les règles du jeu politique. Étude...

495
Frédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie sociale à l’Université de Sussex (1971) Les règles du jeu politique Étude anthropologique. Traduit en français par Jean COPANS LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES CHICOUTIMI, QUÉBEC http://classiques.uqac.ca/

Upload: others

Post on 25-Dec-2019

0 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George BAILEYProfesseur d’anthropologie sociale

à l’Université de Sussex

(1971)

Les règles du jeu politiqueÉtude anthropologique.

Traduit en français par Jean COPANS

LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALESCHICOUTIMI, QUÉBEChttp://classiques.uqac.ca/

Page 2: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 2

http://classiques.uqac.ca/

Les Classiques des sciences sociales est une bibliothèque numérique en libre accès, fondée au Cégep de Chicoutimi en 1993 et développée en partenariat avec l’Université du Québec à Chicoutimi (UQÀC) de-puis 2000.

http://bibliotheque.uqac.ca/

En 2018, Les Classiques des sciences sociales fêteront leur 25e anni-versaire de fondation. Une belle initiative citoyenne.

Page 3: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 3

Politique d'utilisationde la bibliothèque des Classiques

Toute reproduction et rediffusion de nos fichiers est interdite, même avec la mention de leur provenance, sans l’autorisation for-melle, écrite, du fondateur des Classiques des sciences sociales, Jean-Marie Tremblay, sociologue.

Les fichiers des Classiques des sciences sociales ne peuvent sans autorisation formelle:

- être hébergés (en fichier ou page web, en totalité ou en partie) sur un serveur autre que celui des Classiques.

- servir de base de travail à un autre fichier modifié ensuite par tout autre moyen (couleur, police, mise en page, extraits, support, etc...),

Les fichiers (.html, .doc, .pdf, .rtf, .jpg, .gif) disponibles sur le site Les Classiques des sciences sociales sont la propriété des Classiques des sciences sociales, un organisme à but non lucratif composé exclu-sivement de bénévoles.

Ils sont disponibles pour une utilisation intellectuelle et personnelle et, en aucun cas, commerciale. Toute utilisation à des fins commer-ciales des fichiers sur ce site est strictement interdite et toute rediffu-sion est également strictement interdite.

L'accès à notre travail est libre et gratuit à tous les utilisateurs. C'est notre mission.

Jean-Marie Tremblay, sociologueFondateur et Président-directeur général,LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.

Page 4: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 4

Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, bénévole, professeur associé, Université du Québec à ChicoutimiCourriel: [email protected] Site web pédagogique : http://jmt-sociologue.uqac.ca/à partir du texte de :

Frédérick George BAILEY

Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.

Traduit en français par Jean Copans. Paris : Les Presses universi-taires de France, 1971, 254 pp. Collection : “Bibliothèque de sociolo-gie contemporaine.”

Autorisation formelle accordée par M. Jean Copans le 12 décembre 2016 de diffuser ce livre en libre accès à tous dans Les Classiques des sciences sociales.

Courriel : [email protected]

Police de caractères utilisés :

Pour le texte: Times New Roman, 14 points.Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 12 points.

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2008 pour Macintosh.

Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5’’ x 11’’.

Édition numérique réalisée le 8 juillet 2019 à Chicoutimi, Québec.

Page 5: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 5

Frédérick George BAILEYProfesseur d’anthropologie sociale

à l’Université de Sussex

Les règles du jeu politique.Étude anthropologique

Traduit en français par Jean Copans. Paris : Les Presses universi-taires de France, 1971, 254 pp. Collection : “Bibliothèque de sociolo-gie contemporaine.”

Page 6: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 6

Note pour la version numérique : La numérotation entre crochets [] correspond à la pagination, en début de page, de l'édition d'origine numérisée. JMT.

Par exemple, [1] correspond au début de la page 1 de l’édition papier numérisée.

Page 7: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 7

[3]

BIBLIOTHÈQUE DE SOCIOLOGIE CONTEMPORAINEfondée par Georges Gurvitch et dirigée par Georges Balandier

LES RÈGLES DU JEU POLITIQUEEtude anthropologique

PAR F. G. RAILEYProfesseur d'Anthropologie sociale

à l'Université de Sussex

TRADUIT PAR JEAN COPANS

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, PARIS

1971

Page 8: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 8

[4]

Cet ouvrage est la traduction française deSTRATAGEMS AND SPOILS

A Social Anthropology of Politicspar F. G. BAILEY

(Oxford, Basil Blackwell, 1969, 1970)

Page 9: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 9

[253]

Les règles du jeu politique.Étude anthropologique.

Table des matières

Introduction [5]

Chapitre I. Un système politique [13]

Jeux, combats et politique, 13 ; Comment jouer et comment gagner, 15 ; Comment prévoir, 20 ; L'environnement, 22 ; Les structures politiques em-boîtées, 25 ; Le changement, 26 ; Conclusion, 30.

Chapitre II. La structure politique [32]

Introduction, 32 ; Trophées et valeurs, 34 ; Le personnel, 36 ; La direction, 41 ; La compétition, 42 ; Le contrôle, 44 ; Conclusion, 47.

Chapitre III. Leaders et équipes [49]

La politique conçue comme une entreprise   : leaders, ressources , 49 ; Les mercenaires et les fidèles, 52 ; Noyau et entourage, 59 ; Les groupes non spécialisés, 64 ; Les factions, 67 ; Conclusion, 71.

Chapitre IV. Les tâches du leader [74]

Incertitude et décisions, 74 ; Les tâches judiciaires, 76 ; Les décisions, 82 ; Le consentement et l'ordre, 86.

Chapitre V. Les leaders forts et les leaders faibles [88]

Leadership officiel et officieux , 88 ; Les groupes transactionnels, 90 ; Une division du travail, 95 ; Les équipes morales, 98 ; Conclusion, 100.

Chapitre VI. Les luttes [101]

La politique conçue comme un désordre, 101 ; « Doladoli   », 103 ; Les Pakh-touns en conflit , 107 ; L'art de gravir l'échelle des castes, 111 ; Asquith et Lloyd George, 117 ; Conclusion, 126.

Chapitre VII. Le contrôle [127]

Ce qui ne va pas, 127 ; La collusion, 138 ; Les autorités, 149 ; Conclusion, 159.

Page 10: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 10

Chapitre VIII. Les structures politiques emboîtées [161]

L'emboîtement, 161 ; Une crise morale, 174 ; Les intermédiaires, 186 ; Em-boîtement et changement , 197 ; Conclusion, 203.

Chapitre IX. Le changement [204]

Introduction, 204 ; L'environnement et le changement limité, 209 ; Le chan-gement répétitif, 213 ; Le changement qui s'adapte, 216 ; Comment identi-fier le changement radical   ? , 220 ; Le changement par manipulation   : les Kond Hills, 232 ; De Gaulle, la France, l'Algérie, 238.

Bibliographie [247]

Page 11: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 11

[5]

Les règles du jeu politique.Étude anthropologique.

INTRODUCTION

Retour à la table des matières

Alors que j'étais aux États-Unis en 1963, j'ai pu assister, à la télévi-sion, à une enquête menée par une commission du Sénat sur une orga-nisation criminelle appelée cosa nostra (« notre chose » ou « notre affaire »). On avait réussi à faire « chanter » un nommé Vallachi qui avait été un membre de cette organisation. Pendant plusieurs jours un immense public put le regarder et l'entendre parler à la télévision : d'une manière simple, amicale, en fait presque familière et sans dra-matiser les choses, il décrivit les techniques du crime, les luttes pour la direction des gangs, la violence et le meurtre.

Les « témoignages Vallachi », comme on les appela, soulevèrent partout un très grand intérêt. La plupart des interrogatoires étaient re-produits textuellement dans les journaux et surtout les passages qui concernaient l'histoire locale. On apprenait ainsi que c'était dans la ville voisine que X... avait organisé le meurtre de Y... ou que l'un des patrons de la cosa nostra (que les journaux appelaient également la « Mafia ») en avait été un habitant et un homme d'affaires apparem-ment respectable. Les retransmissions télévisées passionnaient les spectateurs parce qu'elles mettaient en lumière une lutte entre Vallachi et ses interrogateurs, parce qu'elles décrivaient les luttes à mort pour le pouvoir dans le monde du crime. Ces retransmissions révélaient égale-ment un tel degré d'organisation dans ce monde criminel que cet as-pect des choses continuait à inquiéter et à fasciner le public bien qu’il eût été déjà souvent mis en relief. La distribution, si l'on peut em-ployer l'expression, était bonne. On apprécia beaucoup les explica-

Page 12: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 12

tions patientes et pleines de bonhomie de Vallachi répondant à un de ses inquisiteurs sénatoriaux à l'esprit apparemment balourd. Et puis il y avait toujours la possibilité que la cosa nostra réduise Vallachi au silence en l'assassinant : on pourrait peut-être même y assister à la té-lévision.

[6]À première vue, c'est l'histoire (et la possibilité) des violences qui

fascine dans une affaire de ce genre. Mais en fait ce ne sont pas les récits de meurtres et de massacres qui soutenaient l'intérêt ; c'était l'existence d'une organisation méthodique dans le monde du crime. Bien sûr, on comprend rapidement que les rackets de grande enver-gure doivent être organisés avec des principes semblables à ceux du monde des affaires. Mais, en plus, lorsque les patrons de la cosa nos-tra se combattaient et s'assassinaient les uns les autres en vue du pou-voir, ils semblaient le faire de façon prévisible et on pourrait même dire en suivant les règles de leur jeu. Il est évident que, si on laisse de côté le problème de savoir dans quelle mesure les gangsters, au sein de leur univers, jugeaient leurs actions en termes de bonne ou de mau-vaise conduite, il est possible d'analyser les manœuvres qu'ils élabo-raient. En effet on a pu voir pour un instant trop bref, sur l'écran de télévision, des diagrammes qui indiquaient le processus de remplace-ment d'un leader par un autre.

Ces diagrammes, sur lesquels je ne pus jeter qu'un coup d'œil et que je n'ai jamais revus depuis, ont provoqué ce livre. Après les avoir regardés quelques secondes et enregistré le moment d'interaction et de compétition qu'ils représentaient, j'eus la très forte impression de les avoir déjà vus. D'abord je crus qu'ils avaient pu être reproduits dans un compte rendu journalistique d'une des séances précédentes, mais ce n'était pas le cas. Puis je m'aperçus que, bien que ne les ayant jamais vus auparavant, je connaissais le modèle d'interaction qu'ils décri-vaient. Il n'y avait pas si longtemps que j'en avais discuté avec quelques-uns de mes collègues et des étudiants : c'était le modèle des luttes pour le pouvoir, décrit par un anthropologue norvégien, Fredrik Barth, chez les Pathans de Swat qui vivent près de la frontière du nord-ouest du Pakistan. Les habitants de Swat et les criminels de la cosa nostra américaine organisaient, en gros, leurs successions vio-lentes de la même façon.

Page 13: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 13

Et alors ? En quoi nous-mêmes, personnes civilisées, sommes-nous concernés ? Quel profit, intellectuel ou autre, peut-on tirer de la connaissance d'un tel fait ? Le comportement de bandits meurtriers, qu'ils vivent dans les étendues montagneuses et arriérées de l'Asie ou dans les enclaves barbares qui subsistent dans nos sociétés civilisées de l'Occident, peut servir dans le monde du spectacle mais n'a rien à faire avec le monde de la science et du savoir. L'anthropologie sociale, semble-t-il, choisit l'exotique, l'excentrique, la déviance, l'anormal : elle ne peut s'occuper du banal et de l'ordinaire. Son objet, comme l'a dit [7] un critique particulièrement obtus, c'est tout simplement une « barbarologie », et mon état d'excitation à la découverte que les Pa-thans se comportaient comme les gangsters de la cosa nostra lui aurait confirmé le bien-fondé de son point de vue.

Mais cette opinion est erronée. Elle est erronée en fait parce que nous autres anthropologues sommes intéressés aussi — à vrai dire beaucoup d'entre nous le sont avant tout — par notre propre société « civilisée ». Le lecteur s'apercevra que les idées provoquées par les témoignages Vallachi et les Swat Pathans me conduisirent à penser aussi aux villages des Indes où j'avais vécu, aux descriptions faites par mes collègues de la vie campagnarde en Angleterre et en Amérique, à Harold Nicolson menant une campagne électorale dans l'Angleterre d'avant-guerre, aux manœuvres d'Asquith et de Lloyd George 1 pen-dant l'automne 1916, au général de Gaulle et aux colons d'Algérie et — constamment — à ce qui se passe autour de moi à l'Université. Il est vrai que je suis profondément intéressé par le comportement des peuples « exotiques » comme les villageois indiens chez qui j'ai vécu (en fait ils mènent des vies terre à terre et relativement monotones) : mais c'est parce qu'en comprenant ce que font et ce que pensent ces villageois et les raisons pour lesquelles ils pensent de cette façon je peux mieux comprendre ce qui se passe dans toutes les « sociétés d'anthropologues » (les villageois indiens ou les sauvages pathans), parce que c'est là que j'ai fait mes premiers pas dans l'analyse. Mais j'aurai échoué si le lecteur n'est pas convaincu qu'il est possible d'ap-préhender les mêmes modèles de compétition politique dans le com-

1 Herbert Henry Asquith, Lord Oxford (1852-1928) : Homme politique bri-tannique ; avocat devenu député libéral. Premier Ministre de 1908 à 1916.

David Lloyd George (1863-1945) : Homme politique britannique. Natio-naliste gallois, député libéral en 1890. (N.d.t.)

Page 14: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 14

portement des associés de Vallachi, des villageois indiens, des univer-sitaires en commission, du général de Gaulle et de cet homme des plus civilisés Herbert Henry Asquith, Lord Oxford. Au sein des variations du contexte et des différences culturelles, le comportement politique révèle des régularités structurales.

L'opinion selon laquelle les sociétés exotiques ne sont pas suscep-tibles d'être étudiées sérieusement (que ce soit d'une façon ou d'une autre) n'est pas seulement niée par le fait que les anthropologues les étudient et avec profit, c'est aussi une opinion déplaisante et même une opinion malfaisante. Penser cela, c'est croire que sa propre culture et sa propre société — c'est-à-dire les gens comme vous et moi— sont supérieures à celles des autres peuples, [8] sinon uniques en leur genre. Malheureusement, chaque société établit ce genre de discrimi-nation, depuis les membres à part entière qui ont le droit de remplir des responsabilités et d'avoir accès aux privilèges correspondants, jus-qu'aux catégories de ceux qui sont définis comme étant à peine hu-mains. Il est difficile de se libérer de cet état d'esprit. Il est si naturel de juger les coutumes et valeurs selon les critères de bien et de mal, de sensé et de ridicule, d'admirable et de méprisable. Mais la vérité c'est que l'on doit d'abord enregistrer et comprendre les différences comme des différences et rien de plus : l'appréciation du bien et du mal est un luxe qui vient plus tard.

On pourrait peut-être trouver une opinion plus mesurée et plus ré-fléchie chez ceux qui reconnaissent la signification et la légitimité des études sur les sociétés primitives et paysannes, qui pensent que des comparaisons entre ces sociétés et l'État moderne sont rentables, mais qui me réfuteraient quand j'affirme que par certains côtés fondamen-taux l'activité politique est la même aux deux bouts de l'échelle. Les bureaucraties immenses et très élaborées qui dirigent un État moderne, les méthodes complexes et subtiles de compétition rationnelle adop-tées par ses nommes politiques ainsi que les systèmes juridiques ul-traorganisés et ultra-codifiés semblent n'avoir aucun rapport avec les hommes des tribus Swat ou les paysans illettrés de l'Inde, qui sont gouvernés par la tradition (pour ne pas dire la superstition) et qui agissent, non pas par calcul rationnel et prévisionnel comme les hommes politiques et les bureaucrates de l'État moderne, mais tout simplement par habitude. Bien sûr, ces critiques ont raison dans la mesure où une société fondée sur des principes bureaucratiques, juri-

Page 15: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 15

diques et rationnels est différente d'une société « traditionnelle ». Mais ces termes remplacent des concepts, des « types idéaux ». Lorsque nous affrontons le monde réel, ce ne sont pas ces types purs que nous rencontrons mais des mélanges. En fait il y a un haut degré de rationa-lité dans l'organisation des affaires publiques à Swat ou dans les com-munautés rurales indiennes, rationalité dont on nie l'existence dans notre stéréotype de ce genre de société. De plus, nous fermons les yeux trop facilement et trop fréquemment devant les émotions aveugles qui modèlent l'action politique dans nos propres États mo-dernes. L'Amérique, apparemment si rationnelle et si calculatrice dans ses affaires politiques intérieures, satisfaite du mythe d'un forum poli-tique, ordonné et rationnel, engendre un Joseph McCarthy et la chasse aux sorcières. Les Français, rationnels, logiques et profondément égoïstes, succombent à l'appel de ce qu'ils [9] nomment un « rassem-blement » et acceptent la nécessité de la gloire nationale et d'un pou-voir fort. Que les sociétés « anthropologiques » et les États modernes se ressemblent assez pour justifier une comparaison est un point de vue défendu dans tout ce livre : ces exemples suffisent à montrer que le débat mérite d'être ouvert.

Il y a aussi des critiques qui, jugeant avec leur cœur et non avec leur tête, rejettent sans discuter ou avec la plus légère des justifica-tions les similarités implicites entre, disons, un premier ministre bri-tannique luttant pour mener son pays au travers de la guerre la plus dure de son histoire et un chef pathan anonyme se chamaillant avec un autre Pathan anonyme à propos d'une marque de limite de champ. Pour certains la comparaison semblera terriblement tirée par les che-veux : elle semblera peut-être même de mauvais goût. Mais je ne connais aucune méthode a priori pour convaincre de tels critiques qu'ils ont tort : je développerai mes arguments plus loin au cours de cet ouvrage et lors des démonstrations des ressemblances. Ceux qui liront ces démonstrations avec la conviction que les peuples du monde sont ordonnés selon une hiérarchie d'importance, de signification ou de simple mérite ne seront probablement pas convaincus. Je le regrette car ce livre a été écrit justement — jusqu'à un certain point — à l'in-tention de telles personnes : ou je devrais dire plutôt à l'intention de la personne de ce genre qui existe en chacun de nous et qui classe auto-matiquement et sans réfléchir ceux qui sont différents comme morale-ment inférieurs. Ecrivant en Angleterre pendant le printemps 1968, au

Page 16: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 16

milieu d'une explosion, apparemment spontanée, d'antagonismes ra-ciaux (heureusement encore largement confinée aux écrits et aux pa-roles), il me semble impossible que l'anthropologie sociale intéresse un jour le grand public, car son principe fondamental s'oppose forte-ment aux préjugés populaires : sous les différences (de race, de cou-leur, de coutumes) le comportement humain est ordonné de manière identique et intelligible — c'est ce qui fait de nous des êtres humains. S'attacher aux différences et les utiliser pour étalonner les gens en su-périeurs et en inférieurs est sans profit scientifique (parce que cela empêche toute enquête systématique) et c'est aussi immoral.

Ce raisonnement me met sur le même plan que ce qu'un groupe de journalistes a appelé les « libéraux indécis ». De toutes façons, le do-maine que j'ai choisi pour démontrer ma thèse et la manière dont je définis ce domaine — la compétition politique — provoqueront (et ont déjà provoqué ailleurs) la critique inverse : ma [10] vision des choses est trop simpliste, pour ne pas dire cynique. Les hommes poli-tiques qui apparaissent dans ce livre, et quelle que soit la culture à la-quelle ils appartiennent, sont tous saisis en train de se berner les uns les autres, de se poignarder dans le dos, de se faire des crocs-en-jambe. Ils semblent tous occupés à essayer de remporter une victoire sur quelqu'un. Cette vision des choses, diront les critiques, ignore tota-lement le fait bien connu que les dirigeants de la nation sont en réalité des hommes d'État qui agissent dans l'intérêt de ce qu'ils conçoivent comme étant le bien général.

Mais cette critique passe à côté du problème. En effet, tout le monde proclame agir pour le bien général ; et je pense que beaucoup ne seraient pas capables d'agir avec la passion qui les anime s'ils n'étaient pas motivés par un altruisme sincère. Il n'en reste pas moins que ces individus eux-mêmes en rencontreront d'autres qu'ils devine-ront animés par l'intérêt personnel et défendant une politique diffé-rente : en conséquence de quoi ces derniers devront être poignardés dans le dos ou liquidés d'une manière quelconque pour que le bien général y gagne. Aucun homme d'État ne peut agir s'il ne connaît les règles de l'attaque et de la parade dans l'arène politique. Nous voulons découvrir quelles sont ces règles, à la fois au sein de cultures particu-lières et entre toutes les cultures ; le jugement moral des motifs des participants doit être laissé de côté. Notre but n'est pas de trier les bons des mauvais mais de distinguer les tactiques efficaces de celles

Page 17: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 17

qui ne le sont pas et de dire pourquoi elles le sont. C'est seulement après avoir compris les règles que nous pouvons commencer à appré-cier le comportement et en venir enfin à porter un jugement sur les hommes, si nous tenons à le faire.

Il y a dans ce livre un autre problème qui possède des résonances morales. Et ce problème se pose parce que je souscris à l'opinion re-prise dans ces deux vers de Yeats :

Les meilleurs n'ont aucune conviction, tandis que les pires Dé-bordent d'une intense passion.

C'est là une opinion personnelle et je ne parle pas au nom des an-thropologues : tout ce qu'ils disent, c'est qu'il faut suspendre son juge-ment tant que l'on recherche la vérité. Mais cette opinion peut sembler capricieuse et se défend difficilement d'une manière logique. Je sais très bien que ma vie actuelle serait probablement moins agréable qu'elle ne l'est, si l'Angleterre du début des années 40 n'avait pas ma-nifesté une certaine dose [11] d’« intense passion ». D'autre part, il n'y aurait pas de problème s'il n'y avait pas eu la très forte intensité de l'Allemagne nazie, et ainsi de suite. La démonstration se perd dans les sables. Car en fin de compte il ne s'agit nullement d'un problème de logique : c'est une question de préjugé comme l'est effectivement la conviction qu'on a tort de tenir comme établie et de ne jamais ques-tionner la supériorité innée de sa propre culture. Tout ce que je puis dire, c'est que dans les petits problèmes de la vie universitaire je me sens effrayé par ceux qui se lancent dans les débats et les discussions avec une conviction morale ardente. Le résultat est presque toujours mauvais : s'il y a quelqu'un d'autre qui brûle d'une flamme contraire, alors on n'arrive à rien. D'autre part des décisions sont prises avec l'ar-deur de la vertu morale sans que personne ait réfléchi à la façon de mener le travail à bien ou évalué les conséquences. Il est préférable de suivre jusqu'au bout les rituels embarrassants, ennuyeux et parfois tor-tueux du compromis. Au moins, dans ce cas, on risque moins de voir « la seule anarchie lâchée dans le monde ».

J'ai indiqué dans cette introduction certains thèmes moraux qui courent entre les lignes de ce livre. Derrière ces thèmes, et sous tout ce projet, on trouve une répugnance pour le désordre, pour le simple fatras de faits d'où nul modèle ne peut se dégager, pour « la seule anarchie ». Mon thème central n'est pas le jeu (ce qui ne connote

Page 18: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 18

qu'un bon ordre) ni le combat (où tous les coups sont permis) mais la compétition, qui, au contraire du jeu, se situe aux limites de l'anarchie parce que les adversaires ont des convictions, parce que, en d'autres mots, ils pensent que ce qui est en jeu est important. On est protégé du danger de l'anarchie par des règles. Et ce livre traite des règles qui ré-gissent les luttes politiques et des modèles courants qu'on peut y trou-ver. Nous allons avancer des hypothèses sur la façon dont un homme politique voit son soutien s'user, sur la manière dont se lancent les dé-fis au sein d'une culture particulière et sur les faits qui permettent aux protagonistes de savoir qui d'entre eux a gagné et qui a perdu ; et ainsi de suite.

Cela veut tout simplement dire que, quelle que soit la culture considérée, il y a des manières ordinaires et admises par tous pour faire les choses et pour l'emporter sur les autres. Les actions pro-voquent un champ déterminé de conséquences et les acteurs, quelle que soit la culture à laquelle ils appartiennent, croient connaître ces conséquences. En d'autres termes ils connaissent les règles ; ils savent — ou parfois ils croient seulement savoir — comment agir avec effi-cacité. Certains ont transcrit cette sagesse [12] noir sur blanc sous la forme d'un manuel pour hommes politiques : cela va depuis Kautilya 2 et Machiavel jusqu'à Cornford 3 et Plunkitt 4.

Cet ouvrage n'est pas un manuel pour les hommes politiques d'une culture particulière. Sous la diversité culturelle se retrouve une struc-ture commune. Nous essayons de découvrir quelques-uns des prin-2 Voir [67] et [99]. Kautilya (Cânakya) : Chancelier de l'empereur Candra-

gapta (322-298 av. J.-C.) aux Indes. On lui attribue un manuel de politique composé de maximes. (N.d.t.)

3 Cornford : Auteur d'un ouvrage [28] en 1908, analyse la politique et la vie universitaire à Cambridge. (N.d.t.)

4 Voir [93] et [92]. George Washington Plunkitt était un sénateur de l'État de New York à la fin du XIXe siècle. On l'appelait le Philosophe de la Société de Tammany Hall (Tammany Philosopher). Cette société était un groupe politique qui prit le contrôle de la municipalité de New York en 1865 et 1871. Elle pilla le budget municipal (100 millions de dollars paraît-il) et pratiqua la corruption de fonctionnaires. Lorsqu'il se faisait cirer les chaus-sures devant le tribunal de l'État, Plunkitt faisait des « discours » et des « causeries » devant qui voulait bien l'écouter. Il expliquait comment faire de la « bonne » politique. Quelqu'un prit ces interventions publiques en note et par la suite on les édita en un ouvrage. (N.d.t.) (Les numéros entre cro-chets renvoient aux titres des ouvrages de la bibliographie.)

Page 19: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 19

cipes généraux de la manœuvre politique, principes qui transcendent les cultures et qui suscitent des questions qui peuvent être des instru-ments de recherche au sein d'un ensemble de cultures différentes. Ceci n'est pas un répertoire systématique de la sagesse reconnue par l'an-thropologie ou la science politique : en d'autres mots, il ne s'agit pas d'un manuel scolaire. Son intention est de stimuler des idées, de susci-ter des questions et, peut-être, de favoriser certaines attitudes. Mais, en fin de compte, c'est une boîte à outils et non un produit fini.

J'ai utilisé des parties du manuscrit dans mon enseignement et les réactions des étudiants m'ont aidé et assagi. Ma plus grande dette est envers Bruce Graham qui fut une mine inépuisable d'idées et de ren-seignements. Bernard Schaffer et lui-même m'ont initié à la politique des sociétés non anthropologiques. Je remercie également Jeremy Boissevain, Richard Brown, Ken Burridge, Colin Leys, Anthony Low et Adrian Mayer. Enfin je me dois d'exprimer ma reconnaissance aux différentes commissions où j'ai siégé à côté de collègues à l'éloquence intarissable et aux ressources subtiles et dont le comportement me conduisait à me demander : pourquoi ?

Page 20: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 20

[13]

Les règles du jeu politique.Étude anthropologique.

Chapitre 1

LE SYSTÈME POLITIQUE

JEUX, COMBATS ET POLITIQUE

Retour à la table des matières

Pour commencer, pensez à la politique comme à un jeu de compé-tition 5. Les jeux présentent un ordre. Bien que les concurrents s'op-posent entre eux et qu'ils puissent même se détester, le fait même de jouer un jeu indique qu'ils se sont mis d'accord sur la façon de jouer et sur son enjeu. Ils sont d'accord pour reconnaître que le prix en vaut le risque et ils acceptent certaines règles élémentaires de conduite. Un jeu n'est plus un jeu si le résultat de la lutte est assuré. En conséquence les joueurs doivent être, dans certaines limites, de force égale. Le joueur le plus faible doit avoir au moins, comme on dit, une honnête chance de l'emporter. De plus, tout comportement qui empêche de re-commencer le jeu est interdit. Bien que certains adversaires puissent être éliminés (et l'élimination est évidemment définie par les règles du

5 Je suis tout à fait incompétent en mathématiques. Par conséquent aucun effort n'a été fait dans cet ouvrage pour utiliser la théorie des jeux mise au point par von Neuman, Morgenstern et leurs continuateurs. De toute façon, cette théorie implique un niveau bien trop élevé d'abstraction qui est trop éloigné de la réalité dont je voudrais rendre compte. Je me contente ici d'éta-blir une analogie et de dire que le comportement des gens dans les jeux de compétition est identique à leur comportement dans la compétition pour le pouvoir. Pour l'application de ces théories à la politique voir [19], [97], [94] et [71], pp. 119-137.

Page 21: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 21

jeu), l'élimination définitive de tous les concurrents signifierait l'im-possibilité de rejouer le jeu une nouvelle fois. Bref, les règles sont un élément essentiel du jeu : en quelque sorte, un jeu est un ensemble de règles, car il ne peut être défini que par un exposé de ces règles.

Gela est également vrai, jusqu'à un certain point, d'une structure politique : elle aussi est un ensemble de règles destiné à codifier la compétition. Au-delà de cette limite, la politique cesse d'être une com-pétition et se transforme en un combat [14] où l'objectif (on ne peut pas lui donner le nom de trophée comme dans un jeu) n'est pas de battre l'adversaire au cours d'une lutte codifiée et « sportive », mais de détruire le « jeu » et de mettre sur pied un ensemble nouveau, et diffé-rent, de règles.

Mais, pourrait-on rétorquer, la comparaison entre un jeu et la poli-tique n'a pas de sens parce que la politique est une affaire sérieuse, alors que les jeux sont, par définition, futiles. Il est possible de récon-forter les perdants et de rabattre l'orgueil des vainqueurs lorsqu'on leur dit : « Ce n'est qu'un jeu. » On signifie par là que les jeux sont une affaire secondaire, qu'il ne faut pas les comparer et les mélanger avec le côté sérieux de la vie, avec l'éducation, par exemple, ou avec le fait qu'il faut gagner sa vie. Parfois les gens disent que la politique n'est aussi qu'un jeu ; mais on ne parle ainsi que dans les moments de co-lère ou de cynisme et l'affirmation présente un aspect paradoxal qui disparaît lorsque l'on traite de jeux réels.

D'autre part, dans un certain sens, la politique est secondaire. Lorsque la politique se mêle des problèmes d'élever une famille ou de produire suffisamment de nourriture, alors les gens disent qu'il y a quelque chose qui ne va plus dans cette structure politique. Gela peut se produire lorsque la politique cesse d'être une compétition ordonnée et devient un combat, lorsqu'un conflit se déroule sans le contrôle d'un ensemble de règles communes, dans le cas où, semble-t-il, peu de coups bas sont interdits parce que le combat doit décider en fait quel ensemble de règles définira la compétition politique dans l'avenir.

Certains de mes lecteurs doivent déjà croire que la « vraie poli-tique » — la politique qui compte — est ce que je viens d'appeler un combat. La routine quotidienne de Westminster, les manœuvres com-plexes mais presque toutes prévisibles de la politique américaine des

Page 22: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 22

« groupes de pression » 6 produisent certainement une espèce de fasci-nation intellectuelle. Pourtant ces phénomènes semblent d'une certaine façon moins importants que ces événements où l'histoire se jette dans une nouvelle direction — le coup d'État grec de 1967, les désordres du Congo ou l'émergence moins violente d'autres nouvelles nations, la Révolution russe, par exemple.

Mais quelle est la signification du qualificatif « important » ? Les coups d'État et les révolutions sont certainement plus violents et plus dramatiques que les usages de Westminster. Toutefois, il est certaine-ment impossible d'affirmer avec certitude [15] que ces événements sont plus importants. L'importance dépend des valeurs de celui qui émet le jugement, ce n'est pas une propriété des événements eux-mêmes.

Par ailleurs, comprendre et analyser la politique routinière et relati-vement ordonnée n'est pas une tâche tellement différente de celle qui consiste à établir la signification des révolutions. Dans les deux cas il faut poser des questions au sujet des meneurs, cerner la façon dont ils attirent, entretiennent et récompensent leurs partisans, savoir comment ils prennent les décisions et règlent les querelles dans leurs troupes. Dans les deux types de conflit il y a un langage commun de l'affronte-ment et du duel 7. De plus, même dans les révolutions, certains coups sont interdits car, pour une raison ou une autre, ils nuisent aussi bien à l'assaillant qu'à sa victime.

Dans le cas de la « vraie politique » aussi — la politique des coups d'États et des révolutions — il existe des règles indiquant comment réaliser ses objectifs. Ce ne sont pas des règles au sens de directives morales mutuellement acceptées par tous les adversaires, mais ce sont des règles qui conseillent certaines lignes de conduite comme étant les plus efficaces. Ces mêmes « règles pragmatiques » (que nous allons décrire sous peu) existent également dans la politique courante et leur analyse est l'un des objectifs principaux de cet ouvrage.

Commençons donc par l'examen d'un exemple.

6 Voir [10].7 Nous avons toujours traduit encounter par duel dans la mesure où il s'agit

d'une étape entre l'affrontement (confrontation) et le combat proprement dit (fight). Mais encounter prend parfois le sens de rencontre ou même de com-bat. (N.d.t.)

Page 23: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 23

COMMENT JOUER ET COMMENT GAGNER

Retour à la table des matières

Lorsque Harold Nicolson était sur le point de se présenter comme candidat au Parlement, au cours de l'automne 1935, il fit une visite à son cousin 8.

« M'étant habillé sobrement mais non de façon à passer inaperçu, je me rendis au ministère de l'Agriculture pour voir Buck De Lawarr. Il fut très gentil et se comporta comme un vrai cousin. Je lui dis que j'étais en difficulté. Je ne savais absolument rien à propos des règles du jeu. En fait mon ignorance des principes élémentaires me mettait dans la même situa-tion qu'un homme qui, s'apprêtant à jouer au bridge avec Mme Keppel, s'exclamerait gaiement : « Dites-moi, Alice, ces cartes « avec des trèfles sont-elles du pique ou du carreau ? ». »

[16]En s'exprimant ainsi, Nicolson ne se sous-estimait pas en tant

qu'homme politique ou futur membre du Parlement : il avouait tout simplement son incompétence en matière électorale. Une lutte électo-rale était une espèce de jeu, avec des règles de fair play et d'autres en-core sur la manière de gagner, et de ces règles — disait-il — il igno-rait tout.

Alors on les lui enseigna.« (Jarvis) commença par dire qu'il était des plus importants que je me

présente comme « le candidat du Gouvernement national » et non comme « travailliste national ». Je laissai Buck répondre à cet argument puisque j'étais complètement noyé au milieu de ces différentes étiquettes. Buck dit qu'il était d'accord. J'intervins : « Mais supposez que les gens « me de-mandent à quel parti j'appartiens, que dois-je répondre ? » Buck dit que je devrais me présenter comme étant un partisan de Ramsay Mac Donald. La conversation continua ainsi pendant que moi je me tenais bien tranquille, assis sur le sofa. Puis je m'aperçus qu'il fallait faire quelque chose. Je dis que ce n'était pas la peine de me demander mon avis sur tout cela, mais, ce qui était important, c'était que je ne devais pas obtenir une seule voix sous un faux prétexte. Je serais tout ce qu'ils voudraient sauf tout aux yeux de tous. Je ne me ferais pas passer pour un tory pour bénéficier des voix tory.

8 Ces extraits sont tirés de [90]. Les citations proviennent des pp. 216, 217 et 219.

Page 24: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 24

Je m'embrouillerais si ma position n'était pas très claire et évidente dès le début. « Je suis incapable, dis-je, de dissimuler trop longtemps. » De toute façon ils furent d'accord et me dirent de ne pas faire tant d'histoires pour MON HONNEUR. »

Des conseils analogues lui furent prodigués lorsqu'on reprit la même leçon à Leicester où il se présentait.

« J'étais assis là, tripotant mon chapeau tandis que l'on parlait de moi comme si je n'étais pas là. Ils décidèrent que je devais me présenter comme candidat du Gouvernement britannique. Puis j'intervins. Je dis que tout cela était bien beau, mais que, en fait, je me présenterais comme tra-vailliste national. J'étais tout prêt à prendre le nom de Candidat national mais, si on me posait la question, je répondrais que j'étais un partisan de Ramsay Mac Donald. Ils répondirent que cela me ferait perdre des voix. Je dis que si je supprimais cette référence, j'obtiendrais des voix grâce à un faux prétexte. Et cela je ne l'accepterais jamais. Ils me regardèrent d'un air désapprobateur. M. Flaxman s'écria en colère : « Mais, M. Nicolson, vous ne croyez quand même pas qu'une « élection générale soit une réunion de paroissiens ? » Je répondis que je ne présenterais pas ma candidatura si je ne commençais pas d'emblée sur une base franche et honnête. M. Flax-man, horrifié, leva les mains au ciel. Jarvis dit : « Oui, vous avez raison. Tout à fait raison. ». »

Ces deux passages décrivent une partie de la leçon que l'on ensei-gna à Harold Nicolson sur la façon de gagner les élections. [17] On lui enseignait les règles pour remporter la partie et en particulier la règle qui dit tout simplement : « Ne vous liez pas à des partis ou à des per-sonnes que les électeurs n'aiment pas » ; et dans ce cas particulier : « Ne prenez pas l'étiquette travailliste si vous espérez recueillir les voix libérales et tory. » Des règles de ce genre ne sont pas ce que nous désignons habituellement comme « les règles du jeu » : ce sont des instructions pratiques quant à la manière de gagner, « Habillez-vous sobrement mais non de façon inélégante (pour impressionner vos su-périeurs). » Ce sont des règles pragmatiques.

Il semble cependant que, pour Harold Nicolson, certaines règles étaient sacrées : il n'était pas possible de les sacrifier même pour rem-porter une élection. Il voulait être honnête : et il ne s'en cacha pas. Ses conseillers à Leicester pensaient visiblement que c'était un sentiment inopportun. C'était quelque chose qui, sans aucun doute, ferait bonne impression à la tribune, mais qui ne convenait guère dans une réunion de commission. Après tout, il n'était qu'un débutant et c'est pourquoi ils le ménagèrent en lui disant qu'il avait tout à fait raison mais qu'il ne

Page 25: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 25

devait pas faire tant d'histoires pour SON HONNEUR (lettres majus-cules de H. Nicolson). Les règles qui expriment ces valeurs élémen-taires et reconnues publiquement sont des règles normatives. Mais en fait il apprenait rapidement le langage de la politique appliquée car il ajoutait qu'il ne savait pas dissimuler longuement (italiques de H. Ni-colson) et que sûrement il trébucherait. Ainsi il complétait une règle qu'il trouvait fondamentale au point de l'énoncer publiquement : « Il faut être honnête », avec une règle pragmatique : « Cela rapporte d'être honnête. » « Austen jouait toujours le jeu », disait Lord Birken-head d'Austen Chamberlain, « et il perdait toujours » 9.

La politique possède donc un visage public (les règles normatives) et une sagesse privée (les règles pragmatiques). Je m'intéresse moins aux idéaux, aux objectifs et aux normes que les gens établissent eux-mêmes dans le domaine des affaires publiques, qu'à la façon dont ils s'organisent pour gagner. Cela ne veut pas dire que je ne parlerai que de la façon dont les individus se mettent en avant : ce sont les tac-tiques qui m'intéressent et en gros on utilise les mêmes tactiques, qu'il s'agisse de mettre en avant un principe ou un individu.

[18]La distinction entre les deux genres de règles est importante et né-

cessite réflexion.Les règles normatives ne prescrivent aucun type particulier d'ac-

tion, mais délimitent plutôt, de façon assez large, le champ des actions possibles. Elles laissent au joueur une possibilité de choix. Certaines règles normatives comme celles qui sont sous-jacentes au concept d'honnêteté ou d’« esprit sportif » sont très vagues et les comporte-ments les plus variés peuvent être condamnés ou défendus en leur nom. D'autres, comme celle qui exige que l'on obéisse à l'arbitre, sont plus précises : mais même dans ce cas plusieurs interprétations sont possibles, à la fois parce que le mot « obéissance » est lui-même vague et parce qu'on a l'impression que les arbitres peuvent outrepas-ser leurs prérogatives, et de ce fait perdre le droit à l'obéissance.

9 Lord Birkenhead (1872-1930) : Homme politique britannique. Avocat, dé-puté conservateur, participe à plusieurs gouvernements.

Sir Austen Chamberlain (1863-1937) : Homme politique britannique. Député libéral-unioniste. Participe à plusieurs gouvernements. (N.d.t.)

Page 26: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 26

Les règles normatives sont des lignes très générales de conduite. On s'en sert pour juger des actions particulières selon les critères mo-raux du bien et du mal. Au sein d'une structure politique spécifique on peut s'en servir pour justifier publiquement une ligne d'action. Un tel usage constitue probablement le test le plus facile pour décider si une règle particulière possède un statut normatif. Je ne connais pas un lieu dans notre société où un leader puisse dire : « J'ai fait cela parce que j'aime commander les gens et parce que j'aime la célébrité. » Mais il peut dire : « J'ai fait cela pour le bien public. »

Les directives nouvelles qui viennent combler les intervalles entre les normes constituent les règles pragmatiques. Celles-ci conseillent les tactiques et les manœuvres qui seront probablement les plus effi-caces : faut-il faire la mêlée en 3-2-3 ou en 3-4-1 ? À quel moment, dans un jeu de cricket, faut-il faire intervenir les lanceurs lents ? Faut-il se battre de façon défensive ou offensive ? Comment faut-il s'ha-biller lorsqu'on est interrogé par son « patron » ? Les règles pragma-tiques sont des constatations, qui ne visent pas à juger telle ligne parti-culière de conduite en termes de juste ou d'injuste : elles indiquent si celle-ci sera ou non efficace. D'un point de vue normatif elles sont neutres. Elles peuvent fonctionner dans les limites définies par les règles du jeu, tout comme elles peuvent ne pas en tenir compte. Elles concernent aussi bien les règles de « l'esprit sportif » (comment ga-gner sans tricher) que les règles qui indiquent comment gagner en tri-chant tout en n'étant pas disqualifié (ce qu'il est possible de faire, par exemple, lorsqu'on se trouve en dehors du champ de vision de l'arbitre sur un ring de boxe).

Ceux qui participent aux travaux de commissions connaissent [19] ces procédés et certains d'entre eux ont été décrits dans Micro-cosmo-graphia Academica. Lorsqu'on n'a plus d'arguments valables pour re-pousser une motion, on en accepte ouvertement le principe mais en suggérant qu'on pourrait en améliorer la rédaction. Cornford appelle cette technique « mettre la virgule », évoquant par là la meute des membres de la commission aboyant après le lièvre de la ponctuation. Une telle procédure retarde au moins l'adoption de la motion, si elle ne la torpille pas tout simplement 10.

10 Voir [28], p. 21.

Page 27: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 27

Frankenberg, parlant d'un village du nord du Pays de Galles, décrit la réunion houleuse d'une commission où l'une des parties affirmait qu'une certaine décision avait été prise en commun à la réunion précé-dente, alors que l'autre partie affirmait le contraire. On voulut vérifier cela sur le registre des comptes rendus de séance mais la secrétaire avoua l'avoir oublié chez elle. Lorsque quelqu'un se proposa d'aller le chercher, elle déclara qu'elle n'avait pas rédigé de compte rendu. La secrétaire était du même bord que ceux qui s'étaient opposés à la mo-tion 11.

Il y a des centaines d'autres exemples sur la façon dont les gens essaient de l'emporter dans la compétition politique, en utilisant une sagesse secrète qui se trouve derrière le visage public de la politique. Chaque culture — que ce soient les hommes politiques anglais, les universitaires, les villageois gallois, indiens ou autres, un concile du Vatican, les organisateurs de rackets dans les villes américaines tels que les révèlent le livre de Whyte 12 ou les auditions du Sénat en 1963 lorsque Vallachi dévoila les mystères de la cosa nostra — chaque culture possède ses propres règles de manipulation politique, son propre langage de sagesse politique et d'action politique. Tout comme Harold Nicolson, vous devez apprendre le langage adéquat et les règles du jeu avant de pouvoir vraiment jouer. Les manœuvres gou-vernementales que C. P. Snow décrit avec amour 13 ne seraient pas ef-ficaces dans l'univers de la cosa nostra car les hommes du racket ne comprendraient littéralement pas les signaux qui se transmettraient.

On peut toutefois rechercher les similitudes au sein des grandes variations. Ainsi que des langues différentes peuvent montrer des structures semblables, ainsi il peut exister une structure commune au sein des différents types de « sagesse secrète ». Le langage de la ma-nœuvre chez C. P. Snow et le langage de la [20] cosa nostra peuvent être structurellement identiques. Chaque culture — que ce soient les élections parlementaires, les villages gallois, les hommes du racket aux États-Unis par exemple — possède son propre ensemble idioma-tique de règles qui résume sa sagesse politique. Malgré tout, ces règles ont quelque chose en commun, ce qui nous permet de rechercher les fondements de la manœuvre politique, quelle que soit la culture

11 Voir [50], p. 140.12 Voir [111], Seconde partie.13 Voir, par exemple, The Masters ou The corridors of Power.

Page 28: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 28

concernée. Nous allons examiner maintenant ce que nous entendons par le terme « fondements ».

COMMENT PRÉVOIR

Retour à la table des matières

Apparemment Harold Nicolson n'était pas très optimiste quant à ses chances de réussite. Les rapports de ses agents électoraux n'étaient pas encourageants. Lorsque les libéraux présentèrent un candidat, fai-sant de l'élection une lutte triangulaire, il perdit encore un peu plus confiance parce qu'il avait compté enlever à la fois les voix libérales et tory dans une lutte ouverte avec le candidat travailliste. En d'autres termes, son appréciation de la situation contenait des éléments qui n'étaient ni les règles normatives ni les règles pragmatiques définis-sant la manière de se comporter, mais qui étaient des prévisions sur la manière dont d'autres personnes se comporteraient. C'est à partir de prévisions et de postulats de ce genre que ses collaborateurs et lui-même élaborèrent les règles pragmatiques pour mener leur campagne.

Si cette campagne électorale s'était déroulée trente ans plus tard, non en 1935 mais en 1965, la prévision aurait été beaucoup plus éla-borée, les techniques de sondage de l'opinion publique s'étant considé-rablement développées depuis cette époque-là. Quelle aurait été l'utili-té des méthodes les plus élaborées dans le cas où la majorité se trouva être de 87 voix sur un total de 35 000 électeurs est une question qu'on peut légitimement se poser. De toute façon, il est probable que les techniques modernes d'analyse auraient procuré des prévisions et des aperçus sur la situation électorale qui n'étaient pas à la disposition des concurrents en 1935. Il s'ensuit qu'il peut exister un niveau de compré-hension du fonctionnement d'un jeu ou d'une compétition qui est igno-ré des joueurs eux-mêmes.

Ces prévisions ne sont ni des directives ni des règles. Ce sont des hypothèses ou des constatations : ce sont des lois au sens scientifique et non juridique du terme. Savoir qu'aucune équipe de football n'a ja-mais pu remporter la coupe plus de deux saisons [21] successives, ou qu'un chef d'État n'a jamais été réélu plus d'un certain nombre de fois pose un problème concernant le jeu ou la structure politique en ques-

Page 29: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 29

tion. Il se peut qu'on puisse expliquer de tels phénomènes comme les conséquences des règles normatives ou pragmatiques propres à ces structures. Une analyse détaillée de n'importe quel ensemble de règles, qu'elles soient normatives ou pragmatiques, peut révéler des consé-quences ignorées de ceux qui jouent le jeu. Bien sûr, si les consé-quences involontaires deviennent connues des joueurs et qu'ils peuvent utiliser ce savoir pour gagner, alors ce qui n'était qu'une hy-pothèse devient aussi une règle pragmatique. Les conseillers d'Harold Nicolson possédaient des hypothèses de ce genre à propos de la popu-larité de Ramsay Mac Donald chez les électeurs libéraux et tory de Leicester. Les hommes politiques que j'ai connus en Orissa aux Indes essayaient continuellement de tirer des avantages pratiques de ce qu'ils espéraient être des aperçus analytiques du comportement électo-ral.

Le but de toute entreprise scientifique est d'avancer des proposi-tions vérifiables à propos des relations entre des variables. Voici un exemple amusant, tiré une nouvelle fois du journal de Harold Nicol-son. Il était interviewé par le Comité exécutif local des conservateurs, avant le choix de sa candidature.

« Heureusement, presque toutes les premières questions concernaient l'Abyssinie et je pouvais y répondre sans problème. Puis un homme me demanda si j'avais étudié la situation minière. Je répondis que mon igno-rance sur ce chapitre était aussi grande qu'elle était profonde. À ces mots ils eurent un air surpris et la dame du milieu déclara : « Eh bien, je suis sûre, M. Nicolson, que si vous souriez de cette façon, peu importe ce que vous savez ou ne savez pas. »

Peut-être avait-elle raison car il fut élu. Cette élection s'est dérou-lée dans une situation tellement confuse, d'après la description donnée par Nicolson lui-même, que son sourire a bien pu faire pencher la ba-lance : plus le sourire est épanoui et plus le nombre de voix est impor-tant. C'est une proposition concernant la relation entre des variables : mais je suppose qu'il faut l'écarter comme non scientifique, puisqu'en pratique la vérification est impossible.

Un exemple moins frivole nous est fourni par la constatation sui-vante.

Dans les villages indiens, plus le nombre de paysans tenanciers ou sans terre par rapport aux propriétaires résidents est élevé, plus la pro-

Page 30: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 30

portion des conflits soumis au conseil de village par rapport à ceux soumis aux juridictions gouvernementales sera importante.

[22]Cette affirmation 14 suggère un lien entre la structure de la réparti-

tion foncière et celle de l'activité judiciaire. Ce sont des variables dans la mesure où il peut y avoir tout un éventail de cas : depuis celui d'une seule famille possédant les terres du village jusqu'à celui d'un village où toutes les familles possèdent de la terre. De même la structure judi-ciaire peut varier du cas où le conseil de village règle tous les conflits jusqu'à celui où tous les conflits se terminent devant un tribunal gou-vernemental. Mais l'hypothèse peut également être infirmée si l'on trouve des villages où il n'y a qu'un seul propriétaire foncier et où tous les conflits sont soumis aux tribunaux gouvernementaux. Ou encore dans le cas d'un village où la terre se concentre de plus en plus dans un nombre de plus en plus petit de mains, et où la structure de l'activi-té judiciaire reste sans changements. Et ainsi de suite.

Les propositions qui relient les variables ne sont pas, au sens véri-table du terme, des prévisions. Les affirmations qui relient une struc-ture de répartition foncière à un style de comportement judiciaire ne prévoient pas en réalité ce qui se produira dans un village précis. Elles prévoient seulement que, si la structure de la répartition foncière change, la structure de l'action judiciaire changera également, et réci-proquement. Ces affirmations ne disent pas qu'Harold Nicolson souri-ra, mais que s'il sourit il sera élu.

Bref, nous recherchons un niveau de connaissance du fonctionne-ment du jeu qui pourrait être ignoré de ceux qui le jouent. C'est le ni-veau que l'anthropologue ou le spécialiste de science politique cherche à atteindre. Tant qu'il n'en est pas arrivé là, il n'a fait que décrire ce que les joueurs savent eux-mêmes et il n'a pas encore commencé à élaborer sa propre analyse.

14 Cette hypothèse demande visiblement à être améliorée et raffinée avant de pouvoir être vérifiée. Le terme de « conflit » devrait être défini de façon plus précise. Certains préféreront d'abord limiter cette hypothèse à une seule ré-gion de l'Inde. Et ceux qui connaissent l'Inde savent aussi que le qualificatif de « tenancier » sans définition complémentaire peut mener à une confusion inextricable.

Page 31: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 31

L’ENVIRONNEMENT

Retour à la table des matières

Entre 1946 et 1958 la Quatrième République française a connu une existence agitée 15. Les gouvernements, tous fondés sur des compromis et le plus souvent sur des alliances parlementaires précaires, se succé-daient les uns aux autres dans une [23] instabilité grandissante. Ils étaient incapables d'agir de façon décisive pour faire face à leurs très nombreuses difficultés. À la fin de la guerre, au point de vue écono-mique, c'était l'inflation, un mécontentement agricole chez les petits paysans du Sud et du Centre. Il y avait un sentiment antirépublicain assez répandu et qui plus tard se rassemblerait derrière de Gaulle. Cette période eut également ses succès. Certains gouvernements furent plus stables que d'autres. Les difficultés économiques et so-ciales furent réduites et les tensions finirent par être dominées. En 1946 commença une guerre épuisante en Indochine, mais c'est égale-ment un gouvernement de la Quatrième République, celui de Mendès France, qui y mit fin. Cependant les difficultés finirent par devenir trop lourdes pour le régime. Les gouvernements se trouvèrent même incapables de contrôler les principaux moyens du pouvoir, en particu-lier (en 1958) les forces armées et le gouvernement civil en Algérie. Incapable de s'adapter à un tel environnement, la Quatrième Répu-blique dut disparaître. Des structures politiques spécifiques vivent ou meurent selon qu'elles peuvent rester compatibles avec leur environ-nement culturel ou naturel. Soit elles s'adaptent, soit elles le modifient afin qu'il puisse leur convenir. Une structure politique et son environ-nement constituent ensemble un système politique. On ne comprend de tels systèmes que lorsqu'on a compris le processus continuel d'adaptation et d'ajustement entre la structure et l'environnement 16.

15 Cet exemple m'a été fourni par Bruce GRAHAM. Les sources utilisées sont [62], [63], [110] et [112].

16 Les idées développées dans cette partie et dans le dernier chapitre pro-viennent en partie des écrits d'Easton et en partie des analyses par équilibre de l'école britannique d'anthropologie sociale d'après-guerre. Ma démarche, je l'espère, est un peu moins mécaniste et moins schématique que ces deux démarches. Je me sens mal à l'aise lorsque je rencontre une analyse qui ne donne pas à l'homme le rôle central en tant qu'entrepreneur. En Grande-Bre-

Page 32: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 32

Il est facile de voir comment les structures politiques sont liées à un environnement, si l'on définit les structures en termes de rôles. Une structure est un ensemble de règles concernant le comportement. Ces règles énumèrent les droits et les devoirs de rôles précis. Elles disent ce qu'on attend d'un roi, d'un sujet, d'un juge, d'un électeur, d'un leader d'un parti, d'un chef de village, etc., dans le cadre de ses devoirs spéci-fiques et ce qu'il peut attendre des autres. Mais un individu donné a probablement plusieurs rôles. Le chef de village peut être également un père de famille, un frère, un paysan, un prêtre dans un temple et un commerçant occasionnel. Un électeur peut être un soutien de [24] fa-mille, un catholique romain pratiquant et un commis dans un magasin. Au minimum, les différents rôles se concurrencent pour accaparer le temps et l'énergie d'un homme. Ces différents rôles peuvent également influencer son comportement politique de façon directe. Il en est ainsi lorsque le chef de village utilise sa position officielle pour favoriser son commerce ; lorsque l'électeur accepte les conseils de son prêtre quant à la manière de voter ; lorsqu'un candidat à un poste mobilise sa famille pour faire campagne pour lui pendant l'élection ; ou lorsque Harold Nicolson est soutenu par son cousin influent pour obtenir l'agrément de sa candidature. L'environnement à la fois procure des moyens à usage politique et impose des contraintes au comportement politique.

Si une structure politique précise était intimement liée à toutes les autres structures de l'activité sociale, en sorte que tout ce qui se passe dans le domaine de l'économie, de la religion, de la famille l'affecte de manière fondamentale, le travail de l'analyse n'aurait pas de fin. Heu-reusement ce n'est pas le cas, car il n'y a que certains éléments d'un environnement qui « adhèrent » à une structure politique. De plus, toute structure politique contient des règles, à la fois normatives et pragmatiques, qui essaient de la protéger des exigences excessives de l'environnement. Parfois ces règles excluent certains problèmes du domaine politique, surtout si ces problèmes sont explosifs. Tout ré-cemment la Grande-Bretagne n'arriva pas à empêcher la discussion des problèmes raciaux. Il y a d'autres moyens pour adapter, arranger et donc pour réduire les exigences 17. Il existe également des structures politiques qui se protègent en éliminant des catégories entières de

tagne c'est Raymond Firth qui a défendu cette opinion et je reconnais l'in-fluence de « es écrits et de ceux de Fredrik Barth.

Page 33: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 33

gens de la compétition politique. Et, réciproquement, d'autres struc-tures de l'environnement peuvent essayer de se protéger en éliminant des personnes actives politiquement et en les décourageant d'occuper des rôles au sein de la structure en question 18.

La structure politique et l'environnement réagissent l’un sur l’autre : les causes agissent dans les deux sens. Mais, puisque cette interaction se manifeste au sein d'une série d'événements discontinus, il nous est possible, d'un point de vue analytique, de [25] séparer une seule direction de causes. Parfois nous pouvons même partir d'événe-ments qui ne sont pas eux-mêmes des réactions. L'importation d'un nouveau produit alimentaire, l'assèchement d'un fleuve et la déca-dence d'empires due à une irrigation défectueuse, ou le début d'une nouvelle épidémie sont des « actes de Dieu » qui mettent en branle une série de causes et d'effets. Ils constituent des variables indépen-dantes, et la structure politique qui s'adapte est la variable dépendante. Mais, en retour, la structure politique (c'est-à-dire les gens qui parti-cipent à la compétition au sein de cette structure) peut changer les règles ou en inventer de nouvelles pour contrôler la maladie ou pour modifier tout ce qui dans l'environnement menace la perpétuation du régime. L'environnement modifié réagira à son tour sur la structure politique et ainsi de suite jusqu'à ce qu'on ait atteint une espèce de sta-bilité ou qu'on ait abandonné cette structure, comme celle de la Qua-trième République, parce qu'il n'est plus possible de la réparer, et qu'une nouvelle structure prenne sa place. Car, pour parler toujours de façon métaphorique, tapies au sein de l'environnement de certaines structures politiques, se trouvent des structures politiques rivales : elles attendent pour prendre la relève et pour démontrer qu'elles sont plus capables. Elles ne se priveraient pas de recourir au sabotage. Gela soulève le problème de la société qui possède plus d'une structure po-litique. Nous allons l'examiner dans les deux parties suivantes.

LES STRUCTURES POLITIQUES17 Ceux-ci sont examinés et discutés de façon systématique dans [35]. chap.

VI à IX.18 En Orissa, un groupe de villageois aux idées préconçues prit beaucoup de

peine pour empêcher la politique nationale et les organisations des partis politiques de pénétrer au sein de certaines institutions villageoises très pri-sées. Voir [6], chap. II.

Page 34: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 34

EMBOITÉES

Retour à la table des matières

Les philosophes de la politique, dont je reçus l'enseignement il y a une génération, étaient très clairs sur le fait suivant : quel que fût le domaine étiqueté « politique », il avait un rapport avec l'État. Si on utilisait des expressions comme « politique de l'Université » ou « poli-tique de l'Eglise », cela signifiait que ces institutions jouaient un rôle dans la politique de l'État ; autrement ces expressions n'avaient qu'une signification métaphorique.

Mais on peut retrouver des structures politiques à tous les niveaux et dans tous les genres d'activité et elles peuvent, lorsque c'est le cas, être comparées les unes aux autres. L'anthropologue doit le faire. La recherche a révélé et donné un sens aux sociétés qui n'ont pas d'autori-tés, qui ne sont pas des États et qui permettent pourtant à leur popula-tion de mener des vies ordonnées 19. De plus, il faut tenir compte du grand intérêt que porte [26] l'anthropologue aux petites communautés emboîtées au sein de sociétés plus grandes — c'est-à-dire aux villages, aux tribus au sein des nations ou des dépendances coloniales, à des parties de la population urbaine, etc. — et qui semblent faire fonction-ner des structures politiques en dépit du fait que les autorités étatiques n'y sont impliquées qu'occasionnellement. L'anthropologue ne peut que les considérer comme des structures politiques, partiellement in-dépendantes et partiellement déterminées par des structures politiques plus importantes, au sein desquelles elles sont emboîtées.

La démarche n'est pas difficile, car en fait c'est exactement la même que celle que nous avons utilisée pour relier une structure poli-tique à son environnement. Si nous devons analyser par exemple la politique d'une Université, il faut prendre en considération, comme faisant partie de l'environnement, la structure politique des autorités locales s'occupant de l'enseignement, celle de la nation et des divers groupes concernés par l'enseignement supérieur. Il est même judicieux de suivre cette démarche lorsque l'institution extérieure est formelle-ment souveraine. La dépendance, quoique le terme ne le suggère pas, est en fait toujours une interaction réciproque. On peut se poser exac-tement le même genre de questions à propos de la réussite ou de 19 Voir des exemples dans [49] et [80].

Page 35: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 35

l'échec d'une tentative d'adaptation entre une structure emboîtée et son environnement, même dans le cas où certaines parties de l'environne-ment sont elles-mêmes des structures politiques.

LE CHANGEMENT

Retour à la table des matières

Le processus par lequel une structure s'adapte aux changements de l'environnement ou modifie l'environnement à son gré s'appelle la maintenance. Dans les ouvrages d'anthropologie, l'idée de mainte-nance est suggérée par le terme d’« équilibre ». Cette métaphore signi-fie que, dans le cas d'une structure déséquilibrée par une perturbation, des moyens de redressement rentrent en jeu et la structure retrouve son état d'équilibre. Une telle analyse tient compte de l'action préven-tive (les modifications structurales) pour éliminer les causes de la per-turbation. Et tout comme dans l'analyse par la structure et son envi-ronnement, l'analyse par l'équilibre admet que les causes peuvent se développer de façon réciproque : mais jusqu'à un certain point.

Pour rendre cela évident prenons un exemple : les changements de la taille de la population constituent la variable indépendante (la cause) et les règles définissant l'appartenance à un type particulier [27] d'équipe politique (le clan Kond) constituent la variable dépendante (l'effet). Les Konds sont une tribu qui vit dans les collines de l'Orissa occidental aux Indes. L'exemple a un aspect un tant soit peu hypothé-tique, car il s'agit d'une conjecture concernant la situation antérieure à l'installation de la chefferie hindoue ou de l'administration britannique dans les Kond Hills 20.

La variable de l'environnement est la densité de population. Nous supposons que les techniques de production ne changent pas. Il y a deux valeurs limites à cette variable : la première c'est lorsque la po-pulation augmente au point où elle ne peut plus être nourrie sur une superficie donnée et la seconde lorsque la population diminue au point de ne plus pouvoir cultiver la terre ou la protéger des incursions exté-rieures. La terre appartient à des clans : c'est-à-dire qu'un homme ne peut accéder à la terre que sur le territoire de son propre clan. Un clan 20 Se reporter à [4] pour une analyse plus détaillée.

Page 36: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 36

est un groupe de descendance où l'appartenance est prescrite : on y naît. Mais cette règle ne peut fonctionner que si le nombre des nais-sances au sein du clan ne dépasse ni ne tombe au-dessous des limites critiques définies ci-dessus. Trop peu de membres implique qu'il n'est plus possible d'assurer convenablement le rôle de protection des terres du clan. Mais trop de membres signifie que la compétition pour la terre devenue rare ne peut plus être contrôlée par la seule attribution de terres selon la descendance. En d'autres termes, une variable indé-pendante dans l'environnement (le taux de reproduction) peut créer une tension au sein de la structure politique Kond.

Une variation critique dans un seul sens (excès de population) peut être contrôlée grâce à une action directe sur l'environnement et en li-mitant délibérément le nombre de naissances dans le clan. De fait les Konds pratiquèrent jadis l'infanticide féminin. Mais il n'est évidem-ment plus possible d'utiliser ce genre de contrôle lorsque la variation critique va dans le sens de la baisse (population insuffisante). Une des solutions c'est de relâcher la règle de l'appartenance prescrite et de permettre l'acquisition de l'appartenance classique : on permet à l'ex-cès de population de quitter un clan et de rejoindre un clan sous-peu-plé. Les clans Konds étaient en effet composites et ils étaient consti-tués d'une réunion de lignages provenant de lignées différentes. Ce qu'il nous reste à faire, c'est de formuler ce relâchement des règles d'appartenance en terme de variable et de suggérer que celle-ci [28] est liée à la densité de population. L'hypothèse se présente donc de la façon suivante : la technologie de la production ne changeant pas, les variations de densité de population (la variable indépendante) provo-queront, au-delà d'un seuil critique, une augmentation de ceux qui se-ront admis au sein des clans selon des critères acquis (adoption ou l'al-liance) par rapport à ceux admis selon des critères prescrits (la nais-sance, le caractère acquis-prescrit de l'appartenance constituant la va-riable dépendante). En ce qui concerne les Konds, cette hypothèse n'a pas pu être vérifiée, puisque l'information nécessaire pour le faire est perdue dans les brumes d'une histoire non enregistrée : mais cette hy-pothèse est présentée de telle façon qu'elle pourrait être vérifiée.

On retrouve toujours et partout des crises de ce genre. De telles adaptations se déroulent continuellement au sein de toutes les struc-tures et les procédures pour résoudre la tension deviennent familières et bien rodées. En effet, on reconnaît une tension « routinière » à ce

Page 37: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 37

que la structure possède déjà un ensemble de règles pour l'affronter de façon efficace. Ces règles peuvent être soit normatives soit pragma-tiques. Dans le cas de l'appartenance clanique chez les Konds, ces règles sont normatives (bien qu'elles aient pu naître comme des mé-thodes pragmatiques) car l'appartenance acquise par l'alliance ou l'adoption peut justifier n'importe quel comportement autant que l'ap-partenance par descendance. C'est donc en se demandant si la struc-ture possède des règles reconnues pour résoudre ce genre de crise qu'il est possible de distinguer « l'équilibre » ou « la maintenance » des types plus radicaux de changement.

Mais que se passe-t-il si la densité de population dépasse ce seuil critique où les règles de l'appartenance acquise peuvent résoudre la tension ? Imaginons que la population augmente brutalement partout. La règle de l'appartenance acquise ne peut réellement fonctionner que si la population de certains clans augmente alors que celle d'autres clans diminue. Toutes choses étant égales par ailleurs, une augmenta-tion globale de la population doit provoquer un effondrement, si la règle de l'appartenance acquise reste le seul moyen pour résoudre la crise.

Mais l'analyse par équilibre, dans ses formes élémentaires, exclut la possibilité qu'une structure puisse être complètement changée ou entièrement détruite. La structure peut éliminer les causes de perturba-tion dans son environnement. Mais on ne conçoit pas que l'environne-ment puisse, si l'on peut dire, gagner la bataille et en fait on considère toujours la structure comme une constante.

[29]Un modèle de ce genre est visiblement contraire à toute expérience

car il se produit des révolutions et des structures politiques se trouvent mises au rancart 21. Les structures politiques se transforment même parfois tranquillement sans révolution et après un certain temps l'ob-servateur et les joueurs s'aperçoivent qu'on est en train de jouer un jeu très différent.

C'est pourquoi nous avons besoin d'outils supplémentaires pour comprendre le changement social, bien que l'analyse par équilibre et l'idée de maintenance soient des outils analytiques utiles, mais jusqu'à un certain point seulement.21 Voir une autre critique de l'analyse par équilibre dans [68], Introduction.

Page 38: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 38

Un de ces moyens est la distinction entre règles normatives et pragmatiques. Elle introduit une variable dans les analyses sur le changement. En voici un exemple : dans un village indien, plus il y a d'Intouchables qui deviennent riches, plus les dirigeants villageois ap-partenant à la caste dominante seront obligés de chercher des échappa-toires pragmatiques à la règle normative qui veut que seuls les membres des castes pures aient leur mot à dire dans l'administration du village 22. Le taux des règles normatives par rapport aux règles pragmatiques peut atteindre un seuil si critique qu'on peut ne plus maintenir les règles normatives. Pour parler par métaphore, à force de tordre une règle, on finit par la briser. Plus on consulte les riches In-touchables à propos des affaires du village et plus il est évident que leur droit à être consultés deviendra une règle normative ; et de ce fait la structure politique du village aura changé.

Un autre outil théorique est l'idée qu'un environnement peut renfer-mer des structures politiques concurrentes. Il est important de com-prendre ce que cela veut dire. Un parti d'opposition qui espère arriver au pouvoir lors de la prochaine élection n'est pas une structure poli-tique concurrente. Un dictateur potentiel qui attend le moment pour assassiner le dictateur en place n'est pas un révolutionnaire mais un contestataire utilisant les règles de cette structure spécifique (au sein de la même arène politique). Mais un chef d'armée qui remplace une démocratie parlementaire par sa propre version d'une démocratie diri-gée change les règles du jeu. Tandis qu'il attendait, préparait son coup et en organisait le soutien, il constituait de fait une structure politique concurrente au sein de l'environnement où fonctionnait la démocratie parlementaire.

[30]En quel sens peut-on dire que des structures politiques sont concur-

rentes entre elles ? Des équipes au sein d'une structure sont concur-rentes parce qu'elles rivalisent entre elles pour obtenir les mêmes tro-phées qui sont rares. Les structures politiques sont concurrentes dans la mesure où elles visent à utiliser les mêmes ressources de l'environ-nement que ce soit en personnel, en énergie politique potentielle ou en moyens financiers. C'est dans ce sens que l'on peut dire que les oligar-

22 Voir un exemple au chap. IX.

Page 39: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 39

chies des castes traditionnelles de l'Inde rurale sont concurrencées par l'égalitarisme laïque de la démocratie moderne. Les exigences cumu-lées des deux structures politiques ne peuvent pas être satisfaites par l'environnement. La vie est dure, si l'on peut dire, lorsque les agents gouvernementaux et les agents de la rébellion prélèvent des impôts sur le dos des paysans.

Le changement d'une structure politique en une autre peut être pro-gressif et pratiquement invisible aux yeux des joueurs. Mais il peut être également soudain, brutal et se dérouler en l'espace d'une nuit. Il existe bien sûr une troisième possibilité : celle de l'anarchie et d'un effondrement complet. Lorsque la même société renferme deux ou plusieurs structures politiques concurrentes, cela constitue un champ politique : le critère d'une telle situation étant l'absence d'un ensemble reconnu de règles pour résoudre leur conflit. C'est la même distinction que celle que nous avons établie précédemment entre un jeu et un combat. Le second concept dont nous avons besoin est celui de stabi-lité, ce qui veut dire qu'une structure politique en remplace une autre mais que le changement se déroule sans provoquer un effondrement complet. C'est-à-dire qu'il ne provoque pas un désordre total au sein des structures non politiques de l'environnement social.

CONCLUSION

Retour à la table des matières

Je viens d'exposer un ensemble assez abstrait d'outils conceptuels que l'on peut utiliser pour disséquer les systèmes politiques. Çà et là j'ai avancé des hypothèses ou mis en lumière les outils utilisés : cela à la fois pour rendre nos affirmations plus évidentes et pour rompre l'en-nui provoqué par une série de constatations abstraites. Mais il ne faut pas éviter ce genre d'exposé abstrait — et en fait il continuera dans le chapitre suivant — car dans les« sciences sociales il faut mettre en valeur les outils en même temps que le produit fini puisqu'ils font par-tie de ce dernier.

Au centre du complexe formé d'éléments liés les uns aux autres se trouve la structure des règles concernant la façon dont [31] les gens, en tant qu'hommes politiques, devraient agir entre eux. Certaines de

Page 40: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 40

ces règles (celles qui sont normatives) indiquent comment faire ce qui est bien et admis par tous. D'autres règles (celles qui sont pragma-tiques) soulignent ce qu'il faut faire pour être efficace, que cela soit bien ou mal. Ces règles sont des directives pour les acteurs d'une so-ciété particulière ; ce sont des modèles de comportement pour des contextes spécifiques ; ce sont des institutions et elles font partie de la culture.

Tout élément de cette culture — n'importe quelle règle de la struc-ture des règles politiques — doit être analysé en indiquant qu'il s'agit d'un élément d'une structure. L'explication, selon ce point de vue, consiste à replacer les choses dans leur contexte, à montrer qu'elles font partie d'un ensemble agencé.

Dans ce chapitre, d'une manière assez générale et pragmatique, nous avons dépassé ce niveau et atteint un autre niveau d'explication. Considérant la structure politique comme un tout, nous nous sommes demandé comment ce tout s'insérait dans un contexte plus large. Nous sommes partis de l'idée que les structures politiques doivent parvenir à une espèce d'équilibre avec les autres structures sociales. Par exemple, elles ne doivent pas empêcher les gens de gagner leur vie ou par ailleurs mettre l'existence humaine en danger. Les acteurs politiques ont d'autres rôles — religieux, économiques, familiaux, etc. — et tout ensemble de règles politiques qui limiterait trop la réalisation de ces fonctions se détruirait probablement de lui-même.

Tous ces autres rôles — ces autres structures — forment l'environ-nement d'une structure politique. Ils sont de fait et une limite et une ressource pour l'acteur politique. Au-delà de ces rôles on trouve d'autres structures qui ne font pas partie de la culture et de la société mais de l'univers naturel comme la démographie, le milieu physique, etc. Ces structures sont également des limites et des ressources pour l'homme politique. Les deux types d'environnement, le social et le non social, possèdent des relations causales de caractère réciproque avec la structure politique. Lorsque ces environnements changent, ils peuvent changer cette dernière ; et la structure politique peut modifier son en-vironnement. Comprendre un système politique, c'est construire des hypothèses vérifiables concernant la dépendance réciproque de la structure politique et de son environnement.

Page 41: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 41

[32]

Les règles du jeu politique.Étude anthropologique.

Chapitre II

LA STRUCTURE POLITIQUE

INTRODUCTION

Retour à la table des matières

En 1916 en Grande-Bretagne, pendant la première guerre mon-diale, un gouvernement de coalition dirigé par Asquith, un libéral, et comprenant des libéraux, des unionistes (sous la direction de Bonar Law) 23 et une participation travailliste symbolique, fut remplacé par une autre coalition formée des mêmes trois partis et dirigée par un autre libéral, Lloyd George 24.

Le déroulement de la guerre n'était pas satisfaisant et le méconten-tement était grand dans le pays et chez les hommes politiques. Pour Lloyd George et quelques autres, une des erreurs principales semblait provenir de l'absence de direction énergique de la Commission de la guerre, provoquée en partie par la présidence nonchalante du Premier 23 Unionisme : opinion de ceux qui voulaient maintenir l'Union de l'Irlande et

de la Grande-Bretagne. J. Chamberlain fonde en 1886 le parti libéral-unio-niste qui par la suite se fondra dans le parti conservateur.

Bonar Law (1858-1923) : Homme politique britannique. Député conser-vateur en 1900. Premier Ministre en 1922. (N.d.t.)

24 Ces événements sont très compliqués et, en ce qui concerne certains événe-ments cruciaux, on s'oppose encore pour savoir ce qui s'est passé réellement. Il y a par exemple une discussion vigoureuse au sujet des motivations des acteurs. Pour des raisons que j'ai données dans l'introduction, je n'ai pas cherché à savoir « ce qui s'est vraiment passé » et je n'ai utilisé que la chro-nique de BLAKE [17]. On trouvera d'autres versions dans [15], [23], [55], [86] et [102].

Page 42: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 42

Ministre, Asquith. Lloyd George voulait que la direction fût confiée à un Conseil de guerre restreint dont il serait le président et qui com-prendrait trois autres membres, Asquith continuant à exercer les fonc-tions de Premier Ministre. Ce projet fut soumis à Asquith qui tout d'abord l'accepta\ (nous simplifions le déroulement de l'affaire) puis le repoussa (à la suite apparemment d'une crise de colère provoquée par

[33] l'attaque d'un journal contre lui). Lloyd George démissionna ainsi que les membres unionistes du gouvernement. Plusieurs per-sonnes furent pressenties pour être Premier Ministre mais en fin de compte Lloyd George réussit à former un gouvernement.

Cet épisode — que nous analyserons longuement plus loin 25 — servira à illustrer dans ce chapitre les types de règles qui constituent une structure politique. Ces règles concernent les cinq problèmes sui-vants.

Premièrement, elles définissent la nature du trophée : une coupe, une couronne de lauriers, la place à une table de conférence, un sym-bole honorifique quelconque, une situation d'autorité et de responsabi-lité comme le poste de Premier Ministre, etc. Elles précisent égale-ment quelles actions ou qualités sont jugées nécessaires pour mériter le trophée : le nombre de buts ou de points, être le premier sur le fil, deux envois au tapis ou un knock-out, la capacité de former un gou-vernement, etc.

Deuxièmement, elles précisent qui peut participer à la compétition pour les trophées. Il y a des championnats d'athlétisme de juniors et de seniors. Il n'y a pas de femmes sur les terrains de football ni sur les rings de boxe. En natation, les hommes et les femmes ne luttent pas les uns contre les autres. Les grandes compétitions ne sont ouvertes qu'à ceux qui ont fait preuve d'une adresse exceptionnelle dans des compétitions moins importantes. En 1916, il n'y avait que Asquith, Lloyd George et Bonar Law qui pouvaient être des candidats possibles au rôle de Premier Ministre. Lors de la discussion sur les membres éventuels d'un Conseil de guerre, Asquith fit clairement savoir qu'il n'accepterait pas la présence de Carson (un unioniste), en partie parce qu'il y avait d'autres unionistes plus âgés que lui.25 Nous donnerons une analyse plus détaillée de la chute d'Asquith au chap.

VI.

