les revoltes logiques n 1

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  • HORLIEUditionsINTRO

    UVABLE

    LES REVOLTES LOGIQUES N 1

    Numro de revue publi en octobre 1975 aux ditions Solin.

    Les uvres figurant sur ce site peuvent tre consultes et repro-duites lexclusion de toute exploitation commerciale. La reproduc-tion devra obligatoirement mentionner lauteur, le nom du site ou delditeur et la rfrence lectronique du document.

    Document accessible ladresse suivante:horlieu-editions.com/introuvables/les-revoltes-logiques/les-revoltes-logiques-n-1.pdf les auteurs

    http://[email protected]

  • Quelle mmoire aurons-nous?Celle des matres? Le rtro, reprsentation de lhistoireconstruite sur le thme du crpuscule des hros, affirmanten retour lincapacit des masses et leur soif dtreasservies?Celle des historiens la page? la longue dure, lesgrandes rgularits dune histoire immobile, limite par lanature et les pidmies, mmoire des travaux et des joursdu peuple, qui rserve aux lites le soin du changement? Celle des organiss du gauchisme? une mtaphysiqueproltarienne crispe sur des dogmatismes et singeantle grand frre?Celle des dsenchants du gauchisme? une mtaphysiquede la rvolte, le dlabrement du discours marxiste, quiprtend fuir les dogmatismes en jetant Marx avec les eauxsales de la Kolyma?et, avec Marx, les militants confronts aux problmes deleur pratique?Ou bien une autre mmoire?Guide peut-tre par une figure diffrente de Marx,Interrogeant lhistoire partir de la rvolte et la rvolte partir de lhistoire,Laissant le soin des leons ceux qui font profession de larvolution ou commerce de son impossibilit.Rvoltes logiques voudrait plus modestement intervenirl o peuvent se donner quelques armes aux contestations,en aidant, entre autres tches, constituer cette autremmoire.Rvoltes logiques part en effet de cette constatationquaujourdhui il ny a plus gure de mmoire populaire.Ni bonne, ni mauvaise. Tout simplement une mmoire.Et dabord parce quune mmoire suppose un lieu deconstitution de lhistoire, un lieu d' enregistrement delarchive populaire.Un lieu?lEtat ? on sait trop quelle histoire il impose. Histoire des

    ( Suite en 3me de couverture )

  • Collectif de rdaction :Jean Borreil, GeneviveFraisse, Jacques Rancire,Pierre Saint-Germain, Mi-chel Souletie, Patrick Vau-day, Patrice Vermeren.

    Pour prendre contactavec la revue: permanen-ce le 1er et 3me jeudi dumois, de 17 19 h., lalibrairie drives, 1 rue desFosss Saint-Jacques,75005 PARIS - Tl. :033.39.46.

    L'abonnement annuel pour4 numros: 60 F. (Etran-ger: 70 F.) Le numro :15 F.

    Edit par Solin1, rue des Fosss Saint-Jacques - 75005 PARIS.

    Imprim par Copdith7, rue des Ardennes75019 PARISDpt Lgal 4me trimes-trc 1975.

    Directeur de la publicationJean Borreil.

    1, RUE DES FOSSES SAINT-JACQUES, 75005 PARIS

    sommaire

    N 1 HIVER 1975

    ETUDESEn allant l'expo : l'ouvrier, sa femme et lesmachinespar Jacques Rancire et Patrice Vauday..........................5Les femmes libres de 48. Moralisme et fminismepar Genevive Fraisse ....................................................23Barcelona 36 : L't rouge et noirpar Jean Borreil...............................................................51

    DOCUMENTSLes lendemains d'Octobre: la jeunesse ouvrirefranaise entre le bolchevisme et la marginalit.Entretien avec Maurice Jaquier et Georges Navel 72

    DEBATLa bergre au Goulag (Sur la cuisinire et le man-geur d'hommes)par Jacques Rancire,......................................................96

  • ce premier numro

    Ce premier numro de Rvoltes Logiques voudrait seulement intro-duire quelques questions. Comment se forme, dans ses limites et ses contradictions, unepense de classe ? Dans les Rapports des dlgations ouvrires lExposition universelle de 1867 saffirme une certaine perceptionouvrire de lordre industriel qui sinstaure: production en masse,division du travail, machine, dqualification. A cet ordre industrielcorrespond un certain ordre domestique et disciplinaire, celui dela cit ouvrire ou de lAssistance Publique. La stratgie patronalefait jouer la machine et le travail de la femme contre louvrier .Quelle place donner la machine et quelle libert donner lafemme pour que le jeu soit retourn contre lordre bourgeois ?II nest peut-tre pas indiffrent que cette rflexion trs concrtesur lavenir de louvrier se tienne lanne o parat HambourgLe Capital. Quelle libert donner la femme pour que le jeu soit retourncontre lordre bourgeois ? A leur manire, les femmes de 48donnent une rponse. Les femmes de 48 sont libres parce quelles ont exist collective-ment, au-del dune lutte individuelle de libration, et quelles ontsu faire front au ridicule qui sest largement pay de mots et decaricatures pour les neutraliser. On peut penser quelles taientparfois plus dfensives quoffensives, non tant au niveau de leursrevendications que dans leur faon de toujours se justifier, de tou-jours ngocier leurs droits partir de leurs devoirs. Seulement,La Voix des femmes, leur journal, nest pas une revue thorique,elle vit au jour le jour les luttes de la Rvolution de 48. Cest direquelles nont pas seulement parl, mais agi en tentant de sinscriredans la vie politique. Alors cest peut-tre cette pratique des luttesqui permet de comprendre leurs discours et de mettre sa placedes paroles qui paraissent parfois un peu restrictives dans ce dsirdmancipation, une fois restitue bien sr une poque quil nesagit surtout pas didentifier la ntre. Mais de plus, ce qui nous 2

  • intresse tout compte fait et cest ce qui compte pour lesfemmes de 1975 cest dinsister sur la rationalisation dunervolte qui peut, peut-tre, nous clairer sur les ntres. Nous clairer sur nos rvoltes, mais aussi marquer le jeu de lext-rieur sur lintrieur. Les collectivisations de lt 36 en Catalognesont le fait des libertaires. Elles ne. seront pas longtemps libres.Non pas parce que le Parti communiste ne veut surtout pas enentendre parler en attendant de les liquider, mais surtout parceque le ver est dans le fruit anarchiste lui-mme. La contradictiondans laquelle se trouve la CNT dexercer le pouvoir sans le vouloir ,car elle exerce toute une srie de pouvoirs, cette contradictionsera le maillon faible sur lequel pseront ses ennemis. Et plus lapese sera forte, plus lorganisation se figera et se centralisera. Onpeut aussi inverser la formule et se demander si lchec de la CNTau niveau du pouvoir dEtat nest pas une consquence de la pertede la dmocratie au sein de lorganisation. La guerre lextrieura toujours t un bon moyen dtouffer les rvoltes de dedans.Alors mme les libertaires ? Justement. Cest pourquoi, en un temps o lon disserte volontiers sur lidalmilitant et les machines dsirantes, il nous a paru intressant derflchir concrtement sur la formation et la dcomposition historique didaux militants dtermins. Les annes 1920 sontparticulirement intressantes cet gard: la faillite du syndica-lisme rvolutionnaire en 1914, leffondrement des gnrations mili-tantes ad ultes dans la frnsie guerrire de 14-18 laissent le champlibre des gnrations nouvelles formes dans un univers ouvrierdsorganis par la guerre et branl par le retentissement doctobre.Fivre des annes 19-20 o limage de la rvolution bolchviquene contredit point les aspirations et les expriences libertaires.Retombe des esprances. Apprentissage de ce quest un partibolchvik et un rvolutionnaire professionnel. Rvoltes Logiquescommence dans ce numro publier des documents sur cetteaventures et sur ses marges. Maurice Jaquier dcrit le milieu desjeunes communistes. Georges Navel retrace, partir du milieu deslibertaires et syndicalistes lyonnais, son itinraire de marginal. A partir de ces tudes et de ces documents, il est possihle dinter-roger un livre rcent qui nous pose la qucstion : quest-ce qui op-prime et quest-ce qui libre ? Non pour rpondre la questionde savoir sil faut ou non brler Marx mais pour rflchir au rap-port entre les pratiques et les idaux de la rvolte et les discoursthoriques qui mettent en scne le proltariat et la plbe. Nonpour dfinir la bonne et la mauvaise parole, mais pour essayer deformuler les contradictions de toute rsistance. Pour cela, par delles nouveaux rituels de lintelligentsia parisienne, il nous a semblque La cuisinire et le mangeur dhommes occupait un lieu nodal. 3

  • EN ALLANT ALEXPO :

    LOUVRIER,SA FEMME ET

    LES MACHINESDans limaginaire de notre socit,lExposition est un spectacle. Unepice rcente ( En rvenantdlExpo ) nous rappelait au spec-tacle de ce spectacle : lExpositionUniverselle de 1900 ; louvrier toutcomme le bourgeois bloui par laFe lectricit, contemplant lesmerveilles de lindustrie, de lart et dela science ; et corrlativement fig en face de la mythologie patriotiquebourgeoise dans une certainereprsentation de lui-mme et de sonavenir : mythologie de la Sociale et dela grve gnrale. 5

  • Si lon recule ici de quelques dcennies pour tudier les rapports des dlga-tions ouvrires LExposition de 1867, ce nest pas pour renchrir sur lecharme discret du rtro. Il sagit plutt de faire pivoter la scne pour donner voir la constitution de ce spectacle, cest--dire le moment o les ouvriersle peroivent comme produit de leur dpossession. Le bouleversement indus-triel du Second Empire donne aux ouvriers ce spectacle dun travail qui de-vient tranger lui-mme : produits de lindustrie ouvrire exposs commeproduits du patron et rcompenss comme tels par un jury de non-ouvriers :produits indignes des vrais principes de lart ouvrier, par la faute des spcula-teurs qui poussent la production de masse : intelligence ouvrire brise parla division du travail, recompose en face de lui dans la machine au pouvoirdu patron. En cette anne 1867 les ouvriers dlite de lindustrie parisiennemesurent la ralit de ce quun ouvrage publi Hambourg la mme annenomme sparation de louvrier et des puissances intellectuelles de la pro-duction.

    Les Rapports des dlgations ouvrires dlgations lues par des assemblesde chaque corporation nenregistrent pas passivement cette dpossession.Ils lui rpondent doublement. Dabord dans la partie technique des rapportso ils se donnent la matrise intellectuelle de ces machines nouvelles et oils portent des jugements parfois sans indulgence sur les produits de ce travaildivis et mcanis, constituant une sorte de contre-jury ouvrier en face dujury dont ils sont exclus. Ensuite dans la partie consacre aux vux que labont de Sa Majest Impriale leur permettait de formuler en la circonstance :vux demble politiques, puisque la dignit ouvrire exige la suppression du 6

  • livret ouvrier et des articles discriminatoires du code et que lorganisationouvrire ( syndicale ) prsuppose lobtention des liberts dassociation et derunion. Revendications de dignit et dorganisation qui doivent prparer unavenir que toutes les dlgations appellent de leurs vux : lassociation.

