les rondes et les rangs de la morisque dans le chastel de joyeu

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Katja Gvozdeva Humboldt-Universität Berlin Les rangs et les rondes de la morisque dans le Chastel de joyeuse destinée. La morisque qui tient autant de la danse rituelle que du jeu dramatique, a profondément marqué le monde du spectacle du Moyen Âge finissant et de la Renaissance. Cette forme expressive, qu’elle soit une mise en scène autonome ou juste un élément de la représentation théâtrale, exécutée en mouvements ou en paroles, par un seul ou plusieurs personnages, entre en relations multiples avec le théâtre médiéval autant religieux que profane. 1 En dépit du grand nombre d’études qui lui ont été consacrées, ce genre protéiforme garde son mystère. En 1933 Kurt Sachs constatait que tout en étant la danse la plus souvent mentionnée au XVe siècle, la morisque résiste aux tentatives de définition et de description. 2 Les résultats des investigations récentes ne sont pas plus encourageants. Selon Jelle Koopmans, la morisque «reste un phénomène troublant pour le médiéviste. Le sens précis de ces chorégraphies rituelles n’est pas toujours facile à retrouver. […] Entre les différentes parentés thématiques […] il est extrêmement difficile de ‘lire’ une structure ou une évolution». 3 Les travaux qui se bornent à l’étude d’une seule tradition régionale, ne parviennent pas non plus à établir une cohérence entre ses différentes manifestations. 4 La variabilité et la mutabilité de la morisque déconcertent. D’après quels critères peut-on l’identifier? Les mouvements grotesques ainsi que les attributs comme les grelots attachés aux jambes, les visages noircis, les habits exotiques ou sauvages, qui semblent constituer ses 1 Pour les différentes images de la morisque ainsi que leurs fonctions dans les représentations théâtrales voir les études de Jelle Koopmans: Le théâtre des exclus au Moyen Âge: hérétiques, sorcières et marginaux, Chapitre 6. Les morisques. Paris, Imago, 1997, p. 205-214; « Les Sots du théâtre et les sauts de la Morisque à la fin du moyen âge », in: Les lettres romanes, vol. 43, No. 1-2 (1989), p. 43-59. 2 Kurt Sachs: Eine Weltgeschichte des Tanzes (1933). Georg Olms, Hildesheit – Zürich - New York, 1984, p. 224. 3 Koopmas, Le théâtre des exclus, p. 213. 4 Voir Beatrice Premoli: « Note iconografiche a proposito di alcune moresche del Rinascimento italiano », in: La Moresca nell’aerea mediterranea. A cura di Roberto Lorenzetti, Arnaldo Forni 1991, p. 44: « La Moresca […] assume forme sempre più varie e complesse, capaci da eludere ogni tentativo di costituirla in genere con precise forme coreografiche e contenutistiche»; John Forrest: The History of morris dancing (1458- 1750), Cambridge, Clarke, 1999. 1 1

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Page 1: Les rondes et les rangs de la morisque dans le Chastel de joyeu

Katja Gvozdeva

Humboldt-Universität Berlin

Les rangs et les rondes de la morisque dans le Chastel de joyeuse destinée.

La morisque qui tient autant de la danse rituelle que du jeu dramatique, a profondément

marqué le monde du spectacle du Moyen Âge finissant et de la Renaissance. Cette forme

expressive, qu’elle soit une mise en scène autonome ou juste un élément de la représentation

théâtrale, exécutée en mouvements ou en paroles, par un seul ou plusieurs personnages, entre

en relations multiples avec le théâtre médiéval autant religieux que profane.1 En dépit du

grand nombre d’études qui lui ont été consacrées, ce genre protéiforme garde son mystère. En

1933 Kurt Sachs constatait que tout en étant la danse la plus souvent mentionnée au XVe

siècle, la morisque résiste aux tentatives de définition et de description.2 Les résultats des

investigations récentes ne sont pas plus encourageants. Selon Jelle Koopmans, la morisque

«reste un phénomène troublant pour le médiéviste. Le sens précis de ces chorégraphies

rituelles n’est pas toujours facile à retrouver. […] Entre les différentes parentés thématiques

[…] il est extrêmement difficile de ‘lire’ une structure ou une évolution».3 Les travaux qui se

bornent à l’étude d’une seule tradition régionale, ne parviennent pas non plus à établir une

cohérence entre ses différentes manifestations.4

La variabilité et la mutabilité de la morisque déconcertent. D’après quels critères peut-on

l’identifier? Les mouvements grotesques ainsi que les attributs comme les grelots attachés aux

jambes, les visages noircis, les habits exotiques ou sauvages, qui semblent constituer ses

1 Pour les différentes images de la morisque ainsi que leurs fonctions dans les représentations théâtrales voir les études de Jelle Koopmans: Le théâtre des exclus au Moyen Âge: hérétiques, sorcières et marginaux, Chapitre 6. Les morisques. Paris, Imago, 1997, p. 205-214; « Les Sots du théâtre et les sauts de la Morisque à la fin du moyen âge », in: Les lettres romanes, vol. 43, No. 1-2 (1989), p. 43-59. 2 Kurt Sachs: Eine Weltgeschichte des Tanzes (1933). Georg Olms, Hildesheit – Zürich - New York, 1984, p. 224. 3 Koopmas, Le théâtre des exclus, p. 213. 4 Voir Beatrice Premoli: « Note iconografiche a proposito di alcune moresche del Rinascimento italiano », in: La Moresca nell’aerea mediterranea. A cura di Roberto Lorenzetti, Arnaldo Forni 1991, p. 44: « La Moresca […] assume forme sempre più varie e complesse, capaci da eludere ogni tentativo di costituirla in genere con precise forme coreografiche e contenutistiche»; John Forrest: The History of morris dancing (1458-1750), Cambridge, Clarke, 1999.

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particularités principales, se manifestent aussi dans certaines autres danses rituelles.5 Les

anciens théoriciens de la danse, Arbeau (1588) ou Mercenne (1636) insistent sur le rythme

spécifique de la morisque, mais les musicologues modernes constatent que ces auteurs parlent

de rythmes différents.6 La morisque dispose d’un arsenal de rôles fixes qui apparaissent

pourtant dans des combinaisons très différentes. Si l’ensemble des formes représente un

genre, celui-ci échappe en tout cas à une classification taxonomique et ne semble qu’obéir au

principe wittgensteinien des ressemblances familiales. La parenté entre les différentes

morisques s’établit à chaque fois d’une nouvelle façon en constituant ainsi une «famille»

extrêmement étendue, dont les membres éloignés ne se ressemblent guère.

Le problème de l’unité du genre se pose d’une manière particulièrement aigue dans le cas des

manifestations dramatiques collectives de la morisque qui serviront d’objet à la présente

étude. Il consiste dans la coexistence paradoxale des deux scénarios principaux de ce

spectacle, le guerrier et l’amoureux. La relation entre eux se présente comme une opposition

radicale des chorégraphies ainsi que des contenus. Tandis que la morisque martiale dansée en

deux rangs de combattants dramatise la confrontation et le rejet, la morisque amoureuse

dansée en ronde centrée autour d’une figure féminine met en scène la séduction.

La présente étude envisage d’aborder le problème des relations entre les rangs et les rondes de

la morisque médiévale à l’exemple d’un texte semi-dramatique, Le chastel de Joyeuse

destinée, dont le fragment central a été identifié jusqu’à présent comme «le seul et unique

exemple de la morisque en paroles en France».7 Dans la première partie de notre investigation

consacrée aux différentes approches historiques et anthropologiques de la morisque, nous

essayerons d’accéder à sa structure profonde pour tenter de saisir la nature du lien inhérent

entre les deux scénarios contradictoires. Dans la deuxième partie consacrée à l’analyse du

texte, cette structure servira à démontrer que non seulement le fragment dramatique du

Chastel de joyeuse destinée représente une morisque, mais que l’ensemble de cette œuvre

littéraire à laquelle on a jusqu’à présent refusé la moindre cohérence, s’inspire des

chorégraphies rituelles de cette danse dramatique. Dans une perspective plus générale, cet

exemple servira à s’interroger sur le rapport entre la création littéraire et la performance

rituelle à l’époque prémoderne.

5 Voir Sachs, op. cit., p. 225-229. 6 Arbeitsgruppe « Ritual »: « Differenz und Alterität im Ritual », in: Praktiken des Performativen, Paragrana, vol. 13, 1 (2004), p. 212. 7 Giuseppe di Stefano: « La morisque en France », in: Le Moyen Français, 8 (1981), p. 264-290.

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L’origine et la structure profonde de la morisque.

C’est en remontant vers les origines du phénomène qu’on a cherché à résoudre le problème

des chorégraphies de la morisque ainsi que des messages que celles-ci véhiculent.