Page 43: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 43

Troisièmement, il y a des ensembles de règles concernant la com-position des équipes en compétition. En temps normal en Grande-Bre-tagne, lorsqu'on forme un gouvernement on ne prend que les membres d'un seul parti. Mais en temps de guerre, afin de symboliser l'unité nationale face à l'ennemi, on peut former un gouvernement de coali-tion.

Quatrièmement, il y a des recommandations sur la manière dont la compétition doit se dérouler. En particulier il y a une séparation rigou-reuse entre les tactiques honnêtes et les tactiques déloyales. On pré-tend, par exemple, que Bonar Law s'était mis d'accord avec ses col-lègues unionistes pour faire parvenir un [34] message de soutien assez confus à Asquith et qu'en fait cela produisit l'effet inverse. Si cela était exact, c'était un véritable coup bas dans le cadre des règles du corps à corps politique en Grande-Bretagne. De tels principes sont normatifs et recouvrent un corpus fluctuant de règles pragmatiques concernant la manière la plus efficace d'utiliser les règles normatives. En football professionnel, si vous êtes la victime d'un comportement déloyal, si-mulez des douleurs in extremis.

Cinquièmement et dernièrement, il y a un ensemble de règles à suivre lorsqu'une règle a été violée. En particulier, on a créé des rôles pour résoudre cette situation : ceux d'arbitre et de juge.

Une structure politique comprend donc des règles au sujet des tro-phées, du personnel, de la direction des équipes, de la compétition et du contrôle. Les trois derniers problèmes seront examinés en détail dans les chapitres III à VII. Mais chaque ensemble de règles sera briè-vement analysé et illustré par des exemples dans la suite de ce cha-pitre.

Page 44: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 44

TROPHÉES ET VALEURS

Retour à la table des matières

Que ce soit dans les jeux ou la politique, un trophée est défini culturellement. C'est une valeur comme l'honneur, le pouvoir ou la responsabilité. Si on veut analyser une structure particulière il faut ramener ces termes généraux aux rôles (par exemple parlementaires, Premier Ministre, président, etc.) définis au sein de cette structure comme ceux de la responsabilité, du pouvoir ou de l'honneur. Par dé-finition, il n'y a jamais assez de trophées pour tout le monde. Un tro-phée que tout le monde remporte n'est pas un trophée. L'honneur n'a de sens que s'il existe des gens sans honneur. Le pouvoir et la richesse s'obtiennent au détriment d'autres gens. C'est uniquement parce que les trophées sont en petit nombre que les gens sont en compétition entre eux.

D'un point de vue normatif le trophée est toujours une chose res-pectable. Un trophée se reconnaît aux fins qu'on peut proclamer publi-quement pour justifier un comportement de compétition ou pour déni-grer les concurrents. Lloyd George proposa un nouveau Conseil de guerre restreint comme un moyen de gagner la guerre. D'autres (y compris Asquith) y virent une manœuvre de Lloyd George pour rem-placer Asquith, c'est-à-dire une question d'ambition personnelle.

Les valeurs à la fois créent et réglementent la compétition poli-tique. Le fait de définir les manœuvres légitimes distingue la [35] compétition du combat et implique que les adversaires partagent cer-taines valeurs communes. Ils s'accordent non seulement sur la nature des trophées, mais également sur les tactiques légitimes. Ces règles communes permettent de porter un jugement moral sur un comporte-ment qui n'est pas une fin mais un moyen. Dans notre propre culture les marques d'honneur que l'on accorde au nom du souvenir, en échange d'une contribution financière à la caisse du parti au pouvoir, sont considérées comme moins importantes que celles que l'on ac-corde au titre du service public, surtout dans le cas d'un acte d'hé-roïsme en temps de guerre. « Acheter » un titre de chevalerie est une violation de la règle morale qui prescrit un comportement spécifique dans la compétition pour ces titres. Dans le contexte de l'Inde d'avant l'Indépendance, Gandhi avait décidé que les rôles de terroriste et d'agi-

Page 45: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 45

tateur communautaire (c'est-à-dire religieux) étaient immoraux dans le cadre de la compétition nationaliste. La rupture entre Asquith et Lloyd George devint définitive, d'un point de vue normatif du moins, parce que ce dernier aurait violé les règles en « maffiotant avec la presse ».

Les valeurs deviennent des symboles, ce qui les maintient et les consolide. Car si on ne les entretient pas constamment et si on ne les ranime pas, elles dépérissent. C'est pourquoi les rites et les cérémo-niels dramatisent les valeurs politiques fondamentales et les associent à des valeurs non politiques comme la santé, la fertilité, la prospérité ou Dieu 26.

En plus de ce soutien concret les valeurs d'une structure politique sont protégées par des règles. Celles-ci indiquent ce qu'il faut faire lorsqu'on ne tient pas compte de ces valeurs et, dans le cas où on ne peut rien faire, quelle punition divine s'abattra sur le pécheur. (De même qu'il ne peut exister d'honneur que s'il y a des gens sans hon-neur, l'existence de pécheurs est nécessaire pour définir et rendre les valeurs publiques.)

Au sein d'une structure les valeurs constituent une constante et elles sont considérées comme un guide permanent de conduite. Ce-pendant il serait naïf de penser que chaque leader ou chaque membre d'une communauté politique a entièrement intériorisé ces règles nor-matives. Il est évident que la plupart des leaders manipulent les règles normatives d'une façon pragmatique et cynique afin de remporter des trophées. Et de fait les trophées eux-mêmes peuvent être pragmatiques comme dans le cas d'une situation honorifique qui entraîne avec elle de substantiels [36] bénéfices matériels. Dans la communauté mexi-caine de Duranzo, par exemple, décrite par Friedrich 27, les trois fonc-tionnaires élus touchent un peso par jour mais ceci est amplement complété par les pots-de-vin et par « la morsure (la mordida) sur les impôts »... Les quatre fonctionnaires qui contrôlent les terres commu-nales ne reçoivent pas de salaire mais « ils se partagent environ 20 000 pesos entre eux chaque année ».

Gela étant dit, il est probablement nécessaire d'exorciser une fois de plus le fantôme du cynisme. Nous avons conduit l'examen du pro-blème des trophées comme si les gens n'étaient intéressés que par l'at-

26 Voir l'introduction de [49].27 Voir [52], p. 201.

Page 46: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 46

tribution d'un poste, par l'obtention d'une situation d'autorité ou par le fait de se mettre en avant d'une façon ou d'une autre. Mais ne s'inté-ressent-ils pas également à la politique ? À l'évidence : du moins cer-tains s'y intéressent une partie du temps. Je suis sûr que Lloyd George, Asquith et Bonar Law et tous les autres étaient avant tout occupés à rechercher la meilleure politique pour finir et gagner la guerre. Et s'ils se disputaient entre eux, c'est en partie parce qu'ils avaient des désac-cords politiques. En effet, au niveau normatif, c'est sur ce point que se concentraient les raisons de leur querelle.

Mais dans la réalité on ne peut mettre une politique en œuvre que si soi-même ou un membre de votre équipe occupe le rôle ou les rôles d'où il est possible de mettre cette politique en œuvre. S'il fallait utili-ser « l'esprit d'entreprise et l'énergie » de Lloyd George pour pour-suivre la guerre (ce qui relève de la politique), alors il fallait le muter du poste relativement sans autorité de secrétaire à la guerre au rôle de président d'un nouveau Conseil de guerre ou de Premier Ministre (ce sont des rôles). Notre analyse des règles de la compétition politique ne doit pas nécessairement tenir compte des ambitions personnelles de Lloyd George. Que l'on cherche à se mettre en avant ou à faire préva-loir une politique précise, les manœuvres pour se forger un soutien personnel ou pour miner celui de l'adversaire sont en gros les mêmes.

LE PERSONNEL

Retour à la table des matières

Toute structure politique possède des règles au sujet du personnel, qui précisent quelles sont les qualifications nécessaires pour qu'un homme occupe un rôle politique. Ces qualifications peuvent varier : ce peut être l'âge, le sexe, la couleur, la caste, [37] l'expérience poli-tique, la richesse, l'éducation et bien d'autres encore. L'âge, le sexe ou la couleur semblent constituer des attributs naturels comme la taille, le poids ou le tour de hanches, mais en fait ils sont plus importants que cela. Ce sont des indicateurs de rôles, que l'on estime compatibles ou incompatibles avec une activité politique. La longue interdiction faite aux femmes, dans notre culture, de participer à la vie politique sous-entendait que le rôle domestique d'une femme comme maîtresse de

Page 47: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 47

maison et mère de famille la rendait incapable de jouer un rôle dans les affaires publiques. Les règles concernant le personnel définissent donc la compatibilité entre les rôles politiques et les rôles qui existent dans d'autres structures ou entre deux ensembles de rôles politiques.

La plupart des structures reconnaissent au moins les trois catégo-ries suivantes de personnel :

a) La communauté politique est le groupe le plus étendu au sein duquel on contrôle la compétition pour des fins valorisées. Au-delà de ce seuil les règles ne s'appliquent plus et la politique devient plus un combat qu'une compétition.

b) L'élite politique définit ceux qui au sein de la communauté ont le droit de concourir pour les honneurs et le pouvoir. La fron-tière entre les membres et l'élite n'est pas toujours rigide et l'élite peut comporter plusieurs niveaux.

c) Une structure politique possède également des règles qui défi-nissent de façon assez large comment ceux qui participent acti-vement à la politique doivent s'organiser en équipes politiques.

Lorsqu'on analyse une structure précise, la première tâche est de décrire les frontières de sa communauté politique. On procède en éta-blissant les règles qui séparent les membres des étrangers. Dans le cas des nations modernes la situation a été clarifiée par les juristes. Mais dans le cas où les règles n'ont pas été codifiées on peut se demander si deux individus qui s'opposent l'un à l'autre sont d'accord sur les règles.

Ce droit au fair play est lié à d'autres rôles. Parfois ils sont de na-ture politique : allégeance envers un souverain ou résidence sur un territoire précis. Ces rôles peuvent être également de nature non poli-tique : pratique de la bonne religion ; naissance au sein d'un groupe ethnique, d'une classe, d'une caste ou même appartenance à une unité de parenté. Ces critères ne sont pas nécessairement exclusifs.

Les gens qui jouent un rôle doivent pouvoir faire connaître (et sa-voir eux-mêmes) le rôle qu'ils jouent. Cette communication [38] s'opère au moyen de symboles 28 : uniformes, façons de parler et de se

28 Voir [57], pp. 26 et suiv.

Page 48: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 48

comporter, manifestations de respect envers des objets rituels (dra-peaux, croix, trônes, tissus Khadi).

Toutes les communautés politiques ne possèdent pas un foyer com-mun d'unité symbolique. En d'autres termes, les communautés poli-tiques ne sont pas toutes fondées sur un sens de la communauté. L'Empire britannique ne l'était pas, ni l'Empire austro-hongrois (voir Le bon soldat Schweik). De telles communautés existent parce que les rôles sont joués sous la contrainte.

On ne retrouve pas la délimitation précise des frontières entre nos propres États nationaux dans chaque structure politique. Certaines structures fonctionnent au sein de frontières précises. D'autres ne s'in-quiètent pas tellement d'inclure ou d'exclure des gens. Ou encore la frontière peut être assez précise, mais des moyens internes permettent une certaine souplesse.

En résumé voici les questions qu'on doit se poser à propos de toute communauté politique :

a) Quels rôles politiques définissent l'appartenance à cette commu-nauté ?

b) Quels autres rôles (politiques ou non) qualifient un homme pour jouer des rôles en tant que membre ?

c) Quels sont les symboles de la communauté politique ? Sont-ils reconnus par toute la population vivant au sein de la commu-nauté ?

d) Les frontières sont-elles fermées ou ouvertes ? Dans le cas où elles sont ouvertes, qu'est-ce qui a rendu cette situation pos-sible ? Quels éléments de l'environnement culturel et naturel contribuent à rendre la frontière politique ouverte ou fermée ?

Page 49: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 49

L'élite politique est formée de ceux qui, au sein de la communauté, ont le droit, d'après les règles de la structure politique, de prendre une part active à la compétition politique. On peut poser exactement les mêmes questions que celles énumérées ci-dessus en remplaçant le mot « communauté » par le mot « élite ».

La frontière (d'une communauté ou d'une élite) sera plus ou moins ouverte selon que les rôles sont prescrits ou acquis. Les rôles prescrits sont ceux où naît ou grandit un homme, qu'il veuille ou non assumer ce rôle. Les rôles de caste sont prescrits : de même que ceux définis selon l'âge ou le sexe et [39] joués par toute personne de l'âge et du sexe prescrits (homme adulte, femme adulte, vieillard, etc.). Les rôles sont acquis dans la mesure où l'on peut y accéder en acquérant les qualifications requises : un leader élu, le favori d'un souverain, un dic-tateur sont tous des rôles politiques acquis. Les rôles non politiques qui qualifient l'appartenance à l'élite peuvent également être acquis ou prescrits : la naissance au sein de la classe régnante est une qualifica-tion prescrite ; l'éducation, l'expérience politique ou la richesse peuvent être des rôles acquis qui qualifient quelqu'un pour appartenir à l'élite.

Le taux des qualifications prescrites par rapport aux qualifications acquises des rôles pour le statut d'élite est une mesure indicative de la souplesse des frontières du groupe de l'élite. Un manque de souplesse à ce niveau lié à certaines exigences de l'environnement peuvent briser une structure politique.

Les concurrents politiques mobilisent des supporters : c'est-à-dire qu'ils se constituent une équipe. Les règles des jeux sont précises en ce qui concerne la dimension. Dans une certaine mesure, les concur-rents dans un jeu doivent être de force égale. En politique, on attribue habituellement la victoire au camp qui mobilise, suppose-t-on, le plus grand nombre de supporters, mais même dans ce cas il peut y avoir des règles qui garantissent un équilibre suffisant entre les équipes pour que la compétition ait lieu.

Pour découvrir à partir de quels principes se recrutent des équipes au sein d'une structure politique spécifique il suffit d'utiliser la même série de questions en remplaçant le mot « communauté » par le mot « équipe ». Dans la mesure où le recrutement s'opère grâce à l'activité politique [c'est-à-dire grâce à des rôles de type a)] l'appartenance à

Page 50: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 50

une équipe est souple et il est possible d'atteindre l'équilibre approxi-matif des moyens requis pour une compétition ordonnée au moyen de la subversion : c'est-à-dire par le transfert de l'appartenance d'un camp à un autre. Mais si l'appartenance à une équipe est fondée sur des rôles sociaux prescrits, c'est d'une autre manière qu'on peut établir un équi-libre des moyens : peut-être grâce à une alliance ou à un arbitre et à un système de handicap.

Une équipe recrutée grâce à des critères acquis s'appelle une asso-ciation. Les associations politiques sont également spécialisées, c'est-à-dire que leurs membres n'agissent ensemble qu'uniquement ou presque exclusivement dans une activité politique. Il s'établit une divi-sion du travail entre ceux qui font de la [40] politique et ceux qui s'oc-cupent — par exemple — des affaires économiques ou religieuses. La séparation est toute relative puisque toute structure politique possède par définition un environnement et que tout homme politique occupe des rôles non politiques. Mais les structures politiques qui effectuent une certaine séparation de leur environnement (c'est-à-dire un certain degré de spécialisation) sont capables de manier des opérations poli-tiques plus complexes et plus ambitieuses que celles où les rôles poli-tiques sont à peine différenciés des autres rôles sociaux. Le contraire d'une association est un groupe multifonctionnel ou un groupe non spécialisé. L'appartenance aux groupes de ce genre s'opère grâce à des rôles de type b). Par exemple les aînés du clan, les prêtres du clan et les leaders du clan peuvent être les mêmes hommes qui accomplissent un même rôle indifférencié.

Remarquez finalement la similitude qui existe entre les commu-nautés, les élites et les équipes. Dans une certaine mesure nous pou-vons poser à ces trois ensembles les mêmes questions à propos du personnel, car, en ce qui concerne les processus d'appartenance du moins, ils représentent tous le même phénomène mais à des niveaux différents. A chaque niveau nous désignons des ensembles de rôles politiques du terme de « communauté » ou d’« élite » ou d’« équipe ». Et nous nous demandons quels sont les autres rôles considérés comme des qualifications pour être membre de la communauté, avoir le statut de l'élite ou être engagé dans une équipe.

Nous sommes passés du cercle le plus large de la communauté po-litique à celui plus restreint de l'élite, puis nous nous sommes concen-trés encore plus étroitement sur l'équipe et finalement nous avons

Page 51: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 51

abouti à l'élément le plus sélectionné d'entre tous, le leader. Il y a là une continuité évidente : un leader fait partie d'une équipe, une équipe fait partie d'une élite et une élite fait partie d'une communauté. Dans la réalité les élites présentent habituellement plusieurs niveaux, si bien qu'une structure précise peut présenter beaucoup plus de niveaux que ces quatre étapes sur le chemin qui mène du commun des mortels au président.

Pour chaque niveau il existe des qualifications spécifiques des rôles. Un leader, avant de parvenir à cet état, doit donc acquérir au cours de sa vie les divers degrés du statut de l'élite. Nous analyserons ce processus pour gravir les échelons, en nous référant à la mobilité au sein du système de caste, au chapitre VI.

[41]

LA DIRECTION

Retour à la table des matières

Les règles distribuent l'autorité au sein d'une équipe. Elles peuvent prescrire des qualifications précises pour la direction, des procédures pour nommer les leaders, des méthodes de consultation entre leaders et partisans, d'autres droits et d'autres devoirs des leaders et des parti-sans entre eux et préciser les circonstances dans lesquelles un leader peut être déposé. Parfois ces règles ne sont pas écrites mais doivent être lues entre les lignes des actions humaines.

Les règles administratives et les procédures de ce genre prévoient la contestation et le danger toujours menaçant du désordre et des luttes. On a établi des règles pour la qualification et la nomination d'un leader afin d'être sûr que la compétition entre rivaux pour le poste de leader reste ordonnée (les conceptions de l'ordre variant bien sûr d'une culture à une autre). De la même manière les règles qui défi-nissent les droits du leader face à ses sujets ainsi que ses devoirs en-vers eux anticipent également le danger des antagonismes inhérents à n'importe quelle relation « d'autorité ».

Certains types de rôle de leader se retrouvent dans n'importe quelle équipe politique mais les variations sont très nombreuses. Pour ceux

Page 52: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 52

qui sont extérieurs à l'équipe, un leader est un concurrent soutenu par des partisans et d'autres moyens. Mais par ailleurs ce peut être tout simplement l'homme ou les hommes qui ont les plus gros muscles ou les langues les plus persuasives. Les rôles de direction peuvent être exercés de façon discontinue. Ou bien le leader peut être continuelle-ment occupé par les prises de décision et le règlement des querelles.

Une autre variable tout aussi décisive est l'importance du pouvoir que possède un homme par rapport au pouvoir de ceux qui le sou-tiennent. On peut établir la gradation de cas suivants : des supérieurs dont le leader est un allié subordonné ; des alliés au sens strict du terme et qui sont ses égaux ; enfin une multiplicité de types de parti-sans qui lui sont subordonnés mais la nature de la subordination peut varier depuis la quasi-égalité jusqu'au niveau élémentaire où le parti-san humain est presque aussi docile et sans exigences qu'un objet ma-tériel, qu'un simple instrument. Pour établir cette classification des types de soutien il faut se demander quelle est l'importance des moyens que les partisans détiennent de leur propre chef et conservent sous leur propre contrôle.

Il existe une autre distinction entre les groupes unis autour [42] d'un idéal ou dévoués moralement à un leader et les groupes de merce-naires où le partisan passe un contrat pour soutenir le leader en échange de quelques avantages ou services. Les premiers groupes constituent des « équipes morales » et les seconds des « équipes contractuelles ». La distinction entre soutien moral ou soutien contrac-tuel a une incidence sur le déroulement du conflit, que nous analyse-rons plus loin. Nous démontrerons que les gens modifient plus facile-ment leur appartenance dans le cas de groupes contractuels que dans le cas de groupes moraux. Mais celle distinction est purement analy-tique et lorsqu'on examine des équipes politiques réelles on se de-mande jusqu'à quel point les équipes relèvent de l’une ou l’autre caté-gories.

Il est relativement facile de persuader ceux dont le soutien est contractuel de changer de camp ; ce l'est moins lorsque le soutien est de nature morale. Un groupe de partisans de ce genre s'appelle un noyau. Le groupe de soutien sensible à la subversion s'appelle un en-tourage. Asquith rencontra la défaite lorsque les ministres unionistes, constituant apparemment un noyau, se révélèrent en fait] comme un entourage. L'importance du noyau par rapport à l'entourage a certaine-

Page 53: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 53

ment des conséquences au niveau de la tactique que le leader peut em-ployer. (Remarquons que nous sommes de nouveau concernés par les limites des groupes et leur degré de souplesse.)

LA COMPÉTITION

Retour à la table des matières

Dans toute structure politique il y a aussi des règles concernant la manière dont doit se dérouler la compétition. Ces règles à la fois li-mitent ouvertement le comportement des concurrents et assurent le bon ordre en permettant aux messages de circuler entre les concur-rents. Chaque mouvement dans le jeu est un message qui renseigne l'adversaire sur l'importance des moyens et sur les intentions de celui qui vient de jouer. Il y a un champ limité de ripostes possibles et la plupart du temps les deux concurrents en connaissent le rayon d'ac-tion. C'est en partie parce que les concurrents comprennent ce qui se passe que le jeu reste ordonné. Les messages de ce genre qui tra-versent l'arène s'appellent des affrontements.

« À l'entrée de Bonar Law, Churchill se lança immédiatement dans une grande tirade oratoire contre le gouvernement. Il parlait comme s'il s'adressait à un grand public et non pas à un petit groupe d'amis et de connaissances politiques. Bonar Law commença à montrer des signes d'ir-ritation. Finalement, lorsque Churchill fit une pause dans son discours, [43] il déclara : « C'est très bien, si c'est là l'opinion des critiques du gou-vernement nous aurons une Election générale. » (Churchill fut réduit au silence et) après coup il déclara que cette proposition de faire une Election générale au milieu de la guerre « était la chose la plus brutalement immo-rale dont il eût jamais entendu parler ». »

Que cela ait été immoral ou non, le fait est que c'était là sans aucun doute une menace terrible. Car une élection générale où Bonar Law et Asquith en auraient appelé au pays contre Carson et les jusqu'aubou-tistes tory n'aurait eu qu'un seul résultat : une victoire écrasante en faveur de la coalition 29.

Un concurrent se mesure à son adversaire en faisant des déclara-tions (avec des mots ou des actions) au sujet des moyens dont il dis-pose (moyens humains et matériels) et de façon à intimider ce dernier. 29 La citation est extraite de [17].

Page 54: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 54

Bonar Law rappela à Churchill que la coalition disposait du soutien populaire. Les Pathans procèdent de même en réunissant tous leurs partisans ou en les faisant parader comme à la guerre 30. Chaque culture possède son propre langage de l'affrontement. Les messages peuvent être subtils et raffinés, prenant la forme du bluff et du contre-bluff. Dans une certaine mesure on retrouve aussi l'affrontement dans les combats, mais dans ce cas la communication est rudimentaire et les messages sont facilement mal interprétés : c'est le cas de l'homme qui n'arrive pas à chasser un chien en agitant sa canne, car le chien, n'ayant jamais été battu, ne comprend pas le message.

Un affrontement peut se transformer en un duel où chacun des ad-versaires reconnaît publiquement le rapport des forces. Parfois on ar-rive à un accord, lorsque les cultures pratiquent des jeux politiques violents, après un combat avec mort d'homme et destruction de biens. Dans d'autres cultures l'épreuve se déroule devant des tribunaux et c'est là que sont détruites fortunes et réputations. Mais une partie (où l'on « abat son jeu ») peut se dérouler sans une trop grande dépense de moyens matériels, ainsi l'élection de Harold Nicolson où il suffisait de compter les voix.

La destruction de personnes, de biens ou de réputations affectera probablement les autres structures sociales de l'environnement de la structure politique parce que leur existence dépend également de ces moyens. C'est pour cette raison qu'une structure politique impose des limites assez étroites au processus [44] de destruction. L'importance des techniques de l'affrontement et du duel est maintenant évidente : elles permettent de résoudre les compétitions sans qu'il y ait destruc-tion des moyens dont dépend la société tout entière, et non seulement la structure politique.

Au sein des structures politiques où dominent les groupes contrac-tuels et où il n'est donc pas trop difficile de changer de camp, un af-frontement peut conduire des partisans à rallier ce qu'il leur semble devenir le camp victorieux. En effet, puisque les contrats politiques de ce genre impliquent habituellement la protection, les partisans seraient insensés de ne pas retirer leur allégeance à un homme dont la force est mise en doute. Les désertions font boule de neige et il y a pour ainsi

30 Voir [12], pp. 119-122.

Page 55: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 55

dire une fuite des capitaux politiques. Ainsi (en triplant ainsi la méta-phore) les jeux sont faits. Ce processus s'appelle la subversion.

Nous analyserons donc (au chapitre VI) la compétition politique au moyen des trois processus de la subversion, de l'affrontement et du duel.

LE CONTRÔLE

Retour à la table des matières

Ceux qui ont une activité politique sont généralement convaincus que celle-ci est très importante. La plupart des cultures accordent de grands honneurs aux hommes politiques, du moins à ceux qui réus-sissent. Réciproquement, ceux qui sont exclus de l'arène politique peuvent être traînés dans la boue et déshonorés. Pourtant l'exclusion de la politique peut être objectivement un signe d'importance : cer-tains rôles sont trop fondamentaux pour qu'on puisse leur permettre d'être souillés et troublés par la compétition politique. Les arbitres se trouvent dans cette situation, ainsi qu'un grand nombre de rôles non politiques. Les codes des classes dominantes et surtout de celles qui élaborent une mystique de la vie militaire excluent souvent les pay-sans de la compétition politique. Les paysans n'ont pas le droit aux honneurs ; mais par ailleurs on ne peut les supprimer. La victoire sur un rival ne s'obtient pas en mettant à sac son royaume mais en le dé-trônant, en y nommant son propre représentant et en continuant à per-cevoir les impôts. Aucune structure politique ne pourrait survivre si elle autorisait la destruction systématique du personnel des « occupa-tions réservées » 31.

[45]C'est sur ce point que les structures politiques sont vulnérables.

Des leaders potentiels qui ne peuvent pas recruter des partisans dans le cadre des règles sont tentés de les tourner et d'engager des per-sonnes déjà disqualifiées. Dans ce cas l'arène se transforme en un 31 J'ai vécu dans une ville américaine où un changement du parti au pouvoir

provoqua un remplacement complet des éboueurs municipaux. Il s'ensuivit que beaucoup de gens éprouvèrent, du moins pendant un temps, le besoin de recourir à des employés privés.

Page 56: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 56

champ de bataille et la compétition en une lutte. C'est ce qui s'est pas-sé, comme nous le verrons, à Bisipara et dans d'autres villages de l'Inde. L'on retrouve exactement les mêmes dangers lors de l'élabora-tion de nouvelles alliances, par exemple lorsque les Intouchables de Bisipara utilisent leurs liens avec le parti du Congrès et leur statut d'enfants chéris du gouvernement pour perturber la structure de la po-litique villageoise 32. C'est probablement aussi la raison pour laquelle le monde de la politique, en 1916, considérait « le maffiotage avec la presse » comme un péché mortel.

Un second ensemble de techniques vise à assurer l'équilibre des équipes. Un homme peut se battre un jour avec son frère, mais devenir son allié contre un cousin pour devenir l'allié de ce cousin contre un cousin plus éloigné et recevoir enfin le soutien de tous ses parents contre des personnes non apparentées 33. Les partis politiques britan-niques rivaux s'unirent pour former une coalition contre les Alle-mands. Cependant ce genre de comportement n'est vrai que de cer-taines sociétés et même dans ce cas on a l'impression que l'analyse se préoccupe plus de ce que les gens devraient faire que de ce qu'ils font en réalité : par exemple, dans la réalité, des frères peuvent faire appel à des étrangers pour s'en faire des alliés lorsqu'ils se combattent entre eux. De même, face à un adversaire extérieur, l'unité n'est pas automa-tique. À l'annonce de la démission d'Asquith, le roi George V consi-gna dans son journal ces sombres réflexions : « J'ai peur que cela ne provoque la panique dans la City et chez les Américains et que cela ne fasse du tort aux Alliés. C'est un grand coup pour moi et je crains que cela ne redonne du courage aux Allemands » 34.

Dans les groupes contractuels les partisans peuvent changer de camp. Mais de telles structures possèdent des garde-fous internes qui empêchent tout le monde de rallier une des équipes et de mettre ainsi fin au jeu. Un homme soutient un leader dans un groupe contractuel parce qu'il s'attend à recevoir des bénéfices [46] matériels pour sa loyauté. Il est rare que l'environnement procure suffisamment de res-sources pour que le leader satisfasse les besoins de chacun. En effet tout l'art de diriger réside dans la capacité d'apprécier la situation sui-

32 Voir les chap. VIII et IX. On trouvera un compte rendu plus complet dans [4].

33 Une bonne explication de l'application de ce principe se trouve dans [39].34 Cité dans [17], p. 335.

Page 57: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 57

vante : à quel moment peut-on frapper sans crainte sur les doigts de celui qui veut se servir afin qu'il en reste suffisamment pour ceux qu'il ne serait pas raisonnable d'exclure ? Si tout le monde ralliait le même camp, il ne serait pas possible de satisfaire tous les besoins. C'est un principe similaire qui fonctionne dans le cas des alliances et il peut être payant pour celui qui maintient l'équilibre de s'allier avec le camp le plus faible 35. Dans ce cas et dans bien d'autres, les structures poli-tiques qui ne se présentent pas sous la forme d'un gouvernement pos-sèdent tout de même un régulateur (au sens mécanique du terme).

Enfin il y a les rôles qui sont exclus partiellement ou totalement de compétitions politiques particulières afin que leurs responsables puissent intervenir comme médiateur ou comme arbitre entre les concurrents. Gela peut se produire de deux manières : au moyen de liens réciproques et au moyen des « autorités ».

Ceux qui sont des adversaires dans une situation peuvent être des alliés dans une autre : ils se retiennent donc de mener une opposition sans réserve et sans arrière-pensée 36. Ceux qui sont des adversaires politiques dans une situation peuvent être des alliés politiques dans une autre : ou ils peuvent être liés entre eux par des relations qui ne sont pas politiques. On raconte que les archers Tallensi, au moment de se tirer dessus comme clans rivaux, criaient à leurs beaux-frères dans le camp adverse de se retirer de la ligne de tir 37. Un grand nombre de romans ont été bâtis autour de ce genre de conflit des devoirs. La Conspiration des poudres fut divulguée parce que l'un des conspira-teurs avait des parents au Parlement et estimait nécessaire de les aver-tir de ne pas s'y présenter le 5 novembre 38. Au sein du Parlement de 1916, Bonar Law était un des membres du gouvernement [47] et Gar-

35 [11].36 Pour une explication de ce principe et de ses diverses applications, se repor-

ter à [56]. Un excellent compte rendu de la mise en œuvre de ce principe dans un conflit réel nous est fourni par [27], pp. 102-121.

37 D'après les notes d'une conférence faite par le Pr FORTES en 1949. La structure sociale de cette tribu de l'Afrique occidentale est exposée dans ses deux monographies [471 et [481.

38 Voir [42], p. 443.La Conspiration des poudres fut un complot organisé par quelques ca-

tholiques anglais dans le dessein de faire sauter le Parlement et le roi Jacques Ier. L'explosion devait être déclenchée le 5 novembre 1605. (N.d.t.)

Page 58: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 58

son en était le critique le plus violent : mais ils appartenaient tous les deux au parti unioniste.

Les autorités sont des rôles ou parfois des techniques mystiques comme les oracles. Par leur intermédiaire des valeurs de modération agissent sur la compétition politique. Les « autorités » idéales pos-sèdent deux caractéristiques : elles sont neutres par rapport aux concurrents et elles peuvent s'en faire obéir. Mais dans un grand nombre de structures elles n'impliquent même pas l'obéissance au ni-veau normatif. Ces « autorités » permettent de sauver la face et de conserver la communication entre les concurrents : elles peuvent ser-vir de médiateurs (c'est-à-dire suggérer des compromis) mais non ar-bitrer réellement (c'est-à-dire imposer un règlement du conflit) 39.

Nous avons élargi l'analogie entre les jeux et la politique, car, s'il existe sans aucun doute des rôles et des institutions dans la politique qui remplissent la fonction d'arbitre (les tribunaux en sont un exemple évident), le plus souvent l'arbitre politique se trouve dans une situation ambiguë. Dans les jeux, l'arbitre n'est pas l'un des joueurs, c'est évident : il ne peut jamais remporter le trophée. Mais dans le domaine de la politique la position d'arbitre est parfois l'un des trophées. L'un des joueurs peut affirmer qu'il est l'arbitre tandis que ses partenaires contestent cette prétention. Les arbitres peuvent être conduits à parti-ciper à la lutte parce que quelqu'un essaie de supprimer le jeu même qu'ils prétendent arbitrer. Mais même à part ces situations révolution-naires, il existe des structures politiques qui fonctionnent sans arbitre et pourtant elles ne dégénèrent pas dans un « chacun pour soi » désor-donné.

39 Se reporter à la description de l'incident p. 79.

Page 59: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 59

CONCLUSION

Retour à la table des matières

Une structure politique est comme un jeu : elle fonctionne au sein de certaines limites établies par des règles reconnues. Celles-ci défi-nissent les trophées, indiquent comment les équipes peuvent se former et être dirigées, distinguent les tactiques légales des tactiques illégales, et désignent parfois un arbitre qui possède l'autorité nécessaire pour faire observer les règles. Analyser une telle structure, c'est tout d'abord dire ce que sont ces règles. Puis il faut compléter l'analyse : il faut dire comment les règles s'appliquent dans les situations particu-lières, comment elles s'adaptent pour faire face à de nouvelles situa-tions ou [48] comment elles n'arrivent pas à s'adapter et donc tombent hors d'usage.

On peut également appliquer une grande partie de cette analyse aux situations révolutionnaires ; aux champs politiques. On peut l'ap-pliquer dans sa totalité au fonctionnement interne d'un groupe révolu-tionnaire. En effet, si un groupe de ce genre veut être efficace, on doit y trouver l'ordre et la coopération ainsi que des méthodes reconnues et relativement ordonnées pour régler les querelles et pour organiser la compétition en vue de la direction. De plus il existe toujours des res-trictions pragmatiques (on pourrait dire des contraintes) dans la lutte entre les révolutionnaires et leurs adversaires. Enfin il est probable qu'il existe, même dans les situations les plus désespérées, certaines restrictions normatives. Vous avez peut-être décidé que les Peaux-Rouges sont extérieurs à votre communauté politique et même déclaré que le seul bon Peau-Rouge est un Peau-Rouge mort. Mais vous croyez peut-être aussi, comme le souligne de façon normative le des-sin humoristique de Fougasse, « qu'il ne faut jamais tirer sur un Sit-ting Bull ». Ce ne serait pas sportif 40.

40 Sitting Bull : taureau assis. Nom d'un célèbre chef indien. Jeu de mots : on ne doit pas tirer sur quelqu'un d'assis, en état d'infériorité. (N.d.t.)

Page 60: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 60

[49]

Les règles du jeu politique.Étude anthropologique.

Chapitre III

LEADERS ET ÉQUIPES

LA POLITIQUE CONÇUECOMME UNE ENTREPRISE :

LEADERS, RESSOURCES

Retour à la table des matières

Il y a des équipes, que ce soit dans la politique ou dans les jeux, qui semblent fonctionner normalement sans leaders. Une des contribu-tions de l'anthropologie à l'étude du politique a été l'examen détaillé et minutieux des structures politiques qui n'ont pas de règles pour la no-mination des leaders 41. Ce qui signifie évidemment qu'il n'existe pas de règles normatives concernant la répartition de l'autorité. Il est évident que la culture en question conçoit comme une valeur fonda-mentale l'égalité de tous les hommes entre eux et la répartition équi-table (et équivalente) du pouvoir politique. Mais nous avons là un usage contradictoire du mot « pouvoir » dont le seul sens est d'indi-quer que les hommes ne sont pas égaux. Cette contradiction est bien mise en lumière dans le fameux jeu de mots d'Orwell : « Certains sont plus égaux que les autres. » Le fait que dans n'importe quelle société, même la plus égalitariste, certains sont effectivement plus égaux que d'autres signifie seulement ceci : l'absence de règles normatives répar-tissant l'autorité ou même l'existence de règles rejetant explicitement

41 Un des premiers exemples et un des plus célèbres est [39].

Page 61: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 61

l'autorité laisse la place à des règles pragmatiques qui permettent à certains hommes de contraindre ou d'influencer les autres (sans pour autant leur donner le droit moral à la direction).

À l'autre bout de l'échelle il y a les cultures qui affirment, comme le système des castes de l'Inde 42 ou toute autre idéologie [50] de l'élite, que tous les hommes ne sont pas égaux et que les quelques « élus » ont le droit moral — et parfois divin — de régner. Entre ces deux ex-trêmes s'étend toute une gamme de sociétés, ou de groupes au sein des sociétés, qui diffèrent entre elles selon la valeur qu'elles attribuent à l'égalité humaine. Mais toute société, ne serait-ce qu'au niveau prag-matique, montre au moins des traces de rôles de direction et j'axerai donc mon analyse de la coopération et de la constitution des équipes en politique autour de la notion de direction. Gela ne nous empêchera pas de comprendre les groupes qui n'ont pratiquement pas de direc-tion, la façon dont ils organisent leur action et les conditions dans les-quelles ils peuvent effectivement agir.

C'est une entreprise que de diriger. Réussir comme leader, c'est rassembler plus de ressources que ses adversaires et les utiliser avec plus d'habileté. Attaquer un adversaire, c'est s'efforcer de détruire ses ressources ou l'empêcher d'y accéder ou d'en faire un usage efficace.

Bien que cela puisse paraître paradoxal, l'opposition entre deux rivaux politiques se retrouve d'une certaine façon entre un leader et ses partisans. Car on peut également envisager cette situation en termes d'accès relatif aux ressources. Un leader ne peut influencer et diriger les actes de ses partisans que dans la mesure où il dépense des ressources. Ce qui se passe entre eux est moins une interaction qu'une transaction 43, et ceci concerne non seulement les groupes mercenaires mais également les groupes dont les membres se considèrent comme combattants d'une « cause ».

Il nous faut souligner très clairement qu'il ne s'agit pas là d'une opi-nion sur les motivations des individus. Nous ne pensons pas que 42 La littérature sur les castes est très vaste et une grande partie de celle-ci est

assez confuse. On peut avoir une idée générale de l'idéologie de caste dans [66], [18] et [32]. Pour comprendre le fonctionnement réel du système de caste consulter les monographies de [76], [3], les recueils d'essais de [104] et [105] et l'essai de [7].

43 Pour une analyse des attitudes à l'égard des leaders dans les sociétés pay-sannes et ailleurs se reporter à [9].

Page 62: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 62

toutes les relations sociales soient motivées par l'idée de récompense et que la morale de la société se réduise aux pratiques d'une place de marché. Personne ne peut nier l'existence de l'altruisme. De même des hommes meurent pour leur famille ou leur patrie, parce qu'il s'agit pour eux d'un impératif moral, qui se passe de toute justification, bien qu'apparemment il ne soit pas dans leur intérêt personnel d'agir ainsi. En effet, une des distinctions analytiques fondamentales mise en lu-mière dans ce chapitre est celle qui existe entre un partisan recruté pour des raisons mercenaires et un partisan qui s'engage pour des rai-sons « morales ».

[51]Cependant il est utile, comme cela deviendra vite évident, de pré-

senter même des relations morales en termes de ressources. Il n'est pas sans intérêt de se demander quand le déploiement de ceux qui suivent un leader qu'ils considèrent comme une manifestation de Dieu im-plique la dépense de ressources chères ou bon marché. On n'est pas très loin de la réalité si l'on imagine un leader placé devant le dilemme suivant : est-il préférable d'intimider un adversaire en faisant un mee-ting de masse avec ses fidèles ou ne serait-il pas plus économique d'engager un assassin et d'éliminer ainsi l'adversaire ? En d'autres termes, une ressource morale n'en est pas moins une ressource et donc sujette à un examen de la comparabilité des coûts.

Mais même au-delà d'un tel raisonnement, on peut dire que le sou-tien de ceux qui agissent par conviction morale est une transaction entre le leader et le partisan, tout comme le soutien de mercenaires avoués. Un devoir accompli impose des obligations au bénéficiaire. Dans le cas d'un mercenaire le paiement est direct. Les « fidèles » (ceux qui suivent pour des raisons morales) font un don à la cause et obligent ainsi le leader non seulement à servir la cause, mais aussi à se comporter comme le modèle de ses idéaux. L'homme politique qui fait de la famille et du foyer un thème normatif se trouve discrédité si on l'attrape en flagrant délit d'adultère.

Enfin — et c'est assez évident — le leader des fidèles doit dans la réalité dépenser certaines ressources afin que la lampe brille toujours intensément et éblouisse ses fidèles. La communication — ou la pro-pagande pour user d'un terme plus brutal — a ses coûts et le mot de Dieu se fait entendre de plus loin si l'on utilise un haut-parleur.

Page 63: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 63

Bref nous allons considérer dans ce chapitre les leaders comme des hommes qui disposent de ressources limitées pour atteindre leurs ob-jectifs et qui doivent choisir entre plusieurs possibilités de manœuvres selon l'estimation de leurs coûts réciproques. Je dois insister encore une fois sur le fait que ce type d'enquête ne nie pas l'existence d'actes d'altruisme ou le fait que les hommes ont des idéaux. Elle nie tout simplement qu'une telle action ne coûte rien. Pour tout résumer d'un mot, il faut nourrir les fidèles, à la fois matériellement et spirituelle-ment. Aucun de ces deux types de nourriture n'est gratuit.

La distinction entre les mercenaires et les fidèles est très impor-tante et je l'examinerai plus en détail dans la partie suivante.

[52]

LES MERCENAIRES ET LES FIDÈLES

Retour à la table des matières

Une maisonnée relativement aisée à Bisipara, le village où j'ai vécu aux Indes, peut nous servir de façon métaphorique pour souligner la différence entre un groupe moral et un groupe fondé sur une transac-tion : c'est ce que nous avons appelé plus haut les équipes morales et les équipes contractuelles. La famille indienne indivise composée d'un homme et de ses fils mariés ou d'un groupe de frères mariés, de leurs épouses et de leurs enfants possède et gère en commun une ferme et partage un seul foyer où l'on fait la cuisine pour tout le groupe. Ce genre de famille est rare à Bisipara. Mais il est assez courant que plu-sieurs frères, leurs femmes et leurs enfants vivent autour d'une cour commune et partagent entre eux un grand nombre de tâches domes-tiques, bien que chaque homme possède sa propre terre, son propre grenier et sa propre cuisine.

Si l'on prend le point de vue de n'importe lequel de ces hommes mariés, la scène domestique est remplie de joueurs placés autour de lui en cercles concentriques : les plus proches ont une relation morale avec lui et les plus éloignés sont rattachés par des liens de nature tran-sactionnelle. Avec sa femme et ses jeunes enfants la relation est, du moins en théorie, fortement morale et presque pas du tout transaction-nelle. On échange des services — ou dans le cas des enfants on les

Page 64: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 64

rend sans esprit de retour — par amour ou par sens du devoir. Evi-demment cela ne veut pas dire que l'aspect contractuel est totalement absent de la relation matrimoniale. Les habitants de Bisipara savent distinguer une bonne et une mauvaise épouse, un bon et un mauvais mari. Cette distinction se mesure en services rendus ou non rendus : au-delà d'un certain état de négligence, le contrat est rompu et le ma-riage peut prendre fin. Il existe aussi des idées précises sur la façon dont doivent se dérouler les échanges avec les fils et les filles, une fois qu'ils ont atteint l'âge d'apprendre. Néanmoins, dans cette relation et, jusqu'à un certain point, dans la relation matrimoniale on retrouve l'idée qu'il y a plus qu'un simple échange de services, qu'il y a aussi un lien mystique. Le divorce d'un conjoint, le refus de reconnaître un en-fant possèdent un air de tragédie qu'on ne trouve pas, par exemple, dans le renvoi définitif d'un homme engagé pour travailler à la journée dans la ferme. Les habitants de Bisipara comprendraient les paroles du Gino de E. M. Forster à propos de son bébé : « Et il est mien,

[53] à tout jamais. Même s'il me hait, il sera toujours à moi » 44.Le lien entre frères est du même genre. Les frères se disputent

parce que la course à l'héritage les rend rivaux. Les villageois ont sur ce sujet un proverbe amer : bhai shatru, « ton frère est ton ennemi ». Mais une telle querelle est une tragédie, car cette relation devrait res-pirer l'amour, et être indépendante de toute rivalité matérielle. On re-trouve des traces de cette solidarité au long de toute la lignée de la parenté, mais elles diminuent petit à petit et à chaque nouveau degré de parenté l'aspect brutal de la transaction prend de l'importance 45. De même les notions d'amour, de devoir, de services rendus parce qu'il est bien de les rendre et mal d'en attendre la réciprocité, survivent dans les rapports avec les travailleurs de la ferme et les tenanciers : on s'adresse à eux avec des termes de parenté et on sait que la relation transcende de loin l'aspect purement économique.

Au-delà de ces cercles il y a les gens avec lesquels on a des tran-sactions. Dans cette relation, une personne sensée regarde d'abord où se trouve le profit. Il en est ainsi avec les hommes que l'on a embau-chés pour travailler à la ferme et qui ont été choisis dans le lot des tra-vailleurs occasionnels, avec les épiciers à qui on achète l'essence, le 44 La citation est extraite de [46], p. 155.45 Ce n'est pas seulement un problème de degré de parenté mais aussi de

proximité géographique et de fréquence des relations ; voir [76], chap. VIII.

Page 65: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 65

sucre ou à qui on emprunte de l'argent, avec les fonctionnaires du gou-vernement qui donnent les ordres, avec les étrangers de tout genre que l'on est amené à rencontrer, etc. Lorsqu'on envisage une relation avec des personnes de ce genre, il faut en calculer le coût : la relation doit être payante. Mais même dans ces cas-là il existe souvent un certain poids moral. Lorsqu'un homme finit par se faire connaître grâce à une relation régulière, il cesse d'être uniquement l'objet d'une transaction, un simple instrument. Il commence à assumer le statut d'un être moral et cela peut même se produire avec des fonctionnaires du gouverne-ment. En effet le camp le plus faible dans la transaction essaiera d'améliorer sa situation en affirmant qu'il s'agit là d'une relation mo-rale et non d'une transaction.

C'est dans le livre de Fredrik Barth, Political Leadership among Swat Pathans (La direction politique chez les Swat Pathans), que l'on trouve l'une des meilleures descriptions de l'utilisation de relations transactionnelles pour construire un groupe de partisans politiques. Cette population vit dans une vallée des montagnes du Pakistan. Ce sont des musulmans mais ils sont [54] divisés en castes, tout comme les Hindous. La citoyenneté à part entière, si l'on peut dire, est un pri-vilège des seuls Pakhtouns, qui forment une caste de propriétaires fon-ciers. Ils sont les seuls à siéger au conseil, qui est le forum de la ma-nœuvre politique. Ils sont les seuls à pouvoir devenir des leaders (Khan). Ils sont les seuls à avoir le droit de lutter pour le pouvoir poli-tique. Les hommes des autres castes participent à la politique mais en tant que dépendants et partisans des Pakhtouns. La seule exception sur ce point provient des gens que Barth appelle les « saints ».

Les Pakhtouns possèdent une morale de l'égalitarisme, du moins en ce qui concerne les autres Pakhtouns. Mais il s'agit moins d'égalité que d'égalité des chances : les hommes peuvent essayer d'obtenir le pouvoir dans la mesure où ils ont de la terre et sont des Pakhtouns. Certains Pakhtouns sont des leaders et d'autres sont des partisans et rien ne semble empêcher les Pakhtouns puissants d'humilier les Pakh-touns faibles. À l'exception de certaines coutumes prescrites dans des situations prescrites : par exemple les formes de l'égalité sont conser-vées dans les discussions du conseil. Partout ailleurs vous pouvez, en tant que Pakhtoun, démontrer votre supériorité sur n'importe quel autre Pakhtoun par tous les moyens, qu'ils soient subtils ou grossiers, aussi longtemps que vous pensez pouvoir vous en tirer.

Page 66: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 66

La lutte se déroule entre les hommes puissants de la caste Pakh-toun. Chaque leader rassemble des partisans autour de lui dans la mai-son des hommes qu'il contrôle. Certains de ces hommes sont ses te-nanciers ou des locataires de maisons construites sur des terrains dont il est propriétaire ; d'autres sont endettés envers lui. Parfois on utilise le mariage pour se lier un partisan. Les rentes foncières, habituelle-ment versées en nature, sont élevées et un grand nombre d'hommes ne peuvent survivre que grâce aux largesses que distribue un Khan aux hommes qui viennent régulièrement dans sa maison des hommes ; ils indiquent par là même qu'ils sont ses partisans.

Cette relation est une transaction. Les membres d'une maison des hommes reçoivent la charité de leur leader sous la forme de festins et probablement d'autres biens matériels. Mais, et c'est ce qui est le plus important, appartenir à une maison des hommes, c'est être en sécurité. Le Khan est votre protecteur. Si un homme essaie de vous prendre votre terre ou vous menace d'une autre façon, c'est votre Khan qui as-surera votre protection. Il doit en effet agir ainsi. Car s'il ne se com-porte pas de cette façon, il perd des points en quelque sorte. Il risque de devenir connu comme un leader qui ne peut pas protéger ses parti-sans, c'est-à-dire comme [55] un leader qui n'en est plus un : son hon-neur est en jeu lorsqu'il vous protège. Le client, de son côté, lorsque le Khan l'appelle, doit se présenter lui-même à la maison des hommes, le fusil à la main : il rend des services en échange de la protection. Un client qui fait défaut pour rendre ce service sera puni. Un leader qui n'arrive pas à assurer la protection perd sa réputation d'honneur et de bravoure. En conséquence de quoi il ne peut plus retenir ses partisans et il n'a donc plus les moyens de faire face à ses rivaux. Et, ce qui est le plus important, il est incapable de défendre sa terre. Le Khan Pakh-toun dont l'honneur et la bravoure sont en doute est comme un ban-quier dont le crédit est douteux. Un homme dans cette situation doit faire face à ce que nous pouvons appeler une fuite des capitaux poli-tiques. Et dans ce cas, comme la vallée Swat est un endroit plutôt violent, la meilleure chose à faire pour le Khan qui a fait banqueroute, c'est de prendre la fuite.

Mais aucune disgrâce ne s'attache à l'homme qui change de camp. On ne pense nullement que c'est déshonorant : c'est en fait ce qu'il y a de plus sensé et de plus logique. Lorsque vous faites la tournée pour vendre votre allégeance à celui auquel on peut acheter la meilleure

Page 67: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 67

protection, on ne désapprouve absolument pas celui qui fait la meilleure affaire. Il est même probable que l'on considère ceux qui sont restés dans le camp perdant pendant qu'ils avaient la possibilité de rallier le camp des vainqueurs comme des incapables politiques. Les affaires sont les affaires.

Les hommes de Bisipara manipulent certaines de leurs relations politiques exactement de la même façon. Je les décrirai brièvement parce qu'elles illustrent parfaitement combien une relation transaction-nelle est proche de celle d'opposition et d'inimitié.

Bisipara est situé dans une région peu évoluée. Que ce fût pendant la domination britannique ou après l'Indépendance, lorsque la région fut confiée à l'administration indienne, le fossé entre les villageois et les administrateurs a toujours été profond. Et il en est encore de même aujourd'hui, alors qu'on développe les institutions de l'administration locale et de la démocratie représentative. C'est un fossé qui conserve des proportions coloniales même après la disparition du régime colo-nial. C'est pourquoi la circulation de l'information entre ceux qui gou-vernent et ceux qui sont gouvernés est très limitée et, telle qu'elle fonctionne, peu efficace. D'une certaine façon ce fossé mesure l'igno-rance des paysans à propos du fonctionnement [56] du gouvernement, des droits auxquels ils peuvent prétendre et des procédures à utiliser pour faire respecter ceux-ci. Ces difficultés pour communiquer se re-trouvent aussi dans le cadre de la démocratie moderne et représenta-tive. En effet les distances sont grandes, les ressources pour assurer la communication sont assez maigres et puis tout simplement il y a peu de paysans qui savent lire et écrire.

Par conséquent, il existe depuis longtemps une catégorie de per-sonnes dont la profession consiste à combler ce fossé entre les pay-sans et l'élite administrative et politique 46. Aux yeux des paysans, ce sont les hommes qui savent où se procurer un permis pour le fusil de chasse, comment se faire faire une vraie piqûre à l'hôpital et non pas une piqûre d'eau distillée, comment faire passer de fin en début de liste son dossier dans une affaire en jugement, ou comment empêcher que ce dossier ne parvienne au tribunal en attendant qu'un des plai-gnants abandonne par désespoir ou manque d'argent. Ces hommes connaissent également toute une série de méthodes pour « régler » une

46 Pour une description plus détaillée se reporter à [6] et [9].

Page 68: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 68

affaire. Mais d'après le point de vue normatif elles sont interdites par les règles de la bureaucratie, et par ailleurs on les considère comme malhonnêtes. En effet, c'est tout simplement de l'argent qui change de mains. Le courtier du village, on peut lui donner ce nom, affirme avec justesse qu'un commis ne voudra jamais risquer de perdre son poste en modifiant par exemple l'ordre des dossiers, à moins qu'on ne le paye pour le faire. La situation est identique même si ce que l'on demande n'entraîne pas un acte illégal. Car, à ce niveau de la bureaucratie, tout le monde travaille selon la règle et comme la règle est très complexe le travail est très lent : il faut donc donner de l'argent pour obtenir un permis auquel tout un chacun a droit. Le courtier aussi veut sa part pour le temps et le mal qu'il a pris, et comme fruit de son expérience ; expérience qui est son gagne-pain et qu'il n'a pu acquérir en un jour.

Dans la région où j'ai vécu, et dans bien d'autres régions des Indes, ces courtiers et ces arrangeurs étaient devenus un des truchements grâce auquel les hommes politiques pouvaient rechercher le soutien des électeurs. Chaque courtier avait un fond d'électeurs potentiels. C'étaient des gens qui lui étaient reconnaissants de bienfaits procurés dans le passé ou qui espéraient utiliser ses services à l'avenir. Vu d'en haut, de l'endroit où se tient l'homme politique, le courtier ressemble à un petit [57] patron avec une frange de clients encore plus petits : c'est un chef avec ses partisans. En effet c'est un homme qui dispose de res-sources politiques et qui est prêt à s'en servir là où il estime le profit le plus élevé.

Mais ces « partisans » considèrent leur « chef » avec un profond dégoût. Ce dégoût, qui a une forte connotation morale, provient du fait que les courtiers — du moins ceux que je connaissais — étaient nés dans le village mais avaient choisi d'être en partie des étrangers : ce sont donc plus ou moins des traîtres ou des renégats. Mais ce n'est pas du tout la même attitude qui prévaut à l'égard des affaires traitées et conclues grâce à cet homme. L'affaire elle-même est débarrassée de toute connotation morale. Les problèmes du bien et du mal, de triche-rie et d'esprit sportif ne se posent pas. Ce qui compte c'est l'efficacité et tous les jugements sont pragmatiques : la mesure du succès est le profit et la relation n'a rien du tout d'altruiste. Les clients sont « recon-naissants » envers le courtier mais ils se trouvent dans la même situa-tion qu'un homme qui se sent lié à un autre et qui veut lui emprunter de l'argent la semaine suivante. S'ils peuvent berner le courtier ou le

Page 69: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 69

fonctionnaire et ne pas en subir les conséquences, alors ils les bernent et en retour ils s'attendent à être bernés. Evidemment ils ne pensent pas que le mot « berner » s'applique à une telle situation : c'est comme si l'on disait d'un homme qui prend une perdrix au piège qu'il a berné celle-ci.

Il est évident maintenant que la relation morale entre un leader et ses fidèles présente un ensemble d'éléments assez différents. D'abord elle ne vise pas à en calculer le prix, même si dans une culture comme la nôtre la morale commerciale dominante conduit ceux qui agissent pour la plus grande gloire de Dieu à assurer que leur récompense vien-dra dans l'au-delà. Dans la véritable relation morale le service est lui-même sa propre récompense. Il en est ainsi des services rendus au nom de l'humanité tout entière, de sa nation, de sa race, de sa classe, de son école, de son université, de la jeunesse, d'un sport ou de n'im-porte quelle autre forme institutionnelle qui vise le bien public. Et ces services peuvent être légitimés d'une manière tout à fait religieuse ou grâce à une idéologie politique laïque. La tâche du leader, dans une telle situation, est de s'identifier lui-même à l'objet mystique, quel qu'il soit, qui attire la foi du peuple. Parfois c'est sa propre personne, comme dans le phénomène d'une direction charismatique qui est l'ob-jet du culte et le symbole de ce qui est valorisé. Mais dans tous les cas l'adoration mystique vise un objet transcendantal : la race, la nation, Dieu, [58] l'humanité, qui situe le leader et ses partisans dans une même subordination.

Dans la mesure où leaders et partisans se retrouvent serviteurs d'une même cause, un sentiment d'identité se développe entre eux. La direction peut être autocratique, la discipline peut être appliquée féro-cement, le leader peut même symboliser sa position avec une ostenta-tion et un gaspillage tout à fait hors de portée de ses partisans, et pour-tant leaders et partisans continuent à s'appeler « camarades » ou « frères ». Si le leader vit de façon dépensière, il faut qu'il fasse aussi étalage d'une générosité dépensière. Dans un tel groupe le langage de l'action commune est le langage de l'amour.

Les services que l'on rend « par amour » sont des services que l'on ne fait pas payer. Mais, comme je l'ai déjà démontré, l'utilisation de ressources de ce genre entraîne aussi des dépenses. En les utilisant le leader accepte des obligations : il doit nourrir les fidèles et, au moyen d'une propagande judicieuse, il doit nourrir la cause elle-même. Néan-

Page 70: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 70

moins il y a des différences entre ce genre de dépenses et celles qu'en-traîne l'utilisation de mercenaires.

La récompense des fidèles est une bonne conscience. Ils font leur devoir et cela est leur récompense. Mais un sentiment de satisfaction, comme un état d'esprit, une nouvelle ou un rhume peut se transmettre sans que le donneur le perde. Le donneur est donc comme Jésus qui put nourrir cinq mille personnes avec seulement cinq pains et deux petits poissons. Le coffre du trésor, si l'on peut dire, se remplit auto-matiquement pendant qu'il se vide.

Indubitablement les groupes politiques se développent de cette fa-çon, et à une vitesse bien supérieure à celle que l'on pourrait prévoir, au vu des ressources dont le leader dispose apparemment. Les croi-sades et les autres guerres saintes, les mouvements militaristes, les partis politiques extrémistes aux idéologies enflammées et la « fièvre » de la guerre se répandent comme des épidémies. Mais peut-on dire que les leaders de tels mouvements, bien qu'ils doivent nourrir les fidèles et accroître leurs ressources afin de maintenir la flamme allumée, reçoivent gratuitement un surplus de pouvoir qui correspond à la dévotion des fidèles ? Les mercenaires veulent leurs frais d'entre-tien et un salaire par-dessus le marché : les fidèles se contentent de leurs frais d'entretien.

C'est évidemment une différence de taille et, toutes choses étant égales par ailleurs, c'est un avantage que possède le leader [59] des fidèles par rapport à l'organisateur d'une armée de mercenaires. Mais à mon avis la différence n'est pas de nature, elle n'est que de degré. On aurait tort de croire que les comparaisons économiques sont valables pour l'étude d'une bande de mercenaires mais qu'elles passent tout à fait à côté de la question lorsqu'on les applique à des groupes moraux. En réalité la différence réside dans le fait suivant : le leader d'un groupe moral a un taux de confiance plus élevé que le leader d'une bande de mercenaires. Poussons la comparaison jusqu'à son terme : si l'on a confiance en vous, vous pouvez emprunter à un taux d'intérêt peu élevé, et avec un remboursement à long terme. Mais un prêt sans garantie implique un taux d'intérêt élevé et un remboursement à court terme.

Ce n'est là qu'un schéma très élémentaire pour classer les relations entre leader et partisans d'après leur connotation fiduciaire. Ce classe-

Page 71: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 71

ment est fondé sur une constatation évidente : à savoir que les idéolo-gies elles-mêmes, qui fournissent le crédit pour les équipes morales, peuvent faire faillite. En d'autres termes, ces idéologies qui font faillite sont des ensembles de règles destinés à réglementer le compor-tement politique mal adaptés à leur environnement. On peut soutenir par exemple que dans l'environnement de la plupart des nations en voie de développement la démocratie parlementaire constitue ce genre d'idéologie qui a fait faillite. La Quatrième République est morte parce que la majorité des Français ne considérait plus la démocratie parlementaire comme une forme adéquate de gouvernement. Ce phé-nomène apparut clairement lorsque la démocratie parlementaire se montra incapable à contrôler la situation en Algérie.

NOYAU ET ENTOURAGE

Retour à la table des matières

Certaines relations de famille sont ambivalentes : elles contiennent à la fois haine et amour. De même les relations politiques entre lea-ders et partisans sont plus complexes que je ne l'ai laissé entendre. Jusqu'à présent nous avons centré notre analyse sur les « types idéaux » mais les relations réelles entre leader et partisans contiennent probablement et un élément moral et un élément transactionnel. On pourrait retracer dans l'histoire de toute organisation une montée et un déclin réciproque de ces deux éléments. Il existe plusieurs études an-thropologiques qui montrent comment sont célébrés les rituels qui symbolisent et renforcent les valeurs religieuses communes, lorsque les hommes commencent à se préoccuper trop exclusivement de [60] leurs intérêts personnels et à se disputer entre eux à propos de la ré-partition des profits matériels 47.

Dans certaines conditions, lorsque les partisans commencent à exa-miner de trop près le bilan de leurs rapports avec le leader, il est de bonne guerre pour ce dernier de ne pas utiliser ses ressources pour récompenser les partisans mécontents. Au contraire il met sur pied un

47 Les exemples qui me viennent à l'esprit sont les grandes fêtes des Tallensi ([47], p. 243), la chasse rituelle des Lele [31] et le « drame social » des Ndembu ([108], chap. X).

Page 72: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 72

rituel de solidarité collective qui, espère-t-il, servira à lui renouveler son crédit à long terme.

On peut établir une distinction identique si l'on prend en considéra-tion, non pas la relation individuelle qui lie un leader à chacun de ses partisans mais la relation qui existe entre le leader et l'équipe tout en-tière. Le modèle que l'on peut élaborer ressemble à celui évoqué plus haut à propos de l'homme de Bisipara. Celui-ci est entouré de cercles concentriques de parents et d'autres personnes : l'élément moral aug-mente au fur et à mesure que l'on se rapproche du centre des cercles et corrélativement l'élément transactionnel diminue. Pour simplifier l'image, un leader peut avoir un premier cercle de personnes dont l'at-tachement est de nature morale et un cercle plus lointain de partisans dont l'attachement est de nature transactionnelle. Les premiers consti-tuent son noyau et les seconds son entourage. Si l'on veut recouvrir ces deux catégories d'un seul terme, on parlera de « supporters ».

L'intérêt du banquier ou de l'homme d'affaires, c'est d'avoir la confiance. De même un leader a intérêt, dans certaines circonstances, à engager le plus possible de supporters dans son noyau. L'une des difficultés auxquelles Mendès France dut faire face entre juin 1954 et février 1955, alors qu'il était Premier Ministre, était de cet ordre. Le soutien populaire dont il bénéficiait dans l'électorat ne se traduisait pas au niveau parlementaire par un soutien suffisant. Un petit noyau (au sens défini plus haut) de gauche dans le parti radical le soutenait dans tous les débats. Mais il lui fallait mobiliser une importante majo-rité sur une base transactionnelle et qui variait selon le problème en discussion : ceux qui le soutenaient sur une question pouvaient très bien s'opposer à lui à propos d'une autre question 48.

Les leaders de faction qui, par définition, n'ont que des partisans et pas de noyau (nous examinerons cette affirmation [61] plus loin) doivent consacrer beaucoup de leur temps et de leur énergie pour conserver la machine en état de marche. Pour reprendre une comparai-son économique il faut renouveler ou renégocier les prêts très souvent. De plus, la mise sur pied d'une équipe transactionnelle de ce genre est un véritable travail d'artisan : il faut fabriquer chaque maillon à la main et souvent selon un modèle différent. Si l'on compare ce groupe

48 Je dois cet exemple, ainsi que les autres références à la politique française d'après-guerre, à Bruce Graham. Voir [112], pp. 45-46 et 127.

Page 73: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 73

à une machine, on peut dire que les sept huitièmes de ses ressources sont consacrés à son entretien et seulement une fraction est destinée à l'activité politique. On ne fait pas d'économies. C'est une des raisons pour laquelle on considère la lutte entre factions comme un gaspillage de ressources sociales.

Le nombre de clients que l'on peut recruter sur une base transac-tionnelle pour participer à une activité politique est limité. Les groupes qui se combattent, les équipes réelles ne peuvent se dévelop-per au-delà de ce seuil qu'en changeant de nature. Soit ils s'identifient à une cause, soit ils se structurent sous la forme d'une organisation bureaucratique avec une mentalité bureaucratique, qui est en soi une espèce d'idéologie. Nous reviendrons plus loin 49 sur le processus au cours duquel le noyau d'une équipe augmente aux dépens de l'entou-rage. Nous allons examiner maintenant les fondements d'un noyau, Nous savons déjà que ce dernier est fondé sur une idéologie, sur un amour du leader soit en tant que personne, soit le plus souvent parce qu'il représente un idéal transcendantal et, en fin de compte, pour em-ployer une métaphore, grâce au crédit à long terme que les supporters accordent au leader.

Le peuple de Bisipara est divisé en castes dont la caste des Guer-riers, soit à peu près un cinquième de la population, est — ou était — dominante. L'agencement que je vais décrire a existé, et devrait encore exister d'après les dires des Guerriers. Mais ceux-ci reconnaissent que les changements politiques et économiques qui se sont produits dans le vaste monde à l'extérieur du village ont presque totalement transfor-mé l'ancienne répartition du pouvoir. Jadis les Guerriers possédaient la principale ressource productive du village : la terre. Les hommes des autres castes recevaient une partie du produit de la terre mais uni-quement parce qu'ils étaient des dépendants des Guerriers. Certains d'entre eux assuraient des services qualifiés et spécifiques : ils étaient prêtres, bergers, coiffeurs, blanchisseurs, nettoyeurs de rue, éboueurs, etc. Chacun de ces spécialistes recevait [62] à la récolte une propor-tion de céréale fixée par la tradition et adaptée aux circonstances de temps à autre par le conseil de village. Et chaque fois que l'on faisait appel à leurs services, on les payait avec de toutes petites parts, tou-jours en nature. Par ailleurs chaque maisonnée guerrière tenait en dé-pendance une ou plusieurs maisonnées de la caste des Intouchables 49 Voir pp. 53-55.

Page 74: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 74

dont les membres étaient des travailleurs agricoles. Chaque jour ils recevaient leur nourriture de la cuisine des Guerriers ; ils recevaient des cadeaux traditionnels de vêtements et à l'époque de la récolte une portion de céréale. Quelques-uns d'entre eux se voyaient attribuer des champs qu'ils cultivaient eux-mêmes dans leur temps libre et parfois avec l'aide du bétail de trait de leur maître. Dans le cadre de cette rela-tion on appelait le maître guerrier raja (roi) et le serviteur praja (su-jet).

Il existait une rivalité politique entre les maisonnées guerrières. De ce point de vue les Guerriers ressemblaient aux Pakhtouns. Ils étaient les seuls à être des citoyens à part entière et donc autorisés à entrer dans la compétition pour l'honneur et le prestige. Actuellement, et pour des raisons décrites ailleurs 50, cette compétition est pratiquement tombée en désuétude : car les Guerriers doivent, de plus en plus, res-serrer leurs rangs devant la révolution qui se déroule dans les castes intouchables. Mais il en reste suffisamment de traces pour que nous puissions comprendre comment les leaders recrutaient leurs suppor-ters en vue de la compétition qu'on appelle doladoli.

Aujourd'hui il existe deux factions de ce genre (dolo). Lorsque je commençai à enquêter sur ce phénomène il me semblait que les deux équipes étaient recrutées grâce aux liens de parenté. Pratiquement tous les Guerriers à Bisipara étaient les descendants d'un ancêtre mâle commun, mais les deux leaders représentaient deux lignées différentes et étaient soutenus, du moins apparemment, par des proches parents et opposés à des parents plus éloignés. Mais une enquête plus approfon-die démontra que ce n'était pas tout à fait le cas. Il existait plusieurs exemples de personnes qui changeaient de camp, et de proches pa-rents (un oncle et ses r aveux) qui se trouvaient dans des factions op-posées. De plus, les méthodes pour symboliser l'alliance étaient indé-pendantes de l'étroitesse des liens de parenté. Dans le cas d'un décès ou d'un mariage et dans certains autres rites attachés à une crise, la tradition veut que les parents participent aux frais. Ces contributions sont déterminées par la tradition [63] et l'on donnait légèrement plus à une maisonnée de sa faction qu'à une maisonnée de la faction adverse. L'importance des dons est évaluée publiquement et l'on tient les comptes à jour. Cette coutume est donc un révélateur des change-ments d'allégeance politique.50 Voir chap. IX et pour un compte rendu plus complet [3].

Page 75: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 75

Ce qu'il faut souligner c'est que l'allégeance politique se combinait à des liens de parenté et à des obligations rituelles. Plus tard, ayant eu entre les mains une ancienne généalogie rédigée bien auparavant, je pus m'apercevoir que des parties des généalogies que j'avais relevées avaient été réécrites pour correspondre aux réalités de la vie politique villageoise actuelle. Ce sont le langage de la fraternité et les obliga-tions rituelles qui donnent une saveur morale à la relation politique. La remise à jour des généalogies avait comme conséquence de donner une respectabilité normative à des réalignements originellement conclus sur une base pragmatique.

Des relations de ce genre qui recouvrent plus d'une activité peuvent être appelées multiples ou intriquées. Cette métaphore fait penser à une corde où plusieurs brins sont liés entre eux et se ren-forcent les uns les autres. Il est donc difficile de séparer un brin et de le couper sans endommager les autres.

La relation d'un maître Guerrier avec son praja Intouchable était également de la même nature. D'un point de vue économique ils sont liés l'un à l'autre en tant qu'employeur et employé. Mais la compéti-tion virtuelle qu'exprime une telle relation est atténuée par le rituel et les obligations politiques. L'aspect moral de cette relation se trouve symbolisé, par exemple, dans l'usage des termes d'adresse : le servi-teur appelle son maître « père » et lui-même se fait appeler « fils ». On attend du praja, comme des partisans du Khan Pakhtoun, qu'il se batte pour son maître et lui s'attend à être protégé par ce dernier. Si le praja veut déposer une plainte au conseil du village, il faut qu'il ait l'accord de son patron Guerrier. Mais, à la différence de ce qui se passe pour le partisan du Khan Pakhtoun, la relation prend un caractère moral grâce à la multiplication des liens qui relient réciproquement un patron et son client. Dans notre folklore l'employé qui épouse la fille du patron fait disparaître de fait l'hostilité et l'insécurité attachées à la relation transactionnelle et la part de confiance augmente. « J'ai entendu dire que les affaires vont si mal qu'on met les gendres à la porte. »

Il est possible maintenant d'expliquer plus clairement la significa-tion sociologique du crédit politique à long terme qu'on trouve chez les fidèles mais non pas chez les mercenaires. La [64] forme élémen-taire de la relation entre un leader et un partisan est une transaction fondée sur des calculs d'intérêt et de bénéfice : dans ce cas le crédit est à court terme et les conditions sont sévères. Mais si cette relation est

Page 76: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 76

complétée ou même remplacée par un lien religieux ou parental ou par les deux à la fois, elle prend un aspect moral, se brise moins facile-ment et implique des conditions de crédit beaucoup plus généreuses. Vous pouvez demander la mise en faillite d'un débiteur qui manque à ses engagements, mais s'il est votre beau-frère et le diacre de votre paroisse, c'est beaucoup plus difficile à faire.

Dans un tel contexte, il ne faut pas prendre les termes de « paren-té » ou de « religion » au pied de la lettre. Ce serait une erreur de pen-ser que les noyaux n'apparaissent que lorsqu'un leader a suffisamment de filles à marier pour tous ses partisans ou lorsque tout le monde a les yeux fixés sur un objectif mystique et transcendantal. On retrouve le même phénomène lorsque les gens utilisent le langage de la parenté, ou lorsqu'ils peuvent parler le langage de l'amour à propos d'un leader ou d'une cause, sans jamais soulever la dérision. Le fonctionnaire qui affirme devoir observer une honnêteté scrupuleuse et ne pas faire de faveurs prend une position essentiellement religieuse. Il rappelle une valeur suprême et absolue, qui n'a pas besoin d'être justifiée, et surtout pas au nom de l'efficacité. Il est dévoué moralement à l'organisation qui l'emploie, aussi longtemps qu'elle met en avant les principes d'honnêteté et de probité auxquels il tient.

Pour résumer : le noyau est formé de ceux qui ont de multiples re-lations avec leur leader. Mais entre celui-ci et un partisan le lien est de nature transactionnelle et n'exprime qu'une seule préoccupation.

LES GROUPES NON SPÉCIALISÉS

Retour à la table des matières

Jusqu'à présent je n'ai analysé que des équipes politiques, des groupes dont les membres coopèrent afin de pouvoir lutter plus effica-cement pour remporter des trophées. On ne voit pas pourquoi un tel groupe, théoriquement du moins, ne serait pas constitué que d'un noyau dont chaque membre serait dévoué moralement envers l'équipe et dont tous les membres seraient liés entre eux par des relations intri-quées. Mais le fait même que ces membres ont des intérêts dans plu-sieurs champs différents d'activité implique que les possibilités de ma-nœuvre politique sont bien plus restreintes que pour les groupes poli-

Page 77: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 77

tiques plus spécialisés. De plus des groupes de ce genre s'adaptent dif-ficilement [65] aux changements qui se déroulent dans leur milieu. Nous avons suggéré au cours de la section précédente que, dans la mesure où un noyau procure de plus grandes facilités de crédit à un leader, ce dernier devient un adversaire bien plus redoutable dans la lutte. Faisons maintenant le raisonnement inverse : dans certaines cir-constances un noyau peut être un boulet aux pieds du leader. Gela si-gnifie, en des termes moins imagés, que des groupes fondés sur un noyau auraient tendance à être moins capables d'une adaptation ration-nelle aux changements du milieu, surtout lorsqu'ils sont en contact avec des structures politiques plus spécialisées 51.

Dans un chapitre précédent j'ai mentionné les clans des Konds, tri-bu qui vit dans les collines de l'Orissa aux Indes, où se trouve égale-ment Bisipara 52. Les membres de ces clans coopèrent dans trois types d'activité. Ils possèdent en commun une étendue de terre et il est de leur devoir de la protéger des intrus. Les fils et les filles des hommes du clan se considèrent entre eux comme frères et sœurs et ils doivent chercher leur conjoint dans les autres clans. Troisièmement enfin, ils coopèrent au sein d'un grand nombre de manifestations rituelles cen-trées sur la Terre (Tana penu) qui assurent, pensent-ils, la fertilité et la prospérité des membres du clan. Ces trois ensembles d'activités sont reliés entre eux conceptuellement. C'est pourquoi se marier avec une sœur clanique ou faire couler le sang d'un membre du clan pollue la terre et exige la participation de tous à des rites destinés à supprimer le danger qui menace la prospérité et la fertilité communes.

Cette relation aux liens multiples fait du clan un groupe moral. En théorie du moins on n'y trouve pas de partisans, car même ceux qui quittent un clan pour en rejoindre un autre, à cause des déséquilibres démographiques que nous avons décrits plus haut, doivent accepter toutes les obligations et bénéficier de tous les droits qu'implique l'ap-partenance à leur nouveau clan. Ils ne peuvent avoir accès à la terre et 51 Le cas extrême d'une telle situation est celui des sociétés que les anthropo-

logues appellent acéphales, c'est-à-dire qui manquent de règles normatives en ce qui concerne la direction. Les groupes politiques n'étaient pas spéciali-sés et leurs structures politiques étaient assez peu capables, sans aide, de s'adapter elles-mêmes à la règle coloniale, Macpherson (voir chap. IX) s'était rendu compte qu'il en était ainsi chez les Konds. Pour l'analyse de l'implantation d'institutions de direction dans une telle société, voir [40].

52 La description complète se trouve dans [4], première partie.

Page 78: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 78

bénéficier de la protection qu'à condition d'observer la règle de l'exo-gamie et de [66] se joindre aux fidèles de la terre. (Il faudrait peut-être dire tout cela au passé car la structure tribale Kond, tout comme la hiérarchie des castes à Bisipara, est en train de s'atrophier.)

Une structure de ce genre, d'après notre démonstration, aurait dû procurer un soutien stable aux leaders politiques. Pourtant ces clans n'avaient pas de leaders. Dans le passé il y avait probablement, comme aujourd'hui, des hommes influents qui exerçaient un pouvoir pragmatique, mais il n'y avait certainement pas de poste de leader de clan à pourvoir. Même les leaders officieux se sentaient tenus par la tradition Kond qui veut que tous les Konds soient frères et par consé-quent égaux. Il y avait des prêtres de clan mais ceux-ci étaient plutôt des techniciens que des leaders. Même aujourd'hui le visiteur est frap-pé par l'esprit effronté et indépendant qui différencie les Konds de leurs voisins Hindous à l'esprit hiérarchique.

