les relations des pays d'islam avec le monde latin. du

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Les re la t ions des p a y s d ' Is lam

avec le monde la t in du milieu du xe siècle

a u milieu du XIIIe siècle

Articles réunis par

Françoise Micheau

Éditions Jacques Marseille Librairie Vuibert

Page 3: Les relations des pays d'Islam avec le monde latin. Du

Dans la collection « Questions sur . . . »

Serge Berstein La démocratie aux États-Unis et en Europe occidentale de

1918 à 1989 (1999)

Claude Mossé

Guerres et sociétés dans les mondes grecs de 490 à 322 avant J.-C. (1999)

François Lebrun Les monarchies espagnoles et françaises du milieu du XVIe siècle à 1714 (2000)

à paraître

Robert Fossier

Les relations des Pays de l'Islam avec le monde latin du Xe siècle au milieu du XIIIe siècle (janvier 2001)

Sophie Lestrade Les très grandes villes dans le monde, étude géographique

(janvier 2001)

Direction éditoriale : Jacques Marseille Coordination éditoriale : Brigitte Brisse

Couverture et mise en page : Thomas Winock

ISBN 2-7117-6092-8

@ Éditions Jacques Marseille, 18 rue Monsieur le Prince, 75006 Paris, Librairie Vuibert, 2000

" L e pho tocop i l l age , c 'es t l 'usage abus i f et co l lec t i f de la pho tocop ie sans autor isa t ion des auteurs et des édi teurs .

L a r g e m e n t r é p a n d u dans les é t ab l i s s emen t s d ' ense ignemen t , le pho tocop i l l age m e n a c e l 'avenir du livre, car Il met en d a n g e r son équi l ibre é c o n o m i q u e . Il prive les auteurs d 'une juste rémunératIOn

E n dehors de l 'usage pr ivé du copis te , toute r ep roduc t ion totale ou part iel le de cet ouvrage est in terdi te ."

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SOMMAIRE

Avant propos de Jacques Marseille 9

I. L'Orient musulman face aux croisades Présentation par Françoise Micheau 11

Claude Cahen, Notes sur l'histoire de l'Orient latin. I. En quoi la conquête turque appelait-elle la croisade ? 14

Emmanuel Sivan, La genèse de la contre-croisade : un traité damasquin du début du XIIe siècle 26

Françoise Micheau, Les croisades vues par les historiens arabes d'hier et d'au jour d'hui 52

Anne-Marie Eddé, Saint Louis et la Septième Croisade vus par les auteurs arabes 72

II. En al-Andalus : réalités et représentations Présentation par Françoise Micheau 112

Philippe Sénac, Note sur les relations diplomatiques entre les comtes de Barcelone et le califat de Cordoue au Xe siècle 116

Christophe Picard, Quelques aspects des relations entre chrétiens et musulmans dans les zones de confins du Nord-Ouest de la Péninsule ibérique (IXe-XIe siècles) 136

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André Bazzana et Pierre Guichard, Les tours de défense de la Huerta de Valence au XIIIe siècle 160

Gabriel Martinez-Gros, La ville, la religion et l'empire : la trace de Rome chez les auteurs andalous 202

Maribel Fierro, Christian Success and Muslim Fear in Andalusî

Writings during the Almoravid and Almohad Periods 218

Robert Durand, L 'or musulman et la formation du royaume du Portugal 250

III. Les Normands et l 'Ifrîqiya Présentation par Françoise Micheau 262

Henri Bresc, Le royaume normand d'Afrique et l 'archevêché de Mahdiyya 264

IV. Le commerce méditerranéen

Présentation par Françoise Micheau 284

Shelomo D. Goitein, Le commerce méditerranéen avant les croisades.

Quelques faits et problèmes 286

David Abulafia, The Role of Trade in Muslim-Christian Contact during the Middle Ages 304

Michel Balard, Notes sur le commerce entre l'Italie et /' Egypte sous les Fatimides 334

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David Jacoby, Les Italiens en Égypte aux XIIe et XIIIe siècles : du comptoir à la colonie ? 348

V. Les emprunts culturels Présentation par Françoise Micheau 384

Danielle Jacquart, Principales étapes dans la transmission des textes de médecine (XIe-XIVe siècle) 386

Marie-Thérèse d'Alvemy, Les traductions à deux interprètes, d'arabe en langue vernaculaire et de langue vernaculaire en latin 412

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A v a n t P r o p o s

Cette nouvelle collection a pour ambition d'offrir aux étudiants et aux curieux une sélection d'articles de recherche sur une question dont l'intelligence n'est pas de prime abord évidente. Bien et même trop souvent, les relations des pays d'Islam avec le monde latin du milieu du Xe siècle au milieu du XIIIe siècle ont été vues à travers le prisme des croisades.

C'est faire peu de cas des modes multiples de relation qu'ont entretenus les deux ensembles, des divers fronts où se sont nouées leurs relations et des acteurs divers qui en ont été les intermédiaires, souverains et ambassadeurs, prisonniers et marchands, voyageurs et pèlerins, hommes de guerre et traducteurs, lettrés « fabricants d'opinion » et prédicateurs. Ces échanges multiples sont irréductibles à un modèle unique car les relations, politico-militaires, diplomatiques, idéologiques, commerciales, culturelles... n'ont connu ni les mêmes rythmes, ni les mêmes formes. C'est toute la richesse des articles présentés ici par Françoise Micheau d'en esquisser quelques traits. Appuyés sur un dépouillement minutieux de sources variées qui exigent et justifient l'abondance de notes, chroniques arabes et latines, actes officiels et notariés des villes marchandes, documents de la Reconquista, ils illustrent les courants les plus récents de la recherche française.

Regroupés par thèmes et introduits par une présentation qui en montre l'intérêt et les situe dans l'historiographie, ils permettront aux étudiants de se familiariser avec la recherche. Un exercice salutaire dans la mesure où, pour approfondir une question, rien ne vaut la fréquentation de ceux qui en ont été les principaux défricheurs. Qu'en soient remerciés les auteurs et les éditeurs qui ont autorisé cette publication.

Jacques Marseille Professeur à l'université de Paris-I Sorbonne

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Avertissement

Les articles ont été fidèlement reproduits notamment en respectant les usages de chaque auteur en matière de références bibliographiques, d 'o r thographe des noms propres et de t ranscript ion de l ' a rabe . Néanmoins, pour des raisons techniques les translittérations ont dû être simplifiées (articles d'E. Sivan, d'A.-M. Eddé, de M. Fierro et de D. Jacquart).

P a r ailleurs, nous avons complété les références des ouvrages annoncés en notes p a r l 'auteur et publiés depuis.

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L'Orient m u s u l m a n f a c e a u x c r o i s a d e s

Parmi les historiens qui ont choisi de franchir la Méditerranée et d 'étudier les croisades du point de vue oriental, Claude Cahen occupe une position de première importance (sur son œuvre, lire le numéro spécial de la revue Arabica, t. XLIII, fasc. 1, janvier 1996), notamment les contributions de Anne-Marie Eddé et Françoise Micheau pour l'histoire des croisades). Cet universitaire français (1909- 1991) avait consacré sa thèse à l'étude de la principauté d'Antioche (La Syrie du Nord à l'époque des Croisades et la Principauté franque d'Antioche, Paris 1940), mais très vite il considéra que cet ouvrage, bien que largement appuyé sur les sources orientales comme occidentales, ne faisait pas une place suffisante aux réalités propres aux pays d'Islam. Dès 1950, alors qu'il enseignait à l'Université de Strasbourg, l'inscription au programme d'agrégation d 'une question portant sur les croisades et l'Orient latin lui donna l'occasion d'une mise au point (« Notes sur l'histoire de l'Orient latin. En quoi la conquête turque appelait-elle la croisade? », p. 14-25) qui représente un tournant dans son œuvre de savant comme dans l'historiographie des croisades : le refus des généralisations hâtives (considérer comme un bloc homogène les chrétiens ou les Seljoukides) et, au contraire, une attention soutenue à des réalités complexes le conduisent à réviser l'idée communé- ment admise de la conquête turque de Jérusalem comme cause de la Première Croisade. À la fin de sa carrière, Claude Cahen rassemblait dans Orient et Occident au temps des croisades (Paris 1983, réimpression 1992) les réflexions qui l 'ont

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conduit, en tant que spécialiste de l'Orient musulman, à renou- veler les perspectives classiques de l'histoire des croisades.

L'attention portée aux sources musulmanes de l'histoire des croisades est ancien, ainsi que l'atteste la publication de 1872 à 1906 des cinq volumes consacrés aux historiens arabes dans le Recueil des Historiens des Croisades. Pourtant, aujourd'hui encore, bien des textes restent inédits, ou ne sont pas traduits en langues occidentales. Les trois autres articles retenus pour ce recueil s'intéressent, chacun à leur manière, au regard porté par les auteurs musulmans sur les croisades et les croisés.

Alors que le chercheur israélien Emmanuel Sivan travaillait, sous la direction de Claude Cahen, à l'élaboration de sa thèse (L'Islam et la Croisade. Idéologie et propagande dans les réactions musulmanes aux croisades, Paris 1968), il a publié et traduit un traité juridique sur le djihâd d'une grande impor- tance, car c'est l'une des toutes premières sources musulmanes sur les conquêtes des Francs en Syrie (« La genèse de la contre-croisade : un traité damasquin du début du XIIe siècle », p. 26-51). Si ce texte n'apporte aucune information nouvelle sur l'histoire même de la Première Croisade, il représente un point de vue étonnamment lucide, mais sans doute unique à l'époque, sur l'ampleur du danger franc et l'urgence d'une mobilisation générale.

Françoise Micheau (« Les croisades vues par les historiens arabes d'hier et d'aujourd'hui », p. 52-71) décrit la percep- tion des croisades dans l'historiographie arabe : cet article, très général, peut être une utile introduction à la lecture, réfléchie et critique, des sources arabes (par exemple le recueil de textes établi par F. Gabrieli, Chroniques arabes des Croisades, Paris 1977, rééd. Paris 1996).

La longue étude consacrée par Anne-Marie Eddé à la croisade de saint Louis (« Saint Louis et la Septième Croisade vus par les auteurs arabes », p. 72-111) offre un excellent exemple de la manière dont l'historien doit lire les sources arabes, en s'appuyant sur une connaissance très précise de l'histoire ayyoubide et sur un dépouillement minutieux de tous les textes (alors que nombre d'entre eux ne sont pas traduits, voire encore inédits). Une telle démarche permet

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à l'auteur de recueillir des informations complémentaires à celles des sources latines sur le déroulement de l'expédition, de mieux comprendre les raisons de l'échec final des Latins, de replacer à sa juste place la Septième Croisade dans l'histoire de l'Égypte, d'analyser l'évolution de l'esprit de djihâd un demi-siècle après les reconquêtes de Saladin.

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Claude Cahen

NOTES SUR L'HISTOIRE DES CROISADES ET DE L' ORIENT LA TIN1

Ma thèse sur « La Syrie du Nord à l' époque des Croisades » (Paris, 1940) appelle des corrections et des compléments dont quelques travaux en préparation me fourniront peut-être l'occasion. Sans que j 'aie eu le temps de les achever, les programmes d'agrégation de cette année m'obligent à en faire état auprès de mes étudiants, et, pour les autres et pour mes collègues, à en publier ce que je peux, sous une forme toute provisoire. Je prie qu'on ne voie pas autre chose dans les notes morcelées qui seront données à ce numéro et aux suivants du Bulletin de notre Faculté.

E n q u o i l a c o n q u ê t e t u r q u e a p p e l a i t - e l l e l a c r o i s a d e ?

Depuis neuf siècles et demi, on répète, à des nuances près, que la cause occasionnelle de la Croisade réside dans la conquête turque, qui constituait pour la Chrétienté en général un danger terriblement grave, auquel il a été ainsi paré. Les affirmations traditionnelles sont celles qui ont le plus besoin d'être révisées. Regardons celle-là d'un peu près.

Il y avait, en 1095, plus de quatre siècles et demi qu'une multitude de Chrétiens, et que la Terre Sainte, étaient soumis

1. Le programme d'agrégation, tel qu'il a été publié, fait partir de l'année 1099 la question relative aux Croisades et à l'Orient Latin. Que cette erreur soit ou non corrigée, il est évident que les étudiants se condamneraient à ne rien comprendre de cette histoire s'ils n'avaient pas une connaissance sérieuse de la Première Croisade.

