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Les Problemes Theoriques de la traduction

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  • Tous droits de reproduction, d'adaptation et de traductionrservs pour tous pays, y compris l'U.R.S.S.

    Editions Gallimard, 1963.

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  • Dans l'arme des crivains, nous autres traducteurs noussommes la pitaille dans le personnel de l'dition, noussommes la doublure interchangeable, le besogneux presqueanonyme. Sau f en France et en Angleterre quelques hono-rables exceptions, si la couverture d'un livre traduit porte lenom de l'auteur et le nom de l'diteur, il faut chercher lapage de litre intrieure, et plus encore face cette page,ioui en haut ou tout en bas, dans le plus petit caractrepossible, le mieux dissimul possible, le misrable nom dutraducteur. L'opration par laquelle un texte crit dans unelangue se trouve susceptible d'tre lu dans une autre langueest sans doute un acte vaguement indcent, puisque la poli-tesse exige qu'on ne le remarque pas. L-dessus tout lemonde est d'accord, et aussi bien les critiques que les lecteurs.Quelques maniaques tentent parfois de signaler des mer-veilles (il y en a) et plus souvent de crier au massacre,mais ces maniaques sont toujours des traducteurs, et quiles coute? d'autres traducteurs. Nous vivons en circuit

    ferm. Le flau de l'espranto et du volapuck ne nous hanteplus, mais la machine traduire nous guette, qui traduiraplus vite et plus juste que nous, disent les prophtes demalheur et voici venir la traduction presse-bouton. Sibien que les temps difficiles que nous vivons seraient encoreun paradis. Il faut ajouter que nous sommes, comme toutproltariat, coincs entre l'offre et la demande, et coincsune deuxime fois entre la qualit et le rendement. Nous nesommes mme pas srs de nous entendre entre nous: les techniques , comme nous disons dans notre jargon, envient,les littraires , parce que les littraires n'ont pas de diffi-

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  • Les problmes thoriques de la traduction

    cults de vocabulaire, et les littraires envient les techniques,parce que les techniques n'ont que des difficults de vocabu-laire. Nous nous efforons tout de mme, comme nous pouvons,d'amliorer notre mtier, et de temps en temps, peur nousencourager ou nous consoler, nous allumons un cierge devantl'effigie de nos saints patrons saint Jrme, qui fit quel-ques contresens et saint Valery Larbaud, qui n'en fit aucun,saint tienne Dolet, qui nous donna notre premire charte,et le bienheureux Jacques Amyot, et Chapman, et Galland,et Burton, et Schiller, et Nerval, et Baudelaire, qui nousont prouv l'existence du miracle.

    Ces faiseurs de miracle, nous en avons besoin. Car s'ils'agit effectivement de mtier sur le plan du travail quoti-dien, lorsque le rsultat de ce travail atteint une rigueurindiscutable (ce qui est rare), une permanence univer-sellemenl reconnue (ce qui est encore plus rare), c'est qu'entrele travail et le rsultat du travail quelque chose de peut-treindicible s'est pass. Par exemple, il ne uiendrait l'idede personne de traduire, aprs Amyot, Daphnis et Chlo,aprs Baudelaire, les Histoires extraordinaires d'EdgarPoe. Baudelaire avait du gnie, mais Amyot? L'lmentindicible n'est pas le gnie. D'autre part, pour ne pas quitterces deux exemples, on a relev dans Amyot des contresensef dans Baudelaire des faux sens, d'o il ressort que l'impar-faite connaissance de la langue que l'on entreprend detraduire n'est pas toujours un obstacle. Et pourquoi tantd'admirables anglicistes, dans les cinquante dernires annes,ont-ils vainement traduit Shakespeare, vainement, puisqu'ilfaut recommencer? Ils ne commettaient, eux, ni contresens,ni faux sens, ni fautes de franais. On rpondra qu'ilsn'taient pas crivains. Andr Gide tait crivain, savaithonorablement l'anglais, s'entourait des plus justes conseils.Ses traductions de Shakespeare ne ressemblent pas Sha-kespeare. Il n'a pas, lui non plus, franchi l'obstacle. O estl'obstacle? Une chose est de le forcer, de le tourner, de l'effacer,enfin d'en venir bout, quoi chacun de nous tche l'aveuglede parvenir, une autre de le connatre. Personne, apparem-ment, en dehors de quelques rares traducteurs, ne s'taitavis de poser le problme. Pour la premire fois chez nousun linguiste fait aux traducteurs l'honneur de prendreleur activit au srieux. C'est Georges Mounin. Avec la

