les stratèges face à la stratégie cet article des editions

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Cet article propose une analyse du discours de soixante-huit stratèges sur leurs pratiques pour comprendre les fondements de l’activité stratégique. Quatre tensions émergent du discours des stratèges, les tensions sociale, focale, cognitive et temporelle, qui s’intègrent dans une définition paradoxale de la stratégie : à la stratégie dans sa représentation analytique et formalisée se combine ce que nous appelons l’antestratégie, l’exercice spéculatif, quotidien et hasardeux de la stratégie. Une perspective dialogique se dégage ainsi : l’exercice de la stratégie vise à réguler des tensions dont les modalités de mobilisation peuvent dépendre de la contingence des situations ou du positionnement du stratège dans l’organisation. STÉPHANIE DAMERON PSL Université Paris-Dauphine, DRM CHRISTOPHE TORSET CNAM Paris Les stratèges face à la stratégie Tensions et pratiques DOI:10.3166/RFG.223.27-41 © 2012 Lavoisier Cet article des Editions Lavoisier est disponible en acces libre et gratuit sur archives-rfg.revuesonline.com

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Cet article propose une analyse du discours de soixante-huit

stratèges sur leurs pratiques pour comprendre les fondements

de l’activité stratégique. Quatre tensions émergent du discours

des stratèges, les tensions sociale, focale, cognitive et

temporelle, qui s’intègrent dans une définition paradoxale de la

stratégie : à la stratégie dans sa représentation analytique et

formalisée se combine ce que nous appelons l’antestratégie,

l’exercice spéculatif, quotidien et hasardeux de la stratégie.

Une perspective dialogique se dégage ainsi : l’exercice de la

stratégie vise à réguler des tensions dont les modalités de

mobilisation peuvent dépendre de la contingence des situations

ou du positionnement du stratège dans l’organisation.

STÉPHANIE DAMERONPSL Université Paris-Dauphine, DRM

CHRISTOPHE TORSET CNAM Paris

Les stratèges face à la stratégie

Tensions et pratiques

DOI:10.3166/RFG.223.27-41 © 2012 Lavoisier

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Alors que la pertinence des dévelop-pements théoriques en manage-ment stratégique est régulièrement

questionnée (Tannery, 2009), peu de travauxcherchent à confronter le discours acadé-mique et le discours managérial. Cet articles’intéresse à la façon dont les acteurs de lastratégie (se) représentent leurs propres pra-tiques et comportements, au regard notam-ment des grandes oppositions qui ont struc-turé le champ académique de la stratégie.Les stratèges sont définis ici comme toutepersonne ayant participé de manière prépon-dérante, proactive et consciente à un proces-sus ayant pour résultat recherché le dévelop-pement de l’organisation, l’amélioration deson positionnement concurrentiel, sa trans-formation ou sa sauvegarde.L’objectif de cette recherche est ainsi d’ana-lyser le discours des stratèges sur eux-mêmes, leur pratique et leur représentationde la stratégie pour comprendre ce qu’estun stratège aujourd’hui et ce qui structureson activité et son comportement, afin d’enextraire des pistes de réflexion pour lemanagement stratégique en tant que champscientifique et art pratique. Pour cela, nous proposons une mise enperspective des différentes conceptions dela stratégie et interrogeons la place du stra-tège et de sa pratique dans cette littératureacadémique. Nous analysons ensuite le dis-cours de soixante-huit stratèges – répartisen trois types : dirigeants, experts et mana-gers – sur leurs pratiques et leurs comporte-ments. Cette analyse fait émerger et précisecertaines des tensions qui ont construit lechamp du management stratégique. Nousproposons alors et discutons une représen-tation des activités stratégiques sous laforme de quatre principales tensions, ces

dernières s’intégrant dans une perspectivedialogique qui oppose et réconcilie deuxmétaconceptions de la stratégie.

I – LA STRATÉGIEET LES STRATÈGES

La recherche en stratégie, bien que relative-ment récente et fêtant seulement son cin-quantième anniversaire – Martinet et Thiétart(2001) datent le début de son développementdurant les années 1960 – a connu plusieursvies. Depuis l’approche programmatique ettechnocentrée des années 1960 (Ansoff,1965) jusqu’au paradigme post-moderne dela fabrique de la stratégie (Golsorkhi, 2006),cet « art des dirigeants » s’est profondémenttransformé et enrichi (Martinet et Thiétart,2001, p. 2). Un des moteurs de ce bouillon-nement de la pensée académique en stratégiese trouve dans la mise en évidence d’opposi-tions qui mettent en exergue des représenta-tions différenciées du stratège et de l’exercicede la stratégie.