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a u x m u s u l m a n s , s a n s q u ' i l y e û t d e C r o i s a d e . D a n s s o n a t t i t u -

d e e n v e r s les I n f i d è l e s , l ' I s l a m o b é i s s a i t , d e p u i s ses o r i g i n e s ,

a u x d e u x p r i n c i p e s n e t t e m e n t d i s t i n c t s s u i v a n t s : d ' u n e p a r t , s a

fo i f a i t a u c r o y a n t u n e o b l i g a t i o n d u d j i h â d , d e la g u e r r e

s a i n t e , d o n t le b u t e s t d e s o u m e t t r e l ' i n f i d è l e à l a d o m i n a t i o n

d e s m u s u l m a n s ; m a i s d ' a u t r e pa r t , c e t t e d o m i n a t i o n n ' e n t r a î n e

a u c u n e c o n v e r s i o n f o r c é e , e t l ' i n f i d è l e , u n e f o i s é t a b l i d a n s s a

s i t u a t i o n d i s c r i m i n a t o i r e e t s u b o r d o n n é e , j o u i t d e la p r o t e c t i o n

d e la L o i m u s u l m a n e . À v r a i d i r e , m a l g r é u n r é v e i l m o m e n t a -

n é c h e z q u e l q u e s A r a b e s s y r o - e u p h r a t é s i e n s e n f a c e d e

l ' o f f e n s i v e b y z a n t i n e d e la s e c o n d e m o i t i é d u Xe s i è c l e ( r é v e i l

p e u t - ê t r e s u r t o u t l i t t é r a i r e ) , d e p u i s le m i l i e u d u v i l e s i è c l e , d a n s

la m a s s e d e s p e u p l e s m u s u l m a n s , l ' e s p r i t d u d j i h â d e s t m o r t . Il

ne s u b s i s t e v i v a c e q u ' a u x d e u x e x t r é m i t é s d u m o n d e m u s u l m a n ,

f a c e à d e s p a ï e n s , n o n à d e s C h r é t i e n s : a u S a h a r a , d a n s les

g r o u p e s d e c o m b a t t a n t s f a n a t i q u e s q u ' a b r i t e n t les r i b â t , l es

m u r â b i t Û n ( d o n t n o u s a v o n s fa i t les A l m o r a v i d e s ) , qu i , d a n s la

s e c o n d e m o i t i é d u XIe s i è c l e , a y a n t t r i o m p h é d e s r é g i m e s d é c a -

d e n t s d ' A f r i q u e d u N o r d e t d ' E s p a g n e , r e p r e n n e n t , d a n s ce

p a y s , la g u e r r e s a i n t e c o n t r e le C h r é t i e n ; e n T r a n s o x i a n e , c h e z

les g h â z î s , c o m b a t t a n t s d e la fo i o r g a n i s é s , r e n o u v e l a n t , c o n t r e

les T u r c s d ' A s i e c e n t r a l e , l es i m m é m o r i a l e s t r a d i t i o n s d e la l u t t e d e s s é d e n t a i r e s i r a n i e n s c o n t r e les n o m a d e s « t o u r a n i e n s ».

Il se t r o u v e q u ' a u d é b u t d u XIe s i è c l e u n e g r a n d e p a r t i e d e c e s T u r c s n o m a d e s o u T u r c o m a n s v i e n t d e se c o n v e r t i r à l ' I s l a m , à

u n I s l a m i m p r é g n é d ' e s p r i t g h â z î . O n n e p e u t d o n c p l u s les m a i n t e n i r h o r s d e s v i e u x d o m a i n e s m u s u l m a n s , o ù a u c o n t r a i r e

les d é c h i r e m e n t s s o c i a u x , p o l i t i q u e s , r e l i g i e u x , les f o n t a p p e l e r ,

o u f a c i l i t e n t l e u r p é n é t r a t i o n . A u m i l i e u de ce s i èc le , les

T u r c o m a n s c o n q u i è r e n t à la f a m i l l e q u i les g u i d e , c e l l e d e s

S e l d j u k i d e s , u n E m p i r e q u i g r o u p e p r e s q u e t o u s les p a y s

m u s u l m a n s d ' A s i e s o u s u n e d o m i n a t i o n u n i q u e p o u r la

p r e m i è r e fo i s d e p u i s d e u x s i è c l e s . Il n ' e n r é s u l t e a u c u n

c h a n g e m e n t d a n s la c o n d i t i o n d e s C h r é t i e n s d e c e s p a y s , c a r

les S e l d j u k i d e s , h é r i t i e r s d e s r é g i m e s m u s u l m a n s a n t é r i e u r s ,

a p p l i q u è r e n t à c e s C h r é t i e n s la t r a d i t i o n n e l l e p r o t e c t i o n d e

l ' I s l a m ; m a i s les T u r c o m a n s g h â z î s a f f l u è r e n t a u x f r o n t i è r e s

b y z a n t i n e s , et là r e p r i r e n t la g u e r r e s a i n t e , q u e f a c i l i t a i e n t les

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d i s s e n s i o n s i n t e s t i n e s c h e z l ' a d v e r s a i r e , et , p o u r la p r e m i è r e

f o i s d e p u i s t r o i s s i è c l e s , s ' e f f e c t u a u n n o u v e a u b o n d d a n s

l ' e x p a n s i o n d e l ' I s l a m , p a r l a c o n q u ê t e d e l ' A s i e M i n e u r e ,

u n e m o i t i é d e l ' E m p i r e B y z a n t i n : c o n q u ê t e r é a l i s é e e n

d e h o r s d e s a u t o r i t é s s e l d j u k i d e s , d a n s u n t e r r i t o i r e q u i n e

r e l è v e p a s d ' e l l e s , e t q u i , c o m m e l e s T u r c o m a n s s o n t é t r a n -

g e r s e t h o s t i l e s à t o u t e o r g a n i s a t i o n d ' É t a t , a b o u t i t , p l u s d u r a -

b l e m e n t q u ' a i l l e u r s , a u p i l l a g e , à l ' a n a r c h i e , e t , s u r les

c o n f i n s t u r c o - b y z a n t i n s , à u n e p e t i t e g u e r r e p e r m a n e n t e 2. Il

y a v a i t é v i d e m m e n t là p o u r la C h r é t i e n t é b y z a n t i n e u n

d é s a s t r e a u q u e l , m a l g r é s o n r é c e n t s c h i s m e , R o m e n e p o u v a i t r e s t e r i n d i f f é r e n t e .

D ' u n p o i n t d e v u e p l u s d i r e c t , l ' O c c i d e n t é t a i t g ê n é p a r

c e t t e c o n q u ê t e t u r q u e . L e XIe s i è c l e a v a i t a s s i s t é à u n c o n s i -

d é r a b l e d é v e l o p p e m e n t d e s p è l e r i n a g e s e n T e r r e S a i n t e . L a

m a j o r i t é d e s p è l e r i n s g a g n a i e n t C o n s t a n t i n o p l e e t d e là

J é r u s a l e m p a r l ' A n a t o l i e : l a s i t u a t i o n n o u v e l l e e n c e p a y s

r e n d a i t c e t t e r o u t e i m p r a t i c a b l e . M a i s il n e f a u t p a s e x a g é r e r

les c o n s é q u e n c e s d e c e f a i t : c a r e n P a l e s t i n e la s i t u a t i o n é t a i t

l o i n d ' ê t r e a u s s i m a u v a i s e , e t l ' o n p o u v a i t s ' y r e n d r e p a r m e r .

L a P a l e s t i n e a v a i t é t é p r i s e a u x C a l i f e s f a t i m i d e s d ' É g y p t e e n

1071 p a r l e c h e f t u r c o m a n a u t o n o m e A t s ï z ; e n 1 0 7 9 e l l e f u t

i n c o r p o r é e a u d o m a i n e s e l d j u k i d e , d a n s l ' a p a n a g e d u p r i n c e

T o u t o u c h ; c e l u i - c i e n 1 0 8 6 la c o n c é d a à u n a u t r e c h e f

t u r c o m a n , m a i s lu i d e p u i s l o n g t e m p s a u s e r v i c e s e l d j u k i d e ,

A r t o u q . L ' a n a r c h i e é t a i t e n S y r i e - P a l e s t i n e b i e n a n t é r i e u r e

à l ' a r r i v é e d e s T u r c s ; d e s p è l e r i n s , e n 1055 , e n 1064 , a v a i e n t

s o u f f e r t d e s d é s o r d r e s d e s B é d o u i n s ; e t l es p e t i t e s f o r t e r e s s e s

d o n t le p a y s se h é r i s s a p o r t e n t e n c o r e a u j o u r d ' h u i t é m o i g n a g e

d ' u n é t a t d ' i n s é c u r i t é g é n é r a l i s é e . L ' a r r i v é e d e s T u r c o m a n s

a g g r a v a m o m e n t a n é m e n t la m i s è r e ; m a i s là l ' o r d r e fu t

b e a u c o u p p l u s v i t e r é t a b l i , e t à p a r t i r d e 1 0 8 0 e n v i r o n la

s é c u r i t é e s t p o u r l e s p è l e r i n s c e r t a i n e m e n t m e i l l e u r e q u ' à la

v e i l l e d e l ' a r r i v é e d e s T u r c s . Il y a v a i t l o n g t e m p s q u e les

2. Pour l 'ensemble des événements de cette période, je renvoie à mon article « La première pénétration turque en Asie-Mineure » dans Byzantion, 1948 (où il est également question de la Syrie et de la Palestine).

Page 16: Les relations des pays d'Islam avec le monde latin. Du

pèlerins italiens se rendaient en Terre Sainte par mer; Venise, Amalfi avaient noué des relations commerciales avec les ports musulmans d'Orient, en même temps qu'avec les Byzantins, et la lutte victorieuse contre les corsaires en Méditerranée occidentale commençait à rendre de tels voyages moins périlleux ; la conquête turque de la Syrie, qui ne porta d'ailleurs qu'exceptionnellement sur les ports, ne changea rien aux habitudes prises (Amalfi devait être absente de la Croisade, et Venise n'y venir qu'une fois la victoire acquise) : on pouvait donc développer les transports mari- times de pèlerins, soit à partir de Constantinople, où subsistait une flotte byzantine habituée aux liaisons avec Chypre et les ports fatimides, soit directement à partir des ports italiens. Et, effectivement, nous savons que, s'il n'y eut plus de pèlerina- ge aussi massif et spectaculaire que celui de 1064, formule qui s'était révélée dangereuse, les pèlerinages d'Occidentaux vers la Ville Sainte continuèrent régulièrement sous la domi- nation turque comme auparavant. Il est même bien possible qu'en raison du schisme byzantin, la chute du protectorat que Byzance avait exercée sur les Chrétiens de Jérusalem pendant le dernier demi-siècle de l'administration fatimide ait profité aux Latins. Les Amalfitains avaient dans cette ville deux hospices pour les pèlerins, peut-être fondés avant le régime turc, mais qui en tous cas continuèrent à y fonctionner normalement sous ce régime. Les sévices dont des écrits occidentaux, d'ailleurs souvent postérieurs à la Croisade, se font l'écho comme ayant été subis par les pèlerins font un peu sourire : tantôt il s'agit de ragots comme ceux que se lancent mutuellement à la tête en tous temps les adeptes voisins de confessions ennemies, tantôt ils prouvent que les Occidentaux n'avaient aucune compréhension des exigences d'un État administré : que les pèlerins arrivant sans plus un sou aient trouvé pénible de payer un droit d'entrée dans la Ville Sainte se comprend, mais ils en devaient autant, par exemple, à la traversée de l'Empire Byzantin, et l'on ne peut vraiment voir là une marque d'intolérance : par surcroît le cas le plus douloureux qui nous est connu, de pèlerins empêchés faute d'argent de pénétrer dans les Lieux Saints, est contemporain

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d'un pèlerinage de Foulque Nerra, deux tiers de siècle avant l'apparition des Turcs en cette région3.

De toutes manières, il ne s'agit là que de pèlerins occiden- taux, et, pour apprécier l'attitude turque en face des Chrétiens, l'essentiel est d'étudier la situation des Chrétiens indigènes. Répétons-le, il y eut pour eux, plus ou moins longtemps selon les régions, mais, il faut le préciser, ni plus ni moins que pour toutes les catégories de la population, musulmans compris, lors de l'arrivée des Turcomans, une période de souffrance. Mais une fois un régime stable établi ?