    Ces textes rdigs dans les mois suivant lexposition et sans doute enhardispar la monte de la force ouvrire ont bien des gards un caractre stra-tgique. Thoriquement parce quils se situent au point exact o se noue ceque les doctes rpartissent dans les trois tages de lconomique, du politiqueet de lidologique : ici lapprciation d'une chaussure mal pique communi-que directement avec certaines revendications politiques et avec un discourssur lavenir de louvrier. Politiquement parce quils se saisissent dun moyendexpression octroy par le pouvoir imprial pour en faire une arme de prisede conscience de classe : dans ces rapports et dans les dlibrations de laCommission ouvrire qui se runit ensuite pour assurer leur publication, onpeut saisir le passage des limitations de la pense corporative voire mmedu socialisme imprial la formation dun nouvel idal ouvrier rvolu-tionnaire. Position stratgique encore parce que la rflexion sur les nouveauxagents de production mis en avant par les capitalistes ( la machine et la femme )se situe la charnire de deux pouvoirs : pouvoir de classe et pouvoir domes-tique. On voudrait sappliquer ici rflchir sur le systme de pouvoirs quise trouve l en jeu : pouvoir du capitaliste sur louvrier par la machine et letravail des femmes ; pouvoir de la science et de la technique reconqurirpour louvrier ; pouvoir de louvrier sur sa femme. (1)

    I

    LExposition Universelle de 1867 : le patronat invite les dlgus des corpsde mtier smerveiller du spectacle des machines. Sur la scne, la magiemcanicienne propose limage d'un pouvoir miracul par les sortilges de lamachine vapeur : produire vite, bon march et sans effort des articles dequalit serait possible dsormais. Le patronat souhaite enchanter les ouvriers,non sans malice comme le remarquent les dlgus maons : au spectaculairedes machines ils opposent lexposition permanente de la misre morale etmatrielle des ouvriers. La fte du capital qui expose ses machines sins-crit sur le fond dramatique dune dfaite ouvrire ; la magie du progrs tech-nique se rsout sans mystre en effets dun pouvoir patronal dont les nou-velles formes dasservissement passent par la mcanisation. Spectacle dunedpossession par consquent : les machines sont la proprit du patronat,avatar neuf du capital ; la mcanisation de la production dqualifie le travailau moyen de sa division intense et tend priver les ouvriers de la sourcepratique de leur droit disposer du produit de leur travail.

    Les dlgus lExposition Universelle sont mandats par les corps de mtierqui regroupent et organisent une main duvre trs qualifie. Tous observentdans les effets de la mcanisation la mort prochaine du mtier. Avant de fon- 7

  • der un droit sur le produit du travail, le mtier assure louvrier la matrisedun savoir-faire complexe actualis dans lhabilet intelligente de la main louvrage sur une matire. Si lusage de la force physique est requis dans denombreux mtiers, la qualification peut seule lui offrir son point dapplicationjudicieux sur un matriau rsistant : elle reprsente la conqute de lintelli-gence ouvrire sur la force naturellement dispense au corps ouvrier :Cest lhomme seul quest chue la tche de pourvoir aux besoins de lafamille, cest un devoir pour lui de se soumettre cette loi de la nature, ila reu pour cela lintelligence et la force du corps ncessaires(1).

    Louvrier est fier de sa force parce quil dispose de sa matrise intelligente.La qualification laquelle lapprentissage donne accs lve le mtier au rangdun art et constitue la richesse ouvrire par excellence.

    La mcanisation a pour premier effet de dilapider ce patrimoine ouvrier enbouleversant de faons multiples le rapport au travail. Les dlgus constatentamrement que la qualit des articles se ressent de la production mcanique,la finition soigne qui signale un article de qualit leur fait souvent dfaut.Pour les imprimeurs sur toffes le travail mcanis ne peut produire qualitgale ou suprieure que les articles o sinvestit une faible qualification, maisil ne saurait donner de bons rsultats pour les articles qui exigent toute lha-bilet condense dans le tour de main. Rapporte la qualit des produits,expression de lart du mtier, la mcanisation se traduit par une perte trssensible des effets bnfiques du savoir-faire ouvrier.

    La mcanisation ne se rduit pas la substitution de la machine la mainqualifie : elle rorganise le rapport de louvrier son travail en intervenantdans le droulement du procs de travail sous la forme de limpratif absoludu rendement. La machine excute plus rapidement un certain nombre dop-rations : partir de ce gain de temps technique de la machine se trouve d-finie pour les ouvriers une nouvelle norme sociale de production qui leurimpose de travailler toujours plus vite pour assurer le salaire. Loin de requa-lifier le travail en librant plus de temps pour parfaire son excution, la m-canisation devient linstrument paradoxal de la dqualification. Les marbriersenregistrent limpact destructeur de la norme du rendement sur lexercice dumtier qui rend impossible et vain lamour de lart :La responsabilit de la mdiocrit o est descendue notre partie ne doit paspeser sur les ouvriers seuls, car le dsir de bien faire a d chez eux cder la ncessit de faire vite. La premire qualit quon leur demande maintenant,cest de produire beaucoup ; faire bien n'est plus que secondaire : par la con-currence outre qui sest tablie, lon est arriv de si bas prix dans la venteque lon a d forcment abrger le travail de la main duvre.

    Les imprimeurs en papiers peints dnoncent les nouvelles conditions de tra-vail qui affectent et nervent les corps et abaissent lintelligence et trans-forment, selon les imprimeurs sur toffes, le travail en cause de maladie ;cest la reprsentation ouvrire du travail producteur qui mesure lintolrabledun travail devenu destructeur.(1) Rapport des mcaniciens

    8

  • Avec la mcanisation, les ouvriers peroivent la possibilit de se dchargersur les machines de la partie des travaux qui mettent contribution la peinedes corps ; bien au contraire elle intensifie leffort, comme le notent les me-nuisiers en siges propos de la scie ruban :Cet outil, destin leur rendre un grand service en les allgeant de la partieabrutissante de leur labeur, nest encore quun moyen de lutte employ leur dtriment.

    La division du travail est invoque comme cause essentielle de tous les effetsngatifs de la mcanisation : elle dpossde louvrier de la matrise de sontravail pour lenchaner vivant la machine. Les cordonniers :Quand la machine vient se mettre avec ses mille bras de fer au service delindustrie [...] lorsquelle devrait par cela mme donner louvrier plus detemps pour perfectionner son uvre, on sapplique au contraire faire delhomme lui-mme, par le travail divis, une sorte de machine en lui tantune partie de sa responsabilit et une partie de son intelligence, et cela pourproduire un peu plus, produire quand mme .

    Ceux que les fondeurs en cuivre appellent les ouvriers spcialistes , qui ac-complissent un travail divis, abrutissant force de rptition, tendent auxouvriers qualifis limage proche de leur tre mutil par la machine de pro-duction patronale. Des ouvriers en cuirs et peaux, cette description des con-ditions de travail des ouvriers spcialiss :

    Ceux qui ont vu cette activit dvorante qui rgne dans les ateliers spcia-listes, o louvrier n'est plus quun automate fonctionnant dix, onze et douzeheures par jour, nayant pas conscience de la valeur du produit quil a entreles mains, ntant pas capable de rectifier les fautes commises par les premiersoprateurs, excutant tant bien que mal sa tche de spcialiste, repassant dautres son produit qui va ainsi successivement par dix ou douze mains etdans un seul jour jusqu la finition ; ceux-l, disons-nous, se demandentquelles sont les consquences dun pareil systme pour lavenir des travailleurs.

    Dans la division du travail qui les frustre des avantages techniques de la ma-chine, les ouvriers voient se constituer un nouveau pouvoir patronal qui vise lasservissement absolu du travail ouvrier. Ce nouveau pouvoir a son idal :dpossder autant que faire se peut les ouvriers de la matrise qualifie deleur travail pour les transformer eux-mmes en de vritables machines vi-vantes ( lexpression est des fondeurs en cuivre ), livrer nue leur force de tra-vail linsatiable apptit du profit ; le patronat fantasme une grande machinesociale qui mcaniserait les corps ouvriers. Lorganisation capitaliste du tra-vail a pour horizon politique lassujettissement dune masse ouvrire pacifiepar la division, son but est de djouer toute tentative de rvolte organise.Aussi la mcanisation est-elle une arme antigrve pour le patronat : elle sus-cite la concurrence et la contradiction entre la main duvre qualifie et lamain duvre dqualifie et atteint les formes de rsistance organise dansle cadre du corps de mtier. La division du travail, machine de guerre dupatronat, machine prive qui capture les machines collectives, uvres de tous,est linstrument de pouvoir du patronat propritaire des machines : la divi- 9

  • sion du travail assure le rgne absolu du propritaire contre lequel slventles cordonniers :

    La machine nest-elle pas aussi luvre de tous ? Des millions de travailleursny ont-ils pas particip ? Nest-il pas contraire la justice, lquit, quelledevienne un monopole au profit de quelques-uns ?

    Le monopole patronal sur les machines fait obstacle au dveloppement de laforce collective de travail et de sa qualification. Si lExposition Universellele patronat offre tous le spectacle de ses machines pour proposer limaginaireappropriation collective de la magie du progrs, latelier il les subtilise enbon propritaire jaloux de son bien mal acquis. Les chapeliers dcrivent cettefolie propritaire qui prive les ouvriers dun instrument de travail :Cette machine na pas dautre destine que celle de servir les intrts dunindividu ou dune compagnie. On la place dans une petite pice obscure,dans lendroit le plus recul du local, et comme cette prcaution parait encoreinsuffisante, on lui fait un entourage de planches comme sil sagissait de sous-traire aux regards de la foule quelque image rpute sainte, dont on tire uncertain jour de lanne un tribut important. Enferme double tour, commelargent et les billets de banque dans le coffre-fort de ltablissement, ellefonctionne presque invisible pour les gens prposs son service. Devenue enquelque sorte un symbole de la passion, ou plutt de la religion du chacunpour soi, elle chappe dsormais aux investigations de ceux qui pourraient,en ltudiant, larracher son tat d'infriorit.

    Si les ouvriers qualifis ont tant de critiques formuler contre la mcanisation,cest que celle-ci passe par la division du travail o se trouve remise en cause,avec la qualification, lune des formes de rsistance ouvrire larbitraire dupouvoir patronal. Sils ne se reconnaissent pas dans les ouvriers spcialiss,ce nest pas seulement pour dfendre des privilges contre larrive sur lemarch du travail dune masse proltarise qui en rclamerait sa part. Lusagemassif dune main duvre dqualifie introduit le jeu de la concurrencedans les salaires, les fait tendre au minimum pour le plus grand profit dupatron :Il en est de mme pour les machines vivantes, cest--dire pour les ouvriersspcialiss, qui de leur mtier ne connaissent souvent quune partie infime, cequi les rend impropres tout travail suivi et complet et les place dans lim-possibilit dobtenir une rmunration en rapport avec les prix tablis par lesouvriers vraiment dignes de ce nom dans la profession laquelle ils appartien-nent.

    Le principe fondamental de la rsistance ouvrire, cest de dfinir un droitcollectif juste rmunration sur la base du travail fourni et de sa qualifica-tion. A la matrise intellectuelle et pratique du procs du travail sajoute unematrise conomique et juridique sur le produit du travail. La dfense de laqualification tablit un seuil de droit en de duquel le tarif du travail nestplus ngociable : la pratique solidaire de ce droit par les corps de mtiersoustrait le prix du travail larbitraire patronal.