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  • Prface

    thse que Georges Mounin a soutenue sur Les Problmesthoriques de la Traduction, nous nous sentons fous dansla peau de M. Jourdain. Que M. Jourdain traducteurouvre par hasard la page 55 et du premier coup, il vas'crier Comment, lorsque je traduis He swam acrossthe river par: il traversa la rivire la nage, j'accomplisune opration linguistique? Mais bien sr, puisque vousremarquez aussitt, monsieur Jourdain, faisant passer lepropos d'une langue dans l'autre, que la linguistique (mmeinconsciente) vous est ncessaire pour ne pas traduire en pata-gon il nagea travers la rivire. La linguistique vous apprendce qu'un vieux professeur d'anglais enseignait avant toutaux grands commenants, comme disent les universitaires:en anglais la pense ne court pas sur les mmes rails qu'enfranais. L'anglais ici commence par le mouvement du corps(he swam), notion concrte que le verbe exprime, le lieu dece mouvement tant confi une simple prposition (across).Le franais relgue le mouvement du corps ce que l'ancienneanalyse grammaticale appelait un complment. circons-tanciel ( la nage), et pour lui le mouvement est un dpla-cement abstrait (il traversa). Le point fixe et commun auxdeux langues se trouve tre cette fois l'objet. Mais ici lemot qui dsigne l'objet reste indcis, faute de contexte, puis-que l'anglais nomme indistinctement du mme mot riverce que nous sparons en fleuve et rivire. Et voil pour-quoi M. Jourdain fait de la linguistique, voil pourquoi ledtail seul, l'exemple seul prouvant quelque chose, toutediscussion sur des problmes de traduction s'enlise en gn-ral dans les dtails. Passer du dtail l'ensemble, de lapratique la thorie, c'est se colleter, pioche en mains, avecdes montagnes de dblais, construire sur les prcipices,creuser dans le roc, tre la fois gomtre et btisseur deponts. Georges Mounin s'y prend comme un brave: retrous-sons nos manches. Dans un impressionnant monceau dedocuments, d'ouvrages de linguistique pure et de linguis-tique compare aussi bien trangers que franais, il a tri,compt, class. Il a procd par catgories, confronl pointsde dpart et conclusions, et trouv moyen d'tre clair dansune dmarche complique. On avance avec lui dans l'mer-veillement et dans l'inquitude. Dans l'merveillement,comme l'honnte matelot qui navigue l'estime et voit arriver

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    le camarade sorti des coles, muni du calendrier des mares,de la dernire dition des cartes, et d'un sextant perfectionn.Dans l'inquitude, parce que ces magni fiques moyens dmon-trent cent et mille fois que le mtier de traducteur est impos-sible, et qu'on avait raison de se mfier. Qu'on en juge.