1. Les oppositions en stratégie

La stratégie, en tant qu’objet de recherche,s’est constituée sur la base de distinctions etd’oppositions. L’opposition fondamentaleentre processus et contenu (Laroche etNioche, 1998) n’est ainsi qu’une synthèsede postures idéologiques plus anciennes,opposant les tenants d’une vision program-matique et analytique de la stratégie(Ansoff, 1965 ; Porter, 1980), issue del’économie industrielle, à ceux qui propo-sent une vision organique de la formationde la stratégie (Pettigrew, 1992 ; Avenier,1997), issue de la sociologie des organisa-tions (Martinet, 2009). Cette distinctionquant à l’objet des recherches ne constituequ’une des entrées possibles dans la

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construction bipolaire de la stratégie. Lesdéterminants internes et externes, les straté-gies délibérées et émergentes, les processusautonomes et induits, l’action et laréflexion, l’action et la décision, l’exploita-tion et l’exploration, les processus synop-tiques et incrémentaux, le déterminisme etle volontarisme sont autant de concepts enopposition qui ont structuré le champ dumanagement stratégique.Certains auteurs ont cherché à dépasser cettevision dichotomique de la stratégie pourquestionner une perspective plus paradoxale,fondée sur la capacité à gérer les deux facesd’une même tension. Les travaux fondateursde Martinet (1990, 2009) sur l’ago-antago-nisme, largement repris dans diversdomaines du management, constituent unoutillage conceptuel puissant pour embrasserles ambiguïtés, paradoxes et oppositions quiémaillent la littérature et les pratiques straté-giques. Issus de la dialogique développéenotamment par Edgar Morin, pour qui « leprincipe dialogique nous permet de mainte-nir la dualité au sein de l’unité (…) il associedeux termes à la fois complémentaires etantagonistes. » (1990, p. 99) et de la systé-mique ago-antagoniste de Bernard-Weil(2003), les travaux de Martinet permettentde penser la stratégie comme un champ deforces, de tensions non nécessairementexclusives et qui ne sont pas irréconciliables. Cependant, si la notion de tension n’est pasnouvelle en management stratégique, elle ale plus souvent été mobilisée dans une pers-pective exogène aux stratèges eux-mêmes,essentiellement pour synthétiser des débatsconceptuels.

2. Le stratège, cet inconnu

La littérature en management stratégiques’est paradoxalement peu intéressée au stra-

tège. Elle s’est longtemps focalisée sur lesdirigeants et les équipes de direction, enprésupposant qu’ils étaient les faiseurs destratégie et en construisant ainsi une « fic-tion de l’acteur unique » (Desreumaux etRomelaer, 2001). Ce n’est qu’à partir destravaux de Bower (1970), mais surtout deBurgelman (1983) et Floyd et Wooldridge(1992), que l’assimilation stricte entre stra-tèges et dirigeants s’est délitée. L’approcheprocessuelle de la stratégie, incarnéenotamment par Pettigrew (1992), en analy-sant de manière fine et contingente la for-mation des choix stratégiques, met ainsi enlumière les contributions de nombreuxacteurs, qui ne sont ni dirigeants, ni mêmeparfois managers. Le courant de recherche« strategy as practice » s’est emparé de cethème des « faiseurs de stratégie » (Whittington, 2006), d’une part en s’inté-ressant aux microfondations de la stratégie,donc aux actions quotidiennes des acteursparticipant à la formation de la stratégie,d’autre part en reconnaissant les contribu-tions de nombreux acteurs dans les proces-sus stratégiques, enfin en intégrant le dis-cours de la stratégie et sur la stratégie dansles pratiques sociales composant le mana-gement stratégique (Jarzabkowski, 2005 ;Rouleau et al., 2007). Un apport important du courant sur la pra-tique de la stratégie réside dans une défini-tion élargie de la notion de stratège, identifiécomme celui qui « fait le travail de concep-tion, de formation, et de mise en œuvre de lastratégie » (Whittington, 2006, p. 619). Les« praticiens de la stratégie » peuvent ainsiêtre des cadres supérieurs, des managersopérationnels, des cadres intermédiaires, desplanificateurs, des consultants, des con-seillers financiers, des avocats d’affaires oudes gourous universitaires (Whittington,

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2006). Trois principaux types de stratègesémergent cependant de cette littérature : lesdirigeants, les managers et les experts. Les dirigeants sont des stratèges présuméspar la plupart des chercheurs, depuis lespremiers écrits sur la stratégie, et leur rôle aété mis en lumière à de nombreusesreprises, que ce soit comme développeursd’un projet stratégique, comme concepteursde systèmes administratifs et culturels quiconditionnent la pensée stratégique dansl’organisation ou comme sélectionneurs desinitiatives stratégiques. Les managers, défi-nis comme tout acteur n’ayant pas un accèsautomatique aux organes de décision(conseil d’administration, comité straté-

gique, comité exécutif) ont fait l’objet denombreux travaux. Les recherches s’inscri-vant dans le courant « Strategy-as-Practice »ont dépassé leur seul rôle de coordinateurset traducteurs de la stratégie pour montrerempiriquement comment les managerss’approprient la stratégie de leur entrepriseet y contribuent de manière déterminante(Mantere et Vaara, 2008). Enfin, les expertssont définis comme des directeurs fonction-nels spécialisés dans le développement et lastratégie ou comme des consultants. Leurrôle est généralement centré sur le recueil etl’analyse de données complexes, l’analysecritique des décisions et l’influence sur lesdécideurs (Whittington, 2006).