L’approche historique, dominante jusqu’aux années 30–40 du XXème siècle et aujourd’hui

encore défendue par certains savants, 8 a donné la priorité absolue au modèle des rangs. Ses

partisans se sont laissés guider par l’étymologie du nom «morisque» qui nous amène vers la

péninsule ibérique, ayant été pendant des siècles le champ des luttes acharnées entre les

Chrétiens et les Maures. La morisque dite la plus ancienne, una batalla de moros y cristianos,

a été exécutée à Lerida (Aragón) en 1150.9 Cette danse armée, exécutée à l’occasion d’un

mariage royal, représentait la confrontation de deux rangs de combattants, l’armée blanche et

l’armée noire. Dans cette cultural performance tout comme dans une multitude d’exemples

similaires qu’on retrouve à partir de cette date en Espagne et en Portugal, on a reconnu des

représentations commémoratives des batailles de la Reconquista.10

D’après plusieurs historiens de la morisque, cette danse épique s’est progressivement

répandue à partir de la péninsule ibérique dans plusieurs pays européens. Dans chaque

nouveau contexte culturel, elle était adaptée pour dramatiser le propre passé épique ou bien

l’actualité politique locale. Ainsi, en Italie qui n’avait pas connu les Maures, la morisque a

symbolisé la bataille de Lépante contre les Turcs (1571).11 Les différentes variantes

nationales de cette danse prouvent qu’elle ne se limite pas à mettre en scène le conflit entre les

chrétiens et les musulmans, mais est capable d’exprimer toute sorte d’oppositions ethniques et

religieuses en modifiant souvent la distribution des rôles que le scénario de la Reconquista

impose. Dans la morisque adriatique on rencontre deux armées musulmanes, les Arabes et les

Turcs, le rôle de l’armée blanche étant cette fois réservé pour les Arabes.12 Au Mexique au

début de l’ère coloniale on dansait la morisque de la confrontation armée entre les troupes de

Fernand Cortès (le roi blanc) et celles de Moctezuma Celinapila (le roi noir). L’appropriation

8 Voir Adolf Sandberger: Ausgewählte Aufsätze zur Musikgeschichte I, München, 1921, p. 52ff; Francesco Pospisjl: « La moresca », in: Folklore italiano 9 (1934), p. 1-18; Bianca Maria Galanti : « La Moresca », in: La Moresca nell’aerea mediterranea, p 13; Ingrid Brainard: « An exotic court dance and dance spectacle of the Renaissance: La moresca. », in: Report of the twelfth congress of the international musicological society. Kassel, American musicological society, 1981, p. 715-716. 9 Henk Driessen: « Mock battles between Moors and Christians. Playing the Confrontation of Crescent with Cross in Spain’s South », in: Ethnologia Europaea XV (1985), p. 110. 10 Ibid., p. 110-113. 11 Voir Galanti, La moresca, p. 15. 12 Ibid., p. 29.

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de cette danse par l’élite créole a conditionné l’inversion du scénario: le roi blanc est devenu

le symbole de la population indigène et le roi noir celui de l’envahisseur européen.13

L’opposition que la morisque met en scène peut acquérir des sens qui ne sont plus en relation

avec des batailles historiques ni avec l’identité nationale. Ainsi, à partir de 1377, les

morisques viennent à être incorporées dans le cadre de fêtes religieuses, en Espagne et

ailleurs, où l’image de l’armée noire n’est plus rattachée à l’envahisseur étranger, mais vient à

représenter l’élément païen interne à expulser.14

L’approche historique conçoit tous ces exemples où l’altérité fait apparition sous formes

multiples en termes de mutation progressive du scénario d’origine épique. Conformément à

cette vision, les souvenirs de la Reconquista ont dû fournir le modèle chorégraphique à toutes

les représentations guerrières dans le cadre des fêtes aristocratiques de la Renaissance en

France et en Italie, non seulement aux mises en scènes des batailles entre les Croisés et les

Sarrasins, comme celle qui fut présentée à la cour de France en 137815 ou celle qui fut

exécutée lors de l’entrée d’Isabelle de Bavière à Paris en 1389,16 mais aussi à toutes sortes de

morisques mettant en scène la confrontation avec le monde exotique et sauvage, comme celles

qui ont eu lieu dans le cadre du Banquet du vœux du Phaisan (1454) et dans Le pas d’arbre

d’or bourguignons (1468), mais aussi à Urbino (1513), Binche (1549), Tournon (1583) etc.17

Grâce à un dessin représentant la fête royale à Binche en 1549 ainsi qu’à l’ analyse détaillée

qu’Heartz en a faite,18 on arrive à obtenir une idée précise de cette mise en scène guerrière de

la morisque qui dans le cas présent se manifeste comme le combat des courtisans contre les

hommes sauvages.

13 César Delgado Martínez: « La moriama in Messico », in: La Moresca nell’aerea mediterranea., p. 161-175. 14 Elvira Stefania Tiberini: « La moresca europea e ispano-americana. Persistenza e mutatione du valori nel mondo simbolico, religioso e socio-economico », in: La Moresca nell’aerea mediterranea., p. 138-139. 15 Christine de Pisan, Le livre des faits et bonnes mœurs du sage roy Charles V, éd. S. Solente, 1940, p. 113. Ouvrage cité par Daniel Heartz: « Un divertissement de Palais pour Charles Quint à Binche », in: Fêtes de la Renaissance II, éd. Marcel Bataillon, Paris. Éditions du CNRS, 1960, p. 334, note 15. 16 Oeuvres de Froissart, éd. Kervyn de Lettenhove, XIV, p. 9. Cité par Heartz, op. cit, p. 334, note 16. 17 Pour une liste plus détaillée des morisques guerrières voir Brainard, op. cit., p. 718. 18 Heartz, op. cit.

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Page 5: Les rondes et les rangs de la morisque dans le Chastel de joyeu

Centrant son observation sur les rangs de la morisque guerrière, l’approche historique néglige

considérablement le rapport de cette mise en scène avec la morisque amoureuse dansée en

ronde, tout en reconnaissant que cette danse existe en deux formes. Les réflexions sur

l’éventuel rapport entre les scénarios se bornent à deux constatations concernant la forme

ainsi que le contenu: la combinaison des rondes et des rangs dans le cadre du même spectacle

n’est pas exclue; 19 plusieurs danses armées contiennent également un sujet érotique. Dans la

plupart des cas il s’agit de l’introduction d’une figure féminine dans le spectacle, libérée de

l’esclavage à l’issue de la bataille pour devenir l’épouse du roi blanc. 20 La morisque martiale

de Binche dont le dessin fixe le moment de l’enlèvement des femmes par les hommes

sauvages, représente une variante de ce scénario.

19 Cf. Brainard, op. zit. 20 Voir p. ex. Tiberini, op. cit, p. 144; Galanti, op. cit, p. 29.

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Page 6: Les rondes et les rangs de la morisque dans le Chastel de joyeu

En suivant la logique généalogique des historiens de la morisque on est conduit à supposer

que la combinaison des contenus guerriers et amoureux représente une étape intermédiaire du

développement du genre. La morisque amoureuse en ronde serait une forme secondaire de

cette danse s’étant développé à partir du germe érotique que le modèle des rangs parfois

comporte. Mais l’hypothèse historique manque de clarté à ce sujet.

L’approche anthropologique, discutée avec beaucoup de réserve à partir la fin du XIXème

siècle21 s’est établie avec l’étude de Sachs.22 Elle abandonne l’idée de percevoir les multiples

21 Voir par exemple Franz M. Böhme: Geschichte des Tanzes in Deutschland. Leipzig, Breitkopf & Härtel, 1886, p. 133. 22 Sachs, op. cit.

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variantes de la morisque comme étapes d’un processus historique linéaire pour les définir

comme les différentes manifestations contextuelles d’une structure paradigmatique profonde.