L'absence de direction normative dans ce cas va de pair avec un agencement multiple. Les Konds n'avaient pas de leaders politiques spécialisés parce qu'ils n'avaient pas de groupes politiques spécialisés à diriger. Il s'agit là évidemment d'une tautologie. Mais le raisonne-ment n'est plus tautologique si l'on va plus loin en soulignant que les groupes politiques ne s'étaient pas développés parce que les tâches politiques imposées par l'environnement n'étaient pas écrasantes. On peut souligner également que l'environnement ne fournissait pas un surplus suffisant pour entretenir des spécialistes politiques.

Nous ne faisons ici que suggérer la façon dont peut naître la spé-cialisation politique. Nous étudierons maintenant ce problème en ren-versant les données : puisqu'il existe une structure non spécialisée (c'est-à-dire un noyau), quelles limites imposent-elles à un leader ?

La direction, comme je le démontrerai plus loin, consiste entre autres choses à prendre des décisions. Dans les groupes non spéciali-sés ces décisions sont de routine : quand faut-il semer et récolter ? Gomment faut-il aborder le problème d'un couple incestueux ? Gomment doit-on négocier avec un clan adverse lorsque l'on cherche une fiancée pour l'un de ses fils ou un époux pour l'une de ses filles ? etc. Il en découle que le leader qui commande un groupe multiple a peu de contrôle sur le déroulement de la plupart des activités de ce groupe. Et, ce qui est peut-être le plus important, il lui est difficile de

Page 79: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 79

détourner le temps et l'énergie de ses supporters pour les investir dans la manœuvre politique. En d'autres termes, non seulement il lui faut dépenser ses ressources afin de faire toujours briller l'idéologie, [67] mais il peut être amené à admettre que cette idéologie est la valeur suprême et finir par la servir, lui-même, au lieu d'être servi par l'idéo-logie. Un des doyens des hommes politiques d'Oriya que je connais-sais affirmait consacrer six heures chaque jour aux prières et aux mé-ditations. En fait il avait probablement assez de temps pour faire de la politique puisque, selon ses dires, l'évaluation de sa moyenne de tra-vail quotidien dépassait quarante heures. Bref le leader politique dont les supporters forment un noyau peut finir par se rendre compte qu'il doit consacrer beaucoup de ses ressources à des activités périphé-riques par rapport à ses intérêts politiques. La situation est identique à celle d'un chef de mercenaires qui trouve lui aussi, mais pour des rai-sons différentes, que les frais d'entretien coûtent cher.

Mais il y a une deuxième remarque à faire : c'est que les groupes fondés sur un noyau se redéploient difficilement en cas de change-ment de l'environnement, parce qu'un tel réalignement peut nécessiter des adaptations similaires dans les autres domaines d'activités. C'est comme de dire : les riches ne peuvent pas constituer une classe à Bisi-para parce qu'ils sont divisés rituellement entre eux par les castes. Cela ressort également d'une constatation plus générale selon laquelle la plupart des idéologies tendent à limiter l'efficacité politique. Ce phénomène devient encore plus visible lorsqu'on examine les factions qui sont situées exactement à l'autre bout de l'échelle par rapport aux groupes fondés sur des noyaux.

LES FACTIONS 53

Retour à la table des matières

Le mot « faction » est très péjoratif. La lutte de factions est consi-dérée comme socialement destructive. Bien qu'il y ait des gens qui se décrivent eux-mêmes, et sans aucune honte, comme des politiciens (parce qu'ils sont trop modestes pour s'appeler des « hommes

53 On trouvera un examen des diverses acceptations de ce mot en anthropolo-gie sociale dans [89].

Page 80: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 80

d'État »), personne ne se vantera d'être un homme de faction. C'est toujours l'autre camp qui recourt à la lutte de factions.

Bien que la connotation péjorative de ce mot ne soit pas le fruit du hasard, comme nous le verrons ultérieurement, nous devons commen-cer par suggérer une définition neutre et formelle de ce qu'est une fac-tion. Il faut repousser ou éviter de prononcer [68] tout jugement de valeur et ne pas chercher à savoir si les factions sont bonnes ou mau-vaises. De telles appréciations sont inadéquates. Les factions sont « mauvaises » de la même manière que l'adolescence est mauvaise. Tous ceux qui sont concernés doivent s'accommoder de certains in-convénients, comme lorsque le temps est « mauvais ».

Il y a deux caractéristiques concomitantes qui singularisent un groupe politique comme faction. Premièrement les membres ne co-opèrent pas parce qu'ils ont une idéologie commune que leur coopéra-tion servira. Deuxièmement, ils sont recrutés par un leader avec lequel ils ont une relation transactionnelle.

Les membres d'une faction partagent une idéologie dans la mesure où ils seraient tous d'accord avec la variante politique de l'expression : « Les affaires sont les affaires. » Mais cette situation évidemment ne contribue pas à les unir mais au contraire à les opposer entre eux. Le lien de l'unité, si l'on peut employer une telle expression, est le leader, l'homme avec lequel ils ont chacun séparément leur propre transac-tion. Le leader d'un groupe de mercenaires définit le groupe : sans lui il n'y aurait pas de groupe. Les groupes sans leader sont toujours des groupes moraux. Chaque faction a un leader, que ce soit un homme ou une clique (un noyau) de plusieurs hommes qui ont chacun leurs propres partisans.

Une faction est également un groupe spécialisé : sa raison d'être 54 est la compétition politique. En effet, une des connotations péjoratives du terme implique que les gens factieux font de la politique pour l'amour de l'art et non pas pour remporter les trophées en jeu. Mais cela ne veut pas dire qu'ils reconnaissent agir effectivement ainsi dans la pratique. Ils se présentent sous une variété de déguisements norma-tifs. L'une des façons de reconnaître une faction, c'est de remarquer que les mêmes groupes de gens luttent côte à côte dans toute une série d'engagements alors qu'ils affichent une indifférence désinvolte pour

54 En français dans le texte.

Page 81: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 81

la cohérence idéologique des causes qu'ils soutiennent. Dans un vil-lage indien si la faction A soutien le parti du Congrès c'est en soi une raison suffisante pour que la faction B se déclare communiste 55.

Cependant, si l'on examine les conditions au cours desquelles sur-gissent les factions, le processus n'est pas du tout ridicule. Cela res-semble, comme je l'ai dit, à l'adolescence : c'est un rejet [69] des allé-geances du passé et une recherche tâtonnante, à l'aveuglette et — pour quelqu'un d'extérieur — désespérément égoïste de nouvelles res-sources pour réorganiser les relations sociales. Les factions peuvent apparaître lorsque le milieu procure une nouvelle espèce de ressource politique, que les groupes existants n'arrivent pas à exploiter 56. Les lignages, par exemple, sont des équipes peu adaptées aux luttes pour les trophées dans une élection : ils sont trop petits et un regroupement plus large est nécessaire. Les agents électoraux des partis qui viennent dans les villages travaillent chez des gens indifférents à l'attrait des idéologies et des partis. C'est pourquoi les bénéfices de l'allégeance à un parti leur sont expliqués sous leur forme matérielle, parfois par l'in-termédiaire des courtiers que j'ai décrits plus haut. Le message par-vient, çà et là, à des individus dont la foi envers les valeurs mystiques de la fraternité de lignage n'est pas solide. Ces hommes forment un entourage pour l'homme politique ou le courtier, et parfois on peut les persuader d'agir à l'encontre des intérêts de leur propre lignage. Dans ce cas les traditionalistes les flétrissent comme égoïstes et immoraux : ce sont des déviationnistes qui recherchent leur intérêt personnel au détriment du bien commun.

En un sens il y a là un processus évolutionniste. Les acteurs ne sont reliés à aucun groupe pour des raisons mystiques ou sentimentales. Les leaders qui apparaissent comme les plus capables de mettre en valeur les nouvelles ressources payent les plus gros dividendes et at-tirent les partisans les plus qualifiés. Les plus aptes survivent, les plus aptes étant ceux qui se sont le mieux adaptés au nouvel environne-ment. Je pense de même que les périodes de lutte entre factions pré-cèdent la maturité, tout comme l'adolescence. La faction qui réussit le mieux dans une compétition pour le contrôle de nouvelles ressources

55 Voir [87], p. 36, et [88], p. 31.56 [89], pp. 57-58, fait une remarque identique. Se reporter aussi à [54].

Page 82: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 82

développe un noyau. Avec le temps le noyau s'étend au point qu'un nouveau type de groupe, qui n'est plus alors une faction, apparaît 57.

Nous avons suggéré précédemment que toute suite continue de transactions entre les mêmes partenaires tend à faire naître une rela-tion morale. Il s'agit là en effet du dilemme d'une bureaucratie. Les bureaucrates devraient traiter leurs « clients » d'une manière tout à fait impersonnelle, comme des membres du public [70] et non comme des amis et des ennemis. Mais des transactions continues engendrent des amis et des ennemis dans ce public et les bureaucrates deviennent abusivement obligeants ou désobligeants, ce qui laisse libre cours à des formes de népotisme et même à la corruption. Pareillement, il est beaucoup plus facile d'utiliser les critères, impersonnels et généraux, de compétence pour éliminer un étudiant qui a échoué à son examen de première année que s'il échouait à son examen de fin d'études. Car dans ce cas-ci il est connu de ses professeurs. Ceux-ci ont établi une relation morale avec lui et sentent tout le tragique de l'application stricte des conséquences de cet échec.

Il en est de même entre le leader et les partisans qui constituent une faction. Plus ils coexistent ensemble sous forme d'un groupe, plus ils sont susceptibles de rester ensemble. Au début la seule raison de l'al-légeance réside dans le « fromage », mais par la suite le crédit, fait de succès continuels, permettra au leader de subir un ou deux échecs. Lorsqu'on en est arrivé à ce point la faction élabore déjà un noyau et elle a cessé d'être simplement une faction.

Dans des situations comme celle-ci le caractère moral consiste à rester au pas. Aussi longtemps qu'il y a quelques déviationnistes qui font l'expérience des nouvelles manières de conduire le jeu politique, ils ne sont pas au pas et sont toujours considérés comme des dévia-tionnistes. Mais la faction, qui prouve continuellement son efficacité, en assurant la sécurité des hommes ou n'importe quelle autre tâche, va augmenter jusqu'à ce que les gens qui marchent à ce nouveau rythme soient si nombreux qu'on ne peut plus les appeler désormais des dé-viationnistes. La nouvelle « manière », qui au début n'était que la ma-nière la plus efficace, devient maintenant la bonne manière : c'est une technique pragmatique qui a acquis par étapes l'approbation norma-tive.

57 On trouvera l'analyse de la maturation d'une faction dans [64], pp. 16 et 23.

Page 83: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 83

Au moment où elle obtient l'approbation normative, la structure « mercenaire » de la faction a probablement changé sous deux aspects importants. Les factions, comme je l'ai déjà dit, ne se présentent pas ouvertement comme des factions, mais elles essaient diverses sortes de vêtements normatifs. Parfois ces tentatives pour acquérir une iden-tité normative sont sérieuses. Mais parfois elles ne sont pour la faction que des manœuvres cyniques : il s'agit de faire étalage de ses vertus personnelles pour discréditer un adversaire. Que ces identités soient sincères ou non, l'une d'entre elles peut convenir et devenir ainsi le symbole de la nouvelle morale que le groupe vient d'adopter. Ce peut [71] être également un moyen pour augmenter, et par la suite transfor-mer, la base transactionnelle du recrutement.

La seconde possibilité de développement est une conséquence de la taille de la faction et dépend de la nature du milieu de la structure politique. C'est la naissance d'une division du travail au sein de la fac-tion et l'apparition d'une structure bureaucratique et accompagnant celle-ci, d'une éthique professionnelle. La faction à l'état brut, si l'on peut dire, est une structure segmentaire : les liens que possède un lea-der avec ses partisans sont tous indépendants les uns des autres. C'est là un des facteurs qui provoque l'instabilité des factions car la déser-tion met un terme à cette transaction et n'a pas d'autre conséquence. En un sens, chaque participant est le maître de ses propres affaires et se suffit à lui-même. Mais l'instauration d'une division du travail et la répartition de tâches précises entre des personnes différentes de la fac-tion transforment complètement cette situation. La hiérarchie qui se fait jour n'est plus celle d'hommes qui sont des Maîtres Jacques de la politique, capables d'essaimer comme des unités autonomes et de for-mer éventuellement une autre faction. C'est la hiérarchie d'hommes spécialisés dans les finances, ou les affaires juridiques ou dans la pro-pagande idéologique du groupe : ce sont des rouages d'une machine dont la perte peut détruire cette dernière mais ils n'ont pas d'existence possible en dehors d'elle. La faction se transforme donc, d'un agrégat d'éléments identiques et lâchement reliés les uns aux autres, en une espèce d'organisme.

CONCLUSION

Page 84: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 84

Retour à la table des matières

Nous venons de présenter une hypothèse sur l'évolution de la spé-cialisation et de la solidarité dans un groupe politique. Nous avons commencé avec des groupes non spécialisés au sein desquels l'activité politique est un aspect ou un effet des autres types de relations so-ciales. Le type le plus simple de groupe spécialisé en vue de l'activité politique est celui qui ne comporte qu'un entourage et au sein duquel les relations entre leader et partisans sont entièrement transaction-nelles. On se trouve en présence d'un agencement plus complexe lors-qu'un groupe dont l'activité politique est sa raison d'être utilise d'autres types de relation sociale — la religion ou la parenté par exemple — comme moyens de recrutement et de maintenance. La dis-tinction entre ce genre de groupe politique que nous avons appelé mo-ral et le groupe non spécialisé (qui est aussi un groupe moral évidem-ment) [72] est difficile à établir. Je suppose qu'il arrive parfois à de soi-disant groupes politiques de dissiper leur énergie dans d'autres ac-tivités : il s'agit là du moins d'une critique que font les activistes du parti à l'encontre des clubs politiques de travailleurs. Néanmoins les groupes moraux sont certainement moins sujets à fission que les fac-tions. Lorsque le groupe est organisé comme une bureaucratie, on at-teint le niveau le plus élevé de la solidarité. En effet, les membres d'un tel groupe se préoccupent de la continuité et de la cohérence de leur propre organisation (comme les groupes moraux mais à la différence des factions), ils sont spécialisés en vue de l'activité politique (comme les factions mais à la différence des groupes non spécialisés) et dis-posent de ressources pour assurer leur propre perpétuation (à la diffé-rence des factions qui ont des difficultés lorsque leur leader disparaît).

En conclusion, il nous faut faire trois constatations qui montrent l'état d'ébauche de nos analyses. Nous raisonnons encore en termes de types idéaux. Les groupes politiques réels sont probablement un mé-lange de tous les genres dont nous avons parlé jusqu'à présent (noyaux, entourages et bureaucraties) mais selon des « dosages » di-vers. Deuxièmement, et cela découle de ce qui vient d'être dit, ce se-rait une erreur de penser que les groupes politiques évoluent nécessai-rement des formes les plus simples aux formes les plus complexes. Le développement peut se produire dans n'importe quel sens. Les bureau-craties peuvent être diluées par l'introduction d'un autre type de « mo-rale ». Elles peuvent perdre la pureté de leur spécialisation et devenir

Page 85: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 85

particularistes comme cela s'est produit d'une certaine façon dans les anciens territoires coloniaux. Les groupes moraux peuvent perdre leur ferveur et se conformer aux lois de l'arène transactionnelle ou à une morale moins fervente. De Gaulle fonda son R.P.F. (Rassemblement du Peuple Français) en avril 1947. C'était un mouvement auquel les gens pouvaient s'affilier sans quitter leur parti, une organisation trans-cendant les autres et qui devint bientôt un centre de ralliement pour ceux qui s'opposaient à la Quatrième République. Le R.P.F. était un « rassemblement », dont les thèmes normatifs fondamentaux étaient la réforme constitutionnelle en vue d'un système présidentiel et le chan-gement ou l'abolition du système des partis. Aux élections munici-pales d'octobre 1947 et aux élections de juin 1951, le R.P.F. obtint un certain succès, mais dès 1952 ses députés étaient en train de s'adapter aux règles des manœuvres des partis en vigueur sous la Quatrième République. Les voix de [73] certains d'entre eux permirent l'investi-ture comme Premier Ministre du conservateur Pinay en mars 1952 et du radical Mayer en janvier 1953. Certains d'entre eux devinrent des ministres du gouvernement Laniel (conservateur) de juillet 1953 et plus tard des gouvernements Mendès France et Faure qui étaient des radicaux (en juin 1954 et en février 1955). À ce moment-là ils s'appe-laient Républicains sociaux, appellation qu'ils avaient adoptée en 1953. De Gaulle, s'apercevant que son mouvement avait été domesti-qué en sous-main par la Quatrième République, s'en sépara en mai 1953.

Troisièmement, l'introduction d'une nouvelle ressource politique, quelle qu'elle soit, a de grandes chances de provoquer une période de lutte factionnelle. Cette période peut durer suffisamment longtemps pour qu'on soit tenté de dire de certains groupes politiques comme de certaines personnes qu'ils n'arrivent pas à sortir de l'adolescence.

Les différentes structures esquissées dans ce chapitre — les struc-tures non spécialisées, transactionnelles, morales et bureaucratiques — sont toutes des ensembles de règles destinés à réglementer la com-pétition pour les trophées politiques au sein des groupes politiques. Ce sont évidemment des types idéaux. On ne doit pas analyser les struc-tures concrètes en se demandant à quel type elles correspondent mais en se demandant plutôt quelles sont les proportions des différents types qu'on y trouve. Mais chaque structure, quel que soit son « mé-lange », est engagée dans un processus d'adaptation continuelle avec

Page 86: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 86

son milieu. Si nous voulons comprendre pourquoi on trouve tel « mé-lange » plutôt que tel autre, il faut chercher la réponse dans le milieu. Un exemple général de ce processus nous est procuré par l'hypothèse suivante : les factions apparaissent lorsque de nouveaux types de res-sources politiques deviennent disponibles au sein de l'environnement. Un exemple plus précis nous est donné par les difficultés de l'après-guerre en France. Il fallait agir résolument sur plusieurs fronts à la fois mais Y immobilisme résultant de la structure de la Quatrième Répu-blique empêchait d'agir et la règle parlementaire céda le pas à la règle présidentielle. Avant d'approfondir ces problèmes, nous devons prendre en considération d'autres éléments de la structure politique. Dans le chapitre suivant nous allons continuer à examiner les tâches que le leader d'un groupe politique doit remplir au sein de son groupe. Les chapitres ultérieurs analyseront ses activités de compétition à l'ex-térieur du groupe.

Page 87: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 87

[74]

Les règles du jeu politique.Étude anthropologique.

Chapitre IV

LES TÂCHES DU LEADER

INCERTITUDE ET DECISIONS

Retour à la table des matières

Si chacun possède suffisamment de terre pour produire la nourri-ture nécessaire à sa famille, si les pluies tombent lorsqu'on les attend, s'il n'y a pas d'ennemis qui rôdent à l'entour, s'il existe des méthodes éprouvées, reconnues et efficaces pour s'occuper des trouble-fête de la communauté, si tout le monde est en bonne santé, alors il n'y aura pas trop de travail pour le leader. Mais même dans le cas contraire, s'il n'y a pas assez de terres, si les ennemis attaquent, si les pluies ne tombent pas et qu'il y ait des maladies, la direction n'aura pas grand-chose à faire, dans la mesure où toutes ces crises se sont déjà produites et qu'elles ont pu être surmontées. En d'autres termes le besoin d'une di-rection se fait tout particulièrement sentir dans les conditions d'incerti-tude et lorsqu'il faut prendre des décisions qui sont également des in-novations.

L'incertitude désigne les situations au cours desquelles les gens ne peuvent pas trouver une règle pour guider leurs réactions. Il ne leur est pas facile d'identifier leur situation actuelle à une situation identique dans le passé et de s'en servir comme précédent pour élaborer un plan d'action. Parfois cette incertitude subsiste non pas à cause de l'absence d'un précédent mais parce qu'il y en a trop. Chacun de ces précédents semble conseiller une différente ligne d'action et ils semblent tous,

Page 88: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 88

jusqu'à un certain point, correspondre à la situation actuelle. Par défi-nition les règles sont générales alors que les situations sont spéci-fiques. Lorsqu'il y a plusieurs décisions possibles, chacune peut avoir ses propres partisans et ce qui commence en débat peut se terminer en querelle, en compétition et même en combat.

La Quatrième République française affronta une crise de ce genre lors du déclenchement de l'insurrection algérienne en novembre 1954. Il y avait trois lignes d'action possibles : la [75] guerre totale ; un rè-glement politique avec le F.L.N. ; ou le développement de l'Algérie grâce à des réformes sociales, politiques et économiques qui mine-raient le soutien populaire à l'insurrection. Mais c'était une époque d'instabilité, de changement de cabinets, d'immobilisme. Le cabinet Mendès France, qui était au pouvoir lorsque la guerre commença, au-rait pu adopter n'importe laquelle de ces trois possibilités, avec une chance raisonnable de réussite. Mais les cabinets suivants étaient de moins en moins capables de garder le contrôle de la situation algé-rienne. Le cabinet Mollet (janvier 1956-mai 1957) marqua le début de la période où les autorités civiles d'Algérie refusaient ouvertement d'appliquer les décisions de Paris. En même temps l'armée, mécon-tente de la façon dont on dirigeait la guerre, commença à formuler non seulement les moyens mais également les fins de la politique à appli-quer en Algérie. Dès le milieu de 1958, de Gaulle pouvait intervenir en arbitre, prendre la décision pour la France et terminer, après de longues manœuvres, la guerre en 1962. Dès 1958, il avait également remporté la lutte visant à remplacer le gouvernement parlementaire par la règle présidentielle.

Même s'il n'existe pas de partisans, il est peut-être tout de même nécessaire de choisir une ligne d'action et de rejeter les autres afin d'éviter un désastre. Bref le travail réel d'une équipe politique im-plique l'existence de méthodes pour prendre des décisions au sein du groupe, qu'elles soient de nature judiciaire ou administrative. C'est là l'un des devoirs qui composent le rôle d'un leader. Ce fut, nous l'avons dit, l'échec d'Asquith comme président du Comité de guerre.

Les autres devoirs d'un leader sont de deux ordres essentiellement. Les uns concernent le recrutement et le maintien de son groupe, tâche que nous avons analysée en détail au cours du chapitre précédent. Cela consiste surtout à se lier les partisans au moyen de deux types de ressources, matérielles et morales, c'est-à-dire grâce à des récom-

Page 89: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 89

penses et grâce à la diffusion d'une idéologie. On peut considérer ces deux ressources comme le solde créditeur du leader envers ses parti-sans. Ce solde créditeur est également affecté par la réussite ou l'échec du leader dans ses tâches judiciaires et administratives au sein du groupe. Une exécution habile de ces tâches augmente le crédit du lea-der. Mais on pare les fautes et les échecs par la corruption ou par une intensification de la propagande.

L'autre domaine des tâches du leader est constitué par le monde extérieur à l'équipe, c'est-à-dire essentiellement par [76] l'arène où l'équipe participe à la compétition. Le besoin de prendre des décisions et d'agir, de déployer et de redéployer des ressources est suscité par les actions des autres concurrents dans l'arène. En effet, l'une des ca-ractéristiques fondamentales de la compétition politique se situe là : les actions d'une équipe visent à produire des incertitudes et des luttes au sein des équipes adverses. Garson sonda le fond des différends idéologiques au sein de la coalition d'Asquith 58.

Ce chapitre est consacré à l'activité judiciaire et à la prise de déci-sions administratives par les leaders au sein de leurs propres équipes. Il va plus loin que la structure des règles politiques formelles et on y examine comment ces règles sont appliquées. Ces règles politiques formelles sont bien sûr normatives : ce sont les manières reconnues publiquement comme justes et adéquates pour réagir dans des situa-tions spécifiques. Lorsque nous cherchons le dessous de ces règles et que nous nous demandons comment on les applique dans la réalité, nous trouvons des règles pragmatiques. Celles-ci font partie, au même titre que les règles normatives, du schéma intellectuel que l'acteur éla-bore à propos de sa situation personnelle. Ces règles lui indiquent, non pas la bonne ou la mauvaise chose à faire, mais ce qui lui rapportera le plus en tant que leader d'une équipe.

58 Au cours du débat sur la Nigeria : voir pp. 119-121.

Page 90: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 90

LES TÂCHES JUDICIAIRES

Retour à la table des matières

Une des qualités essentielles pour pouvoir diriger une bande de mercenaires, c'est de décider jusqu'où on peut les abuser. Le leader astucieux, lorsqu'il conduit la transaction initiale grâce à laquelle on engage un mercenaire, souligne que ce salaire n'est qu'un symbole de ce que ce dernier peut toucher à l'avenir. En effet, l'opposition qui est inhérente à une relation de ce genre, et dont j'ai déjà indiqué l'exis-tence, se développe parce que chaque partenaire essaie de transformer l'autre en créancier. Chacun souhaite que l'autre lui procure des ser-vices en échange d'un paiement futur. Les domestiques que nous em-ployions aux Indes se débrouillaient en général de telle façon qu'ils avaient toujours une avance sur leur salaire. Mais les serviteurs em-ployés par des villageois, qui étaient plus astucieux que nous-mêmes, recevaient leur salaire en retard.

De temps à autre le leader d'un groupe transactionnel doit s'acquit-ter de quelques-unes de ses dettes politiques envers ses [77] partisans. S'il leur a promis un trop bel avenir, alors ceux qui sont déçus peuvent décider d'arrêter les frais et de chercher un autre leader. Mais, avant d'en arriver là, les partisans sont susceptibles de prévoir qu'une distri-bution de butin leur est due. Ils font pression sur le leader pour qu'il leur donne la part qu'il leur doit, même si cela implique que certains partisans ne recevront pas assez. En d'autres termes, il se développe au sein d'une équipe une compétition entre les partisans à propos de l'augmentation de leur part lors de la distribution d'un maigre butin et le leader est alors obligé d'adopter un rôle judiciaire.

Le cabinet de l'État d'Orissa, tenu par le parti du Congrès, trouva en 1959 cet aspect de la direction particulièrement difficile à assumer. La construction de la nouvelle usine sidérurgique de Rourkhella prit du retard parce que ceux qui furent obligés de se reloger ailleurs à cause de l'usine étaient représentés à l'Assemblée par un petit parti (Jharkhand) dont les six membres permettaient le maintien du cabinet du parti du Congrès. De même, lorsqu'on annonça qu'une nouvelle université médicale serait située dans un district des collines, deux membres d'un district côtier, qui avait également réclamé l'université, déclarèrent qu'ils refuseraient la discipline de vote (en fait la coalition

Page 91: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 91

les gagna de vitesse et le parti du Congrès put leur refuser la liberté de vote et les exclure) 59.

Les leaders de groupes moraux peuvent se retrouver dans des diffi-cultés identiques. Leurs subordonnés peuvent lutter entre eux pour la préséance. Ils peuvent s'accuser entre eux, ou leur leader, de trahison ou de faiblesses idéologiques. Ils peuvent également débattre, à partir d'une base relativement rationnelle, de la meilleure ligne de conduite à prendre dans une situation précise.

De tels schismes n'ont rien d'exceptionnel. Au moment où j'écris, Harold Wilson a des difficultés épisodiques avec l'aile gauche de son parti parce que celle-ci considère que Wilson a trahi son parti sur des problèmes tels que le Vietnam. En Orissa et aux Indes en général un certain nombre de vieux membres du parti du Congrès quittèrent le parti dans les années qui suivirent [78] l'Indépendance parce qu'ils pensaient que celui-ci avait perdu ses idéaux socialistes et qu'il était devenu, malgré les efforts de Nehru, un parti de clientèle et de tran-sactions. Personne ne put préserver l'unité du parti communiste indien lorsque s'envenima le différend sino-soviétique et que la Chine atta-qua l'Inde. Depuis 1964, l'Inde a deux partis communistes : un « so-viétique » et un « chinois », « un droitier » et un « gauchiste ».

Autrement dit, chaque type d'équipe, qu'elle soit morale ou contractuelle, peut se transformer lui-même en une arène, exigeant ainsi du leader du groupe qu'il devienne un arbitre. Nous allons exa-miner maintenant quelles sont les formes que peut prendre le rôle d'ar-bitre. Les autres règles du comportement au sein d'une arène forment la matière d'un chapitre ultérieur. Le leader a intérêt, dans la plupart de ces situations (mais non pas toutes), à régler les querelles le plus rapidement possible : car ces querelles consomment des ressources que le leader pourrait utiliser autrement dans la compétition avec les autres équipes. Dans ce chapitre nous prendrons le point de vue de

59 Ces exemples démontrent également que le sens de « transactionnel » ne correspond pas simplement à celui d’« intérêt personnel ». Dans les deux cas on cherchait à procurer des bénéfices à ses mandants et les deux cas pou-vaient se justifier en termes fortement normatifs. Néanmoins, dans de telles situations les membres de l'Assemblée considéraient leur relation avec le gouvernement d'Orissa comme de nature évidemment transactionnelle (dans un cas appartenance au parti du Congrès et dans l'autre une alliance parle-mentaire). Pour plus de détails se reporter à [6], pp. 6-7.

Page 92: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 92

l'arbitre et non pas des concurrents. Nous analyserons les variations du coût des différents rôles judiciaires à la disposition du leader.

Il y a deux types de coûts. À court terme la ligne d'action la moins coûteuse consiste à rester tranquille et à espérer que l'affaire se réglera d'elle-même. Mais à long terme l'absence de décision peut s'avérer très coûteuse. Les proverbes comme « Etouffer l'affaire dans l'œuf » ou « Un tiens vaut mieux que deux tu l'auras » font partie d'une certaine sagesse domestique de notre univers politique. On y conclut, non sans raison, que les gens recherchent la compétition politique pour rempor-ter une victoire et non pas pour mener une vie tranquille. Un arbitre fait sans aucun doute des calculs de ce genre pour apprécier la situa-tion. Mais dans ce chapitre nous nous intéressons plutôt aux divers coûts des démarches judiciaires réelles et non pas au problème plus vaste qui consiste à savoir quand il faut laisser traîner les choses ou quand il faut prendre une décision rapide.

Le rôle le moins cher que peut adopter un leader est celui de mé-diateur. Il se propose d'écouter les deux versions de la question, puis d'offrir un compromis acceptable. Mais son engagement se réduit à cela : il donne son opinion et les deux adversaires peuvent l'accepter ou non, comme ils l'entendent. Mais en tant que médiateur il n'ap-plique pas sa décision. Les deux adversaires doivent l'accepter, comme on dit, de leur propre gré. D'un autre point de vue la démarche ne coûte rien au médiateur. En effet, il n'a pas à engager des res-sources pour appliquer [79] la décision et pour l'imposer au perdant ou aux deux parties, si aucune d'entre elles n'est satisfaite.

Dans quelles conditions un leader est-il susceptible d'agir en tant que médiateur ? Premièrement, puisque la médiation n'est effective que si les deux parties acceptent le compromis, il y a un risque qu'elles ne l'acceptent pas et que la querelle ne soit pas réglée. C'est pourquoi le leader est susceptible d'établir une médiation s'il estime que les coûts à long terme d'une continuation de la querelle ne seront pas très importants ; s'il considère qu'il s'agit là d'une affaire futile. Deuxièmement, il y aura médiation et une médiation réussie lorsque le leader sent que les deux adversaires, qui ne sont pas sûrs de l'empor-ter, cherchent à établir un compromis pour pouvoir se retirer sans perdre la face. C'est dans une telle situation que le leader astucieux améliorera sa propre position : il prétendra que ce qui en réalité est une médiation est une décision personnelle prise de son propre chef.

Page 93: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 93

La troisième situation, ainsi que cette dernière remarque, font pen-ser que dans certains cas la médiation est une abdication du pouvoir de direction. Il est évidemment préférable de dire que vous servez de médiateur, si vous savez qu'en réalité il vous est impossible de faire entériner votre décision par un des adversaires récalcitrants. Mais af-firmer qu'un leader se trouve dans une telle situation, c'est affirmer que son crédit politique est faible. Ce qui n'est pas le cas évidemment si le leader a jugé la querelle trop futile pour justifier la dépense de ressources comme dans l'autre genre de règlement d'une querelle qu'est l'arbitrage.

Une bonne illustration (déjà évoquée brièvement) de la différence entre médiation et arbitrage nous est fournie par Barth avec son his-toire du « saint » pathan qui s'était mis à siffler. Les « saints », comme le suggère le terme anglais, sont des hommes qui occupent une posi-tion religieuse très spéciale. Ce sont des hommes de paix : leurs mai-sons sont des sanctuaires, et leur personne est inviolable. Leur façon de se comporter est douce et persuasive au contraire du Khan qui doit être rude et autoritaire. Un homme de ce genre donc, coiffé d'un tur-ban blanc, insigne de sa sainteté, était en train d'établir une médiation entre deux bandes rivales recrutées chacune par un Khan. L'un des camps était désarmé mais l'autre camp, contrairement à sa promesse, était armé et prêt à combattre. Le « saint » proposa son compromis mais le Khan belliqueux, qui pensait qu'on devait en découdre pour régler l'affaire, car il se sentait sûr de l'emporter, se prépara à écarter le « saint » et à ouvrir le [80] feu. Sur ce le « saint » enleva son turban blanc (se désacralisant ainsi par ce geste), mit ses doigts dans sa bouche et siffla. Des buissons environnants sortirent les propres hommes du « saint », qui attendaient en embuscade. Le Khan récalci-trant fut alors obligé d'accepter la décision du « saint » et ce qui avait commencé en médiation se termina en arbitrage 60.

Pour un leader l'arbitrage est une démarche à la fois plus sérieuse et plus coûteuse que la médiation. Il arbitrera lorsqu'il jugera qu'une querelle laissée sans solution entraînera à long terme des coûts très élevés. Le fait même d'annoncer que le leader va recourir à l'arbitrage, plutôt qu'à la médiation, hypothèque des ressources qui doivent être disponibles, si cela s'avère nécessaire, pour l'application de la déci-sion. Mais cela ne veut pas dire que le leader est toujours réticent de 60 Voir [12], p. 99.

Page 94: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 94

recourir à l'arbitrage ou qu'il n'agit ainsi que dans la crainte qu'une dispute continuelle ne fasse éclater son équipe. Le leader peut estimer par ailleurs que le moment est venu de faire une démonstration de son pouvoir, et de montrer qu'il possède des ressources pour imposer sa volonté. Autrement dit, une décision prise par arbitrage ne se réduit pas à une technique de maintien de l'ordre : c'est aussi une manière de diffuser des messages sur le bon état du crédit politique du leader.

Les États-Unis, par exemple, ont effectivement arbitré et provoqué la cessation des hostilités lors de la campagne de Suez en 1956 : ils ont ainsi renforcé leur prétention au leadership mondial. De même à partir de 1958 de Gaulle put exercer son arbitrage entre les extré-mistes français et les nationalistes algériens avec des moyens qu'aucun leader français des quatre années précédentes n'avait été capable d'em-ployer. Cela mit en lumière le poids de son crédit politique et le ren-força de ce fait même. Prenons un exemple opposé : la longue liste des arbitrages manques, l'incapacité d'arbitrer discréditent les préten-tions des Nations Unies à assumer une position de leadership mon-dial.

Les coûts réels de l'application d'une décision ne sont pas tous du même genre. La dépense la plus évidente consiste à se procurer les gens qui feront les agents de police et qui forceront les adversaires à observer la décision. C'est là que réside la faiblesse des Nations Unies. Mais, au-delà de ce cas extrême tout à fait matériel, il existe plusieurs formes de pression morale qui de fait sont des décisions arbitrées et imposées bien qu'on ait parfois l'impression que l'adversaire rétif a obéi librement et [81] de son propre gré. Les confessions dans les pro-cès instruits par les Tribunaux du Peuple, dans les pays communistes, étaient des décisions arbitrées de ce type. Il est évident que des merce-naires ne se comporteraient pas de cette façon. Mais les membres d'un groupe moral peuvent agir ainsi. Il ne faut pas croire qu'une telle pro-cédure ne coûte rien, même si ce n'est pas le même genre de dépense que le recrutement d'un personnel d'exécution. D'abord il (faut utiliser du personnel — c'est-à-dire il faut que quelqu'un y consacre son temps — pour laver le cerveau des adversaires (c'est à quoi se résume en fait cette démarche). Deuxièmement l'arbitre qui procède ainsi met l'idéo-logie en jeu, de même que tout leader met son crédit en jeu dans le cas d'un règlement par arbitrage. C'est un pari à plusieurs degrés de proba-bilités : une victoire renforce ou justifie l'idéologie ou la réputation du

Page 95: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 95

leader mais un échec lors de l'application de la décision peut les ternir toutes deux.

Dans certains types d'équipes morales les leaders évitent ce danger de l'engagement personnel en remettant la décision à Dieu. Ce phéno-mène prend bien des formes différentes. Par exemple le leader an-nonce qu'il a prié pour demander conseil, ou qu'il a eu une vision. Dans ce cas c'est la colère de Dieu et non celle du leader que risque le contradicteur. On peut arriver au même résultat en utilisant des moyens techniques pour scruter la volonté divine : ordalies pour les gens en litige, oracles, tirages au sort, etc.

Ces techniques ont l'avantage de rendre inopérantes les plaintes éventuelles contre le leader et même contre n'importe qui. Car la source de l'infortune du camp désappointé se trouve hors de son at-teinte, au-delà du monde des humains. Une institution séculaire sem-blable est « l'adjudant » : une partie de son travail consiste à endosser la responsabilité des erreurs ou des mesures impopulaires et à préser-ver ainsi le mythe de la sagesse infaillible et de la bonté du leader. Ces techniques attirent notre attention sur un phénomène que les leaders heureux connaissent bien : leur tâche judiciaire ne consiste pas à s'as-surer, avant tout, que justice soit faite. Il s'agit de contrôler les désac-cords au sein de leur groupe et de s'assurer que leurs supporters co-opèrent entre eux lorsque c'est nécessaire. La médiation ne coûte pas cher et ce pour une raison : si la médiation réussit, les deux parties tombent d'accord et sont prêtes, du moins en théorie, à coopérer à l'avenir. L'arbitrage, dans la mesure où les deux parties sont invitées à exposer leur cas, présente un aspect similaire. Mais on risque à la fin de voir l'un des plaideurs désappointé : [82] s'il sent qu'on l'oblige à appliquer la décision, il peut reprendre le crédit politique qu'il accor-dait au leader et, s'il le peut, il quitte le groupe.

Nous avons exposé une version simplifiée des raisons qui poussent un leader à l'arbitrage et des coûts et risques relatifs des différentes formes d'action judiciaire. Le but du leader est de conserver à la fois la force de son groupe et la stabilité de sa propre position et ce avec le moins de frais possible. Bien sûr, nous schématisons car ces objectifs sont parfois contradictoires. On trouvera des leaders qui suscitent des dissensions chez leurs partisans et qui présentent les choses de telle façon qu'un partisan mécontent quittera l'équipe dégoûté. Ce type de comportement montre que le leader n'essaie pas tellement de mainte-

Page 96: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 96

nir le groupe en entier mais plutôt qu'il essaie de maintenir sa propre position de leader au risque de perdre quelques-uns de ses partisans. Nous étudierons ces types d'activités dans le contexte d'une arène dans un prochain chapitre.

LES DÉCISIONS

Retour à la table des matières

Les hommes de Bisipara avaient l'habitude d'aller chasser aux mois d'octobre et de novembre : le travail dans les champs se relâchait un peu avant la récolte de décembre ; et, à la suite de petites pluies, la terre devenait meuble et il était possible de relever et de suivre les traces. Les villageois attendaient qu'on leur signale un raid de san-gliers ou de cerfs dans des champs alentour et puis ils suivaient les traces jusqu'à la portion de jungle où, pensait-on, se cachaient les bêtes. Le chef de village dirigeait le groupe. Dès qu'il avait repéré la zone où pouvaient se trouver les animaux, il plaçait les quatre fusils en embuscade. Puis il envoyait les vingt ou trente rabatteurs faire un grand cercle pour rabattre les animaux vers l'endroit où attendaient les fusils. Les rabatteurs frappaient avec leurs grandes haches sur des troncs d'arbres, poussaient des cris saccadés et intermittents ; parfois ils débusquaient un animal et offraient aux tireurs la possibilité de ti-rer un coup. Puis les rabatteurs se mettaient à crier de façon plus régu-lière, pour qu'on ne les prenne pas pour un animal traversant la végé-tation épaisse et ils rejoignaient les tireurs. Tout le monde se rassem-blait dans une clairière pour fumer, bavarder et se reposer. Plus tard on repartait vers un autre terrain.

Au cours d'une journée de chasse il fallait appliquer trois genres de décisions. Le chef de village discutait avec les autres [83] hommes d'expérience sur la direction que l'animal avait pu prendre et vers quel terrain il convenait de se diriger par la suite. Puis il annonçait où l'on irait ensuite et, une fois la décision prise, la discussion cédait la place à un bavardage désœuvré jusqu'au moment de repartir. Le déplace-ment d'un lieu de repos vers le lieu d'une nouvelle battue semblait être spontané. Quelqu'un se levait, s'étirait et disait « Allons-y ». Quelque temps après un autre faisait de même. À la fin, presque toutes les per-

Page 97: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 97

sonnes du groupe étaient debout, en train d'éteindre leurs cigarettes de feuilles et de dire, ne s'adressant à personne en particulier, « Allons-y, allons-y ». Puis tout le monde se mettait en route, en file indienne à travers les arbres, personne ne menant vraiment le groupe. Chacun connaissait le chemin. Le troisième type de décision était assez diffé-rent : c'était la réponse à un cas d'urgence. Parfois les rabatteurs le-vaient un léopard ou un ours qui s'enfuyaient en passant entre les ra-batteurs et les tireurs. D'emblée les opérations changeaient de carac-tère ; de sportives, elles devenaient militaires. Le chef de village pre-nait tout en main, indiquait aux tireurs et aux rabatteurs la nouvelle direction à prendre, le tout avec des ordres rapides et laconiques, qui étaient exécutés immédiatement.

Ce bref tableau illustre trois types de situations au cours desquelles on prend des décisions, et trois types de décisions. D'abord il y a les ordres qui sont une réponse immédiate à un cas d'urgence : il est im-portant pour le leader de pouvoir s'assurer qu'une action est mise en train rapidement. Il n'est pas tellement important que les membres de l'équipe comprennent et soient d'accord avec ce qu'on leur dit de faire. Ce qui compte c'est qu'ils fassent ce qu'on leur dit. C'est le cas, comme tout le monde sait, de l'état de guerre dans nos pays. Deuxiè-mement, il y a des décisions où la rapidité de l'action est moins impor-tante que le fait d'avoir du temps pour discuter de la meilleure solution à adopter. C'est la situation où les chasseurs discutent du terrain qu'ils doivent prospecter par la suite. Dans ce cas il est bien plus important que les tireurs et les rabatteurs comprennent ce qu'on leur propose, les raisons du choix et acceptent la décision et coopèrent pour son appli-cation. Dans la troisième situation, celle du départ après le repos, la décision est d'un type un peu différent. Elle résulte entièrement d'un consensus, elle n'est prise par personne en particulier. Cela n'a aucune importance que le repos dure cinq, dix ou quinze minutes. On a l'im-pression qu'ils profitent de l'occasion pour mettre en valeur leur unité en tant que chasseurs : ils se reposent comme des [84] égaux et per-sonne ne les commande. Il est en effet difficile d'interpréter la mise en route après le repos comme l'occasion d'une décision quelconque.

D'après cet exemple il semble qu'un leader, lorsqu'il prend une dé-cision, doit maintenir un équilibre entre le besoin d'agir rapidement et l'avantage de s'assurer que son équipe sait pourquoi telle décision est prise et qu'elle l'accepte. Il s'agit là encore d'un problème de coûts. La

Page 98: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 98

décision par consensus ne nécessite aucun moyen d'exécution, ne met pas l'autorité du leader en jeu, et, dans la mesure où elle résulte d'un consensus, elle ne devrait pas faire de mécontents. Mais l'ordre rapide, sans explications, peut susciter une résistance et même la haine et né-cessite donc une sanction ; à moins que les partisans n'aient été spé-cialement entraînés à accepter des décisions autoritaires, comme dans le cas d'une armée parfaitement entraînée ou d'un groupe de suppor-ters fanatiques. Plus les moyens dont dispose le leader pour sanction-ner ses décisions sont faibles, plus il a de difficultés à s'assurer que ses supporters comprennent et acceptent ses décisions.

Lorsqu'un leader prend une décision il doit être capable de prévoir certaines limites, certaines lignes directrices et des manœuvres entre les deux. D'abord il y a des règles normatives qui peuvent s'appliquer à la situation. Même si le leader, dans son for intérieur n'en accepte aucune comme guide absolu, il risque néanmoins de perdre des sup-porters s'il ne peut pas par la suite rappeler une de ces règles et affir-mer qu'elle a guidé sa décision. Deuxièmement, il doit avoir une idée des ressources qu'il faut dépenser pour appliquer cette décision précise et il doit savoir s'il peut disposer de ces ressources. Troisièmement, il doit prévoir pragmatiquement les conséquences de sa décision dans le cas où elle est appliquée. Est-ce que cette décision permettra de prendre des mesures satisfaisantes en ce qui concerne les variations de l'environnement, car c'est là que réside la cause de la décision ? Quelles seront les conséquences de cette dépense de ressources sur l'application d'autres décisions à prendre à l'avenir ? On pourrait mul-tiplier ces questions à l'infini.

Il faut rappeler que ceux qui prennent les décisions n'ont pas à fonctionner comme des ordinateurs, enregistrant un grand nombre de variables et en tirant la signification. La vie sociale est possible parce qu'en devenant routinières la plupart des décisions perdent leur aspect angoissant. Même les cas d'urgence, comme le léopard qui jaillit sous le nez des rabatteurs, deviennent une routine. Bien que la réaction doive être rapide et que la [85] situation puisse être dangereuse, tout cela s'est déjà produit par le passé. C'est là je suppose la raison pre-mière de l'entraînement militaire des hommes de troupe : réduire tous les cas d'urgence à des problèmes de routine et limiter par là les occa-sions où quelqu'un doit prendre une décision qu'il n'a jamais prise au-paravant.

Page 99: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 99

Car une décision de ce genre peut vraiment coûter cher. Dans la plupart des cas les leaders essaient de faire face aux nouvelles situa-tions en les faisant rentrer de force dans le cadre de situations fami-lières ou en faisant le minimum d'adaptations à des plans bien tirés — c'est ce que les spécialistes de science politique appellent « incrémen-talisme ». Lorsque visiblement l'issue n'est pas satisfaisante, les lea-ders sont conduits à prendre une décision qui innove. Une telle déci-sion coûte cher parce que finalement tout pari peu s'avérer coûteux : on n'est jamais sûr que le résultat corresponde à son attente. Deuxiè-mement, on demande aux militants de base de faire des choses qu'ils n'ont jamais faites auparavant et cela nécessite sinon de l'entraîne-ment, du moins une capacité de réflexion et de soin que n'implique pas une action de routine 61. Troisièmement, les ressources que l'on distrait pour la mise en œuvre de la nouvelle ligne d'action peuvent modifier l'état des ressources destinées à d'autres activités, si bien que la nouvelle décision peut avoir des conséquences bien imprévues et inattendues. Mais cela ne veut pas dire évidemment que les décisions qui innovent sont toujours désastreuses. Loin de là : les bénéfices peuvent être importants. Mais cela explique pourquoi les décisions qui innovent sont prises avec réticence et souvent uniquement en réponse à la nécessité la plus impérieuse. Comme nous le verrons plus loin, on évite de transformer la compétition politique en un combat, en partie [86] parce que les gens continuent à prendre le même genre de déci-sions dans les mêmes circonstances. Ils permettent ainsi à leurs adver-61 Il est possible d'approfondir quelque peu ce point. Certaines cultures déve-

loppent comme thème normatif les idées de jeunesse, de nouveauté, de vi-gueur et d'innovation. Les actions sont recevables dans la mesure où l'on peut les présenter comme des innovations. C'est ce qui se passe habituelle-ment dans les sociétés postcoloniales ou postrévolutionnaires. Une grande partie de ce phénomène constitue en fait une façade normative : c'est un langage fait d'affirmations et d'affrontements. Ce que je veux faire corres-pond à l'esprit de la révolution. Ce que vous voulez faire est réactionnaire. Et pourtant les deux lignes d'action étaient courantes avant la révolution. Deuxièmement cela ne semble pas durer longtemps. Certaines séries d'ac-tions politiques innovatrices s'ossifient rapidement et se voient attribuer, si l'on peut dire, le statut d'une jeunesse éternelle, comme Peter Pan. Troisiè-mement le problème fondamental subsiste toujours : toute politique qui est réellement nouvelle doit au départ être coûteuse (même si en fin de compte elle se trouve bénéficiaire), parce qu'elle nécessite de nouveaux types d'en-traînement et que les gens doivent tâtonner pour faire ce qu'ils n'ont jamais fait auparavant.

Page 100: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 100

saires de prévoir le mouvement suivant, de comprendre ce qui se passe et de faire un usage relativement informé et économique des ressources sociales dans le cadre de la compétition politique 62.

LE CONSENTEMENT ET L'ORDRE

Retour à la table des matières

C'est dans les situations d'incertitude qu'on a besoin de prendre des décisions : lorsqu'on ne peut pas trouver une règle pour guider l'action ou lorsqu'il y a plusieurs règles possibles et qu'il faut faire un choix entre elles. Le leader peut faire beaucoup d'économies en choisissant une ligne d'action connue. A court terme il court moins de risques en choisissant une ligne connue et en faisant des adaptations minimes pour faire face à la spécificité de la situation. Une des raisons pour lesquelles il s'agit là d'une façon moins coûteuse d'utiliser les res-sources politiques provient de ce que les supporters qui doivent mettre en œuvre la décision, et en supporter les conséquences, comprennent ce qu'on leur demande de faire. Gomme ils ont déjà appliqué la même décision, ils sont confiants quant à son issue et donc ils acceptent la décision 63.

62 Certaines des remarques de ce chapitre proviennent d'une discussion avec Bernard Schaffer. Mais mon analyse ne fait qu'effleurer la frange d'un sujet complexe. Voir [96].

63 On trouvera une illustration de ce problème dans [13], p. 10. L'auteur est en train de parler de pêcheurs de hareng : « C'est au patron de décider et de choisir la direction du navire. Mais cette décision se prend dans un contexte dont les limites sont fixées transactionnellement. Il n'y a aucun doute qu'un navire a plus de chance de trouver du hareng s'il s'en va tout seul que s'il suit les autres navires. Les considérations techniques et économiques favorisent donc une telle décision. Mais le patron qui, ne disposant pas d'une informa-tion précise à l'appui de cette décision, décide d'aller ailleurs et de ne pas suivre les autres navires exige que son équipage ait une plus grande confiance dans son jugement que dans celui des autres patrons. On demande ainsi à l'équipage de donner de plus grandes marques de soumission que celles qu'il aurait dû donner autrement. Mais le patron risque plus en ne se joignant pas au groupe. Si quelques navires font des prises, l'équipage et le chef du filet peuvent dire qu'il en aurait été de même pour eux, si le patron leur avait seulement laissé une chance. D'autre part, si le navire suit les autres navires, ils sont tous à la même enseigne et la responsabilité de

Page 101: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 101

Pour un leader la question fondamentale se formule toujours ainsi : quelles seront les conséquences de son action politique sur l'état de son crédit politique ? D'abord il a le choix entre agir ou rester tran-quille et ne rien faire. Il doit décider des conséquences de l'action ou de l'inaction sur l'état de son crédit [87] politique. Le prix de l'inac-tion, ce peut être une querelle qui s'amplifie au sein de sa propre équipe et qui peut éventuellement la détruire. Ce peut être aussi la destruction par un ennemi ou par un élément naturel si on ne prend pas de mesures pour éviter ce désastre.

Une fois qu'il a décidé d'agir, le leader doit prendre des décisions à court terme à propos des coûts administratifs des différents types de décision. Les décisions les moins coûteuses sont celles qui ne mettent pas en jeu l'exercice du leadership et qui recherchent la décision par consensus. Mais, en pratique, ces décisions coûtent le temps consacré à la persuasion et elles sont souvent l'apparence normative d'une série d'accords transactionnels conclus par en dessous et qui persuadent les réticents de retirer leur opposition. Gela est vrai et des décisions admi-nistratives par consensus et des règlements par médiation. Les déci-sions les plus coûteuses à appliquer à court terme sont celles qu'on doit prendre sous forme d'un ordre sans consultation préalable. Dans les situations judiciaires l'arbitrage se rapproche de ce cas extrême mais il existe quelques consultations préalables. Ces décisions sont coûteuses parce qu'il faut dépenser des ressources, soit au préalable pour entraîner les gens à obéir sans poser de questions, soit ensuite pour forcer les réticents à faire ce qu'on leur dit de faire.

l'échec ne retombe pas sur le patron. »

Page 102: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 102

[88]

Les règles du jeu politique.Étude anthropologique.

Chapitre V

LES LEADERS FORTSET LES LEADERS FAIBLES

« LEADERSHIP »OFFICIEL ET OFFICIEUX

Retour à la table des matières

Il y a quelques années, j'ai passé une soirée à interviewer le mi-nistre d'un gouvernement, dont je ne révélerai pas l'identité pour des raisons qui seront tout de suite évidentes. L'interview fut assez décou-sue puisqu'au cours de la première demi-heure le ministre absorba beaucoup de whisky, ce qui augmenta considérablement son désir de communication mais ce qui réduisit également ses capacités à suivre une ligne cohérente de démonstration. Il était très imbu de la pensée de son propre pouvoir, des responsabilités inhérentes à sa situation et de la bonne fortune de sa haute naissance qui le rendait apte à être un leader. Toutes ces réflexions étaient parsemées de commérages sur ses collègues, du dénigrement classique de l'opposition, d'invitations ré-itérées à le visiter dans son « fief » et obiter dicta de considérations sur les bals, la culture populaire et les mille autres petits problèmes du moment.

Plus tard, au cours de la soirée, nous fûmes abordés par un homme qui s'excusa longuement de déranger le ministre. Il fit savoir que cer-tains problèmes urgents étaient apparus à la suite des travaux de l'As-

Page 103: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 103

semblée de ce jour-là et que le ministre devait prendre certaines déci-sions que l'on pourrait appliquer à temps avant l'heure du débat du lendemain. Cet homme, qui était fonctionnaire, avait apporté le dos-sier pour que le ministre puisse étudier les problèmes avant de prendre une décision. Mais in vino veritas. Tout ce que le ministre se contenta de dire, fut : « Où dois-je signer ? » Le fonctionnaire lui présenta un stylo, lui indiqua où il fallait signer, et, en s'excusant encore longue-ment de cette intrusion et avec de grandes marques de déférence, le visiteur sortit à reculons de la pièce.

Si l'on examine son activité dans d'autres domaines, ce ministre ne se débrouillait pas trop mal. Mais, si l'on en croit les indices de ce seul incident que je viens de décrire, le ministre [89] n'avait que les formes du pouvoir et le pouvoir réel était détenu par le fonctionnaire, qui visi-blement avait pris les décisions et préparé les documents nécessaires avant d'aller chez le ministre ce soir-là 64.

À l'autre extrême, il est facile de trouver des gens qui n'ont pas de poste officiel mais qui exercent un grand pouvoir. Barth décrit le cas d'un jeune homme qui revenait de travailler à l'extérieur de la vallée Swat et qui portait une montre-bracelet perfectionnée où il avait inves-ti tous ses gains. Il était en train de la montrer fièrement aux autres hommes dans la maison des hommes lorsque le Khan lui dit avec concision : « Ce sera ton cadeau pour moi. » Le Khan se comporta ainsi moins parce qu'il convoitait la montre que pour démontrer son pouvoir sur ses partisans, et ce grâce à un acte que l'on peut rappro-cher de la consommation visible des ressources politiques 65.

64 Un grand nombre des hommes politiques avec qui j'ai eu des conversations en 1959 en Orissa se plaignaient du pouvoir trop important des fonction-naires : c'étaient eux les véritables dirigeants. Même certains des ministres l'affirmèrent — à propos des autres ministres et non d'eux-mêmes. L'Orissa n'est pas seul dans ce cas. De temps à autre les journalistes britanniques des affaires politiques distinguent les ministres qui ont leur ministère en main et ceux qui ne l'ont pas. Du point de vue normatif le ministre a toujours le pou-voir : il décide ce qu'il faut faire et ses fonctionnaires élaborent les procé-dures d'application. Mais du point de vue pragmatique le fonctionnaire est également puissant, car son expérience et sa connaissance du fonctionne-ment du système lui permettent de dire facilement qu'il est absolument im-possible d'appliquer la politique choisie et qu'il faut en choisir une autre.

65 Voir [12], p. 91.

Page 104: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 104

Dans ce chapitre nous posons des questions sur les leaders forts et sur les leaders faibles. Mais il est évident que ce n'est pas la même chose que de poser des questions sur le renforcement ou l'affaiblisse-ment de la fonction publique. Il existe des sociétés qui n'ont pas de rôles officiels de direction. Elles n'ont même pas l'idée d'un poste pour lequel il faudrait choisir quelqu'un. Les Nuer en sont un exemple 66. De tels postes peuvent exister dans d'autres sociétés mais on n'y attache pas une grande importance parce que l'ensemble des droits et des de-voirs qui constituent le poste ne confère pas, pense-t-on, le bon type d'honneur ou de prestige au titulaire. Dans plusieurs endroits de l'Inde rurale, lorsque les Britanniques nommaient des chefs administratifs dans les villages ou les localités, les notables locaux avaient l'habitude de s'assurer que ce poste aille à un jeune 67. À l'autre extrême, il y a des sociétés qui ont des rôles de [90] direction fortement institutionnalisés et spécialisés. Ceux-ci sont marqués par des rituels élaborés lors de l'installation et sont mis en relief par un cérémonial, où il est évident que la fonction elle-même est plus valorisée que le titulaire. On dit à la nouvelle recrue : « Ce n'est pas l'homme que vous saluez, c'est l'uni-forme. »

Le fait qu'un poste politique soit spécialisé ou qu'il soit renforcé par des pratiques rituelles n'est certainement pas sans rapport avec le pouvoir que peut exercer le titulaire. Le poste lui-même est l'un des moyens qu'il peut utiliser dans l'exercice de son pouvoir à l'égard de ses supporters. Mais, comme vont le démontrer des exemples, on au-rait tort de confondre la hiérarchie élaborée par les anthropologues, et qui va depuis les tribus sans chef jusqu'aux États centralisés, avec la gradation qui mène des leaders faibles aux leaders forts. Dans une cer-taine mesure les problèmes sont indépendants l'un de l'autre et les confondre c'est ignorer la distinction qui existe entre les règles norma-tives et les règles pragmatiques.

66 [39].67 Voir par exemple Eric J. MILLER, Village structure in North Kerala, dans

[103], p. 51. Les raisons sont complexes et varient d'un cas à l'autre. Ce pou-vait être une façon de s'assurer qu'aucun notable n'aurait barre sur les autres grâce au monopole de nouvelles ressources. C'est aussi une façon d'exprimer du mépris à l'égard des autorités impériales et de s'assurer que des hommes de poids ne se trouvent pas mêlés trop étroitement aux étrangers. Le jeune « responsable » sert de paravent. Se reporter aux pp. 186-197 pour l'examen des intermédiaires.

Page 105: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 105

Nous avons déjà une variété de synonymes pour désigner les lea-ders forts et les leaders faibles. Le leader fort commande ; le leader faible recherche l'accord. L'homme fort utilise les hommes comme des instruments, le leader faible a des alliés. Le crédit politique du premier est élevé, celui du second est bas. L'homme fort a un accès aisé aux ressources politiques mais ce n'est pas le cas du leader faible. Il faut remarquer que les questions qui se posent à propos du contrôle du lea-der sur son équipe concernent en fait l'importance des ressources poli-tiques du leader par rapport à celles que ses supporters contrôlent de façon indépendante. Nous nous demandons à ce niveau pourquoi un leader est fort au sein de son équipe et non pourquoi un leader est plus fort qu'un autre leader. Bien sûr les deux questions se recoupent.

LES GROUPES TRANSACTIONNELS

Retour à la table des matières

Les équipes contractuelles, il faut le rappeler, sont des groupes où les partisans ne se dévouent ni pour le leader ni pour une cause quel-conque sur une simple base morale ; ils évaluent leur relation avec le leader en termes de profit ou de profit potentiel. [91] Ils ont investi leurs services ou leur argent dans ce leader avec l'espoir d'en recevoir des dividendes. Cette métaphore sous-entend que le contrôle d'un lea-der sur n'importe lequel de ses partisans dépendra de l'importance re-lative de cet investissement pour chacun d'entre eux. Le partisan qui n'a investi qu'un dixième de son capital politique avec le leader ne perd pas grand-chose s'il coupe ses liens avec ce dernier. Mais l'homme qui a tout investi se retrouve dans la situation contraire : il n'a plus de possibilités de contact avec les leaders rivaux et il ne peut pas quitter l'équipe si facilement. J'ai remarqué en Orissa plusieurs cas où des fils de famille de classes moyennes avaient diversifié les inté-rêts familiaux. Dans le cas auquel je pense, un des frères était un haut fonctionnaire ; un autre était un homme politique — qui ne réussissait pas très bien — du parti du Congrès ; le troisième était un permanent du parti communiste. Je demandai s'il s'agissait là d'un hasard et on me répondit que les familles étaient contentes si les choses tournaient ainsi, surtout pendant la lutte pour l'Indépendance, car dans ce cas la famille ne se retrouvait jamais tout à fait du côté perdant.

Page 106: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 106

Au point de vue du leader, un investisseur qui a procuré la moitié du capital est, toutes choses étant égales, un partisan qu'il convient plutôt de persuader que de commander et d'autant plus si l'investisse-ment ne constitue qu'une petite partie de la fortune de l'investisseur. En fait un tel leader risque de devenir un partisan lui-même. En re-vanche, un petit investissement qui représente une fortune pour l'in-vestisseur désigne un partisan sur le point de se transformer en un simple instrument.

Ce capital que l'on investit et les dividendes que l'on paye aux par-tisans de temps en temps peuvent prendre plusieurs formes. L'une d'entre elles consiste en biens matériels : argent, nourriture ou vête-ments. Les Pakhtouns nous en donnent un exemple. Très proche de cette catégorie s'en trouve une autre qui est constituée des titres per-mettant l'accès à des biens matériels : dans une économie contrôlée ce sont par exemple des contrats ou des licences. C'était, disaient les po-liticiens cyniques de l'Orissa, l'essence avec laquelle ils faisaient mar-cher leur machine politique. Puis l'on trouve les titres honorifiques qui se transforment à leur tour en ce qu'on pourrait appeler des récom-penses « morales », comme la satisfaction de servir la cause. Mais cela nous entraîne au-delà des groupes transactionnels et nous en dis-cuterons plus loin dans ce chapitre. En dehors des transactions qui im-pliquent des biens matériels, des équipes [92] contractuelles se forment parfois à l'occasion d'échanges de service. Il peut également y avoir plusieurs formes dans ce cas. Le Khan Pakhtoun, par exemple, procure une protection pour la personne et pour les biens de son parti-san. Les clients du courtier villageois décrit plus haut bénéficient des talents spéciaux de celui-ci pour ouvrir les portes de service de l'admi-nistration. Dans aucun de ces cas le partisan n'aurait pu assurer ce ser-vice lui-même.

Il faut souligner que, malgré le fondement matériel des groupe-ments transactionnels en politique, la réussite dans le commandement est plus une question d'habileté que simplement de moyens. Etre riche n'est pas suffisant, ce n'est même pas nécessaire. L'habileté requise consiste en une connaissance approfondie des règles pragmatiques et en la capacité de les appliquer. C'est grâce à ces règles que l'on peut soutirer les ressources d'autres personnes et que l'on peut transformer ces ressources en un entourage politique.

Page 107: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 107

C'est une affaire de mise en confiance. Le leader transactionnel cherche à créer une légitimité personnelle : faire croire aux autres qu'il fera ce qu'il dit. Autrement dit, le gang des mercenaires est tout autant pénétré par la foi que le groupe moral : le leader est capable de rem-plir ses engagements. Cette foi se voit renforcée quand le leader rem-plit effectivement ses engagements. De plus, chaque culture politique produit un système élaboré de règles pragmatiques qui indiquent au leader comme il doit signaler son honnêteté et qui disent aux partisans comment ils doivent déchiffrer les signaux. Je vais prendre comme exemple l'homme dont j'ai pu observer souvent le comportement à Bisi-para : le courtier villageois. Il doit faire croire aux villageois qu'il peut communiquer avec les commis et les officiels, qu'il peut les ma-nipuler d'une manière qui n'est pas à la portée d'un villageois ordi-naire. Il s'habille comme un commis ou comme un petit responsable du parti du Congrès. Si on lui demande des renseignements à propos d'une procédure administrative, par exemple sur la façon d'obtenir un prêt du gouvernement pour construire une maison, il prononce un dis-cours au ton péremp-toire, discours mystifiant et inutile et dont le sens est le suivant : il est le seul à pouvoir régler l'affaire et celui qui l'inter-roge ne le peut pas. Il aime être vu en compagnie des responsables officiels et prend bien soin à être présent lorsqu'ils viennent au village. Un tel comportement a évidemment un double objectif, car le courtier veut également convaincre les officiels qu'il est leur seul moyen de communication efficace avec les villageois. En fait la tâche du cour-tier pour se présenter aux yeux de tout le monde [93] était complexe. Il portait un masque normatif de dévotion au bien public mais qui ce-pendant devait être suffisamment transparent pour permettre à ses clients de reconnaître son habileté dans des manœuvres condamnées normativement. La vraisemblance de son rôle dépendait dans ces conditions de son habileté à faire semblant d'être un agent de police de telle façon que tout le monde reconnaîtrait en lui le criminel.

Revenons au problème du contrôle relatif des ressources. Le cour-tier de Bisipara, du moins quand je le connaissais, était un homme de peu d'importance avec une clientèle qui se révéla bien plus petite qu'il ne le pensait lorsqu'il se présenta aux élections. Les problèmes du contrôle des ressources s'analysent plus facilement dans le contexte de groupes plus importants et plus complexes : ceux qui contiennent en eux-mêmes de plus petits groupes. Dans ce cas le leader n'est pas relié

Page 108: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 108

directement à chacun dans son groupe. Ses contacts avec au moins quelques-uns des « militants de base » se font grâce à la médiation de leaders subordonnés. Ces leaders sont, du moins en puissance, des rivaux du leader principal et l'importance relative de leur crédit poli-tique déterminera le contrôle de ce dernier sur eux-mêmes. Examinons maintenant les tactiques permises à un leader qui veut resserrer son contrôle sur le groupe. Ce sera plus commode si nous bornons l'exa-men aux ressources humaines, c'est-à-dire aux partisans. Acceptons comme allant de soi ce que nous avons dit antérieurement sur les biens matériels et sur les talents qui, dans une structure transaction-nelle, constituent les moyens utilisés pour attirer et retenir des parti-sans. Simplifions aussi la situation en précisant que seuls les liens transactionnels entre leader et partisan sont permis. Nous examinerons ultérieurement la stratégie qui vise à créer des liens moraux ou à construire des bureaucraties.

Toutes choses étant égales par ailleurs, un leader est plus fort lorsque tous les liens vont vers lui directement, sans passer par des leaders intermédiaires. La simple logique de cette situation provient de ce que les leaders intermédiaires sont comme des collecteurs de loyer, ils « goûtent » aux revenus qui sont destinés au sommet et ils diminuent ainsi la somme à la disposition de celui qui se trouve au sommet. Donc une des tactiques du leader principal consiste à essayer de se lier directement les partisans des leaders intermédiaires. Mais cet objectif se heurte à deux difficultés. La première vient de ce que le leader intermédiaire considérera cette démarche comme une violation du contrat. S'il n'est pas trop tard et s'il ne se sent pas assez fort pour se battre, il fera la part du feu et ira ailleurs. L'autre difficulté [94] vient de ce que le leader intermédiaire peut s'avérer être nécessaire pour utiliser le capital politique que représente sa bande de partisans. Le leader principal peut se trouver dans l'impossibilité technique de communiquer avec les autres partisans. En d'autres termes le coût d'un tel remplacement n'est pas seulement la distribution d'un butin aux partisans en échange de leurs services, mais c'est également le coût des fonctions « gestionnaires » assumées par le leader intermédiaire.

Parfois le leader sent le vent qui tourne et se retient. Aux Indes en 1921, le parti du Congrès organisa des mouvements de non-coopéra-tion. Dans les Provinces Unies, ils furent capables d'exploiter le mé-contentement agraire. Mais l'administration britannique, de son côté,

Page 109: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 109

encouragea la résistance locale aux désordres et fut considérablement aidée par une catégorie d'alliés subordonnés, les propriétaires fonciers (appelés Taluqdars). Ces propriétaires fonciers étaient très privilégiés et leurs exactions contribuèrent sans aucun doute aux troubles agraires, ce qui aida le parti du Congrès. Pour cette raison — et, je suppose, pour des raisons de justice naturelle, car les tenanciers des régions avoisinantes étaient mieux traités — le gouvernement des Pro-vinces Unies adopta une législation pour réduire le pouvoir des Taluq-dars. Mais en réalité, lors de négociations, les Taluqdars obtinrent plus qu'ils n'avaient cédé. Malgré des pressions du gouvernement indien et des intérêts libéraux locaux, le gouvernement des Provinces Unies put faire adopter le projet de loi. « Butler (le gouverneur) pensait qu'une action destinée à apaiser le mécontentement paysan, qui n'était pas acceptée ou qui était condamnée par les propriétaires fonciers, produi-rait une désaffection et une menace supplémentaire pour la stabilité provinciale au sein de la classe qui était le principal gardien de l'ordre en milieu rural » 68.

Une reprise en main réussie s'obtient en minant le crédit politique du leader intermédiaire. Les règles pragmatiques pour aboutir à cela varient d'une structure politique à l'autre. Il y a des cultures sans dé-tours comme celles des Pathans, des gangsters et des racketiers des villes américaines, ou de certaines nations totalitaires d'aujourd'hui où le problème peut se résoudre tout simplement par le meurtre. Ou, pro-cédant de façon moins violente, le leader peut introduire un nouveau personnel dans l'arène ou créer des rôles pour un personnel existant déjà et les faire dépendre directement de lui en court-circuitant les lea-ders [95] intermédiaires. C'est une des manières d'interpréter la vio-lence des Gardes Rouges en Chine actuellement. D'autres cultures prescrivent des moyens moins brutaux pour faire diminuer la confiance publique dans un rival. On peut harceler celui-ci ou l'atta-quer directement et le ruiner financièrement par des procès. C'est là une tactique particulièrement appréciée dans les conflits politiques des villages indiens depuis que les Britanniques ont introduit leur genre de tribunal 69. Une tactique plus subtile consiste à « confier » au leader intermédiaire une tâche qu'il n'arrivera probablement pas à remplir et à faire savoir qu'on a agi ainsi. S'il refuse d'accomplir la tâche, il se

68 Voir [95]. La citation est tirée de la p. 272.69 Voir [26], p. 90.

Page 110: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 110

reconnaît lui-même comme un homme de rien. S'il essaie et qu'il échoue, il consomme des ressources, perd sa réputation et son crédit politique. Le seul risque que court le leader principal, c'est d'avoir mal jugé ou l'homme ou la situation et d'être embarrassé dans le cas où l'intermédiaire accomplit sa tâche avec succès.

Une tactique bien connue pour s'occuper d'un subordonné ambi-tieux consiste à « diviser pour régner ». En termes quantitatifs le pro-blème du contrôle consiste à conserver le capital politique des subor-donnés plus petit que le sien. Une façon de réduire un subordonné qui prend de l'importance c'est de le casser en deux ; c'est de monter un de ses subordonnés contre lui. Cette démarche a, bien sûr, aussi ses risques. Elle peut être mal conduite. Dans ce cas le groupe avec un leader et un subordonné devient une arène avec trois groupes et il est vraisemblable que le plus faible, s'il tient la décision, s'alliera avec le plus faible après lui 70. Même sans aller jusqu'à un tel désastre en ce qui le concerne, le leader principal, en encourageant une compétition interne, accepte de perdre des ressources dans une querelle qu'il pou-vait éviter et il réduit ainsi son niveau potentiel de « production » poli-tique. C'est-à-dire il diminue sa capacité de rentrer en compétition avec d'autres équipes.

Tout en poursuivant notre examen de la manière dont un leader peut accroître son contrôle sur les partisans, nous laissons de côté les groupes transactionnels pour nous occuper de ceux qui possèdent éga-lement un noyau.

70 [11].

Page 111: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 111

UNE DIVISION DU TRAVAIL

Retour à la table des matières

Une des difficultés pour construire des équipes politiques transac-tionnelles (et une des raisons pour lesquelles le terme de [96] « fac-tion » connote une idée de petitesse) provient de ce que chaque lien doit être tissé séparément et doit être réparé séparément. De plus, étant donné la diversité caractéristique des équipes transactionnelles — un homme peut être lié à cause d'un prêt pour son champ, un autre à cause d'une provision de cartouches pour son fusil, un troisième à cause d'un chantage, parce que vous connaissez un secret inquiétant de son passé, et un quatrième parce qu'il attend votre aide pour trouver une place pour son fils au lycée, etc. —, il n'existe aucun ensemble d'instructions pragmatiques qui puisse servir à maintenir chaque brin dans la corde. Il faut s'occuper de chaque brin séparément. C'est là en partie la raison pour laquelle une série de conflits, se déroulant dans la vallée Swat, n'ont jamais été résolus par le passé parce que tout le monde s'est retrouvé du côté gagnant. Les équipes ne pouvaient pas fonctionner et se maintenir au-delà d'une certaine taille. Au-delà, les relations entre leaders et partisans cédaient la place à des alliances, à des rivalités et à des scissions. Le Khan qui dominait, s'il n'était pas tué par un rival, finit par tomber par terre sous son propre poids.

Du point de vue du leader d'une équipe transactionnelle le danger réside dans le fait que les leaders subordonnés sont des images de lui-même qui font la même chose que lui à une plus petite échelle. Ils sont autonomes et ils sont capables de grandir jusqu'au point où ils peuvent essaimer. Une des solutions que peut adopter le leader consiste non pas à diviser le travail en fonction de régions ou de groupes d'hommes, auquel cas le leader subordonné assume toutes les fonctions de direction, mais à diviser la fonction de direction elle-même. Il confie les différentes fonctions à des gens différents et il reste le seul compétent dans tous les domaines de la direction. Autre-ment dit, il introduit la spécialisation en politique.

S'il procède ainsi, le leader en bénéficie de deux façons. Il a d'abord écarté la possibilité d'une contestation de son propre pouvoir. Car, s'il est possible que des officiels soient des experts en perception d'impôts, en affaires judiciaires ou en affaires religieuses, aucun

Page 112: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 112

d'entre eux n'a l'expérience nécessaire pour s'occuper de toutes les af-faires du gouvernement. En centralisant certaines activités, surtout la perception des impôts et les affaires militaires qui sont toutes les deux d'une importance décisive pour le développement du capital politique, le leader a écarté la possibilité qu'un des leaders subordonnés puisse se présenter comme un rival. D'un agencement segmentaire on a fait un organisme : un ensemble d'éléments interdépendants, comme [97] un corps humain, dont aucun ne pourrait mener une existence indé-pendante.

Deuxièmement, la spécialisation résout le problème de la taille d'une manière inapplicable au sein d'un groupe transactionnel. Cela ne veut pas dire que des groupes organisés bureaucratiquement peuvent grandir indéfiniment. Il est bien connu que de telles organisations si elles grandissent au-delà d'une certaine limite souffrent également des disproportions de la taille. Néanmoins les procédures rationnelles qui font partie d'une bureaucratie simplifient et rendent routinières les tâches de recrutement, de maintenance, de réglementation des conflits, de prise de décision et d'utilisation des ressources.

Jusqu'à présent l'analyse s'est déroulée de façon plutôt programma-tique. Mais cette évocation simplifiée n'est pas une vision fantaisiste et il n'est pas difficile de trouver des sociétés réelles où la structure politique, en ce qui concerne la construction d'une équipe, suggère une telle transition des méthodes transactionnelles aux méthodes bureau-cratiques. Les Rajputs étaient la caste dominante des guerriers et des propriétaires fonciers dans cette partie du nord-ouest de la péninsule indienne qui porte leur nom : Rajputana. En simplifiant un peu, on peut dire qu'ils étaient divisés en royaumes et chaque royaume était divisé en chefferies et ainsi de suite. Cela ressemblait au modèle des rapports entre leader principal et leaders subordonnés que nous avons examiné dans ce chapitre. Chacun de ces chefs avait la responsabilité de son propre territoire et des gens qui y habitaient. Le chef supérieur n'avait pas de contact direct avec ses sujets sauf avec ceux qui vi-vaient sur ses terres personnelles. Il était en fait, et en théorie Rajput, moins un chef qu'un Rajput parmi d'autres, primus inter pares. Cette situation était très instable. Laissant de côté la dévastation provoquée par la guerre contre les étrangers, les Rajputs combattaient pour la préséance entre eux et l'homme qui à une époque se trouvait le pre-

Page 113: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 113

mier parmi ses égaux se retrouvait à un autre moment au milieu de ses égaux (ou détrôné ou tué).