    Il s'agit donc, puisque le passage d'une langue l'autrene va pas de soi, de dfinir en quoi consiste l'obstacle, op-ration la fois d'analyse (de quoi est fait tel ou tel obstacle)et de synthse (quel est l'lment que ces obstacles ont encommun). Divisant son sujet par ordre, Georges Mouninexpose d'abord de quelle nature est l'obstacle proprementlinguistique (ayant trait aux structures de tel langage parrapport tel autre), dont relve l'exemple de la rivire tra-verse la nage: une mme exprience peut tre vue, etdcoupe, d'une manire diffrente. L'action regarde, lamme dans le monde de l'exprience, n'est pas la mme dansl'analyse linguistique. Tant pis, on sait que nous sommesprts nous contenter d'approximations. Mais il y a plusgrave. Que se passe-t-il lorsqu'il faut dcrire dans unelangue un monde diffrent de celui qu'elle dcrit ordinaire-ment ? Comment traduire la parabole vanglique du bongrain et de l'ivraie, comment faire comprendre le compor-tement du semeur, dans une civilisation d'Indiens du dserto l'on ne sme pas la vole, mais o chaque graine estindividuellement dpose dans un trou du sable? (.) Com-ment traduire dsert dans la fort subquatoriale amazo-nienne ? Mme lorsque les disparates soni moins clatants,l'ensemble de l'exprience pour un peuple ou pour un paysdonn, que les ethnologues appellent culture, ne recouvrejamais entirement un autre ensemble, ft-ce dans l'ordreseulement matriel on ne traduit pas dollar, on ne traduitpas rouble parce que la chose en France et en franaisn'existe pas; et comment traduire en anglais ne serait-ceque trois ou quatre des cinquante mots qui dsignent dansla rgion d'Aix en 1959 tel ou tel genre de pain (baguette,flte, couronne, fougasse, fuse, etc.) et dont Georges Mou-nin donne une liste faire frmir? Inversement, dans unregistre plus modeste, quand on aura traduit le scone cos-sais et le muffin anglais par petit pain, on n'aura rientraduit du tout. Alors que faire? Mettre une note en basde page, avec description, recette de fabrication et mode

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  • Prface

    d'emploi? La note en bas de page est la honte du traduc-teur. Mais il y a pire. On se croyait tranquille avec unenotion aussi simple que celle des couleurs; pour tous leshommes, aprs tout, le vert est vert, le rouge est rouge. Ilsuffit de savoir de quel vocable chaque langue le dsigne,ei l au moins un terme peut exactement recouvrir l'autre.Erreur, illusion Le grec a le mme mot pour un vertjaune et pour un rouge, le mme mot pour un vert jauntreet pour un brun gristre. On est surpris parce qu'il s'agitdu grec, que l'on respecte a priori, mais l'anglais auraitd nous habituer les habits rouges des solduls anglais,qui demeurent l'uni forme des cavaliers des chasses courre,ils les appellent pink habits, pink, comme les yeux duLapin blanc d'Alice, pink-eyed (ils sont rouges, biensr), et sau f l'innocent tranger qui se fie la logique etau bon sens, tout le monde sait que pink, adjectif, veut icidire rouge, et partout ailleurs rose, honntement, commedans le dictionnaire. Ces glissements de signification, sou-vent in finiment plus subtils, l'intrieur d'un mme lan-gage, ont t baptiss par certains linguistes connotations ,terme barbare et conception con fuse que Georges Mouninparvient rendre claire, comme il rend claire une concep-tion nouvelle des universaux applique au langage. Maisles universaux ne rsolvent rien, puisqu'ils ne se proccupentque de ce qui est suffisamment gnral pour tre identiquechez tous les hommes soleil, lune, pluie, par exemple. Ladifficult reparat tout de suite, avec neige, glace, verglas.Si l'on se dbarrasse des latitudes, comment esquiver letemps? A deux sicles prs, les mmes mots n'ont pas tou-jours le mme sens l'ennui de Racine, le cur de Cor-neille. Nous revoil dans les connotations. Et personnene parle des variations qui ne se peuvent percevoir quepar l'oreille. Must I remember? dit Hamlel dans le clbremonologue o il voque la mort de son pre. Faute de prendregarde la scansion du vers shakespearien, on ne s'aper-oil pas que le I soulign par un iemps fort veut dire moi,el non je. Faut-il, moi, me souvenir? (moi, et non paselle.) tout le sem est chang.