On essaye d’identifier celle-ci au niveau du geste anthropologique que les danses rituelles

pourraient exprimer. Plusieurs morisques populaires - comme par exemple celle de Salento

(Italie), représentant la lutte contre le monstre mythologique taranta, personnification de

l’épidémie connue sous le nom de tarantismo, - permettent de supposer que l’origine de la

morisque réside dans le contexte des rites apotropaïques.23 Les visages noircis, les grelots et

les déguisements exotiques et sauvages rapprochant les personnages des morisques de la

figure symbolique de l’homme noir, représentant le mal dans le cadre des croyances et rites

populaires, témoignent en faveurs de cette hypothèse.24 La perspective apotropaïque réduit au

dénominateur commun nombre de différents scénarios dramatisant la lutte entre les valeurs

positives de la communauté, propre identité ethnique ou religieuse, civilisation, santé, belle

saison d’un côté et les valeurs négatives, étrangers, païens, dragons, épidémie, hiver etc. de

l’autre.25 La tradition anglo-saxonne du morris dance représente un argument fort en faveur

de l’hypothèse anthropologique. L’absence évidente de souvenir collectif des batailles

historiques contre les Maures sur ce territoire n’empêche que le morris dance, dansé en rangs

autant qu’en ronde, utilise dans une grande mesure le même répertoire symbolique et les

mêmes moyens expressifs que las batallas de moros y cristianos.26 Aussi peut-on penser que

la forme embryonnaire de la morisque a existé bien avant l’envahissement musulman de la

péninsule ibérique. Le modèle épique se révèle à partir de cette perspective comme une des

multiples contextualisations possibles de la chorégraphie apotropaïque. 27

Cette approche anthropologique partagée aujourd’hui par la majorité des historiens de la

morisque, n’a pourtant jamais été suffisamment précisée. Si certains affirment que c’est la

bataille entre le bien et le mal des rites apotropaïques qui constitue la forme embryonnaire de

cette danse, ce qui fait ressortir le modèle des rangs guerriers comme primaire et la ronde

comme secondaire28, d’autres considèrent au contraire «la ronde de fertilité des rites

apotropaïques» comme le noyau à partir duquel la morisque s’est développée.29 L’accent fort

qui est mis sur l’aspect apotropaïque de ce rite dansé fait que non seulement la chorégraphie 23 Lorenzetti, Premessa, in: La Moresca nell’aerea mediterranea, p. 8. 24 Paul Nettl: « Die Moresca », in: Archiv für Musikwissenschaft, 3 (1957), p. 166-167. 25 Lorenzetti, Premessa, p. 9. 26 Sachs, op. cit., p. 226 ; Nettl, op. cit., p. 170-171. 27 Sachs, op. cit., p. 229; Roberto Lorenzetti: « Turchi, christiani e zanni nelle moresche della Sabina », in: La Moresca nell’aerea mediterranea, p 79. 28 Franz Böhme: Geschichte des Tanzes in Deutschland, Leipzig, Breitkopf & Härtel, 1886, p. 133; Nettl, op. cit., p. 164-165; Lorenzetti, Turchi, p. 79; Di Stefano, op. cit., p. 270. 29 Sachs, op. cit., p. 226, Tiberini, op. cit., p. 139.

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des rangs mais aussi celle de la ronde est souvent perçue uniquement comme une mise en

scène de l’exclusion rituelle.30 C’est donc par la similitude d’intentions qu’on essaye souvent

de relier les deux formes contradictoires. Les travaux des folkloristes et ethnologues nous

démontrent pourtant que la ronde rituelle qui encercle une personne ou un objet ne symbolise

pas à l’origine l’exclusion mais crée au contraire un espace sacré de l’adoration.31 Il s’agit

ainsi dans le cas de la ronde des gestes anthropologique contraires à celui du rejet que la

bataille rituelle contre les forces du mal implique.

Examinons de plus près le contexte dans lequel les deux formes surgissent. Dans la plupart

des cas les morisques surviennent lors des fêtes saisonnières, rites de passage (les noces, le

carnaval, les coutumes du cycle de Mai, etc.), dans le cadre des entrées royales. À partir de

cette perspective générale de la liminalité collective l’hypothèse que la morisque sert toujours

à exprimer une attitude vers l’Autre se révèle juste, mais seulement à moitié, car définir cette

attitude uniquement comme un geste d’exclusion, en la privant de l’éventuel aspect positif, est

réducteur. L’altérité provoque une attitude ambiguë de fascination et répulsion: invité ou

intrus, exotique et étranger, quelque chose de bénéfique ou maléfique, la fonction du procès

rituel étant de canaliser ces ambiguïtés afin de séparer le bien du mal et formuler une attitude

culturelle.32 Il serait donc possible de supposer que la matrice anthropologique de la morisque

qui est une forme rituelle qui s’adresse à l’Autre, au niveau de sa structure profonde est

obligée de disposer de deux attitudes contraires. Si la forme circulaire de la morisque dont on

a vu l’origine dans les rondes magiques de fertilité exprime l’aspiration vers l’Autre dont on

se rapproche (le printemps, la femme), la forme martiale des rangs qui relève du geste

apotropaïque remplit la fonction du rejet de l’Autre maléfique (envahisseur, hiver, épidémie).

Donc au lieu de suivre les approches qui cherchent des ressemblances entre les deux

scénarios, on pourrait voir leur unité structurelle dans l'opposition même. La manifestation

concrète de cette structure est affaire de contexte.

Comme les différentes mises en scène de la morisque le démontrent, les deux formes,

guerrière et érotique, peuvent se manifester indépendamment l’une de l’autre, mais elles

peuvent aussi être combinées dans le cadre de la même représentation, le mal repoussé par les

rangs des combattants, le bien entrant en scène comme une figure féminine, ce qui amène à la

chorégraphie de la ronde. N’ayant pas d’accès direct aux images des rites médiévaux, on est

obligé de s’adresser á leurs adaptations artistiques qui sont susceptibles de nous démontrent le

30 Cf. Koopmans, Le théâtre des exclus, p. 214. 31 Pour les rondes magiques des rites populaires voir Van Gennep, Le folklore français, p. 864-865. 32 Differenz und Alterität im Ritual, p. 192.

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lien entre les deux modèles. La conception d’un coffret en ivoire du XVème siècle, conservée

au Musée du Louvre33, est particulièrement intéressante grâce à l’association que fait l’artiste

entre le modèle amoureux et guerrier qui nous intéresse ici. Si la représentation des

personnages traditionnels de la ronde occupe le couvercle du coffret, ses panneaux sont

décorés d’un combat grotesque.34

33 Raymond Koechlin: Ivoires gothiques français, Paris, Picard, 1924 vol. II, Planche CCXXIX, No. 1317. 34 Pour le rapport inhérent entre la danse martiale des chevaux de bois et la morisque voir Sachs, op. cit., Lorenzetti, Premessa, p. 10. Comme on sait, le rôle du hobbyhorse est largement exploité par le morris dance. Voir Forrest, op. cit., p. 154.

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La morisque allemande exécutée lors d’une entrée royale, décrite en rimes par Hans Folz,

appartient au type de la ronde amoureuse, sauf que les amoureux sont habillés en maures, ce

qui représente une autre contamination curieuse des images en provenance des deux modèles

de la danse.35

Comment pourrait-on définir la fonction du grotesque qui marque dans la même mesure les

représentations de la ronde amoureuse et celles des rangs guerriers? L’approche historique a

perçu l’emploi de cette technique uniquement en termes de dérision prenant son origine dans

l’intention de ridiculiser l’adversaire. Les Maures devaient être symboliquement écrasés, y

compris par le rire des spectateurs, dans les mises en scènes martiales, ce qui expliquerait les

mouvements outrés et les habits désordonnés des danseurs.36 Cette dérision rituelle aurait

conditionné la transformation des fiestas de moros y cristianos rituelles en comedias de

moros y cristianos de l’Âge d’or du théâtre espagnol.37

Si dans le cas des rangs cette explication semble être évidente, elle devient problématique

dans le cas de la ronde érotique qui comprend souvent la figure symbolique du fou et

s’exprime également en mouvements désordonnés de tous les personnages masculins. C’est

surtout grâce à l’emploi de ces moyens que la ronde peut être perçue aujourd’hui comme une

forme exprimant l’exclusion. L’étude récente de Peter Fuß consacrée à l’approche

anthropologique du grotesque propose une façon plus nuancée de voir le lien entre cette

technique culturelle et la notion de l’altérité. L’auteur définit la fonction cognitive du

grotesque comme un moyen symbolique de gérer de façon ambivalente le rapport entre la

culture et ce qu’elle secrète en tant que son Autre.38

Les formes qui perdent leurs contours

habituels en devenant l’objet des jeux grotesques de déformation, inversion et hybridation, ne

traduisent pas un message fixe mais servent pour constituer une zone de marge où les rapports

avec l’altérité peuvent être réfléchis et négociés de différentes façons. Ces réflexions se

révèlent très utiles pour l’interprétation de plusieurs manifestations carnavalesques qui ont

recours au répertoire grotesque de la folie, par exemple le charivari: en traitant de façon

ambivalente le problème de l’intégration de l’inintégrable, il représente ainsi un phénomène

beaucoup plus nuancé que juste un geste d’exclusion.39. Cela ouvre également une nouvelle

35 Hans Folz, König Maximilian in Nürnberg, in: Folz, Hans, Die reimpaarsprüche. Hg. v. Hans Fischer. München, 1961, Nr. 38, vv. 344-366. 36 Brainard., op. cit., p. 719; Differenz und Alterität im Ritual, p. 200. 37 Driessen, op. cit., p. 110. 38 Peter Fuß: Das Groteske: ein Medium des kulturellen Wandels, Köln 2001, p. 73. 39 Pour la dialectique de l’exclusion et inclusion dans le charivari voir Martin Scharfe: « Zum Rügebrauc », in: Hessische Blätter für Volkskunde 61 (1970), p. 45-68.