    10

  • La fabrique son dbut offre aux ouvriers quelques avantages momentans,avantages quelle obtient surtout par le travail divis qui sait produire plusvite et favorise les spcialistes. Mais que les spcialistes deviennent plus nom-breux ( et ils le deviennent toujours ), alors leur salaire descend au niveau mi-nimum. Vienne alors un concurrent disposant des mmes moyens de fabrica-tion, et les salaires baissent ; or les ouvriers peuvent dautant moins rsisterquils sont devenus plus spciaux et les fabriques plus puissantes.

    Sur le fond de la division du travail, la mcanisation capitaliste porte atteinte un droit par lequel saffirme lautonomie ouvrire.

    Le travail a t revendiqu comme un droit par les ouvriers de 1848. Le droitau travail donne droit vivre du produit de son travail : droit minimal quifournit sa raison la revendication dun salaire minimum, dfini en rfrence un ensemble de besoins socialement dfinis :Tout individu qui travaille a droit un salaire suffisant pour subvenir sesbesoins .

    Bien quils soient loin de tous accepter la prsence des femmes dans les ateliers,les rapports ouvriers posent en principe que toute femme qui travaille a droit un salaire quivalent celui de lhomme quelle remplace et les mcani-ciens sur outils dcouper rclament pour les prisonniers qui travaillent unsalaire sensiblement gal celui des ouvriers libres. La revendication dunsalaire minimum solidarise les ouvriers en une classe unifie dans la pratiquedun droit qui prcise ce qui ne saurait tre alin par le patron ; cette cons-cience dun droit informe la perception ouvrire de larbitraire du patron etjustifie lorganisation de la rsistance contre les abus de son pouvoir. Ladfense de la qualification fait tendre le droit collectif au produit du travail un maximum : cest laffirmation pratique du droit de louvrier conqurirle maximum sur le produit de son travail en vue de la satisfaction de nou-veaux besoins. Cest pourquoi les mcaniciens refusent davaliser la revendica-tion dun salaire uniforme pour tous :Les ouvriers qui ont demand ce mode de paiement ne sont pas la hauteurdes ides progressives de lpoque.

    Pour autant lamour du mtier ne doit pas mystifier le sens pratique de ladfense du droit la qualification. Les mcaniciens opposent cet argument ceux parmi les ouvriers qui critiquent la mcanisation au nom du talentindividuel dont elle promet la fin aux ouvriers qualifis ; ils ne dfendentpas tant le talent individuel que le pouvoir quil donne de maximaliser lessalaires : louvrier na acquis son talent que dans le but du salaire le pluslev possible.

    Les rapports ouvriers ne donnent pas de la machine limage dun monstrefroid, qui serait dtruire : le temps du bris des machines est rvolu ; cestmaintenant lappropriation capitaliste des machines, lorganisation du travaildivis qui dpossdent louvrier de son corps, de son intelligence, de ses droits,de sa libert : 11

  • Nous supposons un instant que pour faire plaisir toutes les ides retarda-taires on casse toutes les machines, on brle tous les dessins, les dessinateurset les ingnieurs. Croit-on que par ces actes de vandalisme on aura rsolu leproblme dans lequel lindividualisme et lexploitation pousss lexcs nousont placs ? (1)

    Est-ce le signe dune conscience ouvrire qui accderait enfin la maturitde ses intrts vrais en rejetant linfantilisme de la rvolte ? Cest avant toutle dveloppement de la main duvre dqualifie qui fait une obligation auxouvriers qualifis dinventer de nouvelles formes de rsistance. partir deseffets du pouvoir patronal qui dtourne son profit les uvres collectives,les rapports ouvriers dgagent les formes possibles dappropriation ouvrirede la mcanisation : briser la grande machine prive du capital par lappropria-tion collective des machines, rpondre lidologie patronale des ouvriershostiles au progrs technique par la matrise ouvrire de la mcanisation.Cette initiative ouvrire peut prendre la forme dune appropriation morale.En concevant les machines comme produits collectifs du travail crateur derichesses, les mcaniciens nopposent pas la machine au travail comme luvrede mort luvre de vie, mais la soumettent la morale ouvrire du travailperu comme source de vie ; aussi refusent-ils de porter les armements lactif du travail :La nature de leur destination tant par trop en dsaccord avec nos principeset trop oppose nos sentiments dhumanit, nous navons pas cru devoirles considrer comme produits industriels.

    Cest au nom dune morale qui dfinit intrts, droits et devoirs de la classeouvrire quest dnonce limmoralit du pouvoir patronal. Ce qui ne peutpasser pour une mystification qu la condition de rester aveugle aux effetspratiques de rsistance lasservissement que cette morale fonde en droit.Linjustice de lappropriation prive des machines rend lgitime leur appro-priation collective ; limmoralit de la division capitaliste du travail qui faitde louvrier lesclave de la machine suscite la conscience de classe dunencessaire organisation du travail par les ouvriers eux-mmes.Le systme excellent la base pche au sommet et cette grande production,accomplie par tous, ne profite qu quelques-uns. Unissons donc nos efforts,groupons nos forces, opposons puissance puissance et, tout en respectantles positions acquises substituons-y graduellement un systme conomiqueplus profitable tous. (2)

    La mcanisation capitaliste corrompt le corps, avilit lintelligence et abandonnelouvrier spcialis la dchance ; les rapports ouvriers imaginent ce queserait un usage social et moral des machines. Les mcaniciens parlent du ctminemment moralisateur de la mcanisation : en le dchargeant des travauxpnibles, la machine permet louvrier de se consacrer la partie de sa tchequi exige linvestissement intelligent dune haute qualification et libre dutemps qui pourra tre consacr linstruction :

    (1) Rapport des mcaniciens(2) Rapport des cordonniers

    12

  • Notre but est de faire excuter tout le travail matriel par des machines, et denfaire un nombre suffisant pour navoir plus qu les surveiller quelques heurespar jour.

    Les facteurs dinstruments de musique voient dans les machines le moyendun dveloppement de lintelligence ouvrire :

    Continuons avec soin nos tudes, employons nos aptitudes avec nergie etaffirmons plus que jamais quil y a encore de bons ouvriers, quon en auraencore constamment besoin et qu un moment donn ils feront dfaut. Carplus la science industrielle dplacera la force ou ladresse de louvrier en ysubstituant la vapeur, plus ces procds merveilleux exileront le travail manuel,plus lintelligence de louvrier sera apprcie si, suivant limpulsion que lascience lui donne, il continue luvre que ses devanciers ont mise jour.

    Pour les mcaniciens, la mcanisation intensive du travail ouvre la perspectivedun type nouveau de qualification dans le sens dune matrise accrue duprocs de travail : ils entrevoient ainsi une solution la contradiction quioppose les ouvriers qualifis aux ouvriers dqualifis :Le jour o, par lemploi des machines, ce talent sera rendu superflu, louvrierse dispensera volontiers de se donner la peine de lacqurir, et apprendra cequil lui sera ncessaire de savoir dans les nouvelles conditions o il se trou-vera plac ; il cultivera son intelligence, quil emploiera bien savoir dirigerla machine quil aura faire fonctionner.

    La mcanisation devient linstrument dune initiative ouvrire qui se donnepour but la socialisation de la qualification du travail.

    Sur la scne de lExpo : le spectacle des machines ; dans les coulisses : lesouvriers dpossds de leur travail et de leur vie. Les rapports ouvriersdmontent la machine de pouvoir patronale pour recomposer un pouvoirouvrier venir dans la matrise collective des machines. La raction ouvrire la mcanisation trace nettement la limite atteinte par les formes de rsistancecentres sur la dfense des droits pratiqus dans le cadre de la traditionnellesolidarit du corps de mtier. La rflexion sur les effets de la division dutravail ouvre un avenir linitiative ouvrire. Dans un texte remarquable, lesmcaniciens dveloppent propos de la machine vapeur la belle utopie desmachines porteuses de lide ouvrire dassociation :

    On la rencontre aussi dans les campagnes, tantt sous la forme dun noircoursier, portant sur la tte un nuage blanc pour panache ; traversant, rapidecomme lair, les plaines les plus tendues et les forts les plus paisses ; fran-chissant les rivires les plus larges, les prcipices les plus profonds ; plongeantdans les flancs des montagnes ; s'engloutissant pour ainsi dire toute vivantedans le sein de la terre, pour reparatre bientt la lumire, aprs un parcourssouterrain qui atteint quelquefois plusieurs kilomtres, entranant sa suitetantt des matriaux et des marchandises qui vont activer le commerce etrendre la vie et le mouvement l o tout tait morne et silencieux, tanttles hommes eux-mmes, que les ncessits commerciales appellent dans ces 13

  • contres ; et facilitant ainsi les relations entre les populations les plus loignes,relations qui, en rpandant luniformit dides, de principes, de droits et dedevoirs, htent dautant le moment o tous les peuples, se comprenant enfin,repousseront nergiquement la tutelle qui leur est impose depuis des sicles,et, secouant dfinitivement le joug du capital et de lignorance, pourront en-fin profiter dans la plus large mesure des avantages srieux que leur offrentles machines.

    IILE MIROIR DE LHOMME

    Ce nest pas, avons-nous besoin de le dire, un sexe que nous combattons.Cest un instrument dabaissement du salaire, cest un travailleur prix rduit.

    Ainsi sexprimaient les typographes dans leur rapport sur lExposition de 1862 Londres. Sils avaient de fait grand besoin de le dire, cest quavait eu lieupeu de temps auparavant une grve des typographes assez retentissante moti-ve par lintroduction des femmes dans limprimerie Paul Dupont. Grve si-gnificative par la rsolution ouvrire et aussi par la radicalit de certainesargumentations ; celle par exemple de Jean-Baptiste Coutant :On parviendra certainement runir, force de recherches, quelques femmesdclasses, dternelles veuves ; mais jamais on nen trouvera un nombre suf-fisant pour remplacer les compositeurs. Dabord il faut savoir lire et les deuxtiers des femmes sont compltement ignorantes. Quant aux autres, leur savoirest si mince quil est inutile de le mentionner4.

    On ne trouve pas dans les rapports de 1867 daffirmations de ce type. Cenest pas seulement question dvolution. Cest que cette argumentation faitintervenir une autre logique que celle de la lutte ouvrire. Ce sont les bour-geois qui manient les ingalits de fait pour affirmer un moindre droit rtri-bution ( de la femme, de louvrier moins robuste ou moins habile ). Du pointde vue ouvrier, lingalit ne saurait tre principe. Elle est toujours cons-quence. Cest la pense den-haut qui affirme des infriorits irrductibles.Si la femme est ternellement infrieure, louvrier ne le sera-t-il pas aussi ?Aux runions de la Commission ouvrire charge de la publication des Rap-ports, les pontifes du proudhonisme venus dmontrer aux dlgus la nces-saire infriorit de la femme percevront aisment que les ouvriers sont beau-coup moins proudhoniens que ne le disent nos doctes :Lorsque M. Dupas a dmontr linfriorit physique de la femme compare lhomme, lorsquil vous a fait comprendre que labsence de certaines vertusciviques chez elle tait incontestable, que ctait tant mieux pour tout lemonde, et quil en a conclu logiquement son loignement des ateliers, cette

    (1) Du salaire des ouvriers compositeurs, pp. 23-24. 14

  • assertion dingalit a produit sur lassemble une fcheuse impression et,quand plus tard on a donn lecture dun passage dun livre crit par MadameFlora Tristan dans lequel on donnait pour argument que ctait alors bien hu-miliant pour lhomme de devoir la vie et lallaitement un tre aussi infrieur,lassemble a, par son attitude, sembl approuver ces paroles. (1)

    Point dargument dinfriorit donc. Si elle existe dans les faits, il conviendrade la corriger. On trouve mme un hommage la combativit des ouvriresdans le rapport des facteurs dinstruments de musique : celles-ci plus ner-giques en cela que bien des ouvriers (2) ont fait chouer la tentative dupouvoir qui voulait leur tendre la contrainte du livret ouvrier. Notons-le aupas-sage : cette rsistance a une signification bien prcise : le livret assimilaitles ouvrires aux prostitues. Lexemplaire de leur rsistance est dfense dela dignit propre de la femme.

