny Kemeho, Thèse : « Les politiques et actions internationales de

solidarité numérique à l'épreuve de la diffusion des TIC en Afrique de l'Ouest : bilan et

perspectives »

TODARO et SMITH, « Human capital : Education and Health in Economic Development »,

chapitre 8.

TRAORE, Djénéba, « Intégration des TIC dans l’éducation au Mali, Etat des lieux, enjeux et

évaluation »

YEE SEURET, Maria, « El Desarrollo del humanismo en un sistema de educacion a

distancia », Universidades, N° 23, Enero-Julio 2002

Page 103: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

103

ANNEXES

Sommaire des annexes

Annexe 1 : Classement 2011 et 2012 selon l’Indice de Développement des TIC. p. 104

Annexe 2 : Carte des centres du projet « Réseau des centres multimédia pour le français » à

Cuba. p. 105

Annexe 3 : Retranscription de l’entretien du 27 juin 2014, avec Yanelis, professeur de

français à l’Alliance française de La Havane, et responsable du projet TICE. p. 106

Page 104: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

104

Annexe 1. Classement 2011 et 2012 selon l’Indice de Développement des TIC.

Source : Union International des Télécommunications (ITU).

Page 105: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

105

Annexe 2. Carte des centres du projet « Réseau des centres multimédia pour le

français » à Cuba.

Page 106: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

106

Annexe 3. Retranscription de l’entretien du 27 juin 2014, avec Yanelis, professeur

de français à l’Alliance française de La Havane, et responsable du projet TICE

Mon thème de recherche est orienté sur les TICE, les projets utilisant des TICE à

Cuba et comme je t’expliquais j’aimerais en savoir plus sur le cas de l’Alliance française.

Cuba c’est un cas très particulier. On est un peu en retard par rapport à l’utilisation des

TICE, pas parce que dans les mentalités les gens ne veulent pas accepter le progrès mais parce

que parfois on a pas les moyens ou on a des ordis très vieux, qui ne marchent pas comme on

voudrait. C’est pour ça on est un peu en retard, mais je trouve que dans l’enseignement c’est

de plus en plus important parce que les élèves, de plus en plus les élèves de l’alliance, sont

des élèves jeunes et cette nouvelle génération est une génération technologique.

Alors on n’arrive pas à apprendre comme on apprenait avant à nos ainés : des livres, le

tableau, la craie et c’est fini. Avec cette génération, il faut le multimédia, il faut des logiciels

il faut des images, des sons, alors je pense qu'on est dans la bonne voie pour développer ça, au

moins à l’Alliance on montre un intérêt grandissant dans ce sens.

En quoi consistent les TICE à l’Alliance ?

Bon, quand je suis arrivée à l’Alliance il y avait le laboratoire multimédia à G (un des

sièges de l’Alliance française de La Havane), je pense qu’il y a 15 ou 16 ordinateurs et les

professeurs qui avaient déjà commencé à faire ce travail, ils avaient préparé avec le

multimédia des exposés pédagogiques pour guider les élèves. Quand les professeurs allaient

avec leur groupe, il y avait un parcours qui les guidait (…). Il y avait des multimédias variés

qu'on avait réussi à avoir. Les professeurs chargés de créer le parcours créaient une sorte de

fiche pédagogique et te disaient, voilà, pour la première activité tu dois aller là, et la

deuxième-là, c’était une façon de naviguer et de ne pas perdre de temps.

Il y avait ça et il y avait les multimédia de la médiathèque mais là c’était libre, c’est-à-

dire que l’élève lui-même formait son propre parcours.

Voilà. Après dans les salles, il y a beaucoup de profs qui utilisent tout le temps des

vidéos, des documents authentiques, mais pas les plus âgés, parce que ils ne savent pas

comment ça marche, ou pour des questions de format, alors ils ne le font pas. Parfois il y a

des profs jeunes qui veulent le faire, qui sont intéressés, mais parfois il y a des choses qui ne

marchent pas, le lecteur, ça bloque un peu mais bon.