Méthodologie

S’inscrivant dans une posture interprétativiste et inductive, cette recherche est basée sur 68 entre-tiens avec des acteurs ayant participé de manière prépondérante, proactive et consciente à un pro-cessus stratégique. Ces 68 entretiens ont été réalisés entre 2006 et 2009 avec 33 dirigeants d’en-treprise (PDG ou DG), 19 managers (ayant la charge hiérarchique de subordonnés et n’étant pasmembres des organes de direction et gouvernance) et 16 experts (internes, comme des directeursde la stratégie ou externes, généralement des consultants en stratégie et organisation). Ces68 personnes représentent 64 entreprises différentes, de taille diverse (quelques dizaines de sala-riés à plusieurs dizaines de milliers) et de secteurs variés (télécommunications, conseil, ingénie-rie pétrolière, distribution, finance, commerce en ligne, hébergement médical, etc.). Les entretiens ont été conduits, par les auteurs et des étudiants de master suivant une spé-cialisation en management stratégique de l’Université Paris-Dauphine, à l’aide d’un guideconstitué de questions ouvertes sur les thèmes suivants : formation et parcours profession-nel, rôle formel, activités liées directement à la stratégie de l’entreprise, définition de la stra-tégie, outils et modèles utilisés, qualités d’un stratège, récit de processus stratégiques danslesquels la personne interrogée a été impliquée. Les entretiens ont tous été enregistrés etretranscrits, ils ont été analysés par les auteurs sur la base d’un codage ouvert puis par ana-lyse thématique identifiant des éléments structurant le discours sur les pratiques stratégiques.Suivant la logique du courant « Strategy-as-Practice », le discours est constitutif des pra-tiques sociales de la stratégie et influence l’action. L’analyse du discours sur la stratégie (àdifférencier du discours stratégique) est alors une méthode pertinente pour comprendre leslogiques de comportement et les caractéristiques des pratiques des stratèges.

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Dans cet article, nous nous inspirons de laperspective proposée par ce courant derecherche, en retenant une définitionextensive du stratège, au sens de « faiseurde stratégie ».Notre objectif est de comprendre ce quicaractérise les activités et les comporte-ments des stratèges, notamment au regarddes paradoxes, oppositions et ambiguïtéssoulevés par la recherche en stratégie. Noussouhaitons donc répondre aux questionssuivantes : quelles représentations de lastratégie et de sa pratique émergent du dis-cours réflexif des stratèges ? L’encadré méthodologique synthétise ladémarche de recherche adoptée.

II – LES TENSIONS DE L’ACTIVITÉSTRATÉGIQUE

1. Stratégie versus antestratégie

Parmi les « faiseurs de stratégie » interro-gés, deux conceptions distinctes de la stra-tégie se combinent : une perspective analy-tique de la stratégie et une perspectivequalifiée d’« antestratégique ». Nous appe-lons antestratégie la pratique qui valorise àla fois l’exercice quotidien, non structuré,de la stratégie et le caractère hasardeux detoute décision stratégique, qui relève toutautant du pari et de la spéculation que d’unargumentaire fondé analytiquement1. En effet, si le discours « stratégique » pro-pose une définition de la stratégie basée surune approche de type SWOT, suivant l’im-pact des décisions sur l’organisation et leurcapacité à énoncer une vision du position-nement de l’organisation dans le futur, cette

perspective s’oppose à la représentation « antestratégique », parfois simultanémentévoquée dans le même discours. Cettedeuxième perspective ne fait pas de distinc-tion entre formulation et mise en œuvre dela stratégie, elle insiste sur le caractère quo-tidien de la pratique de la stratégie, reposantsur l’échange, la négociation et l’adapta-tion. La stratégie est alors déconnectée durapport traditionnel au temps et à l’espaceet le lien entre tactique et stratégie s’es-tompe, au profit d’une reconnaissance desmécanismes de rationalisation ex post.Ces deux perspectives ne sont pas seule-ment antagonistes, elles sont égalementcomplémentaires. Un même stratège peutse référer simultanément à ces deuxlogiques pour décrire son activité. L’analyse des entretiens montre que, quelque soit le rôle et/ou le statut des acteursinterrogés, cette distinction entre perspec-tive « stratégique » et perspective « antes-tratégique » s’exprime au travers d’opposi-tions récurrentes. Huit thèmes peuvent ainsiêtre identifiés et assemblés par paires para-doxales. Ils composent ce que nous appe-lons des tensions, ces tensions structurant lediscours des stratèges sur leurs pratiques.Le terme « tension » a émergé de l’analysedu matériau empirique : c’est l’analyse desdiscours individuels qui a permis de mon-trer que les acteurs interrogés utilisent unelogique discursive basée sur les tensions.Ainsi, l’action est pensée par rapport à laréflexion, l’analyse par rapport à l’intuition,les déterminants exogènes de la stratégiepar rapport aux déterminants endogènes etla solitude du décideur par opposition à la

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1. Nous remercions Ann Langley qui nous a proposé ce terme lors d’une séance de travail sur une version anglaisede cette recherche. En anglais, le terme « ante » revêt en effet deux acceptions, à la fois ce qui a lieu en prémisse,et la notion de pari voire de « bluff », « ante » étant également un terme technique utilisé par les joueurs de poker.