    Entre tous ces piges, piges des structures linguistiques.piges des cultures, piges des vocabulaires, piges des civi-lisations, le traducteur est rejet de l'outrecuidance (tout

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  • Les problmes thoriques de la traduction

    peut se traduire) au dsespoir (rien ne peut se traduire).Au terme de sa longue tude, la conclusion du linguiste quela passion de traduire n'aveugle pas, est plus nuance. La linguistique cnntemporaine, dit Georges Mounin,aboutit dfinir la traduction comme une opration relativedans son succs, variable dans les niveaux de la commu-nication qu'elle atteint. Un autre linguiste dit que latraduction consiste produire dans la langue d'arrive/'quivalent naturel le plus proche du message de la languede dpart, d'abord quant la signification, puis quantau style . Mais Georges Mounin remarque avec justesseque cet quivalent naturel le plus proche est rarement donnune fois pour toutes. Et il est vrai qu'on n'en a jamaisfini, que chaque traducteur a souvent envie de recommencerles traductions des autres, et toujours de recommencer lessiennes. Le livre de Georges Mounin est passionnant pournous, ne serait-ce que parce qu'il nous dlivre de l'inqui-tude muette ou criante laquelle notre travail nous voue:ce n'est pas ncessairement notre maladresse qui est encause. Un mtier qu'on fait d'instinct, comment en avoirune vue juste? Nous ne savions rien sur les fondementsde notre mtier. Avec Les Problmes thoriques de laTraduction, notre univers familier devient un nouveaumonde. Nous apercevons en fin dans son entier ce mons-trueux obstacle de Babel, dont nous rencontrons tous lesjours les pierres parses. Nous en renversons parfois quel-ques-unes. Il faudra bien essayer de continuer, et les machinesne nous aideront gure; oui, tout ce qui peut rellementse traduire sera traduit par elles. Mais la marge est minime.A nous tout le reste, nous les approches plus ou moinsaccomplies, les fureurs de fidlit, les enthousiasmes malrcompenss, nous l'impossible. L'impossible, c'est ledsespoir, mais c'est aussi la revanche du traducteur.

    Dominique Aury.

  • PREMIRE PARTIE

    Linguistique et traduction

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  • CHAPITRE PREMIER

    La traduction comme contact de langues

    i Selon Uriel Weinreich, deux ou plusieurs languespeuvent tre dites en conlact si elles sont employes alter-nativement par les mmes personnesx . Et le fait, pourune mme personne, d'employer deux langues alternati-vement est ce qu'il faut appeler, dans tous les cas, bilin-guisme.

    Selon Weinreich aussi, du seul fait que deux languessont en contact dans la pratique alterne d'un mmeindividu, on peut gnralement relever dans le langagede cet individu des exemples d'cart par rapport auxnormes de chacune des deux langues2 , carts qui seproduisent en tant que consquence de sa pratique deplus d'une langue. Ces carts constituent les interfrencesdes deux langues l'une sur l'autre dans le parler de cetindividu. Par exemple, ayant comme langue premirele franais, qui dit un simple soldat, cet individu transfrerale mme concept en anglais sous la forme a simple soldier,au lieu de la forme anglaise existante a private.

    Weinreich insiste sur ce point, que le lieu de contactde langues, c'est--dire le lieu o se ralisent des interf-rences entre deux langues interfrences qui peuvent semaintenir, ou disparatre est toujours un locuteurindividuel.