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perspective sur la l’expressivité de la morisque comme une forme rituelle ayant sa place dans

le cadre de la liminalité collective.

Le lien de la morisque médiévale avec les sociétés de jeunes, souligné par différents auteurs,40

donne à la notion de liminalité un sens plus précis. Situé dans le cadre des manifestations

ludiques qui relèvent du complexe des rites de passage, chaque type chorégraphique remplit

sa propre fonction. Si la forme martiale des danses à épées symbolise la force de la jeunesse

masculine, nécessaire pour déjouer les dangers qui se dressent sur le seuil entre l’enfance et la

maturité,41 les morisques amoureuses en ronde traduisent l’aspiration des jeunes mâles vers le

mariage qui marquait á l’époque le passage vers le statut d’un homme adulte.42 La morisque

comme toute forme d’expression rituelle est capable d’absorber les contenus d’ordre

différents, cosmologique, naturel, anthropologique, pour les combiner et superposer. Ainsi les

combats carnavalesques de jeunes dans le cadre des fêtes saisonnières dramatisent

l’antagonisme entre l’hiver et le printemps.43 La figure féminine constituant le centre de la

ronde masculine représente non seulement la fiancée mais aussi la belle saison.44 À la

différence de la structure agonale des rangs exprimant toujours la lutte du bien contre le mal,

quel que soit son contenu concret, la question de la morisque en ronde est plus intriquée.

Considérons-la à partir du rite de passage que la figure féminine située au centre de la ronde

de fertilité évoque: le mariage.

Les travaux d’anthropologues et d’historiens nous permettent de percevoir le lien inhérent qui

existait au sein des petites communautés médiévales entre la notion du mariage et celle de

l’honneur masculin, défendu dans les rites des sociétés de jeunes.45 Le théâtre et la littérature

de l’époque (par exemple les jeux de carnaval allemands, le Jeu de la Feuillée ou le Tiers

Livre de Rabelais) développent ce sujet en nous présentant la conscience collective des

jeunes compagnons à marier comme un mélange de l’enthousiasme et l’angoisse que le futur

mariage provoque. Les différents sens de la chorégraphie de la ronde se laissent déduire de

40 Brainard, op. cit., p. 725; Koopmans, Le théâtre des exclus, p. 209 (voir les notes 290 et 291 pour les ouvrages des folkloristes et anthropologues cités); Lorenzetti, Premessa, p. 10., Driessen, op.cit., p. 109. 41 R. Wolfram, Schwerttänze und Männerbund, Cassel, 1936. 42 Cf. Lorenzetti, Premessa, p. 9. Exécutées par les sociétés de jeunes, les rondes rituelles font valoir leurs droits primordiaux sur les femmes. Voir Henri Rey-Flaud: Le Charivari: Les rituels fondamentaux de la sexualité. Paris: Payot, 1985, p. 41. 43 Voir Robert Stumpfl: Kultspiele der Germanen als Ursprung des mittelalterlichen Dramas, Berlin, Junker & Dünnhaut, 1936, p. 207. 44 Cf. Premoli, op. cit., p. 44-45. 45 Voir Natalie Zemon Davis: Society and culture in early modern France. Stanford, Stanford University Press, 1975, p. 104 ff; Edward Muir: Ritual in Early Modern Europe. Cambridge, Cambridge University press, 1997, p. 26 ff.; Rey-Flaud., op. cit.

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Page 12: Les rondes et les rangs de la morisque dans le Chastel de joyeu

cette configuration ambiguë. Essayons d’y accéder à l’aide des descriptions historiques ainsi

que des images iconographiques de la morisque en ronde.

Le premier sens de la ronde, l’attrait érotique authentique, se laisse le mieux illustrer par une

gravure italienne qui rehausse et hyperbolise certains traits de cette danse - la nudité ainsi que

les mouvements grotesques des jeunes mâles autour de la femme - sans qu’on puisse y

reconnaître une dérision quelconque.

Philippe de Vigneulles dans un épisode de sa Chronique, consacré aux réjouissances

carnavalesques des joyeux compagnons (galants) à Metz en 1511, évoque apparemment le

même type de la ronde amoureuse autour d’«une josne fillette».46 Un grand nombre de

représentations iconographiques du XVème siècle permet de visualiser les personnages et la

chorégraphie de la danse évoquée par cette description, par exemple la gravure d’Israel von

Meckenem (1470).

46 Philippe de Vigneulles: La Chronique. Éd. Par C. Bruneau. Metz, 1927-1933, 4 vol., tome IV, p. 106-107. Le texte est cité dans Koopmans, Les sots du théâtre, p. 52.

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Page 13: Les rondes et les rangs de la morisque dans le Chastel de joyeu

Comme cette représentation ainsi que bien d’autres47 permettent de le constater, la morisque

amoureuse comporte souvent le personnage du fou dont la fonction n’a pas encore été

considérée de près. Faisant partie de la ronde des jeunes compagnons, le fou pourrait incarner

l’esprit joyeux de la jeunesse dont les corporations se présentent comme des sociétés de fous

et de sots.48 En même temps la position du fou dans la chorégraphie de la danse – le fou est

tourné vers le public, tandis que les figures masculines sont toutes tournées vers la jeune

fille49- est indice de la fonction métacommunicative et réflexive que cette figure symbolique

de marge joue dans le rite.50 À partir de cette perspective de réflexivité collective le rôle du

fou dans le cadre de la danse rituelle des jeunes consisterait à révéler le double aspect, à la

fois fascinant et dangereux du mariage pour mettre en garde contre une «folie».

47 Voir par exemple Fig. 3 ainsi que l’illustration en provenance du Roman d’Apollonius de Tyr, Bruxelles, B.R. 9632-9633, fol.168. L’illustration est reproduite par Danielle Queruel dans « Des gestes à la danse: l’exemple de la «morisque» à la fin du Moyen Âge ». In: Le geste et les gestes au Moyen Âge, Senefiance No 41 (1998). p. 517. 48 Pour les multiples exemples de ces organisations voir Davis, op. cit., p. 97-123. 49 L’illustration (Apollonius de Tyr), Meckenem aussi, Forrest confirmation de la même chorégraphie dans le morris dance. 50 Cf. Don Handelman: The Ritual-Clown: Attributes and Affinities, in: Anthropos 76 (1981). P. 321-369.

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Page 14: Les rondes et les rangs de la morisque dans le Chastel de joyeu

L’aspect problématique du mariage se profile encore plus nettement dans la forme secondaire

de la ronde qu’on désigne souvent comme «parodique»,51 mais qu’il serait plus juste de

définir comme charivarique. C’est toujours une figure féminine qui constitue le centre de la

ronde, mais au lieu de la belle Dame Jeunesse c’est la vieillesse hideuse qui se montre.

Rappelons que multiples manifestations charivariques de la jeunesse sont centrées autour de

la figure de la vieille grotesque.52 Un exemple en provenance de l’histoire des abbayes de

jeunesse témoigne qu’une danse grotesque autour de la tombe d’une vieille femme,

accompagnée d’une chanson moqueuse, mettait en scène la figure d’une vieille fiancée, ce qui

permet d’interpréter cette danse comme un rite prophylactique, une mise en garde contre un

mariage ridicule à éviter.53 Une gravure italienne de la fin du XVème siècle permet de

visualiser ce genre de mise en scène: la vieille carnavalesque au milieu de la ronde,

symbolisant le changement de saisons ainsi que l’opposition entre la vieillesse féminine et la

jeunesse masculine, s’est accaparée de plusieurs objets à contours phalliques, ce qui traduit sa

connotation sexuelle négative. 54

51 Voir la critique de cette définition par Koopmans, Le théâtre des exclus, p. 208. 52 Voir Katja Gvozdeva: « Groteske Ehe in der Frühen Neuzeit und ihre medialen (Re-)Inszenierungen. » In: Zeitschrift für Germanistik, Neue Folge 3, 204, S. 476-490. 53 Adolphe Rochas : L’Abbaye joyeuse de Pierrelatte, Grenoble 1881, p. 63–66. 54 Monogrammista SE: Moresca della Vecchia del Carnevale (1470-90), reproduite dans La Moresca nell’aerea mediterranea, p. 55.

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Page 15: Les rondes et les rangs de la morisque dans le Chastel de joyeu

Aussi peut-on constater que comme forme opposée aux rangs la ronde rituelle symbolise

toujours la séduction féminine qui peut pourtant acquérir deux connotations différentes,

positive et négative.