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dimension collective de la réflexion straté-gique. Chacun des stratèges interrogéscombine ou se positionne, plus ou moinsexplicitement, sur ces quatre tensions. Cesdernières structurent ainsi la représentationde leurs pratiques stratégiques et s’inscri-vent dans la métadistinction entre « straté-gie » et « antestratégie ».

2. Une représentation de la stratégiesous forme de tensions

Dans leur discours, les stratèges se posi-tionnent sur les quatre tensions qui consti-tuent le cœur de l’activité stratégique,optant pour l’un ou l’autre des pôles lescomposant ou en les embrassant aucontraire dans une perspective dialogique,

ces pôles étant à la fois complémentaires etantagonistes. Ce paragraphe détaille etillustre chacune des quatre tensions structu-rant une modélisation de l’activité straté-gique telle que la décrivent les stratèges.

La tension sociale : partage et solitude

L’opposition entre le partage et la solitudeest nommée tension sociale car elle a trait aumode de relation sociale que les stratègesexpérimentent dans leurs activités. Elle ren-voie aux débats individu-collectif ou rela-tionnel-individuel dans la recherche en stra-tégie. Certains stratèges, notamment desdirigeants, expriment leur solitude dans leprocessus stratégique : ils pensent par eux-mêmes, prennent des décisions pour l’orga-

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Tableau 1 – « Stratégie » et « antestratégie » dans le discours des stratèges

Perspective « antestratégique »

« La stratégie est un art de l’exécution. » (expertexterne, conseil en stratégie).

« Il faut désacraliser le terme “stratégie”. Il fautégalement accepter que la stratégie n’est pas unexercice dont on se paie le luxe une fois tous les5 ou 10 ans. C’est un exercice quotidien […] »(expert externe, conseil en stratégie).

« On réfléchit ensemble et on prend notredécision ensemble. C’est l’avantage d’êtreplusieurs parce qu’une personne ne peut pas toutfaire […] Ce qui est intéressant c’est de se réunir,que chacun apporte sa pierre à l’édifice. »(dirigeant, conseil en communication)

« Je n’ai jamais travaillé dans un bureau. Je veuxêtre sur le terrain, dans les magasins, avec lesclients et les fournisseurs. C’est là que seconçoivent les stratégies. […] Vous savez ce quec’est une stratégie en général ? C’est unetactique qui a réussi. Après, on dit qu’on a faitune bonne stratégie. » (dirigeant, cosmétiques)

Perspective « stratégique »

« Pour moi, la stratégie, c’est identifier sesproblèmes, ses faiblesses et ses forces, àplusieurs niveaux. Ensuite, essayer de dégagerles différentes opportunités. […] La stratégie,c’est savoir comment on va se développer, quelschoix on va faire. » (dirigeant, bijouterieindustrielle).

« Définir la stratégie est un exercice complexe.Je pense que la base reste la définition de PhilipKotler, la règle des 3 C : Coûts, Clients etConcurrents. La réflexion stratégique s’inscritau centre de ce triangle. C’est un métier quiconsiste à collecter le plus de données possiblesur ces trois éléments pour en déduire ladirection que l’entreprise devrait prendre. »(expert externe, conseil en stratégie).

« Ce sont les décisions importantes qui sontstratégiques. Je crois que les décisions sontstratégiques lorsque l’échec potentiel est unecatastrophe. » (dirigeant, commerce en ligne).

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nisation et doivent défendre leurs choix faceaux autres acteurs organisationnels et auxparties prenantes : « Je pourrais dire que lesdécisions sont collectives, mais ce n’est pastotalement vrai. Je réfléchis généralementtout seul, la nuit ou pendant les vacances. »(dirigeant, télécommunications).Cette solitude ressentie et exprimée est sou-vent associée aux responsabilités que lestratège endosse vis-à-vis de différentesparties prenantes internes et externes,notamment les investisseurs : « Devant laprise de décision on est seul au monde. »(dirigeant, matériel audiovisuel).Les dirigeants ne sont pas les seuls stratègesà évoquer cette solitude de la réflexion stra-tégique et de la décision. Quelques mana-gers ou experts expriment le même res-

senti : « C’est le comité stratégique quidécide, mais je sais que s’il y avait un pro-blème après coup, je serais identifié commele responsable. Même si vous n’êtes pas ledécideur, vous êtes le stratège, surtoutquand les choses tournent mal. » (manager,télécommunications).D’autres stratèges mentionnent au contrairedes interactions avec d’autres acteurs à l’in-térieur et en dehors de l’organisation etconsidèrent que ces échanges sont unedimension fondamentale du processus stra-tégique. Depuis la compilation de donnéesjusqu’à la formulation de la stratégie, lescontacts et échanges construisent laréflexion stratégique : « Prendre des déci-sions stratégiques, c’est essentiellement dis-cuter et convaincre. Je discute avec mes col-