    L'observation du comportement des langues dans dessituations de contact, travers les phnomnes d'inter-frence ( et leurs effets sur les normes de chacune des

    1. Weinreich, Languages in mntici, p. 1. M., ihiii., p. 1.

  • Les problmes thoriques de la traduction

    deux langues exposes au contact 1 ) offre une mthodeoriginale pour tudier les structures du langage. Pourvrifier, notamment, si les systmes phonologiques,lexicaux, morphologiques, syntaxiques constitus parles langues sont bien des systmes, c'est--dire des ensem-bles tellement solidaires en toutes leurs parties que toutemodification sur un seul point [toute interfrence, ici] peut,de proche en proche, altrer tout l'ensemble 2. Ou pourvrifier, de plus, si tels ou tels de ces systmes, ou partiesde systme, la morphologie par exemple, sont impn-trables les uns aux autres de langue langue.

    ii Pourquoi tudier la traduction comme un contactde langues? Tout d'abord, parce que c'en est un.

    Bilingue par dfinition, le traducteur est bien, sanscontestation possible, le lieu d'un contact entre deux (ouplusieurs) langues employes alternativement par le mmeindividu, mme si le sens dans lequel il emploie alterna-tivement les deux langues est, alors, un peu particulier.Sans contestation possible non plus, l'influence de lalangue qu'il traduit sur la langue dans laquelle il traduitpeut tre dcele par des interfrences particulires, qui,dans ce cas prcis, sont des erreurs ou fautes de traduction 3,ou bien des comportements linguistiques trs marquschez les traducteurs le got des nologismes trangers,la tendance aux emprunts, aux calques, aux citations nontraduites en langue trangre, le maintien dans le texteune fois traduit de mots et de tours non-traduits.

    III La traduction, donc, est un contact de langues, estun fait de bilinguisme. Mais ce fait de bilinguisme trsspcial pourrait tre, premire vue, rejet comme inin-

    1. Weinreich, Ouvr. cit., p. 1.2.c Tout enrichissement ou appauvrissement d'un systme entrane

    ncessairement la rorganisation de toutes les anciennes oppositions dis-tinctives du systme. Admettre qu'un lment donn est simplement ajoutau systme qui le reoit, sans consquences pour ce systme, ruinerait lanotion mme de systme J. Vogt H., Dans quelles conditions, p. 35.

    3. Bral avait dj bien not cette parent des contacts de langues dansle bilinguisme, et dans la traduction Partout o deux populations diff-rentes sont en contact, crit-il, les fautes et les erreurs qui se commettentde part et d'autre [.]sont au fond les mmes fautes qu'on fait au collge,et que nos professeurs estiment au jug Smantique, p. 173.

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  • Linguistique et traduction

    tressant parce qu'aberrant. La traduction, bien qu'tantune situation non contestable de contact de langues, enserait dcrite comme le cas-limite celui, statistiquementtrs rare, o la rsistance aux consquences habituellesdu bilinguisme est la plus consciente et la plus organise;le cas o le locuteur bilingue lutte consciemment contretoute dviation de la norme linguistique, contre touteinterfrence ce qui restreindra considrablement lacollecte de faits intressants de ce genre dans les textestraduits.

    Martinet cependant souligne, concernant les bilinguesqu'on pourrait appeler professionnels en gnral 1,cette raret du phnomne de rsistance totale aux inter-frences Le problme linguistique fondamental qui seprsente, eu gard au bilinguisme, est de savoir jusqu'quel point deux structures en contact peuvent tre maintenuesintactes, et dans quelle mesure elles influeront l'unesur l'autre [.]Nous pouvons dire qu'en rgle gnrale,il y a une certaine quantit d'influences rciproques, etque la sparation nette est l'exception. Cette dernire sembleexiger de la part du locuteur bilingue une attention soutenuedont peu de personnes sont capables, au moins la longue2 .

    Martinet oppose galement par un autre caractre aber-rant ce bilinguisme professionnel qui inclut lestraducteurs au bilinguisme courant (lequel est toujoursla pratique collective d'une population). Le bilingueprofessionnel est un bilingue isol dans la pratique sociale Il apparat que l'intgrit des deux structures a plus dechances d'tre prserve quand les deux langues en contactsont gales ou comparables en fait de prestige, situationqui n'est pas rare dans des cas que nous pouvons appelerbilinguisme ou plurilinguisme individuels 3.