Il faut, ici, faire des distinctions. En Asie Mineure, la hiérar- chie ecclésiastique byzantine, liée à la puissance politique de Byzance, fut pratiquement expulsée — mais il resta des moines, des prêtres, et toute liberté du culte aux fidèles. Mais en Asie Mineure centrale et orientale, l'immense majorité des fidèles appartenaient soit à l'église nationale arménienne, soit à l'église monophysite syriaque dite jacobite, dont les adeptes, par la langue et le genre de vie, différaient peu des Arabes ; ces Chrétiens non-grecs supportaient depuis longtemps avec impatience la domination byzantine pour eux étrangère, les

3. Cf. R. Rôhricht, Die deutsche Pilgerreisen, 1880; Leib, Rome, Kiev et Byzance, Paris, 1924; Bréhier, l'Eglise et l'Orient au Moyen-Age; Cognasso, La genesi delle Crociate, Turin, 1934; C. Erdmann, Die Entstehung der Kreuzzugsgedanke, Stuttgart, 1935; Riant, Inventaire des lettres des Croisades, dans Archives de l'Orient Latin, I (lettre de Victor II, cf. Leib, op. cit. 88, et d'Urbain II, 1089, 68). Les griefs des pèlerins sont rassemblés surtout dans Guillaume de Tyr, I, 9; notons qu'aucun texte ne parle d'un arrêt des pèlerinages. Les pèlerinages les plus connus au temps des Turcs sont ceux de Robert de Flandre, en 1088, du Normand St. Guillaume Firmat (AASS, 24 avril, p. 336), de l'évêque de Verdun Thierry (MGSS, X, 495), de l'évêque de Toul Pibon avec le comte de Luxembourg Conrad vers 1085 (MGSS, VIII, 647), de l'évêque suédois Roeskild en 1086 (Riant, Les Scandinaves en T.S., 126), d'un groupe d'Italiens d'Arezzo (Muratori, Antiquitates, V, 219), du moine Joseph de Canterbury (Leib 84); des Espagnols se font délier d'un vœu de pèlerinage en raison de la menace almoravide (Urbain II, lettre citée); des troupes de pèlerins à Byzance obli- gés de payer un droit (lettre de Victor II) ; la tradition attribue un pèlerinage à Pierre l'Ermite, par Bari et Alexandrie. — C'est à tort que Bréhier parle en 1055 de menace, en Syrie, des Turcs, qui n'y étaient pas arrivés : le texte

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exigences de son fisc et de ses grands propriétaires, les chicanes de son Église. Ils accueil l i rent sans déplais ir la

conquête turque, qui les en délivrait. Certes il put arr iver que des moines syriaques de la région du Taurus, en un m o m e n t

de g u e r r e en t re T u r c s et Ph i l a r è t e , c h e f d ' u n e p r i n c i p a u t é a rméno-grecque restée long temps au tonome, se réfugiassent en Egypte 4, mais partout où la paix régnait , les Chrét iens indi- gènes gagnèrent à la dispari t ion des Grecs. Les Turcomans , qui n 'avaient ni administrateurs musulmans les accompagnant , ni eux-mêmes d ' expé r i ence administrat ive, laissèrent prati- quement les indigènes chrét iens loca lement au tonomes , bien plus qu ' i l s n ' ava ien t pu l 'ê t re sous les Grecs. Et les églises que les Grecs perdaient durent souvent , c o m m e à Ant ioche 5, leur être attribuées. Les Armén iens ne bénéficièrent pas toujours de ces avantages , car il restait parmi eux un parti grécophi le et des seigneurs essayant de se tailler des domaines au tonomes à l 'abri du T a u r u s ; mais les monophys i tes sans aucun doute furent régul iè rement favorisés par les conquérants 6.

Dans les vieux pays musu lmans , où les Grecs étaient peu nombreux , on trouvait en Syrie surtout des Maroni tes et des

(MGSS, VII, 497) ne parle que de « Sarrasins ». C'est à tort que Leib 86 place en 1075 le pèlerinage d'un évêque de Langres que le récit de AASS, 17 août 443 indique comme contemporain de la croisade de Louis VII le Jeune. — Pour les progrès des Latins à Jérusalem au détriment des Grecs, cf. le Taktikon de Nicon de la Montagne Noire cité dans Leib, 29 (ils occu- pent des églises et gênent le culte grec). — Pour les relations commerciales, outre les ouvrages classiques de Heyd et Schaube, cf. le récit de l'enlève- ment des reliques de St. Nicolas à Myre au retour d'Antioche dans Leib, 40 sq. (les textes parlent aussi de pèlerins) ; R. Morozo et A. Lombardo, Documenti del commercio veneziano, Rome 1940, n° 24 (Antioche 1095). 4. Zotenberg, Catalogue des mss. syriaques de la Bibliothèque Nationale, 12 (le monastère n'est pas nommé, mais la mention d'un moine originaire de Mar'ach peut le faire chercher dans cette région d'autant mieux qu'en l'année indiquée, 1084, la principauté de Philarète s'écroulait sous les coups de Soulaïmân fils de Qoutloumouch). 5. Prem. Pén. 32, 45. 6. Il m'est impossible de donner ici les preuves, qui ne peuvent être dégagées que de l'étude des chrétientés anatoliennes sur une plus longue période.

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Jacobites , en M é s o p o t a m i e des Jacobi tes et des Nestoriens,

ces derniers n o m b r e u x aussi en Iran et j u s q u ' e n Asie Centrale. A Jé rusa lem vois inaient moines et pèlerins de toutes les sectes chrét iennes. La dispari t ion du protectorat byzant in dut y compor t e r pou r eux un mélange d ' avan tages et d ' i nconvé- nients secondaires . La nécessi té d ' é v a c u e r certains établisse-

ments sis hors la ville et peut-être de les inclure dans les rempar ts construi ts pour faire face aux désordres extérieurs a pu causer momen tanémen t quelques impressions douloureuses, et la Ville Sainte eut à souffr ir des exécut ions massives

ordonnées en 1076 par Atsïz à la suite d ' u n e révolte profati- mide ; mais il s ' ag i t là d ' u n e mesure par laquelle les Chrét iens semblen t avoir été à peine touchés 7 ; sans doute, les Turcomans prétendaient nier le miracle du Feu Sacré qui chaque année à Pâques descenda i t du ciel dans l 'Égl i se du St -Sépulcre a l lumer un cierge 8; par les faveurs qu ' i l fit aux Jacobites, Atsïz n ' e n mér i te pas moins une ment ion favorable de l ' anonyme auteur de l 'His toi re des Pa t r i a rches (coptes, cousins

égypt iens des Jacobi tes) d 'Alexandr ie 9, et il est bien possible q u ' u n e cer taine méf iance à l ' égard des vieux cadres arabes ait dans cer ta ines pr inc ipautés tu rcomanes , c o m m e en Asie Mineure , profi té aux Jacobites . Plus tard, les cœurs chrétiens ressent i rent dou lou reusemen t q u ' A r t o u q eût lancé une flèche

dans le toit du St-Sépulcre ; mais c 'étai t là pour lui un symbole de prise de possession, sans valeur d ' in to lé rance 10. On a déjà vu que les pè ler inages ne cessèrent pas.

Quant au cas, de beaucoup le plus général , de l 'Empi re seldjukide p ropremen t dit, si peut-être on fit plus attention que sous certains des anciens régimes à fermer aux Chrétiens

7. Aux références de ma Prem. Pén., p. 36, n. 4, ajouter Ibn Wâcil, Ta' rikh Çôlihi, an 469 Hég. (inédit, d 'où Elmacin, éd. trad. Erpenius, même année) et Guillaume de Malmesbury, Gesta, c. 225 et 368, spécialement nets sur le caractère antiarabe et non antichrétien du massacre.

8. L'arrivée des Croisés interrompra, elle, un an le miracle... 9. Bibl. Nat. ms. arabe 302, p. 191 ; ce témoignage prend son relief si on le

compare au sentiment hostile du même auteur envers les Croisés. 10. Prem. Péri. 66.

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l'accès des emplois financiers supérieurs, cela ne touchait pas la masse du peuple et, pour celle-ci, le régime fut exactement celui des siècles précédents. L'intolérance des nouveaux maîtres, attentifs à reconstituer l'unité morale de la commu- nauté musulmane, s'appliquait aux hérétiques musulmans, mais était absolument étrangère à toute pression sur les non- musulmans. La seule persécution des Chrétiens que l'histoire de l'Islam ait enregistrée est celle du Fatimide mi-fou al-Hâkim à l'aube du XIe siècle, et n'a sous les Turcs aucune réplique. Bien au contraire, si, sans doute, les auteurs chrétiens se plaignent des déprédations des Turcomans — en quoi ils font exactement la même chose que leurs confrères musul- mans —, et si ceux qui appartiennent à des États chrétiens disent du mal des Turcs avec lesquels ils sont en guerre, — en revanche, une fois la période des invasions terminée, c'est un égal concert de louanges qui, des bouches chrétiennes comme des bouches musulmanes, monte en particulier vers le grand Seldjukide Malikchâh qui, de 1072 à 1092, symbolisa le retour

. à la sécurité, à l'ordre, à la justice, à la générosité, pour toutes les confessions également. Le style arménien d'un Mathieu d'Édesse, d'un Sarcavag, d'un Stéphane Orpélian, est ici le plus dithyrambique11 ; mais la même impression se dégage, en des termes plus mesurés, du Jacobite Michel le Syrien12, du Nestorien Amr bar Sliba 13. Et si en 1092 la mort de Malikchâh ouvrit une ère de discordes entre ses successeurs, celles-ci n'eurent rien de plus grave que ce à quoi l'Orient était depuis longtemps habitué, et ne comportèrent jamais d'élément de lutte antichrétienne. Il est au surplus remarquable que, lorsque plus tard les auteurs orientaux voudront expliquer la genèse de la Croisade, jamais ils ne penseront à des souffrances des Chrétiens d'Orient : Ibn al-Athîr invoque l'expansionnisme des Normands d'Italie, al-Azîmî place à l'année du Concile de Clermont une allusion aux souffrances des pèlerins que, Alépin, il doit évidemment aux descendants des Croisés eux-

11. Prem. Pén. 48 ; Syrie du Nord, 197. 12. Ed. Chabot, III passim, 13. Ed. Gismondi, passim.

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mêmes I4; quant aux auteurs chrétiens d'Orient les plus sensibles à l'idéal de fraternité chrétienne que le contact avec les Francs restés en Orient après la Croisade aura fait naître, eux aussi, tel Michel le Syrien, ne savent nous narrer que des aventures de pèlerinages où se retrouvent des traditions parentes de celles qu'a recueillies l'Italien Caffaro15.

Le bilan est donc net : l'invasion turque a été un désastre pour la Chrétienté byzantine, avec des compensations pour les Chrétiens non-grecs. Aux Chrétiens des pays musulmans et de Palestine en particulier, elle a apporté passagèrement des souffrances qu'ils ont eues en commun avec leurs voisins musulmans : à mesure de l'incorporation de ces territoires à l'Empire seldjukide, ils ont retrouvé une situation équivalente à celle qu'ils avaient toujours eue dans l'Islam. Les pèlerins ont été gênés par la nécessité d'abandonner une route traditionnelle, mais non empêchés de la remplacer par d'autres.

Or les Croisés sont partis délivrer le Saint-Sépulcre, et de façon secondaire seulement secourir l'Empire byzantin. Cela, bien que, comme l'a souligné C. Erdmann, des Chrétiens des pays musulmans ni de Terre Sainte aucun appel n'ait jamais été adressé à l'Occident 16.

Projetés sur la toile de fond que nous venons de peindre, certains aspects des problèmes relatifs à la conception de la Croisade prennent un relief particulier. Il y a eu, en somme, une substitution. Ce n'est pas au vrai danger que la riposte a été portée.

À vrai dire la substitution est moins visible pour le Croisé moyen que pour l'historien moderne. Le Croisé moyen n'a absolument aucune notion de l'existence de groupes de Chrétiens orientaux dont le point de vue puisse différer du sien ; et, quand, en arrivant en Syrie, leur existence lui sera révélée, elle lui paraîtra presque aussi scandaleuse que celle

14. Kâmil at-tawârîkh, éd. Tomberg, X, 189 (Recueil des Hist. des Crois., Hist. Or., I, 189). Al-Azîmî, mon éd., dans As., 1938, p. 369 et 430. 15. Michel 182 ; Caffaro. éd. Belgrano (Fond per la storia d'Italia) ou Hist. des Cr., Hist. Occid., V, chap. I. 16. Erdmann, op. cit., 367 sq.

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d e s m u s u l m a n s e u x - m ê m e s , e t il n e se g ê n e r a p o u r le f a i r e v o i r

à c e s h é r é t i q u e s . L e p é r i l c h r é t i e n d a n s s o n i m a g i n a t i o n e s t

c o n c r é t i s é s o u s la f o r m e d ' é g l i s e s d é v a s t é e s , d e p è l e r i n s

m o l e s t é s , s e l o n l e s r é c i t s q u ' e n c o l p o r t e n t l e s p r o p a g a n d i s t e s

a l i m e n t é s p a r q u e l q u e s r a p p o r t s b y z a n t i n s , q u e l q u e s s o u v e n i r s

d e p è l e r i n s r e n t r é s . M a i s b i e n p l u t ô t il s e r é f è r e à u n e

C h r é t i e n t é a b s t r a i t e , e t à l ' i n d i g n i t é d e p r i n c i p e q u e c o n s t i t u e la d o m i n a t i o n d e l ' I s l a m a u x l i e u x o ù v é c u t l e S a u v e u r . S e s

c o n n a i s s a n c e s d ' h i s t o i r e p r é c i s e s o n t t r o p f a i b l e s p o u r lu i

p e r m e t t r e d e b i e n d i s t i n g u e r c e q u i e s t d e C o n s t a n t i n o p l e o u d e

J é r u s a l e m , d ' a l - H â k i m o u d e M a l i k c h â h . L e t o u t s ' e s t o m p e

d a n s u n O r i e n t v a g u e q u ' e m b r u m e la l u m i è r e d e la C r o i x 17.