La culture élitaire et savante, en reproduisant la chorégraphie de la ronde, l’a remplie de

nouveaux sens éloignés de la magie rituelle qui est á son origine.55 L’image de la pulsion

érotique ainsi que le geste charivarique de la ronde sont souvent mis au service de la

moralisation. Dans ce cadre, plusieurs modifications au niveau des figures sont possibles:

dans la plupart des cas c’est le centre de la ronde qui détermine son sens concret.56 Mais

d’autres variantes peuvent également se présenter. Ainsi le dessin de Erhard Schön (1542) 57

transforme tous les hommes en fous tandis que la figure féminine reste neutre. Le texte du jeu

du carnaval Morischgentanz, permet de déchiffrer le message moralisant de cette mise en

scène: c’est la folie amoureuse des hommes qui les transforme en fous. 58 Les adaptations

satiriques des scénarios rituels transforment souvent le geste charivariseur en un message

intellectuel constitué sur la base des normes chrétiennes.59 Les rôles masculins et féminins,

sans perdre complètement leur charge symbolique en provenance des rites carnavalesques de

la jeunesse, revêtent alors les couleurs de l’allégorie érudite. La morisque se présente dans ce

cas comme une «morisque de moralité», la notion qu’on retrouve dans des documents

historiques du XVème siècle.60 La gravure suivante de Dominicus Custos, mettant en scène la

ronde des péchés centrée autour d’une figure féminine du Monde (Frau Welt), s’inspire

directement de ce genre de spectacle.61 62

55 Voir là-dessus Premoli, op. cit., p. 44. 56 Koopmans, Théâtre des exclus, p. 208 57 Erhard Schön, 1542, Fürstenbergische Sammlung, Donaueschingen. 58 Fastnachtspiele aus dem 15. Jh. (Keller 1853), Nr.14, p. 121-127. Voir l’analyse de ce jeu par Werner Röcke: « Ehekrieg und Affentanz. Rituale der Gewalt und Gewaltvermeidung in der komischen Literatur des späten Mittelalters ». In: Historische Anthropologie: Kultur – Gesellschaft – Alltag 10 (2002), H. 3, S. 354-373. 59 Voir Röcke, op. cit. Songeons à La nef des fous de Brant qui a recours à la même technique. 60 Voir Howard M.Brown: Music in the French Secular Theater, 1400-1550. Cambridge, Harvard University Press, 1963, p. 163. 61 Vers 1600, Nürnberg. Germanisches Nationalmuseum, Kupferstichkabinett. HB 14158. 62 Cette gravure nous aiderait à visualiser certaines chorégraphies survenant dans le cadre du théâtre religieux et profane, par exemple la scène entre Orgueil, Despit et Desroy et dame Oiseuse dans la Passion de Semur, ou bien certaines mises en scènes des sotties dans lesquelles Jelle Koopmans a deviné des rondes de la morisque. Voir là-dessus Koopmans, Le théâtre des exclus, p. 208, 212.

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Page 16: Les rondes et les rangs de la morisque dans le Chastel de joyeu

Comme on vient de le voir, les pratiques artistiques s’approprient les chorégraphies rituelles

pour les développer à l’aide des procédés esthétiques qui ne relèvent plus du rite, comme par

exemple l’allégorie. Cette zone de contact et d’échange entre l’espace du rite et l’espace de

l’art mérite d’une attention particulière, comme les études consacrées à la poétique du

charivari dans les textes littéraires médiévaux le démontrent.63 Adressons-nous maintenant,

en suivant la piste que ces ouvrages nous indiquent, au Chastel de joyeuse destinée et sa

relation avec la morisque. Une structure rituelle essentiellement performative, qui n’existe que

dans la mise en acte, comment peut-elle être transposée dans l’espace littéraire ?

Le Chastel de joyeuse destinée

Le Chastel de joyeuse destinée représente un long poème narratif conçu dans la tradition

allégorique du Roman de la Rose qui, à son tour, fait partie du recueil poétique Jardin de

Plaisance. Ni l’auteur ni la date exacte de la composition de cette œuvre, écrite probablement

63 Voir Nancy Freeman Regalado: « Masques réels dans le monde de l’imaginaire. Le rite et l’écrit dans le charivari du Roman de Fauvel », Ms.B.N. Fr.146, in: Masques et déguisements dans la littérature médiévale. Ed. Marie-Louise Ollier. Montréal-Paris: PUM-Vrin, 1988; Eugene Vance: « Le Jeu de la feuillée and the poetics of charivari », in MLN, Vol.100, No 4, French Issue (1985), p. 815-828.

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Page 17: Les rondes et les rangs de la morisque dans le Chastel de joyeu

vers la fin du XVème siècle, n’ont pas été établis.64 Un fragment de cette œuvre revendique

pourtant son appartenance au monde du spectacle, portant les indications scéniques et

«renvoyant à la composante musicale ainsi qu’à la danse».65 Di Stefano dont l’ambition était

de présenter aux lecteurs modernes «la seule et unique morisque française»,66 a extrait le

fragment dramatique, identifié par lui comme une «morisque de moralité», du poème et l’a

publié séparément, en le vouant ainsi à l’existence autonome.67 Cette démarche basée sur une

vision très restreinte de la morisque et violente par rapport à l’œuvre littéraire, ne nous paraît

aucunement justifiée. Même si aucune indication historique sur l’éventuelle mise en scène de

cette morisque n’existe, l’éditeur moderne du texte ne fait pas de différence entre cette

représentation fictionnelle, située au milieu du souper des personnages en grande partie

allégoriques, et les représentations réelles ayant souvent eu lieu à l’occasion d’un dîner.68

Cela le conduit à définir la position du fragment dramatique par rapport à la narration qui

l’encadre en termes suivants: «Il ne faut pas voir dans le texte plus qu’un simple

divertissement, un «entremets», destiné à solenniser un souper».69 Son verdict rejoint en

partie l’opinion de Picot qui ne voyait aucune unité dans la suite des vers réunis sous le titre

Chastel de joyeuse destinée. Pour lui il s’agissait plutôt de trois œuvres différentes, dont une

«moralité», comme il a défini le fragment dramatique.70 Droz et Piaget considèrent dans leur

introduction que «le poème est assez mal intitulé le Chastel de joyeuse destinée. Ce château

est décrit dans un court épisode […], et il n’en est plus question. Le poème serait mieux

nommé La queste amoureuse. »71 Cette attitude qui s’exprime dans des tentatives de

fragmenter ou réintituler le texte afin de le remodeler selon nos critères modernes, ne serait-

elle pas l’indice d’une profonde incompréhension du dessein de cette œuvre, dont le titre

choisi par l’auteur serait garant de l’unité ?

Précisons les questions qu’il s’agira de résoudre. Quelle fonction, à part son rôle évident

d’entremets, est affectée à la morisque dramatique insérée dans ce poème narratif ? Et

inversement: dans quelle mesure ce texte littéraire, conçu à l’époque du fleurissement de la

64 Le manuscrit de ce texte, qui fait sa première apparition dans l’édition Vérard du Jardin de Plaisance (1501?), n’a pas été retrouvé. Nous citerons le texte d’après la reproduction en fac-simile de cette édition en deux volumes avec l’introductions et notes par A. Piaget et E. Droz: Le jardin de plaisance et fleur de rhétorique. Paris Champion (1909) 1968, Johnson reprint corporation USA. 65 Pour les détails voir Giuseppe Di Stefano: « La morisque en France », in: Le Moyen Français, 8 (1981), p. 269. 66 Di Stefano, op. cit, p. 264. 67 Ibid., p. 265-290. 68 Ibid., p. 269. 69 Ibid., p. 270. 70 Catalogue Rotschild, T. IV, p. 105. 71 Jardin de Plaisance, Tome II, p. 90.

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Page 18: Les rondes et les rangs de la morisque dans le Chastel de joyeu

morisque, peut-il nous renseigner sur la configuration de ce genre dramatique dans

l’imaginaire de ses contemporains ?

Afin de définir la fonction de la morisque dans la structure de l’œuvre, il est nécessaire de

récapituler les principales étapes du cheminement de cette longue narration comportant plus

de 4000 vers, qui se résume pourtant facilement grâce à plusieurs répétitions de scènes

similaires. Il s’agira de s’interroger sur les raisons de cette composition redondante.