    Il revient la mme ide dans sa Pr face au livre deWeinreich, o il met part encore une fois le cas de cesquelques virtuoses linguistiques qui, force de constant

    1. A. Meillet et A. Sauvageot avaient dj senti le besoin de distinguerdu bilinguisme ordinairele bilinguisme des hommes cultivs , c'est letitre de leur article double dans Confrences de l'Inslitut de linguistique, II,1934, pp. 7-9 et 10-13.

    2. Martinet, Diffusion of language, p. 7. Les parties soulignes le sont parle citateur.

    3. Martinet, Art. cit., p. 7. Les passages souligns le sont par le citateur.

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  • Les problmes thoriques de la traduction

    exercice, parviennent maintenir nettement distincts leursdeux (ou multiples) instruments linguistiques . Le conflit,dans le mme individu, de deux langues de semblablevaleur culturelle et sociale, poursuit-il, peut tre psycho-logiquement tout fait spectaculaire, mais, moins quenous n'ayons affaire quelque gnie littraire, les traceslinguistiques permanentes d'un tel conflit seront nulles 1. L'tude de la traduction comme contact de langues ris-querait donc bien d'tre inutile parce que pauvre enrsultats.

    Cette opinion se voit corrobore par celle de Hans Vogt,spcialiste lui aussi des tudes sur les contacts de langues On peut aller jusqu' se demander s'il existe un bilin-guisme total, cent pour cent; cela signifierait qu'unepersonne puisse employer chacune de ses deux langues,dans n'importe quelle situation, avec la mme facilit, lamme correction, la mme capacit que les locuteursindignes. Et si de tels cas existent, il est difficile de voircomment ils pourraient intresser le linguiste, parce queles phnomnes d'interfrence se trouveraient alors exclus pardfinition 2.

    iv Mais si Martinet carte et Vogt aprs luil'tude de ces faits de bilinguisme individuel parce qu'ilsn'offrent qu'une matire d'intrt secondaire, c'est d'unpoint de vue qui n'est pas le seul possible, et qui n'est pascelui o l'on se propose, ici, de se placer.

    Ce qui intresse les deux linguistes, c'est que l'tudedu bilinguisme outre que celui-ci est une ralit linguis-tique est un moyen particulier de vrifier l'existenceet le jeu des structures dans les langues. Notons que lesbilinguismes individuels, quelque secondaires qu'ils soient,restent cet gard un fait digne d'tude aux yeux deMartinet Ce serait une erreur de mthode, crit-il,que d'exclure de telles situations dans un examen des pro-blmes soulevs par la diffusion des langues. Cetteattnuation de son jugement sur l'intrt des bilinguismes

    1. Weinreich, Ouvr. cit., pp. vm et vu.2. Vogt H., Contact of languages, p. 369. Les passages souligns le sont

    par le citateur.3. Martinet, Diffusion of language, p. 7.

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  • Linguistique et traduction

    individuels se trouve aussitt dlimite, toutefois, parl'exemple donn Le fait que Cicron tait un bilinguelatin-grec a laiss des traces indlbiles dans notre voca-bulaire moderne 1.

    On admettra donc, ici, que la traduction, considrecomme un contact de langues dans des cas de bilinguismeassez spciaux, n'offrirait sans doute au linguiste qu'unemoisson maigre d'interfrences en regard de celle quepeut apporter l'observation directe de n'importe quellepopulation bilingue.

    Mais au lieu de considrer les oprations de traductioncomme un moyen d'clairer directement certains problmesde linguistique gnrale, on peut se proposer l'inverse,au moins comme point de dpart que la linguistique

    et notamment la linguistique contemporaine, structu-rale et fonctionnelle claire pour les traducteurs eux-mmes les problmes de traduction. Au lieu de rcrire(toutes proportions gardes) un trait de linguistiquegnrale la seule lumire des faits de traduction, onpeut se proposer d'laborer un trait de traduction lalumire des acquisitions les moins contestes de la linguis-tique la plus rcente.