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lègues et subordonnés pour réfléchir straté-giquement, et je dois ensuite convaincre lecomité de direction que nos idées sont lesmeilleures. » (manager, logistique).Ces échanges peuvent être formalisés dansl’organisation, avec par exemple un sys-tème de veille stratégique adossé sur lesopérationnels. Ils reposent surtout sur lacapacité du stratège à s’entourer des com-pétences qui lui font défaut et permettentainsi de développer une réflexion straté-gique la plus pertinente possible, en mini-misant les biais cognitifs et en cherchant àdévelopper une réflexion intégrée : « Lesdirecteurs de chaque division sont là pourconnaître très bien leur métier et donc évi-demment et logiquement faire remontervers moi les évolutions de leur secteur, lesidées qui émergent. […] Je pense que c’estparce que les gens ont pris l’habitude deparler entre eux que des idées peuventémerger. » (dirigeant, matériel médical).Certains stratèges mobilisent dans leur dis-cours les deux pôles de la tension (solitudeet partage), tandis que d’autres, du faitnotamment de leur dépendance hiérar-chique, s’inscrivent plutôt dans une logiqueorganisationnelle valorisant le partage del’intelligence stratégique.

La tension focale : déterminants exogèneset endogènes de la stratégie

La tension focale renvoie à la nature deséléments qui influencent la réflexion desstratèges, selon qu’ils se focalisent sur desdimensions exogènes ou endogènes de l’ac-tivité de leur organisation.La focalisation sur les éléments exogènesde la stratégie est associée avec la perspec-tive analytique de la stratégie qui a long-temps minimisé le rôle des ressources etcompétences de l’organisation dans le suc-

cès ou l’échec. La dimension exogène de laréflexion stratégique est notamment illus-trée, dans le discours des stratèges, par l’at-tention portée aux clients : « La stratégierepose sur l’analyse de l’environnement.Un bon stratège, c’est quelqu’un quiconnaît parfaitement ses clients. » (mana-ger, presse) et à l’environnement concur-rentiel : « Le premier travail d’un stratège,c’est de comprendre les tendances du mar-ché. Nous adaptons notre stratégie etessayons de coordonner notre vision à longterme avec les perturbations à courtterme. » (expert interne, énergie).Si beaucoup de dirigeants mettent l’accentsur les dimensions exogènes de la stratégie,dont ils sont souvent les premiers observa-teurs, les managers et les experts, se focali-sent souvent sur les dimensions endogènesde la stratégie. Ils doivent en effet s’assurerque leurs propositions soient acceptablesaux yeux des décideurs et misent donc surleur très bonne connaissance des ressourceset compétences : « Dans ma position, jetends à me focaliser sur les dimensionsinternes, parce que je sais que je dois trou-ver les sponsors à l’intérieur de l’entreprisepour que mes idées soient mises enœuvre. » (manager, automobile). Lesexperts développent eux une perspectiveintégrative de la stratégie : « La stratégie,c’est l’art de l’allocation. On doit prendreen compte les ressources financières,humaines, technologiques et politiques demanière à atteindre nos objectifs, une visionbien définie. » (expert interne, loisirs).Cette tension focale, distinguant une atten-tion particulière aux dimensions endogènesou exogènes dans le processus stratégique,est celle qui est la plus polarisée, certains sefocalisant sur les dimensions externes de lastratégie, tandis que d’autres cherchent leur

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légitimité dans l’adéquation entre leurs pro-positions stratégiques et les caractéristiquesinternes de l’organisation.

La tension cognitive : intuition et analyse

L’analyse renvoie à l’utilisation d’outils, demodèles d’optimisation et de processus for-malisés. À l’opposé, l’intuition met l’accentsur l’utilisation du raisonnement analo-gique, l’expérience ou le ressenti dans laconstruction des choix stratégiques. Nousnommons cette opposition « tension cogni-tive » car elle renvoie à l’orientation cogni-tive principale que les stratèges mobilisentlorsqu’ils évoquent leurs pratiques.Certains stratèges, notamment des mana-gers et des experts, mettent l’accent surl’utilisation d’outils et d’indicateurs pourconstruire leur réflexion stratégique :« J’utilise beaucoup d’études qualitatives etquantitatives pour me faire une opinion,notamment lorsque la décision porte sur lenouveau positionnement d’un produit ou lelancement d’un nouveau produit. J’aibesoin de savoir ce que peut être son poten-tiel sur le marché et pour ça, j’ai besoind’études. » (manager, cosmétiques).Ces outils sont souvent tout autant unmoyen de formaliser, défendre et contrôlerla mise en œuvre des décisions stratégiquesque des dispositifs de réflexion stratégiqueà proprement parler. Certains indicateurssont génériques (chiffre d’affaires, taux demarge, parts de marché, prix relatifs, etc.),d’autres sont plus spécifiques au secteurd’activité de l’entreprise et de nombreuxstratèges construisent leur propre systèmede recueil et d’analyse des données.L’utilisation de ces données est justifiée parle besoin de bien connaître l’environne-ment, indépendamment de la perceptionsubjective que le stratège peut en avoir :