M a i s , si c e t t e m e n t a l i t é r e n d a i t l a s u b s t i t u t i o n p o s s i b l e , e l l e

n e s u f f i t p e u t - ê t r e t o u t d e m ê m e p a s à e x p l i q u e r q u ' e l l e se s o i t

p r o d u i t e . D e s d o l é a n c e s d e p è l e r i n s , il y e n a v a i t d e p u i s l o n g -

t e m p s ; e t d e s a p p e l s a u s e c o u r s d e B y z a n c e a u r a i e n t p r o v o q u é

s i m p l e m e n t d e s e n r ô l e m e n t s c o m m e c e u x d e s N o r m a n d s q u i

c o m b a t t a i e n t d e p u i s t r o i s o u q u a t r e d é c a d e s d a n s s e s a r m é e s

ou , a u m i e u x , d e s e x p é d i t i o n s c o m m e c e l l e s d e s n o b l e s d e

q u e l q u e s p r o v i n c e s f r a n ç a i s e s a u x c ô t é s d e l e u r s c o u s i n s

d ' E s p a g n e m e n a c é s p a r l e s A l m o r a v i d e s . L a C r o i s a d e fu t p l u s

p a r c e q u ' e l l e f u t a x é e d é l i b é r é m e n t s u r J é r u s a l e m , e t e l l e le f u t

p a r u n P a p e q u i lu i é v i d e m m e n t s a v a i t q u e la T e r r e S a i n t e

n ' é t a i t p a s le l i eu d u d é s a s t r e .

T o u t e f o i s l ' i d é e v i n t - e l l e d e l u i ? S e l o n u n a u t e u r b y z a n t i n

d u d é b u t XIIIe s i è c l e s u r l e q u e l P. C h a r a n i s a r é c e m m e n t a t t i r é

l ' a t ten t ion 18 , ç ' a u r a i t é t é A l e x i s C o m n è n e qu i , c o n s c i e n t d e

l ' i m p o s s i b i l i t é d e m o b i l i s e r les f o u l e s p o u r B y z a n c e , a u r a i t

i n v e n t é l ' e x p é d i t i o n p o u r la d é l i v r a n c e d e la T e r r e S a i n t e .

J ' i n c l i n e à c r o i r e q u e n o u s a v o n s là s e u l e m e n t l ' e x p l i c a t i o n

q u e p o u v a i t i m a g i n e r u n p a t r i o t e g r e c r é f l é c h i s s a n t s u r l ' é t r a n g e

p h é n o m è n e q u ' a v a i t é t é c e t t e C r o i s a d e ; m a i s , m ê m e s ' i l e n e s t

a i n s i , le t é m o i g n a g e g a r d e l ' i n t é r ê t d e m o n t r e r q u ' à c e r t a i n s

17. Leur connaissance de l'Islam est naturellement pire encore : là-dessus cf. maintenant Ugo Monneret de Villard, Lo studio del islam in Europa nel XII-XIII secolo (Studi e Testi, 1 10, 1944). 18. Spéculum, 1949.

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esprits méd iévaux m ê m e la substi tution était parfa i tement sensible. A u reste, la dél ivrance du Saint-Sépulcre était le thème des expédi t ions ant i - is lamiques byzant ines du Xe siècle, et il était donc facile à des agents byzant ins de le re trouver pou r le p ropose r en thème à une expédi t ion nouvel le menée , selon ce que conceva i t le Basileus, c o m m e une expédi t ion grossie mais toujours cependant byzantine. Cependant , si habiles qu ' a i en t été les émissaires byzant ins auprès du Pape à lui représenter le sort de la Terre Sainte de manière à l ' amene r à cet te concep t ion de l 'entrepr ise , il est au m i n i m u m évident

qu ' i l ne s ' y serait pas rallié si elle ne correspondai t pas à sa propre polit ique, et, celle-ci, rien ne prouve qu 'e l le ait consisté seu lement à t rouver un procédé d ' enrô lement , c o m m e c 'é ta i t le cas d 'A lex i s dans l ' hypo thèse de notre Byzantin, et qu 'e l le

ne consistai t pas plus p ro fondémen t à faire relever par R o m e en Orient Byzance défail lante.

Ce n ' es t pas l 'objet de cette note d 'approfondi r cette dernière quest ion, qui nous ferait sortir d 'Or ient . Mais, en restant dans cet Orient, r emarquons encore que le m o m e n t où a été organi- sée la Cro isade en est un où l ' o n a depuis longtemps dépassé le point culminant du danger. Certes, Byzance n ' a pas récupéré les territoires perdus , mais l ' avance turque a atteint ses limites, et, en Asie Mineure , divers chefs se disputent entre eux, dont

j oue la d ip lomat ie d 'Alex is . Sont-ce ces circonstances, et la mor t de Mal ikchâh , qui const i tuèrent un e n c o u r a g e m e n t ? Ou se décida- t -on à ce m o m e n t s implement parce q u ' e n Occident et en Orient il était le premier où l 'on fut en situation de songer à réaliser un projet dont l ' idée vague occupait les esprits depuis le désastre byzant in de Mantziker t (1071) ? Quoi qu ' i l en soit, à ce momen t , si Byzance a lancé un appel puissant, ce

q u ' o n ignore (et en tous cas nul ne pouvait prévoir l ' ampleur du succès qu ' i l rencontrerai t) , c 'é ta i t l ' appel de l ' espérance , et

non plus du désespoir . Cela aussi doit être considéré pour juger des desseins du Pape, et des thèmes de la propagande.

Ce sont les événements des environs de 1071 qui ont causé

la première secousse. Alors peu à peu on s 'es t mis à repenser tout ce q u ' o n savait de l 'Orient , tous les griefs qu ' on pouvait avoir contre l ' I s lam. Ce qui depuis longtemps était doléances

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passives est devenu motif à action. La multiplication des pèle- rinages, et non seulement les difficultés nouvelles qu'ils ren- contraient, a fait ressentir comme intolérable ce qu'on avait fort bien toléré. Et comme l'invasion turque n'était plus toute récente ni cependant encore ancienne, on a tendu à faire peser sur les Turcs l'accusation d'une intolérance spéciale. À quoi ont ajouté encore les historiens modernes qui ont inconsciem- ment conclu du discrédit où était tombé l'Empire Ottoman contemporain à un caractère particulièrement barbare de tous les Turcs en général. Nous pensons avoir montré que la réalité était moins simple. La conquête turque a été pour quelque chose dans la Croisade, mais sans que soit vrai pour autant tout ce que la voix commune a reproché en général aux Turcs. Et, pour conclure par ce qui est en somme une vérité de La Palisse, la vraie cause de la Croisade, au moins autant qu'en Orient, se trouve donc en Occident.

Bulletin de la Faculté des Lettres de Strasbourg, 1951, pp. 118-125, rééd. dans Turcobyzantina et Oriens Christianus, Variorum Reprints, London, 1974.

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Emmanuel Sivan

LA GENÈSE DE LA CONTRE- CR OISADE : UN TRAITÉ DAMASQUIN DU DÉBUT DU XIIe SIÈCLE

I n t r o d u c t i o n

L'une des difficultés principales auxquelles se heurte la recherche concernant les premiers temps de la domination des Croisés en Syrie-Palestine réside dans la pénurie de sources musulmanes contemporaines. Les deux chroniques les plus anciennes qui nous soient parvenues sont celle d ' Ibn al-Qalânisî, rédigée aux deux tiers circa 1140/1141, et celle d'al- 'Azîmî, de 1143-1144 '. Datant de la première croisade et des deux décennies des conquêtes franques qui la suivirent, il ne nous reste que quelques poèmes et documents éparpillés dans des chroniques postérieures et dans des dîwâns 2. Si cette pénurie n'est pas d'importance pour l'histoire politique et militaire de l'époque, domaine où les sources européennes contemporaines nous fournissent une documentation abon- dante et variée, elle a des conséquences graves pour l'étude de la réaction mentale des Musulmans à l'irruption, puis à l'éta- blissement francs. Les sources européennes contemporaines

1. Il faut regretter en particulier la perte de 1'« Histoire des Francs qui envahirent les pays islamiques », qui devrait être extrêmement intéressante puisque son auteur, Hamdân b. 'Abd ar-Rahîm, était au service des Francs. On n'en possède malheureusement qu'un nombre infime de citations dues à des chroniqueurs tardifs. Cf. Cahen, La Syrie du Nord à l 'époque des Croisades, Paris, 1940, p. 41 ; Ibn Muyassar, Akhbâr Misr, vol. 2, Le Caire, 1919, p. 70. 2. Notamment dans le recueil poétique Kharîdat al-qasr d" lmâd ad-Dîn al-Isfahânî (Shu 'arâ' al-Sham, éd. S. Faysal, 2 vol., Damas, 1955, 1959).

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s o n t p e u l o q u a c e s à c e p r o p o s , t a n d i s q u e l ' u t i l i s a t i o n d e s

s o u r c e s m u s u l m a n e s p o s t é r i e u r e s e x i g e u n e a n a l y s e r i g o u r e u s e

t e n d a n t à e n é l i m i n e r t o u t e s l e s a t t i t u d e s e t l es e x p r e s s i o n s

p r o p r e s a u t e m p s o ù e l l e s f u r e n t r é d i g é e s , e t q u i f u r e n t p r o j e -

t é e s p a r l e s a u t e u r s — à d e s s e i n o u p a r d i s t r a c t i o n — s u r le

d é b u t d u XIIe s i è c l e . C e t t e t â c h e é t a n t , n o n s e u l e m e n t a r d u e ,

m a i s , e n m a i n t e n d r o i t , i m p o s s i b l e , o n a v a n c e t o u j o u r s à

t â t o n s d a n s c e t t e r e c h e r c h e d e la r é a c t i o n p s y c h o l o g i q u e m u s u l m a n e 2 bis.

D a n s la g a m m e t r è s é t e n d u e d e s r é a c t i o n s p o s s i b l e s q u i

c o n d i t i o n n a i e n t c e r t e s le c o m p o r t e m e n t r é e l d e s S y r i e n s , il e n

e s t u n e q u i r e v ê t u n e i m p o r t a n c e t o u t e p a r t i c u l i è r e : l a r é a c t i o n

i d é o l o g i q u e — c e l l e d e la g u e r r e à l ' I n f i d è l e , l e d j i h â d , q u e

l e u r lo i e n j o i n t a u x M u s u l m a n s . O n s a i t q u e v e r s l e m i l i e u d u

s i è c l e , u n g r a n d m o u v e m e n t d e d j i h â d s u r g i t e n S y r i e c o n t r e

l e s C r o i s é s , p a r v e n a n t a v a n t l a f i n d u s i è c l e à l e s e n c h a s s e r

p r e s q u e e n t i è r e m e n t . O r , l e s o r i g i n e s d e c e m o u v e m e n t , l e s

f o r c e s q u i le f i r e n t n a î t r e , l es f o r m e s d ' a c t i o n e t d ' e x p r e s s i o n

q u ' i l p r i t , l es é t a p e s q u e t r a v e r s a i t s o n é v o l u t i o n , t o u t e s c e s

d o n n é e s r e s t e n t e n v e l o p p é e s d ' o b s c u r i t é .

C ' e s t c e q u i fa i t l ' i n t é r ê t d u t ra i t é d a m a s q u i n d o n t n o u s

v e n o n s d e p r e n d r e c o n n a i s s a n c e e t q u i s e m b l e a p t e à a p p o r t e r

u n p e u d e l u m i è r e s u r c e s ques t ions 3 . Il s ' a g i t d e d e u x m a n u s -

crits de la Zâhiriyya de Damas, 30,20 et 36,60, qui comprennent respectivement les parties 9 (f. 1-20) et 2, 8, 12 (f. 173-237) d'un Kitâb al-Djihâd4 de 'Alî b. Tâhir al-Sulamî (1039-1106), savant damasquin qui enseignait la philologie à la Grande Mosquée et s'intéressait aussi, semble-t-il, au fiqh shâfi'ite 5. Les autres parties de l'ouvrage, huit au moins, n'ont pas été

2 bis. Sujet auquel est consacrée notre thèse de IIIe cycle soutenue en Sorbonne en 1965, sous le nom de E. Kom. 3. Nous tenons à remercier ici MM. les professeurs CI. Cahen et G. Vajda, ainsi que le docteur M.-J. Kister, pour l'aide généreuse qu'ils nous ont four- nie, de diverses manières, dans l'étude de ce manuscrit. 4. Cf. GAL(N), vol. I, p. 520. 5. Pour ses biographies (reposant toutes sur Ibn'Asâkir), Yâqût, Mu'djam a/-' udahâ', , Londres, 1924, vol. 5, p. 225; AI-Qiftî, Inbâh al-ruwât, vol. 2, p. 238; Suyûtî, Bughyat al-wu'ât, Le Caire, 1326 H., p. 339. L'hypothèse

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re t rouvées . Les deux manuscr i t s en notre possess ion parais- sent, d ' a p r è s les cert if icats de lecture qui s ' y t rouvent , avoir été dictés en publ ic par l ' a u t e u r au cours de l ' année 1105 6.

Nous voici donc en p le ine pér iode d ' e x p a n s i o n franque en Syr ie-Pales t ine , et les Francs sont en effet l ' ennemi que le traité p rend pour cible. C o m m e l ' i nd ique déjà le nom de l 'œuvre , il s ' ag i t là d ' u n traité ju r id ique sur les règles de la guerre sainte et en m ê m e temps d ' u n recueil des had î ths faisant l ' é l oge du dj ihâd. La rédact ion m ê m e d ' u n tel livre à cette date précise est à coup sûr significative. Or, le sens de l 'œuvre ressort de façon plus explicite encore. En marge des lois et des traditions l ' au teur ajoute de temps en temps ses réf lexions personnel les sur leurs rapports avec l 'actualité poli- tique, et par surcroît la deux ième partie de l 'ouvrage renferme une introduct ion dans laquelle a l -Sulamî explique pourquoi il a c o m p o s é son livre et présente un exposé circonstancié de l 'é tat de choses en Syrie à la suite de l ' invasion, des problèmes que celle-ci créa et des moyens d ' y parer.