Bhai shatru — les Rajputs possédaient et leurs descendants pos-sèdent encore une forte éthique normative de fraternité 71. [98] Pour-tant les ennemis d'un homme et les hommes qui pouvaient menacer sa position de leadership étaient ses frères de clan : car ils étaient desti-nés, comme lui-même, au rang de chef. Les dirigeants n'avaient rien à craindre des hommes des autres castes car ceux-ci n'avaient pas le droit de prétendre à un poste de direction. C'est dans cette mesure du moins que l'on pouvait se fier à eux et que l'on pouvait leur confier des responsabilités. C'est pourquoi, dans les royaumes où le chef exer-çait un contrôle suffisant au point d'envisager de le consolider, il s'y prenait en organisant un système embryonnaire de fonctionnaires et il recrutait à cet effet non des Rajputs mais des Brahmanes. Les Brah-manes étaient loyaux même sans la garantie de la spécialisation. Tout d'abord ils ne pouvaient pas aspirer à remplacer le chef et deuxième-ment ils devaient leur promotion à ce chef : s'il tombait il en était de même pour eux 72. Le même système fonctionne dans les petites villes américaines : un grand nombre de tout petits fonctionnaires : les hommes de la fourrière, les gardiens de prison, les éboueurs, etc., res-tent fidèles à un parti. Les systèmes de ce genre — des bureaucraties personnelles si l'on peut dire — se trouvent visiblement à un échelon au-dessous du système juridico-rationnel complètement développé. Dans ce cas les fonctionnaires font allégeance non pas à une équipe politique particulière, mais à l'équipe qui est au pouvoir et au-delà de celle-ci au régime. Et si l'on va encore plus loin, c'est à un ensemble de règles normatives du comportement bureaucratique qu'ils font allé-geance. De tels hommes sont loyaux envers le système lui-même et le leader, pour autant que ce dernier demeure entre les limites du sys-tème. Aucun rival n'apparaîtra au sein de ce groupe comme dans une équipe transactionnelle. Mais si on provoque trop ces hommes, ils

71 Voir [65]. Cet article est, entre autres choses, une magnifique démonstra-tion de la manière dont des thèmes normatifs sont manipulés en vue d'objec-tifs pragmatiques. L'éthique de fraternité (biraderi) donne une apparence normative à l'agrément du règlement des disputes car les adversaires ne voient plus l'intérêt de les continuer. Bhai Shatru signifie : « Votre frère est votre ennemi. » Voir p. 53.

72 La source principale d'information sur le Rajasthan traditionnel est [107]. J'ai utilisé également [33] et un mémoire de fin d'études de Diana Hailstone.

Page 114: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 114

peuvent devenir un rival collectif, qui dépose les leaders et survit à tous ceux-ci. Nous voilà donc revenus au ministre dont les fonction-naires avaient rédigé les ordres et les directives.

LES ÉQUIPES MORALES

Retour à la table des matières

Ce que nous venons de dire des bureaucraties peut s'appliquer éga-lement à tout groupe qu'unifie une même éthique. Et de même cela s'applique au leader de n'importe quel noyau. Le soutien s'obtient au prix de la conformité, au prix du renoncement [99] (ou à l'apparence du renoncement) à toute tactique qui pourrait remettre en cause les valeurs normatives du groupe. Mais évidemment tous les rivaux po-tentiels au sein du groupe doivent affronter le même handicap.

Le capital politique le plus important du leader d'un groupe moral consiste en son monopole, s'il réussit à l'instituer, du droit de commu-niquer ou de symboliser la valeur mystique qui alimente la dévotion du groupe. John Middleton 73, dans son livre sur les Lugbara de l'Uganda, décrit comment les aînés du lignage cherchent à discipliner les subordonnés ambitieux, surtout ceux qui ont l'ambition de partir et de devenir des aînés au sein de leur propre segment séparé. Les Lug-bara croient que les aînés ont la possibilité d'invoquer les ancêtres dé-cédés du lignage pour punir de maladie ceux qui font une faute. C'est pourquoi, si un vieillard tombe malade, ses rivaux sont très anxieux et espèrent que la divination utilisée pour déterminer la cause de la mala-die indique que c'est leur sort et leur invocation qui sont la cause de la maladie. Car, s'il en est ainsi, on tient pour prouvé qu'ils sont en rela-tion avec les esprits ancestraux et leur droit au leadership est validé.

La direction spirituelle ou morale dans les groupes politiques est une affaire de manipulation de symboles. Lorsqu'il arriva au pouvoir en 1958, de Gaulle prit soin de diffuser des thèmes qui favorisaient le système présidentiel et qui discréditaient le système parlementaire. Visiblement la radio et la télévision française lui étaient très favo-rables. La Quatrième République, disait-on, avait affaibli l'État en per-mettant aux parlementaires de jouer des « jeux stériles ». Le gouver-73 [80].

Page 115: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 115

nement présidentiel créa un nouveau parti responsable avec l'U.N.R., rendit possible la prise de décisions réelles en faveur de la nation tout entière et permit au Président de restaurer l'honneur de la France. Les thèmes symbolisés furent l'honneur national, l'efficacité nationale et une direction compétente. Le contrôle de ces symboles et des moyens de s'y opposer constituent un capital politique.

Le leader qui monopolise de tels symboles peut protéger sa posi-tion de deux façons. La plus évidente consiste à refuser l'usage de ces symboles aux subordonnés et aux rivaux comme le fit de Gaulle. Le système de caste indien fonctionne également de cette façon. Il existe un mécanisme raffiné de disqualifications rituelles qui définissent des positions de plus en plus dégradées [100] dans la hiérarchie. Gela s'applique en partie aux services rituels des spécialistes : les castes inférieures, par exemple, n'ont pas le droit de recevoir certains ser-vices des prêtres brahmanes. Mais aujourd'hui, si un homme riche d'une caste inférieure est prêt à payer, il peut trouver un Brahmane qui acceptera de rendre le service. En concluant un tel arrangement, l'homme de caste inférieure prétend obtenir le symbole d'un statut éle-vé. N'ayant pas réussi à l'empêcher d'utiliser les symboles, les castes supérieures se replient sur une seconde ligne de défense : elles dé-cident que le symbole n'a pas de valeur. Elles disent que le Brahmane n'était pas un vrai Brahmane, ou, au contraire, que maintenant il est souillé : ses services ne symbolisent plus le statut élevé du destina-taire 74.

74 Ce problème est analysé plus en détail au chapitre VI. Bernard Gohn décrit comment la caste ambitieuse des Intouchables Ghamar dans le village de Senapur prit de plus en plus les attributs de la caste supérieure Hindu, les Thakurs. Ils occupaient petit à petit une « culture abandonnée » par les Tha-kurs qui « occidentalisaient s » de plus en plus leur comportement. Il est probable que les Thakurs leur permirent d'agir ainsi parce qu'à ce moment-là les attributs religieux de l'hindouisme n'étaient plus des symboles du pouvoir politique. Voir [75], pp. 53-77.

Page 116: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 116

CONCLUSION

Retour à la table des matières

Les groupes réels, comme je l'ai déjà dit, ne sont ni moraux, ni transactionnels, ni bureaucratiques : les leaders peuvent se servir des trois principes. La déconfiture « morale » du parvenu de caste infé-rieure que nous venons d'analyser peut impliquer des relations tout à fait transactionnelles pour faire pression sur les autres Brahmanes et sur le public en général afin qu'ils frappent d'ostracisme le Brahmane coupable. Ses compagnons de caste l'excluent, non seulement parce qu'il est souillé mais aussi parce que leur propre pureté en est toute tachée et qu'ils risquent de perdre leur gagne-pain s'ils restent associés avec lui.

Néanmoins, tout en définissant trois types de modèles, il est pos-sible de considérer la relation entre un leader et ses supporters dans ces trois modèles en termes de capital (c'est-à-dire les ressources poli-tiques, matérielles ou morales que le leader et ses supporters pos-sèdent effectivement) ou en termes de crédit (les ressources et les res-sources virtuelles que les supporters pensent que le leader possède et réciproquement). L'accès relatif au capital politique et au crédit poli-tique permet de distinguer le leader qui, au sein de ses supporters, est faible, de celui qui est fort.

Page 117: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 117

[101]

Les règles du jeu politique.Étude anthropologique.

Chapitre VI

LES LUTTES

LA POLITIQUE CONÇUECOMME UN DÉSORDRE

Retour à la table des matières

Il existe en politique une tendance au désordre intellectuel, à une absence délibérée de clarté. Chaque culture possède son style propre sur ce point. De Gaulle tend ses bras et dit à la nation française : « Je vous ai compris. » Et, une fois élu Président, il déclare : « Guide de la France et chef de l'État républicain, j'exercerai le pouvoir suprême dans toute l'étendue qu'il comporte désormais et suivant l'esprit nou-veau qui me l'a fait attribuer. » C'est obscur et contradictoire mais ça sonne bien. En Grande-Bretagne nous semblons préférer le style lour-daud et décousu de l'homme raisonnable. On l'utilise parfois de façon assez délibérée pour aplanir une situation : il obscurcit les lignes de partage et d'inimitié jusqu'à ce que personne ne sache exactement de quoi il retourne. Henry Fairlie décrit R. A. Butler matant de cette ma-nière une conférence de conservateurs consacrée au problème des pu-nitions corporelles. Tout l'art semble résider dans l'affirmation de gé-néralités tout à fait admises (c'est-à-dire des thèmes normatifs) et d'une manière telle que chaque membre du public peut leur donner le sens qui lui convient le mieux 75.75 Voir [41], p. 37. Cet article fait l'éloge des institutions parlementaires bri-

tanniques et du style des hommes politiques britanniques. Je suis d'accord

Page 118: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 118

Des Pakhtouns étaient réunis en conseil et deux Khans importants s'efforçaient de se manœuvrer l'un l'autre. Le déroulement de la séance était marqué d'interruptions pendant lesquelles l'un ou l'autre des ad-versaires se retirait derrière une [102] meule de paille : il s'efforçait de faire grossir son soutien personnel en détachant des supporters de son adversaire. A était en train d'avoir le dessous. Tout d'un coup, alors qu'un supporter de B de peu d'importance était en train de parler, A se leva et lui adressa grossièrement la parole. Il lui dit que le menu fretin n'avait qu'à garder la bouche close en présence d'hommes plus impor-tants. Sur quoi, nous dit Barth, la réunion sombra dans le désordre car c'était là une violation grossière de la morale Pakhtoun qui veut que dans un conseil tous les hommes soient égaux et que tout Pakhtoun ait le droit d'exprimer son point de vue 76.

Ceux qui ont été élevés dans notre culture connaissent ce genre de manœuvre. Il arrive un moment dans une commission où quelqu'un, n'arrivant pas à faire prévaloir son point de vue sur un problème parti-culier, empêche l'autre camp de l'emporter en soulevant un point d'ordre : il procède d'une telle façon que la discussion se trouve plon-gée dans la confusion. Le Pakhtoun A souleva son point d'ordre d'une façon paradoxale, en violant grossièrement un principe procédurier bien établi mais en fin de compte cela revient au même.

Cet incident illustre un problème sur lequel il faut insister. Plus que tout autre type d'interaction sociale normale, la politique encourage la déviance par rapport aux règles normatives du comportement ordi-naire. Le Pakhtoun A savait très bien qu'il était en train de commettre un outrage normatif. Mais il était également guidé par une règle prag-matique : son insulte mettrait fin à la réunion et le sauvait ainsi d'une perte de crédit politique puisqu'il se serait retrouvé du côté perdant. Il estima donc que le discrédit normatif consécutif à son infraction des bonnes manières dans une réunion valait le coup.

avec lui sur le fait que l'esprit tortueux et pragmatique des Britanniques est probablement la plupart du temps bon pour nous tous, mais Fairlie commu-nique son message avec une ferveur tellement glutineuse que ça colle au palais, comme le beurre d'arachide. Ceux qui admirent le cynisme ne de-vraient pas le faire dans un style qui confine au religieux.

Les citations de de Gaulle proviennent de [110], p. 239, et du journal Le Monde du 30 décembre 1958.

76 Voir [12], p. 118.

Page 119: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 119

Notre connaissance de la politique serait incomplète si nous nous limitions aux règles normatives qui permettent le maintien de l'ordre. Procéder ainsi consiste à n'adopter que le point de vue des autorités. La préoccupation de celles-ci est de garder la société en bon état, mal-gré les fauteurs de troubles qui se battent entre eux et qui sont bien irritants, tout en bas. Mais là, dans la poussière de l'arène, la préoccu-pation est de battre l'autre type malgré les contraintes et les limites que les autorités cherchent à imposer. L'une des grandes lacunes en anthropologie vient de ce que nous nous sommes trop intéressés au « système ». Bien que nous sachions que les gens passent la moitié de leur vie à trouver les moyens de le contourner, nous [103] avons ten-dance à nous occuper sérieusement de ces gens une fois qu'on les a attrapés, jugés et punis. De fait les gens « tournent » parfois le sys-tème sans être punis : c'est de cette façon que les systèmes changent. Les tensions de la compétition politique les conduisent à trouver des manières de gagner sans vraiment tricher, ou à tricher sans se faire prendre, ou en dernier ressort à se battre pour balayer le système tout entier et en trouver un qui leur convienne mieux.

Nous n'arriverons pas tout à fait jusqu'à un cas aussi extrême dans ce chapitre, bien que l'histoire de Lloyd George et d'Asquith en pré-sente un aspect. Notre intérêt pour la compétition s'arrête avant le mo-ment où l'on mène une attaque brutale contre les règles. On peut clas-ser les actions de compétition entre équipes en défis et en combats décisifs : nous les appellerons respectivement des affrontements et des duels. Deuxièmement nous rechercherons des séquences régulières dans les différents types d'action. Lorsqu'il faudra se référer à l'inter-action de la compétition en général, on utilisera le terme d'arène.

Il y a certaines questions que nous ne poserons pas dans ce cha-pitre. En règle générale, nous ne prendrons pas en considération la compétition qui se déroule au sein d'une équipe — nous l'avons exa-minée dans le chapitre précédent — sauf dans le cas important de la subversion. Mes exemples proviendront principalement de trois sources : mes propres données sur Bisi-para, l'analyse de la politique dans la vallée de Swat par Barth et une biographie de Bonar Law.

« DOLADOLI »

Page 120: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 120

Retour à la table des matières

Les habitants de Bisipara utilisent le terme dolo et parfois le mot anglais party pour désigner des groupes en lutte que nous appellerions de façon peu rigoureuse des « factions ». Le terme dolo, tout comme celui de faction, connote un sentiment de désapprobation. Les luttes (ce mot possède aussi la connotation exacte) que se font les dolo entre eux s'appellent doladoli. Bien qu'on y participe avec enthousiasme et qu'elles soient l'objet d'un intérêt passionné, que ce soit de la part de ceux qui y sont engagés ou de ceux qui se contentent de regarder, on les déplore également. « Ce qui ne va pas dans ce village », disent par-fois les gens, « c'est qu'il y a trop de partis » 77. Ils signifient par là qu'on [104] consacre tant de temps et d'énergie à lutter pour de petits problèmes et à marquer des points qu'on en néglige l'intérêt public. Cela se produit bien sûr à tous les niveaux. En 1959, lorsque le cabi-net du parti du Congrès dans l'État d'Orissa avait une très faible majo-rité, il fallait dépenser tant de temps et tant d'énergie, utiliser tant de subterfuges ingénieux pour que le gouvernement reste en place, qu'il eut peu de temps pour « appliquer les projets ». On appela cette situa-tion « instabilité ». Certains la considérèrent comme un des plus grands défauts de la démocratie parlementaire et de sa tolérance pour les oppositions. La Quatrième République française souffrit de Y im-mobilisme pour des raisons assez semblables.

La composition de ces dolo a déjà été décrite brièvement. Elles se formaient autour de deux hommes très importants de la caste des Guerriers. La plupart des Guerriers appartenaient à un seul lignage agnatique et les factions correspondaient en gros aux divisions selon la descendance dans ce lignage. (Du moins on corrigeait les généalo-gies pour faire croire que c'était le cas.) On connaissait le cas de quelques renégats qui avaient changé de camp (un homme se mettant avec des agnats plus éloignés contre les fils de son frère). Chaque fac-tion comprenait des supporters d'autres castes que celle des Guerriers. L'appartenance à une faction était symbolisée par une modification des devoirs rituels de la parenté agnatique. Un homme contribuait plus aux dépenses de mariage ou de deuil des maisons de sa faction qu'à celles de ses adversaires. Chaque faction avait aussi son propre jati 77 En fait ils utilisent le mot anglais party qui semble posséder une connota-

tion plus péjorative que le terme dolo.

Page 121: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 121

puo (cela veut dire « fils de caste »). C'était un guerrier vivant dans le village mais qui n'appartenait pas au lignage dominant : il faisait la cuisine pendant la courte période de très grande pollution qui suit un décès, car ceux qui étaient étroitement apparentés à la personne décé-dée étaient disqualifiés rituellement pour la préparation de la nourri-ture.

Le leader accumulait son crédit politique en protégeant ses suppor-ters des attaques des étrangers ou des hommes de l'autre faction et en marquant des points aux dépens du leader de la faction rivale.

Ces affrontements se déroulaient habituellement au sein du pan-chayat (le conseil de village). Ils prenaient la forme d'attaques (ou de défenses) verbales véhémentes de l'honneur (mohoto) des leaders de chaque faction ou de leurs partisans les plus importants. Ceux-ci s'ac-cusaient d'avoir commis de grosses entorses aux règles normatives du comportement public : détournement des deniers villageois, absence de participation aux tâches communes [105] ou volonté de semer la discorde dans le village à des fins personnelles et égoïstes. On débat-tait de ces accusations avec vivacité et d'une manière quasi judiciaire : les accusateurs demandant que l'on applique des amendes et les accu-sés rétorquant par des contre-accusations. Mais puisque le consensus est la règle dans un panchayat villageois et qu'on ne peut prendre au-cune décision sans que tout le monde se mette d'accord sur une déci-sion, le conseil aboutit rarement, sinon jamais, à une décision dans ce genre d'affaire 78. L'affrontement se terminait par des discours vides et de la mauvaise humeur. L'un des camps ou parfois les deux quittaient la séance en colère. Et l'affaire reprenait une forme plus indirecte de compétition, celle des racontars et des médisances.

Puis tôt ou tard, il y avait un autre affrontement du même genre, suivi d'une autre période de commérages et de calomnies et puis en-core un autre affrontement public, et ainsi de suite. La séquence re-montait dans le temps jusqu'à un prétendu commencement lorsque l'ancêtre d'un des leaders avait évincé de la chefferie l'ancêtre de l'autre leader. Pour autant que je sache, c'était là la seule fois où il s'était produit un événement qu'on pourrait appeler une défaite ou une victoire. Mais à part cela on ne trouvait pas d'histoires de grandes ba-

78 Se reporter à [8] pour une analyse des considérations normatives et pragma-tiques dans les décisions par consensus dans les conseils et commissions.

Page 122: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 122

tailles ou de duels décisifs. Il n'y avait qu'une suite de querelles sans décisions.

Ce qui ressortait de tout cela, c'était la qualité récréative du dolado-li : on jouait le jeu tout à fait dans les règles et les adversaires se rete-naient énormément. Mais on ne l'aurait pas cru en les regardant agir dans le panchayat, les visages tordus de fureur ou figés sous un masque d'amère colère. Il est vrai que la rancœur était en effet très profonde. Il n'y avait pas de semblant de réconciliation comme lorsque les adversaires se serrent la main après la fin du combat. En un sens la lutte n'était jamais terminée. Même en dehors de l'arène les leaders de dolo adverses étaient d'une politesse dénuée de toute ex-pression d'amitié. Néanmoins beaucoup de coups étaient interdits. Au-cun des camps ne consacrait des ressources substantielles au conflit. Ils n'essayaient pas de s'appauvrir l'un l'autre ou d'infliger d'une autre façon des dommages matériels importants au capital politique du ri-val. Ils refermaient rapidement leurs rangs en face d'une opposition extérieure, lorsqu'il se produisait une véritable [106] tragédie ou qu'il fallait accomplir une tâche commune urgente. De même les querelles ne sortaient pas de la sphère villageoise et les adversaires n'enga-geaient pas de procès entre eux devant les tribunaux officiels. Bref, bien que tout le monde déplorât publiquement le doladoli, en fait — du moins à l'époque où j'ai pu l'étudier — on ne permettait pas à ces dissensions internes d'endommager l'intérêt public de la communauté tout entière.

C'était une bataille de mots. Et les mots, contrairement aux bâtons et aux pierres, ne brisent pas les os. La lutte se déroulait dans une suite sans fin d'affrontements mais il n'y avait jamais un duel. On répondait aux défis et aux prétentions par des contre-défis et d'autres préten-tions. Chaque camp continue à jeter des gants aux pieds de l'adver-saire jusqu'à ce que le tas soit tellement haut que les combattants po-tentiels ne peuvent plus s'atteindre même s'ils le souhaitent. On marque les points d'après la qualité du gant, la dextérité et le style avec lesquels on l'a lancé. Malgré les apparences il n'y a pas de véri-table « seuil de rupture » dans le doladoli  : il n'y a pas de danger que cette lutte passe d'un match d'injures à un combat.

Une autre manière d'analyser l'ombrelle de la contrainte normative à l'ombre de laquelle se déroule le doladoli, c'est de remarquer que le processus en question est essentiellement un processus de communi-

Page 123: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 123

cation. Les deux camps connaissent le même langage : ils connaissent la signification des symboles de lutte concernant les tactiques per-mises. En d'autres mots, dans la mesure où l'affrontement est le princi-pal mode d'interaction entre adversaires, ils jouent un jeu et ils ont tous les deux intérêt à maintenir intacte la structure de ce jeu (c'est-à-dire les règles). Ils ont également intérêt à réduire au minimum les dépenses du jeu, à garder le niveau des enjeux très bas 79.

[107]

LES PAKHTOUNS EN CONFLIT 80

Retour à la table des matières

Les Pakhtouns rentrent en compétition entre eux pour le contrôle des gens et des ressources, c'est-à-dire de la terre. Mais on pourrait également dire que les Pakhtouns se battent entre eux non à propos de la terre mais à propos de l'honneur. Ce sont les Pakhtouns eux-mêmes qui disent cela. Et les hommes vont même jusqu'à s'appauvrir pour essayer de maintenir cet honneur. Mais ces deux trophées ne sont pas une alternative : l'honneur et la terre vont ensemble. Lorsqu'un Pakh-toun est déconsidéré et perd son honneur, ses partisans en viennent à penser que désormais il ne peut plus les protéger et ils rejoignent une autre maison des hommes dirigée par un Khan plus fort. Sans parti-sans le Khan qui s'affaiblit ne peut pas protéger sa terre. Il est comme un banquier dont le crédit est mis en doute. Aussi, dire que les Pakh-

79 Depuis l'époque de ce premier duel peut-être légendaire au cours duquel la direction du village changea de mains, il n'y en a eu aucun autre autant que je sache. Y a-t-il donc un trophée ? S'il n'y a pas de trophée, devrions-nous toujours classer le doladoli comme de la politique ? Il y a plusieurs réponses possibles. Tout d'abord le pouvoir de la chefferie s'est considérablement affaibli depuis le départ des Britanniques. Par conséquent, même si c'est toujours un trophée, les gens peuvent penser que cela ne mérite pas d'y consacrer beaucoup d'efforts. Deuxièmement — et c'est là une meilleure explication — le trophée, cela peut être tout simplement se faire reconnaître comme manifestant les qualités d'un vrai leader et dévoiler son adversaire comme un usurpateur. Autrement dit, le trophée n'est peut-être pas le rôle précis de chef de village, mais le rôle plus général d'homme dirigeant res-ponsable.

80 La source de tout ce qui suit est [12].

Page 124: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 124

touns se battent pour l'honneur ou pour la terre en fin de compte re-vient au même.

Etant donné cet objectif, quelles sont les manœuvres qu'un combat-tant peut mettre au point pour l'emporter ? Une démarche normale est simple et directe : vous protégez votre honneur et vous détruisez, sans la moindre ambiguïté, l'honneur d'un autre homme en l'assassinant. Il existait un politicien Pakhtoun victorieux qui avait plus de deux cents meurtres à son actif. Mais les meurtres constituent la forme extrême d'une compétition : ce sont des duels qui jouent les signes de ponctua-tion dans une suite d'interactions compétitives.

Il y a certaines démarches préliminaires, qui peuvent mener au meurtre ou qui peuvent procurer la victoire sans cette réaction der-nière et violente. Ces démarches consistent à enlever des partisans et des alliés à votre adversaire. Il s'agit de miner son crédit politique ou de surenchérir sur celui-ci selon les diverses manières examinées dans un chapitre précédent et de vous adjoindre ses partisans personnelle-ment. Lorsque vous pensez avoir l'avantage, vous communiquez ce fait à votre adversaire de plusieurs manières stylisées : vous lancez un défi. C'est à lui de faire le mouvement suivant. S'il pense que vous vous trompez, il peut se contenter de vous communiquer cette impres-sion en vous lançant un contre-défi. Alors la scène est prête pour des réévaluations rapides : l'une des parties peut se retirer rapidement du bord du précipice (il existe des méthodes institutionnalisées pour agir ainsi et elles seront examinées dans le [108] chapitre suivant) ou un duel peut s'engager et les estimations des forces réciproques sont mises à l'épreuve. Si l'adversaire estime que votre estimation de vos propres forces est la bonne, mais que l'inégalité entre vous deux n'est pas trop importante, il peut essayer de renverser la tendance en recru-tant plus d'alliés ou plus de partisans et de préférence en les détachant de vous. C'est alors à vous de jouer. Et le processus se transforme en un va-et-vient jusqu'à ce que l'un des camps ait dépensé ses ressources et l'admette publiquement. Alors s'ensuit la fuite des capitaux poli-tiques, dont j'ai parlé plus haut, et la fuite ou la mort soudaine du ban-quier.

L'un des arts de la subversion consiste à être capable de trouver lequel des partisans ou des alliés de votre adversaire est mûr pour une offre, parce qu'il est peut-être en train de devenir un rival pour votre adversaire. Vraisemblablement on peut détacher le menu fretin par les

Page 125: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 125

tentations courantes que sont la protection, un logement, une tenure foncière, etc. Si on procède ainsi, votre adversaire en arrive au seuil critique où les désertions se multiplient sans que vous poussiez à la roue. C'est le moment du décollage, si l'on peut dire, et vous n'avez qu'à attendre le moment où ses derniers supporters perdent confiance dans ses capacités de protection et rejoignent une autre maison des hommes.

Dans le doladoli de Bisipara très peu de gens changent de camp : personne n'est tué ou chassé de sa terre ou encore ruiné d'une façon ou d'une autre. On peut imaginer que ce jeu se rejoue perpétuellement. Mais le jeu Pakhtoun est différent ; on peut y distinguer des biais par lesquels les joueurs pourraient se mettre hors jeu.

Une des façons de détruire un système social, c'est de détruire les gens qui le font fonctionner. Un Pakhtoun particulièrement énergique avait quarante et un meurtres à son actif. Pourtant, contrairement à cet état de fait, la compétition Pakhtoun est conçue de telle façon que ce ne sont pas toutes les luttes qui doivent se terminer par un massacre généralisé. Mais évidemment le meurtre n'est pas un événement rare. Tout d'abord la méthode de la confrontation est une manière de convaincre un des camps que se battre c'est perdre. Mais elle permet en même temps, grâce à la subversion et au fait que ce sont des équipes surtout transactionnelles, d'assurer que la plupart des gens ont une chance de se trouver du côté des vainqueurs, même s'il y a une lutte. Il existe aussi des « saints » (nous examinerons leur cas plus loin) qui sont des médiateurs et dont les actes permettent à l'un des [109] camps ou aux deux de reculer sans trop perdre la face. Tous ces procédés visent à laisser suffisamment de pièces sur l'échiquier pour que le jeu puisse continuer.

Etant donné le seuil critique dont nous venons de parler, c'est-à-dire le fait qu'à un certain moment les désertions peuvent faire boule de neige au point que presque tout le monde a rejoint le camp victo-rieux, il y a le danger qu'on ne puisse plus jouer le jeu, non par manque de gens mais par manque de groupes. Pourquoi un leader ne liquide-t-il pas tous les autres leaders, son dernier combat victorieux mettant fin au jeu ?

Il y a plusieurs réponses à cette question, certaines d'entre elles sont générales et d'autres sont particulières à la culture Pathan. Il y a

Page 126: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 126

tout d'abord un simple fait actuariel : quarante et un meurtres cochés sur la crosse d'un fusil feraient d'un homme, dans n'importe quelle culture, une mauvaise affaire d'assurance-vie. Un meurtre transforme un homme en objet de vengeance et plus il commet de meurtres, plus il a d'ennemis qui attendent l'occasion de le descendre au cours d'une tuerie 81. Deuxièmement, ce processus fait plus vite des ennemis que des amis. Chaque victoire rapproche un homme de ses adversaires suivants et ceux-ci peuvent avoir l'intention de l'écraser pendant que cela leur est encore possible. Ou alors ils peuvent se réunir entre eux pour l'abattre. Troisièmement, l'équipe d'un homme ne dure qu'une vie. Les leaders ont besoin de terre, car c'est une ressource qui leur procure du grain pour nourrir les membres de leur maison des hommes. Si un leader a plus d'un fils, la propriété est divisée et avec elle l'assise des leaders. Enfin il existe des difficultés techniques pour assurer l'entretien d'une équipe contractuelle lorsqu'elle grossit au-delà d'une certaine taille. Nous avons examiné ce point dans un chapitre précédent.

En analysant la façon dont on arrive à conserver entre certaines limites les potentialités destructrices de la compétition Pakhtoun, nous avons parlé de certaines contraintes, qui ne font pas partie des règles du jeu, qu'elles soient normatives ou pragmatiques, mais qui sont les conséquences de ces règles. Par exemple, les règles pragmatiques qui définissent la construction des équipes contractuelles rendent impos-sible l'augmentation [110] de la taille des équipes au-delà d'un certain point et il est impensable qu'une des équipes puisse monopoliser toutes les ressources politiques. Mais ceci relève d'un autre domaine que celui de l'accord normatif du doladoli de Bisipara qui veut qu'on ne sorte pas du village pour assigner un adversaire en justice, par exemple.

Nous avons donc analysé deux types d'interaction et de compéti-tion : l'affrontement et la subversion ; et nous avons mentionné un troisième type, le duel. Au niveau du vocabulaire courant il n'est pas

81 [52], décrivant la communauté mexicaine de Durazno, énumère soixante-dix-sept tueries politiques pendant les trente-six dernières années, vingt et une d'entre elles se déroulant sur une période de trois ans. Durazno a une population d'à peu près quinze cents habitants. En 1960, un leader qui avait dominé la vie politique locale depuis trente ans fut abattu devant sa propre porte.

Page 127: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 127

difficile de distinguer entre un affrontement et un duel. Un affronte-ment est un message, concernant sa propre force et destiné à un adver-saire ou à des adversaires potentiels : ce peut être aussi un défi. Un duel a lieu lorsque le défi est relevé. Les adversaires peuvent s'atta-quer et continuer ainsi jusqu'à ce que l'un d'entre eux ait gagné et que l'autre ait été battu.

Dans le doladoli l'utilisation exclusive de l'affrontement et la forme que prennent les affrontements rendent la compétition bon marché. Mais il est évident que cela ne se passe pas toujours ainsi. Certains affrontements se font remarquer par leur utilisation extravagante de moyens. Dans un village de l'Inde on peut trouver des hommes impor-tants qui mettent en route un affrontement généralisé, en construisant eux-mêmes une grande maison ou en creusant un réservoir pour le village et ils démontrent ainsi, entre autres choses, qu'ils sont des per-sonnes d'importance 82. La création d'un crédit politique peut être en soi un processus très coûteux. De même des affrontements directs peuvent être terriblement ruineux. Les quelques « courses aux arme-ments » qui se sont produites au cours de ce siècle ont coûté très cher. Bien sûr, il se peut qu'elles aient été en réalité moins chères que les guerres qui s'ensuivirent. Cependant, il n'en reste pas moins qu'il est possible de faire une banqueroute politique à la suite d'une série de défis, sans qu'il y ait eu, si l'on peut dire, un coup de feu de tiré.

Ainsi donc il n'est pas possible de confirmer la distinction en disant que les affrontements ont tendance à consommer [111] moins de res-sources que les duels, bien qu'il soit possible de vérifier ceci et que ce soit en général probablement vrai. De même je ne pense pas que la violence soit le meilleur critère : en d'autres mots, un duel peut se pro-duire « sans que l'on tire un coup de feu ». La différence entre l'affron-tement et le duel est analogue, selon moi, à la différence qui existe entre un débat et une décision. Les affrontements sont des messages et des prétentions (y compris évidemment une part de bluff) à propos du 82 [65] a décrit comment les Rajputs de Khalapur font cela. Un grand nombre

de commodités publiques — des citernes, des ghats (marches) pour per-mettre le bain, des temples, etc. — ont été construites de cette façon à Bisi-para et dans ses villages environnants. Il faut remarquer que nous ne disons rien des motifs. Les bienfaiteurs en question auraient probablement prétendu qu'ils étaient à la recherche de valeurs religieuses : mais les conséquences de leur philanthropie (qui faisait parfois l'objet d'une compétition) les mettaient en vue comme des hommes importants.

Page 128: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 128

contrôle de ressources politiques, à propos du crédit politique. Un duel se produit lorsque les deux camps s'accordent sur une version de la situation de leurs forces réciproques. Cela peut se produire sous la forme d'une vraie bataille, d'un vote ou de n'importe quelle autre mé-thode propre à la culture en question. Cela peut se produire grâce au retrait de l'un des camps, ce qui donne la victoire à l'autre camp. Ou enfin ce peut être le résultat d'un règlement par médiation. Autrement dit, le flot des affrontements est ponctué de duels qui ont comme conséquence de faire connaître aux joueurs et au public la cote en bourse du crédit politique, les équipes qui sont faibles et celles qui sont fortes et — ce qui est le plus important — quel genre d'équipe semble le plus capable de réaliser un bénéfice dans les conditions du moment 83.

Si le flot des affrontements se divise en épisodes, on pourra se de-mander s'il y a des séquences d'épisodes. Y découvre-t-on un mo-dèle ? J'examinerai ce problème grâce à la reconstruction hypothé-tique des moyens par lesquels une caste, située dans le bas de la hié-rarchie à Bisipara, a réussi au cours de la première moitié de ce siècle à s'élever à une place proche du sommet de cette hiérarchie.

L'ART DE GRAVIRL'ÉCHELLE DES CASTES

Retour à la table des matières

À cause de la politique particulièrement inepte de l'administration au sujet des boissons fortes entre 1870 et 1910, les Distillateurs de Bisipara devinrent très riches 84. On instaura la prohibition en 1910 mais à ce moment-là les Distillateurs, qui avaient plus de quarante ans de profits et d'aubaines derrière eux, avaient plus de bien par tête que n'importe quelle caste du village. Leur argent avait été investi en terres villageoises, qu'ils cultivaient grâce à des ouvriers agricoles. Et, du point de [112] vue du statut économique du moins, ils se trouvaient sur le même plan que la caste jadis dominante des propriétaires fon-ciers, les Guerriers.

83 Voir le chap. IX.84 Pour plus de détails se reporter à [3], chap. IX et X.

Page 129: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 129

La distillation n'est pas une occupation respectable chez les Hin-dous. Et, d'après ce que l'on m'a dit, aussi longtemps qu'ils étaient à la fois pauvres et occupés à distiller l'alcool, les Distillateurs de Bisipara étaient au-dessus du statut d'intouchabilité, mais juste au-dessus. Ils acceptaient diverses formes prescrites de nourriture et d'eau de la plu-part des castes pures, mais aucune d'entre elles n'acceptait de la nour-riture ou de l'eau des mains d'un Distillateur. Mais la culture de la terre est respectable, surtout si vous êtes un riche cultivateur, si bien qu'après l'aide involontaire des Britanniques qui les avaient rendus riches il y avait quelque chose d'anormal dans la position des Distilla-teurs. Les membres des castes supérieures qui étaient employés par les Distillateurs, ou qui leur empruntaient de l'argent ou du grain, se re-trouvaient dans une position très embarrassante car le rituel de caste les conduisait à exposer les symboles d'une supériorité qu'ils ne possé-daient pas, du moins au niveau économique.

Les Distillateurs entreprirent de modifier cette position, et proba-blement même avant 1910. D'abord ils assumèrent, autant qu'ils le pouvaient, les attributs d'une caste respectable. L'agriculture, ai-je déjà dit, est respectable. La distillation elle-même, m'a-t-on dit, fut exécu-tée par des employés, probablement des Konds, et après 1910 on l'abandonna. Aujourd'hui un bon Distillateur ne touche pas aux bois-sons fortes. Ils ne sont pas allés jusqu'à interdire le remariage des veuves, bien qu'ils désapprouvent un tel comportement. Mais leurs femmes ne travaillent pas la terre et elles portent le long sari comme les femmes Brahmines et non la gamucha qui va jusqu'aux genoux. Ils n'élèvent pas de poulets. Ils arborent le cordon sacré.

En fait, ils tendent à vouloir se montrer bien plus religieux que leurs voisins et même parfois que les Brahmanes locaux. Dans le champ des relations sociales ils exagèrent aussi d'une telle façon que j'ai d'abord été conduit à penser qu'ils ne faisaient pas automatique-ment partie, si je puis dire, de la haute. Toutes les autres castes à Bisi-para, y compris les Brahmanes, acceptent la viande préparée par un Kond. Mais non les Distillateurs. Et s'il faut leur faire honneur lors d'un mariage, on leur donne une chèvre encore vivante, pour qu'ils puissent la tuer et la dépecer eux-mêmes. Ils n'acceptent de la nourri-ture ou de l'eau que des Brahmanes, bien que les Guerriers acceptent l'eau d'un berger. [113] Toutes ces manœuvres ont produit des fruits. Bien que les membres des autres castes rient dans le dos des Distilla-

Page 130: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 130

teurs et les taquinent parfois de façon subtile 85, il est généralement admis qu'ils se trouvent quelque part en haut de l'échelle des castes. Non pas bien sûr où ils prétendent se situer, c'est-à-dire au-dessus du Guerrier et juste en dessous du Brahmane, mais quelque part juste en dessous. Les Bergers par exemple, que la plupart des gens classent juste un échelon en dessous des Guerriers, pensaient que les Distilla-teurs venaient juste après eux.

Lorsque j'ai décrit pour la première fois ces phénomènes en 1954, je pensais avoir dit tout le nécessaire à propos des Distillateurs et de leurs progrès 86. Ils avaient adopté les attributs d'une caste respectable. Ils prétendaient occuper un statut supérieur dans le champ des rela-tions sociales en refusant la nourriture des mains des autres castes gé-néralement admises comme plus élevées que les Distillateurs. Certains individus dans ces castes acceptaient la nourriture et l'eau de la part des Distillateurs. Ils étaient donc passés d'une situation proche du bas de l'échelle des castes pures à une situation proche du sommet, malgré une mise en cause de cette position. Cette description est correcte mais elle laisse sans réponses un certain nombre de questions qui à mon avis constituent l'essence de la politique. S'il s'agit là d'une lutte et que les Distillateurs soient l'un des protagonistes, quel est l'autre protagoniste ? Est-ce que les Distillateurs sont contre l'ensemble des castes pures, unies pour empêcher ces parvenus de monter ? Ou nous trouvons-nous en présence d'une situation semblable à celle de la val-lée Swat ou du monde des professionnels de la boxe ? La route vers le sommet y est marquée par une suite de trophées, qui indiquent des victoires sur des adversaires chaque fois plus puissants. De ce point de vue, notre description n'est pas très explicite sur le but que pour-suivent les Distillateurs et ce pour quoi ils se battent. [114] S'agit-il 85 Un terrain appartenant au gouvernement sur lequel fut construite une mai-

son se trouvait au milieu de la rue des Distillateurs. Lorsque l'occupant qui était un Distillateur mourut, le chef de village Guerrier, qui disposait de ce terrain, proposa d'y installer un partisan Kond. C'était là un acte de méchan-ceté soigneusement calculé. Car d'une part on pouvait considérer un terrain gouvernemental comme « non marqué » d'un point de vue de caste. Mais d'autre part la terrasse de la maison menait aux terrasses des autres maisons et l'on pouvait interpréter ce projet comme la démonstration que les Distilla-teurs étaient au même niveau que les Konds. Les Distillateurs l'interpré-tèrent de cette façon et ils en firent toute une histoire.

86 L'analyse de la montée de l'échelle des castes qui suit me fut suggérée au cours d'une conversation avec McKim Marriott.

Page 131: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 131

d'une version hindoue locale de l'honneur, qui ressemble aux concep-tions de l'honneur chez les Pakhtouns ? S'il s'agit d'un honneur de ce genre, peut-on le relier, comme nous l'avons fait pour les Pakhtouns, à un contrôle sur les hommes et sur les ressources ? Troisièmement, notre description manque de détails sur la façon dont les Distillateurs manœuvrèrent en réalité pour amener des gens à accepter de la nourri-ture et de l'eau de leur part. Examinons donc ces questions et quelques autres, en réfléchissant à la manière dont un Distillateur avait pu s'éle-ver, et pour le faire nous allons construire un modèle pour le jeu qui consiste à gravir l'échelle des castes.

L'objectif du jeu est de maximiser la pureté aux dépens de quel-qu'un d'autre : c'est-à-dire qu'il s'agit de maximiser le genre de crédit politique, qui se trouve symbolisé dans le langage du système des castes. La pureté s'exprime de deux façons. Premièrement, elle est symbolisée dans les services déférentiels que fournissent les spécia-listes villageois. Si l'on gagne ces services monétairement, celui qui les a reçus reconnaît un statut relativement peu élevé. Mais son statut est élevé s'il peut payer au moyen d'un arrangement du type jajmani où il s'agit de faire un paiement annuel en grain au moment de la ré-colte. Deuxièmement, la pureté est symbolisée dans l'offre et l'accep-tation d'eau et de nourriture préparée : en acceptant celles-ci selon cer-taines formes prescrites, on admet soit l'égalité, soit l'infériorité avec le donneur.

Le Distillateur qui veut s'introduire dans le cercle de ceux qui re-çoivent la déférence jajmani de la part des spécialistes villageois peut procéder en quatre étapes. Il est évident qu'il n'a pas intérêt à détruire ce cercle. Il veut simplement avoir sa part des bénéfices, si l'on peut dire. D'abord il « achète » le spécialiste, en l'endettant, par des me-naces violentes ou par n'importe quelle autre méthode que lui permet sa richesse. Deuxièmement, il force le spécialiste à lui procurer ses services en échange d'argent : ce comportement n'a pas d'implications de statut car un grand nombre des spécialistes offrent leurs services au tout venant (sauf aux Intouchables) sur la place du marché. C'est une simple transaction, sans aucune importance symbolique. La troisième étape consiste à amener le spécialiste à accepter un arrangement du type jajmani et enfin, quatrièmement, le Distillateur peut alors établir avec le spécialiste des relations de commensalité comme le font le Guerrier ou le Brahmane.

Page 132: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 132

Il faut d'abord identifier les équipes dans cette compétition. Si le leader numéro un (le Distillateur) l'emporte, tous les autres [115] Dis-tillateurs en profitent. Car l'une des règles normatives du système de caste est que le statut appartient au groupe et non à l'individu. Les autres Distillateurs constituent donc un noyau. (Empiriquement il pourrait bien sûr y avoir des relaps dans ce noyau et un modèle plus raffiné que celui que j'ai élaboré devrait tenir compte de ce fait.)

Le supporter potentiel du leader numéro un est le spécialiste dont il s'efforce d'attirer les services.

Dans la pratique il n'est pas toujours facile d'identifier le leader numéro deux. Tout ce que l'on peut dire, c'est qu'il doit être l'un de ceux dont le monopole des services déférentiels du spécialiste a conservé le taux de pureté des Distillateurs à un bas niveau. La diffi-culté à l'identifier peut venir de ce que le leader numéro un gagne un round parce que le leader numéro deux passe son tour après avoir dé-cidé que le jeu n'en valait pas la chandelle. Mais évidemment, si ce leader réagit, il est facile de l'identifier.

Les deux premières étapes que franchit le Distillateur : mettre le spécialiste en son pouvoir et acheter ses services, constituent une sub-version. Mais elles n'ajoutent rien au crédit politique du Distillateur tant que celui-ci n'a pas conduit à bien l'affrontement impliqué par les deux autres étapes. Celles-ci sont des prétentions à la pureté, telle que le prescrivent les règles normatives de la structure politique villa-geoise. Ces étapes mettent les titulaires du monopole des services de ce spécialiste au défi de reconnaître l'égalité au Distillateur ou de la mettre en cause. Si le leader numéro deux passe son tour et ne relève pas cette prétention, on peut dire qu'il s'est déroulé un duel et que le leader numéro un a augmenté son crédit politique.

Si le leader numéro deux pénètre dans l'arène, il peut au niveau pragmatique payer les dettes du spécialiste ou harasser directement le leader numéro un afin de lui faire abandonner sa tentative. Ou alors il peut permettre à ce spécialiste particulier de rendre des services défé-rentiels au Distillateur mais il leur enlève toute valeur en proclamant que le spécialiste s'est souillé en servant un Distillateur, qu'on ne peut plus le considérer comme une source de crédit politique et qu'il sera remplacé par un autre spécialiste qui ne sert pas les Distillateurs.

Page 133: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 133

Le leader numéro un ne peut gagner que dans la mesure où le lea-der numéro deux perd. Si le leader numéro deux introduit de nouvelles ressources dans le jeu (s'il patronne un spécialiste différent), la sub-version peut se transformer en un affrontement réussi et le leader nu-méro un (le Distillateur) a perdu ce duel-là.

Il faut remarquer, en passant, qu'il n'y a pas de règles normatives [116] pour l'art de gravir l'échelle des castes. Faire pression sur le blanchisseur et acheter ses services sont des règles pragmatiques. Il n'existe pas de mot Oriya pour l'art de gravir l'échelle des castes et la compétition entre castes ne peut se dérouler de façon ordonnée que grâce à des règles pragmatiques. Le leader numéro un et le leader nu-méro deux sont tous les deux d'accord sur leur définition du trophée : c'est-à-dire sur la signification des symboles qui indiquent le crédit politique. Ils sont aussi tous les deux d'accord tacitement sur les règles pragmatiques utilisées : personne n'élève d'objection publiquement lorsque le Distillateur prête de l'argent au spécialiste, tant qu'il n'uti-lise pas cette dette pour prétendre avoir un crédit politique.

La séquence dans le doladoli consiste en une répétition d'épisodes (c'est à peine cela d'ailleurs, car ils ne sont pas ponctués de duels) et chacun reproduit le précédent. Mais la séquence pour gravir l'échelle des castes est cumulative. Si le Distillateur réussit dans son premier épisode — peut-être avec le blanchisseur — il est qualifié pour appli-quer les mêmes pressions à un barbier ou à un berger. Chaque duel réussi donne le droit de viser plus haut. Et cela en théorie jusqu'à ce que le Distillateur ambitieux ait acquis le même taux de crédit, en ce qui concerne le service des spécialistes, que le Guerrier dominant.

On peut donc se demander pourquoi les Distillateurs n'évitent pas tout ce processus en achetant le Brahmane, la catégorie la plus élevée de spécialistes. S'ils réussissaient, ils devraient, d'après les règles du jeu, pouvoir obtenir les services déférentiels de tous les autres spécia-listes moins importants. On pourrait penser qu'une offre matérielle suffisamment élevée ferait l'affaire. Mais pourquoi une offre plus éle-vée serait-elle nécessaire ? Il ne coûte pas plus d'endetter un Brah-mane pauvre que de payer des dettes d'un blanchisseur.

La variable cruciale qui rend cette solution impossible est le total de crédit politique dont dispose le Distillateur. En fait il suffit de compter le nombre de gens dont il faut encore s'occuper en plus du

Page 134: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 134

spécialiste qui est en jeu. Si le leader numéro un lance sa tentative contre le Brahmane sans avoir subi tous les rounds de qualification avec le blanchisseur, le barbier et les autres, il doit affronter la hiérar-chie tout entière. Or il n'a pas un crédit suffisant pour agir ainsi. S'il achète un Brahmane pauvre et s'il s'en sert pour faire un affrontement, il s'ensuivra que ce Brahmane sera disqualifié par les Guerriers et mis au ban de sa caste par ses compagnons Brahmanes. Et cela retirera toute la valeur politique que ce Brahmane aurait pu avoir pour le Dis-tillateur.

[117]

ASQUITH ET LLOYD GEORGE

Retour à la table des matières

Faire des hypothèses sur la façon dont les Distillateurs de Bisipara « doivent avoir gravi » ou « ont pu gravir » les échelons de la hiérar-chie des castes pures (depuis pratiquement le bas jusqu'à proximité du sommet) est relativement facile, parce que nous ne nous occupons pas d'un cas précis. Si nous avions des données sur la façon dont les Dis-tillateurs ont triomphé, par exemple de la caste des Barbiers ou des Potiers, il aurait été plus difficile de discerner d'emblée les principes structuraux sous-jacents aux comportements des gens en question. C'est parce que les règles (c'est-à-dire les principes structuraux) sont de nature générale, alors que les situations relèvent du particulier. For-muler les règles de la manœuvre politique — ou n'importe quel en-semble de règles — revient à laisser de côté un grand nombre des va-riables qui interviennent dans une situation concrète. Par exemple, il se pouvait que juste à ce moment-là les Barbiers fussent des victimes toutes désignées parce qu'ils venaient d'avoir un procès coûteux ou parce que leurs leaders n'avaient pas un caractère résolu ou pour une raison de ce genre. Cela s'applique également à notre description du doladoli et des Pakhtouns : il s'agissait là aussi de définitions géné-rales des règles de la manœuvre politique dans ces situations et non de cas particuliers.

On aboutit aux règles générales en examinant un certain nombre de situations particulières et en extrayant ce qu'elles ont en commun. De

Page 135: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 135

cette manière on atteint, si l'on peut dire, l'essence de ces situations. Par exemple, on s'attendrait à retrouver toujours dans le cas de la montée de l'échelle des castes le modèle de l'affrontement et du duel, des épisodes et des séquences (de même que dans d'autres genres de manœuvre politique). Mais ce n'est que dans ce cas des Barbiers que nous risquerions de trouver le perdant déjà affaibli par un procès et il nous faudrait donc considérer ce dernier comme fortuit.

On peut utiliser ces ensembles de règles ou de principes pour com-prendre des situations particulières car ils permettent de distinguer l'essentiel du fortuit. Nous allons voir ce que cela donne en utilisant la description donnée par Blake de la chute d'Asquith en 1916 87.

Un dernier mot d'introduction : les mots « fortuit » et « essentiel » [118] sont malheureusement chargés émotionnellement : ils im-pliquent que l'essentiel est important et que le fortuit n'est que fortuit. Mais cela n'est vrai que de disciplines ou de démarches spécifiques. Si nous décidons d'examiner la chute d'Asquith de ce qu'on pourrait ap-peler le point de vue de « Freud-Bullitt » 88, en utilisant les concepts de la psychologie freudienne, ce sont les règles et les régularités poli-tiques qui seraient « fortuites » tandis que l'état d'esprit des protago-nistes, que nous considérons ici comme fortuit, constituerait l'essen-tiel. Ce qui est considéré comme fortuit et comme essentiel dépend de la discipline en question.

Au début de cette histoire, le cabinet d'Asquith était composé de quatorze libéraux, de dix unionistes et d'un représentant travailliste. La cause première de la chute d'Asquith résidait dans la démission des ministres unionistes et dans le fait qu'un nombre suffisant d'entre eux acceptèrent ultérieurement de participer à la coalition de Lloyd George. Le supporter unioniste le plus résolu de ce dernier était Bonar Law, mais au début celui-ci, ainsi que presque tous ses collègues unionistes dans le cabinet Asquith, n'avait pas confiance en Lloyd George. Si nous arrivons à établir pourquoi ils changèrent d'avis, nous pourrons arriver à comprendre la lutte au cours de laquelle Asquith perdit le pouvoir.87 Voir [17], chap. XIX-XXI. Se reporter également à la note 2, p. 32, du

chap. II de ce livre.88 Nous faisons allusion ici à un curieux article sur le Président Wilson et qui

analyse tout particulièrement son comportement au cours des négociations de paix après la guerre de 1914-1918. Voir [51].

Page 136: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 136

Il faut rappeler encore une fois que nous ne recherchons pas la « vraie » raison du changement de camp de chacun de ces dix hommes. Il n'est pas possible d'établir l'histoire personnelle de chacun d'entre eux et de découvrir les expériences qui formèrent leur attitude à l'égard de l'autorité, des luttes sociales, des Gallois et de toutes les petites querelles personnelles et inimitiés qui, d'après la description qu'en donne Blake, semblent avoir influencé leurs actions. C'est là un travail d'historien. Les sciences généralisantes comme la science poli-tique ou l'anthropologie recherchent plutôt le langage culturel avec lequel ils agirent, décrirent et justifièrent leurs actions. Nous recher-chons d'abord les raisons ostensibles de manœuvres politiques de ce genre, celles que l'on mettait en avant et qui étaient utilisées dans le Royaume-Uni en 1916. Nous recherchons une espèce de grammaire qui se trouve sous ce langage.

Le langage de ce genre de jeu politique consiste, à son niveau [119] le plus élevé, en une série de thèmes normatifs 89. Les Pakhtouns changeaient de camp pour être en sécurité et pour d'autres raisons ma-térielles de ce genre et qu'un homme pouvait utiliser pour justifier sa conduite. Dans le doladoli les thèmes normatifs sont différents : le vainqueur est celui qui peut montrer qu'il a agi honorablement ou pour le bien public, tandis que son adversaire a été égoïste et malhonnête. La culture géorgienne (comme les cultures edwardienne et victorienne qui la précédèrent) prisait le langage du service d'intérêt public, tout comme le doladoli.

Le thème normatif prédominant à cette époque était la victoire à la guerre. À chaque occasion où quelqu'un justifiait un changement qui déplacerait Asquith ou lui retirerait des mains la direction des affaires, la justification normative était la victoire à la guerre ; Asquith est trop fatigué ou trop indécis ou laisse trop de place à la discussion ; il ne peut être un leader actif et tranchant. Mais à cela on oppose le thème d'un Asquith indispensable parce que tout le monde a confiance en lui : il peut garantir « l'unité du pays ». Les adversaires de Lloyd George reflètent ces thèmes : Lloyd George est peut-être tranchant et dynamique mais il lui manque « la seule chose nécessaire : il n'inspire

89 L'expression « thème normatif » me fut suggérée par Bruce Graham. C'est ce que j'ai appelé plus haut les « valeurs ». Le mot de « thème » est sédui-sant parce qu'il implique que les hommes politiques les rabâchent continuel-lement.

Page 137: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 137

pas confiance ». Il est ambitieux pour lui-même mais non pour le bien public, et il ne dispose donc pas du crédit politique nécessaire pour que le peuple le suive et pour maintenir l'unité du pays ; donc ce n'est pas sous sa direction que l'on remportera la guerre.

La victoire à la guerre est en quelque sorte l'atout dans ce jeu de thèmes normatifs : aucune autre carte n'a plus de valeur. Mais ce n'est pas la seule carte. De même que Harold Nicolson avait planté le dra-peau de l'honnêteté sur son équipe électorale, Bonar Law exprima plu-sieurs fois, au cours de cette intrigue prolongée qui amena la chute d'Asquith, son souci de ne rien faire de « déloyal » à l'égard d'Asquith. Asquith lui-même utilisa deux thèmes lorsqu'il rejeta la candidature de Carson la première fois qu'on souleva l'histoire d'un Conseil de guerre : d'abord Carson n'était pas assez âgé et en second lieu sa nomi-nation semblerait indiquer que le gouvernement d'Asquith n'avait pas suffisamment de courage pour supporter l'opposition de Carson. Et donc Asquith étant un lâche perdrait la confiance de ses collègues.

[120]Je le répète : que ces thèmes normatifs soient ou non les « vraies »

raisons de l'action ne nous concerne pas. Nous nous intéressons à la manière dont on les utilise pour rechercher un soutien et pour affirmer la crédibilité de son propre crédit politique. Au début de novembre, la Chambre discuta de la vente des affaires ennemies que l'on venait d'exproprier en Nigeria. Le gouvernement était favorable à une mise aux enchères ouverte à tous les enchérisseurs. Garson présenta une motion disant que de telles affaires ne devaient être vendues qu'à des citoyens britanniques. Nous trouvons ici un conflit sans équivoque entre deux thèmes normatifs : le libre-échange libéral contre le protec-tionnisme conservateur (unioniste). Garson voulait faire d'une pierre deux coups. D'une part, il visait le gouvernement de coalition en lui rappelant d'anciennes différences de principe qui avaient été laissées temporairement et difficilement en suspens. L'autre objectif était Bo-nar Law, le leader du parti unioniste mais qui était aussi un membre du gouvernement en tant que ministre des Colonies. Il lui faudrait donc voter avec le gouvernement dans l'intérêt du libre-échange et conclure les débats en son nom. La motion de Carson dit très claire-ment qu'il (Carson) soutient les principes conservateurs bien mieux que le leader du parti unioniste, Bonar Law. En d'autres mots, la mo-tion est une offre pour prendre la direction unioniste, un affrontement.

Page 138: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 138

En effet, le défi était encore bien plus direct dans la mesure où Bonar Law, en entrant dans la coalition, avait annoncé qu'il resterait au gou-vernement aussi longtemps que son propre parti (les unionistes) lui donnerait la confiance. Même si la motion de Carson était rejetée, Bo-nar Law ne serait en sécurité que si une majorité d'unionistes votaient pour le gouvernement.

Bonar Law, en tant que ministre des Colonies, fut le dernier à prendre la parole au nom du gouvernement. Je cite ici une partie de sa réponse et je souligne entre parenthèses et en italique les thèmes nor-matifs dont il fit usage :

« Il s'agit là d'une motion qui indique un manque de confiance dans le gouvernement. Elle a été proposée — et je dois dire ici que je le regrette — avec une violence qui à mon avis ne correspond pas à la gravité de la situation où se trouve le pays... »

(Carson n'est pas intéressé comme il devrait l'être à gagner la guerre.)

« Du moins je ne mettrai jamais en doute la sincérité des motifs qui poussent mon ami et cher collègue (Carson)... »

(Ses motifs se réduisent à ses propres ambitions personnelles pour me retirer la direction du parti unioniste.)

[121]« Et j'espère et crois que notre amitié personnelle supportera la tension

d'une opposition politique, y compris des discours du genre de celui que nous venons d'entendre... »

(Je suis magnanime. Je doute que Carson le soit, d'après la manière dont il vient de se comporter.)

Il est difficile de trouver un exemple plus clair de la manière dont on utilise des thèmes normatifs pour discréditer un adversaire et pour se créer un crédit politique en vue d'obtenir un soutien.

Finalement soixante-treize unionistes soutinrent Bonar Law et soixante-cinq soutinrent Carson. Le biographe de Bonar Law trouve que cette faible majorité a une très grande portée car Bonar Law s'aperçut qu'il y avait une forte opposition à la coalition d'Asquith au sein de son propre parti, et que la continuation de cette coalition dé-pendait de son soutien (à lui, Bonar Law).

Page 139: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 139

Identifier les thèmes normatifs ne constitue que la première partie d'une analyse. A ce moment-là on sait que (pour reprendre les termes de Harold Nicolson) ces cartes « en forme de trèfle » sont vraiment des trèfles. Ou, pour prendre une autre métaphore, connaître les thèmes normatifs c'est connaître le vocabulaire. L'étape suivante consiste à jouer les cartes ou à utiliser le vocabulaire pour communi-quer avec les amis et les ennemis. On réalise cette intention au moyen d'affrontements.

Un affrontement est un message face auquel le récepteur n'a pas le choix : il doit le recevoir et y réagir. Pendant un certain temps avant les événements de l'automne 1916 qui culminèrent dans la chute d'As-quith, les journaux possédés par Northcliffe (il dominait à la fois le public populaire et l’establishment grâce au Daily Mail et au Times) firent une campagne permanente contre la direction d'Asquith. Mais Asquith les ignora et dédaigna de répondre. Tout comme, d'après les règles de la chevalerie, un homme de rang dédaigne le défi d'un homme d'un rang visiblement inférieur 90. D'après les règles d'Asquith, les journaux n'avaient pas le droit de pénétrer sur l'arène. La plupart de ses collègues également, dans les deux camps, condamnaient le [122] « maffiotage avec la presse », du bout des lèvres du moins, si-non du fond du cœur.

Bonar Law tenait à ce qu'Asquith demeurât Premier Ministre, tan-dis que Lloyd George continuerait à diriger la guerre grâce à un petit Conseil de guerre et il y tint même jusqu'au dernier moment lorsque Asquith brûla tous ses ponts et mit un frein à la négociation. Quelque temps après le débat sur la Nigeria, Bonar Law apprit que Lloyd George et Carson étaient en train d'agir ensemble pour mettre sur pied la création d'un Conseil de guerre et il accepta de les rencontrer pour discuter de leurs projets. Mais d'abord il dit à Asquith ce qui était en train de se tramer. Le biographe de Bonar Law montre qu'un tel com-portement, et c'est sans aucun doute exact, indique sa volonté de ne rien faire dans le dos d'Asquith. Mais Asquith doit avoir également lu

90 Comme le suggère le biographe de Bonar Law, on n'arriva pas à manipuler une ressource pertinente. Au niveau pragmatique les règles personnelles de la Grande-Bretagne de 1916 n'excluaient pas la presse. Celle-ci en réalité joua un grand rôle pour ternir l'image d'Asquith. De Gaulle, autre personna-lité olympienne, n'était pas autant complexé par l'éthos de son époque : voir p. 99.

Page 140: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 140

un message sur les changements possibles dans l'agencement de son soutien : son critique le plus mordant (Carson), le leader des unio-nistes dans sa coalition (Bonar Law) et son rival le plus puissant dans le parti libéral (Lloyd George) étaient en train d'agir de concert. Appa-remment il n'était pas enthousiaste, mais il ne souleva aucune objec-tion à ces discussions. Autrement dit, il décida de ne pas interpréter la conversation de Bonar Law comme un affrontement.

Cinq jours plus tard, Bonar Law, Lloyd George et Carson présen-tèrent un mémorandum, qui contenait le projet d'un plan instituant un Conseil de guerre dirigé par Lloyd George et présidé par Asquith. Bo-nar Law présenta ce plan à Asquith qui l'emporta avec lui à la cam-pagne pour le week-end. Le lundi, il écrivit à Bonar Law qu'il rejetait le plan et il donnait des raisons valables et soigneusement normatives pour ce faire. Lloyd George « n'inspire pas confiance », Carson est trop jeune, céder à Carson et à Lloyd George reviendrait à affaiblir la confiance de ses autres collègues, etc. Au niveau pragmatique, ce rejet signifiait que Lloyd George et Carson n'avaient pas à eux deux un soutien suffisant pour qu'il (Asquith) prenne leur affrontement au sé-rieux. En effet, il semblait qu'il eût raison car, lorsque Bonar Law ra-conta à ses collègues unionistes membres du gouvernement ce qui se passait, il les trouva très hostiles. Ils pensaient que Bonar Law s'était fait embobiner par Lloyd George et ils appelèrent cette affaire une « machination ».

Après avoir appris le rejet du projet par Asquith, Bonar Law sug-géra qu'Asquith et Lloyd George se parlent personnellement à propos du nouveau Conseil de guerre. Lloyd George écrivit alors à Asquith, en proposant une fois de plus le nouveau [123] Conseil, mais cette fois-ci il élimina le Premier Ministre de ce Conseil. Asquith rejeta le plan et avança des contre-suggestions qui étaient inacceptables pour Lloyd George. Ce dernier écrivit tout de suite à Bonar Law, lui racon-tant ce qui s'était passé et lui disant : « La vie du pays dépend mainte-nant d'une action ferme de votre part. »

Cette dernière phrase, dont la signification normative était évi-dente, signifiait pragmatiquement que Lloyd George ne pouvait plus rien faire tant que les autres membres unionistes du cabinet ne s'étaient pas rangés derrière Bonar Law et contre Asquith, pour soute-nir la création d'un nouveau Conseil de guerre.

Page 141: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 141

Ils étaient convoqués en réunion le dimanche 3 décembre. Le sa-medi et le dimanche, les journaux publièrent des rumeurs sur une dé-mission éventuelle de Lloyd George et des articles consacrés à son désir de former un nouveau Conseil de guerre. C'était un conservateur, ministre sans portefeuille et confident de Bonar Law, Sir Max Aitken (plus tard Lord Beaverbrook), qui avait permis les « fuites » car, pos-sédant un journal, il ne semble pas avoir été inhibé par le code qui condamne le « maffiotage avec la presse ». On suppose qu'Aitken visa la création d'un affrontement généralisé au profit de Lloyd George et de Bonar Law en montrant l'étendue de leur soutien dans « le peuple ». Apparemment cette manœuvre produisit un effet contraire sur les ministres unionistes, qui avaient de nouveau l'impression d'être manipulés par Lloyd George qu'ils croyaient responsable des fuites dans la presse.

La réunion semble avoir été très confuse et aboutit à une résolution plutôt ambiguë qu'il fallait transmettre à Asquith. Elle l'appelait à dé-missionner et disait qu'ils démissionneraient eux-mêmes s'il n'agissait pas ainsi. Il semble que certains voulaient le départ d'Asquith et pro-bablement son remplacement par Lloyd George. D'autres pensaient que la situation était maintenant tellement perturbée qu'Asquith ne pourrait réétablir son autorité qu'en démissionnant, ce qui permettrait aux autres (c'est-à-dire à Lloyd George) d'essayer de diriger et d'échouer. Puis il reformerait un gouvernement, probablement sans Lloyd George. Mais, quels qu'aient été leurs motifs, l'appel à la démis-sion d'Asquith, appuyé par la menace de leur propre départ, était un affrontement des plus clairs.

L'affrontement réel se produisit lorsque Bonar Law présenta la ré-solution à Asquith. Là encore les choses sont confuses et l'on discute pour savoir si Bonar Law avait présenté de façon suffisamment [124] claire les intentions prétendument amicales de quelques-uns des mi-nistres unionistes. En tout cas Asquith interpréta la menace du retrait de ce soutien comme n'importe qui l'aurait fait, il céda immédiatement et promit de voir Lloyd George et de négocier avec lui.

Cette réunion eut lieu samedi après-midi. Dans la soirée et dans la journée de dimanche, on élabora les détails du compromis, plus ou moins en faveur de Lloyd George. Asquith ne démissionnerait pas mais reformerait son gouvernement, comme il l'avait déjà fait une fois en 1915, ce qui rendrait possible la création du Conseil de guerre.

Page 142: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 142

Mais dès lundi soir Asquith refusait l'accord et Lloyd George démis-sionnait le mardi et sa démission était acceptée.

La raison normative avancée pour ce changement d'idée était une attaque contre Asquith dans un article du Times concerne le projet de formation d'un nouveau gouvernement. Asquith pensait — à tort semble-t-il — que cet article avait été suggéré par Lloyd George. La raison pragmatique de cette volte-face venait de ce qu'Asquith avait l'impression que son soutien était plus solide maintenant que samedi. Ses ministres libéraux, en appuyant ce projet de nouveau gouverne-ment, l'avaient exhorté à s'opposer à Lloyd George. Et même des mi-nistres unionistes, semble-t-il, firent connaître leur soutien à Asquith et leur hostilité à Lloyd George. C'est pourquoi Asquith se sentit assez fort pour commencer le plus résolu des affrontements en acceptant la démission de Lloyd George.

Le drame se déplace alors de l'arène principale vers le groupe des ministres unionistes, dont certains pensaient que Bonar Law avait mal conduit son entrevue avec Asquith et qu'il n'avait pas fait sentir les intentions amicales sous-jacentes à leur appel à la démission. Ils de-mandèrent à Bonar Law de venir à une réunion pour expliquer son comportement. A ce moment-là Bonar Law devait être à bout de pa-tience car il interpréta immédiatement ce mouvement comme un af-frontement. Il dit qu'il ferait appel au parti contre eux et que, s'ils vou-laient une réunion, ils n'avaient qu'à venir le voir. C'est ce qu'ils firent et une réunion eut lieu : les vues de Bonar Law prévalurent et tous les ministres unionistes démissionnèrent. Après cela Asquith démissionna également puisqu'il venait de découvrir qu'après tout il n'avait pas le soutien des ministres unionistes.

Quelques jours plus tard Lloyd George réussit à former un gouver-nement et devint Premier Ministre.

[125]Ces événements montrent d'une façon très claire la relation entre

thèmes normatifs, soutien et affrontements. On se sert des thèmes pour justifier ou discréditer une politique ou une personne et ils constituent les raisons publiques du soutien. Les adversaires s'af-frontent entre eux en envoyant des messages à propos du soutien dont ils disposent. Il nous reste maintenant à isoler les quelques duels (un

Page 143: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 143

ou deux) qui se sont produits dans cette séquence d'épisodes conflic-tuels.

Lorsque Carson défia le leadership de Bonar Law au cours du dé-bat sur la Nigeria, on compta les voix. Ce dernier l'emporta arithméti-quement mais il était évident que sa marge n'était pas suffisante pour qu'il se sentît assuré. En un sens il s'agissait d'une victoire de Carson non pas sur le front contre Bonar Law mais sur le front contre As-quith, car c'était là l'une des raisons qui poussa Bonar Law à soutenir Lloyd George. L'autre duel décisif se produisit après la démission d'Asquith lorsque Lloyd George réussit à constituer un gouvernement. Ce fait démontra, sans qu'aucun doute ne soit permis, qu'Asquith n'était pas indispensable, contrairement à ce qu'il aurait pensé lui-même, dit-on. C'est Lloyd George en réalité qui disposait du crédit le plus important.

Bien sûr toute cette histoire ne se résume pas à cela. Nous n'avons examiné en détail que deux types de ressources politiques manipu-lables par les adversaires : les forces humaines et les thèmes norma-tifs, et la relation entre eux. Il y a d'autres types de ressources qui font partie du crédit politique d'un homme : la réputation. L'honnêteté de Bonar Law, l'esprit imperturbable d'Asquith, l'énergie de Lloyd George. Il y a aussi certaines capacités particulières comme les quali-tés d'orateur parlementaire de Carson ou de Lloyd George. Il y a éga-lement des rôles spécifiques qui n'ont pas été analysés systématique-ment : ainsi Northcliffe qui était une ressource et une pression exté-rieures à l'arène normative ; Aitken, qui était un manipulateur et jouait le messager en coulisses, travaillait pour Bonar Law et Lloyd George : c'était un jeune membre sans portefeuille mais il était riche et influent. Il est possible que de tels facteurs finissent par s'avérer fortuits, mais il est vraisemblable que des caractéristiques structurales analogues se retrouvent dans d'autres types d'arène. De même nous n'avons pas ana-lysé les caractéristiques évidemment fortuites (de notre point de vue) de la chute d'Asquith, telles que l'occupation prolongée du poste de Premier Ministre et l'usure qui s'ensuit et le choc provoqué par la mort de son fils aîné à la guerre deux [126] mois avant les débuts de l'at-taque de Lloyd George. Mais les facteurs de ce genre relèvent de l'his-toire et non des sciences sociales généralisantes.

Page 144: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 144

CONCLUSION

Retour à la table des matières

L'interaction et la compétition entre équipes dans une arène se composent de deux choses : l'élaboration d'un soutien et l'action de sape du soutien de son adversaire au moyen de la subversion. Chaque étape est justifiée publiquement au moyen des thèmes normatifs ap-propriés. Puis suivent des défis sous la forme d'affrontements. Une grande partie de tout cela est un objet de bluff comme je l'ai déjà sous-entendu. Car ce qui compte, ce ne sont pas les ressources dont un homme dispose réellement, mais ce que les gens influents croient sur ce point. En quelque sorte on cache son jeu. Mais de temps à autre cet échange de messages, ce dialogue de prétentions et de contre-préten-tions se trouve arrêté par un duel. Au cours de celui-ci les prétentions concernant le crédit politique sont validées publiquement ou discrédi-tées, à la fois pour les joueurs et les spectateurs.

Certaines arènes, comme le doladoli, semblent ne jamais avoir de duel, peut-être parce que tout le monde connaît l'état du crédit poli-tique ou parce que personne n'est suffisamment préoccupé par l'affaire pour vouloir étaler son jeu. D'autres arènes se terminent brutalement comme lors de la chute d'Asquith. Pourtant il y a d'autres cas comme l'arène Pakhtoun ou la montée de l'échelle des castes qui semblent uti-liser une sorte de tableau de classement indiquant les manœuvres per-mises aux équipes selon leur position dans le tableau.

Les hommes emploient des stratagèmes à propos desquels les règles normatives ne se prononcent pas. Ils utilisent aussi d'autres règles pragmatiques qui leur permettent de faire des infractions pré-cises aux règles normatives. Les Pakhtouns s'insultent entre eux au conseil et les hommes politiques britanniques utilisent la presse de façon indirecte. La situation semble être à la limite du désordre et de la désintégration et pourtant, dans tous les cas qui ont été analysés, il existe un ordre et une conformité d'ensemble.

Dans le chapitre suivant nous allons examiner les institutions et les autres moyens présents dans les arènes qui visent à empêcher le désordre et la désintégration structurale. Nous analyserons plus loin

Page 145: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 145

les situations au cours desquelles les structures politiques se modifient ou se désintègrent.

Page 146: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 146

[127]

Les règles du jeu politique.Étude anthropologique.

Chapitre VII

LE CONTRÔLE

CE QUI NE VA PAS

Retour à la table des matières

Il y a une impression très répandue — et à mon avis convaincante — qui veut que les structures des relations sociales soient comme des jardins : si on ne s'en occupe pas, elles deviennent sauvages ou elles dépérissent. Pour ceux qui pensent ainsi, « la débrouillardise » revient à courir au désastre et croire que « tout finira par s'arranger » relève de l'optimisme le plus stupide. Les hommes doivent planifier et organiser selon leurs besoins et leurs ressources. Ils doivent prévoir les acci-dents et, s'il s'en produit un, ils doivent faire la réparation rapidement. Car si l'on ne bouche pas le plus petit trou de la digue, c'est la struc-ture tout entière qui sera balayée. Cette notion d'un processus qui s'ac-célère de lui-même se retrouve en politique : c'est le seuil critique au-delà duquel le processus se comporte comme les explosions ; elles sont incontrôlables tant qu'elles ne s'arrêtent pas d'elles-mêmes. C'est dans cette mesure que tout planificateur est un pessimiste : il prévoit le pire et essaie de l'éviter.

Mais d'un autre côté tout planificateur est aussi un optimiste. S'il ne croyait pas avoir une chance de pouvoir contrôler les destinées hu-maines grâce à ses propres efforts, la planification n'aurait pas de rai-son d'être. Il peut prévoir une situation future différente de celle d'au-jourd'hui. Ou bien il pense que le présent convient parfaitement et il

Page 147: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 147

prévoit de le conserver dans cet état-là. Mais qu'il soit un réformateur ou un conservateur, il prévoit un futur qui est du moins en partie sa propre création.

Il y a un autre genre de pessimiste qui pense que ceux qui af-firment contrôler nos destins s'illusionnent. Une action prévue a tou-jours des conséquences involontaires. Ces pessimistes ont donc égale-ment raison. Le plan peut manquer de prendre en considération toutes les circonstances naturelles pertinentes. Il peut être contrecarré par ceux qui ont un plan différent : c'est la situation qui constitue l'objet de cet ouvrage. Un exemple bien [128] connu d'un homme qui met au point des déploiements de force imaginaires qui marchent sur leurs propres rails — comme quelqu'un qui a l'impression de conduire un train — nous est fourni par le Général (le prince Bagration) de Tol-stoï. Il agit d'après des renseignements tout à fait erronés et envoie des messages et des ordres qui n'arrivent jamais à leurs destinataires.

Il est difficile de nier qu'une grande partie de la vie se passe d'une manière aveugle. Il y a des échecs qui sont imprévus et des succès auxquels on ne s'attend pas. Néanmoins, malgré toute cette incerti-tude, on ne peut se résoudre à croire que toute action et toute planifi-cation constructives sont ridicules. Même dans le cadre de l'incerti-tude provoquée de la compétition, un certain degré de prédiction est possible. De plus, même s'il était vrai qu'une action délibérée et bien en évidence n'atteignait jamais le but qu'elle se donnait, les hommes n'en agissent pas moins comme s'il n'en était rien et nous ne pouvons pas comprendre ce qu'ils font à moins de prendre cette constatation en considération. De toute manière le Général de Tolstoï ne prouve pas qu'il est impossible de trouver une direction prévoyante pour une équipe de compétition. Cela prouve seulement qu'il y a des personnes qui ne sont pas qualifiées pour diriger et que peut-être il est plus diffi-cile d'assurer la direction dans certaines arènes que dans d'autres.

Quel est donc l'équivalent du sable ou de la jungle qui envahissent le jardin non entretenu ? Comment expliquer le manque d'efficacité des règles d'une structure responsable pour la bonne marche de la compétition politique ?