« [Être un bon stratège], c’est avoir unesprit analytique, c’est-à-dire la capacitéd’analyser le marché […] Il faut aller cher-cher un minimum d’informations pourcomprendre. […] Il faut éviter de s’en teniraux opinions, il faut être très factuel. ».(management, assurances).La tension cognitive se construit par oppo-sition entre analyse et intuition. Les stra-tèges sont également nombreux, notam-ment parmi les dirigeants, à revendiquerune sorte de « flair » qui leur permet decomprendre les attentes de leur environne-ment et surtout de les anticiper. Ils opposentclassiquement cette forme d’intuition à unprocessus de réflexion plus analytique etformalisé : « Le propre d’un patron c’estquand même de sentir le business, d’êtreintuitif sur le business. » (dirigeant, héber-gement médical).Les dirigeants mobilisent notamment ladimension intuitive dans leur discours pouradopter une posture les opposant aux tech-niciens de la stratégie que sont les consul-tants : « Je n’ai pas besoin de McKinsey ouBCG pour m’expliquer ce que je saisdéjà. » (dirigeant, assurances). Ils revendi-quent une connaissance « naturelle » de leurenvironnement et minimisent l’intérêt desanalyses trop formalisées : « Je déteste lesgens qui font des tas de PowerPoint […] Jerespecte plus l’intuition que le PowerPoint.[…] Il faut 80 % de bon sens et un peu devision quand même, et beaucoup de convic-tion. […] La stratégie, c’est du feeling. »(dirigeant, commerce en ligne).Cette dimension intuitive de la stratégie esttrès présente dans le discours des diri-geants, alors que managers et experts met-tent plus volontiers en avant la dimensionanalytique de leurs activités. Cette opposi-tion entre intuition et analyse se décline par

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ailleurs dans le rapport au temps que lesstratèges entretiennent, au travers de la der-nière tension, entre action et réflexion.

La tension temporelle : action et réflexion

Cette tension décrit la façon dont les mana-gers conçoivent l’équilibre entre le tempsde l’action et le temps de la réflexion. La réflexion est définie de manière exten-sive, elle inclut toutes les activités cogni-tives et relationnelles, de l’identification duproblème au déploiement de la stratégie.C’est un temps durant lequel les stratègesécoutent un grand nombre d’acteurs, discu-tent, négocient, apprennent, lisent, formali-sent la stratégie : « Le plus important estd’avoir des conversations et des discussionsavec des gens qui sont sur le terrain quivoient les consommateurs, qui écoutent lesclients, qui vivent les concurrents. Les dis-cussions sont donc des moyens nécessairespour analyser ce qui se passe. La capacité àtout voir et à tout savoir me parait illu-soire. » (expert interne, distribution).La réflexion préalable à l’action peut êtreorganisée collectivement pour minimiser lesbiais cognitifs et croiser les angles de vue :« On n’a pas de direction de la stratégie. […]Nous on a plutôt un système de réflexion col-lective, avec un dispositif de groupes de tra-vail ou de commissions avec des gens qui ontdes métiers différents, des parcours diffé-rents. » (manager, assurances). Cette phasede réflexion s’inscrit dans un horizon tempo-rel de long terme, qui impose souvent unedissonance cognitive avec les préoccupationsquotidiennes des stratèges : « Je pense qu’ilfaut savoir réfléchir à long terme. Le pro-blème c’est que, surtout dans le commerce, tues facilement obnubilé par les chiffres devente au quotidien… donc tu peux avoir ten-dance à ne pas regarder le long terme et à ne

pas prendre les décisions d’investissement,de restructuration qui s’imposent. Donc jecrois que la qualité numéro un [d’un stra-tège], c’est savoir combiner une activité exi-geante à court terme, et compatible avec unvrai dessein à long terme. » (expert interne,distribution)Dans le même temps, certains stratèges,notamment des dirigeants, mettent l’accentsur l’action, en l’opposant à la réflexion :« Je mets toujours la charrue avant lesbœufs, c’est-à-dire que j’agis et je réfléchisaprès… je n’aime pas qu’on réfléchissetrop. […] Moi je préfère agir. Quitte à setromper il faut agir. Il faut être toujoursdans l’action. Donc la décision stratégique,il faut la prendre ! L’important c’est de déci-der. Il vaut mieux se tromper que de ne pasdécider. » (dirigeant, commerce en ligne)L’action peut être au cœur de l’activité stra-tégique et certains assimilent même straté-gie et action : « La stratégie, c’est l’action.Je n’ai pas de temps à perdre en réunions etcomités pour discuter chaque possibilitéthéorique. Je préfère l’action à la discus-sion. » (dirigeant, télécommunications).Les dirigeants considèrent enfin que l’ac-tion est le moyen privilégié d’anticiper leschangements, d’entraîner les autres acteursdans la stratégie et d’obtenir leur adhésionau projet : « Parfois, je me dis que peut-êtrecertaines personnes pensent trop dans descadres, ça annihile l’action. Même s’il y ade la réflexion, il n’y a pas toujours de l’ac-tion. Il faut piloter, improviser… » (diri-geant, voyages).

III – LA STRATÉGIE, L’ART DE GÉRER DES TENSIONS

L’objectif de cette recherche était de donnerla parole aux stratèges pour comprendre

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comment ils définissent leurs pratiques etde confronter cette vision réflexive auxmodélisations de la stratégie développéespar la recherche en management. Les repré-sentations de l’activité des stratèges véhicu-lées par leur discours plaident pour uneperspective dialogique de la stratégie.