Nous nous proposons d 'analyser tout d 'abord l 'argumentat ion de l ' ouvrage , ainsi qu ' e l l e peut être reconstruite d ' ap rès l ' introduction et d 'autres passages, et d 'essayer d ' en évaluer l 'originalité par rapport aux autres réactions syriennes connues ; d ' examine r ensuite le mode de propagation de l 'œuvre et son influence réelle, enfin, de reproduire le texte original des pas- sages essentiels de l ' introduction, accompagné d 'une traduction.

T h è m e s m a j e u r s d u t r a i t é

Le traité d ' a l - S u l a m î s ' insère dans le cadre d ' u n courant de

l ' op in ion syr ienne de l ' époque , q u ' o n pourrait baptiser « le courant de protestat ion ». A n i m é par des h o m m e s de religion

qu'il était shâfi'ite se fonde sur le fait qu'il appartenait à une famille de juris- consultes de ce rite, aussi bien que sur la prépondérance des citations d'auteurs shâfi'ites (par rapport à ceux d'autres rites) dans son œuvre (cf. f. 15a, 16a, 174a, 175a, 184a, 185b, 186a, 187b, 197b, 207a, 208h, 209a, 209b, 214a, 214b, 233a). 6. F. la, 173a, 192a, 213a ; voir aussi infra, p. 32.

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d a m a s q u i n s et a lép ins , d o n t l ' a c t i v i t é se l a i s se e n t r e v o i r m ê m e dans la rare documenta t ion que nous possédons , ce courant était axé sur trois thèmes : aff i rmat ion de l ' ab îme

rel igieux qui sépare Francs et Musu lmans , protestat ion contre l ' indi f férence des con tempora ins devant ce fait et à l ' éga rd du précepte de d j ihâd qui en découle et — c o m m e corol laire — appel à la guerre sainte. S ' i l met lui-aussi ces thèmes en relief, a l -Sulamî n ' e n tient pas moins une place à part dans le « cou- rant de protestation ». Cet te place, il la doit à l ' ana lyse qu ' i l fait de la situation en Syrie et à la solution qu ' i l en propose. Ana lyse qui se d is t ingue par l ' a m p l e u r de vue et la persp ica- cité ; solut ion qui indique la direct ion m ê m e vers laquelle devai t s ' a c h e m i n e r le déve loppemen t historique.

Dans l ' op t ique d ' a l -Su lamî , la carence de la guerre sainte n ' e s t pas un p h é n o m è n e propre à son temps, ni à la Syrie. C ' e s t un état de choses persistant, par tout dans l ' I s lam, depuis longtemps, depuis que le califat avait c o m m e n c é à négl iger son devoi r de prat iquer au moins une razzia annuel le au sein du territoire infidèle. Le p h é n o m è n e s ' inscr i t dans le processus beaucoup plus large du déclin de la consc ience rel igieuse et mora le dans le m o n d e musulman . La conséquence directe de ce déclin fut le morce l l emen t pol i t ique de l ' I s lam, p longé de ce fait dans des guerres intestines ; si tuation qui incitait les ennemis à prendre l 'o f fens ive pour le spolier d ' u n e part ie de ses territoires 7.

L ' i n v a s i o n f r anque fait par t ie in tégrante de cet te of fens ive générale des Infidèles, et d ' u n e façon particulière, elle constitue

la dernière vague d ' u n e suite d ' a t t a q u e s inaugurées une t rentaine d ' a n n é e s aupa ravan t lors de l ' i nvas ion n o r m a n d e de la S ic i l e e t p o u r s u i v i e s p a r les r o y a u m e s c h r é t i e n s en E s p a g n e 8.

Il est intéressant de remarquer q u ' à une nuance près cette 1 concept ion est fort semblable à celle que devai t avancer au

7. F. 174a. Cette liaison entre la décadence religieuse de l'Islam et la mise 1 en sommeil du djihâd se trouve déjà chez Ibn Hawqal, à la fin du Xe siècle i (BGA, vol. 2, p. 186). ! 8. F. 174a.

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XIIIe s i è c l e l ' h i s t o r i e n I b n a l - A t h î r t r a i t a n t d e s o r i g i n e s e t d e s

c a u s e s d e l a p r e m i è r e c r o i s a d e 9. O n n e s a u r a i t a f f i r m e r q u ' I b n

a l - A t h î r s e s o i t i n s p i r é , m ê m e i n d i r e c t e m e n t , d ' a l - S u l a m î .

T o u t d e m ê m e u n p o i n t d ' i n t e r r o g a t i o n s ' i m p o s e q u a n t à s o n

o r i g i n a l i t é à c e t é g a r d .

L ' i n t é r ê t d e c e t t e d e r n i è r e c o n c e p t i o n d ' a l - S u l a m î r é s i d e

n o n s e u l e m e n t d a n s l ' é t e n d u e d u c a d r e d a n s l e q u e l il p l a c e la

c r o i s a d e — t r a i t c a r a c t é r i s t i q u e d e s a p e n s é e — m a i s e n c o r e

d a n s l ' i m a g e q u ' i l s e f a i t d e s e n v a h i s s e u r s . D a n s la m e s u r e o ù n o u s c o n n a i s s o n s l e s r é a c t i o n s d e s c o m -

p a t r i o t e s d e l ' a u t e u r il s e m b l e q u ' i l s a i e n t e u t e n d a n c e à

c o n f o n d r e F r a n c s e t B y z a n t i n s , d u f a i t q u e les C r o i s é s v i n r e n t

p a r C o n s t a n t i n o p l e e t q u e d e s F r a n c s a v a i e n t é t é c o n n u s e n

S y r i e , p a r l e p a s s é , s u r t o u t c o m m e m e r c e n a i r e s d e l ' E m p i r e

( p a r e x e m p l e l o r s d e s c a m p a g n e s d e R o m a i n A r g y r e e t d e

R o m a i n D iogène 10 ) . E n e f f e t , le n o m a r a b e c o u r a n t d e s

C r o i s é s é t a i t , a u d é b u t , a r - R û m ( B y z a n t i n s ) , e t l e u r i n v a s i o n

n ' é t a i t e n v i s a g é e e n o u t r e q u e c o m m e u n e c o n t r e - a t t a q u e

b y z a n t i n e d e s t i n é e à r e s t a u r e r l e p o u v o i r d e B y z a n c e s u r la

S y r i e , q u e les S e l j û k i d e s l e u r a v a i e n t a r r a c h é e u n e q u i n z a i n e

d ' a n n é e s a u p a r a v a n t . A l - S u l a m î e s t u n d e s p r e m i e r s , à n o t r e

c o n n a i s s a n c e , à l e u r d o n n e r le v o c a b l e e t h n i q u e I f r and j11 q u i

a v a i t l o n g t e m p s d é s i g n é l e s h a b i t a n t s d e l ' a n c i e n E m p i r e c a r o -

l ing ien 12 ; c ' e s t a i n s i , p r o b a b l e m e n t , q u e le s a v a n t d a m a s q u i n

a r r i v a à l i e r les e x p l o i t s d e s C r o i s é s a v e c l ' a v a n c e d e l e u r s

h o m o n y m e s d a n s le b a s s i n o c c i d e n t a l d e la M é d i t e r r a n é e . L a

9. Al-Kâmil fi' l-ta' rikh, vol. 10, Le Caire, 1303 H., p. 94. Ce chroniqueur ajoute aux deux invasions antérieures à la Croisade la conquête d'al- Mahdiyya par les Pisans et les Génois (qui était connue de contemporains d'as-Sulamî). 10. Cf. Ibn al-Djawzî, K. al-Muntazam, vol. 9, Hayderabad 1358 H., p. 108 ; Imâd ad-Dîn, Kharîdat al-Qasr (Shu'arâ' al-Shâm), vol. 2, p. 11. 11. F. 175 b. Le terme Ifrandj apparaît pour la première fois, à notre connaissance, dans une lettre datée de 1100 et conservée à la Geniza du Caire (v. S. D. Goitein, « Contemporary letters on the capture of Jerusalem by the Crusaders », JJS, III (1952), p. 171. 12. Cf. par ex. Mas'ûdî, Murûdj al-dhahab, éd. Barbier de Meynard, vol. 3, p. 66-75.

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croisade fait donc partie, d'après lui, d'une attaque européenne générale contre l 'Islam. Cette dissociation de l ' image des Croisés de celle de Byzance est primordiale, parce qu'à l'égard de l'Empire grec l'âpreté de l'antagonisme religieux et le devoir de djihâd qui en dérive se trouvaient adoucis : d'abord par un voisinage plusieurs fois séculaire, ensuite et surtout par la symbiose qui s'était développée au siècle précé- dent entre Antioche, devenue principauté byzantine (969- 1084), et la Syrie musulmane. Créer une image nouvelle des Croisés c'était jeter les bases indispensables à une propagande de guerre sainte contre eux. Force est de souligner toutefois que des vestiges de la confusion des Francs avec les Byzantins subsistent même chez al-Sulamî : ainsi fait-il une liaison entre

la mise en déroute des envahisseurs, à laquelle il convoque son auditoire, et la conquête, rêvée depuis des siècles, de Constantinople13.

Du caractère religieux et sacré de l'invasion franque, al-Sulamî a une notion assez claire. Il la qualifie de « djihâd contre les Musulmans », et chose curieuse, cette expression apparaîtra aussi dans la thèse d'Ibn al-Athîr I4. L'auteur fait remarquer d'autre part que « Jérusalem était le comble de leurs vœux » 15. Le gouffre idéologique entre Francs et Syriens se trouve, partant, plus accentué encore. Il faut remarquer cependant que le deuxième but des Croisés, à savoir, aider leurs coreligionnaires considérés comme opprimés, ne lui vient pas à l'esprit, pas plus qu'à celui d'autres contemporains, abstraction faite du chroniqueur al-'Azîmî (qui le tient sans doute d'un Franc) 16.

Cependant, à l'encontre de bien d'autres contemporains, al-Sulamî conçoit clairement la gravité de la menace franque :

13. F. 179aa, 179b. Cf. aussi f. 217b, 218a, 221a, 237a, et M. Canard, « Les expéditions des Arabes contre Constantinople dans l'histoire et dans la légende » in JA, CCVIII (1926), p. 61-121. 14. F. 174b; AI-Kâmil, vol. 10, p. 94. 15. F. 174a.

16. JA, CCXXX, 1938, p. 369. Cf. CI. Cahen, L'Islam et la Croisade, in Relazioni del X° Cong. Inter. di Scienze storiche, Firenze, 1955, p. 630.

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d ' a b o r d pu i squ ' e l l e vise à une occupat ion permanente , ce qui la dis t ingue des autres invasions de la Syrie par le passé, ensui te et surtout parce qu ' e l l e ne pèse pas seulement sur les villes d i rec tement attaquées. Il ne croit pas que les Francs aient envisagé d ' e m b l é e une conquête très grande ; mais leurs faciles succès, expl icables par les divisions et les discordes musu lmanes , les poussèren t à élargir leurs aspirations 17. Leur but actuel : s ' e m p a r e r de la Syrie tout entière (peut-être aussi de certains pays voisins, no t ammen t l 'Egypte) , lui semble réalisable compte tenu de l ' inert ie musu lmane devant cette occupat ion sans cesse grandissante 18.

Après l ' ana lyse , la solution. Si dans la première il dépasse de loin le cadre de la s imple protestat ion contre la torpeur rel igieuse, il ne se contente pas, dans la seconde, d ' u n appel au dj ihâd. Certes , le d j i hâd est le but de l 'ouvrage , mais ce but ne

peut être atteint q u ' u n e fois franchies deux étapes prélimi- naires, thèse qui p rocède log iquement de son analyse.

P r e m i è r e é t ape : « r é a r m e m e n t mora l » des t iné à met t re fin

à ce décl in spirituel, cause principale de la défaite musulmane . L ' a t t a q u e f r anque est puni t ion aussi bien q u ' a v e r t i s s e m e n t céles te à l ' I s l a m qui doit rentrer dans le droit c h e m i n ; aver- t i s sement auque l il vaut mieux ne pas faire la sourde oreille 19. S ' i n s p i r a n t peu t -ê t re d ' a l - G h a z z â l î , qui avai t sé journé et ense igné à D a m a s dix ans auparavan t et qu ' i l cite à p lus ieurs repr ises ai l leurs dans son ouvrage 2°, a l -Su lamî insiste sans re lâche sur un point : la p r imauté absolue du m u d j â h a d a t a l -na f s « d j i h â d de l ' âme » , (ou a l -d j i hâd al- a k b a r « d j i h â d majeur ») sur le d j i hâd contre les Infidèles (al- d j i hâd a l - a s g h a r « d j i h â d m i n e u r » ) , l ' a ccompl i s semen t du

17. On trouve une conception semblable chez Ibn al-Khayyât, Dhvân, Damas, 1958, p. 184. 18. F. 174b, 188b. 19. F. 176b, 177a, 179h, 180a. 20. Sur la visite d'al-Ghazzâlî, cf. Ibn al-Athîr, op. cit., vol. 10, p. 94. Les citations d'al-Ghazzâlî dans notre livre ont trait au « djihâd mineur », or cela

témoigne apparemment qu'al-Sulamî aurait assisté à ces séances.