Nous avons déjà analysé à plusieurs reprises, à la fois au niveau de la théorie et des exemples, le rôle que joue l'environnement d'une structure politique. La plus grande partie de ce chapitre sera consa-

Page 148: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 148

crée, par ailleurs, à l'aspect autodestructeur des structures politiques : c'est-à-dire la tendance au désordre que nous avons abordée au début du chapitre précédent. Mais ce n'est jamais là que l'un des facteurs. Les actes de Dieu au sein de l'environnement suppléent, pourrait-on dire, les éléments autodestructeurs. Ou c'est plutôt l'inverse qui se pro-duit : la mort structurelle est provoquée par des actes de Dieu (c'est-à-dire l'environnement) auxquels suppléent les actes des hommes poli-tiques et les règles selon lesquelles ils agissent 91. S'il n'y [129] avait pas eu l'Indochine, le débat sur la C.E.D., le conflit à propos de l'aide aux écoles catholiques, le Komintern, l'Algérie et toutes les autres crises, la structure de la Quatrième République française aurait peut-être survécu, malgré le jeu ruineux et coûteux des manœuvres parle-mentaires provoqué par le système des alliances entre partis. Dans ce chapitre nous prendrons pour acquis l'effet dominateur de l'environne-ment et nous nous demanderons plutôt ce que font les hommes poli-tiques pour aggraver et diminuer à la fois les dangers de l'environne-ment.

Tout d'abord ils sont en compétition pour des trophées qui sont rares. Ce qui donne une prime à l'invention, à la découverte d'un nou-veau stratagème qui déséquilibrera l'adversaire. L'invention peut être une déviation calculée par rapport aux règles normatives du jeu sportif et qui peut être efficace parce que l'adversaire ne s'est pas gardé d'un coup donné dans les reins alors que l'arbitre tournait le dos. Il peut se trouver également que les règles ne prévoient pas tous les stratagèmes possibles, si bien que l'innovation est possible sans mettre en cause une des règles normatives, comme dans la lutte continue entre les comptables et les percepteurs. De même on peut briser les règles par ignorance : les règles concernant le personnel peuvent être suffisam-ment lâches (ou peuvent avoir été brisées) pour qu'on laisse pénétrer sur l'arène un concurrent qui ne comprend pas les règles de la compé-tition et qui donne des coups interdits, simplement parce qu'il ne sait pas qu'ils sont interdits. Si ces coups sont également réussis et que le nouveau venu gagne en trichant, alors il y a d'autres concurrents qui sont susceptibles de suivre le mouvement et ce n'est que l'intervention

91 Cette formulation amusante est tirée de la conclusion du coroner d'un jury à propos de la noyade d'un homme dans un fleuve : « ... Il a rencontré sa mort par un acte de Dieu, favorisé par la négligence scandaleuse des gardes-pêche. »

Page 149: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 149

d'un arbitre qui peut restaurer la règle normative du comportement dans la compétition : autrement la règle normative change. Personne aujourd'hui ne condamnerait un homme politique qui « maffioterait avec la presse ». Au contraire, depuis que la télévision existe, on ad-mire les hommes politiques qui utilisent ces moyens de propagande avec habileté.

Parfois les actions des individus provoquent une déviation non pré-méditée par rapport aux règles normatives. C'est sous un autre aspect la situation du Général de Tolstoï. Le cycle bureaucratique illustre bien cet éloignement de la justesse normative vers le chaos pragma-tique. Les règles d'une bureaucratie précisent que les rapports avec ses « clients » doivent être impersonnels. Mais les clients réguliers fi-nissent par être connus, les rôles sont personnalisés et l'impersonnalité bureaucratique est mise en danger. Des exceptions pragmatiques se multiplient contre la [130] règle normative. On arrive alors à un point critique où la bureaucratie est susceptible de renouveler et d'accentuer ses règles normatives afin de restaurer l'impersonnalité voulue dans les rapports avec le public. On met fin à une période de discussions et on clarifie la situation par une décision. On résume une série d'affron-tements ou on rend public l'état du crédit politique par un duel. De même il semble qu'une période d'éloignement des règles normatives vers des moyens pragmatiques se termine par un processus d'inven-taire. Soit on restaure et on réaffirme les règles normatives, comme dans l'exemple du cycle bureaucratique, ou alors on annonce un en-semble de nouvelles règles normatives ou de modifications de ces règles. Le cycle ressemble au nettoyage annuel du printemps où l'on redécore et au cours duquel les chefs de famille « mettent leur maison en ordre ». Il faut mettre de l'ordre dans l'arène parce que de nouveaux types de ressources viennent d'être employés dans des buts politiques, que ce soit par déviation, ignorance, ou calcul volontaire. Les concur-rents ont pu développer de nouvelles capacités ou de nouvelles al-liances. Les athlètes qui participent à des épreuves d'endurance comme la course de bicyclette ou la course de fond ont pu prendre l'habitude de se doper pour se procurer un avantage par rapport à leurs concurrents. Le boxeur a peut-être renforcé le tissu cicatriciel sur son visage. Les partis politiques découvrent qu'ils peuvent mieux commu-niquer avec leurs électeurs en employant des professionnels de la pu-blicité pour leur faire le travail. Il y a à peu près dix ans les partis poli-

Page 150: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 150

tiques aux Indes s'aperçurent que la nouvelle structure de l'administra-tion locale pouvait être un moyen déterminant pour influencer les électeurs. Il y eut un débat assez violent pour savoir si oui ou non les partis politiques devaient être tenus à l'écart des villages. Les Intou-chables de Bisipara ont appris progressivement qu'ils pouvaient mani-puler l'administration et les partis politiques afin que ceux-ci obligent les castes pures du village à les traiter comme des égaux. Tous ces phénomènes soulèvent la question de savoir si l'usage de ces nou-velles ressources est légitime ou non. Personne ne s'oppose au renfor-cement des tissus cicatriciels mais on disqualifie les cyclistes qui uti-lisent certains moyens de doping. Les partis politiques pénètrent main-tenant dans les villages indiens, peut-être parce que personne n'a trou-vé le moyen de les en empêcher. Parfois évidemment on ne prend au-cune décision. Parfois l'utilisation de nouvelles ressources s'avère in-efficace et elles tombent en désuétude d'elles-mêmes.

[131]Mais pourquoi est-il nécessaire de réglementer l'usage de nouvelles

ressources ? On pourrait peut-être penser que la meilleure méthode serait d'instituer la liberté de marché en ce qui concerne l'usage des ressources politiques. Si la haine entre communautés ou l'antagonisme racial sont la meilleure manière d'élaborer un soutien politique et si l'on se fonde sur la théorie qui veut que le souhait des gens soit le guide de l'homme politique, alors des équipes devraient se constituer autour de tels mots d'ordre. Mais on trouvera peu d'hommes politiques aujourd'hui en Grande-Bretagne qui utilisent, ouvertement et sans honte, de tels moyens (bien qu'en fait certains les utilisent). L'explica-tion habituelle d'une telle retenue normative est qu'il ne serait pas dans l'intérêt général (l'intérêt de la collectivité) d'encourager de tels préju-gés enflammés et destructeurs. Gela bien sûr est exact. Mais cela fait également partie d'un sentiment plus répandu et plus vague, et que j'ai mentionné au début de ce livre ; les ressources dépensées en politique ne devraient pas dépasser une certaine proportion des ressources to-tales de la société. Ce n'est pas tellement un problème de coût de l'ad-ministration, comme l'ont à l'esprit tous ceux qui pensent que le meilleur gouvernement est l'absence de gouvernement. L'administra-tion peut être productive au sens économique du terme et s'avérer être non pas une dépense mais une source de profit. C'est plutôt le pro-blème de l'usage de ressources uniquement dans la compétition :

Page 151: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 151

celle-ci implique des dépenses de temps, de bien-être et même du né-cessaire, y compris la perte de vies humaines. C'est en ce sens que la compétition politique vit en parasite sur les autres formes de relations sociales et les règles de la compétition politique se justifient unique-ment par la délimitation des zones de la vie sociale que l'on peut faire intervenir dans la politique. C'est ce que sous-entendent les gens de Bisipara quand ils disent : « Il y a beaucoup trop de partis dans notre village. »

L'utilisation de nouvelles ressources en politique, quels que soient les moyens employés pour les introduire dans le jeu, est l'occasion pour la politique d'intervenir plus profondément dans les autres formes de relations sociales. A première vue il n'y a aucune raison spécifique pour qu'il en soit ainsi. On adopte la nouvelle ressource comme un essai, suppose-t-on, parce qu'on pense qu'elle sera plus ef-ficace qu'une quelconque autre ressource : s'il en est ainsi on peut sup-poser que l'ancienne ressource sera abandonnée. Si on s'aperçoit aux Indes, au niveau du village, qu'il est possible d'harceler plus efficace-ment son adversaire [132] en s'adjoignant l'aide des hommes poli-tiques locaux qu'en étant bien vu de l'administration comme aupara-vant, alors on arrêtera après un moment d'utiliser l'administration comme une ressource dans la politique villageoise, parce qu'on s'est rendu compte qu'elle était inefficace de ce point de vue.

Dans une certaine mesure il en est bien ainsi : avec la venue de nouveaux outils on jette ceux qui sont hors d'usage. Mais il y a tou-jours un danger lorsqu'on prend de nouvelles ressources et qui vient justement du fait qu'elles sont nouvelles. Les concurrents n'ont pas appris à les utiliser avec adresse et de façon économique. Lorsqu'on introduit une nouvelle ressource dans le jeu, on n'a pas encore formulé les règles pragmatiques qui édictent les limites de cet outil et la ma-nière de l'utiliser efficacement. On n'y aboutit qu'à travers un proces-sus relativement coûteux d'essais et d'erreurs 92.

L'ordonnance d'une compétition dépend, comme je l'ai déjà dit, de la connaissance par les deux camps des règles aussi bien normatives que pragmatiques. La victoire dans le jeu dépend (entre autres choses) de l'état d'incertitude créé dans l'équipe adverse et de la désorganisa-tion qui s'ensuit. Mais le jeu ne peut rester ordonné qu'aussi longtemps

92 Voir l'analyse de l'innovation plus haut, p. 85.

Page 152: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 152

que cette incertitude reste légère. Il y a le maximum d'ordre et le mini-mum d'incertitude si l'on sait qu'un certain coup ne permet que deux types de riposte. (S'il n'y a toujours qu'un seul type de riposte, alors cela cesse d'être un jeu pour devenir un genre de danse rituelle.) Mais si le coup est tout à fait inédit, alors la riposte doit l'être également. Aucun des camps ne peut prévoir ce que l'autre fera ensuite : les choix sont donc très larges. C'est la situation où les gens consacrent énormé-ment de ressources pour « être du bon côté » 93. Autrement dit, l'ordon-nance d'un jeu dépend d'une communication réelle entre les concur-rents, ce qui implique qu'ils doivent comprendre tous les deux le lan-gage employé.

Nous pouvons illustrer cela en esquissant une situation à Bisipara, qui sera analysée plus loin dans le contexte du changement. Puisque cela concerne le changement, j'utiliserai le mot « conflit » plutôt que les mots « lutte » ou « compétition ». Néanmoins cette histoire servira à démontrer ce que j'entends par un usage prodigue des ressources politiques dans des situations d'incertitude et l'expression de la poli-tique dans des zones [133] plus larges de la vie sociale. Le conflit se déroulait entre les castes pures de Bisipara et les Intouchables Pans 94.

Jadis les Pans étaient des ouvriers agricoles sans terre et chaque famille était liée à une famille de Guerriers au sein d'une relation éco-nomique et politique permanente appelée raja-praja (roi-sujet). Ce-pendant, depuis quarante ou cinquante ans ces Pans ont trouvé diffé-rentes sources de revenus indépendants. Ils furent favorisés par les politiques gouvernementales destinées à améliorer le bien-être de ce qu'on appelait alors les castes extérieures. Un Pan avait été agent de police, un autre était à l'armée, plusieurs étaient instituteurs, un Pan enfin était un représentant de la Ligue des Classes déchues et avait été un candidat (malchanceux) à l'Assemblée législative de l'Orissa. D'autres avaient gagné de l'argent en faisant le commerce du bétail et, en un mot, il y avait des Pans qui étaient aussi riches que les membres les plus riches de la caste des Guerriers. Comme les Distillateurs, ceux des Pans qui avaient gagné de l'argent l'investirent dans la terre. Il est inutile d'insister sur le fait que ces hommes n'étaient plus des « su-

93 Se reporter à [101], pp. 6 et 7, pour l'analyse de la taille des coalitions vic-torieuses et le rapport de ce fait avec l'information dont elles disposent sur la force de l'autre camp.

94 Ce conflit est décrit plus à fond dans [3], chap. XI.

Page 153: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 153

jets » au sens technique du terme. En fait, à mon arrivée dans le vil-lage en 1952, il n'y avait que deux hommes qui reconnaissaient être des praja de familles guerrières. L'un était le veilleur de nuit du vil-lage et son raja était le chef local, un Guerrier. L'autre était un messa-ger, recevant également un salaire de l'administration, employé par l'autre chef local qui était également un Guerrier.

Il semblerait d'après cela que les Pans de Bisipara étaient qualifiés économiquement pour commencer un processus d'élévation sociale en grimpant l'échelle du système de castes, exactement comme l'avaient fait et continuaient à le faire les Distillateurs. En effet, ils semblaient être dans une bien meilleure position, car les gouvernements indiens de l'Indépendance avaient fait ce que les Britanniques n'avaient jamais osé faire : ils avaient adopté une législation contre le phénomène de l'Intouchabilité et ils avaient augmenté les aides sociales. Les Pans de Bisipara commencèrent un tel processus : leur tentative d'obtenir le droit d'entrée dans le temple villageois (que nous allons décrire sous peu) faisait partie de tout un ensemble d'actions destinées à affirmer un statut plus respectable dans le village. Ils abandonnèrent leur pra-tique traditionnelle qui entraînait la pollution et qui consistait à dépe-cer le bétail mort et à en manger la viande. Ils annoncèrent qu'ils ne buvaient que de [134] l'eau. Ils n'élevèrent aucune objection lorsque le privilège spécifiquement Pan de faire de la musique leur fut retiré. Un certain nombre d'entre eux rouspétèrent bruyamment lorsqu'ils per-dirent le privilège de mendier mais ils ne firent aucune déclaration ou protestation collective. Les Pans les plus riches habillèrent leurs femmes avec des longs saris. Ils construisirent un temple dans leur propre rue et l'un des instituteurs faisait office de prêtre, car aucun Brahmane n'acceptait de les servir. Les hommes se mirent à porter le cordon sacré et certains d'entre eux semblaient adopter cet air de contentement mielleux qui distingue les Brahmanes villageois dans notre région. Finalement ils abandonnèrent le nom de Pan et annon-cèrent qu'ils s'appelleraient dorénavant les Harijans : les enfants de Dieu 95.

95 C'est là le nom mis en avant par Gandhi dans sa campagne contre l'intou-chabilité. Le mot « Harijan » avait un grand pouvoir normatif à Bisipara puisqu'il signifiait que les Grands Bataillons étaient du côté des Intou-chables. Le mot soulevait la colère et la peur chez les castes pures.

Page 154: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 154

Il s'agit là de constatations symboliques à propos de la position à laquelle aspiraient les Pans (c'étaient en fait des affrontetements vir-tuels). Les Distillateurs avaient suivi exactement le même chemin. Mais l'étalage des attributs de la respectabilité doit être validé par des relations symboliques. Vous pouvez porter les signes distinctifs d'un colonel mais cela n'a pas de sens tant que les gens ne vous traitent pas comme un colonel. L'Intouchable peut s'habiller comme un Brah-mane, mais cela ne sert à rien tant que l'on n'a pas persuadé les gens de le traiter, sinon comme un Brahmane, du moins plus comme un Intouchable. D'après mon hypothèse les Distillateurs y sont arrivés en utilisant leur pouvoir économique pour acheter des spécialistes et en organisant une suite d'affrontements réussis qui transforma leur pou-voir économique en un crédit politico-rituel. Mais les Pans n'étaient pas assez riches et il n'y avait pas assez de Pans riches. Ils étaient in-capables de combler l'immense fossé qui les séparait, en tant qu'Intou-chables, de la plus basse des castes pures. Ce qui aurait pu être une compétition limitée (comme dans le cas des Distillateurs) devint en fait une suite d'affrontements extraordinaires et — du moins dans les premières étapes — indécis.

Le premier incident dans le conflit entre les Pans et leurs voisins villageois dont je fus témoin se déroula dans un temple situé à une centaine de mètres environ de l'endroit où j'habitais, de l'autre côté d'un terrain vague. Une procession de Pans habillés de leurs plus beaux vêtements déboucha de la rue du village et s'approcha du temple. Certains portaient des plateaux [135] de cuivre avec des of-frandes et ils étaient conduits par un groupe de joueurs de cymbales et un homme avec un harmonium portatif 96. Ils faisaient cela chaque an-née, disposaient leurs offrandes sur le sol où l'assistant du prêtre ve-nait les prendre pour les emporter à l'intérieur du temple. Les gens des castes pures entre-temps — des hommes mais surtout des femmes — venaient un à un ou par deux et apportaient leurs offrandes dans l'anti-chambre du temple. Peu après que les Pans eurent atteint le temple, ils eurent une altercation avec le prêtre et son assistant. Les Pans vou-laient déposer leurs offrandes dans le temple en affirmant qu'ils

96 Cet instrument était rare dans les collines mais assez répandu chez les peuples plus raffinés des plaines de l'Orissa. Les castes pures n'en possé-daient pas et le fait de s'en servir à cette occasion est à la fois un symbole de modernité et une manière de plastronner devant les castes pures.

Page 155: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 155

avaient le droit d'agir ainsi d'après la loi sur l'entrée dans les temples adoptée par le gouvernement de l'Orissa. Le prêtre refusa et envoya un messager chercher le chef de village qui habitait à cinquante mètres. Le chef de village arriva accompagné par un grand groupe d'hommes des castes pures. On se querella encore mais finalement tout s'arrêta et les Pans s'en allèrent et retournèrent dans leur propre rue sans avoir pu rentrer dans le temple. Les castes pures disposèrent plusieurs jeunes gens, armés de haches de guerre, autour du temple. Les Pans revinrent dans la soirée mais cette fois-ci un inspecteur de police arriva juste avant eux car ils avaient envoyé un messager à la direction du district située à dix kilomètres. On recommença les discussions, les castes pures se réfugiant dans l'argutie (elles affirmaient n'avoir aucune ob-jection à ce que les Pans entrent dans le temple pourvu que la police organisât tout d'abord un référendum chez toutes les castes pures de la sous-division). Mais, à la fin, la foule se dispersa à nouveau et l'ins-pecteur, satisfait de l'absence de désordre, remonta sur sa bicyclette et retourna à la direction de la police.

Quelque temps plus tard, le conseil de village (panchayat), auquel les Pans n'avaient pas le droit d'accéder, décréta que les musiciens Pans n'auraient plus le droit de se produire dans les festivals villageois et de demander l'aumône. À la place ces droits seraient octroyés à des Intouchables d'une caste différente qui vivait également dans le vil-lage.

Vers la fin de cette année (c'était en 1953), un vieux Pan rencontra un jour au crépuscule un jeune homme d'une caste pure sur un étroit chemin au milieu des champs : il le poussa de côté et le précipita la tête la première dans la boue d'un champ [136] de paddy. Le Pan se dépêcha de rentrer chez lui à travers champs. Le jeune homme courut jusqu'à la plus proche rue des castes pures et son récit souleva un tollé général. Le conseil se réunit et on envoya un message convoquant le Pan. Celui-ci répondit qu'il faisait déjà nuit, qu'il avait peur de mar-cher dans l'obscurité et qu'il viendrait le lendemain matin avec ses frères de caste. Mais il semble que tous les Pans n'avaient pas peur des périls de la nuit — de rencontrer un léopard ou de marcher sur un ser-pent — car certains d'entre eux avaient fait dix kilomètres dans l'obs-curité jusqu'au poste de police pour dire que les castes pures avaient déclenché une émeute et qu'elles avaient attaqué leur rue avec des fu-sils.

Page 156: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 156

Lorsque les castes pures se levèrent le matin, elles s'aperçurent que la maison du conseil était occupée par un commissaire. Plus tard arri-va un sous-inspecteur. Il écouta les deux parties, dit qu'on ne pouvait entamer aucune poursuite, dit à tout le monde de se comporter conve-nablement et s'en alla. Les Pans firent une nouvelle fois appel à la po-lice et la même procédure, avec le même résultat, fut suivie par un inspecteur. De nouveau ils firent appel, et cette fois-ci c'est un inspec-teur d'arrondissement qui se déplaça. Et ainsi tous les échelons de la police y passèrent jusqu'à l'officier supérieur. Et de même pour les autorités civiles : l'affaire monta jusqu'au juge du district. Les Pans marquèrent un point important au cours de ces enquêtes. Ils réussirent à soulever l'intérêt d'un ministre du gouvernement d'Orissa qui faisait une tournée dans la région. Celui-ci décida de recommencer les en-quêtes mais elles aboutirent toutes au même résultat, à savoir que rien ne justifiait une poursuite et que tout le monde devait bien se compor-ter. Tout cela dura à peu près un an pendant que j'étais en Angleterre. Je revins juste après la seconde enquête du juge. À ce moment-là les castes pures discutaient d'un impôt à instituer pour réunir des fonds afin d'engager un avocat : ils avaient entendu dire que les Pans intou-chables avaient l'intention de se porter partie civile ; c'était en 1955.

Cette histoire du changement dans un village indien a beaucoup de facettes et nous en examinerons d'autres plus tard. Je voudrais attirer l'attention ici sur l'usage que les Pans ont fait de la police, de l'admi-nistration et du gouvernement du Parti du Congrès. Bien sûr, ces res-sources n'étaient pas tout à fait nouvelles. La région était déjà admi-nistrée depuis plus d'un siècle et la police et l'administration étaient toutes les deux connues et craintes, aussi bien par les castes pures que par les [137] Intouchables. Mais jusqu'à présent on n'avait jamais de-mandé à ces étrangers d'intervenir dans les querelles villageoises entre castes pures et Pans.

Cela s'avéra très coûteux pour les deux camps. Les Pans en parti-culier se comportèrent comme s'ils avaient brûlé tous leurs ponts : ils revinrent à la charge, firent appel après appel. Pourtant il aurait dû être évident après la première enquête qu'ils n'arriveraient pas à maintenir l'accusation. Tout cela les engagea dans des frais et dans toutes sortes de dépenses extraordinaires, dans des frais de transports et — ce qui était pire — dans les difficultés et les humiliations que tous les pay-sans, et non seulement les Intouchables, subissent dans de telles cir-

Page 157: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 157

constances. Les castes pures se comportèrent également comme en état de siège, passant des heures en réunions à discuter de la tactique, de serments de secret et de taxes à percevoir pour payer les dépenses de ceux qui devaient assister à l'enquête judiciaire. À mon avis, ils surestimèrent énormément le soutien que les Pans pouvaient obtenir de la part des hommes politiques et de l'administration et ils étaient dans un état d'incertitude continuelle, au bord de la panique. (En fait c'était en cela que résidait le bénéfice pour les Pans, bien que je sois sûr qu'ils ne l'avaient pas prévu. Non seulement les castes pures sor-tirent de cette épreuve en détestant leurs Pans, mais aussi avec une crainte nouvelle.)

Pourtant, malgré les peurs et les incertitudes provoquées par l'utili-sation de nouvelles ressources dans la politique villageoise et malgré la violence des émotions dont on peut comparer l'intensité aux antago-nismes raciaux dans les villes américaines d'aujourd'hui, il y eut des limitations volontaires. Les Pans pauvres avaient besoin d'être em-ployés comme ouvriers à la journée dans les fermes des castes pures et les exploitants avaient besoin de leur travail. Les ouvriers agricoles continuèrent à offrir leur travail et furent embauchés même pendant la période la plus acharnée de la querelle. En 1955, une querelle du même genre éclata dans un village Kond voisin. Lorsque les Konds annoncèrent qu'ils n'emploieraient pas les ouvriers agricoles Pans, les castes pures de Bisipara interprétèrent cela comme une manifestation typique de la bêtise Kond 97. Dans cette mesure du moins, les castes pures de Bisipara avaient bien compris les affrontements Pans : ils savaient où il fallait tirer le trait.

[138]Cette querelle diffère de façon frappante du doladoli. Dans ce der-

nier on n'introduit aucun type nouveau de ressources politiques : les affrontements s'échangent et, bien que chargés de haine, ils vont dou-cement de-ci, de-là. Si les hommes semblent souvent perdre leur calme, ils ne perdent en tout cas jamais la tête.

Résumons. Nous avons commencé par nous demander ce qui pou-vait ne pas marcher. Pourquoi les structures politiques ont-elles ten-dance à s'effondrer ? Le facteur principal est l'environnement et les

97 Cette histoire dans le village Kond est décrite dans [4], chap. VI, et dans [58], chap. III.

Page 158: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 158

tensions qu'il impose. La réponse, en ce qui concerne les acteurs, est que les actions produisent des conséquences qui ne sont pas prévues. C'est surtout le cas lorsque l'environnement impose de nouvelles ten-sions. L'ordre dépend de la prévision, de la réalisation des espérances. Et pourtant le paradoxe de la compétition politique est que le trophée va à l'équipe qui peut agir d'une manière que n'ont pas prévue ses ad-versaires et qui n'est peut-être pas prévue dans les règles du jeu. L'élé-ment d'autodestruction fait partie de toute structure politique dès l'ins-tant où elle définit des trophées que tout le monde ne peut pas gagner. De plus, même les initiateurs d'une ligne d'action ne se font pas une idée nette de ce que seront les conséquences. Tout cela crée encore plus d'incertitudes et le danger de l'incertitude est que l'on consacre (pragmatiquement) de plus en plus de ressources à un usage de com-pétition politique.

Cette partie se terminait par une remarque sur la retenue que les gens de Bisipara observaient même dans leurs querelles les plus acharnées. Dans la partie suivante nous allons analyser plus systémati-quement cet élément de collusion qui aide à maintenir les structures intactes.

LA COLLUSION

Retour à la table des matières

Les adversaires se mettent en collusion lorsqu'ils décident d'ex-clure de l'arène certaines ressources qui sont à leur disposition. Ils dé-cident que l'introduction de ces ressources dans le jeu rendrait celui-ci trop coûteux. Notre objectif dans cette partie est de découvrir ce que l'on entend par « trop coûteux » dans ce contexte. L'examen s'ap-plique, dans une certaine mesure, non seulement aux affrontements, mais aussi aux combats et aux révolutions.

Les hommes politiques de la IVe République française nous servi-ront une nouvelle fois d'exemple. Malgré le souvenir assez [139] mal-heureux qu'ont laissé leurs actions, il semble avant toute chose qu'ils se préoccupèrent de maintenir les institutions républicaines intactes. Il y avait bien sûr des exceptions comme de Gaulle et ses partisans. La France avait subi plus de dix ans de désordre et de désunion. Cela

Page 159: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 159

avait commencé au milieu des années 30 avec les émeutes parisiennes de la Droite, qui avaient mené à la formation d'un Front Populaire composé de radicaux, de socialistes et de communistes. Puis il y avait eu l'humiliation de la défaite et le régime de Vichy. L'expérience avait donné aux hommes politiques une dure leçon de modération.

Il y eut un référendum en octobre 1945 pour approuver la création d'une Assemblée constituante, et aux élections qui suivirent les com-munistes, les socialistes et un parti du centre, le Mouvement Républi-cain Populaire (M.R.P.), reçurent le plus grand nombre de voix. Les radicaux, parti du centre-droit, et les partis de droite moins importants remportèrent moins de succès. On forma un gouvernement avec les trois partis les plus importants, les deux partis de gauche et le M.R.P. Il existait des désaccords très profonds entre ces partis, par exemple à propos de la politique de l'enseignement et de la politique écono-mique. Mais le souci de ces partis et de leurs adversaires de droite était de restaurer une forme républicaine de gouvernement et de ne faire aucun changement fondamental dans le système politique fran-çais.

On élabora un ensemble de règles pragmatiques dans ce but, déci-dant quel genre de ressources on avait le droit ou pas le droit d'utiliser dans la compétition entre les partis. Dans l'ensemble, du moins au dé-but, on garda le silence sur des problèmes aussi explosifs que la poli-tique coloniale, les demandes de hausse des salaires, l'aide aux écoles libres, etc. Chaque parti se retenait d'utiliser à fond et dans son propre intérêt ces thèmes explosifs car il savait qu'en disant tout il pourrait faire écrouler tout le système. De plus chaque parti, y compris à cette époque les communistes, avait une base électorale assez large et il ne lui était pas possible de s'identifier de trop près à un seul des thèmes.

Le mot collusion possède des connotations de secret, de superche-rie et de fraude. En fait beaucoup d'actes de collusion sont tacites : les concurrents refusent d'admettre qu'ils se retiennent d'utiliser des res-sources. Mais il serait préférable de pousser notre examen jusqu'aux situations où les adversaires admettent et se font même une gloire de ne pas faire usage de toutes leurs forces. Ils sont préparés publique-ment à justifier leurs actions. En d'autres termes, les collusions prag-matiques et les accords [140] normatifs ont dans une certaine mesure la même signification : la modération dans les intérêts de la stabilité. Deuxièmement, la collusion implique que ce sont les deux adversaires

Page 160: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 160

qui se retiennent. Mais il y a certainement des situations où un homme met tout ce qu'il a dans la balance, tandis que l'autre se retient. D'habi-tude, c'est le plus fort qui procède ainsi et cela correspond à l'une des règles normatives les plus générales, à savoir qu'un duel devrait se dérouler uniquement entre gens d'à peu près la même force. Lorsqu'il y a eu des erreurs d'assortiment, l'adversaire le plus fort peut décider au nom de la règle normative de l'égalité de ne pas étaler trop ouverte-ment ou trop brutalement sa supériorité. Nous donnerons un exemple de ce phénomène plus tard.

De cette façon on peut en quelque sorte atténuer les duels. La col-lusion s'applique également aux situations où les duels ont lieu en an-ticipant le résultat : des « désaffrontements » ou des « retraits ». Les défis peuvent ne pas être relevés et le camp le plus faible répond au défi en acceptant symboliquement son infériorité. Un exemple frap-pant, sinon grossier, de ce comportement nous est donné par les ba-bouins qui sont un des types les plus agressifs de primate. Les mâles d'une bande se classent eux-mêmes en dominants et subordonnés. Si un mâle dominant est dérangé par un défi — peut-être involontaire — de la part d'un inférieur, il le regarde fixement. L'inférieur devrait alors détourner le regard. S'il ne détourne pas son regard, le mâle do-minant s'avance comme s'il allait charger. Le babouin le plus faible devrait alors s'aplatir sur le sol et détourner sa tête de l'agresseur. S'il ne se comporte pas ainsi, l'autre charge et lui fait la chasse. Mais même dans ce cas il y a encore des moyens pour faire connaître le re-trait. Le babouin le plus faible peut encore se protéger d'une morsure en tournant son dos et en présentant son arrière-train : il se laisse mon-ter dessus, tout comme une femelle lors de l'accouplement. Il est diffi-cile de trouver une manière plus évidente pour symboliser celui dont le crédit politique est le plus élevé. Un duel a eu lieu mais sans effu-sion de sang 98.

Les hommes politiques humains, qui sont aussi des primates, ne symbolisent pas leur infériorité de façon aussi explicite, mais on trouve des allusions à un raisonnement similaire dans ce cas extrême de l'injure qu'est le mot sola, dans le vocabulaire des villageois de Bi-sipara. C'est un mot qui a un sens tout à fait [141] respectable et qui signifie « le frère de ma femme ». Comme injure il vient à signifier : « Ta sœur est une p... » Mais le défi est encore plus direct : l'agresseur 98 Cette procédure est décrite dans [37], p. 109.

Page 161: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 161

dit que s'il le voulait il pourrait déshonorer la sœur et que son adver-saire ne pourrait pas l'en empêcher. Il y a de grandes zones du monde paysan et tribal, tout particulièrement celles sous l'influence de l'Is-lam, où la chasteté des vierges et la fidélité des femmes mariées sont un signe du crédit politique 99. Cela ne veut pas dire, bien sûr, que toutes les méthodes pour affronter un ennemi ou pour symboliser la soumission et mettre ainsi fin à une lutte naissante doivent présenter une coloration sexuelle. Chaque arène possède ses propres règles pour se prosterner et s'affronter.

Lorsque l'un des adversaires regrettant d'être rentré dans l'arène, juge qu'il perdra beaucoup dans un duel et qu'il a moins à perdre en reconnaissant son infériorité, alors il se prosterne. On peut utiliser les mêmes symboles évidemment si un duel a commencé et si le perdant pense qu'il ne peut supporter plus longtemps une punition. Mais il y a aussi une situation de modération, plus fréquente dans la compétition politique que dans les jeux, où les deux adversaires se retirent du bord du précipice parce qu'ils ne sont pas suffisamment sûrs de pouvoir l'emporter ou parce qu'ils se sont aperçus en général que la paix leur profiterait mieux qu'une lutte.

Lorsque cela se produit, les deux camps font attention à ce que le crédit politique qu'ils ont amassé au cours de leurs comportements agressifs ne se perde pas lors de leur retrait du duel. Il se peut que les raisons de la reculade soient entièrement pragmatiques pour les deux camps. C'est le genre d'explication que l'on ne pourrait pas donner pu-bliquement sans perdre la face. Mais en général ils sont susceptibles de symboliser leur nouvelle position par un communiqué commun qui donne la raison normative de celle-ci. De cette façon ils peuvent sau-ver la face. Par exemple, au cours des premiers mois de 1959, le cabi-net du parti du Congrès dans l'Orissa eut de grandes difficultés pour rester au pouvoir. Il n'avait que six voix de majorité, celles des membres du parti Jharkhand, qui s'était allié au parti du Congrès 100. Lorsqu'un homme était malade ou refusait la discipline de vote sur un problème particulier, le gouvernement devait adopter divers strata-gèmes, dont certains le discréditaient [142] considérablement. Les in-dividus comprirent assez vite le pouvoir que cette situation leur procu-

99 Les paysans arabes appliquent cette norme avec férocité même aujourd'hui. On en trouvera la description dans [24], pp. 135-136.

100 [6].

Page 162: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 162

rait et ils mirent en avant des exigences pour eux-mêmes ou leurs mandants, qui visiblement allaient à rencontre de l'intérêt public. Puis à la fin du printemps on put former une coalition, avec le principal parti d'opposition, le Ganatantra Parishad (G.P.). Le G.P. aurait pu ne pas y entrer et essayer d'imposer des élections. Mais en agissant ainsi ils risquaient de provoquer la suspension du système parlementaire en Orissa, car le gouvernement central pouvait déclarer que l'État serait dirigé par le gouverneur tant que la situation ne s'était pas clarifiée. En acceptant la coalition, ils obtenaient au moins quelques sièges au gou-vernement et, comme le disaient leurs adversaires, les bénéfices des clientèles.

Les deux camps avaient des raisons pragmatiques qui les pous-saient à accepter la coalition. Mais un droit au butin (le G.P.) ou l'in-capacité à maintenir la discipline dans ses rangs (le parti du Congrès) ne constituent pas des justifications que l'on peut présenter sans honte aux électeurs. Les petits partis de gauche et quelques secteurs de la presse se servirent évidemment de la situation et flétrirent la coalition comme une conspiration bourgeoise pour rester au pouvoir à tout prix. Les leaders de la nouvelle coalition publièrent des communiqués affir-mant que « l'instabilité » endémique causait des torts à l'État d'Orissa tout entier et que le nouveau gouvernement serait dans une bien meilleure position pour « faire appliquer le Plan ». Autrement dit, le refus d'engager une compétition politique n'était pas un signe de ban-queroute politique mais plutôt un souci commun des affaires pu-bliques. La solution a été soigneusement calculée : s'il se produit une augmentation de crédit politique, cette augmentation profitera équita-blement aux deux camps.

Dans un tel cas les adversaires disent en fait que le trophée pour lequel ils luttaient (dans cet exemple, le droit de former un gouverne-ment) s'est avéré moins important qu'une autre valeur extérieure à l'arène (dans notre exemple le bien public, symbolisé par le Plan Quinquennal). On trouve un facteur externe de ce genre dans toutes les situations de collusion. En effet, le facteur externe est propre à toutes les arènes où se déroule une compétition : visiblement on valo-rise quelque chose (par exemple l'esprit sportif ou « le jeu ») plus que le trophée. Examinons maintenant quelques-unes des différentes formes que peut prendre ce facteur externe.

Page 163: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 163

Analytiquement il faut établir une distinction entre les valeurs ex-ternes de nature pragmatique et celles de nature normative. [143] On retrouve les deux dans l'exemple de la coalition d'Orissa de 1959. Si la collusion vient à la connaissance du public, on recherchera une espèce d'excuse normative. Mais il y a des actes de collusion qui défient pra-tiquement toute justification normative et dont les initiateurs tiennent à garder le secret avec inquiétude. Ce sont des actions qui visent à remporter des trophées pragmatiques tout à fait contraires aux règles normatives.

L'exemple typique d'une telle situation, c'est le boxeur qui « perd » un combat parce qu'on l'a payé ou parce qu'il a été forcé d'agir ainsi sous la menace et la violence. Le trophée pragmatique (le pot-de-vin) est évidemment plus important que le trophée normatif (la victoire du match) et les deux genres de trophée se contredisent. Bien sûr, cela ne signifie pas que tous les trophées pragmatiques s'opposent aussi visi-blement aux trophées normatifs. L'un des avantages d'être un sportif professionnel connu, c'est de pouvoir gagner de l'argent en faisant de la publicité pour du shampooing, de la bière ou n'importe quel autre produit qui n'est pas attaché de façon trop incongrue à ce sport parti-culier. Mais même un tel homme se trouve au bord d'une zone dange-reuse : car il doit prouver de temps en temps par une action extraordi-naire que le jeu et ses gloires viennent avant le gain financier.

Lors des deux premières élections après l'établissement du droit de vote pour tous les adultes en Orissa, on ne savait pas trop quelle était la meilleure manière de toucher les électeurs. L'une des variables considérées comme importantes était la « base sociale » du candidat : s'il se présentait là où sa communauté religieuse ou sa caste était ma-joritaire, il avait une plus grande chance de l'emporter que dans les circonscriptions où il n'existait pas de telles relations sociales entre lui et ses électeurs. Il n'y avait qu'un petit pas pragmatique à faire ensuite pour contrer son adversaire : il suffisait de présenter un candidat « fac-tice » pour partager le vote de caste ou de communauté. Il y eut même un pas de plus dans l'abîme du pragmatisme. Car certains individus entreprenants s'aperçurent qu'on pouvait gagner de l'argent dans des pseudo-affrontements. Ils pouvaient se présenter sous l'étiquette d'in-dépendants face au candidat qui avait la même base sociale qu'eux avec l'espoir que celui-ci (ou ses agents électoraux) l'achèterait pour

Page 164: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 164

se retirer avant l'élection. Gela se produisit parfois. Parfois on releva leur défi et ils perdirent leur mise.

Un cas encore plus ambigu nous est fourni par certains agitateurs de gauche. À cette époque on contrôlait l'achat des céréales [144] en Orissa en attribuant des patentes et les bénéficiaires de celles-ci exer-çaient un véritable monopole. Un paysan arrivait à une boutique avec un chargement de riz qu'il savait de qualité A. Le commerçant lui di-sait qu'en fait c'était du riz de qualité C et qu'il ne le paierait pas à un prix plus élevé. Le paysan devait céder ou attendre, tandis que les frais de son voyage à la ville s'accumulaient. Ces commerçants malhon-nêtes causaient de grands malheurs. Certains hommes politiques de gauche, désireux de s'acquérir une bonne réputation, engagèrent une bataille systématique. Ils pouvaient interdire l'accès de la boutique. Ils pouvaient s'asseoir et jeûner devant celle-ci ; ou gêner le commerçant de mille et une autres manières. Ce dernier pouvait céder et changer de conduite. Mais la plupart du temps, d'après les hommes politiques de droite, il donnait une somme d'argent à l'agitateur qui s'en allait pour recommencer plus loin. On disait que les petits partis de gauche arrivaient à se subvenir financièrement de cette façon. Si ces affirma-tions sont exactes, nous avons là l'exemple d'un pseudo-affrontement, qui est atténué parce que les deux adversaires ont leurs yeux fixés sur des trophées extérieurs à l'arène apparente de la compétition. On peut aussi trouver un modèle identique d'interaction là où le trophée de contrôle, comme on pourrait l'appeler, est offert normativement dans une autre arène. C'est la situation du combat sur deux fronts et il n'y a rien d'infamant dans le trophée de contrôle, comme dans les exemples de pots-de-vin et de corruption présentés plus haut. Néanmoins les adversaires essaieront parfois de ne pas rendre leur dilemme public. Car cela revient à faire connaître qu'ils n'ont pas le capital politique nécessaire pour intervenir dans les compétitions des deux arènes. Et, si cela se sait, leur chance de se retirer sans perdre la face (et sans perdre des ressources) de l'arène la moins importante s'en trouve dimi-nuée d'autant. Au moment où j'écris, on peut supposer que le gouver-nement Wilson en Grande-Bretagne affronte un dilemme de ce genre avec la crise économique et la crise rhodésienne. C'est aussi le di-lemme de tout homme politique entraîné dans une situation de chan-gement. Par exemple, l'un des leaders Pan de Bisipara devenait de plus en plus actif dans la politique de la circonscription et avait d'au-

Page 165: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 165

tant moins de temps à consacrer aux luttes internes du village. Mais il faisait très attention à ne pas donner l'impression qu'il se retirait de l'arène villageoise. C'est aussi, je suppose, le dilemme de tout député, qui de temps à autre doit choisir entre l'intérêt général et les intérêts particuliers de ceux qui l'ont élu. Dans les pays comme l'Inde où [145] les électeurs ont une conception très « paroissiale » la situation des députés est particulièrement difficile.

Le trophée de contrôle n'est pas forcément politique. Les hommes politiques peuvent se retirer de l'arène afin de se consacrer à leurs in-térêts professionnels ou commerciaux. Aux Indes, et surtout depuis 1947 quand fut acquise l'Indépendance, un grand nombre d'hommes politiques se sont retirés : quelques-uns pour se consacrer à la contem-plation religieuse selon les voies de la culture hindoue, un plus grand nombre pour se consacrer à un travail d'assistance sociale qui était considéré (de façon un peu optimiste) comme sans compétition. Celui qui était le Premier Ministre d'Orissa, à l'époque où j'y suis allé pour la première fois, se retira de la politique pour assumer un travail vo-lontaire d'assistance sociale dans l'organisation Sarvodaya et le mou-vement Bhoodan. Il existe d'autres exemples de retraits de ce genre dans de « bonnes œuvres » et qui ne semblent pas avoir été inspirés par un point de vue normatif. C'étaient plutôt des refuges pragma-tiques où les hommes politiques blessés pouvaient passer leur conva-lescence et se retremper avant de se jeter dans la mêlée. En effet, dans les cultures qui accordent une grande valeur à l'esprit religieux, un tel comportement peut être une façon d'augmenter son crédit politique.

Il faut remarquer en dernier lieu que certains de ces actes de modé-ration ou de retrait se déroulent, si l'on peut dire, ex post facto. Nous avons conduit presque toute notre analyse comme si les acteurs étaient tout à fait rationnels et calculateurs, sachant que s'ils investissent leurs ressources dans X... il leur en manquera pour Y... et qu'il leur faudra donc se retirer de cette arène. Mais il peut arriver aussi que les acteurs présument trop de leurs forces, et qu'une fois engagés dans un duel ils s'aperçoivent qu'il ne leur reste plus de munitions. En d'autres termes, la modération en politique peut être une fonction latente d'autres insti-tutions sociales : ce que l'on conçoit d'abord comme une retenue est en fait une limitation. Cela peut se produire également dans le champ très général de la politique : la coalition de 1959 en Orissa est moins une

Page 166: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 166

preuve de la retenue des acteurs que des limitations imposées par la situation.

Un exemple très simple de la modération conjoncturelle dans la compétition politique est celui imposé par le cycle cultural à Bisipara. La politique villageoise est en veilleuse en juillet et août au moment des semis du paddy et en décembre-janvier lors de sa récolte. Les hommes (et les femmes) sont aux champs du matin au soir et ils n'ont littéralement pas le temps de se [146] disputer à propos des grands problèmes symboliques. Ils referment leurs rangs, si l'on peut dire, face à l'ennemi commun, le temps et le climat. A la fin de l'hiver et pendant les mois chauds du printemps et du début de l'été, lorsqu'ils ont une trêve avec la nature, les hommes se retrouvent entre eux grâce à une diversité d'interactions symboliques, dont certaines sont poli-tiques et relèvent de la compétition. Le doladoli convient aux mois chauds. On peut peut-être mesurer la gravité de la querelle entre castes au fait que le duel entre le Pan et le jeune Guerrier s'est déroulé et a pu se développer alors que le paddy était dans les champs et que la ré-colte allait bientôt avoir lieu.

Refermer les rangs face à un ennemi commun est une forme de retenue normative. Il s'agit visiblement là d'une variante de la situation où les adversaires s'aperçoivent que leur intérêt mutuel réside plutôt dans la paix que dans le conflit. Dans la mesure où la coalition de 1959 fut le résultat d'une menace de suspension de la règle parlemen-taire, nous avons là un exemple de situation où l'on serre les rangs face à une menace extérieure. On serre les rangs également lorsqu'on se bat sur deux fronts ou lorsqu'une telle situation vous menace, mais le problème est bien moins grave dans la mesure où les deux adver-saires sont dans la même situation. Gomme chacun d'entre eux est im-pliqué et qu'aucun ne peut tirer profit de la situation au détriment de l'autre, aucun d'entre eux n'est obligé de prendre des précautions spé-ciales contre la perte du crédit politique et de mettre fin à la compéti-tion. C'est un phénomène trop répandu pour qu'on en donne un exemple. Mais on peut dire que la modération marquante du doladoli (à l'époque où j'y ai assisté) a pu être provoquée par les activités d'un ennemi commun, les Intouchables Pan. Le fait de serrer les rangs face à un ennemi est un cas particulier de liens multiples. Ceux qui sont des ennemis dans une situation doivent parfois agir comme des alliés dans une autre. En gardant un œil sur leur coopération future, ils

Page 167: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 167

freinent leur comportement dans la compétition actuelle. Churchill pensait qu'une élection en temps de guerre était immorale. « J'ai peur que cela ne redonne du courage aux Allemands », écrivit George V, en voyant les rangs du gouvernement se disloquer. Parfois ce compor-tement vise soigneusement des objectifs particuliers et se trouve à la limite du pragmatique. Dans le monde des commissions on appelle cela la « flagornerie ». Il se développe au sein d'une institution un lan-gage de signes verbaux indirects dont le but est d'offrir des marchan-dages. Par exemple, on offre son soutien immédiat en échange d'un soutien ultérieur qui peut être ou ne [147] pas être précisé. Parfois on ajourne les commissions afin que ce marchandage se déroule d'une manière plus directe. En effet, toutes les commissions fonctionnent d'après la règle normative qui veut qu'elles soient guidées par des considérations rationnelles d'intérêt général. Or ces marchandages qui se fondent sur des intérêts particuliers et enregistrent un soutien plus sur une base transactionnelle que sur des considérations de principe doivent être tenus secrets. Tout le monde a probablement connais-sance de ces marchandages pragmatiques, mais on ne les inscrit pas dans les minutes de la réunion qui font le compte rendu du déroule-ment normatif de la commission.

Dans d'autres occasions on resserre les rangs en secret et de façon pragmatique mais dans un but tout à fait normatif. Par exemple, on maintient l'unité et l'harmonie familière en protégeant les jeunes et les membres plus faibles des jeux de compétition qui se déroulent dans le groupe. Mais on rompt ouvertement des règles pour que les plus jeunes et les moins habiles l'emportent au moins en certaines occa-sions. On atténue le processus de socialisation pour ne pas aliéner les débutants et les rendre antisociaux. Les compétitions d'entraînement à l'intérieur d'un groupe sont très proches de ce genre de modération. Les manœuvres militaires ont lieu avec des cartouches à blanc et l'on prend d'autres précautions pour ne pas faire de dégâts et pour ne pas gaspiller de ressources.

La modération peut également se manifester, non seulement face à un ennemi et dans l'intérêt du groupe auquel appartiennent les deux adversaires, mais dans l'intérêt de la structure même qui dirige leur activité. Non seulement les gens acceptent les règles de la compéti-tion, mais ils vont même jusqu'à les protéger. Ainsi après la guerre un homme qui avait été un boxeur professionnel assez réputé dans sa jeu-

Page 168: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 168

nesse s'inscrivit à l'université. On lui permit de reprendre un statut d'amateur et de représenter cette université. Au cours d'une compéti-tion avec une autre université il se trouva opposé à un novice vaillant mais sans expérience. Il laissa le match durer trois rounds et évita de blesser son adversaire. Au cours d'un corps à corps, on le vit se pen-cher sur les cordes, attirer le regard de son soigneur et cligner de l'œil.

À part ce clignement de l'œil, tout cela était très sportif. N'importe quel genre de compétition (différente d'un combat) implique que les adversaires ne doivent pas être de force trop inégale. Dans l'exemple ci-dessus on n'a pas observé cette règle. Mais le comportement du boxeur a caché ce fait dans une certaine mesure. Quel que fût son mo-tif — gentillesse, arrogance, [148] paresse — sa modération eut pour effet de protéger l'une des règles normatives de la compétition.

Affirmer que les concurrents en politique se retiennent parce qu'ils respectent les règles normatives n'est pas une tautologie. Ils peuvent aussi se retenir, comme nous venons de le montrer, par intérêt person-nel : pour des raisons pragmatiques. Mais comment sont-ils amenés à respecter les règles normatives ?

Une partie de la réponse, c'est qu'ils peuvent être punis s'ils ne les respectent pas. Nous examinerons ce problème plus tard. L'autre par-tie de la réponse, c'est que ces règles sont intériorisées grâce au pro-cessus de socialisation. On les garde en état grâce à divers moyens rituels et des objets symboliques les font sentir directement, de façon presque concrète, aux concurrents.

Ces rites et ces symboles rappellent aux concurrents qu'ils ont un intérêt commun à vérifier que les règles de la compétition sont obser-vées. C'est la signification de la poignée de main qui précède un match et de l'accolade qui le conclut aujourd'hui. L'auteur d'un coup bas vicieux s'empresse de serrer la main de sa victime, s'il le peut, afin de signaler que son erreur était involontaire et qu'il a l'intention, mal-gré cela, de continuer à être un sportif. En acceptant la poignée de main, la victime indique qu'elle observera aussi les règles et qu'elle n'a aucune intention de se venger. Les catcheurs les plus spectaculaires, qui attirent les foules justement parce qu'ils n'observent pas les règles, symbolisent leur intention en refusant de serrer la main ou en transfor-mant la poignée de main en une prise.

Page 169: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 169

Les rites qui indiquent un consentement commun des idéaux nor-matifs sont très importants lorsque ces idéaux sont en danger. Les gens qui vivent plus près que nous de la nature font un rapprochement direct entre les catastrophes naturelles et les défauts moraux. S'il y a une sécheresse, ou s'il y a plus de décès d'enfants ou de bétail que d'habitude, si un homme a été tué par un tigre ou un léopard dans la forêt ou si beaucoup de bétail meurt de cette façon, les Konds croient qu'on a souillé la terre. Alors ils regardent autour d'eux, ou remontent dans le passé jusqu'à ce qu'ils aient trouvé quelqu'un qui a commis un inceste ou qui a attaqué un compagnon clanique et l'a blessé 101. Dans d'autres cultures, les esprits des ancêtres (si leurs descendants se dis-putent) peuvent provoquer la maladie chez les vivants pour les convaincre qu'il vaut mieux vivre en harmonie 102. Chez [149] d'autres peuples on ne commencera pas les rites qui doivent assurer une bonne chasse tant que chacun des présents n'aura pas libéré sa conscience en énumérant tous les griefs qu'il a à l'égard de ses compagnons 103. La santé, la fertilité et la prospérité qui sont des valeurs maîtresses et ja-mais mises en cause deviennent des symboles communs et tiennent lieu des règles qui permettent des relations sociales ordonnées entre les hommes et une compétition politique également ordonnée 104.

Mais il serait naïf de penser que ces moyens marchent toujours. Les compétitions se transforment parfois en combats. La vie de la communauté peut devenir intolérable sous le poids des querelles. Les leaders astucieux peuvent manipuler les rites et les cérémonies de soli-darité pour damer le pion à l'adversaire, en les utilisant comme un moyen d'augmenter leur crédit politique. Mais même si chaque homme était cynique et incroyant, l'homme en tant que collectivité ne l'est pas : c'est pourquoi on ne peut pas se passer de la distinction entre règles normatives et règles pragmatiques. La règle normative repré-sente l'intérêt général, c'est une valeur qui est partout (dans une culture spécifique) sa propre justification et donc une valeur reli-gieuse. Qu'il reconnaisse ou non une valeur normative particulière, le concurrent politique doit au moins faire semblant d'en reconnaître une.

101 Voir [4], p. 51.102 Voir par exemple [79], chap. IV.103 [31].104 Cet exemple est développé de façon éloquente dans [49], Introduction, pp.

16-23.

Page 170: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 170

Pour faire la transition avec la partie suivante, il faut noter qu'un grand nombre de rites et de cérémonies qui symbolisent le consente-ment commun des règles de la compétition politique doivent être mis en scène. Il existe des rôles spécialisés pour s'occuper des situations où, pour « ne raison ou une autre, on met en cause les règles norma-tives. Ce sont les autorités. Ce sont des hommes dont la tâche consiste à maintenir les règles d'une structure en bon état.

LES AUTORITÉS

Retour à la table des matières

Il est difficile de trouver un mot suffisamment neutre pour désigner les rôles judiciaires qui sont l'objet de cette partie. Car chaque nom possède des connotations du pouvoir attaché à ce rôle. Les juges, les arbitres en tous genres ont tous les moyens d'appliquer des sanctions. Par définition, les médiateurs n'en ont pas. Le rôle recouvre en fait un large éventail de types d'action. [150] Dans un cas la tâche ne consiste qu'à aider les concurrents à communiquer entre eux, à suggérer une solution possible à leurs difficultés ou à diminuer au moins l'incerti-tude à propos de leurs intentions respectives 105. À l'autre extrême on trouve le juge qui annonce sa décision et qui est capable de l'appli-quer, que les concurrents soient d'accord avec lui ou non.

Le rôle peut être également assumé par une grande variété de per-sonnes. Il peut même s'étendre au-delà du niveau des agents humains jusqu'aux moyens mécaniques comme le tirage au sort ou la consulta-tion des oracles. Ce travail peut être assumé par une personne très spé-cialisée dans ce seul rôle, comme dans le cas d'un juge. Ce peut être une tâche secondaire liée à un autre rôle, comme dans le cas d'un prêtre qui fait aussi office de médiateur. La tâche peut être exécutée

105 Aitken semble avoir joué un tel rôle en réunissant Lloyd George, Carson et Bonar Law. D'après Blake, ils ne s'aimaient pas beaucoup les uns les autres au début de cette histoire. Pour certains Aitken était la jeune éminence grise responsable de la chute d'Asquith. BLAKE n'est pas d'accord (cf. les pp. 299-301 de son livre) mais il n'est pas très sûr. Il est certain que le messager peut jouer un rôle très puissant. Se reporter à l'analyse des médiateurs p. 159, et des intermédiaires p. 186, et à la note 1, p. 188 du chap. VIII.

Page 171: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 171

par un homme ou par un conseil. Elle peut même être assumée d'une manière très diffuse par l'opinion publique.

Lorsque nous aurons besoin d'un terme général, nous appellerons ces rôles des rôles d'arbitre en comprenant sous cette appellation même les rôles qui n'impliquent pas des sanctions par la force et ceux où le détenteur ne fait que suggérer ou aider la communication. Ces rôles servent donc à protéger l'intérêt public (l'aspect public est évi-demment défini par la structure en question). C'est grâce à ces rôles que le public en général cherche à se protéger de la violence, du désordre et des empiétements exagérés de l'activité politique sur les autres champs des relations sociales. Les détenteurs de ces rôles repré-sentent le public et ils sont un des moyens d'organiser et de concentrer l'opinion publique.

Cependant il serait simpliste de penser que c'est nécessairement là le chemin de la démocratie et que dans toute société c'est le peuple qui contrôle ses dirigeants en fin de compte et que c'est la volonté de tous qui règne avant tout. Le peuple, avec l'acception qu'a ce mot lorsqu'on parle de démocratie, ne coïncide pas toujours avec le public, dans le sens que nous lui donnons ici. Ce sont les règles spécifiques de la structure en question qui qualifient ceux que l'on peut considérer comme le public [151] et qui ont le droit d'avoir leurs intérêts protégés par les arbitres. Ce n'est pas tout le monde qui a le droit de regarder la compétition et de donner son opinion sur la façon dont elle devrait se dérouler. Un nombre encore plus grand de personnes peuvent être ex-clues et s'apercevoir que leur participation à la compétition politique se réduit à en payer les dépenses. Au Rajputana la plus grande partie de la paysannerie ne constituait pas le public de la structure politique Rajput. Parfois le public réel, c'est une foule urbaine ou les étudiants. Et il existe des moyens comme le droit de vote réservé aux proprié-taires d'une certaine superficie foncière pour faire en sorte que le « pu-blic » ne coïncide pas avec le « peuple ».

L'une des tâches d'un leader consiste à être un arbitre dans son propre groupe. Mais comment distinguer les rôles de direction des rôles d'arbitrage ? Les arbitres sont-ils toujours aussi des leaders ? Empiriquement c'est souvent le cas. Mais il est à la fois possible et nécessaire d'établir une distinction analytique entre les deux rôles.

Page 172: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 172

La distinction se situe au niveau de la fin que visent leurs activités. La préoccupation d'un leader, c'est de conserver la force de son groupe et de maintenir sa position de leader. S'il s'aperçoit que la structure des règles grâce à laquelle il a pu maintenir son groupe et sa propre position n'est plus efficace (peut-être parce que de nouveaux types de ressources politiques sont devenus disponibles), il est poussé à modifier la structure afin de prendre l'avantage sur ses concurrents ou de se maintenir à leur niveau. C'est exactement ce qu'a fait le prince d'une petite principauté de l'Orissa occidental au cours des dix ans qui ont suivi l'Indépendance indienne. Il avait pu maintenir son pouvoir du temps des Britanniques pour plusieurs raisons : parce qu'il percevait les revenus de grandes propriétés, parce qu'il était reconnu et soutenu officiellement par les Britanniques, parce qu'il jouait le rôle d'un magistrat et qu'il réglait les conflits pour ses sujets, parce qu'il leur prêtait de l'argent et parce qu'il organisait, dirigeait et payait tous les ans la célébration de rituels spectaculaires. Il avait des éléphants, des chevaux et une voiture ; il était un shikari (chasseur) très adroit. Et en général il se comportait avec l'extravagance et la flamme de cette seigneurie anachronique que les Britanniques avaient réussi à créer dans certaines régions de l'Inde. Avec l'Indépendance son poste de raja fut aboli officiellement ; toutefois il eut droit à une pension et à certains privilèges. Une grande partie des terres qu'il possédait fut confisquée et ses fonctions judiciaires furent — du moins [152] offi-ciellement — assumées par des fonctionnaires. Son influence en tant qu'usurier fut remise en cause par les dispositions des diverses formes de crédit agricole. Face à ces changements certains des princes acce-ptèrent leur pension et allèrent se retirer à Calcutta. Mais lorsque je l'ai rencontré en 1959, ce prince était devenu un membre de l'Assem-blée législative d'Orissa et représentait le Ganatantra Parishad, un parti créé par les ex-princes et les classes moyennes des régions des col-lines de l'Orissa occidental. Le prince vivait toujours dans son palais et il organisait toujours chaque année des festivals mais dans des conditions d'austérité croissantes, disait-il. (Il tenait beaucoup à être discret sur ce côté de sa vie.) Mais il voulait que je comprenne claire-ment les raisons de son succès. Il se considérait comme luttant pour le peuple de sa circonscription (un grand nombre de ses électeurs avaient habité dans sa principauté) contre le gouvernement du parti du Congrès. Il me décrivit en détail trois campagnes d'agitation qu'il avait suscitées et dirigées contre les administrateurs locaux. Elles prenaient

Page 173: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 173

la forme de protestations non violentes déguisant à peine la menace de désordre et de violence. C'est une technique que le parti du Congrès lui-même avait perfectionnée au cours de la lutte pour l'Indépendance. Il avait fait la grève de la faim, il avait été en prison, il s'était assis de-vant la police et les fonctionnaires importants pour les empêcher de passer. Bref, il avait conservé la direction de sa principauté (qui faisait partie maintenant d'une circonscription) grâce à un renversement presque complet des valeurs et des styles de son comportement poli-tique d'avant 1947.

Un arbitre n'agit pas ainsi. Tout d'abord, dans la mesure où il est un arbitre, il n'a pas de groupe à maintenir. Ce qu'il doit préserver, c'est la structure des règles qui réglemente la compétition politique. Il s'oc-cupe non d'une équipe mais d'une arène. Cela ne signifie évidemment pas que le rôle d'un arbitre est uniquement conservateur. Dans la réali-té, un arbitre consacre la plupart de son temps à voir si l'on obéit aux règles existantes et si les concurrents déviants sont ramenés dans le droit chemin. Mais le rôle implique aussi la modification des règles existantes et même l'élaboration de nouvelles règles pour faire face à des désordres imprévus qui peuvent éclater dans l'arène. Mais son but consiste toujours à préserver l'arène et à préserver les éléments de la structure politique qui sont ses caractères fondamentaux. Une analogie nous aidera à clarifier ce problème. De temps à autre on modifie les règles de l'association de football : les règles [153] concernant les sor-ties, le fait de charger quelqu'un, de gêner le gardien de but, etc. Mais une règle fondamentale veut qu'on ne puisse utiliser que la tête, les pieds et certaines parties du corps pour frapper le ballon. C'est pour-quoi, lorsque le légendaire William Webb Ellis ramassa le ballon et se mit à courir avec, son action créa un nouveau genre de jeu, une nou-velle structure de règles. De la même manière, une structure politique contient des règles ou des valeurs que l'on considère comme définis-sant la culture en question : on peut dire que ce sont les règles défini-tives ou les valeurs définitives d'une structure politique.

On peut également distinguer l'arbitre d'un leader en disant que le rôle n'entre pas dans la compétition. Premièrement, l'arbitre n'est pas concerné — du moins au plan normatif — par ce qui se passe dans les autres types d'arène et il n'entre en aucune façon en compétition avec les arbitres de ces arènes. Nous verrons plus tard que d'un point de vue pragmatique ce n'est pas toujours le cas. En effet, dans une situa-

Page 174: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 174

tion de changement politique, l'arbitre peut en être réduit à lutter pour conserver l'usage de sa structure de règles et pour empêcher ses clients, si l'on peut dire, de favoriser une autre structure. Nous analy-serons cela dans un chapitre ultérieur. Entre-temps, tenons pour acquis que l'arbitre n'a pas d'adversaire extérieur : l'arbitre de football n'a pas à tenir compte de ce que font les arbitres sur les rings de boxe.

Deuxièmement, les règles normatives qui définissent les devoirs de l'arbitre au sein de l'arène qu'il contrôle indiquent très clairement qu'il ne doit pas être un concurrent au sein de cette arène. Il ne doit s'identi-fier à aucun des deux camps. S'il se comporte ainsi, il se voit retirer son autorité normative. Les structures politiques et les jeux tendent alors à développer des institutions de « méta-arbitrage » pour faire face aux situations où l'impartialité de l'arbitre (ainsi que sa compé-tence générale pour cet emploi) est mise en doute. Les cours d'appel remplissent cette fonction. C'est également la fonction des commis-sions électorales lorsqu'elles enregistrent impartialement des com-plaintes sur le parti pris ou l’incompétence des présidents de section de vote ou d'autres fonctionnaires. Il existe également des ensembles de règles pour s'assurer d'emblée que l'arbitre sera neutre. Lorsque des équipes nationales se rencontrent, l'arbitre choisi est d'une troisième nationalité. On peut refuser des jurés si leur impartialité est mise en doute.

Néanmoins la règle normative qui insiste sur l'impartialité de l'ar-bitre est souvent transgressée. Une question importante [154] se pose donc : pourquoi cela se produit-il et quelle en est la signification ?

On peut analyser le rôle de l'arbitre comme une suite de tâches. Cette séquence commence quand l'un des concurrents accuse son ad-versaire d'avoir commis une faute. L'arbitre poursuit alors deux genres de tâches en même temps. L'une comprend le renseignement (au sens militaire du terme) et la communication. Il faut découvrir ce qui s'est passé, décider si oui ou non il y a eu infraction et apprendre ce que les deux parties ont l'intention de faire. Deuxièmement, il faut prendre une série de décisions pratiques : agir rapidement pour empêcher des représailles et par la suite réunir les deux parties. Ou bien elles se sou-mettent à un compromis ou bien l'arbitre prend une décision et la fait appliquer s'il le faut. Lorsque tout cela est terminé, ou peut-être même avant, certains arbitres examinent les règles elles-mêmes. Ils se de-mandent, à la lumière de ce qui s'est produit, si elles ne doivent pas

Page 175: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 175

être modifiées pour empêcher qu'une telle situation se reproduise. Le premier pas évidemment c'est l'action urgente pour empêcher les re-présailles. L'étape finale, c'est la modification des règles. Entre ce dé-but et cette fin, l'arbitre passe son temps à rassembler de l'information et à l'utiliser dans le but pratique de restaurer l'ordre dans la compéti-tion.

Lorsque l'arbitre rassemble de l'information, il s'en sert pour élabo-rer un plan intellectuel de la situation. Ce plan possède des caractéris-tiques normatives et d'autres qui sont pragmatiques.

La première question normative est provoquée par l'accusation de transgression d'une règle. Pour découvrir si cette accusation est justi-fiée ou non, l'arbitre doit s'assurer que la structure contient en effet une règle de ce genre. Ce n'est pas toujours un travail aussi facile qu'il le semble, surtout lorsque les règles n'ont pas été codifiées. Même dans le cas où elles ont été codifiées — et surtout si elles ont été codi-fiées dans le détail et de façon obscure — le politicien utilise comme moyen pragmatique l'invention d'une règle normative plausible dont il se sert pour embobiner et l'arbitre et les adversaires. Il est même plus facile d'utiliser cette astuce avec des règles normatives qui sont telle-ment générales qu'elles ne sont pas codifiées. On commence toujours en disant : « C'est une tradition, établie depuis longtemps, dans cette grande institution que nous servons tous ici... »

En deuxième lieu, l'arbitre doit se demander : si cette règle existe bien, s'applique-t-elle à la situation actuelle ? Comme nous l'avons déjà dit les règles contiennent cet élément d'incertitude [155] parce qu'elles sont générales alors que les situations sont particulières et peuvent être rapprochées, de façon vraisemblable, de tout un en-semble de règles normatives contradictoires. Du moins ceux qu'on découvre en infraction dans la compétition politique trouvent habituel-lement une protection normative pour ce qu'ils ont fait.

Mais avant de pouvoir répondre à ces deux questions, l'arbitre doit découvrir ce qui s'est réellement produit. L'acte qui a offensé a-t-il été vraiment commis ou s'agit-il d'un mouvement pragmatique dans un jeu de diffamation politique ?

Ces trois genres de questions forment la base à partir de laquelle l'arbitre peut établir un jugement normatif du cas. Mais s'il veut être efficace, il doit aussi poser d'autres genres de questions. En particu-

Page 176: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 176

lier, il a besoin de juger de façon réaliste si l'altercation concerne ef-fectivement le sujet de l'accusation officielle ou si elle concerne quelque chose d'autre. Lorsque les Pans de Bisipara portèrent pour la seconde fois à la connaissance des autorités leur dispute avec les castes pures, le jugement qui fut rendu n'avait absolument aucun rap-port avec la véritable cause de la dispute. Et comme moyen de restau-ration de l'ordre il était tout à fait inadéquat. Il fallait qu'il en soit ainsi car la plainte que les hautes castes avaient attaqué les Pans avec des fusils ne correspondait pas à la vérité. Les Pans l'avaient formulée ain-si parce qu'ils savaient que la bousculade entre un des leurs et le jeune Guerrier était une affaire futile qui ne pourrait jamais attirer l'attention des officiels. La fausse plainte était en fait une façon assez absurde pour essayer d'attirer l'attention officielle sur ce que les Pans considé-raient comme une discussion continuelle et illégale à leur égard, pour des raisons de caste. Mais le jugement officiel était fondé sur la plainte déposée officiellement et il n'avait aucune efficacité pour ré-gler ce problème plus important. Les fonctionnaires qui s'occupèrent du cas y virent — et d'un certain point de vue ils avaient raison — une tentative des Pans d'utiliser la machine judiciaire pour harasser les castes pures. Dans une situation de ce genre l'arbitre doit penser à deux choses : tout d'abord, il faut décourager le mauvais usage des règles normatives pour harceler les adversaires. Deuxièmement, c'est parce que ces règles normatives particulières ne correspondent plus à la vérité qu'un tel abus a pu apparaître. En conséquence de quoi il faut les modifier. Parfois l'arbitre qui règle des disputes précises n'a pas les moyens de supprimer les causes du conflit. C'est le cas lorsque la rai-son de la dispute est un antagonisme racial ou religieux profond.

[156]Les arbitres doivent aussi se poser un certain nombre de questions

pragmatiques à propos des ressources politiques dont dispose chacun des concurrents et surtout lorsqu'ils ont peu de moyens de sanction à leur disposition. Si chaque concurrent a à peu près autant de pouvoir, les possibilités d'un règlement par consensus en sont augmentées d'au-tant. Nous examinerons les variations possibles de ce modèle dans un instant, mais il faut noter d'abord une difficulté pratique considérable. Le travail de l'arbitre consiste à empêcher le déclenchement d'un duel violent. S'il ne peut pas imposer un règlement aux deux parties, il sait qu'il doit arranger un compromis. Mais dans ce cas il doit non seule-

Page 177: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 177

ment savoir comment chaque concurrent pense se débrouiller dans une lutte, mais il lui faut aussi décider quel serait le vainqueur pos-sible, le coût de cette victoire pour le vainqueur et ensuite se servir de cette appréciation pour essayer de convaincre les adversaires de conclure un compromis. La difficulté pratique en question consiste à découvrir les réserves dont dispose chaque concurrent pour conserver son crédit politique. Les concurrents ont visiblement intérêt à exagérer leur force non seulement pour leurs adversaires, mais aussi pour leur arbitre. Mais les variables en cause peuvent être si complexes que la seule façon de les distinguer consiste à permettre un duel.

Le degré d'attention que l'arbitre doit consacrer aux forces réci-proques de chacun des concurrents dépend de ses propres ressources politiques indépendantes. Si l'arbitre dispose d'une police loyale, in-corruptible et puissante pour faire appliquer ses décisions et pour dé-couvrir exactement qui a fait quoi, il peut ne pas tenir compte de l'état des forces des concurrents (on suppose qu'aucun d'entre eux n'est plus fort que la police) et prendre sa décision uniquement sur une base nor-mative. S'il ne dispose pas d'un service de maintien de l'ordre, l'effica-cité de sa décision dépend de la valeur que les deux camps attribuent aux règles de la compétition et de l'adéquation (selon eux) de sa déci-sion à ces mêmes règles. Moins ils accordent de valeur à ces règles, plus l'arbitre doit faire attention à l'état de leurs forces. On peut clari-fier tout cela en examinant ce que les arbitres font de l'évaluation qu'ils tirent de la situation et qui comporte évidemment l'appréciation de leur propre force par rapport à celle de chacun des concurrents.

La première tâche pratique d'un arbitre consiste à éviter la re-vanche passionnée et le risque d'escalade. Lorsque les Pans se plai-gnirent d'émeutes armées et d'effusions de sang, les fonctionnaires de la direction du district envoyèrent un seul agent [157] de police. Le village le découvrit le lendemain matin en se réveillant : il était assis dans la maison du conseil et demandait que quelqu'un lui apporte du thé. Les cultures où les arbitres sont puissants n'ont que cela à faire ou ce qui y correspond dans le langage local. Ces cultures feront proba-blement savoir que ceux qui font des représailles violentes de leur propre chef, et ne laissent pas le temps aux autorités judiciaires d'in-tervenir, seront pénalisés au cours des procédures judiciaires qui s'en-suivront, à moins qu'ils puissent démontrer qu'ils ont agi en état de légitime défense.

Page 178: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 178

Les sociétés qui n'ont pas d'arbitres disposant de sanctions éner-giques se reposent sur des institutions mystiques pour arrêter immé-diatement la violence. Chez les Pathans le « saint » était une personne inviolable et sa maison était un sanctuaire 106. Si l'on en croit une auto-rité qui écrivit il y a un siècle, les Konds avaient une curieuse croyance (je n'ai jamais entendu parler de cette coutume) : on ne pou-vait pas faire de mal à un meurtrier qui se réfugiait dans la maison de sa victime. La logique probable d'une telle situation, c'est qu'il s'était offert comme otage et comme gage d'une compensation qui serait payée 107. La punition dernière de la transgression d'un sanctuaire est mystique — c'est la punition par la maladie qui vous frappe vous ou l'un de vos parents. Mais il est vrai qu'un homme peut parfois se faire du tort et susciter contre lui une coalition de gens préoccupés du bien public, si on le voit en train de violer ces normes mystiques.

Une fois arrêté le danger immédiat, l'arbitre qui dispose de res-sources personnelles et peut faire appliquer une décision rassemble l'information et prononce son jugement de la façon que j'ai esquissée plus haut. Mais l'arbitre qui ne dispose pas de ressources suffisantes pour faire appliquer sa décision et qui pense que les concurrents n'ac-cepteront pas les règles du fair play sur une base morale doit évaluer les forces respectives des concurrents.

S'il établit (correctement) que le concurrent qui, selon lui, a raison est de toute évidence le plus fort, alors il n'y a pas de difficultés car il peut se reposer sur le plus fort pour faire appliquer son jugement. Néanmoins il peut communiquer avec le concurrent le plus faible et essayer de lui montrer qu'il a tort normativement et que pragmatique-ment il n'a aucune chance [158] de remporter une lutte. En consé-quence, la ligne d'action la moins coûteuse à suivre est d'accepter le jugement et de reconnaître le péché. Autrement on s'apercevra qu'il n'est pas seulement un pécheur mais qu'il a aussi fait banqueroute po-litiquement puisqu'il a été incapable de se protéger lui-même.

Imaginons maintenant la situation contraire. Le concurrent le plus fort est également celui qui a enfreint les règles. Si l'arbitre n'a pas de ressources, il est préférable qu'il reste à l'écart de la situation car si l'on ne tient pas compte de sa décision en toute impunité, c'est lui-

106 Voir [12], p. 59.107 [72], p. 66, cite cette coutume.

Page 179: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 179

même et les règles qui s'en trouvent souillés. S'il déforme les règles et se décide en faveur du plus fort, alors il devient un partisan et cesse d'être un arbitre. Ce n'est pas bon pour le rôle d'arbitre, mais c'est peut-être meilleur pour l'acteur politique en question. Par la suite il se trouve un emploi comme consultant moral, chargé des relations pu-bliques du leader le plus fort.

Une situation intéressante est celle où l'arbitre dispose de res-sources suffisantes pour combler le fossé entre le concurrent le plus fort et le concurrent le plus faible. Dans l'intérêt du maintien des règles il peut s'allier alors avec le camp le plus faible afin que le plus fort reste dans les règles 108.

J'ai beaucoup schématisé toutes ces procédures dans ma descrip-tion et surtout dans celle de l'arbitre médiateur. Un tel homme ne peut pas se contenter d'annoncer sa décision. Il doit amener les deux camps sur le terrain où ils préfèrent s'entendre que se battre : chaque camp pense qu'une petite concession procurera un grand avantage, parce qu'ils peuvent perdre s'ils se battent. Un tel arbitre est, par excel-lence 109, l'homme qui cache à une main ce que fait l'autre. En théorie il doit convaincre chaque camp que c'est l'autre qui est le plus fort et il peut faire quelques allusions pragmatiques à la possibilité de se servir de son pouvoir pour s'assurer qu'il en sera ainsi. C'est là en effet un contraste assez frappant avec le rôle qui était défini en premier lieu. L'objectif d'un arbitre consiste, au niveau des règles normatives, à cla-rifier la situation et à trouver la vérité. Mais au niveau pragmatique que nous venons de décrire, son succès dépend d'une ignorance géné-rale de la vérité et de la croyance par chaque camp de ses versions (contradictoires) à propos de la force de l'autre camp. Barth raconte que [159] l'un des « saints » de Swat disait : « J'ai l'air d'un homme simple ; je vis simplement — mais qu'est-ce que je fais comme choses I » 110. Beaucoup de gens fréquentaient le salon de thé de l'Assemblée législative d'Orissa pour essayer (je cite l'un d'entre eux) « de faire des affaires sans avoir de capital ». Ils essaient d'utiliser leurs capacités de négociateurs et d'agents de communication pour mettre sur pied une affaire qui, en fin de compte, puisse leur procurer du capital. Ce peut

108 Se reporter à l'incident décrit p. 79 au cours duquel le « saint » Pathan enle-va son turban.

109 En français dans le texte.110 Voir [12], p. 98.

Page 180: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 180

être aussi le cas d'un arbitre dont le capital initial se réduit à sa seule habileté et aux sanctions mystiques dont il dispose. De médiateur il peut devenir arbitre s'il réussit et même leader. Celui qui finit par être dirigeant de la vallée de Swat était un « saint ». La dynastie qui gou-verne la Libye provient de membres de la confrérie Senoussi qui jouaient les médiateurs entre les tribus bédouines guerrières de la Cy-rénaïque : à la fin ils devinrent le foyer de l'opposition arabe à la do-mination italienne 111. Le pouvoir de de Gaulle fut renforcé par son ar-bitrage réussi de l'affaire algérienne. Parfois l'évolution se trouve arrê-tée. C'est le cas lorsqu'on nomme un candidat de « compromis » à un poste important afin de maintenir l'équilibre entre les concurrents plus puissants et que c'est lui qui apparaît au bout de peu de temps comme le plus puissant d'entre tous : ce fut le cas de Shastri aux Indes. L'ar-bitre devenu leader doit assumer un rôle de compétition : il peut avoir des rivaux au sein de son groupe et il a des concurrents qui dirigent d'autres groupes. Il ne peut plus se permettre dans cette position de limiter ses activités au maintien des règles de l'interaction politique grâce auxquelles il a pu monter au pouvoir. Il doit se laisser aller au vent qui le mènera là où il y a des ressources pour conserver la force de son groupe et la sécurité de son leadership. Il est donc capable d'in-nover si c'est nécessaire et de se sentir moins concerné par les règles définitives de la structure politique.