1. Une représentation dialogique des pratiques stratégiques

L’analyse du discours des stratèges montrequ’ils partagent, quel que soit leur statutdans l’organisation, une représentationcomplexe de la stratégie, oscillant entre lesréférences à une logique analytique,construite grâce à des outils, orientée versle long terme et volontariste et les réfé-rences à une pratique sociale, basée sur lepartage des informations et de l’intelli-gence, moins formalisée, peu routinière etancrée dans les pratiques quotidiennes. Sion retrouve dans le discours des stratègessur la stratégie les grandes oppositions quiont construit le champ de la stratégie d’unpoint de vue théorique, notre recherche lesprécise et les circonscrit à quatre tensionsdans l’exercice de la stratégie : focale, tem-porelle, sociale et cognitive. Nous propo-sons également de représenter l’activité dustratège suivant une méta distinction entrestratégie et antestratégie. Si la premièrevalorise la démonstration analytique et leschoix motivés affectant à long terme uneorganisation, la seconde met en lumière lesflux d’activités quotidiennes, les processushasardeux, contingents et spéculatifs quipréludent à la décision rationnelle et struc-turée, cette rationalisation des processusstratégiques pouvant même être postérieureà la décision elle-même. En ce sens, l’an-testratégie n’est pas une négation de l’acti-vité stratégique (l’antistratégie) mais une

représentation immanente de la pratique dela stratégie, à articuler avec une perceptionanalytique et objective de la stratégie. À partir du discours des stratèges sur leurpropre activité, cette recherche plaide,comme le réclame Alain-Charles Martinet(2009), pour un approfondissement desperspectives dialogiques en managementstratégique. Les outillages conceptuels pou-vant y contribuer sont nombreux, notam-ment dans les travaux francophones. Si lestravaux de Martinet furent précurseurs enmanagement, en s’appuyant sur la systé-mique ago-antagoniste de Bernard-Weil(2003) et la dialogique de Morin (1990),d’autres approches théoriques peuvent com-pléter et enrichir notre compréhension de lastratégie en tensions. Les approches systé-miques (Le Moigne, 1994), les théories de lacomplexité (Morin, 1990), les notions detension (Louart, 1993) et de paradoxes (Perret et Josserand, 2003), sont autant deressorts théoriques utiles à la reconceptuali-sation dialogique de la stratégie.

2. Les stratèges et les tensions

Dans cette recherche, nous avons interrogésoixante-huit stratèges, classés en troiscatégories, suivant une définition élargie,basée notamment sur les propositions ducourant « Strategy-as-Practice » : les stra-tèges dirigeants, experts et managers. Sil’analyse de leur discours met en évidencele caractère dialogique de la représentationqu’ils donnent de leurs pratiques et de leurscomportements, une analyse comparativeserait utile pour repérer les divergences etconvergences entre types de stratèges. Cetexercice est nécessaire car la façon dont lesdifférents types de stratèges gèrent les ten-sions qu’ils évoquent reflète la subjectivitéqu’ils construisent dans leur discours.

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L’analyse de discours peut en effet être struc-turée autour de trois principaux concepts : lesujet, l’objet et le concept (Hardy et Phillips,1997). Dans leur discours sur la stratégie etleurs pratiques, les stratèges construisent uneréalité qui donne accès à leur subjectivité,c’est-à-dire à la façon dont ils se représententeux-mêmes comme sujets dans leur discours(Knights et Morgan, 1991). Il conviendraitde creuser dans des recherches ultérieures lasubjectivité de chacun des trois types de stra-tèges. Certaines propositions à ce stade peu-vent toutefois êtres avancées, il conviendrapar la suite de les étudier empiriquement demanière systématique.Les dirigeants semblent ainsi ne pas se posi-tionner clairement sur la dimension socialecar même s’ils mettent en exergue la soli-tude du décideur, ils reconnaissent la contri-bution importante des autres salariés à leurréflexion stratégique. En revanche, ilsparaissent privilégier la connaissance intimede l’environnement concurrentiel, l’intui-tion par rapport à l’analyse et l’action parrapport à la réflexion. En privilégiant uneapproche « antestratégique », ils renforcentleur légitimité dans le processus stratégiquecar ils sont les seuls acteurs à pouvoir reven-diquer une connaissance intuitive de leurenvironnement et à avoir la capacité àentraîner l’action stratégique sans phase deréflexion formalisée préalable. La négationpartielle de la nature analytique, formelle ettranscendantale de la formation de la straté-gie leur permet de mettre l’accent sur leurscaractéristiques personnelles comme gageset déterminants de la qualité de la réflexionstratégique. Leur capacité à faire la stratégien’étant par définition pas transmissible carattachée à leur personne, leur légitimité destratège s’en trouve ainsi renforcée.