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p r e m i e r é t a n t u n e c o n d i t i o n i n d i s p e n s a b l e p o u r le s u c c è s

d a n s le s e c o n d 2 1 . S ' a d r e s s a n t i c i e n p r e m i e r l i e u , c o m m e

d a n s les a u t r e s c h a p i t r e s d e s o n p r o g r a m m e , a u x s o u v e r a i n s ,

il l es a p p e l l e à d o n n e r l ' e x e m p l e d a n s c e t t e r é f o r m e d e s

m œ u r s e t d e s c r o y a n c e s , e t à v e i l l e r à s a p r o p a g a t i o n t a n t

d a n s l e s m i l i e u x g o u v e r n a n t s q u e d a n s l ' e n s e m b l e d u p a y s 22.

D e u x i è m e é t a p e (e t l ' a u t e u r i n s i s t e e x p r e s s é m e n t s u r c e t

o r d r e ) : r e g r o u p e m e n t d e s f o r c e s i s l a m i q u e s m e t t a n t f i n a u x

d i s c o r d e s q u i o n t t a n t f a c i l i t é l ' é t a b l i s s e m e n t franc 23. D e u x

p o i n t s s u r t o u t d a n s s a c o n c e p t i o n d e c e r e g r o u p e m e n t m é r i t e n t d ' ê t r e r e t e n u s :

a . L ' é t e n d u e d e c e t a p p e l à l ' u n i t é . C o m p t e t e n u d e s v i s é e s

d ' e x p a n s i o n d e s F r a n c s ( s u r l e s q u e l l e s il s e m b l e ê t r e l e p r e m i e r

à a t t i r e r l ' a t t e n t i o n 2 4 ) , c e t t e u n i t é d o i t ê t r e a u s s i v a s t e q u e

p o s s i b l e . A I - S u l a m i i n d i q u e l a S y r i e , l ' É g y p t e e t l a J é z i r é

c o m m e les c o n t r é e s d a n s l e s q u e l l e s il f a u t o u b l i e r les i n i m i t i é s

e t l es d i f f é r e n d s p o u r c o l l a b o r e r c o n t r e l ' i n v a s i o n 25. Il p r é v o i t

d o n c c e t t e u n i t é m ê m e q u i , s e f o n d a n t e n e f f e t s u r u n r e n o u -

v e a u r e l i g i e u x d u P r o c h e - O r i e n t , d e v a i t se d r e s s e r e n f i n f a c e

a u x F r a n c s a u t r o i s i è m e q u a r t d u s ièc le . C o n c e p t i o n p r o p h é t i q u e

m a i s p e u t - ê t r e a u s s i r é a l i s t e ; l ' a u t e u r , s a n s i l l u s i o n , d o u t a i t

v r a i s e m b l a b l e m e n t q u e l ' o n p u i s s e a t t e n d r e d e l ' a i d e d ' a u - d e l à

d e c e t t e r é g i o n , p a r e x e m p l e d e la p a r t d u s u l t a n a t s e l d j û k i d e

d e la P e r s e , s o l l i c i t é à ce p r o p o s à m a i n t e s r e p r i s e s p a r l e s

S y r i e n s .

b. Il n e s ' a g i t p a s s e u l e m e n t d ' u n i t é , o u d u m o i n s d ' a s s a i -

n i s s e m e n t d a n s les r a p p o r t s p o l i t i q u e s , p o u r la s e u l e d u r é e d e

21. F. 179b; cf. aussi f. 188b, 190b, 217b. 22. F. 188b-189a. Certains passages (f. 177a, 190h), s'en prenant avec viru- lence aux Zindîqs et aux adeptes de la philosophie grecque, laissent croire que l'auteur envisage, entre autres, la suppression de diverses hétérodoxies. 23. F. 174b, 175a, 176b, 180a, 188b, 189a. 24. Cinq années plus tard, en 1110, le cadi Ibn 'Ammâr, ancien prince de Tripoli, formulera une idée analogue dans une lettre aux souverains syriens (Ibn abî Tayyî, cité par Ibn al-Furât, ms. Vienne, A. F. 117, f. 39a). 25. F. 175b, 188b, 189a.

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la guerre franque. Exemples historiques à l'appui, l'auteur émet l'espoir que la victoire sur les Francs consolidera davan- tage ces rapports 26. Ainsi, le djihâd est-il susceptible de servir de catalyseur pour un retour à l'état primitif du monde musul- man, non seulement sur le plan spirituel mais aussi sur le plan politique.

C'est seulement une fois remplies ces deux conditions préalables que vient le djihâd. Bien entendu, pour un Musulman zélé tel qu'al-Sulamî, c'est tout d'abord une obligation religieuse de croyant; obligation personnelle (fard 'ayn), car il s'agit d'une guerre défensive contre les mécréants 27. Or, protagoniste du « réarmement moral », le savant damasquin n'est pas décidé à faire de toute guerre contre les non-Musulmans une guerre sacrée. Alors que le poète iraquien al-Abîwardî, autre protagoniste de l'idée du djihâd à l'époque, dit à la fin d'un poème de réprobation : « Fasse le ciel qu'à défaut de zèle religieux [les Musulmans] soient jaloux de l'honneur du harem ;/et que, s'ils renoncent aux récompenses de l'autre vie, quand la mêlée est ardente, ils s'y jettent du moins par l'appât du butin ! » 28 ; al-Sulamî met par contre en relief, à plusieurs endroits, la pureté d'intentions comme un sine qua non du vrai djihâd. Il dénonce catégori- quement le soi-disant djihâd qui n'est pas pratiqué « pour exalter la Parole de Dieu », et ne constitue que le camouflage hypocrite d'ambitions personnelles; une telle guerre est considérée comme nulle et ne mérite pas les récompenses célestes 29.

Pourtant, l'auteur n'oublie pas qu'il s'agit d'une campagne militaire et en formule très nettement les buts : en premier lieu, défense des pays musulmans contre l'expansion franque, idée commune à tout le « courant de protestation » ; ensuite, recon-

26. F. 189a. 27. F. 173M76a, 187a, 28. Ibn al-Djawzî, op. cit., vol. 9, p. 108; Ibn al-Athîr, op. cit., p. 98-99; Sibt b. al-Djawzî, Mir'ât az-zamân, in Recueil des Historiens des Croisades, Historiens orientaux, vol. 3, p. 521. 29. F. 180-182a.

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quête des territoires tombés aux mains des Croisés. Ce deuxième but, al-Sulamî semble être le premier, et pour longtemps (jusqu'à la conquête d'Édesse), le seul à l'énoncer 3°.

La guerre, sous ce double rapport défensif et offensif, est-elle encore réalisable ? Al-Sulamî revient de nouveau à l'analyse de la situation pour en dégager, avec une lucidité frappante, les données qui rendent le djihâd à la fois possible et impératif dans le délai le plus bref.

1. Pour le moment, les villes côtières absorbent les énergies des Croisés et les empêchent de menacer directement Damas et l'Égypte. Ces dernières doivent aider le littoral avant que l'ennemi ne s'y établisse, acquérant ainsi un tremplin pour des opérations à plus grande distance 31. Les exigences militaires renforcent donc l'appel sentimental à la rescousse des frères en religion.

2. Les forces franques sont fort réduites à l'heure actuelle 32 et très loin de leurs bases par rapport au potentiel énorme et à portée de main dont dispose l'Islam. Mieux vaut exterminer les ennemis tant qu'ils n'ont pas reçu de renforts susceptibles de les rendre plus (ou trop) difficiles à repousser. A fortiori, une telle opération immédiate pourrait sans doute empêcher les pays originaires des Francs de s'aventurer à l'avenir dans de telles expéditions 33.

30. F. 188a. Pour l'apparition de l'idée en 1144, cf. 'Imâd ad-Dîn, Kharîda (Shâm), vol. 1, p. 155. 31. F. 189a. Notons qu'en 1105 beaucoup de villes côtières étaient encore aux mains des Musulmans, entre autres : Ascalon, Tyr, Sidon, Beyrouth et Tripoli. 32. La plupart des participants de la première croisade sont rentrés en effet dans leurs pays à la suite de la conquête de Jérusalem, tandis que l'arrière- croisade de 1101 fut décimée en Anatolie. 33. F. 176b, 189b. Peut-on voir ici l'écho des informations sur l'arrière - croisade et l'esquisse d'une prise de conscience que les croisades vont devenir un phénomène qui se renouvelle ?

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La conjoncture actuelle est donc particulièrement propice au djihâd. D'une manière typique de son attitude générale, à la fois ardente et réaliste, al-Sulamî joint à l'appel à ne pas manquer les récompenses éternelles de la guerre sainte, l'aver- tissement que ces données politico-militaires exceptionnelles risquent de changer rapidement, si on ne saisit pas l'occasion, et de ne plus revenir34. Les développements postérieurs ne devaient pas démentir ces écrits.

Signalons enfin un autre trait, ébauche d'un phénomène futur, cette fois dans le domaine de la propagande. Afin de revigorer le moral de ses contemporains, al-Sulamî se sert de deux éléments déjà connus dans l'Islam (encore que presque toujours séparément) et qui ne seront d'un usage répandu et conjoint que pendant les guerres franques à partir du dernier tiers du XIIe siècle. Tous deux sont beaucoup plus accessibles aux masses que l'argumentation juridique et l'analyse politique. D'une part fada il al-djihâd («Titres de gloire de la guerre sainte »), évoquant, par un choix de hadîths, le souvenir des guerres qui marquèrent les débuts de l'Islam, les louanges décernées aux combattants de la foi par le Prophète et ses Compagnons, les détails de la récompense promise par Dieu, etc. De tels hadîths se trouvent éparpillés dans les parties du livre qui nous sont conservées ; or, d'après les remarques de l'auteur à propos du plan de l'ouvrage 35, il apparaît qu'une ou deux parties perdues devaient être entière- ment consacrées à ce sujet. D'autre part, le titre complet de l'ouvrage nous apprend qu'il devait renfermer une section de fada il al-Shâm wa-l-thughûr («Titres de gloire de la Syrie et des places-frontières »). À en juger d'après le premier livre de ce genre composé à Damas au début du XIe siècle par le jurisconsulte mâlikite al-Raba'î36, le but devait en être d'exciter le patriotisme et l'esprit guerrier des Syriens. Vraisemblablement al-Sulamî recourait-il aux mêmes moyens que son prédécesseur; il pouvait citer les hadiths mentionnant

34. F. 189b. 35. F. 183a,

36. Fada il al-Shâm wa-Dimashq, éd. S. al-Munadjdjid, Damas, 1950.

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la place d 'honneur que tient la Syrie devant Dieu et dans ['histoire musulmane, et rappeler notamment la part glorieuse qu'elle avait prise jadis dans la guerre sainte. En effet, dans le seul passage consacré à l'éloge de la Syrie qui nous soit parvenu, al-Sulamî s'efforce de prouver — un célèbre hadîth à l'appui — que le djihâd est la vocation éternelle des Syriens st que la victoire leur est toujours assurée par Dieu 37.

Il est impossible de dire quelle était la part de Jérusalem, futur thème essentiel de la propagande, dans ces louanges, bien que l'auteur mette l'accent sur l'importance de son retour au sein de l'Islam 38.

I n f l u e n c e d ' a l - S u l a m î

Tel est donc l'essentiel de l'œuvre d'al-Sulamî. Comment

fut-elle propagée et quel en fut le retentissement ? Notons tout d'abord que, de son propre aveu, al-Sulamî ne fit

que poursuivre l'activité de « l'un des chefs du rite shâfi'ite de Damas». Lors du siège franc d'Antioche (octobre 1097-juin 1098) celui-ci tint une allocution — publique ou privée, on ne peut le préciser — où il tâchait de prouver, citations de grands savants à l'appui, que, dans le cas d'une attaque infidèle, comme celle des Francs, le djihâd, de devoir collectif, se transforme en devoir personnel obligeant tous les adultes de Syrie, et si besoin en est des pays limitrophes également. Al-Sulamî rédigea par la suite ces propos dont il était l'auditeur (ou l'un des auditeurs), et les inséra aq début de l'introduction à son œuvre 39. L'identité

37. F. 178a-179a. Cf. d'autres versions dans al-Raba'î, p. 9, 10, 75. 38. F. 178b-179a. Il faut bien noter qu'al-Raba'î accorde à Jérusalem une place assez modeste dans son livre, par rapport à celle qu'elle devait occu- per dans la littérature de Fada il à partir du dernier tiers du XIIe siècle (cf. ibid., p. 24, 28, 37, 61, 72, 54). 39. Il semble qu'il s'agisse des passages commençant à la fin de f. 174b et allant jusqu'à f. 175b, car le propos sur les conquêtes grandissantes des Francs (f. 174a en haut) conviennent plutôt à 1105 qu'au début 1098. Les réflexions générales sur le déclin du djihâd précédant ces propos, devaient

> donc être attribuées elles-aussi à al-Sulamî.

