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Etienne Minvielle Les politiques d'amélioration de la qualité des soins à l'hôpital. Quel fondement organisationnel ? In: Politiques et management public, vol. 17 n° 4, 1999. pp. 59-84. Résumé Si la recherche de qualité constitue un objectif partagé par l'ensemble des acteurs hospitaliers, les moyens nécessaires pour y parvenir sont sources de controverses. L'histoire de la co-production de la qualité à l'hôpital montre qu'à des formes traditionnelles, attachées au régime de la bureaucratie professionnelle, est venue récemment s'associer une conception prônant une approche organisationnelle centrée sur la prise en charge des patients. La qualité doit-elle alors se concevoir sous le prisme de l'expertise professionnelle, comme la conformité à des règles administratives, ou comme un objectif de rationalisation d'un système productif ? Pour éclairer cette question, cet article s'attache à préciser dans un premier temps les différentes formes existantes de co- production de la qualité, puis à présenter les grandes lignes d'un cadre d'analyse organisationnel structuré dans lequel s'inscrirait l'objectif de recherche de qualité, et enfin à discuter les modes de régulation entre cette conception et les approches traditionnelles, professionnelles et administratives. Citer ce document / Cite this document : Minvielle Etienne. Les politiques d'amélioration de la qualité des soins à l'hôpital. Quel fondement organisationnel ?. In: Politiques et management public, vol. 17 n° 4, 1999. pp. 59-84. doi : 10.3406/pomap.1999.2252 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/pomap_0758-1726_1999_num_17_4_2252

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Page 1: Les politiques d'amélioration de la qualité des soins à l'hôpital. Quel fondement organisationnel ?

Etienne Minvielle

Les politiques d'amélioration de la qualité des soins à l'hôpital.Quel fondement organisationnel ?In: Politiques et management public, vol. 17 n° 4, 1999. pp. 59-84.

RésuméSi la recherche de qualité constitue un objectif partagé par l'ensemble des acteurs hospitaliers, les moyens nécessaires pour yparvenir sont sources de controverses. L'histoire de la co-production de la qualité à l'hôpital montre qu'à des formestraditionnelles, attachées au régime de la bureaucratie professionnelle, est venue récemment s'associer une conception prônantune approche organisationnelle centrée sur la prise en charge des patients. La qualité doit-elle alors se concevoir sous le prismede l'expertise professionnelle, comme la conformité à des règles administratives, ou comme un objectif de rationalisation d'unsystème productif ?

Pour éclairer cette question, cet article s'attache à préciser dans un premier temps les différentes formes existantes de co-production de la qualité, puis à présenter les grandes lignes d'un cadre d'analyse organisationnel structuré dans lequel s'inscriraitl'objectif de recherche de qualité, et enfin à discuter les modes de régulation entre cette conception et les approchestraditionnelles, professionnelles et administratives.

Citer ce document / Cite this document :

Minvielle Etienne. Les politiques d'amélioration de la qualité des soins à l'hôpital. Quel fondement organisationnel ?. In:Politiques et management public, vol. 17 n° 4, 1999. pp. 59-84.

doi : 10.3406/pomap.1999.2252

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/pomap_0758-1726_1999_num_17_4_2252

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LES POLITIQUES D'AMÉLIORATION DE LA QUALITÉ DES SOINS À L'HÔPITAL QUEL FONDEMENT ORGANISATIONNEL ?

Etienne MINVIELLE

Résumé Si la recherche de qualité constitue un objectif partagé par l'ensemble des acteurs hospitaliers, les moyens nécessaires pour y parvenir sont sources de controverses. L'histoire de la co-production de la qualité à l'hôpital montre qu'à des formes traditionnelles, attachées au régime de la bureaucratie professionnelle, est venue récemment s'associer une conception prônant une approche organisationnelle centrée sur la prise en charge des patients. La qualité doit-elle alors se concevoir sous le prisme de l'expertise professionnelle, comme la conformité à des règles administratives, ou comme un objectif de rationalisation d'un système productif ?