Les experts, qu’ils soient internes ouexternes à l’organisation, semblent se posi-tionner sur les dimensions plus analytiquesde la stratégie : la réflexion et l’analyse. Cefaisant, ils défendent également leur légiti-mité – basée sur l’expertise technique –dans le processus stratégique. Ils dévelop-pent ainsi une vision technologisante de lastratégie (Mantere et Vaara, 2008) qui ren-force leur rôle.Enfin, les stratèges managers tendent àdévelopper une subjectivité sociale,construite autour du partage (tensionsociale), de la prise en compte de l’identitéet des compétences spécifiques de l’entre-prise (tension focale), de l’analyse (tensioncognitive) et de l’action combinée à laréflexion (tension temporelle). Ce position-nement particulier dans le processus straté-gique met en lumière leur rôle de coordina-tion et de traduction dans le processusstratégique et leur recherche d’une légiti-mité basée sur l’action et l’analyse, gagesde l’écoute des décideurs lorsqu’ils doiventdéfendre leurs projets en interne. À ce stade de ce programme de recherche,ces assertions ont la nature de propositions.Elles appellent des travaux futurs permet-tant de différencier les stratèges dans leurmanière de gérer les tensions. La questionde la méthodologie à retenir pour ces appro-fondissements se pose également. L’analysedu discours des stratèges sur eux-mêmes etleurs pratiques mobilise un matériau quin’est pas exempt de reconstructions ex postet de biais liés à la désirabilité sociale. L’ob-servation participante et/ou les entretiensavec différents interlocuteurs sur les pra-tiques d’un acteur unique peuvent être utili-sés pour trianguler les données et renforcerainsi la validité des résultats.

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CONCLUSION

Le discours des stratèges sur la stratégie etleurs pratiques a paradoxalement été peuétudié en management stratégique, l’ana-lyse se portant plus souvent sur les discoursstratégiques que sur les discours sur l’exer-cice de la stratégie. Cette recherche permetde mettre en évidence la dimension dialo-gique du discours des stratèges, en identi-fiant quatre tensions qui structurent leurspratiques et comportements, et une méta-tension entre deux pôles, la « stratégie »versus « l’antestratégie ». Par cette repré-sentation de la stratégie dans le discours desacteurs comme art de gérer des tensions enles articulant et les combinant dans leurdualité, elle valide et enrichit les travauxprécurseurs sur la dialogique stratégique.Ces résultats sont appelés cependant à êtreapprofondis.Tout d’abord, nos résultats méritent d’êtreaffinés pour analyser spécifiquement le dis-cours des différents types de stratèges etleurs différences dans leur manière de gérerles tensions. Si des logiques de comporte-ment divergent, dès lors, la participationconjointe de dirigeants, experts et managersdans les processus de formation de la stra-tégie est susceptible d’en améliorer la perti-nence, en limitant l’effet des biais cognitifspropres à chaque catégorie de stratèges,tout en augmentant la capacité à traiter desdonnées complexes.De plus, il convient d’affiner notre compré-hension de la façon dont certains stratègescombinent, articulent, les différentes ten-sions dans leur dualité. Si nous avons repérédes tensions, les modalités de leur gestiondemandent à être approfondies. La logiqueduale de gestion des processus de change-ment mise en évidence par Gersick (1994)

ou les modalités de résolution des situationsparadoxales identifiées par Smith et Lewis(2011) constituent à cet égard des cadresconceptuels adaptés.Par ailleurs, nous n’avons pas étudié danscet article les facteurs de contingence sus-ceptibles d’expliquer les différences entreles discours des stratèges. La taille de l’en-treprise, mais aussi son secteur d’activité,les caractéristiques personnelles des stra-tèges (formation, expérience, etc.), lanature même de la question stratégique àlaquelle peuvent être confrontés les stra-tèges à un moment donné sont susceptiblesd’influencer la façon dont ils mobilisent lestensions pour construire la stratégie. Cetype de travaux est susceptible d’améliorerl’exploitation des ressources stratégiquesenfouies (Koenig, 2001) et de favoriser ledéveloppement de processus stratégiques« sur-mesure », adaptés à l’organisation, àsa culture et à son mode de gouvernance.Ces résultats empiriques (re)posent cepen-dant un certain nombre de questions quant àl’enseignement de la stratégie. CommeMintzberg le signale d’un œil critique dansson livre provocateur « Des managers pasdes MBA » (2004), la façon dont la stratégieest enseignée dans les écoles de commerceet universités ne permet pas aux étudiantsd’en saisir pleinement la complexité. L’en-seignement en management stratégique estencore trop souvent centré sur les outils ana-lytiques. Si beaucoup de professeurs et demanuels intègrent une approche plus « antestratégique » (l’antimanuel de Joffreet Koenig (1985) appelle ainsi une relec-ture), il est encore difficile d’enseigner lacomplexité sociale et la nature spécifique del’intelligence stratégique. Les résultats decette recherche plaident pour le développe-ment et la généralisation de méthodes péda-

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gogiques nouvelles, comme les simulationsou les jeux de rôle, au-delà des études de casqui bien souvent proposent une « solution »analytique prédigérée. Cette pédagogierenouvelée peut aider à contextualiser les

choix stratégiques et à rendre les étudiantsconscients des divers enjeux intellectuels,sociaux, et politiques auxquels ils vontdevoir faire face au-delà d’une pensée stra-tégique analytique formelle.

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