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de cet « imâm shâ f i ' i t e» nous est inconnue; peut-être s'agit-il du cadi shâfi ' i te Husayn b. Hasan al-Shahrastânî, dont l ' o n sait

qu ' i l faisai t par t ie d ' u n corps de volonta i res damasqu ins s ' o r g a n i s a n t pou r secour i r Ant ioche , où il devai t être tué 40.

Cet te hypo thèse pourra i t bien exp l ique r le fait que l ' ac t iv i té de p r o p a g a n d e de « l' imâm shâf i ' i t e » s ' a r rê te en 1098.

S u r l ' a c t i v i t é d ' a l - S u l a m î l u i - m ê m e , on p o s s è d e des rense ignements plus précis grâce aux cert if icats de lecture (idjâzât) , six en tout, f igurant sur la première page de chacune des qua t re par t ies de l ' o u v r a g e qui nous sont conservées . S ' i l mi t le livre en chant ier dès l ' é tab l i ssement de la première croisade en Syrie , a l -Su l amî ne paraî t l ' avo i r achevé q u ' u n peu avant le mois de R a m a d â n 498 H. (17 mai -15 ju in 1105), et il le p résen ta auss i tô t au public . C ' e s t pendan t ce mois en effet qu ' i l t int une séance d ' aud i t i on de la deux i ème part ie , devan t trois audi teurs , à la m o s q u é e de Bayt Lahiyâ , dans la b a n l i e u e de D a m a s 41. D ' a u t r e s s éances , c o n s a c r é e s aux

part ies success ives du livre, eurent lieu devant trois à huit a u d i t e u r s au c o u r s des m o i s s u i v a n t s ( j u s q u ' a u m o i s de M u h a r r a m 4 9 9 H. : 3 s e p t e m b r e - 1 2 o c t o b r e 1 105) 42. Dès avant la fin de cet te série de séances l ' a u t e u r en tint une

autre, à la G r a n d e M o s q u é e de Damas , au mois de Dhu-1- Q a ' d a 498 H. ( 15jui l le t -13 août 1 105 ) 43. Cet te série, à laquel le ass is ta ient p lus ieurs auditeurs , nouveaux pour la plupart , n ' a v a i t pou r obje t que la lecture de la deux i ème partie. Les buts d ' u n e p r o p a g a n d e urgente ont nécessi té , semble- t - i l , la concen t ra t ion sur cette partie pr imordia le . L ' a u t e u r é tant décédé un an plus tard (novembre 1106), un

de ses audi teurs , l e f a q î h A b û M u h a m m a d ' A b d a l -Rahmân a l -Sulamî , un parent p robab lement , prit la relève. Au mil ieu

40. Sibt b. al-Djawzî, M i r â t al-zamân, ms. Paris 1506, f. 233a. 41. F. 173a (premier de trois certificats de lecture figurant sur cette feuille). On ne saurait préciser la date exacte de la séance consacrée à la première partie, mais elle n'aurait pas précédé de beaucoup celle de la deuxième partie. 42. F. 192a, 213a, la (certificats de lecture). 43. F. 173a (deuxième certificat de lecture).

Page 38: Les relations des pays d'Islam avec le monde latin. Du

d u m o i s d e j u i n 1 1 1 3 ( f i n D h u - l - H i d j d j a 5 0 6 H . ) , il t i n t e n

la m ê m e m o s q u é e u n e s é a n c e d e l e c t u r e d e c e t t e d e u x i è m e

p a r t i e 44. O n n e s a i t s i , a v a n t s a m o r t , q u i s u r v i n t e n 1 1 1 7 45, il

fit d ' a u t r e s e f f o r t s p o u r d i f f u s e r l e s i d é e s d e s o n m a î t r e , n i si

u n a u t r e a u d i t e u r s ' e n c h a r g e a à s o n t o u r . N o u s v o i c i e n t o u t c a s e n f a c e d ' u n e a c t i v i t é a s s e z c o n t i n u e

d a n s le t e m p s ( s ' é t a l a n t s u r u n e q u i n z a i n e d ' a n n é e s si l ' o n

c o m p t e a u s s i « l ' i m â m s h â f i ' i t e ») a u s s i b i e n q u e s u r l e p l a n

p e r s o n n e l . A c t i v i t é p r e s q u e s a n s é g a l e p a r m i l e s d i v e r s e s

m a n i f e s t a t i o n s d u « c o u r a n t d e l a p r o t e s t a t i o n » 46. Il f a u t

p r é c i s e r c e p e n d a n t q u e le n o m b r e d e s a u d i t e u r s n ' a u r a i t p a s

d é p a s s é a u t o t a l l a q u i n z a i n e , e t q u e n u l d ' e n t r e e u x ( s a u f

A b û M u h a m m a d a l - S u l a m î ) n e s e m b l e a v o i r é t é h o m m e d ' u n

p o i d s c o n s i d é r a b l e . O n p o u r r a i t t o u t d e m ê m e s u p p o s e r q u e

l e s a u d i t e u r s t r a n s m i r e n t c e s i d é e s p e r s o n n e l l e m e n t à l e u r s

a m i s e t p a r e n t s , d e m ê m e q u ' a l - S u l a m î le f i t p e u t - ê t r e a u s e i n

d e la f a m i l l e i m p o r t a n t e à l a q u e l l e il a p p a r t e n a i t e t q u i c o m p -

t a i t d e n o m b r e u x j u r i s c o n s u l t e s 47. D a n s q u e l l e m e s u r e t o u s c e s a u d i t e u r s , d i r e c t s o u i n d i r e c t s , s o n t - i l s d e v e n u s d e s

p a r t i s a n s : r i e n n e n o u s le d i t . S u r l a p o l i t i q u e d a m a s q u i n e d e

l ' é p o q u e c e t t e p r o p a g a n d e n ' a v a i t c e r t a i n e m e n t n u l l e

i n f l u e n c e . M ê m e d a n s l ' o p i n i o n le l i v r e n e p a r a î t p a s a v o i r l a i s s é d e t r a c e s b i e n s e n s i b l e s : l ' œ u v r e e t l ' a u t e u r d e v a i e n t

v i t e t o m b e r d a n s l ' o u b l i . N i I b n a l - Q a l â n i s î , n i I b n ' A s â k i r ,

h i s t o r i e n s d e D a m a s ( m i l i e u d u s i è c l e ) , n e f o n t l a m o i n d r e

a l l u s i o n à l ' a c t i v i t é d ' a l - S u l a m î ; l e p r e m i e r n ' é v o q u e m ê m e

p a s le n o m d u j u r i s c o n s u l t e d a n s s a c h r o n i q u e , l ' a u t r e n e le

c o n n a î t q u e c o m m e g r a m m a i r i e n 48. C e d e r n i e r h i s t o r i e n é t a i t

44. Ibid. (troisième certificat). 45. Cf. Onomasticon Arabicum, vol. 2, p. 402. 46. Exception faite de l'activité du cadi alépin Ibn al-Khashshâb sur laquel- le nous nous proposons de revenir dans une étude future. 47. Cf. al-Nu'aymî, al-Dâris fi ta'rîkh al-madâris, Damas, 1958, vol. 1, p. 181 ; vol. II, p. 679, 700, 707. 48. Rappelons que toutes les notices biographiques que nous possédons sur al-Sulamî reproduisent fidèlement celle du dictionnaire biographique d'Ibn 'Asâkir.

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pourtant un militant de l'idée du djihâd, qui devait rédiger lui-aussi (en 1169-1170) un traité de fadâ il al-djihâd49, mais il semble l'avoir puisé dans le traité ancien d'Ibn al- Mubârak (fin VIlle siècle) dont il tint en 1150 une séance de lecture, tout en ignorant l'existence d'une œuvre si récente d'un compatriote 50. Quoique l'influence directe de ce foyer de fermentation damasquin ne paraisse pas avoir été considé- rable, le fait de son existence même mérite d'être souligné : indice d'un certain malaise à l'égard du problème franc et éventuellement agent propagateur de ce malaise, contribuant à modifier quelque peu le climat de l'opinion.

On est tenté d'émettre des hypothèses sur les développe- ments qu'auraient pris les guerres entre les Francs et les Musulmans, si ce livre clairvoyant avait bénéficié de son temps d'une audition plus vaste, et surtout s'il était parvenu à convaincre l'atabec damasquin ou quelque autre souverain syrien. Cependant, la rigueur de la discipline historique nous interdit de dévier dans ces chemins dangereux et douteux. Le fait incontestable est que l'occasion historique mise en relief par al-Sulamî fut manquée ; les Francs s'établirent solidement en Orient. Ce n'est qu'un demi-siècle plus tard, au temps de Nûr al-Dîn d'Alep, que l'Islam — passant par les trois étapes suggérées par al-Sulamî et s'aidant des différents fadâ il qu'il entrelaça — devait faire naître un authentique mouvement de djihâd.

49. Ms. Damas, Zâh., Lugha 54. Cf. Hâdjdjî Khalîfa, vol. 7, p. 579. Cet écrit fut dédié à Nûr al-Dîn, souverain de Syrie. 50. Cf. Ibn 'Asâkir, Ta'rîkh Dimashq, cité dans 'Imâd al-Dîn, Kharîda

(Shâm), vol. I, p. 548 (n. 1). Sur le traité d'Ibn al-Mubârak. le premier dans son genre, cf. Hâdjdjî Khalîfa, vol. 5, p. 72 ; GAL (S), vol. I, p. 526.

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P a s s a g e s c h o i s i s

A u n o m d ' A l l â h , C l é m e n t e t M i s é r i c o r d i e u x .

L ' a p ô t r e d ' A l l â h dit51 « L e c a l i f a t r e v i e n t a u x K o r a ï c h i t e s ,

l ' a u t o r i t é a u x A n s â r , l ' a p p e l ( à l ' I s l a m ) a u x A b y s s i n s , q u a n t à

l ' é m i g r a t i o n e t à l a g u e r r e s a i n t e e l l e s a p p a r t i e n n e n t d o r é n a -

v a n t a u x M u s u l m a n s ». C e s p r o p o s , « la g u e r r e s a i n t e a p p a r -

t i en t d o r é n a v a n t a u x M u s u l m a n s », s o n t u n e p r e u v e é v i d e n t e

q u e le g i h â d i n c o m b e à t o u s les M u s u l m a n s , e t s ' i l i n c o m b e à

t o u s il d u r e j u s q u ' a u J o u r d e la R é s u r r e c t i o n .

A b û M u h a m m a d S u n a y d b. D â ' û d a l - T a r t û s î d i t d a n s s o n

K i t â b a l - T a f s î r : « M a k h û l s e t o u r n a i t v e r s l a q î b l a e t f a i s a i t

d i x s e r m e n t s q u e le ghazw 51 e s t o b l i g a t o i r e , a j o u t a n t : " S ' i l

v o u s p l a î t , v o u s p o u v e z f a i r e p l u s " ».

Q u a n t a u « c o n s e n s u s o m m i u n » ( i d j m â ' ) , l e s q u a t r e ( p r e -

m i e r s ) c a l i f e s , a u s s i b i e n q u e t o u s les C o m p a g n o n s ( d e

M a h o m e t ) , se s o n t m i s d ' a c c o r d , a p r è s la m o r t d u P r o p h è t e ,

q u e le d j i h â d e s t l e d e v o i r d e t o u s . E n e f f e t , a u c u n d e s q u a t r e

n e le n é g l i g e a a u c o u r s d e s o n r è g n e , c e t e x e m p l e é t a n t s u i v i

p a r les c a l i f e s p o s t é r i e u r s à l e u r tour . T o u s les ans , le s o u v e r a i n

m e n a i t p e r s o n n e l l e m e n t d e s i n c u r s i o n s ( c o n t r e le t e r r i t o i r e

i n f i d è l e ) o u b i e n il c h a r g e a i t q u e l q u ' u n d e les m e n e r à s a

p l a c e . L e s c h o s e s f u r e n t a i n s i j u s q u ' à c e q u ' u n c e r t a i n c a l i f e

n é g l i g e â t c e d e v o i r à c a u s e d e s a f a i b l e s s e . S e s s u c c e s s e u r s

a g i r e n t d e m ê m e , p o u r la m ê m e r a i s o n o u p o u r d e s r a i s o n s

a n a l o g u e s . C e t t e i n t e r r u p t i o n ( d u d j i h â d ) — d o u b l é e d e

la c a r e n c e d o n t f a i s a i e n t p r e u v e les M u s u l m a n s e n v e r s l e s

p r é c e p t e s i m p o s é s [ p a r l a lo i ] a u s s i b i e n q u e les e n t o r s e s q u ' i l s

f i r e n t à ses i n t e r d i c t i o n s — e u t p o u r c o n s é q u e n c e i n é l u c t a b l e

q u ' A l l â h d r e s s a l e s M u s u l m a n s l e s u n s c o n t r e l e s a u t r e s ,

j e t a l ' i n i m i t i é e t l a h a i n e v i o l e n t e e n t r e e u x e t i n s p i r a à l e u r s

51. Ici, comme ailleurs dans le texte, nous avons supprimé, faute de place, la longue chaîne de transmission. De même nous nous sommes abstenu de traduire les formules telles que « Dieu lui soit Miséricordieux », « Dieu le bénisse » etc.