    Ce nest pas un sexe que nous combattons . Les ouvriers voudraient rduirela question une affaire purement conomique : dans latelier, la femme napas dautre ralit que celle dun travailleur prix rduit. Ce qui est en jeuet qui a mis les typographes en premire ligne, comme ils lavaient jadis tdans la lutte contre les machines, cest la place du travail fminin dans unestratgie patronale qui vise briser la rsistance ouvrire par la pression surle salaire et plus fondamentalement par la menace de la dqualification. Ques-tion conomique qui commande une alternative simple : il faut ou que lafemme travaille sans faire concurrence lhomme ou quelle reste hors delatelier. Mais lalternative ainsi pose, on voit aisment que la question estautre que de salaire : question de place. Cest louvrier qui est sa place danslatelier et la femme qui ny doit tre qu certaines conditions. Elle a uneplace qui lui est rserve ailleurs : au foyer. Question de pouvoir : la rparti-tion de louvrier et de sa femme dans le double espace de latelier et de lamaison est lenjeu d'une lutte entre bourgeois et proltaires. Impossible deposer une solution conomique sans que la question morale apparaisse.

    Un principe est pos peu prs par tous : si les femmes doivent travailler, ilfaut rclamer pour elles un salaire gal :Quand donc en dfinitive, il est possible, utile, ncessaire de faire excuterpar les femmes le travail effectu antrieurement par des hommes, la justice,lquit, lintrt social demandent que le salaire de ceux-ci soit la base dusalaire de celles-l ; que lgalit stablisse par en haut et non par en-bas (3).

    travail gal, salaire gal. Ce nest pas une concession que les ouvriers fontaux femmes. Cest la logique mme de leur intrt. Accepter des ingalits desalaire pour un mme travail cest accepter un processus qui conduit la d-valorisation gnrale des salaires. largument classique des conomistes ( lesfemmes ont moins de besoins ) les rapporteurs opposent le vieil argument de

    (1) Dclaration de Fribourg, in Tartaret : Procs verbaux de la Commission ouvrire de 1867, pp.231-232.(2) Rapport des facteurs dinstruments de musique, p. 61 (T. I).(3) Rapport des mcaniciens pour outils dcouper, p. 5 (T II). 15

  • la dmocratie ouvrire : celui de lgalit des besoins. Certains nhsitent mmepas affirmer que les femmes ont plus de besoins que les hommes. Reste, leprincipe pos, dfinir sur le march du travail les conditions de son applica-tion. Le rapport des ferblantiers nonce les deux principaux moyens quirenvoient au mme principe : le femme ne sera l'gale de l'homme qu lacondition de ntre pas la mme place que lui :Beaucoup se plaignent que la femme fasse louvrage de lhomme et fort peuont pens quil y a beaucoup dhommes qui font un travail de femme.Nest-il pas surprenant de voir dans des magasins de nouveauts, mercerie,bonneterie, dentelles, etc., des hommes dans la fleur de lge passer leur temps dbiter quelques mtres de rubans et de dentelles ? [...] nous croyons quesi des femmes taient substitues ces jeunes gens dont la place nest assur-ment pas de vendre des chiffons, ce serait dj une tape vers la solution duproblme. Ensuite, si le salaire des hommes tait suffisant pour que leursfemmes pussent se passer de travailler au-dehors, ce serait le complment dela question. Car la raret des bras de la femme se ferait bientt sentir, ce quidterminerait une augmentation de leurs salaires, dont profiteraient celles quinont ni pre ni mari et ne vivent que du fruit de leur travail (1).

    Premire solution : une distribution des tches qui rponde aux aptitudes res-pectives des sexes. Distribution qui se dfend dtre le fait de larbitraire mas-culin. Cest ainsi que le rapport des tourneurs sur bois tout en dfinissantdes mtiers spcifiquement fminins confie une commission composeuniquement de femmes ouvrires le soin dorienter les apprenties dans lesmtiers qui seront reconnus tats fminins, comme couture, fleurs, modes,etc (2). Deuxime solution : reporter lintrieur du groupe fminin la loide loffre et de la demande. Avec cette conclusion conomiquement irrpro-chable mais idologiquement quelque peu surdtermine que le vrai moyende cette galit est que seules travaillent celles qui nont point de pre oud'poux. Les deux solutions conomiques affirment le mme principe moral :la solution la concurrence conomique de lhomme et de la femmecest de faire jouer leur complmentarit physiologique et morale. Auxhommes le travail du bois et des mtaux, aux femmes les travaux de lai-guille et du mnage. Car, quelque avis quon ait sur la ralit du travail desfemmes, la rponse est peu prs unanime la question : la femme est-ellefaite pour latelier ? Les tailleurs laffirment sans ambages :Au point de vue scientifique ( physiologie. hygine ), au point de vue cono-mique, comme au point de vue moral, rien ne peut justifier lemploi de lafemme comme agent de production (3).

    Suppos mme que soit rsolue la question conomique ( lorganisation de lararet des bras ouvriers ), reste la double affirmation que latelier mutile lecorps de la femme et de la mre et lexpose la corruption morale parla promiscuit des hommes et la pression de la hirarchie. La femme ne doit

    (1) Rapport des Ferblantiers-Repousseurs, p.25 ( T. I ).(2) Tourneurs sur bois, p. 36 ( T. III ).(3)Tailleurs, p. 21 ( T. III ).

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  • pas tre dans latelier de lhomme ; non point parce quelle est infrieure lhomme, mais pour ne pas ltre. Les dbats de la Commission ouvrire sont ce sujet significatifs. On y voit en prsence trois positions. Deux extrmes celles qui se trouvent reprsentes dans la dlgation franaise au Congrsde lInternationale Lausanne : les proudhoniens doctrinaires ( Fribourg,Dupas ) arguent de linfriorit physique et morale de la femme ; Varlin dfendseul dans sa rigueur le travail fminin comme moyen dmancipation. Maisla majorit des dlgus suivent une voie moyenne. Pour eux la conditionde la femme dans latelier est de fait infrieure. Librer la femme cest luitrouver un espace propre qui lui permette dtre lgale de lhomme. Dupasaffirmait :Plus nous serons affranchis, plus la femme sera libre. Car la femme est unmiroir qui nous reflte et si on lui prsente une figure non affranchie, cemiroir refltera un esclave. Il faut donc nous appliquer par lamliorationde nos murs faire sortir la femme des ateliers [...]. (1)

    Rponse de Chabaud, dlgu des ferblantiers :Je nai pas la figure dun esclave, je suis libre et bien libre, et je crois quetous nous devons faire quelque chose pour le bonheur de la femme (2).

    Paradoxalement, ce quelque chose ne diffre pas dans la pratique des propo-sitions proudhoniennes. Il sagit dassurer la prsence de la femme au foyer.Toute la diffrence est dans les principes ; elle est dans la perception de lafonction de la femme dans la dfense du pouvoir des ouvriers face aux patrons.La dfinition de fonctions spcifiquement fminines ne met pas la femmehors jeu dans la lutte dhommes que mnent patrons et ouvriers, Elle doitlamener une galit quelle ne pourra jamais gagner dans latelier. Stratgiede Boulanger, dlgu des mcaniciens :Demandons au gouvernement la fermeture des crches, il nous laccordera,et puis travaillons relever nos salaires, afin que nos femmes soccupent deleurs enfants, les femmes travailleront chez elles et acquerront les droits lgalit consacrs par les principes de 1789 (3).

    Argumentation exorbitante au regard des aspirations poses depuis un siclepar les mouvements fministes. De prmisses identiques ( cest lhomme quiest responsable de labaissement de la femme ), il tire la conclusion inverse.La faute de lhomme, cest davoir mis la femme une place qui ntait pasla sienne et o elle tait ncessairement infriorise. La libration de la femmecest le retour sa vocation naturelle. Pour exorbitante quelle apparaisse rtro-spectivement, cette argumentation nest pas sans rencontrer un certainnombre de discours fminins de lpoque qui veulent faire jouer la femmeson rle social et asseoir son galit sur le dveloppement des aptitudes etqualits dfinissant la fminit. La libration de la femme passe par lexis-

    (1) Tartaret. Procs-verbaux de la Commission ouvrire de 1867, p. 229.(2) Ibid., p. 230.(3) Ibid., p. 231.

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  • tence dun domaine rserv. Par l, la femme nest pas seulement miroirrefltant le degr de libert que lhomme a pu de son ct acqurir. Elleparticipe au maintien dun espace ferm lintrusion patronale et tatique :lordre naturel de la famille.

    Ordre naturel auquel louvrier est bien sr trop intress pour quon ne sin-terroge pas. Que signifie exactement ce nud de lconomique et du moral ?Quest-ce qui y est fondamental ? La dfense de lemploi ouvrier ou le main-tien dun espace o louvrier reprend son pouvoir ? Explication conomiste :cette dfense rsolue de la famille, ces hymnes trop touchants pour tre hon-ntes aux douceurs et aux soins du foyer, ne serait-ce pas le point dhonneuridologique de la dfense forcene de la raret des bras sur le march du tra-vail, la forme prise par le malthusianisme ouvrier quand il rencontre la femmecomme agent de production ( forme malgr tout paradoxale quand le maintiende la femme au foyer doit avoir pour effet dassurer une descendance pros-pre, vite prsente sur la march du travail ) ? Assurment quand il navaitpas craindre la concurrence fminine, louvrier ne chantait gure les dou-ceurs du foyer. Triste fin que la sdentarisation et le mariage pour le compa-gnon qui a connu, sur le Tour de France, les joies de lamiti. Verra-t-onalors l lheureux rsultat de lentreprise bourgeoise de dressage de louvrierindisciplin, de sdentarisation du nomade ? Rgulariser les unions libres estune des belles uvres quoi sattache la philanthropie (1) et une douce mo-tion saisit tant le philanthrope catholique que l'crivain rpublicain Micheleten loccurrence la vue de cet intrieur que la femme a dcor dindienne bon march ( bienfait de la machine ) pour retenir louvrier loin de la dprava-tion du cabaret. Si les choses pourtant sont plus complexes, cest dabord que lediscours et la pratique bourgeois se trouvent ncessairement diviss sur la ques-tion. Le bourgeois a certes plaisir moraliser louvrier, mais il a galement int-rt exploiter sa femme. Et le philanthrope ne verra quavantage ce que lenourrisson, au lieu de lexigut du taudis familial et des soins dune mrepeu verse dans la science de lhygine, jouisse de lespace bien ar et dessoins clairs de la crche. Cest aussi que, des deux cts de la barrire declasse, on na pas exactement la mme conception des bienfaits de la famille.Ct bourgeois, il sagit dabord dimposer louvrier une rgularit qui normeses habitudes dindiscipline et de vagabondage, une responsabilit qui le fasseentrer dans lunivers de la prvoyance, attachant ses intrts ceux des pos-sdants. Que louvrier aime sa femme et cajole ses enfants est certes chosetouchante ; quil prvoie leur avenir, mette de largent la caisse dpargneet cherche acqurir la proprit de sa maison, voil qui est plus srieux. Orcest ce srieux que louvrier refuse. Le Play ou ses collgues qui enqutentsur les ouvriers le constatent avec une srnit scientifique qui laisse malgrtout percer quelque dsarroi : le tailleur dbauch ou le charpentier bonpoux se rejoignent dans le manque de prvoyance et ne se rvent pas pluslun que lautre propritaires de leur logement. On voudrait voir louvrierdans sa maison tre lanalogue dun chef dentreprise. Or sil revendique bienle rle de chef, cest bien plutt pour constituer le foyer en espace rserv,restauration de lordre naturel contre lordre disciplinaire et marchand. Cette