I. La trame du récit se construit d’après le modèle initiatique, l’armée de jeunes amoureux

surmontant plusieurs obstacles dressés sur leur chemin vers la «joyeuse destinée». Le

leitmotiv du passage est annoncé dès les premières lignes de l’œuvre: nous rencontrons le

premier futur combattant de cette armée à la frontière entre le «temps de l’exil douloureux »

et « la saison tres doulce et gracieuse du fleurissement des joyeuses pensées » (eii, v. 4-5), la

formule qui associe le début de la quête amoureuse avec le réveil de la nature. Un «desir

rigoreux». (eii, v. 3) projette l’amoureux par le biais d’une vision vers l’entrée d’une

merveilleuse contrée, dont le roi, ayant obtenu les renseignements sur son «estat», lui donne la

permission d’accès. Cet endroit imaginaire, défini comme «le vray repos de joyeuse jeunesse

et seul sejour d’amoureuse liesse» (eii, v. 101-102), présidé par un roi et situé dans le cadre du

changement de saisons, fait penser aux joyeux royaumes de jeunesse tellement répandus au

Moyen âge. Les textes littéraires en ont fourni des images qui évoquent plusieurs associations

avec Le Chastel de joyeuse destinée. Le début de ce poème qui représente l’espace

symbolique de la jeunesse masculine comme un «plaisant bocage» (eii, v. 7-88) et un peu plus

tard comme un «lieu clos de toutes pars/ De fueilles largement espars» rappelle le Le jeu de la

feuillée,72 la ressemblance qui va devenir encore plus nette dans les parties suivantes du texte.

L’aspect utopique de cet espace qui plus tard va acquérir les contours d’un château de la

joyeuse jeunesse, permet de rapprocher notre texte d’utopies carnavalesques, comme par

exemple Le monologue des Sotz joyeulx de la nouvelle bande.73 Ce dernier commence

également dans un bocage qui rassemble «tous les plaisirs de ce monde» (eii, v. 16-17), d’où

le héros part à la recherche de la compagnie joyeuse rassemblé pour un festin dans un château

idyllique.

72 Michel Rousse: « Le jeu de la feuillée et les coutumes du cycle de Mai », in: Michel Rousse: La scène et les tréteaux. Le théâtre de la farce au Moyen Âge. Orléans, Paradigme, 2004, p. 169-195. 73 Recueil des poésies françoises des XVe et XVIe siècles, Éd. par Anatole de Montaiglon, Paris 1867, t. 3, p. 11-25.

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Page 19: Les rondes et les rangs de la morisque dans le Chastel de joyeu

L’image du «lieu de plaisance» (eii, v. 34) de la jeunesse apparaissant au début du poème

dans une vision n’est qu’une indication de la direction à prendre, ce paradis est loin d’être

acquis. Ce n’est pas une quête individuelle mais une entreprise collective qui permettra

finalement à la compagnie des jeunes d’accéder à l’accomplissement de leurs aspirations.

Tout au long de la narration la compagnie de jeunesse va croître en nombre et en force.

L’acteur rencontre un autre amoureux qu’il reconnaît comme «frère» et ami de jeune âge, en

passant avec lui une «nouvelle alliance» (eiii, v. 356-358). Cette rencontre de deux jeunes

gens donne à l’auteur l’occasion de peindre un tableau de la joyeuse jeunesse et de ses

occupations collectives (eiii, v. 392 ff). À la différence de la chasse, les armes, le chant et les

danses qui apportent aux jeunes les «plaisirs dont ils sont contents» (eiii, v. 415), l’entreprise

amoureuse qui constitue leur but principal ressort dans toute son ambiguïté. «Joyeux

commencement» (eiii, v. 155), elle est également ressentie comme un «grant dueil» (eiii, v.

8). L’espace symbolique du passage, imaginé au début comme un plaisant bocage, réapparaît

dans les lignes suivantes comme une forêt sombre, «un lieu clos de toutes pars/De fueilles

largemens espars/Et separe de tous esgars» (eiii, v. 14-16). C’est surtout à partir de ce

moment que les analogies avec Le Roman de la Rose se profilent clairement. L’image de

l’amour á laquelle le jeune homme aspire se dédouble, en faisant sortir sur la scène les

allégories positives et négatives de ses sentiments: Espérance opposée à Vengeance,

Amoureuse partie à Haineuse ennuye, Joye au Torment, Joyeuse plaisance à Douloureuse

tristesse etc. (eiii, v. 33-192). Il est à noter que les aspects négatifs de la quête amoureuse se

personnifient ici sous deux formes:

1. celle d’un ennemi mortel (eiii, v. 69-70) qui menace de « meurtri[r] entierement [le] joyeux

commencement » (eiii v. 153-155), ce qui amène à l’image de combat:

« Je resve/je songe […] je voy batailles et assaulx de ceulx quonques ne furent vits […] tant

me trouve d’amour espris » (hi, v. 96-100);

2. ainsi que celle d’une vielle femme hideuse: Faulce fortune est définie comme « mauldicte

vieille escervelee » (eiii, v. 53-56).

Les allégories littéraires nous renvoient de la sorte aux figures qu’on retrouve dans les deux

scénarios rituels de la morisque.

Le jeu des métaphores qui marque cette réflexion sur l’amour laisse également deviner la

chorégraphie de la ronde autour d’une dame avec une fleur («la fleur des dames», eiii, v. 438):

«Vous qui scavez dancer les tours Com douloureux […] Dictes par vostre conscience / Se en amour a

plus joye que deul» (eiii, v. 458-459, 462-463).

Ainsi non seulement l’image de l’ennemi armé et de la vieille maléfique, mais aussi la figure

attrayante de la dame de la morisque à la fleur qui sera définie vers la fin du texte comme

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Page 20: Les rondes et les rangs de la morisque dans le Chastel de joyeu

«dame jeunesse» (hiii, v. 342), apparaît dans ce passage introductif. C’est le moment de se

rappeler la comparaison faite par Danielle Queruel entre la morisque autour d’une dame avec

une fleur et Le Roman de la Rose basé sur le jeu des allégories positives et négatives, comme

celles de Doux Regard et Dangier que nous retrouverons dans Le Chastel: «Ce roman dont

l’importance a nourri tout le Moyen Age n’était-il pas une sorte de ballet dans lequel le héros

fait tantôt un pas en avant, tantôt un pas en arrière en direction du bouton de rose qu’il veut

séduire?».74 La même étude cite un rondeau de Charles d’Orléans, dans lequel nous

retrouvons le même dédoublement de la conscience amoureuse sous forme allégorique

amenant une image de la morisque: «Beauté […] qui fait de morisque l’entrée» et Raison,

«vieille rassottee» qui harcèle le jeune homme, «coeur demy-mort».75 Ces exemples

permettent de constater que l’allégorie courtoise se combine avec les images de la morisque

lorsqu’il s’agit de mettre en scène les contradictions de l’amour.

Le Chastel de joyeuse destinée nous en donne une preuve éloquente. Le texte s’approprie la

forme de la ronde à l’aide des moyens symboliques et rhétoriques qui sont à sa disposition.

Ayant pris la décision d’accéder à la joie «non obstant tout dangier» (eiii, 475), les deux

amoureux s’adressent à Espérance qui leur apparaît comme une dame située au centre d’une

structure circulaire, le château de joyeuse destinée (eiii, v. 521). Le mot «tour», évoqué une

première fois par rapport à la danse, acquiert ici une nouvelle dimension spatiale:

«La Place estoit fort de tours […] Et la fundation fut telle/que le gent fleuve a lentour delle/Tresfort

couroit/Et ceste place environnoit» (eiii, v. 538-548).

La figure d’Espérance est pourtant surdéterminée: elle se met en scène pour les jeunes non

seulement comme une belle dame séduisante, mais évoque en même temps l’image de la

France76 à protéger contre l’ennemi77, en renvoyant ainsi à la structure profonde de la

morisque qui à partir de ce moment va ressurgir plusieurs fois, tantôt sous forme de

confrontation, tantôt sous celle de séduction.

L’entreprise amoureuse des jeunes acquière les traits d’une campagne militaire, montée pour

libérer le pays de la «tyrannie/De faux ennuieux parlement […] De Soupecon et de sa gent»

(fiii, 17-18, 51-52):

«Nous firent […] Apporter deux tresgentz harnois/ Pour conduire nostre entreprise» (fii, v. 98-

99).

74 Queruel, op. cit., p. 504. 75 Charles d’Orléans, Poésies, éd. Pierre Champion, Paris, H.Champion, Rondeau 260, pp. 439-440. 76 «native de France» (eiii, v. 532) 77 fii, v. 28-29.

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Haut Vouloir et Bon Advis, deux allégories masculines armées jusqu’aux dents «d’armes de

vray amour» (fii, v. 110), comme les représente l’illustration de ce passage, viennent se

joindre aux jeunes pour former ainsi tout un régiment de combattant.

Les deux armées sont clairement opposées. Pour leur part, les envahisseurs définissent

l’armée des jeunes comme «sotz coquars estrangiers» (fiiii, v. 3). Dans ce contexte militaire,

les oppositions entre les allégories positives et négatives des sentiments, afin d’être

intensifiées, acquièrent des connotations supplémentaires nationales et religieuses, bons

chrétiens contre les hérétiques, les Français contre les étrangers, ce qui transmet l’image de

deux rangs opposés de combattants.