52. Le terme ghazw paraît signifier ici « l'incursion annuelle », obligation minimum de la communauté musulmane.

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e n n e m i s le d é s i r d e s ' e m p a r e r d e l e u r s t e r r i t o i r e s e t d ' a s s o u v i r

a i n s i l e u r a v i d i t é . U n e p a r t i e [ d e s I n f i d è l e s ] a s s a i l l i t à l ' i m p r o -

v i s t e l ' î l e d e la S i c i l e m e t t a n t à p r o f i t d e s d i f f é r e n d s e t l es

r i v a l i t é s [ q u i y r é g n a i e n t ] ; d e c e t t e m a n i è r e [ l e s I n f i d è l e s ]

s ' e m p a r è r e n t a u s s i d ' u n e v i l l e a p r è s l ' a u t r e e n E s p a g n e .

L o r s q u e d e s i n f o r m a t i o n s s e c o n f i r m a n t l ' u n e l ' a u t r e l e u r

p a r v i n r e n t s u r l a s i t u a t i o n p e r t u r b é e d e c e p a y s ( la S y r i e ) d o n t les s o u v e r a i n s s e d é t e s t a i e n t e t se c o m b a t t a i e n t , i ls r é s o l u r e n t d e l ' e n v a h i r . E t J é r u s a l e m é t a i t le c o m b l e d e l e u r s v œ u x .

E x a m i n a n t l e p a y s d ' a l - S h â m , ils c o n s t a t a i e n t q u e les É t a t s

y é t a i e n t a u x p r i s e s l ' u n a v e c l ' a u t r e , l e u r s v u e s d i v e r g e a i e n t ,

l e u r s r a p p o r t s r e p o s a i e n t s u r d e s d é s i r s l a t e n t s d e v e n g e a n c e .

L e u r a v i d i t é s ' e n t r o u v a i t r e n f o r c é e , l e s e n c o u r a g e a n t à

s ' a p p l i q u e r [à l ' a t t a q u e ] . E n fai t , ils m è n e n t e n c o r e a v e c z è l e

le d j i h â d c o n t r e les M u s u l m a n s ; c e u x - c i , p a r c o n t r e , f o n t

p r e u v e d e m a n q u e d ' é n e r g i e e t d ' u n i o n d a n s la g u e r r e , c h a c u n

e s s a y a n t d e l a i s s e r c e t t e t â c h e a u x a u t r e s . A i n s i [ les F r a n c s ]

p a r v i n r e n t - i l s à c o n q u é r i r d e s t e r r i t o i r e s b e a u c o u p p l u s g r a n d s

q u ' i l s n ' e n a v a i e n t e u l ' i n t e n t i o n , e x t e r m i n a n t et a v i l i s s a n t

l e u r s h a b i t a n t s . J u s q u ' à c e m o m e n t , ils p o u r s u i v e n t l ' e f f o r t

a f i n d ' a g r a n d i r l e u r e m p r i s e ; l e u r a v i d i t é s ' a c c r o î t s a n s c e s s e

d a n s la m e s u r e o ù ils c o n s t a t e n t la l â c h e t é d e l eu r s e n n e m i s q u i

s e c o n t e n t e n t d e v i v r e à l ' a b r i d u d a n g e r . A u s s i e s p è r e n t - i l s

m a i n t e n a n t a v e c c e r t i t u d e se r e n d r e m a î t r e s d e t o u t le p a y s

e t e n f a i r e p r i s o n n i e r s les h a b i t a n t s . P l û t à D i e u q u e , d a n s

s a b o n t é , Il l es f r u s t r e d a n s l e u r s e s p é r a n c e s e n r é t a b l i s s a n t

l ' u n i t é d e la C o m m u n a u t é . Il e s t p r o c h e et e x a u c e les v œ u x .

A l - S h â f i ' î d i t : « L ' o b l i g a t i o n m i n i m u m d u c h e f d e la

C o m m u n a u t é e s t d ' e f f e c t u e r u n e i n c u r s i o n p a r a n c h e z

l ' I n f i d è l e , so i t p a r l u i - m ê m e so i t p a r ses t r o u p e s , s e l o n l ' i n t é -

rê t d e l ' I s l a m , d e f a ç o n q u e le d j i h â d n e so i t p a s a b a n d o n n é

p e n d a n t t o u t e u n e a n n é e , s a u f r a i s o n i m p é r i e u s e ». Et il a j o u t e :

« Si les t r o u p e s m o b i l i s é e s n e p e u v e n t e n a s s u r e r l ' e x é c u t i o n

d ' u n e f a ç o n s a t i s f a i s a n t e , le d e v o i r [de c o m b a t t r e l ' I n f i d è l e ]

s ' i m p o s e , d ' a p r è s l ' i n j o n c t i o n d ' A l l â h T r è s - H a u t , à t o u s c e u x

q u i s o n t r e s t é s e n a r r i è r e . »

Il s ' a v è r e d o n c q u ' e n c a s d e n é c e s s i t é la g u e r r e s a in t e d e v i e n t

u n d e v o i r d ' o b l i g a t i o n p e r s o n n e l l e , c o m m e à l ' h e u r e a c t u e l l e où

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:es troupes-ci fondent à l'improviste sur le territoire musulman. Abû Hâmid Muhammad b. Muhammad al-Ghazzâlî dit :

«Chaque fois qu'aucune razzia n 'a été effectuée, tous les Musulmans, libres, responsables de leurs actes et capables de porter les armes, sont tenus de se diriger [contre l'ennemi] jusqu'à ce que se dresse une force suffisante pour leur faire la guerre ; cette guerre ayant pour but d'exalter la Parole d'Allâh, de faire triompher sa religion sur ses ennemis, les polythéistes, de gagner la récompense céleste qu 'Allâh et son Apôtre promirent à ceux qui combattraient pour la cause de Dieu, et de s'emparer des biens [des Infidèles], de leurs femmes et de leurs demeures ». La raison en est que le djihâd constitue un devoir d'obligation collective, tant que la communauté [musulmane] limitrophe de l'ennemi peut se contenter de ses propres forces pour combattre [les Infidèles] et écarter le danger. Mais si cette communauté est trop faible pour tenir l'ennemi en échec, le devoir se trouve étendu à la contrée [musulmane] la plus proche, al-Shâm (la Syrie) par exemple. Si l'ennemi s'attaque à une ville [syrienne] qui se trouve dans l ' impossibilité de le repousser, toutes les villes en Syrie doivent lever une armée susceptible de le faire — les autres [pays musulmans] en étant dispensés — puisque la contrée d'al-Shâm est alors considérée comme une seule ville. Si

pourtant les combattants syriens ne suffisent pas à la tâche, le devoir de les aider s'impose aux habitants des pays voisins, dans un périmètre assez large [pour repousser l'ennemi], des pays plus éloignés en étant exemptés. Dans une ville assiégée le devoir de djihâd incombe à tous les habitants ; il en est de même pour [des unités plus larges] assimilées à une seule ville. Ne sont soustraits à cette obligation que ceux qui ont des motifs légaux d'exemption, à savoir, ceux qui en sont grave- ment empêchés. Nous allons préciser ces motifs plus loin53.

J'ai entendu les propos rapportés jusqu'ici dans ce chapitre de la propre bouche d'un des chefs du rite shâfi'ite au temps du siège d'Antioche par les Francs, Dieu les extermine.

53. Cf. f. 176a, 184a-186b.

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[Viennent ensuite des citations des fuqahâ' des divers rites quant à la nature du djihâd comme devoir religieux.]

Le Coran, la Tradition et l'unanimité des docteurs de la Loi, tous sont d'accord, avons-nous prouvé, que la guerre sainte est un devoir collectif lorsqu'elle est agressive, et qu'elle devient un devoir personnel dans les cas spécifiés ci-dessus. Ainsi est- il établi que la lutte contre ces troupes revient obligatoirement à tous les Musulmans qui en sont capables, à savoir ceux qui ne sont atteints ni de maladie grave ou chronique, ni de cécité ou de faiblesse résultant de la vieillesse. Tout Musulman n'ayant pas ces excuses, qu'il soit riche ou pauvre et [même] f i l s d e p a r e n t s [ v i v a n t s ] o u d é b i t e u r 5 4 , d o i t s ' e n g a g e r c o n t r e

e u x e t s e p r é c i p i t e r p o u r e m p ê c h e r l e s c o n s é q u e n c e s d a n g e -

r e u s e s d e l a m o l l e s s e e t d e l a l e n t e u r , q u i s o n t à c r a i n d r e .

D ' a u t a n t p l u s q u e l ' e n n e m i e s t p e u n o m b r e u x e t q u e s e s r e n f o r t s

a r r i v e n t d e g r a n d e d i s t a n c e , t a n d i s q u e l e s s o u v e r a i n s d e s p a y s

[ m u s u l m a n s ] e n v i r o n n a n t s [ p e u v e n t ] s ' e n t r a i d e r e t f a i r e f r o n t

c o m m u n c o n t r e l u i .

A p p l i q u e z - v o u s à r e m p l i r l e p r é c e p t e d e l a g u e r r e s a i n t e !

P r ê t e z - v o u s a s s i s t a n c e l e s u n s a u x a u t r e s a f i n d e p r o t é g e r v o t r e

r e l i g i o n e t v o s f r è r e s ! S a i s i s s e z c e t t e o c c a s i o n d ' e f f e c t u e r

c h e z l ' I n f i d è l e c e t t e i n c u r s i o n , q u i n ' e x i g e p a s u n e f f o r t t r o p

g r a n d e t q u ' A l l â h v o u s a p r é p a r é e ! C ' e s t u n p a r a d i s q u e D i e u

f a i t a p p r o c h e r t r è s p r è s d e v o u s , u n b i e n d e c e m o n d e à p o s s é -

d e r v i t e , u n e g l o i r e q u i d u r e r a p o u r d e l o n g u e s a n n é e s . G a r d e z -

v o u s d e n e p a s m a n q u e r c e t t e o c c a s i o n , d e p e u r q u ' A l l â h d a n s

l a v i e f u t u r e n e v o u s c o n d a m n e a u p i r e , a u x f l a m m e s d e

l ' E n f e r .

V o s d o u t e s s ' é t a n t d i s s i p é s , v o u s d e v e z m a i n t e n a n t ê t r e s û r s

q u a n t à v o t r e o b l i g a t i o n p e r s o n n e l l e d e g u e r r o y e r p o u r l a F o i .

C e l l e - c i i n c o m b e p l u s s p é c i a l e m e n t a u x s o u v e r a i n s p u i s q u e

A l l â h l e u r a c o n f i é l e s d e s t i n é e s d e l e u r s s u j e t s , e t p r e s c r i t d e

54. Dans le cas d'un djihâd agressif, ceux-ci doivent obtenir l'autorisation respectivement de leurs parents ou de leur créancier afin de participer à la guerre. L'auteur revient plus loin sur ce point (f. 178a).

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veiller à leurs intérêts et de défendre le territoire musulman. Il

faut absolument que le souverain s'emploie chaque année à assaillir les territoires des Infidèles et à les en chasser, ainsi

qu'il est enjoint à tous les chefs [musulmans], pour exalter dorénavant la parole de la Foi et abaisser celle de mécréants, enfin pour dissuader les ennemis de la religion d'Allâh de désirer entreprendre de nouveau une telle expédition. On est saisi d'un étonnement profond à la vue de ces souverains qui continuent à mener une vie aisée et tranquille lorsque survient une telle catastrophe, à savoir la conquête infidèle du pays, l'expatriation forcée [des uns] et la vie d'humiliation [des autres] sous le joug [infidèle], avec tout ce que cela comporte : carnage, captivité et supplices qui continuent jour et nuit.

Au nom d'Allâh, ô souverains du pays et vous qui leur obéissez, braves soldats et miliciens 55, grands et petits pro- priétaires, « lancez-vous légers et lourds ! Menez le combat de vos biens et de vos personnes dans le chemin d'Allâh ! » — « 0 vous qui croyez, si vous secourez Allâh, il vous secourra et affermira vos talons » 56. Ne vous querellez pas, de peur que vous ne subissiez un échec et que vos troupes ne soient décimées. Ayez confiance dans le concours divin qui va vous assurer le dessus sur vos ennemis. Appliquez-vous à éloigner la peur de vos coeurs ; soyez sûrs que votre religion, même si elle est parfois atteinte de faiblesse, durera — selon la promesse d'Allâh — jusqu'au Jugement Dernier. Ne prêtez pas l'oreille aux paroles de ses ennemis, zindiqs adorateurs des étoiles et astrologues 57.

Sachez bien que Dieu n'envoie cet ennemi contre vous que pour vous punir et vous mettre à l'épreuve, ainsi qu'il le dit [dans Son Livre] : « Nous vous éprouverons pour reconnaître,

55. Pour les termes ahdâth et adjnâd, cf. CI. Cahen, Mouvements populaires et autonomie urbaine dans l'Asie musulmane du Moyen Âge dans Arabica, V (1958), p. 235-238; H.A.R. Gibb, The Damascus Chronicfe of the Crusades (introduction), p. 32-33, 36-37. 56. Coran IX, 41 ; XLVII, 7. 57. Les astrologues auraient-ils propagé en Syrie des prophéties alarmantes reposant sur de mauvais augures ? -