Pour éclairer cette question, cet article s'attache à préciser dans un premier temps les différentes formes existantes de co-production de la qualité, puis à présenter les grandes lignes d'un cadre d'analyse organisationnel structuré dans lequel s'inscrirait l'objectif de recherche de qualité, et enfin à discuter les modes de régulation entre cette conception et les approches traditionnelles, professionnelles et administratives.

* CNRS, C.R.E.GAS. (INSERM U.537/CNRS U.M.R. 9932)

Revue POLITIQUES ET MANAGEMENT PUBLIC, Volume 17. n ° 4, décembre 1999. © Institut de Management Public - 1999.

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Introduction Depuis quelques années maintenant, l'idée d'importer du monde industriel des instruments de management portant sur la qualité a fait son chemin dans les services publics. Le mouvement qui s'est ainsi créé a notamment pour ambition de développer des formes organisationnelles plus efficaces dans le domaine. "Transversalité", "Relation client-fournisseur", "Décloisonnement", "Certification ISO", sont ainsi apparus comme les maîtres-mots d'un nouveau regard organisationnel porté au nom de la qualité.

Dans la plupart des cas, ce mouvement est venu s'inscrire dans un contexte qui n'est pas vierge de considérations : des conceptions traditionnelles de la qualité, souvent en lien avec les logiques professionnelles du secteur, existent ; des actions sont déjà entreprises, des changements parfois assumés. Parallèlement, l'organisation du travail concerne des activités jugées spontanément peu comparables avec les processus industriels. Elle est également structurée par des pratiques de travail solidement ancrées dans les mœurs. De ce fait, les "politiques d'amélioration de la qualité" dans les services publics en viennent à recouvrir un ensemble d'enjeux, de faits et de définitions assez disparate. Leur lecture générale en est rendue complexe, les transformations organisationnelles, qui s'opèrent au nom de la qualité, difficiles à appréhender.

L'hôpital, par la richesse de son histoire sur le sujet, et peut-être aussi par la spécificité de son activité - notamment le poids et la gravité des notions de risque clinique et de sécurité des soins qui sont étroitement associées à toute réflexion sur la qualité -, offre une parfaite illustration de cette situation. En l'occurrence, si ce thème a toujours revêtu une grande importance, lorsqu'il s'agit de savoir comment il se décline concrètement, les certitudes se brouillent.

Jusqu'à un passé récent, ces différences d'interprétation étaient relativement aisées à comprendre. Elles stigmatisaient les fondements d'une bureaucratie professionnelle [1]. Dans cette approche, les professionnels de soins - médecins, infirmières - réfèrent la qualité aux risques encourus par les patients lors de la réalisation des actes techniques de soins. Les équipes de direction sont pour leur part attachées au respect des règles de fonctionnement internes à l'hôpital, la qualité relevant à leurs yeux de la conformité à des normes ou des règlements intérieurs. Assemblées, ces interprétations donnent à la qualité l'aspect d'une co-production qui met en jeu l'élaboration et la soumission à des règles, normes, et conventions administrativo- professionnelles.

Mais avec l'introduction des techniques de gestion de la qualité issues du monde industriel, et le développement d'un dispositif d'accréditation des établissements de santé, les termes du débat sont en train de se renouveler : confrontée à une lecture professionnelle associant recherche de qualité et élaboration des meilleures stratégies diagnostiques et thérapeutiques des soins, il est souligné l'importance des conditions de mise en œuvre de ces stratégies ; face à une lecture centrée sur le respect de normes juridiques et sécuritaires, l'accent est mis sur la nécessité de replacer l'usage de ces normes dans un objectif beaucoup plus large, celui de la maîtrise de la prise en

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charge des patients. Ainsi, progressivement est en train d'émerger une autre interprétation de la qualité : celle-ci devient un objectif de rationalisation de l'activité hospitalière ; sa co-production vise à développer des modes d'organisation du travail améliorant la prise en charge des malades.