L’envahisseur allégorique se révèle soudain comme une armée des Vaudois:

«Faulx Dangier, Oultrageuse ennuie, haine mesdit et fole jalousie sont des mauldiz vaudois

grant assemblee» (giii, v. 13-15).

Les Vaudois à leur tour se présentent comme un essaim de diables sortant directement de

l’enfer (fiii, v. 64).78

78 «pays douloureux / […] obscur et tenebreux / Plain dune espesse et puante fumee» (fiii, v. 72-73).

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Page 22: Les rondes et les rangs de la morisque dans le Chastel de joyeu

Une figure féminine se dégage sur le fond de ce scénario martial, celle de « Soupecon la

vieille damnee […] toute eschevelee/desbauchee et deffiguree/Layde et hydeuse

aladvantage » (fiii, 107-111). La réaction collective des « galans » (fiii, V. 24) à la « folie » de

la vieille s’exprime d’abord en une « grant risee » prolongée.79. Cette scène de dérision

collective de la vieille grotesque, pourrait-elle être imaginée comme une mise en scène de la

ronde charivarique ? Il faudra attendre la partie dramatique du texte pour pouvoir répondre à

cette question.

Dans les lignes suivantes la structure centrée autour d’une femme se transforme

explicitement en deux rangs de combattants, car Soupecon abandonne ses allures féminines en

se mettant à la tête des Vaudois et donnant le signal de la bataille collective. Signalons que

cette confrontation avec l’armée sombre est un combat à l’épée qui évoque l’image classique

de la morisque armée:

« Et nous tenions nos espes nues Chacun en regardant la croix » (fiiii, v. 158).

II. L’armée de Soupecon reculée sous l’effet des risées et les coups d’épées, les compagnons

voient apparaitre par miracle une société de « jeunes gens de joyeuse semblance » réunis pour

célébrer leur victoire. L’auteur souligne l’identité nationale (française) de cette compagnie

joyeuse.80. La représentation de la morisque aura lieu dans le cadre de ce festin. Signalons que

le texte semble suivre en ce moment la logique de plusieurs scénarios des morisques armées

aboutissant à la cristallisation d’une figure féminine qui récompense le vainqueur: Après la

scène guerrière c’est l’amour qui «fait de morisque l’entrée».

Ce jeu théâtral qui occupe la partie centrale de l’œuvre ne représente pas autre chose qu’une

nouvelle mise en scène du drame d’amour qui vient de se dérouler dans la première partie du

poème. Tandis que les images guerrières explicites sont ici absentes, les deux mouvements

contradictoires de la morisque, l’attrait et le rejet, sont là. La distribution des rôles est

identique: quatre amoureux, une belle dame et une vieille hideuse. Si dans la première partie

c’étaient l’acteur, l’amoureux, Haut Vouloir et Bon Advis entre Esperance et Soupecon, dans

la partie dramatique ce sont Amoureux Languissant, Espoir de Parvenir, Tout Abandonné et

Sot Penser exécutant les pas de danse entre Amoureuse Grace et Jalousie. Les quatre

personnages de l’action principale deviennent ainsi les spectateurs de leur propre histoire,

acquérant une nouvelle dimension métacommunicative grâce à l’introduction de la figure du

fou (Sot Penser) qui se joint aux figures masculines.

79 « Dus quatre a rire commencames » (fiii, v. 131-133, fiiii, v. 4, v. 16). 80 fiiii, v. 222- 223.

222

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Comment pourrait-on visualiser la chorégraphie de ce spectacle ? Les jeunes gens viennent en

« dancant » (fiiii, v. 278) vers Amoureuse Grace, qui figure dans leurs monologues comme

« Fleur de douceur tres amoureuse rose » (fiiii, v. 313). On peut donc supposer qu’ils essayent

de former une ronde autour d’elle, en essayant d’obtenir la rose. Mais Jalousie, « vieille

edentee et renfroignee » (fiiii,v. 346), leur défend de s’approcher: « Jalousie mest ennemye ».

Même si le texte ne donne pas ici d’indications scéniques, mais la suite des répliques indique

que la même dérision de la vieille que la narration principale nous a déjà décrite, prend dans

la partie dramatique la forme explicite d’une ronde charivarique. Les quatre amoureux

chantent tous l’un après l’autre les louanges grotesques à la « vieille fiancée » en lui

demandant de récompenser leur zèle, par exemple:

« Gente de corps droicte comme une souche/ Par despit faicte du puys denfer

venant/Noire/hideuse/tres esgueusee bouche Donnez un don au povre languissant” ( gi, v.

11-14); « Vieille foillarde de mauvais penser plaine Songe malice pour tout contrepenser

Sote/Bigote/ aux vrays amants grevaine Radotee/noubliez sot penser. »

Jalousie qui apparait dans cette mise en scène comme « fausse fille », distribue des « bouquets

blancs » aux amants, symbolisant « temps perdu », « travail en vain », etc. (gii, v. 27-46).

Le mouvement de la fausse séduction se transforme ici - comme dans la narration principale -

en celui de l’authentique rejet. La ronde charivarique des amoureux se défait pour chasser la

vieille81 qui arbore à ce moment la couleur symbolique de l’ennemi – « noire barbouilée et

hideuse » (gii, 88).

Rien ne s’oppose plus à la ronde authentique de séduction autour d’Amoureuse Grace,

accompagnée du son de tambour. Cette partie du spectacle met en scène la ronde classique de

quatre personnages, dont le fou, autour de la dame à la fleur, comme les représente par

exemple le couvercle du coffret du musée du Louvre. La dame de la morisque distribue les

roses aux « vrays amants » (gii, v. 24-57). À la différence des faux cadeaux de la vieille

Soupecon, ce sont des vrais cadeaux courtois.82

Vers la fin du spectacle le lien entre le jeu est son public fictionnel, défini plus haut comme

une société de jeunes, vient à être souligné: Avant de quitter la scène, le Sot s’adresse au

Prince d’Amour, en évoquant ainsi le titre entre autre connu comme le grade supérieur dans la

hiérarchie de la jeunesse.83

81 « Vuidez jalousie mortelle Hors de toute place amoureuse » (gii, 81-82). 82 Cette suite de cadeaux, comme l’a justement remarqué Di Stefano, rapproche cette morisque du Jeu de la Feuillée . Voir Di Stefano, op. cit., p. 270-271. 83 Du Tilliot mentionne la troupe du prince d'Amour de Tournay ainsi que le prince d'Amour à Lille qui se nommait aussi le Prince des Foux. Voir Du Tilliot: Mémoires pour servir à l’histoire de la fête des fous. Lausanne et Genève, 1741, Bousquet, p. 87. L’abbé de jeunesse en Provence apparaît dans les documents du

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III. La quête amoureuse qui reprendra son cours après le souper démontrera que la

progression de la jeunesse organisée en une compagnie84 vers la joyeuse destinée ne cesse pas

de reproduire les gestes que l’entremets nous a présentés, le rejet et l’attrait. Le rapport entre

les deux niveaux du texte se précise donc encore: l’action de la morisque sert de modèle à

l’action principale qui l’encadre. Observons les manières dont les chorégraphies rituelles

viennent à être incorporées dans le tissu narratif dans la partie finale.

La forme circulaire continue à marquer les étapes du chemin. Une fois elle apparait comme

une structure spatiale, tour «cloux despines tout a lentour» et représentant la prison d’amour

que les jeunes prennent d’assaut (giii, v. 158). L’autre fois elle constitue une structure verbale,

les tours de langage utilisés par Dangier et d’autres personnages allégoriques masculins

essayant d’obtenir de la part d’Enuie la permission de détruire les Amants. Ici on a affaire à

une nouvelle inversion sémantique de la ronde de séduction:

« doulce enuuie je t’en supplie […] et tout cela se faisoit en etranges tours » (hiii, v. 488-494).

La figure des rangs est pourtant dominante dans la deuxième partie du texte consacré à la

bataille décisive des deux armées, les «loyaux» contre les «jalousiaux» (gii102-103):

«Danger […] rangea ses gens Et pour nous plus tost decevoir […]fierement nous deffendions

et contre eulx le pas gardions » (hiii, v. 619-620 - ii , v. 8-9.

En avançant dans la lecture de ce texte, on se rend compte qu’il utilise un nombre très

restreint de scènes. Lorsque leur sens varie à peine, leur intensité croît constamment, grâce à

la longueur des descriptions, les détails, l’utilisation d’épithètes laudatifs autant que

dépréciatifs et d’autres effets rhétoriques comme la rime et le rythme, p.ex.:

«La oyssiez cris merveilleux De toutes pars […] On fiert/on frappe/ on tue/on maille/ Cest

grant horreur de ce voir Amours commande quon assaille Incontinent cette chiennaille» (iii, v.

101-111).