CONCLUSION

Retour à la table des matières

De temps en temps nous avons dû remarquer l'existence d'autres arènes : c'est lorsque des concurrents doivent régler leur comporte-ment dans une arène d'après leurs besoins dans une arène différente. Mais le contraire existe aussi : on peut se servir des ressources obte-nues dans une arène pour remporter les trophées dans une autre arène. Les Pans de Bisipara essayaient [160] justement de le faire : ils es-sayaient d'utiliser les relations avec le parti du Congrès et l'administra-tion pour améliorer leur situation dans l'arène villageoise.

111 On trouvera l'histoire de cette dynastie dans [40].

Page 181: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 181

Il s'agit d'utiliser là un nouveau type de ressource. Si l'on se place au niveau de l'arène où l'on emploie les nouvelles ressources, on y a introduit un élément d'incertitude et il y a un risque de désordre et d'effondrement. On offre de nouveaux trophées (et peut-être des tro-phées de contrôle). On utilise de nouvelles formes d'affrontement. On comprend mal les messages. Il est plus difficile d'aboutir à un accord normatif et à une entente pragmatique. Les arbitres s'aperçoivent qu'ils ne peuvent plus faire appliquer leurs décisions parce que les valeurs qui fondent leur autorité ont peut-être été sapées. Mais cette situation est un avantage pour les leaders ou les leaders virtuels qui com-prennent plus vite que les autres ce qui se passe 112.

Dans le chapitre suivant nous examinerons une situation de ce type : celle où une arène politique relativement petite et jusqu'à pré-sent autonome se trouve emboîtée progressivement dans une arène plus grande.

112 Se reporter au chap. IX, pp. 238-246.

Page 182: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 182

[161]

Les règles du jeu politique.Étude anthropologique.

Chapitre VIII

LES STRUCTURES POLITIQUESEMBOÎTÉES

L’EMBOÎTEMENT

Retour à la table des matières

L'homme qui vote va peut-être à l'église, entretient une famille et gagne certainement sa vie. Il existe des cultures où la politique, la reli-gion, la parenté et l'économie sont tellement liées les unes aux autres que les gens n'ont besoin que d'une seule série de termes pour décrire les relations sociales dans ces différents domaines. Par exemple, lors-qu'on dit d'un homme qu'il est un Intouchable dans le système de caste traditionnel de la campagne indienne, on implique qu'il n'a pas de terre à lui mais qu'il travaille comme ouvrier agricole pour un patron, qu'il dépend politiquement de ce patron, qu'il observe certaines cou-tumes religieuses. Probablement il a des croyances qui expliquent son petit statut 113 et enfin il ne peut jamais être apparenté à son patron

113 Il est bien connu que les mythes de l'hindouisme classique expliquent le statut actuel d'un homme par son comportement au cours de l'incarnation précédente. Bien se comporter dans cette vie conduit à naître avec un statut plus élevé dans la prochaine. Un statut inférieur dans la vie actuelle est une sanction pour un mauvais comportement au cours de l'existence précédente. La mauvaise conduite est définie comme un comportement qui ne corres-pond pas à son statut. Ainsi un homme de caste inférieure qui se comporte comme un Brahmane risque de se trouver à un statut plus bas au cours de la

Page 183: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 183

parce qu'ils appartiennent à des castes endogames différentes. Dans d'autres cultures, comme la nôtre, il existe un niveau bien plus élevé de spécialisation. Ce que nous faisons en politique n'a peut-être qu'un rapport marginal avec notre vie économique et religieuse, ne serait-ce que parce que ces activités nous mettent en contact avec des en-sembles de gens [162] différents. Evidemment, toutes les cultures mo-dernes ne fonctionnent pas ainsi. Dans un État à parti unique le parti dominant se comporte comme un python : il ne se nourrit pas seule-ment de l'homme politique mais de l'homme tout entier. Il cherche à façonner ses croyances religieuses, habituellement sous une forme séculière qui serve les buts du parti, organisant la manière dont il doit gagner sa vie et influençant même la forme que doit prendre la vie familiale au travers des activités sociales et des institutions éduca-tives 114. Ce qui est commun à toutes ces formes, c'est que l'activité po-litique n'est jamais autonome : elle existe au sein d'un environnement d'autres types de relations sociales et de contraintes, de ressources qui ne sont pas elles-mêmes sociales.

On peut présenter ces remarques en termes structuraux. L'ensemble de règles qui réglementent la compétition politique doit pouvoir s'adapter avec les ensembles de règles qui réglementent l'interaction économique, la vie familiale, l'organisation religieuse, les possibilités éducatives et ainsi de suite. Un ensemble de règles politiques comme celui du système de caste prescrit au niveau pragmatique que les lea-ders doivent être à la fois riches et de statut rituel élevé. Mais il ren-contre des difficultés comme dans le cas des Pans de Bisipara lorsque certains de ceux qui avaient un statut politique très bas devinrent mal-gré tout riches et qu'en même temps certains individus de la caste do-minante devinrent pauvres. Une des façons de comprendre une struc-ture politique consiste à analyser le processus au cours duquel se pro-duit l'adaptation continuelle entre cette structure et l'environnement. Si l'on prend l'exemple que nous venons de mentionner ou bien les Intou-chables riches doivent redevenir pauvres ou bien il faut changer la

prochaine réincarnation. Un tel mythe correspond de façon évidente à une politique très stratifiée. Mais un grand nombre de villageois de Bisipara n'avaient jamais entendu parler de ce mythe. Et ceux qui le connaissaient semblaient régler leur conduite sur celui-ci d'après moi, de la même manière qu'un Britannique non intellectuel se comporte consciencieusement pour aller au paradis et éviter l'enfer.

114 On trouvera une introduction aux structures des partis dans [34].

Page 184: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 184

règle qui leur interdit d'occuper une position d'autorité. Peut-être faut-il trouver une autre qualification que la pureté religieuse, peut-être faut-il redéfinir les Intouchables en leur reconnaissant une pureté spé-ciale, jusque-là non reconnue. Si l'on n'adopte aucune de ces solutions, l'incertitude et le danger de voir la politique empiéter de plus en plus sur les autres types de relations sociales grossissent au point qu'ils mettent en péril la vie sociale tout entière.

Si l'on se place à l'intérieur d'une structure politique, son environ-nement comprend, outre les structures économiques, religieuses par exemple, d'autres structures politiques. Par exemple, dans le Royaume-Uni la structure du système parlementaire [163] doit s'adap-ter à une diversité d'autres structures politiques qui vivent, si l'on peut dire, sous sa protection. Elle doit s'adapter aux structures de l'adminis-tration locale et réciproquement. C'est la même chose pour les autres types de structure que l'on appelle « parapolitiques » 115. Ce sont les structures dont l'objectif n'est pas politique mais qui possèdent un sys-tème interne d'activité politique : ce sont par exemple les syndicats, les organisations patronales, les groupes religieux, etc. Toutes ces structures vivent et possèdent divers degrés d'autonomie au sein de la structure du système national de gouvernement. Le gouvernement français devait de la même façon s'adapter aux syndicats, à la bureau-cratie, aux intérêts du monde des affaires, aux paysans. Et sa structure de partis fut assez efficace dans cette tâche, du moins pendant les pre-mières années de la Quatrième République. Deuxièmement, il y a d'autres structures politiques qui existent en dehors de la nation et qui en sont indépendantes mais auxquelles la nation doit pouvoir s'adap-ter : ce sont ses concurrents et ses concurrents potentiels : les autres États nationaux. En d'autres termes, les structures politiques com-prennent un ensemble de règles, à la fois normatives et pragmatiques, qui prennent le nom de « politique étrangère ». En ce qui concerne la Quatrième République, les principales tensions provenaient des struc-tures chevauchant ces deux catégories, à savoir l'empire colonial. Tout se passa parfaitement dans le cas de la Tunisie et du Maroc. Mendès 115 J'ai emprunté ce terme à [36], p. 52. Pour ma part, je trouve qu'il est plus

facile de définir la politique comme un aspect des relations, à tous les ni-veaux — y compris la famille. Ce qui se passe dans les romans de Ivy Gompton Burnet me semble politique. Ne retenir qu'un niveau ou même se concentrer sur lui relève de l'ethnocentrisme. Et même, de façon plus consé-quente, c'est gaspiller les possibilités d'un point de vue comparatif.

Page 185: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 185

France sauva les cendres de l'Indochine. Mais l'écueil de l'Algérie fit couler la République. Il est évident que la situation peut être très com-plexe. Même dans un cas apparemment aussi simple que celui des Konds de l'Orissa, « l'homme politique » Kond qui réussit (c'est un rôle qui était à peine spécialisé aux yeux des Konds) doit être capable de manipuler au moins quatre ensembles différents de règles poli-tiques : la structure tribale des Konds ; la structure de caste des rela-tions entre lui-même et ses supérieurs Oriya ; les règles de la bureau-cratie, et les règles de la démocratie moderne au niveau de l'État, au niveau nouvellement instauré de l'administration locale, et dans une mesure très faible au niveau national. Quelle que soit la personne que nous prenons [164] en considération : l'homme de la tribu Kond, le chef Oriya, le bureaucrate et le candidat aux élections dans les conseils locaux ou dans les assemblées d'État, elle ressemble à la tête de l'Hydre plus qu'à Janus bifrons.

On ne peut saisir une telle situation qu'au niveau de l'abstraction. Il s'agit d'en prendre un élément séparément et de faire abstraction du reste. Par la suite on vérifie si les conclusions auxquelles on est arrivé correspondent aux autres éléments ou s'il faut les modifier. Les an-thropologues se sont spécialisés dans les communautés politiques de petite échelle et autonomes. C'est pour cette raison que nous allons centrer notre intérêt sur celles-ci au cours de ce chapitre, c'est-à-dire sur les structures tribales ou villageoises de petite échelle et relative-ment indifférenciées. Aujourd'hui presque toutes ces structures existent au sein de structures politiques plus grandes où elles s'em-boîtent. Jadis c'étaient les gouvernements coloniaux et aujourd'hui ce sont presque toutes des nations indépendantes 116. Ces structures plus grandes sont évidemment bien plus spécialisées et disposent de res-sources politiques plus importantes que celles des structures qu'elles englobent. Pour rendre les choses commodes nous appellerons la structure emboîtée (plus petite) la « structure A » et la structure em-boîtante (plus grande) la « structure B ».

Il faut procéder à une autre simplification avant de pouvoir com-mencer. La causalité entre une structure politique et son environne-ment est réciproque. Mais dans la mesure du possible nous allons considérer la structure politique emboîtée comme la variable dépen-116 Une bonne introduction à ce domaine d'enquête et écrite d'un point de vue

sociologique est [74].

Page 186: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 186

dante et l'environnement comme la variable indépendante. Les As-semblées législatives des États, les partis politiques et les élections libres s'adaptent et se modifient dans une certaine mesure inévitable-ment au contact des structures politiques des villages indiens. Mais nous concentrerons surtout notre attention sur les modifications qui se déroulent dans les structures villageoises. De plus, les institutions des États doivent être modifiées pour s'adapter à d'autres variables en de-hors des structures politiques villageoises. Par exemple, elles sont dif-férentes en temps de paix et en temps de guerre. Nous allons considé-rer ces variables comme admises. En d'autres termes, nous nous inté-ressons aux conséquences du changement qui se déroule au niveau de l'État, au sein de la structure politique villageoise ou tribale. Nous n'étudions pas les causes du changement au niveau [165] de l'État, même si certaines d'entre elles sont des réactions au comportement paysan ou populaire.

De cette façon nous isolons deux structures politiques. Ensuite il faut poser deux questions différentes logiquement. D'abord, on com-pare des structures pour voir dans quelle mesure elles sont semblables ou dissemblables. Deuxièmement, on se demande quels sont leurs rap-ports réciproques.

Certaines différences formelles, déjà admises, définissent le dérou-lement de cette démonstration. La structure B dispose de ressources politiques plus importantes que la structure A. Elle opère sur une grande échelle alors que la structure A opère sur une petite échelle. Elle est plutôt formée de rôles politiques spécialisés, alors que les rôles de la structure A ont tendance à ne pas être spécialisés (comme ceux du système traditionnel des castes que nous avons évoqué précé-demment). Mais la comparaison formelle des structures implique une comparaison des valeurs, qui sous-entendent certaines des autres dif-férences, surtout celles relatives à l'agencement des rôles. Ces valeurs sont des règles normatives très générales à propos des types d'honneur ou de prestige que doit rechercher un acteur politique. Ce sont aussi des guides très généraux aux types de comportement qui semblent adéquats dans la compétition. Et sous ces prescriptions on trouve des idées sur l'existence : des idées sur la nature humaine, sur la condition « naturelle » des communautés humaines et sur les rapports entre l'homme et la nature.

Page 187: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 187

Par exemple, un grand nombre d'idéologies paysannes diffèrent fondamentalement des idéologies modernes en ce qui concerne les rapports entre les hommes dans le cadre des ressources naturelles et le degré de contrôle de ces ressources par l'homme. Les paysans agissent comme s'ils jouaient un jeu à somme nulle ; c'est-à-dire comme si le succès d'un des concurrents ne pouvait s'obtenir que par l'échec de quelqu'un d'autre. Le total à partager est fixé d'avance : s'il y en a un qui augmente sa part, alors quelqu'un d'autre doit en perdre une partie. Gela ne veut pas dire que tout le monde devrait en avoir une part égale. C'est plutôt un argument en faveur du statu quo. Par définition tout changement relatif de la richesse matérielle dont disposent les joueurs signifie que le gagnant a nui au perdant. C'est la raison pour laquelle les succès spectaculaires d'un homme dans le cas où il y a de nombreux perdants conduisent à des accusations de sorcellerie ou de comportement public, malhonnête et asocial. Il n'y a pas de place pour une situation qui ne serait pas une somme nulle : c'est-à-dire pour celle où tout le monde [166] serait le gagnant, où tout le monde de-viendrait plus riche en coopérant 117.

Des idées de ce genre possèdent une signification évidente dans le cas de la planification. Affirmer que l'objectif est une augmentation de la richesse est à la fois un non-sens et immoral. C'est un non-sens car l'homme ne possède pas un tel degré de contrôle sur les ressources productives. C'est immoral parce que cela incite des gens à s'enrichir alors que les seuls moyens pour y parvenir sont asociaux. Affirmer que l'objectif de son engagement politique est une augmentation du niveau de vie de tous implique, pour le paysan, un comportement de charlatan.

Ces idées concernent aussi le leadership. L'honneur, le prestige, les richesses ou la pureté rituelle sont des buts que le paysan comprend et admet culturellement. Mais le dévouement pour le bien public n'en fait pas partie et y faire appel semble relever de l'hypocrisie. En d'autres termes, l'aspect transactionnel dans les sociétés paysannes est bien plus près de l'apparence normative de la vie politique que dans les structures plus importantes où elles s'emboîtent. On devine qu'au niveau pragmatique il y a peu de différence entre les deux.

117 Voir [9]. À propos de la sorcellerie se reporter à [56], chap. IV.

Page 188: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 188

Mais d'un autre côté les idéologies paysannes présentent également un aspect moral. Les paysans pensent que la compétition pour des tro-phées matériels et politiques devrait rester dans certaines limites. Nous avons déjà fait remarquer la manière dont ce phénomène est symbolisé par des rituels périodiques de solidarité et par l'affirmation que les querelles et les désaccords peuvent endommager la santé, la fertilité et la prospérité. Quoi qu'il se produise dans la réalité, la vie publique d'une communauté paysanne se déroule théoriquement dans le langage de la coopération. Les villageois aux Indes sont connus comme des « frères de village ». L'administration publique fonctionne grâce à des procédures de consensus qui insistent plus sur la solidarité que sur la procédure de division qu'est le vote avec une majorité.

Un groupe influent et bien organisé d'hommes politiques indiens (et dont la plupart se sont retirés de la politique pour devenir des écri-vains-philosophes et des assistants sociaux) s'est saisi de cette règle normative du consensus dans le comportement villageois et l'a trans-formée en valeur suprême de la vie communautaire. Leur raisonne-ment est le suivant : les gens qui vivent en suivant les règles de la structure A coopèrent entre [167] eux, et prennent des décisions avec la méthode du consensus si on les laisse tranquilles. Mais les valeurs apportées par la structure B ont détruit cette structure en y introduisant la notion de compétition et la procédure de vote avec une majorité. J'ai analysé ailleurs la validité de ces idées 118. Nous ne les citons ici que comme l'illustration d'une différence entre les systèmes de valeurs des structures emboîtées et des structures emboîtantes.

Nous pourrions donner encore beaucoup d'exemples des diffé-rences frappantes en ce qui concerne la vision du monde, les buts à atteindre, les critères de la bonne et de la mauvaise conduite et les ap-préciations concernant les tactiques permises et interdites au sein de la compétition politique. Ces différences sont importantes car elles ont pour conséquence que les gens qui travaillent au sein des règles de la structure A et ceux qui travaillent au sein de la structure B ont des dif-ficultés à comprendre ce qu'ils font réciproquement et pourquoi ils le font. Puisqu'ils ne se comprennent pas, ils ne peuvent pas communi-quer, un affrontement mutuel (s'ils sont engagés dans une lutte) risque

118 Voir [8]. Le défenseur le plus éloquent de ces idées est [85] (cf. sa bro-chure). On trouvera une opinion sympathique sur ce problème dans [106], p. 194. Se reporter à [83] pour une critique brève mais exacte.

Page 189: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 189

d'être brutal et incompris et de conduire à une trop grande dépense de ressources. Bref, les différences de culture suscitent ces conditions d'incertitude qui paralysent la compétition politique et provoquent le combat politique. Dans une certaine mesure il s'agit là très souvent d'une situation révolutionnaire : l'État essaie de susciter une révolution dans les villages en changeant complètement les règles qui déter-minent la compétition politique entre les villageois.

Examinons maintenant les variables qui déterminent l'adaptation de la structure A à la structure B. Tout d'abord ceux qui dirigent la structure B doivent décider quelle importance ils donnent à ce qui se passe dans la structure A. À l'un des extrêmes on trouve la situation où l'emboîtement est purement nominal ; où c'est, pourrait-on dire, un simple problème de géographie. Les leaders de la structure B ne peuvent pas ou ne veulent pas intervenir dans la structure A. Leur dé-cision dépend de certaines considérations que nous avons examinées plus haut sous le titre de collusion. Ils n'ont peut-être pas les res-sources nécessaires pour intervenir dans la structure emboîtée, même s'ils en ont envie. Ou peut-être pensent-ils que cela ne vaut pas le coup parce que le solde d'une intervention réussie peut dépasser le [168] coût de l'intervention. Aux Indes à l'époque de l'Empire britannique il y avait de grandes régions de collines aux frontières de l'Assam, de la Chine et de la Birmanie qui n'étaient pas administrées ou qui étaient « administrées » au cours d'une inspection paramilitaire occasion-nelle 119. Dans les années 1830, un débat prudent s'engagea au sein de la East India Company au sujet de l'administration future des Kond Hills 120. Avant cette époque personne n'avait exploré ces collines. Lorsqu'une expédition à la poursuite d'un prince des plaines qui ne payait pas ses impôts pénétra dans cette région, elle s'aperçut que les Konds s'adonnaient aux rites du sacrifice humain et pratiquaient l'in-fanticide féminin. Il fut jugé (correctement comme l'avenir le montra) qu'une invasion et une occupation des peuples des collines seraient coûteuses. Surtout parce que les communications étaient très difficiles et parce que le paludisme mortel (qui n'était pas encore connu comme le paludisme) existait à l'état endémique dans les collines. L'une des parties affirmait qu'un gouvernement civilisé ne pouvait pas tolérer la

119 On trouvera un compte rendu vivant et à mon avis unique d'une de ces ex-péditions dans [53].

120 On trouvera des passages de ce débat dans [98].

Page 190: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 190

pratique de sacrifices humains à ses frontières. L'autre partie souli-gnait les difficultés et les coûts d'une invasion et mit clairement en lumière le fait que les revenus d'une région montagneuse et improduc-tive ne couvriraient pas les frais des opérations militaires ou de l'admi-nistration de la région. Mais en fin de compte la moralité triompha de la prudence et l'East India Company et son successeur triomphèrent des Konds (après trente ans de désordres intermittents).

La seconde position possible pour les leaders de la structure B est la position prédatoire : ils ne s'occupent pas de ce qui se passe à l'inté-rieur de la structure A aussi longtemps que les gens qui y vivent payent leurs impôts. Après la récolte, des troupes de soldats quittent la capitale et collectent, par la menace ou par le siège, ce qu'ils pensent être leur dû. Parfois cela prenait la forme d'une transaction : les pay-sans payaient en sous-entendant que le pouvoir dominant empêcherait d'autres pouvoirs d'envoyer des expéditions similaires. Cette forme de relation entre la structure B et la structure A ressemble aux rackets or-ganisés par les gangsters 121.

[169]Une version plus respectable de cette relation est celle qui est

adoptée par le pouvoir sous le nom d'indirect rule. Dans ce cas la poli-tique se fonde sur l'accord de laisser intacte la structure générale de A, dans la mesure où cela ne contredit pas certains principes fondamen-taux (la « justice naturelle ») propres à la structure B. C'est cette poli-tique qui inspira pendant de longues années la règle impériale britan-nique (même avant qu'on utilise l'expression indirect rule). Cette poli-tique peut être fondée en partie sur une conviction morale : à savoir que les gens ont le droit d'avoir leurs propres croyances et qu'on de-vrait leur permettre, dans la mesure du possible, de conserver des ins-titutions très précises. Mais il faut également faire remarquer que l’in-

121 [111], dans son livre sur un quartier italien d'une ville américaine, décrit (pp. 123-141) une forme apparemment modérée d'un tel phénomène. Le racket était fondé sur les « chiffres », une forme de paris illégaux sur les courses de chevaux. Ce jeu nécessitait une organisation élaborée d'encais-seurs et il était difficile de le cacher aux yeux de la police. On facilita les choses pour l'agent de police du coin dans la mesure où il ne s'occupait pas des « chiffres » : on lui faisait des petits cadeaux et on l'aidait dans ses tâches quotidiennes. Mais entre autres choses on lui demandait d'empêcher les autres agents de police d'y fourrer leur nez.

Page 191: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 191

direct rule, au moins à court terme, est moins coûteuse qu'une réorga-nisation totale de la structure politique de A. Une réorganisation im-plique la création de conditions d'incertitude, le risque d'explosions et la dépense certaine de ressources pour former à nouveau les gens, même lorsque cela est possible.

Le dernier cas est celui où le pouvoir a pris la décision d'intégrer la structure A, ce qui dans la pratique signifie un changement radical, sinon son abolition. Le fond d'une telle décision comprend probable-ment plusieurs éléments. Parmi ceux-ci on trouve certainement une répugnance morale pour ce qui se passe dans la structure A et qu'on formule souvent dans les termes suivants : il faut supprimer les insti-tutions « féodales » injustes et les remplacer par des institutions dé-mocratiques et socialistes. Cela s'accompagne aussi d'une autre atti-tude morale, à savoir que les gens de la structure A devraient consa-crer leurs énergies à un univers politique plus grand que leur fontaine de quartier. Pratiquement toutes les nations en voie de développement adoptent cette position. Elles cherchent (avec des degrés divers de vo-lonté et de réussite) à mettre fin à certaines attitudes : l'esprit de caste, l'esprit de communauté religieuse, le tribalisme ou le régionalisme, et à mettre sur pied une nation unie 122.

Les ambitions et les intentions des dirigeants de la structure B sont une chose, leur réalisation une autre et elle peut dépendre d'un certain nombre de variables. L'une d'entre elles est la résistance que le peuple de la structure A peut offrir à la structure B. Cela dépend de l'impor-tance qu'il accorde à ses [170] propres institutions politiques et de l'écart qui existe entre les valeurs de ces institutions et les valeurs de la structure B. Il s'agit là d'une constatation très simple mais aussi fon-damentale. Par exemple, un gouvernement central islamique aura moins de difficultés à intégrer une paysannerie islamique que si l'une des deux parties (et non les deux) est chrétienne. Deuxièmement, la réalisation variera aussi selon les ressources dont disposent les gens de la structure A. Ces ressources peuvent présenter plusieurs formes : une idéologie très valorisée qui prend peut-être une forme religieuse ou ethnique, une région inaccessible comme dans le cas des Konds, une alliance avec des étrangers, etc.

122 Voir [74], chap. X.

Page 192: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 192

La réussite du plan d'intégration de structures plus petites dépendra également des ressources que les leaders de la structure B peuvent mettre en jeu par rapport à leurs besoins dans les autres arènes. L'ap-pel à la lutte sur d'autres fronts peut fonctionner dans les deux sens : les difficultés avec la Chine et le Pakistan ne facilitèrent pas les tenta-tives du gouvernement indien pour supprimer les rébellions Naga. Mais elles permirent d'autres formes d'intégration en donnant aux ap-pels au régionalisme ou aux intérêts de caste un air d'immoralité dans ce contexte de danger national.

Résumons-nous. Il y a des situations où l'emboîtement est pure-ment nominal. La structure A est tout à fait autonome. La structure B est complètement indifférente à ce qui se passe à l'intérieur de la struc-ture A ou bien si elle s'en préoccupe elle ne possède pas les ressources nécessaires pour pouvoir s'en occuper. Dans une telle situation le désaccord entre les valeurs qui s'expriment dans les règles des deux structures n'a pas de signification, car les peuples des deux structures n'ont pas de relations entre eux. Une fois que l'on commence à prendre en considération les situations où se déroule une interaction, le désac-cord culturel devient important. Pour simplifier le tableau, il est pos-sible de réunir les deux variables de la structure J5, la volonté d'inter-venir et les ressources qui rendent l'intervention possible. Les difficul-tés de la situation pour les acteurs de la structure A dépendront alors de deux variables. L'une est la variable mixte d'intervention que nous venons de formuler (volonté plus capacité). L'autre est le degré de désaccord entre leurs propres valeurs et procédures et celles de la structure B. Ceci bien sûr est un appel à la quantification. Nous ne pouvons espérer trouver des techniques numériques pour exprimer ces variables. Mais au moins elles fournissent une méthode pour classer les exemples de la situation d'emboîtement et même pour [171] suggé-rer les conditions au cours desquelles émergent certains rôles poli-tiques. Certains styles du rôle d'intermédiaire, que nous analyserons plus loin dans ce chapitre, proviennent du degré de désaccord entre les valeurs de la structure A et celles de la structure B.

Jusqu'à présent nous nous sommes contentés de jouer les specta-teurs d'un terrain de sport. La plus grande partie de ce champ est occu-pée par une lutte entre des équipes d'experts professionnels très spé-cialisés et équipés de façon coûteuse. Ils sont dirigés par des arbitres et ils utilisent un répertoire élaboré de règles normatives et pragma-

Page 193: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 193

tiques dans leurs efforts pour gagner un trophée. Aux bords du champ il y a beaucoup de luttes plus petites : l'équipement y est de fortune, parfois il n'y a pas d'arbitre, les trophées sont peu importants mais ces luttes possèdent aussi leurs propres règles de comportement, recon-nues, de nature normative et pragmatique. Ce n'est pas le même jeu qui se déroule partout et ils diffèrent, à des degrés divers, de la lutte principale.

Pendant que nous regardons, deux types d'interaction commencent à se dérouler entre ceux qui sont dans l'arène principale et ceux qui sont dans les arènes périphériques plus petites. De temps en temps, un joueur de la plus grande arène commence à intervenir dans une des arènes plus petites : il peut tout simplement suggérer qu'il existe des meilleures manières pour jouer ce jeu ou il peut offrir un nouveau type de trophée. Il peut recruter un ou deux des joueurs moins importants et les faire jouer dans l'arène principale ; puis les renvoyer chez eux. Il peut demander que les joueurs moins importants contribuent tous aux frais de l'arène principale. Il peut insister pour qu'ils s'arrêtent de jouer leur type de jeu et qu'ils essaient de copier exactement la façon de jouer dans l'arène principale.

Les conséquences de cette intervention dans les arènes plus petites varient. Certains continuent avec obstination à jouer leur propre jeu. D'autres font semblant d'accepter les suggestions mais trouvent des biais pour continuer à faire exactement la même chose qu'auparavant. Parfois des imperfections dans les nouvelles règles les aident à agir ainsi. Lorsqu'on mit sur pied dans les années 1950 les institutions de gouvernement local dans l'Inde rurale, le potentiel révolutionnaire du suffrage universel fut étouffé par la pratique du vote à mains levées. Les castes dominantes, même si elles étaient inférieures numérique-ment, étaient capables de garder le contrôle des élections parce qu'elles savaient qui avait désobéi aux instructions de [172] vote et qu'elles pouvaient les punir 123. Dans certaines arènes une équipe saisit plus rapidement qu'une autre les possibilités que lui offre l'arène prin-

123 Il faut noter qu'il était possible de donner une apparence normative à une telle intimidation sous prétexte du consensus. Dans certains États de l'Inde on favorisa officiellement le consensus en attribuant une récompense finan-cière per capita dans le cas d'élections sans contestation (c'est-à-dire résul-tant d'un consensus). Comme le dit [83], dans de telles conditions, le consensus était un beau nom pour des procédures pas très jolies.

Page 194: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 194

cipale et elle commence à gagner de façon systématique : alors l'autre équipe commence à changer et à adopter la nouvelle tactique. C'est ce qui est en train de se passer à Bisipara 124. Parfois cette offre d'un nou-veau type de trophée pousse les plus petites équipes à modifier leurs règles de recrutement et elles s'organisent d'une façon assez diffé-rente : parfois les arènes plus petites fusionnent pour rendre cela pos-sible. Les associations de castes sont un phénomène de ce genre 125. Dans beaucoup de cas, les petites arènes se trouvent abandonnées et tous les joueurs se joignent à la lutte dans l'arène principale : c'est pra-tiquement ce qui s'est passé dans le village de Mohanpur 126. Ou alors les joueurs se mettent de côté et deviennent des spectateurs parce qu'ils sont trop âgés pour apprendre ou peut-être parce qu'ils ont été disqualifiés par l'arbitre principal pour s'être attachés obstinément aux règles de leur jeu de clocher. Si l'on suit cette situation suffisamment longtemps, on voit émerger, de la multiplicité des méthodes adoptées par les joueurs pour changer leur tactique ou pour résister au change-ment, quelques modèles généraux. Il y a des modèles de résistance, des modèles de changement qui proviennent des possibilités choisies. Et dominant le tout, une lente évolution vers l'uniformité [173] pen-dant que les arènes moins importantes perdent leurs caractères distinc-

124 Voir p. 183.125 Les castes traditionalistes (jatis) sont des groupes de gens relativement pe-

tits qui se marient entre eux. Beaucoup se ressemblent culturellement. Par exemple, ils peuvent pratiquer le même métier traditionnel, occuper des po-sitions identiques dans la hiérarchie locale des castes et même avoir le même nom. Mais ils n'avaient pas de rapports entre eux et même lorsque l'interaction était géographiquement possible, souvent ils étaient hostiles entre eux et ils prenaient soin à maintenir une distance sociale entre eux en se dénigrant réciproquement.

À partir des années 1880 dans certaines régions des Indes, ces groupes s'unifièrent et se constituèrent en associations dont les objectifs officiels étaient l'amélioration de leur statut à la fois au sein de l'échelle religieuse de l'hindouisme et dans le monde des affaires, de la politique et des profes-sions. Ils devinrent des groupes de pression et il était de leur intérêt de recru-ter aussi largement que possible.

Il est évident que ces associations sont des équipes destinées à une lutte, dans une nouvelle arène. On a abandonné le village et la hiérarchie locale des jatis, en faveur d'une arène qui est l'État ou une région linguistique.

Pour un exposé plus détaillé se reporter à [7].126 Voir [6], chap. II.

Page 195: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 195

tifs et deviennent identiques à l'arène principale ou ne font plus qu'un avec celle-ci.

Distinguer les différentes manières dont on joue les jeux dans les arènes plus petites et en codifier les règles, surtout lorsque les joueurs eux-mêmes ne les ont pas codifiées, constituent une tâche en soi. En effet, c'est ce que les anthropologues n'ont pas cessé de faire en géné-ral. Une deuxième tâche, et bien plus difficile, consiste à identifier les circonstances qui définissent la nature du jeu qu'on joue dans chacune des arènes plus petites. C'est aussi une tâche nécessaire parce qu'il est possible de prédire à partir de ces connaissances quelles seront les arènes plus petites qui se défendront contre l'arène principale et quelles seront celles qui céderont.

Changeons maintenant de point de vue. Lorsqu'on est spectateur, à l'extérieur, on recherche le cadre général, les lignes de forces dont le résultat transcende de loin les actions des individus qui le composent, comme le corps transcende les cellules qui le composent. Le triba-lisme cède la place au féodalisme et celui-ci au socialisme. Cependant de l'intérieur il n'est pas possible de voir aussi clairement le modèle transcendantal. La situation n'est pas propice à la contemplation : un sentiment de tragédie crée un handicap. Il y a de nouvelles manières de gagner les prix : il y a de nouveaux prix. Le féodalisme peut céder la place au socialisme. Mais qui va m'aider entre-temps à obtenir un permis pour port d'armes : le vieux chef ou l'agent du parti ? Et com-bien voudra-t-il ? Je suis un sujet loyal du chef de ma tribu. Mais mon fils porte une tenue moderne et ne respecte ni le chef ni moi-même. Et pourtant il est mon fils. Où est donc mon devoir ? Ce sont là les mi-nuscules transactions, les petits conflits de loyauté au travers desquels se réalise le grand dessein du changement. Ils constituent les proces-sus au sein desquels les structures A et B expriment leur conflit. Nous allons aborder sous peu une telle situation : celle de la lutte entre les castes pures et les Pans à Bisipara.

Les gens qui vivent dans la structure A trouveront la situation d'emboîtement plus ou moins difficile selon l'importance des diffé-rences culturelles entre eux-mêmes et le pouvoir extérieur et selon les efforts que le pouvoir fait pour créer « une révolution par la base ». Dans les cas extrêmes, ce ne sont pas seulement les règles de la struc-ture A qu'on abolit mais ce sont aussi les gens qui suivent ces règles qui sont exterminés. Ce fut le destin de certaines tribus indiennes des

Page 196: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 196

forêts vierges de [174] l'Amérique du Sud et à une certaine époque il semblait qu'il en serait ainsi des Indiens de l'Amérique du Nord. Il existe des pouvoirs étrangers qui se sont efforcés de créer une unifor-mité nationale en exterminant ceux qui sont différents plutôt qu'en leur enseignant de nouvelles méthodes. Parfois c'est le résultat de l'in-souciance et de l'incompétence des leaders de la structure B et non pas le résultat d'une politique délibérée et vicieuse de la part de ceux-ci : le tout peut être favorisé par une absence collective de la volonté de vivre (pour employer une expression qui pose plus de problèmes qu'elle n'en résout). Bisipara était loin d'un tel extrême à l'époque de ce qu'ils appelèrent l'affaire « Harijan ». Néanmoins, lors de la que-relle du temple et l'affaire de la rencontre entre le vieillard et le jeune homme, les castes pures et les Intouchables eurent l'impression pen-dant quelque temps d'avoir perdu le contrôle de la situation. On avait mis en jeu de telles ressources qu'une fois engagées on ne pouvait pas les retirer ou même les diriger et il en résultait un sentiment d'appré-hension collective. La solution plus pragmatique que nous avons évo-quée ci-dessus n'était pas encore en vue. Et il se peut que le cycle d'une crise morale et d'une innovation pragmatique soit inhérent à la situation d'emboîtement. De toute manière, nous suivrons ce plan dans notre exposé : tout d'abord la crise morale, puis, dans la conclusion, les adaptations pragmatiques et terre à terre que peuvent faire ceux qui sont dans les arènes plus petites.

UNE CRISE MORALE

Retour à la table des matières

Nous avons déjà décrit les événements qui ont donné naissance à cette crise : la querelle du temple, la rencontre du vieillard et du jeune homme sur le chemin, la suppression des privilèges des Pans (faire de la musique et mendier), l'abandon volontaire par les Pans de leurs tâches traditionnelles d'éboueurs, leur changement de nom et leur ex-hibition d'habitudes nouvelles qui leur enlevait une grande partie des attributs de leur statut peu élevé, enfin leur tentative volontaire sinon maladroite d'utiliser l'administration et les hommes politiques pour élever leur statut dans le village. On saisit facilement les raisons de

Page 197: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 197

ces désordres : certains Pans étaient devenus riches et voulaient qu'on les traitât en hommes riches et puissants.

Etre riche ne procure pas en soi le pouvoir politique. Il faut qu'un acte politique de conversion symbolique de la richesse en honneur ait lieu. Et il faut en général que cet acte de conversion soit reconnu comme légitime, surtout par ceux qui possèdent [175] déjà de l'hon-neur. C'est ce que les Distillateurs réussirent à faire, si nos hypothèses sont exactes. La richesse se transforma en crédit politique au cours d'une série d'affrontements réussis.

La partie la plus modérée des leaders Pans se comporta comme si cette voie de l'avancement politique lui était aussi ouverte. Les affron-tements qu'ils déclenchaient se généralisaient, et leur nature était telle qu'ils ne semblaient pas devoir provoquer de représailles directes de la part des castes pures. C'est comme s'ils recherchaient une position de marchandage qui permettrait d'aboutir à un compromis acceptable pour les deux côtés. Abandonner ou décourager l'ivrognerie, construire leur propre temple et adopter les autres signes de la respec-tabilité hindoue et même le fait de refuser désormais de débarrasser le village du bétail mort sont, pourrait-on dire, autant d'actes qui ren-voient pour ainsi dire la balle dans l'autre cour. C'est dans cette me-sure qu'ils constituent un défi et un affrontement. D'autre part, le défi est un « défi progressif » : l'affrontement prend une forme qui ne per-met pas à l'adversaire de décider où il faut s'arrêter. Les castes pures ressemblaient à une armée en retraite qui marche vers un fleuve à tra-vers une plaine plate et sans relief : avant les abords du fleuve il n'y a pas un seul trait de relief qui permette de choisir une position de dé-fense. Jusqu'à ce point aucun des camps n'a perdu la tête ou n'a l'im-pression d'avoir perdu le contrôle de la situation. En effet les castes pures ripostèrent d'une façon tout à fait contrôlée en interdisant aux Pans de faire de la musique, en les remplaçant par d'autres Intou-chables. Mais ils se retinrent soigneusement d'intervenir dans l'em-bauche des Pans comme travailleurs journaliers.

Un léger redéploiement subversif des ressources politiques se pro-duisit après l'affrontement direct et indécis, provoqué par la tentative des Pans de pénétrer dans le temple. Cet affrontement fut dirigé par un groupe de Pans plus militants qui différaient des Pans modérés de deux manières : d'abord, ils recouraient à des affrontements directs ;

Page 198: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 198

deuxièmement, ils étaient prêts à introduire dans l'arène de nouveaux types de ressources politiques.

Dans le modèle que nous avons élaboré pour expliquer comment les Distillateurs montèrent l'échelle des castes, on trouvait également des affrontements directs qui provoquaient des duels. En effet, un jeu sans duels est nécessairement un jeu sans gagnants ou perdants. De plus, dans une séquence du style tableau de classement comme celle qu'on trouve dans la montée de l'échelle des castes, les duels sont né-cessaires pour indiquer les positions (le crédit politique) de chacun des concurrents [176] au début d'un épisode. Dans la compétition de la montée de l'échelle des castes il se produit un affrontement direct lorsque le challenger dépasse la simple exhibition de ses attributs et exige de rencontrer son adversaire d'une façon telle que cela validera sa prétention à la pureté.

Même à l'intérieur de cette catégorie de combats directs on trouve un éventail de choix entre des actions qui ressemblent à des affronte-ments généralisés dans la mesure où le camp défié ne sait pas où prendre position, et des actions qui le mettent carrément le dos au mur et lui donnent le choix entre le combat ou la reconnaissance de la dé-faite. Par exemple, les relations avec un Brahmane varient selon le degré du statut honorifique qu'elles confèrent au receveur. L'un des services que rend le Brahmane, c'est de tirer l'horoscope. Il reçoit un salaire pour cela et pourvu qu'on paie le salaire il fait ce travail pour n'importe quelle caste, y compris les Intouchables. Mais même dans cette transaction à l'état pur subsiste un vestige symbolique : les prix demandés augmentent pour les clients des castes inférieures, peut-être pour compenser les risques de contagion pour le Brahmane. Mais en dehors de cela la relation est tout à fait stérile si l'on peut dire. Lors-qu'un Pan emploie un Brahmane pour se faire tirer son horoscope, on ne peut pas interpréter cela comme un affrontement et encore moins comme un affrontement décisif. À partir de là s'étend toute une série progressive d'affrontements, chacun plus décisif que le précédent. Abandonner la boisson est un défi bénin. Refuser d'enlever les ca-davres du bétail mort est plus direct mais ne provoqua en fait que de légères représailles. Mais prétendre rentrer dans le temple constituait le plus direct des affrontements et ne pouvait se terminer que par la

Page 199: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 199

victoire ou la défaite parce que les castes pures ne pouvaient choisir qu'entre l'acceptation ou la résistance 127.

L'affrontement au temple fut particulièrement décisif à cause de sa portée : toutes les castes pures étaient impliquées car si les Pans l'em-portaient elles y perdaient toutes. Ce n'était pas [177] du tout comme la tentative d'acheter un membre plutôt humble de la hiérarchie de caste, comme un Blanchisseur, et de l'acheter lui tout seul. Ce n'est pas comme si l'on s'enfonçait en plein cœur des choses. La tentative devait échouer parce que les Pans n'avaient pas accumulé un crédit politique suffisant (sous la forme symbolique de la pureté) pour les mettre à la portée du succès.

Jusque-là la compétition est une compétition morale (c'est une af-faire de principe) mais c'est toujours une compétition : ce n'est pas encore une lutte. Les deux camps observent les règles pragmatiques et admises de la montée de l'échelle des castes. Ils sont d'accord sur la définition des trophées dans cette arène : c'est-à-dire l'honneur symbo-lisé par les services déférentiels des spécialistes villageois, l'accès aux puits, aux temples et aux autres lieux de la pureté rituelle et par des relations symboliques comme celles qui entrent en jeu dans la com-mensalité. Les deux camps sont d'accord pour que les ressources éco-nomiques puissent être converties en crédit politique grâce aux sym-boles et aux relations symboliques dont nous venons de faire l'énumé-ration. Le désaccord se manifeste au niveau des règles du personnel : les castes pures affirmaient implicitement que le crédit politique (c'est-à-dire le taux de pureté) des Intouchables était si bas qu'ils n'avaient même pas le droit de pénétrer dans l'arène en tant que concurrents.

On pourrait avancer l'idée que ce dernier point de désaccord est de nature morale, en ce sens que les castes pures n'avaient pas établi un

127 Nous avons déjà donné des exemples de cette situation. Le message que Bonar Law apporta à Asquith et qui disait que les ministres unionistes dé-missionneraient s'il ne démissionnait pas poussait à l'action. De la même manière, une fois acceptée la démission de Lloyd George, celui-ci devait se battre ou céder : il n'y avait plus de place pour des manœuvres d'affronte-ment. Les leaders de la Quatrième République se laissèrent aller dans une telle situation en Algérie. En négligeant des possibilités de négociation et d'autres tactiques, ils se trouvèrent acculés à une seule solution : se battre. C'est de Gaulle qui permit d'ouvrir la voie à un règlement politique.

Page 200: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 200

prix et qu'elles n'étaient pas prêtes à marchander. On pourrait les ima-giner en train de dire que pas un seul Intouchable, quelle que fût sa richesse, n'avait le droit d'entrer en compétition pour l'honneur. C'était là une position de principe et cela ne pouvait pas devenir l'objet d'un marchandage. En d'autres termes, le fossé entre les Intouchables et les castes pures constituait peut-être une de ces règles définitives que les acteurs considèrent comme situées au cœur de la structure politique villageoise.

Mais il est difficile d'en être sûr. Tout d'abord, comme nous l'avons déjà fait remarquer, les Pans dans l'ensemble n'étaient peut-être pas assez riches pour grimper l'échelle que les Distillateurs avaient utili-sée. Quelques Pans étaient riches mais seulement quelques-uns. Et ils étaient embarrassés par toute une suite de parents pauvres qu'ils au-raient à emmener avec eux. Deuxièmement, il se peut que j'aie obser-vé ce processus pendant un temps trop court pour conclure que les Pans soient admis comme une [178] caste pure. Si quelqu'un avait vé-cu dans le village au tournant du siècle, il aurait probablement tiré des conclusions aussi pessimistes quant aux chances des Distillateurs d'améliorer leur position dans le système des castes. Mais de plus nous avons des preuves indirectes fournies par ce cas et par ceux d'autres régions des Indes qui indiquent qu'on a dépassé les limites de l'intouchabilité. Par exemple, on considère la caste Kuli des Tisse-rands à Bisipara comme une caste pure alors qu'à 80 km au nord, dans la région d'où ses ancêtres sont venus à Bisipara, on la considère comme Intouchable. Enfin, même à Bisipara les castes pures ne s'en tiennent pas au principe de l'intouchabilité lorsqu'elles doivent régler des affaires avec des Intouchables qui disposent d'un pouvoir pragma-tique très important (grâce au pouvoir qu'ils ont dans la structure B). Le fonctionnaire qui est parfois un Intouchable, les ministres du gou-vernement en tournée, les commis, les agents de police ne sont pas traités comme des Intouchables, même lorsque les villageois savent bien qu'ils en sont.

Il est donc possible qu'avec le temps et l'acquisition d'une richesse suffisante par les Pans les castes pures aient cessé de condamner d'un point de vue purement principiel les candidats Pans à l'honneur et au prestige dans l'arène villageoise et auraient adopté un point de vue plus transactionnel et pragmatique. Mais de la façon dont les choses se sont passées, les Pans provoquèrent eux-mêmes (et je pense sans le

Page 201: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 201

vouloir) une escalade soudaine qui poussa les castes pures à voir toute l'affaire comme une question de principe : il fallait se défendre ou tomber. L'escalade provenait de l'utilisation par les Pans de ressources extérieures (de la structure B) en vue d'obtenir des trophées dans l'arène villageoise.

Les règles normatives de la structure politique villageoise ne visent pas à réglementer les luttes entre les castes. Elles semblent plutôt des-tinées à une lutte du type doladoli entre groupes de descendance ou groupes de descendance répartis en factions au sein de la caste domi-nante. Le modèle de montée de l'échelle des castes par les Distilla-teurs suggère que ces règles normatives s'étendirent pragmatiquement au point d'inclure le conflit entre castes qu'on trouve dans ce processus de montée. Cette extension se réduisit à accepter tacitement que les hommes des autres castes en dehors de la caste dominante eussent le droit de participer à la compétition pour l'honneur telle qu'elle est défi-nie par les usages rituels de l'hindouisme villageois. Lors des pre-mières étapes de la lutte entre castes pures et Pans, alors [179] que la situation était encore en main, le problème était de savoir si oui ou non il devait y avoir une plus grande extension pragmatique des règles concernant le personnel, ce qui permettrait aux Intouchables de prendre part également à la compétition pour l'honneur. Mais avant que ce problème évolue de lui-même vers une solution, les Pans en-freignirent une autre règle — assez explicite — de la structure poli-tique villageoise : à savoir qu'on ne doit pas utiliser les structures poli-tiques extérieures au village en vue d'atteindre un objectif propre à l'arène villageoise.

Le conseil du village avait l'habitude de consigner ses décisions par écrit, surtout si l'on pensait que l'un de ceux qui avait donné son accord au cours de la discussion changerait d'avis plus tard. Lorsqu'on décidait de pénaliser un contrevenant, on s'attendait à ce qu'il soit d'accord et parfois on lui faisait signer son nom ou mettre une marque en bas du document. C'est là en partie la preuve de cette tradition pro-fondément enracinée, dont nous avons déjà parlé, qui veut que l'on prenne des décisions par la méthode du consensus. Mais on agit aussi de cette façon parce que souvent on sait qu'il n'existe pas de sanctions efficaces pour forcer ceux qui résistent et qu'on veut avoir au moins une signature à leur brandir lorsqu'on les accuse de mauvaise foi. Mais il ressort aussi clairement qu'on établit ce document écrit avec

Page 202: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 202

un œil sur les institutions judiciaires de contrôle qui existent en dehors du village. Les villageois, du moins à Bisipara, s'assignent très rare-ment les uns les autres devant un tribunal. Parfois le bruit court qu'un plaideur qui se sent lésé veut poursuivre le conseil de village, mais cela ne s'est pas produit à Bisipara. Cela s'est produit dans d'autres villages de la région et il y a d'autres régions où les tribunaux officiels fournissent une arme habituelle aux villageois voulant s'attaquer entre eux. Les villageois de Bisipara ont tout à fait conscience des possibili-tés d'appel au pouvoir politique et juridique extérieur au village. Tout enregistrement d'une décision est précédé d'une déclaration où l'on proclame que le verdict a été pris et accepté par tout le monde en com-mun, et que, si quelqu'un fait appel aux tribunaux officiels, il accepte de payer une amende de 25 Rs (à peu près le salaire mensuel d'un ou-vrier agricole) à la caisse du village.

Autrement dit, on est très conscient du fait que montrer ses que-relles à l'extérieur revient à mettre en route un jeu à somme nulle où tout le monde est perdant.

Les Pans voient également le monde extérieur de cette manière. Leurs contacts journaliers avec les agents locaux de [180] l'adminis-tration contredisent la gentillesse normative à leur égard et à l'égard des populations tribales, qui se trouve exprimée dans la politique offi-cielle. Les Pans de Bisipara étaient représentés par un gros point noir sur la carte du crime à la direction de la police du district, à l'époque où je l'ai vue. Ils sont synonymes de canaille et l'ont toujours été aux yeux des fonctionnaires depuis qu'on administre la région. Par consé-quent et en restant en dessous de la réalité, on peut dire que les Pans trouvent leurs relations avec le monde des fonctionnaires tout aussi pénibles que leurs voisins villageois des castes pures.

Si les Pans pensaient aussi qu'en commençant un tel jeu tout le monde se retrouverait perdant, on peut alors se demander pourquoi ils faisaient appel à la police et aux fonctionnaires et les rappelaient obs-tinément lorsqu'ils n'étaient pas satisfaits. Une des explications serait de dire qu'ils en étaient arrivés à penser : si nous ne pouvons pas ga-gner, personne ne le pourra (et c'est un raisonnement que l'on peut trouver chez les gens qui luttent). Mais j'en doute. Il est vrai que toute cette histoire les a affolés tout comme les castes pures. Mais non au point, j'en suis sûr, d'envisager une autodestruction. Certains d'entre eux pensaient au début et plus tard ils en arrivèrent tous à penser qu'ils

Page 203: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 203

avaient moins à perdre que les castes pures à une intervention gouver-nementale. Mais ils savaient qu'aucun des camps ne trouverait une telle intervention agréable. Les événements leur donnèrent raison. La longue suite de revers judiciaires constitua, comme je le démontrerai plus loin, une victoire pour les Pans.

Il y a deux raisons évidentes qui expliquent pourquoi cela avait un sens pour les Pans de faire appel à un soutien officiel. Le gouverne-ment du parti du Congrès et dans une moindre mesure ses prédéces-seurs britanniques avaient été bien décidés à améliorer le niveau poli-tique et social des Intouchables. Lorsque les Pans de Bisipara deman-dèrent à rentrer dans le temple, ils pouvaient mettre en avant une loi qui déclarait illégal le fait d'empêcher des Hindous de rentrer dans des temples pour une raison d'intouchabilité. Il y avait une propagande continuelle contre l'intouchabilité, et elle commençait à devenir de plus en plus efficace. De temps à autre, un assistant social venait au village et parlait des maux de l'intouchabilité et — ce qui produisait plus d'effets — des sanctions légales de la discrimination à l'encontre d'un homme parce qu'il est Intouchable. Les villageois des castes pures considéraient cet homme comme un homme à part entière des services administratifs et ils l'appelaient [181] « l'Inspecteur des Hari-jan ». Ils étaient également convaincus que si on les attrapait en train de pratiquer la discrimination ils subiraient une amende de 500 Rs et six mois de prison. Ils associaient les mesures en faveur des Harijan avec le gouvernement du parti du Congrès et il n'est pas étonnant qu'ils votaient presque tous comme un seul homme en faveur du parti d'opposition, le Ganatantra Parishad. Tout cela poussait directement les Pans à utiliser des ressources extérieures pour défaire leurs propres castes pures mais ils savaient que les fonctionnaires locaux, du moins les jeunes, n'appliqueraient pas les intentions du gouvernement avec beaucoup d'enthousiasme.

La seconde raison pour laquelle les Pans faisaient appel à une aide extérieure provenait de ce que la caste, d'après les règles de la compé-tition politique de ce monde extérieur (la structure B), ne constituait pas un qualificatif obligatoire avant de pouvoir chercher des trophées politiques. Je ne pense pas qu'ils aient commencé par se dire : « Si nous entrons dans cette arène, notre statut de Pan ne sera pas un han-dicap. » Ils n'avaient pas l'intention de quitter la structure A et de ten-ter leur chance dans la structure B à l'époque où ils firent appel à la

Page 204: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 204

police pour la première fois. Tout ce qu'ils voyaient, c'est qu'il y avait une ressource dans l'environnement dont ils pouvaient disposer, ce qui n'était pas le cas pour les castes pures. Mais plus tard certains d'entre eux furent attirés à l'intérieur de la structure B. C'est un problème sur lequel je reviendrai dans un instant.

Du point de vue des castes pures, faire appel à une aide extérieure et surtout à la police constituait un coup tout à fait illégal. C'était là une preuve de la dépravation Pan et dans la réalité l'affirmation qu'il s'agissait là d'une guerre totale, sans limitation des types d'armes em-ployées. Cela ressemblait à un épisode de la bataille de France pen-dant la deuxième guerre mondiale. Les Britanniques s'arrêtèrent de parler de la « drôle de guerre » et le vocabulaire sportif avec lequel on avait jusque-là décrit les opérations tomba hors d'usage. Il y eut un soudain resserrement des émotions et un usage débridé du vocabulaire de l'amour et de la haine. (Mais il faut ajouter que, même dans ce cas, aucun des camps à Bisipara ne conserva ces sentiments assez long-temps pour qu'ils puissent déranger l'affaire sérieuse qu'est la culture des champs.)

Quelles étaient les contre-attaques permises aux castes pures ? Elles ne pouvaient rien faire concrètement pour bloquer l'accès des Pans à cette ressource nouvelle. Il est vrai qu'elles pouvaient [182] soumettre les faits au tribunal et le firent ; elles l'emportèrent plusieurs fois devant le cortège des enquêteurs en tournée. Mais elles ne pou-vaient rien faire pour empêcher les Pans de recevoir un soutien géné-ral grâce à la politique du parti du Congrès ; rien en dehors de cette action inefficace consistant à voter contre ce parti aux élections sui-vantes. De même il n'y avait pas d'arbitre, acceptable par les deux camps, qui pouvait intervenir et dire qu'on ne devrait pas utiliser de nouvelles ressources dans la politique villageoise. Les fonctionnaires eux-mêmes constituaient une espèce d'arbitre et ils disaient en effet qu'ils n'allaient pas intervenir. Mais il leur était difficile de se dire non qualifiés normativement pour réglementer la politique villageoise : c'est ce que les castes pures recherchaient. Et si les fonctionnaires avaient été manipulés habilement, ils auraient été obligés d'appuyer le droit d'accès des Pans au temple du village. Le seul autre arbitre pos-sible était le conseil de village mais puisque les Intouchables en étaient exclus il était déjà devenu un conseil de guerre aux mains du groupe des castes pures.

Page 205: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 205

Les castes pures eurent la possibilité de contre-attaquer de deux façons. D'abord elles pouvaient préserver le trophée. C'est plus que le simple fait d'empêcher les Pans de pénétrer dans le temple. Elles continuaient à conserver tous les autres symboles normatifs de statut de caste. Aucun spécialiste ne servait les Pans. Les restrictions rela-tives à la commensalité étaient toujours observées. Les gens faisaient moins d'histoires pour éviter le contact physique avec les Pans mais néanmoins ils continuaient à l'éviter. Il est intéressant à remarquer que les Pans eux-mêmes coopéraient dans la mesure où aucun d'entre eux ne chercha à violer réellement ces règles. Rien n'était plus facile que de se précipiter dans le temple ou dans la maison commune, de tirer de l'eau au puits des castes pures ou de toucher délibérément une per-sonne d'une caste pure. Il s'en serait suivi immédiatement de la vio-lence mais je ne pense pas que les Pans en eussent peur. En fait, ils se retenaient parce que cette tactique aurait été inefficace. Le trophée, ce n'était pas de rentrer dans le temple, de s'asseoir dans la maison com-mune ou de toucher quelqu'un d'une caste pure. C'était plutôt la recon-naissance par les castes pures du droit de faire tout cela. Voler quelque chose vous en donne la possession mais non la propriété. Bref, puisqu'il n'y a pas d'arbitre neutre qui attribue le trophée officiel-lement, les castes pures peuvent conserver les symboles de leur propre supériorité jusqu'au moment où elles doivent [183] admettre la défaite ou jusqu'à ce que les attaquants abandonnent leur tentative. Il n'existe pas de méthode officielle pour abréger la lutte. C'est là un autre signe qui nous indique que nous avons plus affaire à un combat qu'à une compétition.

L'affaire Harijan était évidemment à la fois un combat et une com-pétition. Il y avait plusieurs limitations observées volontairement. C'était surtout l'accord tacite de ne pas permettre au conflit de toucher au gagne-pain. C'était non seulement une indication visible qu'il ne s'agissait pas seulement d'un conflit à propos des règles du jeu, mais aussi de leur changement que les castes pures devaient reconnaître de temps à autre. Malgré la profonde déloyauté qu'il y avait, de leur point de vue, à se servir de ressources politiques extérieures, elles en étaient réduites à adopter la même tactique. Elles ne pouvaient pas trouver une force pour s'opposer à ce qu'elles considéraient comme un soutien du parti du Congrès aux Intouchables. Aucun parti politique rival n'ac-cepterait, du moins ouvertement, de défendre la cause de la discrimi-

Page 206: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 206

nation de caste. Mais les castes pures mettaient au point une défense sérieuse face aux accusations rapportées aux enquêteurs officiels. Du reste, après leur défense lors de la dernière enquête du juge d'instruc-tion en 1955, ils s'inquiétèrent des rumeurs selon lesquelles les Pans allaient engager une procédure civile, et ils se mirent d'emblée à réunir des fonds pour pouvoir louer les services d'un avocat qui défendrait leurs intérêts.

Ils commencèrent également à trouver des biais pour tenir le score dans cette version modifiée de la structure politique villageoise. Je visitai le village une nouvelle fois en 1959 et ma visite coïncida par hasard avec un festival qui comprenait des épreuves sportives pour enfants. J'avais assisté à ce festival en 1953 et en 1955 et les organisa-teurs étaient issus des castes pures. Les Pans étaient assis à part et on permit aux enfants Pans de concourir après que les enfants des castes pures eurent terminé. En 1959, l'organisateur était un Pan, ex-policier et candidat malchanceux à un siège de l'Assemblée législative de l'Orissa. Très peu d'enfants des castes pures prenaient part aux compé-titions : tous les autres étaient des jeunes Pans. Tous les spectateurs étaient Pans à l'exception de moi-même et du postier du village, sous la véranda duquel nous étions assis. Je lui demandai pourquoi les choses avaient changé. Il répondit que les castes pures avaient décidé de se passer des épreuves sportives cette année-là pour ne pas créer d'ennuis avec les Pans. Mais les Pans avaient pris la tête du mouve-ment et ils avaient organisé [184] les épreuves sportives à leur lieu habituel, dans la rue des Guerriers. Le postier ajouta amèrement : « Ils sont les rois maintenant. Nous sommes les sujets. »

Cet incident semblait indiquer qu'à ce moment-là les castes pures avaient pratiquement perdu toutes leurs ressources politiques, grâce auxquelles elles auraient pu réaffirmer leur contrôle de l'arène poli-tique villageoise. En effet, elles avaient décidé d'éviter un duel en re-fusant d'avancer : et elles se trouvaient humiliées d'être forcées de battre en retraite. Pourtant les Pans ne pressèrent pas leurs attaques. Ils me racontèrent comment ils avaient le droit d'accès au temple mainte-nant. Mais, en 1959, ce trophée et d'autres du même genre et d'intérêt local semblaient prendre de moins en moins d'importance aux yeux des leaders les plus agressifs. Comme cela s'est-il produit ?

Tout d'abord la lutte fut limitée parce que les Pans acceptèrent les règles de la structure A quant à la définition des trophées politiques.

Page 207: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 207

C'est-à-dire qu'ils voulaient qu'on les reconnaisse comme une caste respectable qui n'était plus corrompue par l'impureté qui en faisait des Intouchables. Ils ne pouvaient pas accepter les règles concernant le personnel, ce qui les aurait exclus de la compétition. Et ils violèrent une des règles de « contrôle » en obtenant une aide extérieure. Mais accepter de l'aide revient à se soumettre aux obligations du donateur. Dans la réalité cela signifie pénétrer dans une autre arène et donner une partie de ses ressources à une équipe de cette arène. Quelques Pans donnèrent leur adhésion au parti du Congrès : l'un d'entre eux devint un candidat aux élections à l'assemblée et un grand nombre vo-tèrent pour ce parti. Dans cette arène les trophées sont définis d'une façon assez différente des symboles de l'honneur et de la pureté de la structure A : il s'agit d'être élu à un poste. Ce trophée normatif s'ac-compagne d'un accès reconnu et légitime à une grande variété de tro-phées pragmatiques : frais professionnels, une clientèle, des salaires, etc.

Ceux qui eurent un aperçu de ces trophées attribuèrent une valeur moins importante au droit de pénétrer dans le temple villageois. Ils commencèrent à se sentir dans un monde différent de celui de leurs compagnons villageois qui n'avaient pas, si l'on peut dire, vu la terre promise. Une telle expérience vous change les idées. Le Pan qui orga-nisait les épreuves sportives des enfants ne se contentait pas de faire un pied de nez à la « haute » de l'endroit. Il faisait ce que fait tout homme qui a des ambitions et qui veut présenter sa candidature à un siège : il espère gagner quelques [185] voix en exhibant son absence d'égoïsme et son esprit public.

Un tel homme s'est mis en dehors de la structure de la politique villageoise. Les règles concernant les trophées ne déterminent plus ses ambitions. Les règles concernant le personnel qui lui interdisaient l'ac-cès à l'arène ne sont plus pertinentes parce qu'il ne recherche plus le trophée en jeu dans cette arène. Au début il voulait le trophée et c'est pour cette raison qu'il eut recours à des ressources interdites par les règles de la structure A. Mais maintenant il y a à la fois des trophées plus grands à l'extérieur du village et, grâce à la mise sur pied des nouvelles institutions locales, il y a aussi de nouveaux types de tro-phées. En tant que Pan il a le droit normatif de rentrer dans la compé-tition pour les trophées, qui se déroule à l'intérieur du village.

Page 208: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 208

La dernière étape de ce processus est atteinte lorsque les hommes des castes pures dirigent aussi leurs ambitions vers l'extérieur et qu'ils trouvent avantageux de s'allier à ces mêmes Pans qui sont leurs enne-mis au niveau villageois.

Essayons de résumer. Le « cas Harijan » de Bisipara, comme l'ap-pelaient les villageois des castes pures, était une tempête dans un verre d'eau. En tant qu'histoire elle n'a pas d'importance. Sa valeur vient de ce qu'elle est un microcosme où l'on peut saisir certains des processus politiques qui se déroulent dans les arènes de toute taille depuis le verre d'eau jusqu'à l'océan. On rassemble des ressources et une déci-sion est prise de les engager dans l'action politique. On peut procéder en déployant les symboles qui sont reconnus comme indicateurs du crédit politique. On peut utiliser ces symboles de diverses façons sub-tiles pour défier des concurrents. Parfois ces défis sont lancés de telle façon que l'adversaire en est déséquilibré et qu'il ne sait plus où et quand prendre position. Aucun de ces empiétements ne semble suffi-sant pour justifier le fait de déclencher une action. Mais tôt ou tard l'un des camps est amené à déclarer qu'il y a une limite (ou il décide lui-même que ce serait une bonne tactique de montrer qu'il a atteint le point limite). Alors un duel a lieu et la situation du crédit politique de chacun des concurrents s'en trouve clarifiée.

Le fait de « couper les ponts » (c'est-à-dire de prendre une position d'où l'on ne peut pas se replier) peut être une ruse. Mais s'il s'agit de quelque chose de sérieux, nous avons là le début d'un conflit « irréa-liste » 128 : c'est-à-dire que le conflit [186] est devenu maintenant un 128 L'expression vient de [29], pp. 48 et suiv. Dans tout le livre de COSER on

trouve une distinction entre conflit réaliste et irréaliste. Le premier type est un conflit organisé rationnellement autour d'un objet et il est possible d'obte-nir l'objet grâce à la négociation et à l'accord et par conséquent sans conflit. Le second type est un conflit qui débute pour libérer les tensions et les troubles de l'un des concurrents. Rationnellement il est donc « sans buts ». On ne peut le détourner qu'en le dirigeant sur une autre victime.

Je ne puis commenter l'idée d'une « agression par épanchement » puisque ce phénomène concerne un domaine différent de celui de mes ana-lyses et pour lequel je ne suis pas compétent. Ce qui m'intéresse, c'est la manière dont on peut utiliser la distinction comme gambit normatif. Vous pouvez accuser votre adversaire de faire jouer son agressivité et il est pos-sible de cacher le fait qu'il y a une pomme de discorde, un grief objectif et réel. Un tel argument ad hominem, qu'il concerne l'agressivité ou l'ambition, passe complètement à côté du problème. Les ambitions de Lloyd George ne

Page 209: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 209

problème de principe et que les adversaires n'ont pas de point com-mun pour établir un marchandage. Cela peut provenir de ce que l'un des concurrents triche ouvertement, ce qui conduit l'autre à affirmer que les valeurs en jeu sont tellement fondamentales que tous les coups sont permis. Autrement dit, le résultat de la panique et de l'incertitude peut être un appel aux principes et à la moralité : le concurrent qui pense avoir le contrôle de la situation essaiera de maintenir une situa-tion de marchandage. Dans le cas d'une situation d'emboîtement, nous définirons l'usage de ressources extérieures comme un acte de triche-rie lorsque les valeurs du monde extérieur contredisent celles de l'arène emboîtée.

Les hommes de Bisipara utilisèrent les ressources extérieures d'une manière incertaine et tâtonnante. C'est pourquoi ils devenaient très inquiets. D'autres arènes emboîtées suscitent des rôles qui servent à régler le courant des ressources politiques extérieures vers l'intérieur des arènes emboîtées. Ce sont les intermédiaires et nous allons les examiner dans la partie suivante.

LES INTERMÉDIAIRES

Retour à la table des matières

Dans le cas d'une situation d'emboîtement les intermédiaires sont des rôles qui surgissent pour combler le fossé dans les communica-tions entre les grandes et les petites structures. Le rôle peut prendre plusieurs formes. Parfois c'est la structure la plus grande qui crée ce rôle consciemment pour répondre à ses propres déficiences : [187] c'est le cas de l’ombudsman 129. Parfois c'est la suite pragmatique d'un

sont ni une preuve ni une absence de preuve dans l'accusation d'inefficacité portée contre Asquith.

Je ne puis m'empêcher d'ajouter — avec la prudence qu'il convient pour un amateur — que se saisir d'un principe, prendre une position morale et refuser le compromis ou la négociation me semble être une action qui relève du même genre que le conflit irréaliste. Evidemment le conflit est réaliste si le concurrent ne se sert du principe que comme d'un thème normatif et d'un lieu de marchandage.

129 Terme d'origine Scandinave. Désigne un fonctionnaire nommé par le gou-vernement ou une institution (université par exemple) dont le rôle consiste à recevoir et à vérifier les plaintes déposées contre des fonctionnaires. Espèce

Page 210: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 210

rôle normatif dans la structure la plus importante. Le commissaire de district dans un régime colonial bu dans n'importe quelle bureaucratie autoritaire peut se trouver dans l'obligation de protéger ses gens du vent froid des directives centrales et de modifier les ordres en ca-chette. Car si on les appliquait à la lettre sans tenir compte des condi-tions locales, cela provoquerait de grandes injustices 130. L'essentiel du travail de l'homme politique local consiste à s'assurer que les souhaits de son électorat viennent à l'attention des autorités centrales. D'autres intermédiaires surgissent d'en dehors et se taillent des rôles pour eux-mêmes. Ils débutent peut-être comme de simples messagers et fi-nissent par devenir les leaders qui dirigent et contrôlent les processus d'intégration de la structure A dans la structure B.

Tous ces rôles qui existent au point de contact entre deux struc-tures ne doivent pas être considérés comme ceux d'intermédiaires. Le leader local qui se bat résolument et sans penser à autre chose pour l'autonomie locale n'est pas un intermédiaire. Il en est de même pour la bureaucratie qui a l'intention de supprimer la structure locale et qui peut le faire. L'essence du rôle est d'avoir un pied dans chaque camp. Il a intérêt à ce que fonctionne le processus de marchandage. Que ce soit par ses actes ou ses paroles ou grâce aux deux, il doit persuader les deux camps qu'il y a une situation où l'on peut négocier un com-promis. Il doit les convaincre qu'ils ne sont pas engagés dans un conflit absolu mais qu'ils ont des intérêts communs. Et s'ils se concentrent sur ces intérêts, ils peuvent tous les deux sortir de la lutte en vainqueurs, d'une certaine manière. En d'autres termes, il doit dé-montrer qu'il ne s'agit pas d'un jeu à somme nulle.

Les difficultés (et les avantages) d'un tel rôle varient évidemment selon le fossé entre les deux structures. On peut situer ce fossé à deux niveaux logiquement différents. Tout d'abord les deux structures peuvent avoir leur base culturelle complètement différente. Aucun des deux camps ne comprend l'autre. À l'extrême, il leur est même diffi-cile d'admettre l'autre camp comme appartenant à l'espèce humaine. C'est une situation où le pouvoir [188] le plus fort peut être amené à considérer l'extermination comme la meilleure solution, et le pouvoir

de médiateur (prud'homme). Emploi récent (seulement dans l'addenda de 1968 à la 3e édition du WEBSTER). (N.d.t.)

130 Je m'inspire de l'intervention de Max Gluckman au cours du symposium de la Wenner-Gren Fondation de l'été 1966. Voir [59].

Page 211: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 211

le plus faible craint qu'il ne s'agisse là de la solution la plus probable. En second lieu et indépendamment du degré de compréhension mu-tuelle, il peut y avoir une divergence radicale au niveau des valeurs culturelles. Chaque camp sait très bien et de façon précise quelle est la position de l'autre : il a donc tendance à le mépriser et à le haïr. Cette situation peut exister logiquement. Mais comme tout le monde le sait, tout effort de compréhension mène souvent à une sorte de sympathie et à la volonté de voir au moins quelque chose de bon dans le peuple, sinon dans sa structure politique et sociale. Cela a été très fréquem-ment le cas des administrateurs coloniaux. Ils se trouvaient dans cette situation paradoxale de préférer le « bon sauvage » au « nègre édu-qué », ce dernier étant très souvent un intermédiaire.

Les difficultés d'un intermédiaire se multiplient parce que très sou-vent il est incapable d'établir une justification normative de ses ac-tions. La réussite du rôle d'un intermédiaire comme celle d'un média-teur 131 (que nous avons examiné plus haut) peut dépendre de son habi-leté à tromper, c'est-à-dire à travestir la force et les intentions de cha-cun des camps pour l'autre. Si l'on s'en aperçoit, il perd toute crédibili-té. Même si l'on ne s'en aperçoit pas, il ne peut pas cacher le fait que son but est d'arriver à un compromis et de prouver qu'aucun des deux camps n'est aussi dépravé que le pense l'autre. Ceux qui sont dévoués idéologiquement à leur propre cause doivent donc le considérer avec suspicion et mépris. S'il a surgi du dessous, de la plus petite structure, il court le risque d'être stigmatisé comme un renégat. Mais l'autre camp peut le prendre pour un espion, ou, si on y aime les bons sau-vages, comme un traître. Plus couramment on le considère comme un homme sans principes qui recherche toujours son intérêt. En fait, comme nous allons voir, il est souvent à la recherche de son intérêt.

Il ne faut pas que l'étalage de respectabilité normative que la plu-part des intermédiaires croient nécessaire de faire nous [189] trompe. 131 J'hésite à utiliser de façon indifférente les termes d’« intermédiaire » et de

« médiateur ». Ce dernier est essentiellement une personne qui aide à régler un conflit. Le premier est une personne qui aide à communiquer et il est évident qu'il s'agit d'un terme plus général. Par conséquent, un intermédiaire peut agir en tant que médiateur comme dans le contexte de cette analyse. Aitken était donc surtout un intermédiaire qui facilitait la communication entre Garson, Lloyd George et Bonar Law, mais il était un brin médiateur car il espérait résoudre leurs antipathies mutuelles. Se reporter également à la note 1, p. 150 du chap. VII.

Page 212: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 212

Parfois cela prend la forme d'une affirmation vague et générale à pro-pos de la nécessité de faire du bien à tous. Parfois ces affirmations normatives reflètent fidèlement des convictions plutôt sincères : la compréhension mutuelle amènera un arrangement commun ; les com-munautés villageoises indiennes peuvent constituer la base de la na-tion indienne ; ce qui est bon pour General Motors est bon pour les États-Unis. Mais même des gens comme Gandhi ne pouvaient pas em-pêcher des accusations méprisantes et occasionnelles de duplicité : à la fois de la part des Britanniques et du Dr Ambedkar par exemple 132. En effet, le fait d'être suspecté d'activité tortueuse, sinon trompeuse, est inhérent au rôle de l'intermédiaire. Car, s'il vise à permettre la communication entre des adversaires, sa force vient de ce qu'il main-tient cette communication imparfaite. La communication parfaite si-gnifie que l'intermédiaire se retrouvera en chômage. Cela signifie éga-lement qu'il n'y a pas de place pour les « pieux mensonges » qui em-pêchent formellement les adversaires de déclencher un conflit total.

J'insiste sur le fait que les intermédiaires sont l'objet du mépris : non qu'ils le méritent. Selon la valeur que l'on attribue à la structure A par rapport à la structure B, ils méritent ou non ce mépris. De toute manière, quelles que soient les intentions des actions des intermé-diaires, leurs effets peuvent aller ou non dans le sens de l'intégration. La seule remarque générale peut-être que l'on peut faire à propos de ce que font les intermédiaires est celle-ci : leurs actions tendent à brouiller l'intégration organisée ou la résistance organisée à l'intégra-tion et à mettre en avant la solution à laquelle on arrive en « patau-geant » : des marchandages et des compromis, au lieu de victoires très nettes pour l'un ou l'autre camp.

À première vue, il peut sembler curieux que la situation d'emboîte-ment soit une occasion de médiation. Par définition, la structure B dis-pose de ressources politiques beaucoup plus importantes que la struc-ture A. Comment peut-il donc y avoir de la place pour des intermé-diaires ? On ne recourt au marchandage que lorsque les deux camps 132 Le Dr Ambedkar était un homme d'État distingué. Intouchable lui-même, il

était le leader pour toute l'Inde d'une organisation intouchable, la Fédération des Intouchables. Au cours d'une émission radiodiffusée où un grand nombre de gens avant lui avaient décrit Gandhi comme un « saint », je l'ai entendu dire sèchement : « Ce n'était pas un Saint mais un vaurien... » Et c'est une épithète qui aux Indes n'a pas la connotation légèrement indulgente qu'elle a maintenant en Angleterre.