Page 107: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

107

Après on a acheté le tableau interactif, on a fait des formations. Moi j’ai fait une

formation en France en 2010 avec d’autres professeurs. Voilà. Ici on a fait un stage pour tous

les professeurs pour leur apprendre à travailler avec ça. Après, le problème c’est que c’est que

dans une seule salle, tout le monde ne peut pas passer par là. C’est une salle ou il y a cours

alors si tu n’as pas cours là tu ne peux pas y aller. Si tu parles avec le professeur qui y est,

alors tu peux peut-être changer mais comme ils sont habitués à utiliser ça ils ne veulent pas

changer. Alors voilà, moi ça fait deux ans que je ne travaille pas dans cette salle alors je

n’utilise pas le tableau. En plus maintenant je pense il est en panne, alors voilà ça ralentit les

choses (souffle).

Et puis l’année dernière, on m’a envoyée faire une autre formation en France. Alors

voilà il y avait aussi le tableau interactif et l’élaboration du matériel pédagogique avec des

logiciels libres. Il y avait l’idée de créer le logiciel TICE, c’est-à-dire du multimédia adapté à

nos besoins. De créer, que nos profs, ceux qui étaient intéressés à faire ça, puissent créer un

parcours en entier adapté à nos besoins. On était en train de travailler sur ça pendant toute

l’année. Après il y a des problèmes de temps. Il y a d’autres facteurs qui font qu'on a

commencé on était une équipe de 17/18 personnes, et maintenant il n’en reste que 12. Moi je

fais la formation ici avec les profs, j’ai donné tout ce que j’avais appris aux autres profs. On

s’est mis d’accord : chacun a choisi un thème, un niveau, pour élaborer son multimédia. Après

on a établi des étapes pour donner les différentes parties, avoir des mises en commun, des

corrections. Mais ça c’est la théorie. La pratique a été différente. Les profs, parfois, n’ont pas

terminé parce qu’ils avaient trop de travail, alors ce qui fait qu’en ce moment j’ai reçu

seulement quatre travaux, quatre multimédia. Je suis en train de terminer les corrections. Ils

doivent corriger ce que j’ai signalé. A ce moment-là je pense qu'on aura pour septembre

quatre nouveaux multimédias sur les 16 demandés mais bon, ce sont d’autres facteurs qui ont

décidé ça. Mais bon, c’est quand même quatre nouveaux multimédias qui seront à la

disposition de tous les profs dans le laboratoire pour pouvoir travailler avec les élèves.

Et les ressources d’avant venaient d’où ?

Je ne sais pas où ils les avaient obtenus.

Je pense qu’il y a eu dans ces années-là, c’est quand je venais de commencer à

l’Alliance il y avait eu un projet sur une plateforme sur des cours pours les universités

pédagogiques de Cuba, c’est Léonardo qui s’est occupé de ça, je pense que ça a duré un an,

Page 108: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

108

deux ans et après ça a pas fonctionné, tu peux lui demander plus de détails. Ce qui freine un

peu c’est ça. Mais maintenant la possibilité qu'on fasse quelque chose, voilà parfois il n’y a

pas terminé, voilà c’est lent. Ça avance mais lentement.

Ça continue ?

Oui cette année on envoie deux profs qui sont partie du projet TICE se former sur la

même formation que j’ai faite l’année dernière, et je pense que ça va enrichir et avoir si on

continue à avancer sur ce projet-là.

Combien vous êtes sur le projet TICE ?

On est maintenant 12. Au début on était 17. Voilà il y a des personnes qui, au début

peut-être, ils pensaient que c’est facile mais ce n’est pas comme ça. Il faut qui y ait une

cohérence, faut que ce soit original, voilà, il y a certains qui se découragent mais il y en a

d’autres qui continuent quand même.

Qu’est ce qui t’a amené à faire cette formation ? Une proposition ?

Oui voilà la 1ere formation on nous a envoyé, il y a avait différents parcours, on était

je pense 9 professeurs, on s’est sous divisés en petits groupes et chacun a fait une formation

différente, l’objectif était de répandre un peu partout. L’année dernière aussi je pense que

l’ancienne directrice elle m’a proposé ça parce que c’est surtout des choses qu'on propose aux

jeunes, on a des possibilités, des facilités, on aime les TICE, et voilà elle m’a proposé ca je ne

m’attendais pas à ça. Mais voilà. C’était pas parce que jetais particulièrement intéressés mais