Le «prince d’amour» évoqué dans la morisque est élevé au rang de «dieu d’amour» qui se met

à la tête de l’armée de la jeunesse. Le nombre des oppositions mises dès le début en jeu dans

le scénario guerrier augmente: la jeunesse et la vieillesse,85 les Français et les envahisseurs

étrangers,86 les bons chrétiens et les hérétiques,87 les hommes et les bêtes,88 l’humain et le

XVIIème siècle également comme Prince d'Amour. Voir Archives de Serignan, BB, 3., cité par Rochas, op. cit., p. 18. 84 «la compagnie qu’ils estoient devenus», giii, v. 146-147. 85 Cf. le discours de Mensonge: «On ne tiendra compte de nous Qui sommes en nostre vieillesse Pour ceux qui seront devant tous Appelez de dame jeunesse » (hiii, v. 339-442). 86 «ces estrangiers Qui nous cuident rabaisser» ( iii, v. 39-40). 87 «Des desloyaux diables vaudois” (hii, v. 42). 88 «Et toute cette tirannie vint a ennuie faire hommage qui estait assez haut jonchee En une chaire sauvage » (hiii, v. 84-87).

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diabolique, le haut et le bas,89 le blanc et le noir. Deux formes différentes qu’une

confrontation peut prendre, verbale («contredire») et corporelle («combattre»), fusionnent

dans la description de cette bataille allégorique qui est mise en scène comme un échange de

coups autant que de discours :

«Coment hault vouloir combat a contredit contre ennuie et ses gens” (hiii, v. 615-616).

Il s’agit une nouvelle fois d’un combat à l’épée dont l’acharnement n’arrête pas de croître:

« Haut Vouloir […] feroit despee et de lance Sur ceste gent […9 Il fiert: il tue: il coupe: il

blesse Mains vaudois a la bonne espee […] en frappant de loin et de pres sur cette gens a

bonne espee » (iiii, v. 25-59).

Le texte emprunte au vocabulaire des arts martiaux la formule « on frappoit destoc et de

taille» (iii, v. 107) qu’on rencontre également comme dans la description des figures de la

danse chez Arbeau. Heartz a identifié ces figures sur le dessin représentant la morisque de

Binche.90

La ressemblance de cette description avec le spectacle d’une morisque armée est accusée par

les visages noircis et les foulards noirs sur la tête:

« grosse teste [de Dangier] entouaille Dune touaille en verite Plus noire qune crameillee »

L’aspect ridicule de l’ennemi, que las batallas de moros y cristianos mettaient en scène, est

également souligné plusieurs fois dans la description de l’armée des allégories noires aux

épées vétustes et rompues (hiii, v. 4-43). Cette mise en scène de l’altérité a recours aux

images en provenante des croyances est rites populaires: Dangier à la grande masse, cet

homme sauvage (hii, v. 93-116), accompagné de « Soupecon la vielle ridee » (hiii, v. 176),

barbue et fardée de suie (hii, v. 77-84) et toute une armée des « petits dangers » noirs forment

une « infernalle mesngnee » (hiii, v. 169).91 Il s’agit ici d’une représentation allégorique de la

maisnie Hellequin, ce qui rapproche le poème du Roman de Fauvel imprégné des énergies du

charivari92

« Lung de ces petits dangereaulx Avoit ung dart tout enfume Et lautre avoit grans paleteaulx

Dung vieilaseran desmaillie Ung vieil baccinet enrouille Portoient aucuns pour tout potaige

Ung autre estoit tout despoullie […] Ce sembloit une passion Painte qua voir ceste merdaille »

(hiii, v. 4- 29)

89 «Tout ceste gent diffamee estoit enclose en la valee de doleur et de desplaisance Et nous etions en la montee de gracieuse renommee en la contree desperance » (ii, v. 21-24). 90 Voir Thoinot Arbeau: Orchésographie. (Langres 1589) Hildesheim 1989, p. 98. Voir Heartz, op. cit., p. 333. 91 «Et cent mille petits dangiers le suivoient testes levees Qui sembloyent droiz charbonniers Tant avoient leur chair tainturee Et noircie […] tous allerent a lassemblee pour faire a tous vrays amants dueil” (hii, v. 114- hiii, v. 3). 92 Pour les images de la horde sauvage d’ Hellequin voir Rey-Flaud., op. cit., p. 89 ff ; Regalado., op. cit.

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La victoire définitive remportée par les jeunes dans cette bataille contre les forces du mal leur

permet finalement d’accéder au « lieu de plaisance » (iiii, 427 ff.) ébauché au début de

l’œuvre, le château dont la construction est basée sur la forme symbolique du cercle

(« tour »)93. La différence entre le début et la fin est que maintenant les amants ayant prouvé

leur vaillance et loyauté à l’amour dans la bataille sont « dignes dy estre » pour éprouver une

« joye infinie » (v. iiii, v. 532-533). Si la première fois l’image du château de la joyeuse

destinée était cachée dans la forêt sombre du passage, la deuxième fois, toute en gardant son

caractère de vision, elle se dresse sur le champ libéré d’ennemi, étant introduite au son

triomphant des « trompettes et clerons » (iiii, 368). La description de cet endroit utopique, lieu

de séjour de la « plaisant jeunesse En joie » (iiii, v. 645-646), qui déjà au début ressemblait

aux utopies carnavalesques, rappelle de plus en plus la célèbre abbaye de Thélème, dans

laquelle les historiens ont deviné également une représentation idéalisée de l’abbaye de

jeunesse94

« La veizziez jeunes amans Amoureusement passer temps Avec mainte dame jolie Gracieusement devisans En doux langaiges et plaisans Sans penser mal ne villanie […] Les aucuns des amans dancoient Avec les dames qui chantoyent […] La veissiez ces jeunes amants Des belles dames regarder Et faire mains tours tant plaisans » (iiii, v. 613-644).

Tout comme au début du texte l’auteur joue ici sur la polysémie du mot « tour » en conduisant

l’amant de l’endroit où on danse « mains tours plaisans » vers « une tour d’espérance », lieu

de l’accomplissement de la quête amoureuse. Un lit dressé en son milieu ne laisse pas de

doutes sur le sens de la notion de joyeuse destinée.

Le texte, foisonnant de figures circulaires, représente également dans son ensemble un tour de

la morisque, car il revient sur la fin vers l’image de la joyeuse destinée constituant son point

de départ. Nous pouvons donc affirmer qu’il s’agit d’une composition bien réfléchie et non

pas d’une suite incohérente de vers, d’une seule œuvre et non pas de trois œuvres différentes.

La place centrale de la morisque dramatique sert à souligner sa valeur essentielle pour la

composition: la danse descend de la scène dressée au milieu du poème pour mettre la

narration en mouvement.

La longueur démesurée de ce texte, inexplicable pour les lecteurs modernes, se justifie par la

structure performative de la danse qui n’existe que dans plusieurs répétitions des mêmes

figures. Nous avons eu l’occasion de noter que c’est dans la direction de l’intensité et non pas 93 «œuvre merveilleuse De fortes tours […] un gent fleuve […] Qui ce lieu tout environnoit » (iiii, v. 445- 463). 94 «L’abbaye de Theleme n’est-elle pas une abbaye de jeunesse idéalisée?». Robert Mandrou: Introduction à la France moderne. Paris, Michel, 1961, p. 184, note 212. Voir aussi Katja Gvozdeva: « Celebrating Men in Rabelais », in: Romance studies 23 (2005), No. 2. S. 77-90.

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dans celle du sens que ces figures sont développées par l’auteur. C’est la raison pour laquelle

on peut parler du Chastel de joyeuse destinée non seulement comme d’un exemple de la

morisque dramatique, mais avant tout comme du seul et unique exemple de la morisque

littéraire. Transposés dans l’espace de la textualité, les modèles performatifs sont refondus à

l’aide des procédés que l’auteur puise dans la tradition de la littérature courtoise, sans que les

significations symboliques d’origine, ancrées dans la culture ritualisée des sociétés de jeunes,

soient effacées. Au contraire, on peut supposer que cette mise en scène littéraire de la

morisque destinée aux milieux lettrés, contribue à sa manière à la survivance de cette danse

rituelle dans la culture du Moyen Âge finissant.

La combinaison de deux images différentes de la morisque dans le cadre de cette œuvre

permet de percevoir leur lien inhérent dans l’imagination de l’auteur, ce qui nous conduit vers

la structure profonde de ce genre élaborée dans la première partie de la présente étude.

Ce texte curieux qui crée une zone commune de contact et échange entre le rite, le théâtre et la

littérature, semble témoigner en faveur du concept culturel de Kenneth Burke formulé dans sa

Philosophie de la forme littéraire comme suit: «Language is a dancing of an attitude».95

95 The philosophy of literary form. Studies in symbolic action. (1941). Berkeley, University of California Press, 1973, p. 9.

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