Page 213: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 213

sont forts. La réponse évidemment est que la structure B doit faire face à un grand nombre [190] de structures A. Elle a d'autres arènes où l'on a besoin de ses ressources et des scrupules moraux peuvent la re-tenir d'imposer sa volonté par la force. Remarquons que Bisipara ne rentre pas en conflit avec le gouvernement central à Delhi. Le contact s'établit avec les fonctionnaires et les hommes politiques à l'état-major du district et pour toute une série de raisons il n'y a qu'une partie de la force dont dispose la structure B qui peut être concentrée au niveau de ces personnes. Il est même possible pour les villageois de jouer les fonctionnaires et les hommes politiques locaux contre leurs propres supérieurs 133. Dans les moments plutôt calmes de la domination colo-niale, c'était une marque d'incompétence administrative que de faire appel aux militaires pour maintenir l'ordre. D'une manière ou d'une autre, la lutte de l'emboîtement doit suivre cette loi universelle de la compétition politique : les adversaires ne doivent pas être de forces trop inégales. Car dans ce cas il y a place pour les compromis et pour les intermédiaires.

La forme la plus élémentaire de ce rôle est celle du simple messa-ger. Les gens de Bisipara utilisent un intermédiaire lorsqu'ils ar-rangent un mariage. De cette façon ils évitent de se compromettre dans les premières étapes. Aucune des parties ne risque l'humiliation de perdre la face et le défi implicite (l'affrontement) que pourrait faire surgir un refus. Un grand nombre de négociations dans tous les do-maines de l'existence débutent par des enquêtes privées sur la manière dont les requêtes seraient reçues, plutôt que par la communication pu-blique des requêtes elles-mêmes.

133 On trouve un exemple de ce comportement dans les Kondmals au cours de la première décennie de ce siècle. Un commissaire de sous-division appelé Ollenbach essayait d'introduire la prohibition avec l'aide de quelques mis-sionnaires. Le système des alambics déclarés démoralisait et appauvrissait les Konds, tandis qu'il remplissait les poches des Distillateurs qui monopoli-saient les permis. Ces derniers déclenchèrent une violente campagne contre Ollenbach, l'attaquant à propos de tout et même de sa moralité. Sans l'inter-vention des missionnaires de Calcutta, les Distillateurs l'auraient peut-être remporté. Ollenbach était un homme remarquable qui gouverna les Kond-mals comme un prince pendant vingt ans. Il parlait le Kui, dansait les danses Kui, chantait leurs chants et était un des leurs comme jamais aucun autre Européen ne l'a été.

L'histoire est racontée brièvement dans [1] qui était, tout comme Ollen-bach, un S.D.O. dans les Kondmals.

Page 214: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 214

Dans leurs premiers rapports, les commandants des expéditions dans les Kond Hills au cours de la première moitié du XIXe siècle ra-contèrent que leurs contacts étaient organisés par un fonctionnaire tri-bal appelé le Digaloo. La langue des Kond Hills était — et est encore — le Kui, dialecte de la famille [191] des langues dravidiennes du sud de l'Inde. Dans les plaines de l'Orissa les gens parlent l'Oriya, qui ap-partient au groupe sanscrit du Nord. Les interprètes qu'utilisaient les employés de la Compagnie des Indes Orientales parlaient l'Oriya et devaient trouver des contacts bilingues chez les Konds. Il y avait eu des colonies Oriya dans les collines pendant plusieurs siècles et un grand nombre des Konds ont dû être bilingues. Mais ils avaient forma-lisé leurs contacts avec les colons et les commerçants Oriya en utili-sant un interprète, dont le rôle était de préserver les Konds d'un contact direct avec les étrangers. Cet homme était le Digaloo et auto-matiquement un Intouchable : Digal était un nom de lignage répandu chez les Intouchables parlant Kui. Des analyses contemporaines ex-pliquent cette coutume avec le langage des concepts hindous de la pollution : les Konds tenaient à se préserver du contact des étrangers. De nombreux indices laissent entendre que les Konds avaient une très haute opinion d'eux-mêmes avant d'être dominés par l'administration britannique. Cette coutume peut indiquer tout simplement que les messages transmis par des personnes très humbles ne peuvent pas être interprétés comme des défis (sauf dans des circonstances exception-nelles). Même sans aller jusque-là, l'emploi d'un tel intermédiaire laisse entendre qu'il faut limiter la fréquence de l'interaction.

Les intermédiaires tendent à prendre la forme de messagers lorsque la communauté locale (qui par la suite devient une communauté em-boîtée) possède un degré élevé d'autonomie et utilise peu de res-sources politiques du monde extérieur. Dans une telle situation on a tendance à ignorer complètement le genre de vie des étrangers et à les considérer comme pas tout à fait humains. Et si on les considère comme des hommes, ce sont des hommes d'un genre différent, si dif-férent qu'on ne peut pas les prendre pour des êtres moraux. On ne peut développer aucune interaction possible sur une base morale avec eux (c'est-à-dire sur la base de valeurs communes), et le seul contact pos-sible ou désirable se fait au cours de transactions occasionnelles. C'est pourquoi des gens comme les Intouchables, qui se trouvent eux-mêmes en marge de leur communauté morale, en viennent à jouer les

Page 215: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 215

messagers. Pour communiquer avec des chiens étrangers ou des diables étrangers, il faut être un chien ou un diable et les Konds consi-déraient certainement leurs Intouchables comme tels.

Mais la situation n'est pas sans avantages pour le chien. La littéra-ture concernant les Kond Hills (presque jusqu'aujourd'hui) [192] est remplie des cris de rage et d'indignation devant la manière dont les Pans Kui trompent leurs « maîtres », les Konds. La même chose est vraie des autres régions tribales. Le statut élevé attribué à tort aux Di-galoos n'était pas, d'un point de vue pragmatique, tout à fait illusoire. Car en réalité ils ne pouvaient pas manquer de trouver des possibilités de profit que ce soit matériel ou politique, vu que les Konds refusaient de contacter directement les étrangers.

Le statut normatif que l'on accorde à l'intermédiaire indique en ef-fet le degré de fermeture des systèmes de valeur en question : c'est-à-dire dans quelle mesure les deux structures ne les partagent pas. On méprise l'intermédiaire selon le degré de disparité entre les deux cultures. Son statut pragmatique est également l'indice de la fréquence et de l'intensité de l'interaction entre les deux cultures, aussi long-temps que cette interaction ne tourne pas au conflit total. Nous allons donner un exemple de ceci en passant du Digaloo Kond, qui comble un fossé entre des cultures différentes et où l'interaction était relative-ment faible, au courtier villageois de Bisipara.

Nous avons déjà décrit le fossé que comble ce courtier. Les pay-sans doivent utiliser fréquemment, mais avec répugnance, les res-sources extérieures que procure la bureaucratie et ils doivent observer les règles élaborées par cette bureaucratie. Ce n'est plus leur apparte-nance clanique ou de caste ou leur allégeance à un chef hindou qui leur donne le droit à la terre mais leur enregistrement sur le registre des droits et la capacité de communiquer efficacement avec les com-mis de la section des revenus et avec les inspecteurs de ce service. Ils doivent acquitter des impôts. Ils doivent observer la loi ; ils ont besoin de permis ; ils ont le droit parfois à des prêts pour améliorer leurs mé-thodes culturales ; leurs enfants vont parfois à l'école ; ils fréquentent les marchés organisés par le gouvernement ; ils votent ; ils écoutent la propagande. La grande société qui les entoure agit pratiquement sur tous les aspects de leur vie. Néanmoins ils considèrent le monde exté-rieur avec appréhension et ils n'accordent pas un statut moral à ses agents. Ce n'est pas la même chose de tromper un fonctionnaire que

Page 216: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 216

d'escroquer un voisin du village. Même s'il n'y a qu'un imbécile pour ne pas faire attention à ce qu'il fait lorsqu'il a affaire avec des voisins villageois, même si c'est son propre frère, il y a cependant des limites admises au-delà desquelles personne n'ose aller. Leurs comportements sont prévisibles même s'ils sont malhonnêtes. En d'autres termes, c'est la reconnaissance de valeurs communes [193] qui contrôle en dernier ressort les interactions entre voisins villageois et même les transac-tions. On reconnaît qu'après tout l'autre homme est un homme comme soi-même. Mais ce n'est pas le cas avec les étrangers. Ce ne sont pas des hommes comme soi-même. Le pourcentage de valeurs en com-mun et donc de « contrôle » est faible. C'est un univers de danger et d'incertitude.

Du point de vue de l'agent gouvernemental les choses ne sont pas tellement différentes. Mais l'appréhension a tendance à prendre la forme du mépris et de l'exaspération parce qu'on n'est pas capable de faire comprendre le message à ces têtes de bois, si l'on peut dire. Il y a la même mauvaise grâce à considérer l'autre partie comme un homme semblable à soi-même. J'ai même entendu un fonctionnaire déclarer, au grand embarras de ses collègues qui étaient présents : « Les hommes, je peux les diriger. Mais des animaux comme ces villageois il faut que je les conduise. » Même les hommes politiques qui le plus souvent ne cherchent qu'une chose aussi simple qu'une voix sont très conscients de leur incapacité à établir une communication efficace avec leur électorat, bien qu'ils accusent le plus souvent le manque de moyens techniques de communication plutôt que la disparité des va-leurs des structures A et B.

Une telle situation est faite pour l'intermédiaire. Car l'interaction doit se dérouler au moyen d'actes volontaires (le paysan doit être d'accord pour donner sa voix, le commis doit être d'accord pour si-gner le permis, etc.) et aucune des parties ne communique suffisam-ment bien pour avoir la certitude que l'autre partie sait exactement ce qui est demandé, ou encore moins qu'on peut la persuader de rendre ce service. Les deux camps ont besoin de l'intermédiaire. Ils le savent et le paient directement ou indirectement pour ses services. Dans ce cas il n'est plus seulement la grande cuillère qu'utilise l'homme sage lors-qu'il dîne avec les diables. Il est la cuillère sans laquelle un homme ne pourrait pas manger du tout. Il y a chez l'intermédiaire des vestiges d'un aspect du travail du Digaloo, celui qui consistait à sauver la face.

Page 217: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 217

Il y a des moments où l'intermédiaire va dans des endroits modestes et s'abaisse à faire des choses que son employeur dans la structure B ne voudrait pas faire ou ne voudrait pas être vu en train de faire. Mais par rapport au Digaloo Kond le courtier villageois dans cette situation fournit un service qui relève d'une nécessité plus technique que sym-bolique. Il y a un siècle et demi les Konds auraient perdu la face en négociant eux-mêmes avec des étrangers. Mais il n'y a pas un paysan qui [194] se sentirait avili s'il pouvait obtenir un permis de port d'armes tout seul, sans passer par un courtier. Tout simplement il ne sait pas comment il faut faire.

Le courtier de Bisipara est toujours méprisé — et par ceux qui se trouvent aux deux extrémités de ses transactions. Les villageois le considèrent comme un menteur, un tricheur et un hypocrite, un homme qui s'est fait une fortune (même si elle est modeste) grâce à leurs rapports difficiles avec les administrateurs, un renégat qui pré-tend aider ses compagnons villageois mais qui en fait n'aide que lui-même. Les fonctionnaires et les hommes politiques le considèrent comme un villageois dont les ambitions sont bien au-dessus de son éducation et de ses capacités, un homme sur lequel on ne peut pas compter, aux ordres du plus offrant et un hypocrite lorsqu'il parle de son dévouement aux intérêts publics. Il peut donc sembler curieux d'affirmer, comme je vais le faire, qu'un tel homme est bien placé pour devenir un leader dans un processus d'emboîtement. Le courtier de Bisipara a fait des tentatives, et sa réussite est en effet très modeste. Mais au sein de la génération suivante il y aura peut-être des leaders qui pourront s'élancer à partir de la situation que certains des leaders Intouchables et lui-même ont établie.

Le premier point à remarquer est que si on vilipende le courtier lui-même et si les partenaires que relient ses transactions se méprisent entre eux, l'interaction en elle-même ne fait l'objet d'aucune condam-nation morale. C'est mal de faire appel à la police contre vos voisins villageois. Mais il n'y a aucune honte à acheter des semences sélec-tionnées d'une ferme gouvernementale, à obtenir un permis de chasse, à acheter dans une coopérative gouvernementale, à envoyer une lettre par la poste, à envoyer ses enfants à l'école et ainsi de suite. Toutes ces actions sont peut-être dangereuses et le paysan raisonnable cherche toujours la petite bête, mais on trouverait bizarre de refuser ces interactions pour des raisons morales. C'est comme si on avait une

Page 218: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 218

objection sérieuse contre le fait d'ouvrir son parapluie quand il pleut. Bref, d'un côté les paysans de Bisipara éprouvent toujours un senti-ment normatif très profond de leur différence avec les fonctionnaires, les autres étrangers et de la malveillance des étrangers, et ce sentiment empêche encore le développement de la confiance nécessaire pour établir une relation morale. Pourtant ils ont vécu suffisamment long-temps avec le monde extérieur et ont été obligés de rentrer en relations avec lui suffisamment de fois pour qu'ils commencent à se demander quelle est la manière la plus efficace de gérer cette interaction. En [195] d'autres termes, la position « irréaliste » du conflit : c'est-à-dire l'engagement moral total au nom d'un principe, quel qu'en soit le coût, cède la place à une position de marchandage, plus pragmatique, ce qui implique la reconnaissance, même à contrecœur, que l'autre camp par-tage certaines valeurs avec vous et que l'on peut utiliser ces valeurs pour faire des concessions soi-même et pour amener l'autre camp à en faire. On peut formuler cela autrement en disant que ce que l'on fait habituellement finit par être admis comme étant normal à faire et avec le temps ce qui est normal devient la règle. Des interactions pragma-tiques continues finissent par créer un statut normatif.

Même sans un tel développement, un intermédiaire est bien placé pour recruter lui-même une équipe grâce à des moyens transactionnels si pour une raison ou une autre il a un certain monopole de ressources provenant du monde extérieur. Nous avons déjà abordé ce phénomène à propos de plusieurs situations. Un homme de ce genre peut devenir le leader d'une « faction » composée d'un groupe hétérogène, que les traditionalistes étiquettent comme étant « intéressé » mais qui peut s'avérer être l'avant-garde d'un nouveau type d'équipe, qui réussit en fin de compte à obtenir le statut moral. Ce peut être aussi l'un des lea-ders transactionnels dont les interactions constituent une période d'ex-périences et de confusion, pendant laquelle les gens apprennent à utili-ser de nouveaux types de ressources politiques. Une « faction » ou plusieurs d'entre elles peuvent devenir suffisamment importantes au point que des rôles spécialisés en surgissent, ce qui stabilise la faction, lui donne une morale professionnelle, lui apporte parfois une idéolo-gie et procure un noyau au groupe 134.

134 C'est une analyse détaillée du développement des factions au sein du parti du Congrès de l'Uttar Pradesh par Bruce GRAHAM qui m'a suggéré ce rai-sonnement. Voir [64].

Page 219: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 219

Cela ne s'est pas encore produit à Bisipara. Leur courtier s'est pré-senté aux élections à l'Assemblée de l'État, mais il n'a obtenu aucun soutien dans son propre village. Son rôle demeure purement transac-tionnel et même à ce niveau il n'est pas suffisamment développé pour lui permettre de réunir une équipe. Cependant les villageois l'ont élu président du nouveau panchayat du village en pensant que ces nou-velles institutions procureraient des bénéfices pour le village et qu'il était le mieux équipé pour savoir comment manier les fonctionnaires qui procuraient les bénéfices. Mais à la fin de l'année ils avaient déjà [196] décidé qu'il n'avait rien fait pour le village et qu'il ne bénéficie-rait plus de leurs voix.

À Bisipara il y a des conditions spéciales qui empêchent l'évolu-tion de leur intermédiaire en un leader. La fréquence des rapports entre les villageois et le monde extérieur est encore faible par rapport à d'autres régions des Indes, et l'interaction est encore marquée d'une ambivalence morale comme le démontre la querelle des « Harijan ». Deuxièmement, le village est partagé quant à la solution locale du pro-blème des castes. Le village ne suit pas suffisamment les changements offerts par le monde extérieur pour pouvoir apprécier le type de leader capable de capter ces ressources avec efficacité. Enfin, il se peut que leur intermédiaire n'ait rien de remarquable dans ce travail.

Lorsque les conditions favorisent l'évolution d'un intermédiaire en un leader (ou comme cela se passe parfois un leader local assume les rôles d'un intermédiaire en captant les ressources politiques exté-rieures) sa position change selon que les villageois agissent au sein de la structure B en tant qu'individus ou en tant que groupe. Dans un cas, tout ce que les villageois connaissent du monde extérieur, tous les contacts qu'ils ont avec lui sont médiatisés à travers leur leader. C'est la situation de l'emboîtement proprement dit et l'une des fonctions du leader consiste à préserver la structure A en contrôlant ses contacts avec le monde extérieur. Il réglemente à la fois l'usage que le village peut faire des ressources de la structure B et l'usage que les leaders de la structure B peuvent faire au village en tant que ressource politique pour leur propre arène 135. C'est la situation qui prévalut au cours des premières années de la domination britannique, après les troubles, dans des endroits comme Bisipara. C'est en réalité la situation de l’in-135 Pour la description d'un tel homme dans un village indien, voir [14], pp. 58-

63.

Page 220: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 220

direct rule où les administrateurs permettent, si l'on peut dire, aux chefs indigènes de conserver leurs « fiefs » aussi longtemps qu'il n'y a pas de troubles et qu'on paye les impôts.

Cet état de choses peut être modifié de deux manières. Tout d'abord le monopole de la communication tel que le pratique l'inter-médiaire-leader peut tomber hors d'usage, parce que ses sujets ont ap-pris à établir leurs propres rapports et c'est ce qui s'est passé à Bisipara d'une certaine manière. En second lieu, le pouvoir qui contrôle a pu décider lui-même qu'il ne tolérera plus longtemps l'existence de struc-tures du type A et que le [197] pays tout entier doit être « modernisé ». C'est aussi ce qui est en train de se passer à Bisipara. Lorsque ces deux phénomènes apparaissent, alors la situation d'emboîtement a cé-dé la place à l'intégration et la communauté locale a cessé d'être une arène importante pour les gens qui y vivent. Dans une telle situation il peut encore y avoir des rôles spécialisés dans la communication entre l'élite et la masse qu'elle gouverne. Mais ces rôles ne comblent pas des discontinuités tellement importantes et en cela ne méritent pas d'être nommées des « intermédiaires ». De même, ils ne réglementent pas (que ce soit consciemment ou non) le processus qui permet de mettre en avant des valeurs communes au moment où la structure A rentre en contact avec la structure B, et ce qui aurait pu devenir un conflit reste au niveau de la compétition. C'est peut-être là une des caractéristiques qui définit un intermédiaire dans le cas d'une situation d'emboîtement.

Page 221: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 221

EMBOÎTEMENT ET CHANGEMENT

Retour à la table des matières

Les situations d'emboîtement décrites dans ce chapitre sont aussi des situations de changement. Le changement est une forme de conflit, mais tout le monde n'est pas d'accord sur le fait que les situa-tions de changement sont aussi des conflits ; surtout lorsque le conflit se déroule entre les représentants d'une structure A et une structure B. Les leaders de cette dernière essaient souvent d'obscurcir les contra-dictions en affirmant que ce qu'ils font est dans l'intérêt de tous (le cliché de la démocratie est particulièrement utile de ce point de vue) et que quiconque s'oppose à eux agit contre son propre intérêt 136. On trouve le même parti pris dans les études des sociologues engagés par des entreprises, où l'on explique à celles-ci comment rendre les ou-vriers heureux 137. Il est évident que l'opposition entre un patron et les travailleurs ou entre une paysannerie réticente (structure A) et une élite modernisatrice (structure B) ne sont pas des situations purement conflictuelles. Les deux camps gagnent à coopérer, au moins en ne permettant pas à leurs différences de créer une lutte à mort, sinon d'une façon plus positive. Pourtant il faudrait souligner qu'en même temps les concurrents ont l'impression qu'il s'agit d'un jeu à somme nulle, et si la coopération peut procurer de plus grands profits le pro-blème demeure entier [198] quant à la manière de les partager. Les deux camps peuvent se faire du mal par des grèves ou des lock-out, mais, au moment de partager les dépouilles, le camp qui ne peut pas soutenir ses revendications avec une menace réelle de grève (ou de lock-out suivant le cas) est désavantagé.

Insister lourdement sur le fait que les mesures de modernisation sont pour le bien des modernisés, même s'ils en subissent temporaire-ment des inconvénients, convainc moins les paysans parce que le bé-néfice promis de la transaction est souvent indirect. Payer son impôt est un acte de privation personnelle et immédiate. Les répercussions d'une route ou d'une police efficace sont bien moins personnelles et apparentes, surtout si la route va au village de quelqu'un d'autre et si la

136 C'est la situation d'un conflit irréaliste. Voir la note 1 ci-dessus, p. 185.137 L'exemple des relations entre patron et ouvriers se trouve p. 24 dans [29] et

pp. 92 et suiv. dans [81].

Page 222: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 222

police sert de garde d'honneur à la résidence du gouverneur. Que notre village puisse avoir une route la fois suivante et que la vie serait in-supportable sans la police est un argument à la fois lointain et acadé-mique : le paiement de l'impôt ressemble à un prêt forcé avec peu d'espoir de retour. Par conséquent, les paysans considèrent plus facile-ment cette situation comme purement conflictuelle, leurs pertes deve-nant les gains de l'autre 138.

La contradiction inhérente à cette situation devient encore plus évi-dente quand les choses vont mal ; quand toute la compagnie fait une perte si l'on peut dire. Lorsque le barrage dont les paysans ont payé la moitié par leur travail éclate ou que les graines sélectionnées que les paysans ont dû acheter aux fermes gouvernementales ne réussissent pas, les paysans sont convaincus qu'ils avaient raison d'être soupçon-neux et qu'ils avaient tout à fait tort de coopérer 139. Dans cette même situation les modernisateurs sont tentés d'épiloguer sur les défauts techniques de leurs propres plans, de personnaliser la situation et de la transformer en un conflit en cherchant des boucs émissaires. Ils changent leur ordre de priorité et décident qu'avant d'améliorer la pro-ductivité ils doivent éliminer le chef ou liquider les Koulaks. Parfois leur jugement est exact car leurs échecs peuvent provenir de ce qu'ils pensent être du sabotage et de ce que l'autre camp considère comme une résistance légitime pour protéger ses propres intérêts.

Il se peut également que l'élite modernisatrice commence d'emblée par ces objectifs, car sa propre idéologie l'a convaincue qu'on ne peut rien faire tant que « le royaume politique » n'est [199] pas assuré : c'est-à-dire tant que ceux qui sont partisans d'autres règles pour contrôler la compétition politique n'ont pas été éliminés ou, s'il ne s'agit pas des hommes, tant qu'on n'a pas supprimé les rôles.

Parfois l'élite modernisatrice s'élance sans tenir compte des consé-quences et du coût. Si elle s'arrête tout d'abord pour apprécier la situa-tion, il y a plusieurs types de questions à se poser. Imaginons qu'elle soupçonne l'institution de la chefferie héréditaire d'être un obstacle au progrès. Tout d'abord elle doit s'assurer que c'est bien cette institution qui s'oppose à la productivité, à l'unité nationale ou à leur objectif quel qu'il soit. En second lieu, il y a de simples évaluations quant à l'impor-

138 [9].139 Ces deux désastres se sont produits à Bisipara. Voir [3], pp. 252-253.

Page 223: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 223

tance de la tâche : par exemple, y a-t-il un chef ou quatre cents ? Troi-sièmement, quels sont les droits et les devoirs d'une chefferie, car si on ne le sait pas on risque de ne pas pouvoir prévoir les conséquences de la suppression du chef 140. Quatrièmement, et cela découle de la question précédente, quels sont les autres rôles liés fonctionnellement au rôle de chef ? Si l'on supprime un chef, mettra-t-on aussi en cause l'existence des centaines de fonctionnaires qu'il emploie ? Cinquième-ment, les sujets du chef considèrent-ils son rôle comme une valeur en elle-même, peut-être comme un symbole de leur propre identité col-lective ou comme une valeur religieuse fondamentale ? Ou ont-ils une attitude transactionnelle à l'égard de ce rôle, ce qui leur permettrait de transférer leurs relations à un autre rôle, qui d'après eux ferait tout aussi bien sinon mieux le travail.

Ce sont là des considérations générales et dont il faudrait tenir compte dans un plan pour abolir la chefferie. Mais dans la mesure où on ne peut accomplir cela qu'au cours d'un conflit réussi avec tous les chefs en question, ceux à qui on confie l'application d'un tel plan doivent poser une autre série de questions à propos des chefs particu-liers et des ressources qu'ils peuvent mobiliser dans ce conflit. Il est plus facile de balayer le chef qui est un imbécile, qui est stupide ou appauvri ou qui a cassé les pieds à tout le monde — c'est-à-dire celui dont le crédit politique est faible — que l'homme riche, populaire et ami [200] personnel du Premier Ministre. Ce dernier peut être égale-ment détrôné mais il faudra employer un ensemble de manœuvres dif-férentes que dans le cas d'une personne insignifiante. En d'autres mots, tout chef possède personnellement d'autres rôles et il faudra éla-borer la même appréciation du potentiel politique de ceux-ci que dans le cas du rôle de la chefferie elle-même.

Ces conflits avec les chefs individuels ne sont pas indépendants les uns des autres. Si celui qui est connu comme étant le chef le plus im-portant est jeté à bas le premier, ceux de moindre importance tombe-ront plus facilement. Mais s'il remporte le round, les autres se senti-140 Un homme politique m'a raconté que lors de l'abolition du zemindari (le

système de propriété foncière) un grand nombre de paysans se demandaient si cela leur profiterait ou non. Puisqu'un fonctionnaire remplaçait beaucoup de propriétaires fonciers, ils avaient plus de chemin à faire pour payer leur loyer. De même les propriétaires fonciers étaient une source d'argent liquide pour des prêts et certains procuraient à leurs locataires des services judi-ciaires relativement peu coûteux et sans formalités. Voir [6], pp. 193 et suiv.

Page 224: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 224

ront renforcés d'autant. Il est peut-être plus politique de s'attaquer d'abord aux petits adversaires et de suivre le modèle du tableau de classement ou de la montée de l'échelle des castes, ce qui permet d'ac-cumuler suffisamment de crédit politique pour défier le plus important qui reste sur le terrain.

Les conflits, que ce soit avec des hommes importants ou non, offrent la plupart des caractères d'une arène de compétition : la sub-version, l'affrontement, la collusion, le duel, etc. Mais il existe une différence importante. Par définition, les conflits à propos du change-ment se trouvent au bout de l'échelle où domine l'incertitude. Il y aura certainement un profond désaccord à propos des règles normatives. Un concurrent s'aperçoit qu'il a épuisé sa marge de marchandage d'au-tant plus rapidement que ce qui est en jeu est une règle normative qui deviendra une affaire de principe et non de marchandage. Les princes de l'Orissa marchandèrent avec Patel en 1947 et leur capitulation fut assez rapide. Ils donnèrent leur accord à leur propre abolition mais ils avaient le droit de conserver leurs titres et certains petits privilèges qu'ils avaient eus en tant que princes. Ils recevraient une pension qui empêcherait un changement trop brutal de leur niveau de vie. Ceux avec qui j'ai parlé dix ans plus tard soulignèrent tout de suite le fonde-ment normatif de leur action : ils avaient capitulé en partie pour le bien général de l'Inde et pour essayer de sauver leurs sujets des consé-quences de la résistance. En effet trois d'entre eux débutèrent leur compte rendu de ces événements en affirmant fièrement que chacun avait été le premier à « accéder à l'Union indienne » 141. Peut-être que s'ils avaient eu des ressources comme celles du Nizam de [201] Hyde-rabad ils auraient été moins enclins à marchander. Quoi qu'il en soit, ils interprétèrent les événements de 1947 d'une façon assez différente, par exemple, de leurs propres querelles dynastiques qui faisaient dé-trôner des princes de temps en temps. Ces intrigues dynastiques se déroulaient alors que les tribunaux britanniques étaient en position d'intervenir comme arbitres. Mais en 1947 les princes eurent claire-ment conscience que la force qui servait d'arbitre s'était rangée entiè-rement du côté de leurs adversaires. Par conséquent, comme dans le

141 Une partie de cette histoire est racontée dans [6], pp. 177-181. En ce qui concerne une description de l'intégration de l'Inde des princes dans l'Union indienne, se reporter au chap. VI de [69].

Page 225: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 225

cas d'une lutte qui est différente d'une compétition, c'est l'équipe la plus forte qui établit les règles.

Il y a une seconde raison pour laquelle les conflits qui impliquent un changement produisent une incertitude, du moins lors de leur appa-rition. Les allusions et les signaux qui transmettent des messages concernant le rapport des forces ou la volonté de marchandage sont probablement moins bien compris que dans des arènes institutionnali-sées comme le doladoli. Les princes de l'Orissa n'avaient jamais ren-contré une telle situation, ni le nouveau gouvernement des Indes bien entendu. Les princes ne savaient pas quelle serait l'importance de la force employée par le gouvernement ni, étant donné les troubles dé-chaînés aux Indes à cette époque, quelle force serait disponible. Juste avant l'accession de l'Inde à l'indépendance les États princiers de l'Orissa, du Bengale méridional et de Chattisgarh essayèrent de former une Union des États orientaux avec l'espoir de constituer un État constitutionnel dans l'Inde nouvelle. Une telle entité, si elle s'était for-mée, aurait constitué un adversaire bien plus redoutable que les princes isolés et divisés entre eux 142. (Certains des princes rejoignirent le parti du Congrès et d'après ce que l'on m'a dit un nombre encore plus important l'aurait rejoint si le parti du Congrès dans l'Orissa ne s'en était pas soudainement inquiété. Car il avait peur de perdre ses supporters en admettant des ennemis de longue date. En d'autres termes, le parti du Congrès interpréta les offres de capitulation et de coopération comme une tentative de prise du pouvoir) 143.

Il est en effet de l'intérêt des deux camps de raidir leurs propres supporters en affirmant qu'il est impossible de marchander parce que l'adversaire est trop corrompu pour tenir sa parole et en imaginant, si cela est nécessaire, des histoires [202] d'horreur au sujet des intentions de l'autre camp. Dans le doladoli cela ne rimerait à rien de dire que l'autre groupe a prévu de brûler les maisons de ses adversaires et de violer leurs femmes. Ce serait aussi absurde que de faire courir le bruit que les supporters travaillistes envisageaient de violer les femmes conservateurs ou réciproquement. Mais dans les villes où se déroulent des émeutes raciales il est difficile de ne pas croire à des

142 On trouvera une description de cette « conspiration » vue par le gouverne-ment d'Orissa dans le vol. V, pp. 113-139 de [73].

143 Voir [6], p. 211.

Page 226: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 226

histoires de ce genre. Et cela n'aurait pas paru fantaisiste dans l'Inde de 1947.

L'incertitude provient de ce qu'aucun des camps ne sait exactement ce que peut faire l'autre et comment il agira. Il y a des réformes aux Indes — comme la tentative d'abolir le rôle du courtier et d'éliminer la corruption ou de supprimer la fabrication clandestine d'alcool dans des régions où existait la prohibition — qui se sont perdues si souvent dans les sables que le conflit se déroula avec une modération conve-nable et une profusion de marchandages pragmatiques qui éclipsent le doladoli. Peut-être le meilleur exemple de changements conflictuels devenus routiniers se trouve-t-il dans les protestations non violentes au moyen desquelles les Indiens luttèrent pour l'indépendance. Cer-tains agitateurs pensaient encore en 1959 qu'il était juste et raison-nable de faire savoir à la police où et quand ils avaient l'intention de transgresser la loi.

Mais même dans ces conflits de changement routinier, dans la me-sure où l'on affiche toujours ses principes, on est prompt à ne plus re-connaître le statut moral de son adversaire, à frapper en dessous de la ceinture et à repousser la limite à partir de laquelle on peut marchan-der en lançant les accusations de « provocation policière » ou d’« agi-tation inspirée par l'étranger ». Je suppose qu'il y a une tendance à simplifier une situation conflictuelle et à prétendre ou à croire que quelqu'un qui ne partage pas tous vos principes n'en partage aucun avec vous ou que peut-être, s'il ne partage pas vos principes préférés, on doit reconnaître qu'il n'a aucun principe. Si vous êtes croyant, com-ment pouvez-vous engager un marchandage et avoir confiance en un homme qui affirme que Dieu n'existe pas ? C'est la même idée (c'est-à-dire qu'on n'est pas prêt au compromis) que l'on trouve chez les gens qui disent : « Il n'y a de bon X... qu'un X... mort », et qui y croient.

Page 227: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 227

[203]

CONCLUSIONRetour à la table des matières

Les difficultés auxquelles les structures politiques emboîtées doivent faire face sont les mêmes que pour toute structure politique : comment se conserver en s'adaptant à un milieu qui change. Du point de vue des gens dont la compétition politique est réglée par la struc-ture, la difficulté consiste à conserver la compétition politique entre certaines limites et à vérifier à ce qu'elle ne brise pas les autres struc-tures des rapports sociaux dont dépend leur existence.

Les chances de survie d'une structure politique spécifique et les valeurs qui la fondent peuvent être accrues dans certaines conditions par l'engagement. On hisse son drapeau moral en haut du mât et on affirme que l'on défendra la position jusqu'au dernier homme et au dernier round. Mais un tel acte n'est efficace que si le défi est renforcé par un contrôle de ressources suffisantes, que si l'adversaire peut lire le message et se décourage. Le défi n'empêchera pas la marée de mon-ter.

Si l'adversaire ne peut pas comprendre le message ou n'est pas im-pressionné, les chances de conserver le contrôle des ressources que l'on dépense dans les conflits politiques se trouvent accrues par les intermédiaires et par la volonté pragmatique d'abandonner les prin-cipes, de réprouver l'enthousiasme moral comme étant du fanatisme, de marchander et de rechercher le compromis. Les structures peuvent être condamnées mais les gens survivent.

L'introduction soudaine de nouvelles ressources dans une arène politique peut mener à l'incertitude et à la crise, et à son tour cette si-tuation pousse les acteurs au défi et paralyse leur perception de la réa-lité par une trop forte dose de principes. Mais pour paraphraser une expression connue, certaines personnes peuvent être des fanatiques tout le temps et tout le monde peut être fanatique pendant un temps mais tout le monde n'est pas fanatique tout le temps. Autrement il n'y aurait pas de compétition politique, mais uniquement des luttes, ce qui en fin de compte viderait le terrain de tous ses joueurs.

Page 228: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 228

[204]

Les règles du jeu politique.Étude anthropologique.

Chapitre IX

LE CHANGEMENT

INTRODUCTION

Retour à la table des matières

Lorsque les agents de la Compagnie des Indes Orientales apprirent au cours des années 1830 que les tribus qui vivaient dans les Kond Hills pratiquaient le sacrifice humain (meriah) et l'infanticide féminin, ils se mirent en colère (normativement) face à cette offense à la justice naturelle, mais ils désapprouvaient (pragmatiquement) l'engagement de dépenses pour forcer les Konds à se comporter d'une manière tout à fait normale. Les expéditions qu'on envoyait dans les collines étaient décimées par la malaria et de temps en temps elles étaient attaquées par les archers Konds. Mais, une fois engagée, la Compagnie eut des difficultés pour se retirer et les Guerres Meriah, comme on les appela, continuèrent pendant vingt ans jusqu'à l'instauration dans les années 1850 d'une administration civile régulière, bien que créée de toutes pièces.

Une fois que la Compagnie eut engagé sa campagne de pacifica-tion, il s'éleva un autre débat à propos de la manière la plus efficace pour mettre les Konds à terre. Une des tendances dirigée par un nom-mé Campbell 144 — soldat responsable des opérations de la zone « Me-

144 Lorsque le général CAMPBELL prit sa retraite il écrivit deux ouvrages à pro-pos de ses exploits dans les Kond Hills et ailleurs, [21] et [22]. Dans ceux-ci il répandit quelques calomnies sur la conduite du capitaine Macpherson,

Page 229: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 229

riah » — proposa une attaque frontale de la société [205] et des va-leurs Konds. Mais les Konds étaient très insaisissables et disparais-saient dans la jungle à l'approche des troupes. La méthode civilisatrice de Campbell consistait à pendre les vieux et les infirmes, qui ne pou-vaient pas courir assez vite, et à brûler les récoltes et les maisons. L'opinion contraire, défendue par un autre soldat, Macpherson, que Campbell avait remplacé, expliquait que des mesures aussi brutales étaient à la fois immorales et impraticables et que l'on pouvait pacifier cette zone de façon plus économique en utilisant habilement la struc-ture politique des Konds. Les clans Konds étaient dans un état de guerre continuelle entre eux. Macpherson pensait que, si les agents de la Compagnie pouvaient intervenir en médiateurs entre les clans, ils seraient reconnus par les Konds comme des bienfaiteurs et ils accu-muleraient suffisamment d'influence pour mettre fin au sacrifice hu-main et à l'infanticide féminin. Mais dans les faits on adopta une poli-tique fondée plus sur la brutalité que sur la finesse aussi bien avant qu'après l'instauration officielle de l'administration. Jusque vers 1880, on continua à démanteler la structure de la société Kond, chaque fois que les administrateurs en avaient l'envie et la possibilité.

D'après la terminologie utilisée dans cet ouvrage, Campbell, Mac-pherson et la Compagnie représentaient une structure B, que nous considérons ici comme une variable indépendante et une structure po-litique « rivale » dans le milieu de la structure A, qui est la structure politique tribale Kond. (Nous ne tenons pas compte des Oriya lo-caux 145.) Les lignes d'action défendues par Campbell et Macpherson

décédé depuis longtemps. Sur ce, le frère de Macpherson édita un livre en compilant des articles et des lettres écrits par son frère. En annexe on trou-vait un échange de lettres, courtois mais très violent, avec Campbell [72]. Aujourd'hui Macpherson nous semble le plus ouvert et le plus sympathique des deux. On se demande si les Konds, dont certains jouèrent un soldat contre l'autre, auraient été contents de savoir que le clan Campbell et le clan Macpherson étaient des ennemis traditionnels.

En dehors de ces deux ouvrages, la principale source imprimée dont je me suis servi est [98]. On trouve également un compte rendu dans [1] et je m'en inspire dans les deux phrases de conclusion de ce paragraphe. ALDERSON a sans doute eu accès à des archives et à des informateurs lo-caux qui n'étaient plus utilisables lors de mon passage dans la région.

145 Je pense que ce sont surtout les habitants Oriya qui suscitèrent les discordes entre Campbell et Macpherson. Un certain Sam Bissye (c'est-à-dire Syamo Bisoi) est un héros dans le récit de Campbell et un malfaiteur dans celui de

Page 230: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 230

représentent les deux extrêmes des relations possibles entre la struc-ture B et la structure A : une attaque totalement destructrice de tout ce qui se voit d'une part et la manipulation d'une seule variable cruciale dans l'espoir que ce changement changera à son tour les autres va-riables et que l'énergie de la structure elle-même servira à sa propre réforme ou même à sa propre destruction.

C'est en ce sens que la connaissance est un pouvoir. Celui qui com-prend correctement comment fonctionne une structure particulière peut l'empêcher de fonctionner ou la faire fonctionner différemment avec bien moins d'efforts que celui qui ne sait pas toutes ces choses. Si vous savez comment fonctionne un moteur à combustion, vous pouvez immobiliser une voiture avec une [206] cuillerée de sucre, une tasse d'eau ou une pomme de terre. Les agitateurs indiens que je connaissais prévoyaient exactement où et comment utiliser leurs res-sources limitées pour provoquer le maximum de désorganisation 146. Celui qui comprend le fonctionnement de n'importe quelle organisa-tion ou institution peut découvrir quels sont les rôles cruciaux pour la maintenance de ces structures et quels sont les plus vulnérables de ces rôles. Cette remarque semble très évidente et n'aurait pas besoin d'être formulée si tout ne nous donnait pas des preuves que souvent des ac-tions sont décidées sans analyse préalable et dans l'ignorance. Cela est vrai des projets de développement des communautés locales, des ten-tatives pour « moderniser » les systèmes politiques et sociaux et même des nouvelles universités ou de l'élaboration de nouveaux pro-grammes au sein des universités 147. Nous allons nous servir de l'exemple de l'extension de la domination impériale britannique dans les Kond Hills ainsi que d'autres exemples, pour formuler les ques-

Macpherson.146 J'ai discuté avec un jeune homme qui avait joué un rôle prépondérant dans

les manifestations en Orissa après la nomination de la commission de réor-ganisation de l'État en 1956. Il avait des idées très claires sur la manière de déclencher des désordres, y compris sur la manière de décider que le mo-ment était venu de provoquer des réactions violentes de la part des autorités (c'est-à-dire les « fusillades » de la police).

147 La faiblesse se trouve chez les innovateurs qui agissent comme si la ferveur et un esprit de croisade suffisaient. En fait, même si la ferveur est là dès le début, les hommes perdent rapidement leur bonne volonté si l'enthousiasme n'est pas soutenu par une prévision logistique adéquate. C'était là la faiblesse principale des mouvements de réforme agraire de Vinoba Bhave, d'après ce que j'ai pu en voir en Orissa.

Page 231: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 231

tions qu'on peut se poser à propos du changement politique et pour analyser certaines des difficultés que posent ces questions. C'est une situation où les principes rentrent en conflit. Les concurrents n'arrivent pas à tomber d'accord sur les règles du jeu et participent moins à une compétition pour des trophées reconnus qu'à un combat à propos de la définition des règles de la compétition politique dans l'avenir. Cette perspective plus générale nous montre, dans l'exemple que nous ve-nons de citer, qu'il y a trois ensembles différents de règles pour ordon-ner la compétition politique dans les Kond Hills. Les Konds ont leur propre système de lutte entre clans, qui sont des équipes recrutées grâce aux affiliations de la descendance et du territoire. Le plan de Macpherson consistait à fournir des arbitres qui réglementeraient cette compétition, créant ainsi un type d’indirect rule adapté à une société sans forte chefferie. Campbell préconisait une domination directe et appuyée par la force.

[207]C'étaient là les trois types de « jeu » possibles en politique dans les

Kond Hills au cours de la première moitié du XIXe siècle. Mais, à un second niveau d'enquête, chaque jeu a son partisan particulier et on peut concevoir tout ce processus comme une lutte entre des partisans différents. Les changements sont souvent en fin de compte le résultat de forces au-delà du contrôle ou des intentions de quelqu'un en parti-culier. Mais il est encore possible d'identifier une arène où les hommes sont au courant de ce qui se passe et sont capables d'établir un contrôle partiel des événements grâce à une anticipation intelli-gente et à une manipulation. De plus, on peut employer les concepts dont on se sert pour l'étude de la compétition (au sein de laquelle, au niveau conceptuel du moins, il n'y a aucun désaccord en ce qui concerne les règles du jeu qu'on joue) : subversion, affrontement, duel, collusion, etc.

Les analyses de cet ouvrage sont fondées sur une simple classifica-tion des conflits politiques. D'un côté, nous avons les conflits qui sont contrôlés totalement dans la mesure où la possibilité d'une escalade est lointaine. On se sert des ressources sociales pour faire marcher la compétition mais il n'y a pas de danger d'usage excessif de ces res-sources et donc d'un empêchement de la réalisation des autres tâches sociales. Le doladoli, du moins sous la forme qu'il avait dans les an-nées 1950 à Bisipara, se rapproche de ce genre de conflit politique.

Page 232: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 232

Ces politiques sont, en effet, un genre de jeu et nous avons là une ex-trémité du continuum. Selon l'augmentation des possibilités d'escalade on trouve d'autres types de conflits le long de ce continuum. Cela se produit lorsqu'on introduit l'usage de nouvelles ressources, pour une bonne raison : l'incertitude qui préside à leur usage le plus efficace conduit à les dépenser en prodigue et provoque une réaction du même genre et cela continue ainsi jusqu'à l'explosion. A Bisipara la querelle des Pans représente cette extrémité du continuum. Il en était de même pour la Quatrième République française avec l'affaire algérienne.

Un autre critère pour classer une lutte particulière le long de ce continuum qui va de la stabilité à l'explosion consiste à estimer le taux des règles normatives par rapport aux règles pragmatiques qu'on em-ploie pour réglementer le conflit. Les règles pragmatiques définissent l'usage des ressources dont on n'a pas encore reconnu de façon pu-blique et officielle l'utilisation dans cette arène. Au fur et à mesure que leur usage se généralise et devient voyant et envahissant, le mo-ment de la crise approche lorsqu'il faut soit les légitimer normative-ment, soit les [208] supprimer. Chaque ligne d'action risque d'avoir ses partisans et il s'ensuit donc un combat. En ce sens, le taux des règles normatives par rapport aux règles pragmatiques peut fournir un indicateur de l'instabilité potentielle. Ce taux n'est évidemment pas la cause de cette instabilité : il n'en est qu'un signe. La cause est l'inadap-tation de la structure normative à son environnement.

Ce chapitre est consacré à cette extrémité du continuum où les dan-gers de l'escalade sont les plus gros. Il faut cependant souligner que ces conflits se situent toujours sur le même continuum qui comprend le « jeu » politique parfaitement ordonné et contrôlé. Nous n'allons pas au-delà de la fin du continuum pour nous demander : que se passe-t-il lors d'un effondrement, lors d'une explosion, lorsque toutes les prises sont absolument permises ? Nous nous demandons plutôt comment on maintient le conflit à l'intérieur de certaines limites, et comment un ensemble de règles pour réglementer la compétition poli-tique cède la place à un autre ensemble de règles, sans pour autant provoquer un effondrement total. Il serait bien sûr ridicule de pré-tendre pouvoir élaborer une définition de « l'effondrement total » convenant à toutes les situations. Et il n'est même pas nécessaire de rechercher une telle définition. Si, au cours de la guerre civile la plus violente, les hommes sont toujours capables de se procurer de la nour-

Page 233: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 233

riture et d'autres nécessités pour eux-mêmes et leur famille, et se re-produire, on peut dire que la guerre a été maintenue entre certaines limites. On peut alors se demander quelles sont ces limites et com-ment elles sont maintenues. En d'autres termes, tant que la vie conti-nue, même si elle est vilaine, brutale et courte, il doit y avoir des règles pour réglementer les conflits politiques. Bien sûr, cela ne signi-fie pas nécessairement que les concurrents observent les règles du fair play (bien qu'il puisse y avoir une espèce de modération même dans les guerres les plus sauvages). Mais cela signifie qu'ils partagent au moins jusqu'à un certain point un langage commun de l'affrontement et une capacité de prédire ce que l'autre homme peut faire avec les ressources politiques dont il dispose, même s'ils ne peuvent pas pré-voir exactement ce qu'il fera. C'est plutôt un problème de contrainte que de modération.

De ce niveau minimal d'idées communes surgit la possibilité du compromis et du marchandage, d'où peut émerger un nouveau type de structure politique.

[209]

L'ENVIRONNEMENTET LE CHANGEMENT LIMITÉ

Retour à la table des matières

Les racines du changement se trouvent dans l'environnement d'une structure politique. De nouvelles ressources deviennent disponibles pour un usage dans la compétition politique et les règles peuvent ne pas fournir d'indications suffisantes pour leur emploi. Il se peut aussi qu'il n'y ait pas de ressources pour les règles correspondantes. La structure politique des Konds (telle que nous l'avons décrite plus tôt) ne pouvait fonctionner que s'il y avait une densité de population convenable. Il existait des règles normatives concernant l'adoption et la fraternité clanique fictive qui permettaient de réajuster les déséqui-libres locaux de ce rapport entre la terre et les hommes 148. Mais, comme nous l'avons remarqué, la structure politique Kond n'aurait pas

148 Voir p. 26 et la première partie de [4].

Page 234: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 234

pu survivre à une augmentation généralisée de la population, même avec ces mécanismes d'ajustement. Evidemment, on suppose qu'il n'y avait pas de changements dans les techniques de production alimen-taire sur la terre disponible. La structure dépendait d'une adaptation adéquate de la variable démographique à son environnement.

Lorsque les Britanniques envahirent les Kond Hills et mirent les habitants au pas, ils modifièrent de plusieurs façons les environne-ments des différentes structures politiques existantes. Leur arrivée rendit possibles de nouveaux types de communautés locales Konds, car on pouvait acheter et vendre la terre et le droit d'occupation pou-vait être validé par les administrateurs britanniques et ne nécessitait plus désormais la sanction des coutumes Konds de fraternité clanique et les croyances mystiques Konds au sujet de la terre. Les Pans Konds (Digaloos) ont dû occuper une position moins humble qu'auparavant à cause de relations de plus en plus nombreuses avec les étrangers. Mais nous n'avons aucune preuve de cela et nous n'en sommes pas sûrs. Il est plus certain que les chefs Oriya de localités comme Bisipara, sim-plement parce qu'ils parlaient Oriya et comprenaient mieux que les Konds les méthodes des nouveaux administrateurs, acquirent plus de pouvoir sur les Konds et purent traiter comme des sujets des hommes qu'ils considéraient auparavant comme des alliés 149. Ultérieurement l'idéologie coloniale du fair play qui voulait que l'on protégeât les tri-bus innocentes sinon sauvages [210] des Hindous rusés renversa cette tendance, mais pas de façon très efficace.

D'autres changements étaient moins directement politiques. En ac-cordant sans le vouloir aux Distillateurs le monopole du commerce des boissons, l'administration procura de nouvelles ressources à la po-litique villageoise et détermina une adaptation pragmatique à la struc-ture politique villageoise qui permit aux Distillateurs de convertir une partie de leur richesse en honneur et prestige. Par la suite, lorsque la région fut pacifiée, le commerce augmenta et éventuellement même certains Pans en bénéficièrent. Grâce à cette nouvelle source de ri-chesse et grâce à la richesse procurée par des travaux qu'on leur réser-vait en tant que personnes sous-privilégiées, les Pans purent défier les règles qui avaient réglementé officiellement la compétition politique dans le village. Un autre changement dans le milieu favorisa aussi ce processus : la campagne de Gandhi contre l'intouchabilité.149 Voir chap. VII de [4].

Page 235: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 235

Il est évident d'après tout cela que nous avons défini de façon très large le terme de « milieu ». Ce peut être une nouvelle loi, une nou-velle idéologie, une augmentation ou une baisse de population, une épidémie, une nouvelle technique culturale, un administrateur com-préhensif ou sévère et beaucoup d'autres choses, isolées ou combinées entre elles. En effet, le milieu est défini comme tout ce qui ne fait pas partie de cette structure politique spécifique. Par conséquent, les pos-sibilités d'influences perturbatrices sont immenses et l'existence d'une structure politique stable semble bien hypothétique.

Bien sûr, une structure politique n'est pas à la merci du moindre changement au sein de l'environnement. Certains changements de l'en-vironnement n'ont aucun rapport avec la structure politique. D'autres changements sont prévus par la structure si l'on peut dire. Celle-ci comporte des règles qui excluent le personnel de certaines catégories ou certaines ressources de l'arène politique. De plus, comme nous l'avons déjà remarqué, chaque structure politique a des ensembles de règles pour traiter les crises périodiques : les règles de succession, l'in-terdiction des rassemblements, la déclaration de l'état de guerre, les gouvernements de coalition en temps de guerre, etc.

Même dans le cas des structures politiques emboîtées, les crises sont bien moins fréquentes que ne le laisse deviner l'examen des contradictions formelles entre la structure A et la structure B. Par exemple, dans le cas de la querelle Pan il y a une contradiction évi-dente entre les règles concernant le personnel de la structure A et celles de la structure B. Dans la [211] première un Pan n'est pas quali-fié pour rechercher les honneurs politiques. Dans la seconde la caste ne constitue pas une qualification pour pénétrer dans l'arène politique. Les trophées aussi sont définis différemment. La structure A se préoc-cupe de l'accès aux temples et d'autres indicateurs divers de la pureté rituelle. La structure B se préoccupe du choix de gens pour assumer des rôles spécialisés dans le pouvoir : secrétaires de conseils, membres d'assemblées et les diverses situations d'autorité dans les ser-vices administratifs. En ce qui concerne tous ces rôles, c'est explicite-ment que la pureté de caste ne constitue pas un critère de choix, et des pénalités sont prévues pour ceux qui se servent des préjugés de caste lors des élections 150.150 Cependant il existe une discrimination officielle en faveur des populations

tribales et des Intouchables dans la compétition pour les bourses et les

Page 236: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 236

Ces règles contradictoires constituaient les problèmes en litige dans la querelle que nous avons esquissée au chapitre précédent. Mais si l'on fait un examen approfondi des deux ensembles de règles, on découvre d'autres contradictions formelles qui en fait n'ont pas encore suscité de débat à Bisipara, mais il est possible qu'il en soit ainsi à l'avenir. Un bon exemple est le statut accordé aux femmes. D'après les paysans, le statut civil des femmes et peut-être même leur statut social est marginal. Comme chez un grand nombre de peuples primitifs et paysans de par le monde, les femmes doivent être à la maison et on pense qu'elles ne sont pas faites pour jouer un rôle actif dans la vie publique : parfois on les considère tout à fait irresponsables et il est possible de reconnaître au travers d'un grand nombre de comporte-ments symboliques l'idée que les femmes sont un danger pour la so-ciété, une tentation au mal et au comportement antisocial 151. Les femmes sont exclues de la compétition pour l'honneur dans la struc-ture politique villageoise. Elles n'ont pas le droit à la terre. Elles ne participent pas au conseil du village. Enfin l'honneur d'une femme ne relève pas de sa responsabilité personnelle mais de l'homme qui est son gardien. Mais d'après les règles normatives de la structure B le sexe n'est pas un critère pour l'activité politique. Les femmes peuvent voter et être candidates aussi bien que les hommes. Mais dans la réali-té cette contradiction formelle entre le statut de la femme de la struc-ture A et celui de la structure B n'est pas devenu un problème [212] à Bisipara. La contradiction formelle entre les deux structures ne s'est pas transformée en une contradiction empirique.

Il est donc nécessaire d'expliquer pourquoi certaines contradictions formelles se concrétisent et d'autres non ; ou, en formulant les choses d'une manière plus générale, pourquoi certains changements de l'envi-ronnement nécessitent une réaction de la part de la structure politique et d'autres non. On découvre qu'il existe aux deux niveaux des règles pragmatiques qui servent à isoler la structure politique ou, si elles ne l'isolent pas, elles prescrivent l'adaptation adéquate. C'est une règle pragmatique de ce genre qui permit d'après nos hypothèses aux Distil-lateurs de convertir leur richesse en statut politique. Dans cette même

postes de fonctionnaires. Il y a également dans les assemblées législatives des sièges réservés pour les candidats de ces deux catégories.

151 On trouve des descriptions et des analyses de ce phénomène dans [20], [2] et [113].

Page 237: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 237

catégorie on peut mettre les règles qui permettent en Angleterre à des groupes d'intérêt de tous genres d'avoir leurs antennes au Parlement et dans la bureaucratie, bien qu'ils n'aient pas de représentation officielle dans ces institutions 152. En ce qui concerne les paysannes des Indes, bien qu'elles soient comprises normativement dans l'arène fonction-nant selon les règles de la structure B, elles en sont exclues pragmati-quement au nom de la règle qui veut que ceux qui souhaitent entrer dans la compétition aient les ressources nécessaires. La grande majori-té des paysannes n'ont pas de telles ressources et même en tant qu'électrices elles s'avèrent être souvent dépendantes de leurs maris 153. Tant qu'elles n'ont pas acquis ces ressources, c'est-à-dire la responsa-bilité des charges de famille, le contrôle de dépendants et, par-dessus tout, l'éducation, la contradiction formelle de leur rôle dans la struc-ture A et dans la structure B ne peut se concrétiser.

La conclusion générale qu'on peut tirer de cet examen est la sui-vante : bien que les structures politiques soient liées à un environne-ment et qu'elles doivent s'adapter continuellement à cet environne-ment, il existe néanmoins une discontinuité dans la mesure où ce ne sont pas tous les changements dans l'environnement qui réagissent sur la structure. On pourrait bien sûr restreindre ce fait en définissant le milieu de façon plus étroite. Dans ce cas il ne serait composé que des variables qui sont en rapport avec une structure politique. Mais la dé-finition la plus large est préférable parce qu'elle attire notre attention sur la possibilité de nouvelles variables affectant la structure. De plus, [213] cette définition permet de remarquer plus facilement les contra-dictions formelles qui ne se sont pas encore concrétisées, comme dans le cas du statut politique des femmes à Bisipara.

LE CHANGEMENT RÉPÉTITIF

Retour à la table des matières

152 [43].153 Voir pp. 37 et 40 dans [6]. Cette analyse s'applique évidemment aux pay-

sannes. La classe moyenne indienne a fourni quelques femmes politiques extraordinaires.

Page 238: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 238

Les structures politiques survivent parce qu'elles n'ont pas besoin d'être affectées par tout changement dans leur environnement. Elles sont également capables de se maintenir parce qu'elles peuvent faire face aux troubles de l'environnement sans changer leur propre forme. Gela se produit au moyen de règles pour rétablir l'équilibre. Nous avons fréquemment relevé ce phénomène au cours de cet ouvrage, surtout lors des analyses du rôle des arbitres et des autres moyens ins-titutionnalisés pour le contrôle des déviationnistes. Nous reprenons le problème une dernière fois pour préparer l'analyse de ce que nous en-tendons par les autres types de changement politique.

La répercussion d'un trouble de l'environnement dans le comporte-ment se fait jour lorsque quelqu'un ne veut pas ou ne peut pas remplir les obligations qu'on attend de lui selon le rôle qu'il occupe. Nous avons décrit ailleurs les mécanismes du contrôle social, grâce auquel on remet les déviationnistes dans le droit chemin. Dans cette partie nous examinerons plutôt les situations où ce n'est pas l'indiscipline du titulaire qui empêche le fonctionnement du rôle. L'un de ces cas se produit lorsque le titulaire du rôle meurt.

Toute structure sociale doit être équipée de règles pour faire face aux changements de personnel. Les gens naissent et meurent et ils quittent certains rôles pour en occuper d'autres. Par conséquent, toute société possède des règles à propos des groupes où doivent être ins-crits les nouveau-nés, à propos de la succession à un statut particulier lorsque le titulaire meurt ou s'en va, et à propos de celui qui hérite la propriété (et les obligations qui y sont liées) d'un homme décédé. Ce sont respectivement les règles de la descendance, de la succession et de l'héritage. Le passage des gens dans ces rôles s'appelle la mobilité sociale, la dynamique ou le changement répétitif. On peut considérer ces règles comme des moyens pour assurer qu'un trouble du milieu (par exemple le départ du personnel dans le cas du décès) ne provoque pas d'effondrement de la structure sociale. Lorsqu'un arbitre meurt, l'on a besoin d'une méthode rapide, admise et sans ambiguïtés pour nommer son successeur afin que le jeu ne tourne pas à la foire d'em-poigne. Les royaumes qui ne possèdent pas [214] des règles explicites pour nommer l'héritier en subissent les conséquences sous la forme de guerres de succession 154.

154 [101] et [61].

Page 239: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 239

Ceci est un peu trop simpliste. Telle qu'elle est présentée, notre description ne considère que deux types de situation : le pouvoir royal, puis la succession (par la guerre ou non), puis le pouvoir royal, puis la succession, etc. D'une façon plus générale on peut dire que l'état nor-mal est brisé par une crise, qui introduit des institutions de redresse-ment, et l'état normal se trouve restauré et ainsi de suite. Mais si l'on examine ce processus de plus près, la distinction entre l'état normal et la crise n'est pas si facile à faire. Une des règles normatives de la vie domestique dans de nombreuses régions de l'Inde rurale est la famille restreinte patrilinéaire. Elle peut être composée d'un homme et de son épouse, de ses fils mariés, de leurs femmes et de leurs enfants, de ses fils et de ses filles non mariés et peut-être de divers serviteurs fami-liaux. C'est la situation d'équilibre si l'on peut dire. Lorsque le vieillard meurt, son fils aîné prend sa place et divers rituels lors de la cérémonie funéraire symbolisent cette règle de succession. Le décès du père constitue le trouble qui est contrôlé par les règles de succes-sion et d'héritage de telle façon que l'équilibre de la vie familiale res-treinte s'en trouve rétabli.

Mais si l'on considère les familles réelles, cette norme est rarement concrétisée. D'après les types normatifs de famille restreinte, les fa-milles réelles semblent « incomplètes » ou parfois « trop complètes ». Elles peuvent comporter des filles veuves ou divorcées ; l'un des pa-rents ou les deux peuvent manquer ; il peut n'y avoir que le père, la mère et des jeunes enfants ; ou une veuve avec ses enfants et ainsi de suite. Autrement dit, la version simple et d'un seul tenant de la situa-tion d'équilibre a disparu. À sa place apparaît une diversité de formes qui par la suite se classent en étapes d'un processus cyclique au cours duquel les familles restreintes s'émiettent en familles nucléaires. Et certaines de celles-ci passeront à travers diverses étapes jusqu'à for-mer elles-mêmes des familles restreintes 155. Bref, l'image d'une situa-tion d'équilibre statique est remplacée par l'image d'un processus cy-clique. Du point de vue d'une famille isolée, ce processus ressemble à l'évolution d'un individu de la naissance à la mort.

Ce cycle constitue le changement répétitif. Mais si d'une [215] fa-çon tout est en train de changer, d'un autre point de vue rien n'est changé. Un homme traverse les sept étapes de sa vie et de son point de vue la vie est un changement continuel. Mais vus de l'extérieur les 155 [60] et [5].

Page 240: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 240

hommes traversent toujours les mêmes sept étapes. On trouve un mo-dèle identique dans le tableau de classement : les équipes peuvent monter et descendre, il n'y a toujours que vingt-deux positions du haut en bas. C'est ce contexte plus général qui constitue l'équilibre. Pour prendre notre vocabulaire, c'est cette structure-là qui se maintient face aux troubles de l'environnement. D'après le sens habituel du mot chan-gement (l'introduction de quelque chose de nouveau), les cycles de développement et le changement répétitif sont en général des modèles qui nous expliquent comment les structures ne changent pas en dépit des changements de leur environnement.

Leach, dans son ouvrage intitulé Political Systems of Highland Burma 156, nous suggère un autre type de changement cyclique. Il dé-crit une oscillation entre deux « modèles » (autrement dit « structures politiques »). L'un des modèles est l'état féodal Shan qui présente des rôles politiques spécialisés : la concentration du pouvoir, des diffé-rences de rang très marquées, etc. L'autre modèle est le modèle Ka-chin. Schématiquement, c'est une société égalitaire qui essaie d'établir un ordre grâce à un équilibre des forces entre des groupes opposés. Ce n'est pas très différent de la société tribale Kond. Le comportement politique réel, cependant, se situe entre les deux extrêmes. Un leader construit et intrigue pour créer un royaume féodal pour lui-même. Mais, au cours de ce processus, plus il approche du but et plus cet ob-jectif est difficile à atteindre : c'est comme si on grimpait une perche enduite d'huile. Par la suite, la principauté éclate et la structure poli-tique reprend la forme de groupes égalitaires, sans chefs et s'opposant entre eux. Puis le processus recommence. Nous avons décrit plus tôt un modèle similaire au cours de l'examen des groupes transactionnels et de leur taille nécessairement limitée.

Leach a évidemment décrit deux structures qui sont rivales entre elles. Il ne se préoccupe pas, comme ses prédécesseurs anthropo-logues, de la maintenance d'une seule structure intérieurement cohé-rente face aux troubles de l'environnement. Mais bien qu'il s'agisse de structures politiques rivales, il ne les envisage pas de la même manière que nous avec notre élaboration d'une structure A et d'une structure B. Ces structures [216] supposent le changement. Mais Leach a esquissé un système d'équilibre, un cycle sans fin de contraires comme les phases de la pleine lune et de la nouvelle lune. Il n'y a rien de cumula-156 [68].

Page 241: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 241

tif dans les systèmes politiques des Hauts Plateaux de la Birmanie. Plus haut nous avons donné l'exemple du cycle bureaucratique du lais-ser-aller pragmatique, arrêté grâce à une réaffirmation des règles de l'impersonnalité normative. Ces derniers exemples nous montrent des structures qui conservent un modèle, quoique ce soit un modèle com-pliqué de processus, malgré les changements de l'environnement. Dans la partie suivante nous allons examiner la possibilité pour le mi-lieu de remporter, si l'on peut dire, une petite victoire et de provoquer ainsi une adaptation de la structure elle-même.

LE CHANGEMENT QUI S'ADAPTE

Retour à la table des matières

Une structure politique se trouve dans un processus d'adaptation continuelle à son environnement et elle peut répondre de quatre ma-nières différentes à un changement de l'environnement. Tout d'abord, il se peut qu'aucune réponse ne soit nécessaire car la structure est, en quelque sorte, isolée de cette partie de l'environnement. La seconde réponse possible que nous venons d'analyser consiste à faire entrer en jeu des règles de redressement qui rétablissent l'équilibre et ces règles permettent à la structure de rester sans changements malgré les désordres de son environnement. La troisième solution que nous al-lons examiner maintenant est celle où le désordre de l'environnement peut modifier les règles qui constituent la structure politique. Dans la dernière partie nous examinerons le changement radical.

Lorsque nous examinons des événements actuels, il est difficile de savoir exactement quel type de changement est en train de se produire. S'il est raisonnable de prévoir que des changements répétitifs très rou-tiniers, comme ceux qui suivent le décès ou la retraite du détenteur d'un poste dans une société stable, seront bien de ce type de change-ment et rien de plus, ce n'est qu'après l'événement qu'il est possible de distinguer entre le changement qui s'adapte et le changement radical.

Les distinctions théoriques sont plus aisées à élaborer. Le change-ment répétitif est plutôt sans élément cumulatif : c'est-à-dire qu'en ce qui concerne les règles et les rôles on retrouve complètement le statu quo. Dans le changement radical on ne le retrouve pas, parce qu'on a

Page 242: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 242

abandonné les règles normatives qui modèlent le système en faveur d'un ensemble différent de [217] règles normatives. Le changement qui s'adapte se trouve entre ces deux extrêmes. Les règles normatives que les acteurs considèrent comme définissant le système sont préser-vées : mais les règles pragmatiques grâce auxquelles ces règles nor-matives s'adaptent à leur environnement sont changées, parce que l'en-vironnement a changé. La structure ne retrouve pas le statu quo : elle a trouvé un nouveau niveau d'adaptation pragmatique avec son envi-ronnement sans modifier toutefois ses valeurs fondamentales. Le pro-grès des Distillateurs dans la hiérarchie des castes de Bisipara est un exemple de changement qui s'adapte.

Nous allons examiner un exemple plus complexe de changement qui s'adapte avec la structure de la politique française de la fin de la seconde guerre mondiale aux élections de 1951. Pendant cette période (et même jusqu'en 1962 lorsque l'U.N.R. obtint la majorité absolue), les gouvernements étaient toujours des coalitions parce qu'aucun parti ne détenait la majorité des sièges à l'Assemblée nationale. Une majori-té parlementaire était toujours une alliance et habituellement entre des groupes qui différaient de façon marquée entre eux au niveau de quelques thèmes normatifs. On se servait de ces thèmes pour trouver des voix lors des élections si bien que les alliances parlementaires de-vaient être manipulées de façon relativement habile. Nous allons exa-miner ici très brièvement un changement dans la structure de l'alliance entre la période 1945-1947 (la période du tripartisme) et la période 1947-1951 où l'on utilisa une structure connue sous le nom de la troi-sième force. Nous examinerons également les facteurs de l'environne-ment qui provoquèrent ce changement.

Les élections pour la première Assemblée constituante se dérou-lèrent en octobre 1945 et les communistes (P.G.F.), les socialistes (S.F.I.O.) et le groupe démocrate chrétien (M.R.P.) se partagèrent plus des deux tiers des sièges. De Gaulle, qui avait été président du gouver-nement provisoire et qui était revenu en France à la fin de 1944 à la suite de l'avance des armées alliées, avait pris des représentants des partis dans son cabinet mais il n'avait pas accepté la responsabilité de ce dernier devant l'Assemblée consultative. Après les élections d'oc-tobre 1945 (pour la première Assemblée constituante), il forma un nouveau cabinet de coalition mais cette fois-ci il était véritablement fondé sur les trois partis les plus importants et il était responsable de-

Page 243: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 243

vant l'Assemblée. Ce cabinet fut connu comme le premier gouverne-ment du tripartisme, l'alliance des « trois grands partis ». [218] De Gaulle démissionna en janvier 1946. Un socialiste, Gouin, forma alors un deuxième cabinet tripartite. Au mois de mai de la même année, l'alliance se trouva ébranlée parce que le M.R.P. (pour des raisons que nous allons expliquer sous peu) s'opposa au premier projet de Consti-tution et le gouvernement tomba.

La deuxième Assemblée constituante était composée de façon as-sez semblable à la première, mais le M.R.P. avait considérablement augmenté son importance. En juin, Bidault (M.R.P.) forma le troi-sième cabinet tripartite et en octobre, malgré les critiques de de Gaulle, le second projet de Constitution fut adopté.

Au cours des élections suivantes (novembre 1946) on enregistra des gains communistes. La représentation parlementaire des partis permettait toujours un cabinet tripartite mais le M.R.P. refusait d'y participer. Il y eut un cabinet socialiste bouche-trou entre la mi-dé-cembre 1946 et la mi-janvier 1947 lorsque Ramadier (un socialiste) réussit à former un gouvernement. Celui-ci était composé de représen-tants des trois partis de la gauche et du centre-gauche (P.CF., S.F.I.O. et M.R.P.) et également d'hommes du centre-droit et de la droite (radi-caux et conservateurs). Au début mai de la même année les commu-nistes votèrent contre ce cabinet et une semaine plus tard Ramadier forma un autre cabinet, cette fois-ci sans les communistes. En no-vembre de la même année, le cabinet Ramadier tomba, à la suite de troubles et de grèves ouvrières et d'attaques parlementaires du R.P.F. Le R.P.F. était un rassemblement (il ne ressemblait pas à un parti mais il se comportait comme s'il en était un) formé par de Gaulle en 1947 et, comme nous l'avons déjà remarqué, un lieu de rassemblement pour ceux qui n'aimaient pas le régime parlementaire. A la fin de novembre 1947, Schuman (M.R.P.) forma un gouvernement de centre-droit, et ce gouvernement marque le début de la structure d'alliance de la troi-sième force qui caractérise tous les cabinets suivants, sauf une ou deux exceptions, jusqu'aux élections de 1951.

Ces événements prouvent un glissement de la gauche ou du centre-gauche vers le centre-droit et la droite ; il s'agit là d'une tendance qui continua de façon assez irrégulière jusqu'en 1958 et qui culmina avec l'avènement de la Cinquième République et l'élection de de Gaulle comme Président de la République. Les deux processus qui ressortent

Page 244: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 244

de la période 1945-1949 sont la nervosité croissante du M.R.P. lors-qu'il fait partie d'une alliance de centre-gauche et l'exclusion des com-munistes du gouvernement [219] à partir de 1947. Essayons mainte-nant d'apprécier ces deux changements selon la structure de la poli-tique française à cette époque.

Le tripartisme était une tentative de restaurer et de stabiliser les normes républicaines. La plupart des hommes politiques avaient vécu la deuxième moitié troublée des années 30, ils avaient également vu ou fait l'expérience du régime autoritaire de Vichy, le contraire des normes républicaines. Il y avait, comme nous l'avons remarqué, des exceptions : c'étaient les gens qui s'étaient rassemblés autour de de Gaulle et de son R.P.F. Mais les autres, semble-t-il, voulaient de véri-tables institutions républicaines et étaient prêts à se modérer afin de les obtenir.

La modération prit la forme d'alliances généralisées au Parlement et dans les gouvernements. En réalité celles-ci constituaient des ac-cords pour ne pas utiliser des thèmes normatifs qui rendraient la vie impossible à l'un des autres partis de l'alliance et qui le pousseraient ainsi à bout. Nous avons exactement là le type de la situation de collu-sion qui a été décrite précédemment : on maintient son opposition juste en dessous du point où celle-ci peut conduire l'adversaire à tout mettre par terre. Ainsi et le P.C.F. et le M.R.P. évitent, avec l'aide de la S.F.I.O. comme médiateur, ce point de non-retour à propos de pro-blèmes tels que l'aide publique aux écoles confessionnelles et les ré-formes économiques.

Il ne devait pas être facile de se modérer sur ces problèmes, car chaque parti devait répondre devant une clientèle électorale et les électeurs jugeaient sa performance à la lumière des thèmes normatifs spécifiques à ces problèmes. Par exemple, les membres du P.C. dans les ministères devaient examiner les conséquences de leurs réalisa-tions dans le domaine économique au niveau des syndicats et des tra-vailleurs des grandes villes qui les avaient élus. De plus, la modéra-tion était doublement nécessaire puisqu'il y avait des rivaux autour de ces thèmes normatifs : les socialistes et les communistes étaient tous deux liés aux syndicats et à la classe ouvrière. Le M.R.P. devait garder un œil sur les partis plus à droite, et, après 1947, sur la performance du R.P.F. de de Gaulle, car les thèmes de droite de tous ces groupes se chevauchaient les uns les autres.

Page 245: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 245

Néanmoins la structure semble avoir tenu pendant la période du tripartisme. Dans la réalité les partis fonctionnèrent comme des « por-tiers » 157, vis-à-vis des exigences de l'environnement. [220] Les partis de gauche contrôlaient les demandes des travailleurs et le M.R.P. celles du monde des affaires, des professions libérales et des divers intérêts de droite. On filtrait et modérait les demandes, le tout dans le but de garder la république intacte. Le gouvernement était comme un marché des intérêts et des idéologies, les partis jouant le rôle de cour-tiers, chaque parti ayant une relation stable avec son secteur de l'envi-ronnement et les partis formant ensemble une alliance stable. Cette modération était favorisée par une diversification partielle des intérêts au sein de chacun des partis. Le M.R.P. en particulier devait s'occuper d'un grand éventail de clients : de quelques syndicalistes, des membres de professions libérales, des hommes d'affaires et des inté-rêts régionaux, par exemple l'Alsace-Lorraine.

Mais cela ne dura pas. Commençons par l'examen des pressions de l'environnement sur le M.R.P. Le M.R.P. constituait l'aile droite des alliances tripartites et il tirait une partie de son soutien de ceux qui mettaient en question les institutions républicaines et qui préféraient un régime présidentiel. Le retrait de de Gaulle et sa rentrée politique, après une période de méditation, en juin 1946, avec un discours récla-mant un régime présidentiel et la formation (en avril 1947) du R.P.F., constituèrent des menaces immédiates pour le contrôle du M.R.P. sur une partie de sa clientèle et poussèrent le parti encore plus vers la droite. De telles indications du changement d'opinion conduisirent le M.R.P. à voter contre la première Constitution, et le rendirent peu dis-posé à se joindre à un autre cabinet de centre-gauche en décembre 1946. Il avait également des problèmes sur le front colonial : lorsque la guerre éclata en Indochine, il était en train d'utiliser les thèmes nor-matifs procoloniaux. Bref les changements dans l'environnement — les activités de de Gaulle et les crises coloniales — brisèrent la rela-tion stable que le M.R.P. avait établie avec une partie de sa clientèle et le poussèrent à intensifier son usage des ressources de l'environne-ment contre ses partenaires de l'alliance, mettant ainsi en cause la sta-bilité de cette dernière.

En ce qui concerne le P.CF., la même chose se produisit structurel-lement. L'inflation et la pression pour des salaires plus élevés condui-157 J'ai pris ce terme dans [35], pp. 87-96.

Page 246: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 246

sirent à des grèves en avril et mai 1947, ce qui fit pression sur les syn-dicats qui à leur tour poussèrent le P.CF. vers un rôle plus militant au sein de l'alliance : et aussi, assez rapidement, en dehors de l'alliance. Plus tard, au cours de cette même année, les communistes contri-buèrent à développer des grèves contre le gouvernement Ramadier et ils [221] avaient rétabli leurs liens avec Moscou au travers du Komin-tern. La structure qui suivit l'alliance de la troisième force était d'une certaine façon semblable au tripartisme. On tenait toujours à la norme fondamentale du maintien des institutions républicaines. En effet, si quelque chose se renforça, c'est bien cet aspect-là dans la mesure où les radicaux et d'autres partis plus à droite furent admis dans les gou-vernements. Même après 1952 le R.P.F. fut en quelque sorte domesti-qué, puisque ses membres acceptaient des postes et que de Gaulle l'abandonnait. Il est vrai que le P.CF. était maintenant à l'extérieur et qu'il jouait généralement un rôle normatif d'opposition totale mais les communistes étaient toujours représentés dans les commissions de l'Assemblée et pendant cette période leurs relations avec les socia-listes n'étaient pas hostiles.

La différence entre les deux structures réside dans la stabilité des relations et les dispositifs de filtrage qui contribuaient à la stabilité. Dans l'alliance type troisième force les partis renchérissaient les uns sur les autres à la fois sur la droite et sur la gauche afin d'inféoder des sections de l'électorat. Il n'existait pas d'alliances générales au sein du Parlement et même au sein des ministères : il n'y avait que des contrats limités en vue d'objectifs particuliers : faire passer un cabinet, faire adopter une décision particulière, faire passer quelqu'un ou le faire partir, etc. Il y avait des schismes entre des groupes de ministres, entre les ministres et le Parlement, parfois au sein du groupe d'alliés temporaires qui constituait la majorité parlementaire. Bref, les pres-sions de l'environnement et l'introduction de nouvelles ressources (des thèmes normatifs nouveaux ou intensifiés) dans la structure des partis et du Parlement provoquèrent des tensions dans les institutions de la Quatrième République. Mais les pressions furent contenues juste à la limite de l'effondrement. Néanmoins, elles produisirent d'importants changements (par adaptation) dans les règles pragmatiques qui or-donnent le comportement des hommes politiques.