    (1) Une socit spciale, la Socit de Saint Franaois-Rgis a cette mission.18

  • crispation sur la famille, cest la volont de prserver un peu de temps etdespace soustraits la domination :Enfin que lon vive et vive en famille. Louvrier qui, lhiver, sen va travailleravant le jour, ne voit plus ses enfants ; quand il revient le soir, ils sont cou-chs. Il boit, mange, dort et travaille. Cela sappelle-t-il vivre ? Lexploiteurest moins tolrant envers cette machine humaine quenvers sa machine demtal. Pour la premire, il nadmet pas de perte de temps ; pour lautre ilfaut quil en accorde, parce quelle prend son temps si on ne le lui donnepas (1).

    Dans le temps et lespace o se reproduit la force de travail se joue un nouveaurapport de pouvoir entre louvrier et le patron, se prsente la menace dunredoublement dexploitation. Que la femme travaille et se brise ce rseaude relations, cette organisation dun espace, par o la reproduction de la forcede travail appartient aussi louvrier.Une fois le mnage ainsi divis, adieu les premires joies du mariage ! Adieules douces motions de fa famille ! Les enfant passent dans des mains tran-gres ; les deux poux deviennent indiffrents lun lautre ; ils ne se ren-contrent plus que pour se reposer, puisquils sont obligs de manger spar-ment (2).

    Douces motions : diffrence qui se joue dans limaginaire entre un espaceo louvrier sappartient encore et un espace o sa femme et lui ne sont quereproduction de la force de travail appartenant au patron, Enfants qui passentdans des mains trangres comme les produits de louvrier, poux qui devien-nent indiffrents comme des marchandises : redoublement de la dpossessionmarchande de louvrier ; lments dune stratgie nouvelle du Capital quiveut enserrer lensemble de la vie ouvrire dans un ordre disciplinaire qui estla reproduction de lordre marchand : ordre de lindiffrence et de la soumis-sion : monde de la crche, de lhpital ou de la cit ouvrire.

    Fonction de la famille, cest--dire de la femme : faire que tout ce qui peutchapper lordre des patrons et des patronages y chappe. Lenfant dabordqui ne saurait tre libre si ce nest point laffection dune mre qui lduque.Hors de la famille cest ou bien la crche o, notent les dlgus des peintres, tout est disciplinairement prvu , ou bien les soins mercenaires de la nour-rice. Comme de tout ce qui est marchand, on en meurt plus souvent qu sontour.

    La sant ensuite prserver de lordre disciplinaire-mercenaire de lhpital :On trouve lhpital tout ce quil faut comme mdicaments, linge, propret ;lhpital ne laisse rien dsirer cet gard. Mais quant aux soins dlicats, cestautre chose. Quand vous tes garde-malade de profession, le malade dansvos mains devient marchandise ; les soins de linfirmier ou de la fille de salle

    (1) Mcaniciens, p. 156 (T. II).(2) Ebnistes, p. 41 (T. I).

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  • deviennent durs.

    Ce refus est peu prs gnral dans les dclarations ouvrires de l'poqueet saccompagne souvent de rcits deffroi et damertume : hpital-prison,ceint de hauts murs o la visite nest autorise que deux fois par semaine ;hpital-usine o le corps de louvrier subit un redoublement dexploitation,au service des mdecins, et ne revient mort la famille que sous forme dunemarchandise quil faut payer pour rcuprer. Manipulation sur les corps quise double de la manipulation sur les mes quexercent prtres et religieuses( l encore jusquau del de la mort : Tartaret cite tel cas de morts auxquelsle prtre administre les sacrements comme si de rien ntait ).

    A la crche, la salle dasile, lhpital sexerce sur le corps et lme de len-fant ou du malade un pouvoir en quelque sorte symtrique celui qui sexer-ce sur la femme dans latelier o elle est soumise aux souffrances physiqueset la licence des propos. Rendre lenfant sa mre, transformer lAssistancePublique pour substituer lenfermement hospitalier lorganisation dun vastesystme de soins domicile, telles sont les mesures ncessaires la reconsti-tution dun espace de rsistance la mainmise bourgeoise sur la totalit dela vie ouvrire. Lhomme soustrait la femme la torture de latelier, elle sous-trait lenfant et lhomme lordre de la crche et de lhpital. Elle devientlorganisatrice de cet espace de rsistance. Ces soins, cette tendresse, cesattentions quelle seule peut donner lhomme et lenfant, cest le compl-ment domestique de la qualification professionnelle que les ouvriers dfendent.Si la femme doit tre la maison, ce nest pas seulement pour maintenir lesalaire de son mari, cest que la fonction quelle y remplit participe la dfensedes positions ouvrires face la grande offensive de dsappropriationcapitaliste. Dans ce rapport de pouvoir, la femme est enjeu et otage.

    Aussi bien la dfense de la famille nest-elle pas le chanon qui attache louvrier la dfense de lordre patronal ; la chane se trouve rompue en son maillonle plus faible : cette duplicit de la stratgie patronale qui ne chante le bonheurde la famille que pour en enfermer sparment les membres, qui ne veut rendrelouvrier propritaire que pour, mieux assurer sa dsappropria-tion, la perte de cepouvoir sur son travail et sur sa vie prive. Rien de plus rvlateur que lattitudedes dlgations ouvrires vis--vis de ces cits ouvrires patronales ou coop-ratives o la grande pense des architectes sociaux veut loger le bonheur de lafamille ouvrire. Lentreprise est aussitt perue pour ce quelle est par lesmcaniciens :

    Il y a des compagnies ou des socits industrielles qui ont paru faire quelquechose dans lintrt de louvrier en montant par exemple des magasins olon trouve toute espce de denre, des tablissements de bouillon, des citsouvrires, des glises ; ce qui laisse supposer quon a parfaitement bien com-pris que, sans la vie en commun, lexistence serait impossible en raison de lamodicit des salaires. Tout en reconnaissant la valeur de ces choses, nous d-clarons que, partisans de la libert, nous dsirons faire nos affaires nous-mmes 20

  • et que nous navons besoin que de la libert [...]. Allons Messieurs qui tes la tte de ces compagnies, de ces tablissements industriels, vite des maga-sins de vivres, des cits ouvrires, sans oublier une petite chapelle o, souslil du matre, nous serons obligs dapporter nos petites pargnes ( sil nousen reste toutefois ) pour le denier de Saint-Pierre [...] (1).

    De leur ct, les fondeurs en cuivre reconstituent la chane de cette dpos-session ouvrire quachve lexpulsion de louvrier la priphrie de la ville :de quoi sagit-il, sinon defaire revivre de nos jours ces quartiers de la plbe que nos aeux nom-maient truanderies, quelque chose de semblable au Ghetto de la Rome catho-lique. Nous le rptons, il faut tre inconscient pour vouloir parquer ainsile travailleur en dehors du centre de la vie sociale. Nest-il donc pas assezmalheureux quand il est atteint par la maladie ou les infirmits dtre obligde senfermer dans un de ces parcs de la douleur que lon nomme hospicesdont lextrieur, nous ne savons pourquoi, est ainsi que les prisons ceint dehautes murailles qui drobent tous les yeux les souffrances morales et phy-siques quelles renferment ? (2).

    Refus du parcage ouvrier, quil soit sous lil du matre ou hors dun espacequi est dsormais rserv celui-ci. Lexil de louvrier hors de Paris, ce nestpas seulement un supplment de temps et de fatigue qui sajoute la journede travail ; cest la perte dune galit, dun droit de circuler dans lespace dumatre. Les facteurs en instruments de musique, corporation dmocratiqueentre toutes, expriment avec le plus de force ce refus de la constitution dedeux Paris : Le Paris du turf et de la galanterie face au Paris des potes,des savants, des artistes et des ouvriers (3). Seuls, ils nhsitent pas deman-der dans leur Rapport une mesure politique propre faire cesser cette cou-pure et cet exil : llection dun Conseil municipal. Ils lliront en mars 1871 :Commune, espace politique propre remettre louvrier au centre de la viesociale.

    La forme conomique de lmancipation ouvrire sappelle, elle, association.Seule solution bien sr cette situation de dpendance face quoi la dfensede la femme au foyer reprsente la simple dfense du statu quo, la protectioncontre lextension du pouvoir bourgeois sur le travail puis sur toute la vie delouvrier. La cellule familiale apparat un peu comme le substitut de lasso-ciation : cellule dautonomie qui refuse les soins trop obligeants des cits etdes magasins patronaux ou des institutions philanthropiques et affirme sonchelle le principe faire les choses par nous-mmes. Mais videmment, cenous-mmes est ici ddoubl : dcision dhomme et service de femme. Pour

    (1) Mcaniciens, pp. 64-65 (T. II)(2) Fondeurs en cuivre, p. 20 (T. I)(3) Facteurs dinstruments de musique, pp. 65-66 (T. I). 21

  • que louvrier chappe la contrainte des patronages, il faut que la femmeaccepte de reconnatre en lui son protecteur.

    Quen sera-t-il dans le monde de lassociation ? La possession des instrumentsde production par les ouvriers doit se complter par lorganisation de la coo-pration au niveau de la consommation. Quel rle la femme y jouera-t-elle ?Les ouvriers prvoient sa rsistance et cherchent les moyens de la convaincre.Pour les brossiers, si la femme est attache la routine commerciale, cestlouvrier qui prendra linitiative daller acheter la cooprative et sa femmepeu peu sy habituera. Pour peu quelle sen mle, elle ira plus vite quelouvrier. Pourquoi cela ? Les facteurs dinstruments de musique nous four-nissent la rponse : leur rsistance vient dune ducation dfectueuse. Maisleur science du calcul les convaincra.

    Argument mditer : na-t-il point quelque parent avec celui quutiliseraLnine plus tard lgard des paysans : ils y viendront quand ils verrontlintrt. Hirarchie de ceux qui portent la rvolution dans leur tte et dansleur cur et de ceux quil faut convaincre quelle ne fait point de mal leur porte-monnaie ?