‘c’est ce que je dis parce que les jeunes c’est une génération qui aime avoir des cours variés,

motivants, différents. C’est incroyable de voir comment ça fonctionne avec les élèves quand

on fait des cours. On a essayé avec des élèves de faire un cours de 2 manières, de faire un

cours avec la méthode traditionnelle, et c’est les même élèves après je fais un cours dans la

salle avec des vidéos ou de la musique, donc ça marchait différemment, beaucoup mieux et

après je suis allée avec eux au laboratoire et ça a été beaucoup mieux, ça marche, les élèves

sont très réceptifs, quand la plupart des élèves sont jeunes. Parce que quand il y a dans le

groupe une ou deux personnes âgées, elles se sentent bloquées, elles n’arrivent pas à savoir ou

est ce qu’elles doivent cliquer, elles ont … et je pense que c’est le même problème avec les

professeurs qui sont plus âgées. Ils ne le font pas parce qu’ils se voient exposés devant les

élèves. Mais en général, les groupes, les élèves l’acceptent, même les plus anciens, ceux

Page 109: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

109

qu’on peut faire c’est les mettre à travailler en équipe avec d’autres jeunes, comme ça ils se

sentent plus sûrs.

A l’université, il y a avait des ordis, des ressources à disposition ?

Dans l’université, les pénuries sont encore plus marquées (sourit presque). A mon

époque, ça fait 2 ans et demi, que j’ai quitté la fac, mais avant quand j’étais étudiante et prof,

il y avait un labo, c’était pour consulter les mails mais pas pour travailler avec les élèves. Pas

pour le travail en cours. Il y avait un labo en cours, mais pas pour les cours de langue mais

pour ceux de traductions, ce qu'on pouvait faire c’était enregistrer les élèves et écouter ce

qu’ils disaient. Dans les salles on pouvait demander une télé mais c’était compliqué parce que

il y avait une ou deux télévisions alors il fallait demander, la monter, des lecteurs CD ou

cassettes, très vieux, c’était très difficile de travailler avec le multimédia. Apres mon départ

j’ai entendu dire qu'on a reçu des lecteurs DVD et des mini ordinateurs pour projeter ce qu'on

peut passer sur des télés, donc je pense que ça avance mais il n’y a pas encore de laboratoire

pour travailler avec les élèves. Ca n’existe pas encore à la FLEX (Faculté de langues

étrangères), ils sont encore plus en retard parce qu’ils dépendent du ministère de l’Education

cubain, qui n’a pas de ressources, alors c’est encore difficile. (Rire gêné).

On m’a parlé des « joven club des computacion ». Quel est le public ?

Je n’en ai jamais utilisé à la Havane, j’y suis allée dans ma province natale, d’origine,

je suis d’une autre province, et quand j’allais en vacances, j’étudiais ici à l’université mais

j’allais au Joven club parce que de là on pouvait se connecter et je pouvais lire mes mails, et

je voyais les autres gens, il faut demander un temps, il faut s’inscrire sur le créneau horaire, et

les gens vont, il y a beaucoup de gens qui n’ont pas d’ordinateurs chez eux alors les gens vont

taper leurs devoirs de l’école ou même des professionnels qui vont taper leurs travaux de

master je crois et qui n’ont pas d’ordi. Et pendant les vacances je sais qu’il y a des enfants qui

vont jouer, différents types de jeux pour les enfants et pendant l’année scolaire je pense qu’ils

font des formations pour initier les gens à l’utilisation des ordinateurs mais très basiques,

savoir créer un dossier, enregistrer un document, très basique. C’est à peu près le travail que

je pense qu’ils font, u il y a des cours avancés pour les gens qui veulent apprendre à utiliser

Photoshop ou Excel ou Excess, il y a des formations intensives pour les personnes intéressées

par ça. Je pense qu’ici à la Havane il y a le même ou plus, mais je ne sais pas. Je ne suis

jamais allée ici.

Page 110: Les TICE comme levier de développement : quelles réalités

110

Comment est-ce que ça fonctionnait ?

Plutôt bien. Il n’y avait pas beaucoup d’ordinateurs mais ça fonctionnait. Il y avait

internet, juste le réseau national.

Ici, à l’alliance, vous avez accès à Internet ?

Oui, on a deux ordis, pour tous les professeurs, presque 90, deux ordis, alors on peut

venir, s’il y a qqn il faut faire la queue, il faut attendre, alors en général on peut se connecter.

Mais ça fait 2 ou 3 ans mais ça fonctionne bien parce que avant c’était très difficile de se

connecter ici. C’est un peu l’ouverture du pays aussi qui fait que l’on peut se connecter. C’est

encore très limité, même pour le directeur pour se connecter. Ils ont du mal à télécharger des

documents mais … c’est mieux qu’il y a 3 ans.