Ce n'était pas là un changement radical. La Quatrième République survécut jusqu'en 1958. Mais les changements qui s'adaptaient étaient

Page 247: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 247

cumulatifs. A aucun moment on ne retourna à la stabilité relative des premières années du tripartisme 158.

Examinons maintenant le changement total.[220]

COMMENT IDENTIFIERLE CHANGEMENT RADICAL ?

Retour à la table des matières

Certains changements peuvent être dramatiques, très évidents, et du moins à première vue, très complets. La Révolution russe, l'avène-ment de l'Indépendance aux Indes et dans beaucoup d'autres pays pré-cédemment sous tutelle coloniale au cours des deux décennies suivant la seconde guerre mondiale, ou la chute de l'Empire austro-hongrois sont des événements que tout le monde ne manque pas de reconnaître comme des discontinuités majeures dans l'histoire de ces pays. À une plus petite échelle, l'abolition du système de propriété foncière (ze-mindari) aux Indes ou l'adoption de lois interdisant la coutume de l'in-touchabilité peuvent être également considérées comme des change-ments complets du système social indien. Mais si l'on examine de plus près ces discontinuités apparentes, elles ne sont pas toujours aussi marquées qu'il le semble vues de loin. Le système de propriété fon-cière fut aboli aux Indes mais, dans certaines régions du moins, les propriétaires ont continué à être tout-puissants. L'intouchabilité a été abolie légalement, mais dans certains endroits il s'agit là encore d'un problème important, comme le démontrent certains des exemples fournis dans cet ouvrage. Si l'on se place dans un futur très lointain, l'abolition de l'intouchabilité apparaîtra non comme une discontinuité unique, brutale et dramatique, mais comme une suite de petits pas (y compris des retours en arrière) sur une longue période, aucune étape particulière ne pouvant marquer le moment précis où l'intouchabilité fut abolie dans les faits.

158 En ce qui concerne les faits et les idées de cette partie et celle consacrée plus loin à de Gaulle, je reconnais mes dettes envers Bruce GRAHAM avec qui j'ai eu des conversations et qui m'a préparé des notes. Voir également [63] et [110].

Page 248: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 248

D'autres changements, non moins complets que ceux que nous ve-nons de mentionner, peuvent se dérouler si graduellement et si douce-ment pour les gens qui les vivent que ceux-ci ne s'aperçoivent qu'un changement a eu lieu que bien longtemps après l'événement. The Last Hurrah 159 est un roman sur un politicien d'une ville de l'est des États-Unis. Ce roman nous raconte comment la lente intégration des groupes d'immigrants dans la masse de la population et le développe-ment simultané des méthodes de communication de masse avec les électeurs mirent la machine politique — et le politicien de la machine qui est le héros de ce livre — hors d'usage. Ce n'est que lorsqu'il per-dit une élection qu'il pensait emporter grâce aux méthodes qui lui avaient toujours assuré le succès dans le passé qu'il s'aperçut qu'il était hors d'usage. En Angleterre les plus grandes possibilités [223] d'édu-cation, le pouvoir et les responsabilités accordés aux hommes ayant des qualifications et une formation techniques semblent produire de-puis trente ou quarante ans une révolution silencieuse similaire dans la composition de notre « élite du pouvoir ». Ici aussi, il est difficile d'in-diquer un événement particulier ou de détacher une époque spécifique et de dire que c'était à cette époque et à cet endroit que le changement s'est produit.

L'une des raisons pour lesquelles il est difficile de repérer les chan-gements complets avec la perspective limitée que nous avons dans cet ouvrage vient de ce que les acteurs eux-mêmes sont souvent peu dis-posés à reconnaître le fait du changement. On étiquette comme des déviationnistes ou des trublions des hommes que les historiens consi-déreront plus tard comme des réformateurs et des innovateurs. Gandhi apparut sous ce jour à un grand nombre d'administrateurs britan-niques, tout comme Jésus-Christ pour la plupart des Juifs et des Ro-mains. Admettre que de tels hommes peuvent être les hérauts d'une nouvelle structure sociale, politique ou religieuse, c'est admettre aussi qu'il y a quelque chose qui ne va pas dans la structure sociale exis-tante.

Cette même réticence à admettre que ce qui est déjà établi comme la règle du comportement n'est pas assez bon apparaît également après l'événement. Même lorsqu'on accepte les changements, on peut prendre beaucoup de soins, surtout dans les systèmes bureaucratiques et juridiques, pour démontrer qu'en fait il y a un précédent à une telle 159 [91].

Page 249: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 249

mesure, que cette nouvelle mesure n'est pas du tout nouvelle mais qu'elle n'est qu'une simple addition ou une interprétation plus exacte d'un principe normatif existant. Du point de vue de la stabilité géné-rale et du bon ordre, ce prétexte est raisonnable car ses effets limitent l'incertitude que pourrait provoquer l'usage de nouveaux types de res-sources.

Les hommes sont tout à fait disposés à envelopper le fait du chan-gement dans un nuage de fumée lorsque ce changement est le résultat d'un marchandage entre des concurrents qui défendent des structures rivales. Le leader victorieux d'une armée révolutionnaire peut jeter son chapeau en l'air et proclamer que l'ordre ancien a été balayé puis rendre ce fait public et tout à fait évident en réunissant les leaders de l'ordre ancien sur la place principale et en les fusillant. Mais d'autres leaders, craignant peut-être que des manifestations de ce genre créent de l'incertitude et provoquent d'autres violences, peuvent permettre aux leaders anciens de sauver la face en prétendant que l'ordre [224] ancien n'a pas été aboli mais tout simplement modifié. Il semble que les leaders militaires de l'Indonésie, soucieux d'éviter une autre effu-sion de sang, aient essayé pendant un temps d'utiliser le président Soe-karno de cette manière afin de donner à leur régime et à eux-mêmes une justification normative.

Ces difficultés pour saisir simplement ce qui est en train de se pas-ser proviennent de ce que les situations de changement sont aussi des situations de lutte : pour formuler les choses schématiquement l'un des camps préfère le changement et l'autre camp le statu quo. Nous avons insisté dans les chapitres précédents sur le problème suivant : dans une lutte, bien que les deux adversaires doivent être capables de com-muniquer l'un avec l'autre, ils ont parfois avantage à communiquer des fausses informations : ils bluffent au sujet de leur propre force, s'ils décident qu'un marchandage les avantagerait, ils font collusion pour présenter une image trompeuse de la réalité, etc. Dans la mesure où le changement se produit au cours de marchandages et de compromis, le compte rendu que les deux concurrents présentent publiquement de ce qu'ils ont fait et des raisons de ces actions sera certainement en des-sous de la vérité.

D'ailleurs, la tromperie peut se faire dans le sens inverse : les concurrents peuvent prétendre qu'un changement a eu lieu alors qu'en

Page 250: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 250

fait le changement est purement nominal 160. Parfois cela peut être un mouvement du jeu, en partant du principe que si on affirme quelque chose assez souvent, les gens finiront par y croire et éventuellement feront en sorte que cela devienne vrai. Au plus haut moment de la querelle des Pans avec les castes pures à Bisipara, je recevais des lettres affranchies par cette phrase en anglais : « L'intouchabilité a été abolie. » Si on avait mis les choses plus clairement en disant que l'in-touchabilité était en cours d'abolition ou si l'on avait dit encore plus exactement que le gouvernement essayait d'abolir l'intouchabilité, on aurait enlevé à la phrase sa force de propagande et on aurait amoindri ses chances de devenir une prophétie s'accomplissant d'elle-même.

En d'autres occasions l'absence de changement peut être cachée par l'un des adversaires pour se protéger. Lorsque les Pans essayèrent pour la première fois d'accéder au temple de Bisipara, les leaders des castes pures ne dirent jamais que les Intouchables n'avaient pas le droit de pénétrer dans les lieux sacrés. Ils affirmèrent qu'en ce qui les concernait ils avaient [225] accepté la nouvelle situation juridique et qu'ils n'essaieraient jamais d'empêcher les Intouchables de pénétrer dans les temples ; mais ils n'étaient pas les seuls propriétaires de ce temple. Il appartenait à toutes les castes pures des Kondmals et, d'après les principes démocratiques élémentaires, la police devait or-ganiser un référendum chez tous ces gens avant de permettre l'accès des temples aux Pans 161. Un exemple plus général de ce comportement qui permet à l'ordre ancien de fonctionner derrière une nouvelle fa-çade normative nous est donné par les projets de développement com-munautaire dans une grande partie de l'Inde rurale. L'un des objectifs de ce mouvement était d'élever le niveau de vie des sous-privilégiés, de donner de la terre à ceux qui n'en avaient pas et du pouvoir à ceux qui étaient exclus formellement de la gestion des affaires villageoises. Mais en fait les bénéfices allèrent souvent au paysan riche et les castes dominantes continuèrent à gouverner le village, bien qu'officiellement la caste ne fût plus un critère qualifiant à la fonction et à la responsa-bilité publiques 162. Pour se protéger les castes dominantes prétendent 160 Voir la p. 244 de ce chapitre.161 Il faut aussi remarquer qu'un tel référendum correspondrait au principe de

consensus, au moyen duquel les villageois pensaient qu'il fallait prendre les décisions.

162 Se reporter pour un exemple à l'analyse de Wangala dans [38]. Voir [78] pour une analyse exemplaire de la manière de tester les affirmations concer-

Page 251: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 251

qu'elles pratiquent la compétition politique dans le cadre des nouvelles règles — et elles le font évidemment dans une certaine mesure. Mais au niveau pragmatique elles ont réussi à maintenir le critère de caste pour le recrutement du personnel, critère qui fonctionnait dans l'ancien système et qui est expressément interdit dans le nouveau 163. Bref, il y a eu des changements : mais l'un des concurrents a intérêt à prétendre que le changement a été plus répandu qu'il ne l'est en réalité. Il arrive parfois que les autres concurrents s'entendent tacitement pour cacher ce fait, peut-être parce qu'ils pensent ne rien pouvoir faire à ce propos. Autrement dit, certains administrateurs et certains hommes politiques peuvent fermer l'œil sur le fait que les projets de développement com-munautaire ont parfois profité plus aux paysans privilégiés qu'aux sous-privilégiés.

Est-il nécessaire d'essayer de traverser ce rideau de fumée pour décider si un changement a eu lieu ou non ? Dans le cas que nous ve-nons d'aborder, il me semble inutile d'essayer de [226] décider s'il s'agit là ou non d'un changement. La tâche importante consiste à être capable d'analyser suffisamment la situation pour pouvoir dire ce qui a changé et ce qui n'a pas changé et en fait ce n'est pas très difficile. Les trophées ont changé, dans la mesure où les concurrents re-cherchent la fonction publique, le contrôle de la clientèle et les fonds de développement, et ils justifient leurs actions plus au moyen du lan-gage du service public qu'au moyen du langage de l'honneur et de la pureté comme dans les temps jadis. D'ailleurs ces nouvelles res-sources ont projeté un grand nombre de concurrents en dehors de l'arène villageoise dans le vaste monde de l'administration locale et étatique ; ceci constitue certainement un changement dans la structure de la politique villageoise en diminuant la signification de cette der-nière. Ce qui n'a pas changé est une règle pragmatique, commune à la fois à la structure A et à la structure B et qui veut qu'un concurrent doive être capable, en quelque sorte, de frayer son chemin dans l'arène avant de pouvoir concourir pour le contrôle d'autres ressources et de trophées plus importants. Gomme le dit Lord Beaverbrook : « Ce sont les cinq premières mille livres qui sont les plus difficiles à gagner. »

On pourrait établir un bilan identique de ce qui a changé et de ce qui n'a pas changé en ce qui concerne l'abolition de l'intouchabilité à

nant le partage de nouvelles ressources.163 Voir la note 1, p. 172 du chap. VIII, et la p. 171.

Page 252: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 252

Bisipara et nous y avons procédé dans le chapitre précédent. Le résul-tat de la prise d'une décision sous la forme d'une réponse par oui ou non serait de s'aligner derrière l'un ou l'autre des concurrents car il est plus de leur intérêt que de celui de l'analyste de simplifier et de défor-mer une série complexe et incomplète d'événements. Par exemple, souligner que la réforme de l'administration locale au niveau rural n'a pas produit de changement dans la structure politique des villages in-diens n'a de sens que si vous avez l'intention de lancer une attaque plus résolue contre les super-privilégiés ou de mettre en doute la sin-cérité des hommes politiques du parti du Congrès ou de servir un autre objectif politique. Cela n'a pas de sens de prendre une décision par oui ou non si vous tenez à comprendre ce qui se passe.

S'il apparaît raisonnable d'avoir cette attitude à l'égard des situa-tions globales et de refuser de les étiqueter, globalement, comme un changement ou une absence de changement, cela laisse subsister la difficulté de décider à quel moment une règle particulière, qui fait par-tie d'une structure politique, a changé. Peut-on formuler cela sous la forme d'une réponse par oui ou non ?

[227]Une fois encore, la situation des Pans de Bisipara nous fournit un

bon exemple. Les règles concernant le personnel de la structure poli-tique villageoise (définie comme étant la structure A) excluent de fa-çon assez claire les Pans de l'administration villageoise. Celle-ci se trouve normativement aux mains du conseil de village : le conseil se réunit dans un bâtiment sacré, qui ne serait plus sacré si les Pans pou-vaient y pénétrer et ainsi le polluer. Lorsque leur présence est requise, en tant que témoin ou accusé ou occasionnellement comme partie plaignante, par exemple devant la réunion du conseil fonctionnant comme corps judiciaire, ils doivent rester debout à l'extérieur du bâti-ment dans la rue et ils parlent d'une voix haute et seulement lorsqu'on leur adresse la parole. Mais de nos jours il n'est pas toujours opportun d'exclure les Pans des affaires villageoises, parce que certains d'entre eux possèdent une qualification qu'aucun membre des castes pures ne possède. Etant donné l'état d'hostilité entre les castes pures et les Pans, cette qualification n'est évidemment disponible que lorsque les Pans eux-mêmes voient qu'ils y ont quelque chose à gagner. Par exemple, les habitants de Bisipara essayaient en 1959 de convaincre le minis-tère de l'Education nationale que l'école de Bisipara devrait passer de

Page 253: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 253

la catégorie de « primaire supérieur » à celle plus prestigieuse d’« an-glais intermédiaire ». L'une des manifestations que les villageois orga-nisèrent au cours de cette campagne, qu'ils dirigeaient contre les fonc-tionnaires de l'enseignement du district, fut l'envoi d'une délégation pour intercepter la voiture du Premier Ministre qui devait passer à un croisement à un mille du village. La délégation était composée des hommes importants du village et comprenait trois Pans : l'un d'entre eux était un agent du parti du Congrès, un autre était un maître d'école aisé et le dernier un agent de police en retraite. Deux d'entre eux avaient été des candidats à des sièges de l'Assemblée législative. Ces trois Pans étaient les leaders de fado de la délégation et ils prirent une part importante aux autres démarches visant à élever le niveau de l'école du village.

Il y avait aussi d'autres occasions de l'administration du village où l'on invitait les Pans importants à collaborer à des affaires d'intérêt mutuel. Ces occasions étaient des exceptions pragmatiques à la règle qui veut que les Pans n'aient pas la voix au chapitre en ce qui concerne l'administration villageoise. Supposons maintenant que les occasions au cours desquelles les villageois doivent manipuler le monde des fonctionnaires continuent à augmenter : il deviendra de plus en plus nécessaire, [228] toutes choses étant égales par ailleurs, d'impliquer les Pans dans les affaires villageoises jusqu'à ce qu'on at-teigne un point où les deux camps ont l'impression qu'il est anormal de se trouver dans une situation où l'on ne consulte pas les Pans. Les villageois des castes pures se disent tout d'abord qu'il serait opportun d'impliquer les Pans dans cette affaire particulière. A la fin, ils disent plutôt qu'il est normal de consulter X..., Y... et Z... et ils ne tiennent pas compte du fait que X..., Y... et Z... sont des Pans. Lorsqu'on a at-teint ce stade, la règle normative qui exclut les Pans de l'administra-tion villageoise a disparu et elle est remplacée par une règle qui se fonde sur les critères de l'expérience et de la formation pour choisir les leaders du village. Un correctif pragmatique à cette règle serait que le statut de caste ne compte pas. Mais il serait peu vraisemblable qu'on annonce officiellement cette réglementation négative, car un tel avis constituerait un défi et un affrontement. En fait la nouvelle règle s'in-sérerait sans que l'on abolisse officiellement et ouvertement l'ancienne

Page 254: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 254

règle 164. Lorsqu'on conclut un marchandage afin de coopérer en vue d'un objectif commun, ceux qui ont fait le marchandage ne com-mencent pas leur coopération en soulignant l'inimitié qui subsiste entre eux.

Une fois encore, nous voyons comment le prétexte, contenu dans un marchandage réussi, jette un rideau de fumée sur le déroulement du changement. Néanmoins, il me semble qu'il y a un point dans le pro-cessus de changement qui mérite d'être marqué comme étant le point critique. C'est le moment où quelqu'un dit qu'il est temps de faire le meilleur usage possible des talents disponibles dans l'intérêt du village et de suivre l'avis de ceux qui sont les mieux qualifiés pour savoir comment améliorer le niveau de l'école du village et oh celte affirma-tion reçoit une approbation générale. Ce n'est pas le moment, il faut le noter, où l'on utilise réellement les hommes les mieux qualifiés : le seuil du changement est franchi lorsqu'il est dit explicitement que c'est la meilleure chose à faire.

L'action et l'approbation normative de l'action ne sont pas directe-ment liées entre elles. On peut reconnaître les exceptions [229] prag-matiques comme telles, les castes pures disant : « Nous nous servirons de X..., Y... et Z... bien qu'ils soient Pans pour ces raisons précises. Mais cela ne préjuge pas de leur statut inhérent de Pans et de leur ex-clusion générale de l'administration villageoise. » Théoriquement il est possible de maintenir cette position indéfiniment, mais en pratique les hommes tendent à mettre en accord leurs idées sur ce qu'il faudrait faire avec ce qui se fait réellement ou à régler leur comportement sur leurs idées. Lorsque les exceptions pragmatiques s'affermissent jus-qu'à un certain point par rapport à la règle normative, alors il se pro-duit quelque chose : ou bien les hommes mettent fin aux exceptions pragmatiques ou bien ils changent la règle normative.

Nous en sommes revenus à la notion d'un « nettoyage » ou d'un « bilan » périodique des affaires humaines. Une période de débat se

164 Une action discrète de ce genre correspondrait à la règle normative générale de la société villageoise qui veut qu'on ne fasse rien pour provoquer des querelles. La règle du consensus fait partie de cette pression générale pour ne pas marcher inutilement sur les pieds des autres personnes. Même dans les sociétés qui codifient leur Constitution, on prend habituellement le soin de ne pas affirmer trop brutalement la rupture avec le passé. Se reporter aux remarques sur la tactique de de Gaulle, p. 244.

Page 255: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 255

termine et la situation est « officiellement » clarifiée par une décision. Et celle-ci est elle-même le point de départ d'une nouvelle période de discussion. Les indéterminations et les obscurcissements volontaires d'une période de subversions et d'affrontements se terminent par un duel ; on établit le score, si l'on peut dire, et les concurrents prennent place pour un nouveau round de subversions et d'affrontements. Dans un grand nombre de cultures le passage d'un homme à travers la vie est ponctué de rites qui indiquent qu'il est maintenant « officielle-ment » prêt à prendre les responsabilités d'un nouveau rôle — de par-ticiper à la guerre, de se marier, de se joindre au conseil, etc. C'est là aussi un processus de « nettoyage ». Les fonctionnaires, comme nous l'avons remarqué, perdent leur impersonnalité abstraite et commencent à mieux traiter les clients qu'ils connaissent que ceux qu'ils ne connaissent pas, jusqu'à ce que quelqu'un décide que les choses ont assez duré et l'on réaffirme les règles, on les rétablit dans une position universaliste, en attendant qu'elles retombent au niveau de relations particularistes.

Ce « nettoyage » périodique est le moment où le changement se déroule ou non. Examinons encore le cycle bureaucratique du péché et de la pénitence comme l'appelle Wilbert Moore 165. Une période de corruption croissante et de favoritisme se termine par des punitions brutales et la réaffirmation passionnée de la règle de l'honnêteté et de l'impartialité bureaucratiques. Mais on peut imaginer que les réforma-teurs arrivent à la conclusion que certaines de leurs règles ne peuvent pas fonctionner et que par conséquent il est nécessaire de tordre ces règles pour [230] qu'elles s'adaptent à certaines des pratiques condam-nées officiellement jusqu'à présent. Si les fonctionnaires ont conclu en sous-main des transactions pour assurer des places à leurs enfants dans les meilleures institutions d'enseignement, on peut penser qu'il serait plus simple de réserver officiellement des places pour les en-fants des fonctionnaires dans ces institutions. De la même manière on peut imaginer qu'à Bisipara, lorsque quelqu'un attire l'attention pu-blique sur le fait que X..., Y... et Z... sont perpétuellement consultés au sujet de l'administration villageoise, les castes pures peuvent décider soit d'exclure X..., Y... et Z... à l'avenir, soit de se servir du principe que les affaires villageoises devraient être dans les mains de ceux qui possèdent la plus grande expérience de la manipulation du monde ex-

165 Voir [82], p. 58.

Page 256: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 256

térieur. Dans les deux cas une décision est prise qui nous permet de décider en théorie si ce rôle particulier a changé ou non.

En pratique, il y a presque autant de difficultés à répondre oui ou non à la question de savoir si une règle particulière a changé ou non, qu'à la question plus générale concernant le changement de toute une situation. Il existe les mêmes pressions pour ne pas attirer l'attention sur les changements concernant l'intérêt public, ainsi que pour les en-rober dans des affirmations très générales. Ou au contraire il faut ma-nifester son acceptation des nouvelles règles de comportement tandis que dans la pratique on n'est pas guidé par elles. Même si nous ne te-nons pas compte de ces difficultés, nous devons toujours affronter la difficulté pratique de la statistique pour décider combien de gens doivent accepter la nouvelle règle normative avant que l'on considère qu'elle a été acceptée.

Néanmoins il y a une différence entre reconnaître le moment du changement dans une règle particulière et distinguer des situations totales comme relevant du changement ou non. Les situations totales nous concernent, nous, les enquêteurs. Nous voulons comprendre le plus possible la complexité de la situation, car nous ne sommes pas pressés d'agir. Mais une règle de comportement est très proche de l'ac-tion et les acteurs eux-mêmes essayent constamment de faire de ces règles des guides clairs et sans ambiguïté pour l'action. Le « net-toyage » périodique constitue une épreuve et son objectif est de faire disparaître l'incertitude engendrée par un comportement pragmatique et l'utilisation de nouvelles ressources dans la compétition politique. En dernier ressort, nous devons, en tant qu'enquêteurs, croire les concurrents sur parole quant au changement ou non de la règle. Après tout, les règles d'une structure politique sont [231] les règles sur les-quelles les concurrents se mettent d'accord. Il n'est pas du tout difficile de constater qu'il y a deux siècles les dirigeants de l'Inde ne contrô-laient pas les Kond Hills et qu'aujourd'hui ils les contrôlent. Mais cela ne nous dit rien directement sur la structure de la politique à Bisipara. Gela ne concerne que l'environnement de cette structure. Lorsque les villageois commencent à utiliser l'administration locale comme une ressource dans l'arène politique de leur propre village, alors la struc-ture politique du village a changé au point de développer des règles pragmatiques pour l'utilisation de ressources administratives externes. Nous avons suggéré que l'utilisation de nouvelles ressources de ce

Page 257: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 257

genre crée des conditions d'incertitude et qu'il se produira des tenta-tives périodiques pour mettre la situation en ordre, soit en interdisant l'utilisation pragmatique de ressources externes, soit en légitimant leur usage et en modifiant les règles normatives. Ces constatations de la règle normative se font dans le contexte d'une arène et elles sont plus souvent des revendications et des contre-revendications ; les contre-revendications sont des affrontements qui éventuellement peuvent se terminer sous forme d'un duel dont les conséquences fournissent une déclaration d'accord de victoire, d'échec ou de partie nulle : c'est-à-dire, c'est une déclaration d'accord sur le fait de garder, de rejeter ou de modifier la règle en question.

Cette approche a également l'avantage d'éviter les difficultés pra-tiques, impliquées par la reconnaissance du changement au moyen du dénombrement de ceux qui acceptent une nouvelle règle. Le dénom-brement en soi introduit la difficulté de savoir tout d'abord qui il faut compter et comment l'évaluer, et deuxièmement s'il faut ou non croire la réponse des gens à la question, car par la suite ils peuvent faire ce qu'ils avaient dit qu'ils ne feraient pas. Ce ne sont pas les déclarations d'intention des gens qui établissent, acceptent ou rejettent une règle. La règle est déterminée par la manière dont ceux-ci se regroupent lorsqu'un duel a lieu et par l'acceptation du résultat de ce duel. Si l'on avait compté les gens à Bisipara en leur demandant si les Pans avaient le droit ou non de participer à l'administration du village, on aurait trouvé une majorité de quatre contre un hostile aux Pans puisqu'il y a à peu près quatre membres des castes pures pour chaque Pan à Bisipa-ra. Mais en fait le dernier duel que j'ai décrit (le festival organisé par l'ancien agent de police Pan) et l'inclusion de Pans dans la délégation pour aborder le Premier Ministre indiquent que la règle normative concernant l'exclusion des Pans des affaires publiques du village est en train [232] d'être remplacée par la règle qui veut que les affaires villageoises soient aux mains de ceux qui sont le mieux équipés pour représenter les intérêts villageois dans le monde extérieur.

Nous venons d'analyser les difficultés impliquées par la reconnais-sance du changement. Pour l'analyste il n'est pas toujours important de savoir si une situation totale relève ou non du changement. De même il n'a pas besoin de prendre une décision personnelle concernant le changement ou le maintien d'une règle normative particulière au sein d'une structure. Une règle normative a changé lorsque les gens qui

Page 258: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 258

vivent avec cette règle s'accordent pour dire qu'elle a changé et ils se signalent leur accord à propos de ces changements grâce à des duels. Ces duels ne sont pas des déclarations d'intention comme « L'intou-chabilité a été abolie » ou « Nous acceptons que les Pans rentrent dans les temples », qui sont soit des affrontements, soit des bluffs. Le duel consiste à abattre son jeu pour démontrer quel camp (ou dans ce cas quelle règle) l'a emporté. En fin de compte, les duels sont précédés d'une période d'évasions pragmatiques de la règle normative en ques-tion qui finissent par apparaître comme des affrontements. Cette pé-riode se termine par un duel qui aboutit soit à un changement, soit à la réaffirmation de la structure existante.

LE CHANGEMENT PAR MANIPULATION :LES KOND HILLS

Retour à la table des matières

Les Britanniques envahirent les Kond Hills en premier lieu parce qu'ils estimaient qu'il était de leur devoir de mettre fin à deux cou-tumes Konds : le rite du sacrifice humain et la pratique de l'infanticide féminin. Pour réaliser ce projet ils durent affronter deux tâches plus générales : ils devaient établir le contrôle de la région des collines et ils crurent assez rapidement qu'ils allaient apporter la civilisation aux Konds. Ils instituèrent des prisons et des tribunaux, ils envoyèrent les petites filles dans des orphelinats à l'extérieur des collines et ils trai-tèrent ces enfants comme des pupilles du gouvernement ; ils sauvèrent les enfants qui étaient destinés à être sacrifiés, ils donnèrent leurs pu-pilles en mariage à des Konds et établirent ainsi un type de lien de pa-renté avec certains Konds, ils construisirent des routes et plus tard des écoles et dès les premiers jours ils fondèrent des marchés et encoura-gèrent le commerce.

Ce phénomène met en évidence qu'une règle particulière de com-portement (dans notre exemple, le sacrifice humain) n'a pas d'exis-tence en soi mais qu'elle est liée à d'autres types de [233] comporte-ment. D'ailleurs, la relation est d'un type qui indique que le réforma-teur devrait penser en termes de programme linéaire. S'il souhaite changer une règle particulière, alors il faut qu'il prenne auparavant des

Page 259: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 259

mesures dans un ordre spécifique, afin de rendre le changement pos-sible. Et lorsque le changement se produit, celui-ci est alors suivi par une séquence de changements consécutifs.

De plus toute situation de ce genre offre la possibilité non seule-ment d'un programme, mais de plusieurs, certains étant plus coûteux que les autres, certains demandant plus longtemps pour se réaliser et chacun ayant peut-être des changements consécutifs différents. Le temps et les ressources dont dispose le réformateur limitent le nombre de programmes qui lui sont ouverts et peuvent évidemment l'empê-cher de faire simplement aboutir les changements. On peut utiliser l'armature suivante de possibilités pour explorer les diverses voies qui peuvent être ouvertes à ceux qui souhaitent changer une structure poli-tique emboîtée.

Page 260: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 260

Ce diagramme est un squelette. A partir de chaque point final nous avons un éventail de traits qui indiquent des éléments plus précis, que nous avons énumérés au cours des chapitres précédents.

[234]La politique de Campbell pour supprimer le sacrifice humain dans

les Kond Hills commença par une attaque de (r) et de (l)  : on pend des Konds et on brûle des récoltes. Ceux qui utilisent de telles stratégies trouvent rarement nécessaire d'expliquer la logique de leur conduite, sauf pour dire que c'est la manière la plus rapide de réaliser une ver-sion autoritaire de (i), le rôle d'arbitre et de faiseur de règles. On peut formuler cela de façon plus générale en disant que la logique derrière une telle politique consiste à détruire du personnel et des ressources économiques pour empêcher le fonctionnement des rôles dans la structure A. Les règles de la structure B peuvent se mettre à fonction-ner dans le vide ainsi créé. D'ailleurs, les Konds qui survivent peuvent marchander en vue d'un compromis en abandonnant (m) le rite du sa-crifice humain.

Page 261: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 261

En fait, ce programme qui commença par une tentative visant à terroriser les Konds s'avéra coûteux car il ne prit pas en considération les très grandes difficultés du terrain et la malaria endémique (s). Il est vraisemblable également que personne n'attacha suffisamment d'im-portance à la croyance Kond selon laquelle leur propre prospérité ma-térielle (l) dépendait de la célébration régulière du rituel, ni au lien possible entre le parrainage d'un sacrifice et l'expression de l'influence personnelle (e). Par conséquent, ils sous-estimèrent la résistance que les Konds pouvaient offrir. Troisièmement, le marchandage implicite dans la politique de la Compagnie — la paix au prix de l'abandon du sacrifice humain — a dû paraître sans intérêt, dans la mesure où il y avait peu de chances que la Compagnie se retirât des collines.

La stratégie de Macpherson était fondée sur un examen plus atten-tif de (a) à (j). Les règles de contrôle (g) sont insuffisamment dévelop-pées pour fournir les critères d'ordre que les Konds accepteraient. Les Konds eux-mêmes, pensait Macpherson, sont désenchantés de leur propre structure politique parce qu'elle permet à la compétition de s'étendre trop profondément au sein des autres types d'activité sociale. La principale forme du contrôle est une sorte d'équilibre du pouvoir (j) et elle admet des duels trop fréquents au cours desquels on met l'équilibre à l'épreuve. Si la Compagnie pouvait introduire des rôles d'arbitre (i), alors ceux-ci pourraient diminuer l'intensité et la fré-quence des conflits interclaniques. A son tour ceci amoindrirait l'im-portance de la solidarité clanique, du culte de la terre et par consé-quent des caractéristiques rituelles condamnables comme le sacrifice humain. Macpherson lui-même n'a pas développé [235] les dernières démarches de ce raisonnement et je les ai fournies moi-même. Il se contenta de dire que les Konds voulaient des médiateurs pour mettre fin à l'état de conflit, qu'ils aimeraient et respecteraient les fonction-naires qui deviendraient des médiateurs et que ces derniers auraient donc suffisamment d'influence pour persuader les Konds de leur re-mettre les victimes potentielles et de sacrifier à la place des buffles ou des singes. On pourrait reconstituer le cheminement possible de cette politique au moyen du schéma, si elle avait été adoptée.

Il est également possible d'utiliser le schéma pour conduire des analyses post modem, si l'on peut dire, à propos des changements qui ont eu lieu ou qui sont en train de se dérouler. Dans le cas des Pans de Bisipara la structure A se trouve minée de plusieurs façons. Les chan-

Page 262: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 262

gements des rôles économiques (l) — le fait que les Pans soient ca-pables de gagner leur vie sans dépendre des Guerriers — renversent le rôle de dépendance que l'on applique aux Pans dans la structure A. En même temps, on a introduit un rôle d'arbitre (i) de la structure B, et cela interdit aux Guerriers de remettre par la force les Pans dans leurs rôles de structure A. D'ailleurs Gandhi a inspiré des attaques conti-nuelles contre la structure A. Au cours de la campagne pour abolir l'in-touchabilité, il a attaqué certains des rôles religieux (m) de cette struc-ture.

Gandhi mena sa campagne à travers l'Inde entière et elle n'a pas réussi partout aussi bien qu'à Bisipara d'après ce qu'il paraît. Il existe beaucoup de villages où les Intouchables sont à la fois traités comme des Intouchables (comme à Bisipara) et ne sont d'aucune importance dans la politique villageoise. Il y a d'autres exemples d'endroits où les Intouchables en sont arrivés au point d'essayer de s'imposer eux-mêmes mais alors ils ont été vaincus de façon incontestable et souvent malgré un soutien du parti du Congrès local 166. On a aussi rapporté récemment qu'il y avait eu des conversions en masse au bouddhisme dans les régions de Maharashtra et de Madhya Pradesh, ce qui était une tentative pour trouver une échappatoire normative à l'hindouisme et au statut d'Intouchable 167.

[236]Ceci nous suggère que certains changements préliminaires doivent

avoir lieu avant que la propagande ou même des changements juri-diques puissent devenir efficaces. Les Pans de Bisipara ont eu des suc-cès politiques que les autres Intouchables n'ont pas eu parce qu'en pre-mier lieu ils sont devenus prospères et ils furent ainsi capables de se libérer eux-mêmes des liens de dépendance économique avec leurs maîtres antérieurs, les Guerriers. Et c'est aussi parce que la proclama-tion de leur nouveau statut était appuyée par la menace de la force, qui était devenue plus sensible aux castes pures puisqu'elles avaient vu comment les Pans étaient capables de contacter et de manipuler les

166 Dans [25] l'auteur rapporte que les Intouchables Camar de Senapur ne furent pas capables d'engager un procès devant les tribunaux contre la caste dominante des propriétaires fonciers Thakur malgré le soutien du parti du Congrès qui aboutit à les maintenir à l'extérieur de leur village pendant long-temps.

167 [114].

Page 263: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 263

hommes politiques et les fonctionnaires. Autrement dit, du point de vue de la structure B, si l'objectif est de manipuler (m) (les règles de l'interaction rituelle) alors il faut préparer le terrain en modifiant (l) (les règles de l'interaction économique) et (p) (le recours aux sanctions par la force). Le résultat, qu'il soit voulu ou non, sera une modification de (a) en entier, c'est-à-dire de la structure A.

Il est évident aussi qu'il y a des discontinuités au sein de ce sché-ma. Dans le cas des Intouchables les rôles religieux ne peuvent être changés que s'il y a en premier lieu un changement des rôles écono-miques : mais les rôles de parenté (n) ne sont pas pertinents dans ce cas particulier. On peut évidemment concevoir qu'ils puissent devenir pertinents : l'une des manières les plus rapides de supprimer l'intou-chabilité serait de se débarrasser de la règle de l'endogamie, car un nombre suffisant de mariages mixtes rendrait tout le monde Intou-chable, ce qui équivaut à l'abolition de l'intouchabilité. En fait, aucun réformateur ne dispose des ressources nécessaires pour commencer son action par la réduction de préjugés aussi enracinés et l'obligation des mariages mixtes. Il y a d'autres voies pour supprimer l'intouchabi-lité, telles que les suggèrent les possibilités théoriques du schéma, mais en pratique elles sont peu vraisemblables. On ne pourrait pas maintenir la spécialisation et la différenciation inhérentes à un sys-tème de caste si le niveau de vie de chacun en était réduit brutalement au point que chaque heure et chaque brin d'énergie fussent consacrés à produire suffisamment de nourriture et à élever des enfants. L'intou-chabilité pourrait disparaître si l'on déplaçait toute la population et qu'on la mette au travail dans un environnement totalement différent. Le système de caste pratiqué par les Indiens qu'on a emmenés outre-mer comme ouvriers contractuels pour travailler dans les plantations [237] est bien moins élaboré qu'aux Indes 168. Ainsi il y a deux limita-tions à l'élaboration de voies à travers le schéma. Premièrement, la voie est bloquée parce qu'il n'y a pas de relation entre un rôle que l'on peut modifier et le rôle que l'on désire modifier. Deuxièmement, même s'il existe la relation requise entre les variables, on ne peut pas mettre le processus en route car on manque de ressources adéquates

168 Il existe maintenant toute une littérature sur les Indiens d'outre-mer, à la fois sur les ouvriers contractuels et sur les autres. Pour la situation à Figi se reporter à [77], pour le cas de l'île Maurice, voir [16]. Il faut également consulter [30] à propos des Indiens en Grande-Bretagne.

Page 264: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 264

(par exemple, la solution des mariages mixtes) ou on le considère en soi comme non souhaitable (par exemple, on réduit tout le monde à la famine ou on adopte un plan du style Sodome et Gommorrhe en élimi-nant les Intouchables, ou les castes pures, ou les deux).

Toutes choses étant égales, la manipulation du changement dans la structure A à partir d'une position dans la structure B dépendra de deux variables pour réussir. La première est la somme de ressources que la structure B veut ou est capable d'affecter à cette tâche. La seconde est le choix d'une voie efficace ou d'une combinaison de voies à travers la carte de la structure A et de son environnement. L'efficacité de cette voie s'évalue également de deux manières. La première consiste à ap-précier le degré de perception et d'utilisation des relations réelles. Donnons un exemple très simple : on ne remporte pas des élections en adressant même la propagande la plus convaincante à ceux qui n'ont pas le droit de vote. Ou, exemple plus complexe, s'il est vrai que le tenancier ne fera pas beaucoup d'efforts pour améliorer la terre au pro-fit de son propriétaire, il n'est pas évident non plus que l'introduction d'une administration autonome locale intensifiera les efforts locaux pour élever les niveaux de production, comme le croyaient certains planificateurs indiens 169. Le second élément pour calculer l'efficacité d'une voie consiste à évaluer le degré de vulnérabilité des rôles parti-culiers, leur degré de résistance au remaniement. Nous sommes ainsi revenus de la manipulation et de l'administration à la politique. Eva-luer le degré de vulnérabilité des rôles particuliers revient à classer et à saisir ceux qui peuvent résister à ce changement de rôle ; et changer ce rôle consiste à entrer en lutte avec les défenseurs de ce rôle.

169 Se reporter à [84], pp. 145-147 et 188-190, pour une analyse du Panchayat Raj (administration locale autonome).

Page 265: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 265

[238]

DE GAULLE,LA FRANCE ET L'ALGÉRIE 170

Retour à la table des matières

Le changement politique ressemble toujours à une lutte. Bien que la cause du changement structurel soit une inadéquation entre cette structure et son environnement, le changement se déroule grâce aux actions des hommes ou à leur absence d'action. Quelqu'un peut imagi-ner peut-être une situation où des leaders totalement éclairés et com-plètement rationnels, en réponse à des pressions de l'environnement de type non humain, dissolvent la structure qui leur a donné le pouvoir et lui substituent une autre structure. Mais dans la vie il semble que les pressions de l'environnement en vue du changement comprennent ha-bituellement d'autres leaders potentiels, dont les ambitions et les idéaux sont frustrés par la structure actuelle. Par conséquent, il se dé-veloppe une lutte et nous sommes capables dans une certaine mesure de comprendre le changement en utilisant les catégories de compéti-tion et de lutte. En d'autres termes, tout changement contient un élé-ment de manipulation : du moins cela est-il vrai du changement qui s'adapte, du changement radical et probablement très souvent du chan-gement répétitif.

Nous allons tester ces hypothèses en examinant certains des as-pects de la lutte qui mit fin à la Quatrième République française et qui par la suite donna le pouvoir présidentiel à de Gaulle dans la Cin-quième République. Le changement par manipulation dans les Kond Hills est un exemple dont l'utilité est limitée, car si les stratégies ri-vales sont suffisamment claires, nous manquons d'information sur les détails de ce qui s'est produit sur le terrain. Gela est également vrai, dans une moindre mesure, de l'histoire des manœuvres de de Gaulle. Mais l'on a une image assez large de sa stratégie pour voir dans quelle mesure on peut utiliser des concepts comme ceux de subversion, d'af-frontement, etc., des rôles comme ceux d'arbitre, l'idée d'une voie plus ou moins efficace à travers le programme du changement, etc.170 Voir la note 1, p. 221.

Page 266: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 266

De Gaulle substitua le pouvoir présidentiel au pouvoir parlemen-taire. Dans cette dernière structure le rôle stabilisateur principal est occupé par les partis. Leur travail consiste à canaliser les exigences de l'environnement et les décisions sont prises, le personnel est recruté et la politique est choisie au cours d'une compétition ordonnée entre les partis au Parlement. Pour que [239] cette structure fonctionne correc-tement, il faut, comme nous l'avons vu, qu'il y ait des relations stables et prévisibles entre les partis et les secteurs correspondants de l'envi-ronnement, et qu'il y ait une modération générale dans l'usage des res-sources pour la compétition, surtout des thèmes normatifs enflammés. La justification pour le changement en un régime présidentiel est que la structure de parti, loin de régler la compétition et de l'ordonner, ne fait que l'exacerber. Une compétition animée empêche la structure de réagir de façon appropriée aux pressions de l'environnement et donc de les contrôler, parce qu'elle rend la prise de décisions impossible. Le président en revanche peut prendre des décisions rationnelles rapide-ment et dans l'intérêt général de la nation et agir comme arbitre dans la compétition politique. Il est secondé par des départements adminis-tratifs qui sont responsables devant lui et qui ont une relation stable avec les groupes d'intérêt de l'environnement. Le Parlement, s'il y en a un, est avant tout une institution consultative. Le grand public ne par-ticipe pas à la politique au moyen de partis en compétition les uns avec les autres, mais grâce à un seul parti ou rassemblement, qui met en valeur l'unité et le consensus, et grâce à des associations profes-sionnelles ou corporatives qui ont des contacts avec les divers départe-ments gouvernementaux.

L’apologia de de Gaulle serait donc fondé sur une analyse de la structure de la politique de la Quatrième République. Dans cette struc-ture les règles de contrôle n'étaient pas suffisamment développées pour produire les critères d'ordre qui conviendraient à la nation fran-çaise. Un nombre important de Français avaient perdu confiance dans cette structure politique, parce qu'elle permettait à la compétition de pénétrer trop profondément les autres structures et qu'elle produisait l’immobilisme. Bref, on n'accomplissait pas les choses nécessaires parce que toute l'énergie était consacrée aux « jeux stériles ». La prin-cipale forme de contrôle était une espèce d'équilibre du pouvoir et elle permettait trop fréquemment des duels au cours desquels on vérifiait

Page 267: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 267

cet équilibre 171. Le marché parlementaire n'arbitrait pas suffisamment : le choc des intérêts en conflit nécessitait un arbitre présidentiel.

Gomme nous l'avons déjà dit, de Gaulle n'était pas le seul à penser ainsi. L'un des périls dans l'environnement de la Quatrième [240] Ré-publique était le bonapartisme. Un nombre assez important de Fran-çais pensaient que la grandeur de la France dépendait d'un pouvoir ferme et d'un gouvernement centralisé ; les expériences et les humilia-tions de la Troisième République les avaient conduits à accueillir fa-vorablement le régime autoritaire de Vichy. Au début, de Gaulle, qui était si étroitement lié à la Résistance et à la destruction du régime de Vichy, a dû paraître suspect. Mais bientôt il apparut comme le cham-pion de ceux qui préconisaient un pouvoir autoritaire comme solution aux difficultés françaises. En 1946, il ne resta que trois mois président du premier gouvernement provisoire avant de démissionner. Mais en mai de la même année il revint à la politique lors d'un discours préco-nisant le régime présidentiel. En 1947, il avait déjà formé son « ras-semblement » (R.P.F.). Celui-ci eut des succès électoraux et fut puis-sant au Parlement mais, comme nous l'avons déjà remarqué, la Qua-trième République réussit à domestiquer le R.P.F. Ses membres acce-ptèrent des postes et ils prirent le nom de républicains sociaux. En mai 1953, de Gaulle les avait déjà abandonnés. Les parlementaires de la Quatrième République avaient remporté le premier round, si l'on peut dire. Mais il subsistait toujours un « mouvement gaulliste » 172 plus large et plus diffus que le R.P.F. lui-même. De Gaulle ne retrouva ses chances que cinq ans plus tard, lorsque la guerre d'Algérie produisit une pression de l'environnement suffisamment forte pour démontrer à l'évidence la banqueroute politique du régime 173.

L'insurrection algérienne éclata le 1er novembre 1954. Le gouver-nement français, présidé par Mendès France, décida de la supprimer. Mais après une analyse du mécontentement social et économique en 171 Nous reprenons presque mot à mot le passage où nous analysons la stratégie

de Macpherson pour maintenir l'ordre dans les Kond Hills (p. 234).172 En français dans le texte.173 Cela ne signifie nullement que la Quatrième République n'a rien réalisé.

Nous avons plus insisté sur ses lacunes qui conduisirent à sa chute, que sur ses réalisations. Comme nous l'avons noté elle a domestiqué le R.P.F. Elle mit fin, péniblement, il est vrai, à la guerre d'Indochine. Elle accorda l'indé-pendance à la Tunisie et au Maroc. Sa politique économique finit par appor-ter la prospérité à partir du milieu des années 50.

Page 268: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 268

Algérie le gouvernement conclut qu'on pourrait retirer le soutien po-pulaire aux rebelles grâce à des réformes. On envoya Soustelle comme gouverneur général avec l'espoir qu'il pourrait résister aux pressions des colons français, qui voulaient que l'Algérie restât fran-çaise, et qu'il pourrait gagner la confiance des Arabes. On maintenait toujours les trois possibilités de la victoire militaire, de la disparition du soutien des [241] rebelles grâce à des réformes économiques et so-ciales, et d'un règlement politique.

À partir de ce moment, il y a un durcissement continuel des atti-tudes. Du côté français toute une série de développements condui-sirent à des affrontements réduisant la possibilité d'un règlement négo-cié, et la victoire ou la défaite semblait la seule solution possible. Soustelle se rangea du côté des colons, et devint un ferme partisan de l’Algérie française. On pensait que le gouvernement résultant des élections de janvier 1956 envisagerait de parvenir à une paix négociée avec les rebelles algériens (le F.L.N.). Il nomma un militaire à la répu-tation libérale à la place de Soustelle. Mais lorsque le Premier Mi-nistre, Guy Mollet, visita l'Algérie en février, il céda à la pression des colons et il nomma à la place Robert Lacoste que les négociations n'intéressaient pas. On avait en fait commencé des conversations se-crètes avec le F.L.N., mais elles furent rompues lorsqu'on kidnappa Ben Bella, leader du F.L.N., en octobre 1956. En 1957, on arrêta son avocat sur l'ordre du ministre de l'Intérieur. Il semble qu'on eût perdu toute chance d'un règlement politique négocié — ou d'un règlement par tout autre moyen que la victoire militaire.

Mais à partir de 1957 l'armée n'était plus sûre de pouvoir remporter la victoire, tant que l'on limitait la guerre au territoire algérien et que les attaques des bases des rebelles en Tunisie étaient interdites. L'ar-mée voulait avoir le droit de bombarder ces bases et de poursuivre les rebelles en Tunisie et au Maroc et elle fit pression sur le gouverne-ment métropolitain pour modifier cette décision politique fondamen-tale consistant à limiter la guerre au territoire algérien. Gela aurait provoqué le mécontentement de la communauté internationale et le gouvernement n'avait de mandat ni du Parlement ni du pays pour faire une escalade dans la guerre. Cependant, l'armée prit cette décision et elle bombarda Sakhiet en Tunisie.

En fait, l'armée et les colons avaient le contrôle de la politique en Algérie et le bombardement de Sakhiet ne fit que révéler au monde

Page 269: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 269

entier un processus qui se développait depuis que Mollet avait accepté la nomination de Lacoste, cédant en cela à la pression des colons. À partir de mars 1956, et grâce à un décret sur les pouvoirs spéciaux, Lacoste et l'armée étaient les responsables réels des décisions de la politique française en Algérie.

Évidemment ces hommes en Algérie ne pouvaient pas agir tout à fait indépendamment ou couper leurs liens avec la France [242] mé-tropolitaine. Leurs actions visaient plutôt à s'assurer que les ministères en France soutenaient leur politique « dure », qu'ils abandonnaient la politique d'un règlement négocié et recherchaient la victoire militaire quel qu'en soit le prix en hommes, en argent, en réactions internatio-nales, etc. Mais dans la réalité les protagonistes étaient d'une part les différents gouvernements de Paris d'un côté et l'armée et les colons de l'autre. Ces derniers réussirent en recourant à la subversion et à l'af-frontement. Ils « achetèrent » les autorités civiles en Algérie, les offi-ciers de l'armée, et même le ministère des Armées et la police pari-sienne. La nomination de Lacoste, le kidnapping de Ben Bella et l'ar-restation de son avocat, le refus de mettre en route des réformes so-ciales et économiques en Algérie et le bombardement de Sakhiet furent des affrontements. Ces affrontements n'étaient pas seulement dirigés contre le F.L.N. afin de rendre tout règlement négocié impos-sible, ils étaient aussi des défis au pouvoir des gouvernements de Pa-ris.

Ce processus est identique à celui que nous avons analysé dans le cadre du leadership. Des leaders subordonnés avaient réussi à dispo-ser de ressources qui leur permettaient de défier l'autorité de leurs an-ciens supérieurs. Ce qui était un groupe organisé hiérarchiquement était devenu une arène. C'est aussi un exemple de l'inversion du pro-cessus que nous avons abordé dans le cadre de l'emboîtement. Ceux qui sont dans les petites arènes et à qui on interdit de participer à la compétition comme ils l'entendent envahissent l'arène plus importante et essaient de lui imposer leur style. D'une position de subordination et de dépendance, comme les Pans de Bisipara, les colonels d'Algérie en étaient venus à défier leurs anciens maîtres et à essayer de leur faire changer de politique, tout comme les Pans de Bisipara poussaient les Guerriers vers un changement qu'ils ne voulaient pas. Ces compa-raisons se situent peut-être à un niveau proche de l'algèbre. Mais qu'il en soit ainsi ou non, la situation entre le gouvernement de Paris et les

Page 270: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 270

autorités d'Alger était devenue une arène où la lutte n'était presque plus contrôlée, tout comme parfois à Bisipara. Il semble qu'il n'y eut aucun moyen pour baisser la tension. Paris ne pouvait pas contrôler les hommes à Alger. Ceux-ci, malgré tout le bruit, tous les désordres et tous les soulèvements, ne pouvaient pas renverser le gouvernement de la France métropolitaine et ils couraient le risque d'entraîner la guerre civile. C'était l'impasse, donc une situation mûre pour un ar-bitre : mûre pour de Gaulle. Il fut investi comme Premier Ministre le 1er juin 1958.

[243]Quelles étaient ses qualifications et ses ressources ? Nous avons

déjà examiné la situation qui nécessitait un arbitre. Examinons main-tenant pourquoi de Gaulle était l'homme qu'il fallait.

De Gaulle avait été, pendant plus de dix ans, le symbole d'un ré-gime qui insisterait avant tout sur l'autorité et l'ordre, sur le rétablisse-ment de l'État. Le désarroi croissant de la Quatrième République, la déconsidération rapide des gouvernements surtout après la capitula-tion de Mollet devant les colons, et les désordres visibles du printemps 1958, rehaussèrent fortement les valeurs que défendait de Gaulle. Il symbolisait le besoin de conserver la France et l'ordre social. En se-cond lieu, il disposait d'un réseau efficace d'agents et de sympathisants qui le tenaient au courant de tout ce qui se passait non seulement en France, mais aussi à Alger. Troisièmement, il avait des relations per-sonnelles non seulement avec l'armée, mais aussi avec les hauts fonc-tionnaires et les hommes politiques, y compris avec ceux qui ne le soutenaient pas ouvertement. Par conséquent, lorsqu'il fallut agir, il fut capable de mobiliser rapidement un noyau efficace de supporters à la fois chez les civils et chez les militaires. Ces hommes le servaient parce qu'ils estimaient que c'était de leur devoir et non en tant que par-tisans contractuels.

Lorsqu'il se mit à agir, il suivit la voie qui convenait au milieu des options politiques qui lui étaient ouvertes. Examinons certaines de ses actions.

Il devint Premier Ministre le 1er juin 1958. Le 2 juin, l'Assemblée nationale adopta une loi sur la réforme constitutionnelle. De Gaulle choisit sa propre façon de l'accomplir et ce sont des commissions qui élaborèrent la nouvelle Constitution au lieu d'une Assemblée consti-

Page 271: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 271

tuante. Dans sa forme le nouveau régime était présidentiel mais les écarts par rapport au modèle parlementaire n'étaient pas saillants, et le fonctionnement présidentiel de la nouvelle Constitution apparut plutôt dans l'action que dans la codification. Dans la pratique il considéra le Parlement comme un corps consultatif et il établit une relation directe avec le peuple. De même, le cabinet était responsable devant lui et non devant le Parlement. Mais cela provenait plus de son interpréta-tion de la Constitution que de la rédaction de celle-ci. Il faut noter qu'il se donna la peine de respecter les formes pour établir la nouvelle Constitution et qu'il la fit ratifier par un référendum. Il utilisait les normes républicaines traditionnelles pour légitimer son nouveau ré-gime : le message contenu dans ces actions disait que le changement en question était une adaptation [244] des institutions républicaines à un changement de situation et non leur abolition. Les anciennes va-leurs demeuraient intactes et étaient renforcées : il n'y avait que les moyens qui avaient changé.

Des élections eurent lieu en novembre 1958 et un nouveau rassem-blement (U.N.R.), bien que créé très rapidement, enleva les deux tiers des sièges de l'Assemblée. C'était un parti gaulliste, bien que de Gaulle refusât de le reconnaître comme tel. Le gouvernement, alors formé avec Debré comme Premier Ministre, dura de janvier 1959 à avril 1962. De Gaulle avait été élu Président en décembre 1958.

De Gaulle réussit à obtenir la présidence, parce qu'il semblait être le seul à pouvoir résoudre le problème de l'Algérie. Pour les Français il semblait être le seul homme, parmi tous les politiciens, à avoir suffi-samment de ressources pour faire accepter par l'armée et les colons un arbitrage et donc la fin de la guerre d'Algérie. Mais ceux d'Alger avaient l'impression inverse : il était le seul homme politique suffi-samment ferme et suffisamment concerné par l'honneur de la France pour maintenir l'Algérie dans la nation et pour remporter la guerre. Bref, il se trouvait dans une position idéale pour arbitrer : les deux côtés pensaient y gagner par son arbitrage.

Page 272: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 272

C'était tout à fait la situation qui nécessitait les qualités possédées par les « saints » Pathans : on cachait à chaque main ce que faisait l'autre. En reprenant les choses, il semble que de Gaulle avait opté pour un règlement négocié, c'est-à-dire qui irait à l'encontre de l'armée et des colons. Mais il n'était pas possible de dire cela tant que l'armée et les colons n'étaient pas revenus sous le contrôle de la métropole. Par conséquent, il faisait attention à ne rien dire qui puisse faire sentir à l'armée et aux colons que leurs valeurs étaient en jeu. Dès sa pre-mière visite il déclara que les Algériens étaient des Français. Il adres-sait des messages identiques à l'armée et en août 1958, lors d'une vi-site à Alger, il évoqua « l'évolution nécessaire de l'Algérie au sein du cadre de la France ». Rétrospectivement cette phrase possède bien des ambiguïtés, mais à cette époque le sens en paraissait clair : l'Algérie resterait partie intégrante de la France.

Mais ces discours servaient également à subvertir les partisans du groupe d'Alger. En octobre, au cours d'un discours en Algérie, il es-quissa un plan de développement de cinq ans, dont les objectifs princi-paux concernaient l'amélioration économique et sociale de la popula-tion arabe. Ce discours aussi semblait impliquer un souci permanent de la France de conserver [245] l'Algérie et recueillit le soutien de la plupart des colons et des soldats en Algérie. Seuls les extrémistes ex-primèrent un avis contraire.

Mais, sous le couvert des discours, on utilisait des méthodes plus directes. Le général Salan, déjà en poste à Alger, avait été nommé of-ficiellement délégué général le 9 juin (et avait reçu une médaille). Des officiers furent déplacés et remplacés, promus et nommés ailleurs et en octobre de Gaulle put ordonner à Salan d'assurer la liberté de vote lors des élections prévues et il put ordonner à tous les militaires de se retirer des organisations politiques en Algérie ; ce qu'ils firent. En no-vembre, Salan fut nommé inspecteur général des Armées et plus tard, en décembre, il fut transféré à Paris et remplacé par un civil, Delou-vrier. À la fin de l'année, le processus de subversion s'était considéra-blement développé : l'armée en Algérie avait été séparée des colons et pouvait servir à maintenir l'ordre. Une partie importante des deux groupes soutenait le régime de de Gaulle. Les officiers réfractaires avaient été nommés ailleurs. De plus, on avait remis sur pied le projet d'une réforme économique et sociale et de Gaulle avait déjà offert d'ouvrir des négociations avec le F.L.N.

Page 273: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 273

Par la suite, il devint clair que de Gaulle se dirigeait vers un règle-ment négocié. Cela provoqua une nouvelle fois de violents affronte-ments de la part des extrémistes : la semaine des barricades en janvier 1960, le complot des généraux en avril 1961 et le terrorisme de l'O.A.S. en 1962. Mais de Gaulle était prêt à ce moment et ces affron-tements se terminèrent en duels où de Gaulle apparut clairement comme le vainqueur. En juin 1960, on avait entamé officiellement des négociations avec les nationalistes algériens et elles se terminèrent de façon satisfaisante en mars 1962 avec les accords d'Evian, ce qui mit fin à la guerre d'Algérie.

L'histoire de la montée de de Gaulle et de l'apparition de la Cin-quième République correspond bien au cadre conceptuel utilisé dans cet ouvrage. Bien que nous ayons d'abord développé ces concepts à partir de l'examen de situations de compétition où il existe un accord général à propos des normes qui limitent et dirigent la lutte, on a pu ensuite les employer utilement pour analyser une situation révolution-naire. Dans les deux cas nous recherchons une structure et son envi-ronnement. Dans le second cas, celui-ci contient une structure poli-tique rivale. Dans les deux cas nous devons distinguer les règles nor-matives des règles pragmatiques et nous devons examiner tout parti-culièrement ces dernières si nous analysons une situation [246] révo-lutionnaire. Dans les deux cas nous devons poser des questions à pro-pos des leaders, distinguer le noyau des partisans et classer les diffé-rents types de ressources dont ils disposent. Dans les deux cas nous trouvons la subversion, des [affrontements et des duels et dans les deux cas il peut y avoir des épisodes et des séquences tandis qu'un des concurrents progresse au point de pouvoir lancer l'affrontement final et décisif qui produit le changement. Finalement, même dans le cas des situations révolutionnaires, il est nécessaire d'examiner les règles de contrôle pour voir où elles ont échoué et la raison pour laquelle le véritable révolutionnaire est probablement l'homme qui obéit aux « lois » (au sens scientifique) du comportement de compétition.

Le changement est une lutte. Mais c'est un genre de lutte qui se transforme facilement en un combat où l'on consomme de plus en plus de ressources sociales, au point que le résultat ne peut être qu'un échec

Page 274: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 274

pour les deux camps. Les hommes ne se détruisent pas toujours parce qu'ils défendent un principe, mais parfois tout simplement parce qu'ils n'ont pas appris à communiquer au moyen d'affrontements et qu'ils ne savent pas limiter le coût social de leurs duels.

Page 275: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 275

[247]

Les règles du jeu politique.Étude anthropologique.

BIBLIOGRAPHIE

Retour à la table des matières

[1] ALDERSON (H. W.), The Khonds, ms. non publié, s.d.[2] ANTOUN (Richard), On the Modesty of Women in Moslem

Villages, ms. non publié, s.d.[3] BAILEY (F. G.), Caste and the Economic Frontier, Manches-

ter, University Press, 1957.[4] BAILEY (F. G.), Tribe, Caste and Nation, Manchester, Univer-

sity Press, 1960.[5] BAILEY (F. G.), The Joint Family in India : a Framework for

Discussion, Economic Weekly, vol. 12, n° 8, 1960.[6] BAILEY (F. G.), Politics and Social Change, Berkeley, Gali-

fornia University Press, 1963.[7] BAILEY (F. G.), Glosed Social Stratification in India, Ar-

chives européennes de Sociologie, IV, 1963.[8] BAILEY (F. G.), Decisions by Consensus in Councils and

Committees, Political Systems and the Distribution of Power, A.S.A. Monographs 2, London, Tavistock Publications, 1965.

[9] BAILEY (F. G.), The Peasant View of the Bad Life, Advance-ment of Science, vol. 23, n° 114, 1966.

[10] BAILEY (S. K.), Congress makes a Law, New York, Colum-bia University Press, 1950.

Page 276: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 276

[11] BARTH (Fredrik), Segmentary opposition and the Theory of Games : a Study of Pathan Organization, Journal of the Royal Anthro-pological Institute, vol. 89, Pt 1, 1959.

[12] BARTH (Fredrik), Political Leadership among Swat Pathans, London, Athlone Press, 1959.

[13] BARTH (Fredrik), Models of Social Organization, London, Royal Anthropological Institute, Occasional Paper n° 23, 1966.

[14] BEALS (Alan R.), Gopalpur : a South Indian Village, New York, Holt, Rinehart & Winston, 1962.

[15] BEAVERBROOK (Lord), Politicians and the War 1914-1916, London, Gollins, 1960.

[16] BENEDICT (Burton), Indians in a Plural Society, London, H.M.S.O., 1961.

[17] BLAKE (Robert), The Unknown Prime Minister, London, Eyre & Spottiswood, 1955.

[18] BOUGLÉ (C), Essais sur le régime des castes, Paris, Préface de L. DUMONT, Paris, Presses Universitaires de France, 1969.

[248][19] BOULDING (Kenneth E.), Conflict and Defence : a General

Theory, New York, Harper & Row, 1962.[20] BURRIDGE (K.O.L.), Tangu Traditions (à paraître). [21]

CAMPBELL (J.), Narrative of Operations in the Hill Tracts of Orissa for the Suppression of Human Sacrifice and Infanticide, London, Hurst & Blackett, 1861.

[22] CAMPBELL (J.), Personal Narrative of Thirteen Years Ser-vice among the Wild Tribes of Khondistan for the Suppression of Hu-man Sacrifice, London, Hurst & Blackett, 1864.

[23] CHAMBERLAIN (Sir Austen), Down the Years, London, Cassel, 1935.

[24] COHEN (Abner), Arab Border-Villages in Israël, Manchester, University Press, 1965.

Page 277: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 277

[25] COHN (Bernard S.), The Changing Status of a Depressed Caste, in MARRIOTT (éd.), Village India, Chicago, University Press, 1955.

[26] COHN (Bernard S.), Some notes on Law and Change in North India, Economic Development and Cultural Change, vol. VIII, n° 1, 1959.

[27] COLSON (Elizabeth), The Plateau Tonga of Northern Rhode-sia, Manchester, University Press, 1962.

[28] CORNFORD (F. M.), Microcosmographia Academica, Cam-bridge, Bowes & Bowes, 1953.

[29] COSER (Lewis A.), The Functions of Social Conflict, Lon-don, Routledge & Kegan Paul, 1956.

[30] DESAI (Rashmi), Indian Immigrants in Britain, London, Ox-ford University Press, 1963.

[31] DOUGLAS (Mary), The Lele of Kasai, African Worlds (éd. Daryll FORDE), London, Oxford University Press, 1954.

[32] DUMONT (Louis), Homo Hierarchicus, Paris, Gallimard, 1966.

[33] DUTRA (S.), Political System of the Rajputs, M. A. Thesis, London University, 1958.

[34] DUVERGER (Maurice), Les partis politiques, Paris, A. Colin, 1951.

[35] EASTON (David), A Systems Analysis of Political Life, New York, Wiley, 1965.

[36] EASTON (David), A Framework for Political Analysis, En-glewood Clifïs, N. J., Prentice-Hall, 1965.

[37] EIMERL (Sarel) and DÉVORE (Irven), The Primates, New York, Time Inc., 1965.

[38] EPSTEIN (T. Scarlett), Economic Development and Social Change in South India, Manchester, University Press, 1962.

[39] EVANS-PRITCHARD (E. E.), The Nuer, London, Oxford University Press, 1940. Traduction française (L. EVRARD) : Les Nuer, préface de L. DUMONT, Paris, Gallimard, 1968.

Page 278: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 278

[40] EVANS-PRITCHARD (E. E.), The Sanusi of Cyrenaica, Lon-don, Oxford University Press, 1949.

[41] FAIRLIE (Henry), The Lives of Politicians, Encounter, vol. XXVIII, n° 8, 1967.

[42] FEILING (K.), A History of England, London, Macmillan, 1950.

[249][43] FINER (S. E.), Anonymous Empire, London, Pall Mall, 1958. [44] FIRTH (Raymond), Eléments of Social Organization, London,

Watts, 1961.[45] FIRTH (Raymond), Essays in Social Organization and Va-

lues, London, Athlone Press, 1964.[46] FORSTER (E. M.), Where Angels Fear to Tread, London,

EdwardArnold, 1947. [47] FORTES (Meyer), The Dynamics of Clanship

among the Tallensi, London, Oxford University Press, 1945.[48] FORTES (Meyer), The Web of Kinship among the Tallensi,

London, Oxford University Press, 1949.[49] FORTES (M.) et EVANS-PRITCHARD (E. E.), African Poli-

tical Systems, London, Oxford University Press, 1940. Traduction française (P. OTTINO) : Systèmes politiques africains, avant-propos de H. DESCHAMPS, Paris, Presses Universitaires de France, 1964.

[50] FRANKENBERG (R.), Village on the Border, London, Co-hen & West, 1957.

[51] FREUD (S.) and BULLITT (W. C), Woodrow Wilson (I) and (II), Encounter, vol. XXVIII, nos 1 and 2, 1967. Traduction française (M. TADRE) : FREUD (S.) et BULLITT (W. C), Le président Tho-mas Woodrow Wilson. Portrait psychologique, Paris, Albin Michel, 1967.

[52] FRIEDRICH (Paul), A Mexican Cacicazgo, Ethnology, vol. 4, n° 2, 1965.

[53] FURER-HAIMENDORF (C. von), The Naked Nagas, Lon-don, Methuen, 1939.

Page 279: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 279

[54] GALLIN (Bernard), « Political Factionalism in Rural Taiwan and its Impact on Village Social Organization », ronéoté pour le Wen-ner-Gren symposium, n° 32, 1966.

[55] GEORGE (David Lloyd), War Memoirs, London, Nicholson, 1933-1936.

[56] GLUCKMAN (Max), Custom and Conflict in Africa, Oxford, Blackwell, 1955.

[57] GLUCKMAN (Max) (éd.), Essays on the Ritual of Social Re-lations, Manchester, University Press, 1962.

[58] GLUCKMAN (Max) (éd.), Closed Systems and Open Minds, Edinburgh, Oliver & Boyd, 1964.

[59] GLUCKMAN (Max), « Inter-Calary Roles : Professional and Party Ethnics in Tribal Areas in South and Central Africa », ronéoté pour le Wenner-Gren symposium, n° 32, 1966.

[60] GOODY (Jack) (éd.), The Developmental Cycle in Domestic Groups, Cambridge, University Press, 1962.

[61] GOODY (Jack) (éd.), Succession to High Office, Cambridge, University Press, 1966.

[62] GRAHAM (B. D.), Theories of the French Party System un-der the Third Republic, Political Studies, vol. XII, n° 1, 1964.

[63] GRAHAM (B. D.), The French Socialists and Tripartisme 1944-1947, London, Weidenfeld & Nicolson, 1965.

[250][64] GRAHAM (B. D.), « The Succession of Factional Systems in

the Uttar Pradesh Gongress Party, 1937-1965 », ronéoté pour le Wen-ner-Gren symposium, n° 32, 1966.

[65] HITCHCOCK (J. T.), Dominant Caste Politics in a North In-dian Village, ronéoté : Center for South Asian Studies, University of California, 1959.

[66] KARVE (Irawati), Hindu Society — an Interpretation, Poona, Deccan Collège, 1961.

[67] KAUTILYA, Arthasastra, voir SHAMASASTRY (R.).

Page 280: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 280

[68] LEACH (E. R.), Political Systems of Highland Burma, Lon-don, Bell, 1954.

[69] LUMBY (E. W. R.), The Transfer of Power in India, London, Allen & Unwin, 1954.

[70] MACHIAVELLI (Nicolo), The Prince (Everyman Edition), London, Dent, 1944.

[71] MACKENZIE (W. J. M.), Politics and Social Science, Har-mondsworth, Penguin, 1967.

[72] MACPHERSON (William) (éd.), Memorials of Service in India, London, John Murray, 1865.

[73] MAHTAB (Harekrushna) (éd.), History of the Freedom Mo-vement in Orissa, Guttack, Manmohan Press, 1959.

[74] MAIR (Lucy), New Nations, London, Weidenfeld & Nicol-son, 1963.

[75] MARRIOTT (McKim) (éd.), Village India, Chicago, Univer-sity Press, 1955.

[76] MAYER (A. C.), Caste and Kinship in Central India, Lon-don, Routledge & Kegan Paul, 1960.

[77] MAYER (A. C), Peasants in the Pacific, London, Routledge & Kegan Paul, 1961.

[78] MAYER (A. C), Some Political Implications of Gommunity Development in India, Archives européennes de Sociologie, vol. IV, n° 1, 1963.

[79] MIDDLETON (J.), Lugbara Religion, London, Oxford Uni-versity Press, 1960.

[80] MIDDLETON (J.) and TAIT (D.), Tribes without Rulers, London, Routledge & Kegan Paul, 1958.

[81] MILLS (C. Wright), The Sociological Imagination, New York, Oxford University Press, 1959. Traduction française (P. CLIN-QUART) : L'imagination sociologique, Paris, F. Maspero, 1967.

[82] MOORE (Wilbert E.), Social Change, Englewood Cliffs, N. J., Prentice-Hall, 1963.

Page 281: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 281

[83] MORRIS-JONES (W. H.), The Unhappy Utopia — J. P. in Wonderland, Economic Weekly, vol. 12, 1960.

[84] MORRIS-JONES (W. H.), The Government and Politics of India, London, Hutchinson, 1964.

[85] NARAYAN (J. P.), A Plea for Reconstruction of Indian Poli-ty, Wardha, s.d. (c. 1960).

[251][86] NEWTON (Lord), Lord Lansdowne : a Biography, London,

Macmillan, 1929.[87] NICHOLAS (Ralph) (avec Tarashish MUKHOPADHYAY),

Politics and Law in Two West Bengal Villages, Bulletin of the An-thropological Survey of India, vol. XI, n° 1, 1962.

[88] NICHOLAS (Ralph), Village Factions and Political Parties in Rural West Bengal, Journal of Commonwealth Political Studies, vol. II, no 1, 1963.

[89] NICHOLAS (Ralph), Factions : a Comparative Analysis, Po-litical Systems and the Distribution of Power, A.S.A. Monographs 2, London, Tavistock Publications, 1965.

[90] NICOLSON (Sir Harold), Diaries and Letters, 1930-1939, London, Collins, 1966.

[91] O'CONNOR (Edwin), The Last Hurrah, Pan, London, 1959. [92] O'RIORDAN (William L.), Plunkitt of Tammany Hall, New

York, Dutton, 1963.[93] PLUNKITT, voir O'RIORDAN (William L.).[94] RAPOPORT (Anatol), Fights, Games and Debates, Ann Ar-

bor, Michigan University Press, 1960. Traduction française : Com-bats, débats et feux, Paris, Dunod, 1967.

[95] REEVES (Peter D.), The Politics of Order, Journal of Asian Studies, vol. XXV, no 2, 1966.

[96] SCHAFFER (B. B.) and CORBETT (D. G.) (eds), Decisions, Melbourne, F. W. Cheshire Pty Ltd., 1966.

[97] SCHELLING (Thomas C), The Strategy of Conflict, New York, Oxford University Press, 1963.

Page 282: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 282

[98] Selections from the Records of the Government of India, n° V, Calcutta, Bengal Military Orphan Press, 1854.

[99] SHAMASASTRY (R.), Kautilya's Artasastra, Mysore, Sri Raghuveer Printing Press, 1951.

[100] SMITH (Donald E.) (éd.), South Asian Politics and Religion, Princeton, University Press, 1966.

[101] SOUTHWOLD (Martin), A Games Model in African Tribal Politics, ronéoté, 1966.

[102] SPENDER (J. A.) and ASQUITH (Cyril), Life of Herbert Henry, Lord Oxford and Asquith, London, Hutchinsion, 1932.

[103] SRINIVAS (M. N.) (éd.), India's Villages, London, Asia Pu-blishing House, 1960.

[104] SRINIVAS (M. N.), Caste in Modern India, Bombay, Asia Publishing House, 1962.

[105] SRINIVAS (M. N.), Social Change in Modern India, Berke-ley, University of California Press, 1966.

[106] TINKER (Hugh), India and Pakistan : a Political Analysis, New York, Praeger, 1962.

[107] TOD (James), Annals and Antiquities of Rajasthan, London, Routledge, 1914.

[252][108] TURNER (V. W.), Schism and Continuity, Manchester, Uni-

versity Press, 1957.[109] VON NEUMAN (John) et MORGENSTERN (Oskar), Theo-

ry of Games and Economic Behaviour, New York, Wiley, 1964.[110] WERTH (Alexander), De Gaulle, Harmondsworth, Penguin

Books, 1967.[111] WHYTE (William F.), Street Corner Society, Chicago, Uni-

versity Press, 1955.[112] WILLIAMS (Philip M.), Crisis and Compromise, London,

Longmans, 1964.

Page 283: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 283

[113] YALMAN (Nur), On the Purity of Women in the Castes of Ceylon and Malabar, Journal of the Royal Anthropological Institute, vol. 93, Part 1, 1963.

[114] ZELLIOT (Eleanor), Buddhism and Politics in Maharashtra, in SMITH (Donald E.) (éd.), 1966.

Les titres [54], [59] et [64] ont été publiés dans l'ouvrage réunis-sant les contributions à ce colloque : SWARTZ (Marc J.) (éd.), Local Level Politics. Social and Cultural Perspectives, Chicago, Aldine, 1968.

Page 284: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 284

[253]

TABLE DES MATIÈRES

Introduction [5]

Chapitre I. Un système politique [13]

Comment jouer et comment gagner, 13 ; Comment prévoir, 20 ; L'environ-nement, 22 ; Les structures politiques emboîtées, 25 ; Le changement, 26 ; Conclusion, 30.

Chapitre II. La structure politique [32]

Introduction, 32 ; Trophées et valeurs, 34 ; Le personnel, 36 ; La direction, 41 ; La compétition, 42 ; Le contrôle, 44 ; Conclusion, 47.

Chapitre III. Leaders et équipes [49]

La politique conçue comme une entreprise : leaders, ressources, 49 ; Les mercenaires et les fidèles, 52 ; Noyau et entourage, 59 ; Les groupes non spécialisés, 64 ; Les factions, 67 ; Conclusion, 71.

Chapitre IV. Les tâches du leader [74]

Incertitude et décisions, 74 ; Les tâches judiciaires, 76 ; Les décisions, 82 ; Le consentement et l'ordre, 86.

Chapitre V. Les leaders forts et les leaders faibles [88]

Leadership officiel et officieux, 88 ; Les groupes transactionnels, 90 ; Une division du travail, 95 ; Les équipes morales, 98 ; Conclusion, 100.

Chapitre VI. Les luttes [101]

La politique conçue comme un désordre, 101 ; « Doladoli », 103 ; Les Pakh-touns en conflit, 107 ; L'art de gravir l'échelle des castes, 111 ; Asquith et Lloyd George, 117 ; Conclusion, 126.

Chapitre VII. Le contrôle [127]

Ce qui ne va pas, 127 ; La collusion, 138 ; Les autorités, 149 ; Conclusion, 159.

Chapitre VIII. Les structures politiques emboîtées [161]

L'emboîtement, 161 ; Une crise morale, 174 ; Les intermédiaires, 186 ; Em-boîtement et changement, 197 ; Conclusion, 203.

Page 285: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 285

Chapitre IX. Le changement [204]

Introduction, 204 ; L'environnement et le changement limité, 209 ; Le chan-gement répétitif, 213 ; Le changement qui s'adapte, 216 ; Comment identi-fier le changement radical ?, 222 ; Le changement par manipulation : les Kond Hills, 232 ; De Gaulle, la France, l'Algérie, 238.

Bibliographie [247]

Page 286: Les règles du jeu politique. Étude anthropologique.classiques.uqac.ca/.../regles_du_jeu_politique.docx · Web viewFrédérick George BAILEY Professeur d’anthropologie socialeà

Frédérick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique. (1971) 286

[255]

1971. — Imprimerie des Presses Universitaires de France. —Vendôme (France)

ËDIT. N° 31 565 IMPRIMÉ EN FRANCE IMP. N° 22 483

Fin du texte