    Ce ntait point, semble-t-il, lavis de cet ouvrier relieur qui en 1867 affirmait peu prs seul sa confiance dans les capacits de la femme de smanciperpar ses propres voies et qui par ailleurs dessinait le plan de ce systme dins-titutions ouvrires destines prparer les travailleurs la gestion dun socia-lisme sans hirarchie. Ide dune autre rvolution, fusille avec Eugne Varlin ?

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  • LES FEMMESLIBRES DE 1848

    Jeanne-Marie raconte, dans la Voixdes Femmes comment elle prit laparole dans un Club au nom detoutes les femmes du peuple, quinoseraient faire le rcit de leursmalheurs , Certaines parlent etdautres se taisent des femmescrivent et publient la Voix desFemmes, d'autres prennent la paroledans les clubs qui souvrent.

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  • Difficile bien sr de rendre compte de ce mouvement de femmes qui surgitpendant les journes de 48 et nous laissons cela aux historiens de mtier( voir surtout : Lon Abensour : Le fminisme sous le rgne de Louis-Philip-pe et en 1848 Edith Thomas : Les femmes en 1848 ). Mais si lon sentenait aux crits, aux crits publis, articles de la Voix des femmes, paru defvrier juin 48, o les femmes se veulent citoyennes et amazones, prtresseset mres, o apparat une tentative maladroite mais insistante pour dfinirenfin et de faon nouvelle les fameuses qualits de la femme. A travers eneffet lexplosion au grand air de revendications et de reproches accumuls,par-del les objectifs de lutte quotidienne quun groupe de femmes, bour-geoises et ouvrires, se donnent, apparat une volont obstine pour savoiret comprendre ce que peut une femme hors de son rle familial, pour pro-poser et dmontrer ce en quoi elle se ralisera au mieux pour elle et pour lasocit toute entire.

    Les dbats et polmiques fministes ne vont donc pas sans une argumenta-tion qui veut sans cesse fonder en droit ou en fait les propositions tacti-ques des ouvrires-lingres ou des sage-femmes, les objectifs stratgiques desducatrices ou des dlgues ouvrires. Bien sr, ces dmonstrations ne rel-vent pas dun systme ou dune doctrine, il ne sen dgage pas une idologiemonolithique mais on y reconnat pourtant, malgr parfois des articles con-tradictoires ou confus, une rationalit qui spanouit peu peu.

    Ce qui nous intresse donc ce nest ni le mouvement des femmes de 48 danssa totalit historique difficilement accessible, mais ce qui fut crit, ni nonplus tous les textes, partisans ou critiques, qui parurent, journaux ou livres ;mais ce qui est lire ce sont les articles de la Voix des femmes de Mars Juin 48, les quelques numros de la Politique des femmes et de lOpiniondes femmes qui lui firent suite lt et lhiver 48, priode de reflux maisaussi de projets prcis et dessais de rformes. Ce sont donc les textes critspar les femmes elles-mmes. Plus prcisment encore, il faut faire la partdes articles sur les femmes ou pour les femmes de ce qui dfinit la politi-que gnrale de ces journaux, articles de fond ou de circonstances, de poli-tique intrieure ou extrieure. Autant savoir quand mme que la Voix desfemmes se reconnait dans le courant socialiste, non pas celui de Louis-Blancou de Proudhon mais dans lhritage du Saint-Simonisme ( alors plus chr-tien mais tout aussi missionnaire ), celui de Cabet, Pierre Leroux et VictorConsidrant ( sont donc exclus de fait les journaux de Mme de Beaufort etde Mme Legrand qui ne sont pas socialistes ). Menons donc une enqutepartielle qui ne soit pas arbitraire pour mettre jour ces articulations entredes points de repre qui claircissent lidologie diffuse dun fminisme qui,de 89 aux Saint-Simoniennes jusquaux diffrents livres et journaux de lafin du 19me sicle, a trouv dans les jours rvolutionnaires de 48, un mi-lieu et une scne o saffirmer quotidiennement sans toujours avoir le tempsde se penser en toute "orthodoxie".

    Et cette approche prcise, pourrait ds labord, dissiper tous les juge-ments rapides qui sont monnaie courante aujourdhui propos du 19e si-cle. Ce nest pas, trop simplement, lre du rformisme et de la qute des 24

  • droits civils et civiques contre lesprit rvolutionnaire qui rclame au 20esicle les droits du corps par del ceux de lpouse et de la citoyenne ( cfS.de Beauvoir : Le deuxime sexe, tome 1, p. 141- Ides ) ; il ne sagit pas nonplus dune rvolte de bourgeoises uniquement, quun certain accs la cul-ture rend agressives, loin des exigences populaires que posent les probl-mes de larticulation de la vie ouvrire et familiale ( cf. S. Rowbotham : F-minisme et rvolution, p. 32-33 - Payot ) et ce nest pas enfin un mouve-ment social ( plein de bonnes ides humanitaires qui se garde de tout con-tact avec le monde politique et social dans son ensemble ( cf. Sullerot, laPresse fminine, p. 24 ).

    Ainsi, pour ne pas simplifier, il faut reprendre les textes de ces journauxpour y comprendre loriginalit de ce mouvement quon peut difficilementtaxer de rvolutionnaire ou de rformiste, dans la mesure o une histoireconcrte veut exclure toute ide reue et tout manichisme interprtatif.

    Or lintrt de ces textes rside dans leur ncessit dactualit, articles ph-mres qui, mme abstraits, sont toujours des rponses ou questions la viepolitique du moment. Cest donc ce va et vient entre la thorie et la pra-tique qui est significatif et cest pourquoi il est tentant de rassembler cesremarques et discours pars pour mieux percevoir le systme dargumentsqui sous-tend les analyses et les propositions, les descriptions et les utopiesdes femmes de 48.

    Dans la Voix des femmes donc, les militantes qui crivent sont pour la plu-part socialistes et bien des thmes et un vocabulaire communs aux luttesouvrires sy retrouvent. Pourquoi donc se sont-elles regroupes uniquemententre femmes ? Pourquoi ne stre pas contentes de se spcialiser sur lacondition fminine lintrieur de groupes dj existants, convaincues quela lutte des femmes est un appendice ncessaire mais secondaire une poli-tique de subversion ? Parce que cest une erreur de croire, quen amlio-rant le sort des hommes, on amliore par cela seul celui des femmes ( laPolitique des femmes n 1 ). Cest dire, non pas tant, comme on dirait au-jourdhui quil y a des problmes spcifiques aux femmes que les hommessont incapables de comprendre, mais quil existe des femmes seules, isoles,qui nont pas dhommes, de maris surtout, qui fassent lintermdiaire entreelles et la socit et qui puissent bnficier ainsi par contre-coup des diversesrformes sociales. La politique des hommes, au sens propre, exclut donc defait, ces femmes sans familles qui sont une des proccupations majeures dufminisme du 19e sicle ( cf. par exemple Julie Daubi : La femme pauvre ).Cest certainement une des raisons qui dcida les femmes se rassemblerentre elles, conscientes de la diffrence de leur politique derrire le vaste ten-dard du socialisme. Limportant alors nest pas de comptabiliser les dif-frences et ressemblances avec les mots dordre des autres groupes politiquesmais de comprendre comment ces mmes thmes sont repris en compte pardes femmes, partir darguments fminins, tout en tachant de rsoudre lesproblmes de mtier, dducation ou de vie sociale en fonction du rle de lafemme comme telle. Ainsi cela nest en aucune sorte contradictoire daccepter que des hommes 26

  • collaborent au journal. Olinde Rodriguers, banquier mais aussi saint-simo-nien, finance la Voix des femmes ; Victor Hugo et Jean Mac crivent desarticles, Paulin Niboyet, fils dEugnie Niboyet, la directrice de la Voix desfemmes, y publie un feuilleton... Mais il reste bien sr savoir quelle placeou quel crdit, les femmes leur accordent: protecteurs, garants ou collabo-rateurs ?

    Il reste dire que nous citons quelques nom de femmes, Jeanne Deroin,Dsire Gay, Eugnie Niboyet entre autres Ce sont leurs signatures qui re-viennent le plus souvent, peut-tre parce quelles taient les plus actives maisaussi parce quelles ont un pass, souvent celui du Saint-Simonisme. Maisbeaucoup darticles sont anonymes et cest pourquoi il semble inutile din-sister sur les diverses personnalits, la Voix des femmes, revendiquant leplus souvent une unanimit de pense et de rdaction quil est ncessaire derespecter.

    A luvre !

    Plus dincertitudes !Plus dhsitations !Posons-nous nettement cette question :Que voulons-nous ?Nous voulons notre mancipation totale. complte.Cest--dire : tre reconnues, en ce qui est de lintelligence,gales aux hommes.Mettons-nous donc hardiment luvre.Plusieurs de nos surs sont effrayes ce mot :lmancipationIl ne faut pas quelles tremblentquelles reculentNotre uvre est pure.

    Voix des femmes n 1.

    LES BONNES MOEURS FONT LA FORCE DES REPUBLIQUES ET CESONT LES FEMMES QUI FONT LES MURS. (Voix des femmes n 2).

    Lnergie rpublicaine du printemps 48, est une des forces de ces luttes f-ministes dont lide dominante veut que lmancipation des femmes ( et nonla libration ) naille pas lencontre du principe de moralit et de moralisa-tion, ncessaire lorganisation de la socit rpublicaine ; quouvrir auxfemmes la vie publique nest pas risquer la dcadence des mreurs mais quaucontraire, non seulement la femme libre ne faillira pas aux responsabilits dela citoyenne mais que bien plus elle est un lment essentiel de cette moraleque tous appellent comme le principe fondamental du progrs et de la rg-nration sociale. Ainsi lmancipation des femmes nest pas seulement un 27

  • bien souhaitable, cest une ncessit et une urgence pour la socit toute en-tire. Dans les tches impratives justement, il est question des ouvrires quisont les premires souffrir de la perturbation du march du travail aggra-ve par les bouleversements de la rvolution. Les industries du vtementfurent touches ds le dbut et les femmes nont pas, comme solution derechange la possibilit de senrler dans larme. Par contre la prostitutionpeut servir de palliatif et cest pour la femme de 48, lasservissement extrme,celui de la solitude et de la maternit honteuse : Voix des femmes n 11 :on se plaint de limmoralit des femmes. Comment veut-on quil en soit au-trement quand, aprs avoir travaill toute une journe, elles se trouventavoir gagnc 10, 15 ou 20 sous au plus; quel courage, quelle vertu peut te-nir contre un tel tat de chose ? ". Donc ce nest pas de la faute de la fem-me si elle fait tat dimmoralit, cest bien plutt sa situation sociale qui laprovoque. Et puisque limmoralit est une consquence et non un dfautoriginel, il faut prendre le mal sa racine et rorganiser le travail des fem-mes. Larme morale doit donc dabord servir convaincre de la ncessit dela rorganisation du travail, cration demplois et galit des salaires pourregnrer la rpublique. Cela dit, ce nest pas seulement la moralit delouvrire qui importe, cest la moralit de toutes les femmes car ce sontelles justement, qui portent la responsabilit morale de la socit dans sonensemble. La femme libre a en effet une mission remplir et cette missionne se dfinit pas dans un abstrait utopique imprgn dune tradition Saint-Simonienne pourtant prsente, mais elle se construit directement partirdune analyse des vertus fminines qui se prcise peu peu :

    CEST AU NOM DE NOS DEVOIRS QUE NOUS RECLAMONS NOSDROITS. Voix des femmes n 1.