    Un tel projet se justifie au moins pour trois raisons

    1. L'activit traduisante, activit pratique, importante,augmente rapidement dans tous les domaines, ainsi qu'entmoignent les chiffres publis, particulirement depuis1932 par l'Institut de coopration intellectuelle, et depuis1948 par l'U.N.E.S.C.O. dans son Index Translalionumannuel. Il serait paradoxal qu'une telle activit, portant

    1. Martinet, Difjusion'oflanguage, p. 7.2. Surtout si l'on ne perd pas de vue que, pour les spcialistes des contacts

    de langues, l'interfrence retient uniquement l'attention comme une saisie dumoment initial de ce qui deviendra un emprunt.La majorit de tels phno-mnes d'interfrence sont phmres et individuels , dit H. Vogt (art. cit,p. 369)..Dans le langage, dit Weinreich, nous trouvons des phnomnesd'interfrence qui, s'tant reproduits frquemment dans la parole desbilingues, sont devenus habituels, fixs. Leur emploi ne dpend plus du bilin-guisme. Quand un locuteur du langage X emploie une forme d'origine tran-gre non pas comme un recours fortuit au langage Y, mais parce qu'il l'aentendue employe par d'autres dans des discours en langue X, alors cetlment d'emprunt peut tre considr, du point de vue descriptif, commetant devenu partie intgrante du langage X. [Languages, p. 11.)

  • Les problmes thoriques de la traduction

    sur des oprations de langage, continue d'tre exclue d'unescience du langage, sous des prtextes divers, et qu'ellesoit maintenue au niveau de l'empirisme artisanal.

    2. L'utilisation des calculatrices lectroniques commepossibles machines traduire pose et va poser des pro-blmes linguistiques lis l'analyse de toutes les oprationsde traduction considres comme telles.

    3. L'activit traduisante pose un problme thorique la linguistique contemporaine si l'on accepte les thsescourantes sur la structure des lexiques, des morpholo-gies et des syntaxes, on aboutit professer que la tra-duction devrait tre impossible. Mais les traducteursexistent, ils produisent, on se sert utilement de leurs pro-ductions. On pourrait presque dire que l'existence de latraduction constitue le scandale de la linguistique contem-poraine. Jusqu'ici l'examen de ce scandale a toujours tplus ou moins rejet. Certes l'activit traduisante, impli-citement, n'est jamais absente de la linguistique x eneffet, ds qu'on dcrit la structure d'une langue dans uneautre langue, et ds qu'on entre dans la linguistiquecompare, des oprations de traduction sont sans cesseprsentes ou sous-jacentes; mais, explicitement, la tra-duction comme opration linguistique distincte et commefait linguistique sui generis est, jusqu'ici, toujours absentede la science linguistique enregistre dans nos grandstraits de linguistique 2.

    On n'imaginait peut-tre qu'une alternative ou condam-ner la possibilit thorique de l'activit traduisante au nomde la linguistique (et rejeter ainsi l'activit traduisantedans la zone des oprations approximatives, non scienti-fiques, en fait de langage); ou mettre en cause la validitdes thories linguistiques au nom de l'activit tradui-

    1. Roman Jakobson soutient mme qu'il n'y a pas de comparaisonpossible entre deux langues, sans recours de fait des oprations constantesde traduction. (Linguislic aspects, p. 234). J. R. Firth a de son ct tentd'attirer l'attention sur l'usage et l'abus des oprations non explicites de tra-duction dans l'analyse linguistique (Linguistic analysis, p. 134).

    2. A notre connaissance, J. P. Vinay et J. Darbelnet sont les premiers s'tre proposs d'crire un prcis de traduction se rclamant d'un statut scienti-fique. Mais ils intitulent encore leur ouvrage Stylistique compare du fran-ais ?A de l'anglais.

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