    Quels sont ces droits et quels sont ces devoirs ? Le droit de voter commecelui de travailler, le droit de divorcer comme celui dduquer, tous lesdroits sont un jour ou lautre rclams partir de devoirs bien remplis, tou-jours les mmes, ceux de lpouse, de la mre et de la mnagre. Mais cesdevoirs permanents peuvent saccumuler, cest une arme convaincante :nos actes justifient notre foi, nous ne discutons pas, nous agissons pourconqurir nos droits, nous multiplions nos devoirs, cest par le ct moralque nous voulons tre acceptes. Voix des femmes n 11.

    EN MORALISANT LES FEMMES, ON AMELIORE LES HOMMES.Voix des femmes n 14.

    Multiplier les devoirs pour se donner le plus de chances dobtenir satisfactionnest pas quune tape dont limportance ne serait celle que dune transitionncessaire vers lavnement dune socit nouvelle, cest bien plutt 28

  • lobjectif mme que les femmes sont appelles concrtiser dans la mesure oelles seront la pierre angulaire du nouvel difice social : puisque les droitsrevendiqus provoquent pour la plupart une ouverture la vie publique, lechamp dapplication des devoirs naura plus les bornes de la cellule familiale,il stendra jusquaux limites de la socit elle-mme. Donc reconnatre lesdroits des femmes, cest les mettre au service des hommes: Pourquoi vou-driez-vous limiter notre dvouement un seul tre et nous refuser le droitde nous sacrifier pour lhumanit toute entire ?. ( Voix des femmes n 20 )Dbauche donc de gnrosit vertueuse et promesse confiante dans leursforces.

    Ainsi cette ouverture au champ social nest pas parole en lair: ce dondelles-mmes que les femmes veulent faire lhumanit signifie bien que,loin de ntre quune consquence positive de leur lutte, leur mission socialeest une ncessit pour assurer la libert relle de lhumanit : Si les fem-mes qui comprennent leur mission sociale, rclament lgalit des droitscest en vue de la regnration de lhumanit ( Jeanne Deroin, Voix desfemmes n 27 ).

    Dans votre goisme, vous croyez que le monde na pas besoin de la femme pourse gouverner... vous vous croyez forts. Et cest cette assurance qui fait votre fai-blesse. Hommes des sicles, prenez garde: la Rpublique de 93 est tombe parceque vous naviez pas su conserver lestime et le respect pour la femme. Vous testombs parce que les femmes lont voulu Occupez-vous delles ou votreRpublique tombera. LEmpire lui-mme na-t-il pas croul lorsque Napolon arpudi la fille du peuple pour admettre dans son lit la fille des rois ? ( Voix desfemmes n 42 ).

    Ainsi la socit toute entire est concerne par lmancipation des femmes,et ce nest pas un argument abstrait lorsquon lit dans la suite de larti-cle que le privilge de lhomme sur la femme permet tout autre privilgede ressurgir, argument bien connu qui rappelle quun oppresseur nest ja-mais libre. Offrir la femme pour la libration de lhumanit, cest dire en po-sitif ce qui se dmontre en ngatif, savoir que la perptuation de loppres-sion des femmes sera comme un ver dans le fruit de la socit nouvelle. Lemouvement des femmes nest pas alors quune des ttes de lhydre de la r-volution, cest le corps mme de la rvolte et du changement possible :le degr de libert accord la femme est le thermomtre de la: libert etdu bonheur de lhomme ( Voix des femmes n 35 ). Peut-on se permettrede voir l encore une raison de lautonomie ncessa~re dun groupe de fem-mes qui se refusent comprendre leur combat comme une contradictionsecondaire et qui questionnent aussi la politique des hommes pour quilmancipation de la femme nest quun paragraphe de leur programme ?Ce serait sans doute projeter notre 20e sicle et voyons plutt, linverse, 29

  • quelle prsence est accorde aux hommes, quelle part ventuelle ils peuventprendre ce mouvement prcis et autonome. Nous avons dit quils avaientfinanc, crit, pris parti publiquement pour la Voix des femmes, mais lesfemmes que pensent-elles ? Elles ne savent pas si elles peuvent les admettreaux runions-enseignements quelles vont organiser pour les femmes : nousne voulons exclure personne de notre journal; mais nous dsirons nousfaire accepter par lestime, et pour que nos runions neffraient ni les pres,ni les maris, elles auront lieu entre nous. Plus libres dans notre pense, nouschercherons alors triompher de notre inhabilet pour soutenir srieusementla discussion sur le terrain o nous lavons place ( Voix des femmes n 8 ).Elles veulent bien de leur protection mais cest aux femmes quelles de-mandent leur concours (La Politique des femmes, n 2 - Aot 48). Parceque, somme toute, quand les hommes se mettent crire, cela ne se faitpas nos yeux sans mal: Victor Hugo dans la Voix des femmes n 17veut veiller lintrt en faveur des femmes, un peu dshrites par leshommes mais au-del de ce soutien, il se risque aux dfinitions : Pureet noble compagne de lhomme, si forte quelquefois, souvent si accable,toujours si rsigne, presque gale lhomme par la pense, suprieure lhomme par tous les instincts mystrieux de la tendresse et du sentiment,nayant pas un si haut degr, si lon veut, la facult virile de crer parlesprit, mais sachant mieux aimer, moins grande intelligence peut-tre, mais coup sr, plus grand cur. La Voix des femmes ne fait ici aucun com-mentaire mais elle sait aussi parfois faire la part des choses et mettre descritiques comme lorsque Desplanche veut bien les soutenir mais affirme ce-pendant que la femme naura pas sortir du cercle du foyer domestique( cf. Voix des femmes n 16 ).

    LAUREOLE DE LA FEMME LUI VIENT DE SON SEXE (Voix desfemmes n 33), UNE IMAGE SANS RUPTURE.

    La femme ne se perdra pas dans les dbordements dune agitation ridicule.Rien ne sert de "braver lopinion publique" comme le fit Lolla Monts parlextravagance de sa conduite (cf n 4) et en politique surtout il faut res-ter de bon ton : La Voix des femmes annonce dans son numro 8 la cra-tion de la socit des Vsuviennes qui regroupent des ouvrires pauvres,mais ne semble pas les suivre sur la voie de la militarisation que le citoyenBorme leur propose, qui les ridiculisrent beaucoup et dont il nest pas sr quecette image concide avec leur ralit.

    Les Vsuviennes : Lgion de jeunes femmes de quinze trente ans, pauvrestravailleuses dshrites qui sorganisent en communaut, dans le but dam-liorer leur sort. Leurs rglements sont trs svres. La nourriture et le logementsont assurs chacune Nous trouvons la:uvre des Vsuviennes digne detoutes nos sympathies ; mais pourquoi ce nom de V suviennes ? Leur jeunesse,leur dvouement la cause publique lautorise, lintrt gnral le commandait-il ? ( Voix des femmes n 8 ). 30

  • Les Vsuviennes : Cest l, disent-elles, le premier nom de drision qui a servi nous dsigner au ridicule et nous mettons notre amour-propre le rhabiliter.Mais il peint merveilleusement notre pense. Seulement la lave si longtempscontenue, qui doit enfin se rpandre autour de nous, nest nullement incendiai-re, elle est toute rgnratrice. (Cit par Edith Thomas - Les femmes en 48,page 47).

    Mais peu importe, la Voix des femmes les ignore car elles passent pour semoquer dune image de la femme quelles ne veulent pas abimer.

    Ainsi, la femme na pas renier le jeu ambigu des femmes clbres, ellessont lexception qui confirme la rgle, et quel que soit la raison de leurrenomme, ce qui compte, cest quelles ont prouv tout simplement lexis-tence de la femme sur la scne sociale: puisquil y a des femmes illustresassocies la gloire des hommes, toutes les femmes ont droit lhonneuret au bien-tre futur : Que la gloire des femmes illustres et mritantes quinous ont prcdes, se reflte en ce moment sur les femmes du travail et dudvouement obscur ( Voix des femmes n 2 ). Il nest donc pas ncessairede rompre avec la femme du pass, il faut accumuler toutes les preuves delimportance du rle de la femme dans la socit: celles qui furent clbrespeuvent servir dimage de marque ; quant aux femmes anonymes, leur touf-fement pass nest que prometteur : Si malgr tout ( malgr sa dpendan-ce ) la femme sest associe aux gloires comme aux malheurs de la Franceque navez-vous attendre delle quand ses fers seront briss ( Voix desfemmes n 3 ). Nous commenons plus tard que les hommes et nous ironsprobablement plus vite queux parce quil y a en nous des habitudes innesdordre et dunion ( Voix des femmes n 14 ). On peut donc reprendre encompte le pass, mme sil tmoigne de ce qui fut oppression, exception ourgle, mais reste savoir sil ne sagit que dassumer ce pass, den tirerventuellement gloire, ou si les femmes peuvent y puiser leur force mme.

    LA FEMME A RECU UNE DOUBLE PUISSANCE DE CREA TION : UNEPHYSIQUE, UNE MORALE: LENFANTEMENT ET LA REGENERATION( Voix des femmes n 31, discours de Jeanne-Marie ). LE PLEIN EMPLOIDUNE FONCTION

    De manire gnrale, il est clair que lhomme ne sera libre que si la femmelest aussi, mais plus prcisment encore, Jeanne-Marie proclame que lamre de nos fils ne peut plus tre esclave ( Voix des femmes n 31 ),quainsi cest aussi et surtout comme mre que la femme joue. pour la so-cit, sa libert. Etre une femme libre, cest tre mre et pouse pour sa fa-mille comme pour la nation. La premire tche implique logiquement laseconde comme si cela tait dans la nature, et promesse est faite dunpanouissement la mesure des qualits mises en jeu et jusqu prsentsi mal employes. Cela dit, si lanalyse est claire. et les principes bienfonds, cela nest pas si simple au niveau dune pratique concrte : louver 32

  • ture lensemble de la socit apparat bien souvent comme une importa-tion lintrieur de la famille du rle que les femmes pourraient jouer lextrieur. Il faut en quelque sorte faire rentrer la vie politique lintrieurdu foyer pour quhommes et femmes y participent ensemble: le n 1 de laVoix des femmes admire Pauline Roland qui a fait dresser procs-verbal durefus d~ son vote, elles adressent une ptition au gouvernement provisoirepour rclamer le droit de vote, mais ds le n 4 elles acceptent les restric-tions quon leur impose : hommes et femmes ont diffrentes sphres dac-tion et la femme peut participer sa manire la vie civique .

    faits divers: une ouvrire ayant port au corps de garde le diner de son mari,alors en faction, prit le fusil et fit sentinelle, tandis que celui-ci avalait leconsomm conjugal ( Voix des femmes n 4 ) :

    Chaque lecteur doit trouver une vois de femme qui le guide ou lui servedcho. Bien sr, on peut dire ici quil ne sagit que de ne pas savouer bat-tues en attendant quun verrou saute ( on sait bien quil fallut un sicle en-core pour pouvoir voter ), mais que dire de ce conseil : Cest elles, com-me pouses, comme mres, comme filles, comme scurs, de vous clairer, ri-ches, et de vous ramener franchement dans la voie large et pure du progrset de la fraternit ( Voix des femmes n 25 ). On demande bien l aux fem-mes de la famille davoir, comme telles, un rle politique. Sans prjuger icidu rle dauxiliaire qui est revendiqu pour la femme, il apparat certain quelaccs la citoyennet peut se faire pour elle avant mme de mettre fin sa situation dexclue de la politique, et justement cest parce quelle est mreque ce genre de compromis est possible.

    La Rvolution de 1830, on se le rappelle, eut son moment despoir, sonmoment deffervescence: un cri dmancipation sleva parmi les femmes de lagrande cit et alla vibrer dans mille curs, au fond de nos provinces ; cesvux et ces besoins trouvrent des chos, des interprtes parmi les hommes lesplus gnreux et les plus clairs de cette poque ; ces hommes se posrent enaptre de lmancipation des femmesMais lorsque Enfantin a tent de proclamer la femme libre, lorsquil la dsi-gn, comme prtresse de lavenir, lodalisque indolante, la femme ignorante etsensuelle, il a reni son matre et rompu avec le premier disciple, Rodrigues,qui voulait conduire lhomme lgalit sainte de la fraternit. Voix desfemmes n 27)

    Encore faut-il tcher de comprendre comment les femmes de 48 se reprsententla mre et la nation: la mre nest gnitrice quinvestie dune fonction divine,prtresse qui signifie que cette fonction est une institution naturelle par elle-mme : on retrouve ici lhritage du Saint-Simonisme auquel adhrent certai-nes femmes de la Voix des femmes, qui en renient limmoralisme quelles ju-gent rtrospectivement manipulateur, mais qui en garde linspiration mystique :Ainsi Dsire Gay : les femmes sont prtresses par leur nature comme les pr-tres de toutes les religions le sont par leurs attributions, et la fonction sacerdo-tale quelles exercent depuis des sicles dans la famille et autour delles, devra

    33

  • prendre rang comme fonction sociale, afin de stendre successivement lagrande famille humaine (Voix des femmes n 10). Par ailleurs la socit sedcrit souvent au 19e sicle daprs le modle de la famille, et ce nest pasdu tout particulier la lutte des femmes. Ainsi des reprsentations impli-cites de la mre et de la socit servent aux femmes pour argumenter enfaveur de leur majorit et cest cet implicite peut-tre qui les entrane dansdes confusions ou contradictions qu un sicle de distance qn dchiffrepeut-tre trop aisment.

    LA FEMME AURA PRIS DATE EN FACE DE LHISTOIRE (Voix desfemmes n 23). LE SAVOIR ET LA FAMILLE

    Cest assez vident au niveau de linstruction dont la revendication seperd un peut dans la disproportion entre le possible et le souhaitable. Entous cas, cest la morale qui prime pour appuyer toute tentative de chan-gement et non point lexigence dgalit dans le savoir, mme si lon con-nat toutes les vindictes propos de la sgrgation des sexes dans lduca-tion et la vie professionnelle. Cest dire quil va falloir justifier encore, parun surcroit de vertu et dintention ce qui ne devrait tre quune revendica-tion lgitime. Dailleurs, le problme de linstruction est celui qui laisse voirle plus de divergences dans la Voix des femmes. Certaines voix sont prtes privilgier la conscience morale : il ne faut pas croire que le mal est dansnotre ignorance ou notre manque dinstruction mais dans loubli des prin-cipes dune libert sage qui repose sur les droits et les devoirs ( Voix desfemmes n 4 ). Pour dautres au contraire, la femme nest impuissante queparce quelle est ignorante ( Voix des femmes n 23 ). Cela dit, les revendi-cations au savoir et linstruction sont prcises et le dsir daccs auxprofessions masculines toujours prsent. Eugnie Niboyet, la prsidente dela Voix des femmes, propose un enseignement public pour les femmes ( Voixdes femmes n 8 ), Josphine de Besnier tablit un Projet dune Fondationnationale pour lEducation, lEnseignement intellectuel et professionnel desjeunes filles du peuple ( Voix des femmes n 37 ) et Elisa Lemonnier, lunedes fondatrices de lenseignement professionnel 15 ans plus tard, se proc-cupe dj lintrieur des ateliers nationaux de la formation des ouvrires.Mais pour toutes surtout, lducation et linstruction se dissocient malais-ment : la gnration actuelle est bonne, loyale, gnreuse, les tourmentespolitiques lont murie ; ses enfants, qui profiteront de son exprience, de-viendront encore meilleurs, si on les prserve, par lducation, des carts r-sultants de principes faux ou vicieux, et en leur enseignant de bonne heure,les devoirs du chrtien, le respect pour la famille, lamour du travail, lunionentre tous, la tolrance pour les ides, pour les croyances, lhumanit enversles affligs. Il est un moyen prompt, infaillible darriver ce rsultat si d-sirable pour le bonheur des peuples et laffermissement des institutions, cestde commencer par lducation des femmes ( Voix des femmes n 37 ). Et toutle monde est convaincu que cest lenseignement qui sauvera les ouvrires de 34

  • la dpravation rien que parce que savoir coudre, cest se garantir du travail etdonc la libert. Apprendre, cest ainsi, au premier niveau, compter sur son in-telligence et non sur un ventuel argent familial, cest ssurer son indpen-dance : la libert que donne la richesse est illusoire, celle que donne le tra-vail est la seule relle ( Voix des femmes n 31 ).

    On peut prendre cela pour une vidence mais l encore, les choses ne sontpas si simples, et le savoir est parfois revendiqu avec des justifications tho-riques qui en amoindrissent la porte : les femmes veulent tre avocats etmdecins, mais devant lnormit de leur requte, elles en signifient tout desuite lutilit, utilit interne la famille, systme dauto-dfense qui viendrarenforcer les qualits naturelles de la mre : il faut que Ja femme puisse d-sormais dfendre et protger elle-mme la fortune et lavenir de ses enfants.Quant la mdecine, cest en rgle gnrale, dans le mme but que la femmedoit sy adonner : appeles par Dieu donner lexistence, nous devons ap-prendre la conserver ceux qui nous lavons donne. Encore une foisdonc, savoir cest pouvoir se prendre en charge, tre indpendante, lexercicede la profession restant dans le vague de lavenir. Mais que ce ne soit quunargument court terme qui nimplique aucune limite dfinitive, ne nousempche pas de remarquer quun droit ne se justifie que par rapport undevoir, une utilit.

    De la mme manire, lenseignement gnral de la mre, servira dabord lafamille : tmoin cette discussion fictive du premier numro de la Politiquedes femmes :Il faut bien que nous puissions causer avec nos maris.- Il faut bien que nous puissions instruire nos enfants.- Nous nous instruirons ensemble et nous seconderons les hommes.Cela dit, il arrive aussi que la femme rclame quelque chose pour elle-mmecomme de sinstruire pour tre institutrice, mais alors linverse, il lui serademand dapporter, dans lexercice de son mtier, ses qualits familiales.Amlie Pra publie l-dessus une srie darticles ( cf. nos 1, 13, 31, 39 Voixdes femmes ) qui sont exclusivement consacrs lducation des fIlles, pourqui on ouvrirait un pensionnat primaire et secondaire ( il ny a pas alorsdcole publique secondaire pour les filles, et elles ne loublient pas dansleurs revendications ). On nest donc plus au temps o ctait une catastro-phe de voir natre une fille et o elle tait carte de toute instruction,mais lducation de la petite fille ne doit cependant pas sortir de lespacematernel et cest pourquoi la maternit prime la fraternit : nous neprtendons pas attaquer lducation publique, elle est particulirementpropre au dveloppement de la fraternit tendant luniversalit. Ce quenous constatons, cest sa mauvaise direction et son insuffisance quant linstruction des jeunes filles. Donc il ne faut pas, pour les filles, dduca-tion trop collective o le groupe marquerait la ncessaire relation de la pe-tite-fille la matresse : Quest-ce quune pension de jeunes personnes ?Cest une grande famille dont la directrice est la mre, le prtre et la croyan-ce elle a 3 ou 4 lves : dune part, cest la tendresse maternelle, de lau-tre, la confiance filiale. Enfants qui nont fait que passer du sein dune mreau sein dune autre mre. Quelle touchante sollicitude. La chambre o re 35

  • posent les lves est tout ct de celle de linstitutrice; elle les protge lanuit. Les difficults surgissent videmment quand le groupe slargit etquand les petites fIlles grandissent, le problme majeur tant celui de la dis-simulation que la situation de groupe provoque. De toutes faons, on en res-te au niveau des principes. Ce qui comptait ctait dinsister sur le cadre sp-cifique ncessaire lducation des filles, et les problmes du contenu delenseignement ne sont gure abords. Car ce nest pas ce qui importedabord : ce quil fallait, ctait intgrer la rflexion sur lducation dans unetoile qui tisse rellement des liens entre la morale comme arme de combatet la maternit comme le creuset o se forge cette arme. La mre seule estappele sauver la gnration future : oui, lducation maternelle et lins-truction publique ou particulire, voil, aprs le naufrage, notre seule ancrede salut ( Amlie Pra, Voix des femmes n 39 ).

    LERE DE LA FORCE ET LERE DE LINTELLIGENCE (Jeanne Deroin,Voix des femmes n 7) OU LES AMAZONES DE LA PAIX.

    On comprend aussi par l que la violence nest pas une arme ncessaire,et cest une ide commune un certain nombre de protestataires du 19esicle, quenfin, il va tre possible de sentendre, puisque la socit, austade o elle en est, nobit plus de faon prpondrante aux rapports deforce physiques et matriels, mais permet lusage de la rationalit logiqueet morale. Donc pour Jeanne Deroin, on peut mettre de ct la pro-bable diffrence de force et de faiblesse entre les hommes et les fem-mes et croire que lre de lintelligence ouvre la voie lmancipationdes femmes. Il ne reste donc plus qu articuler lexercice enfin possiblede lintelligence de la femme, et des qualits naturelles et ancestralesdpouse et de mre, pour que toutes les femmes soient efficaces auchangement social. Mais alors, il sen dduit lvidence, que si les fem-mes ne sappuyent pas sur la force pour se faire accorder le droit dexis-tence, il nest pas question quelles fassent usage ou prconisent la violence :lordre, qui est la paix se personnifie dans les femmes ( Voix des femmesn 3 ) car cest aux femmes quil convient dapporter des paroles de paixaux partis exasprs, et de leur crier, avec un accent maternel : vous nirezpas plus loin ! ( Voix des femmes n 27 ). Refuser la violence ne signifiedonc pas refuser la politique mais proposer un autre style de vie politiqueo la femme aurait pour tche dy effacer au mieux lternel rapport deforce. Mais ce serait peut-tre nouveau projeter notre 20e sicle que dyvoir un choix idologique dlibr, critique de la violence en mme tempsque du pouvoir comme tel. Car encore une fois,il faut comprendre que cestla nature intemporelle, lessence mme de la femme qui commande ce rlepacifiste et moralisateur. Or, pour nous, ni la nature, ni la morale, ne sontdes concepts oprants ou des critres danalyse. Quant aux femmes de 48en revanche,