Pour autant, différentes questions restent en suspens. Les raisonnements organisationnels sur lesquels repose cette nouvelle approche demeurent en large partie inachevés. Rien ne permet non plus d'affirmer que cette approche sera acceptée, la notion même de co-production indiquant bien que derrière ce processus se cachent des groupes d'acteurs aux intérêts distincts. Enfin, au-delà des discours, il est nécessaire de saisir le bénéfice d'une telle évolution pour le malade. De ce fait, le virage récent amorcé dans l'histoire de la qualité constitue surtout une invitation à creuser la réflexion actuelle : comment les modes de co-production de la qualité peuvent-ils s'appuyer sur une approche organisationnelle globale de l'hôpital ? Comment également envisager dans un contexte aussi structuré par les représentations professionnelles et administratives le développement de cette nouvelle qualité "organisationnelle" ? Enfin, où situer dans ce vaste mouvement le malade en tant qu'usager ?

Pour éclairer ces questions, nous présenterons dans une première partie les grandes étapes de l'histoire de la qualité à l'hôpital. Puis, nous discuterons l'approche organisationnelle susceptible de servir l'objectif de rationalisation d'une activité aussi particulière que celle de la prise en charge. Enfin, nous évoquerons les modalités de diffusion d'une telle approche dans un service public peu habitué à s'impliquer dans des raisonnements managériaux de ce type1.

Les modes de coproduction de la qualité à l'hôpital: une mise en perspective historique

Connaître les formes de production de la qualité développées ces trente dernières années à l'hôpital nécessite d'établir un rappel historique des grands mouvements engagés autour de ce thème. Seule une telle mise en perspective peut en effet aider à identifier les acteurs de cette production, leur influence sur le processus, et les interprétations qu'ils donnent à la qualité des soins. Ainsi, nous allons dresser un bref panorama de l'histoire de la qualité à l'hôpital afin de distinguer deux grandes étapes dans sa co-production : une approche administrativo-professionnelle, et une approche organisationnelle.

Méthodologiquement, la première partie s'appuie sur une revue de la littérature. Du fait de la profusion de cette littérature, il est impossible de prétendre à une quelconque exhaustivité. Notre critère de sélection a été de retenir les articles de référence permettant d'éclairer une des étapes de cette histoire. Même si cette histoire se rattache à la France, de nombreuses références sont nord-américaines. Ce sont en effet dans les pays anglo-saxons, et en particulier aux Etats-Unis, que se sont développés les premiers travaux d'importance sur la qualité, la France connaissant les mêmes développements par un effet de mimétisme, mais toujours avec un temps de retard. Le seconde et la troisième partie s'appuient pour leur part sur différents travaux de recherche réalisés dans les hôpitaux sur le thème de l'organisation du travail et des démarches qualité. Pour une lecture détaillée de ces travaux, le lecteur pourra se reporter à l'ouvrage signale en bibliographie (Minvielle, 1996).

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Si nous parlons d'approches, c'est à dessein. Même si le terme peut paraître flou, il conserve un niveau de généralité suffisant pour garantir l'idée qu'il s'agit d'un dénominateur commun à une catégorie d'acteurs - médecins, infirmières, ou directeurs d'hôpitaux - sans préjuger de la part de ses membres d'un suivi strict des repères ou représentations associées aux notions de "professionnel" et "administratif". Relativement à l'approche organisationnelle, le niveau de généralité vise surtout à témoigner de l'absence d'un cadre d'analyse structuré comme nous aurons l'occasion de le préciser dans la seconde partie de cet article.

La co-production de la qualité comme symbole d'une bureaucratie professionnelle

Deux ouvrages français récents établissent une synthèse des travaux contemporains sur la qualité à l'hôpital [21,(3]. Ils ont en commun d'associer ce thème à celui de l'évaluation reprenant ainsi une constante dans la manière d'aborder le sujet. C'est à Avedis Donabedian [4], sorte de gourou de la qualité dans le domaine de la santé, que l'on doit un cadre d'analyse permettant une déclinaison opérationnelle de l'Evaluation de la Qualité des Soins (E.Q.S). Dans ce cadre, trois niveaux d'évaluation sont identifiables :

- les structures dans lesquelles sont délivrés les soins en distinguant les ressources humaines et matérielles ;

- les procédures de soins, c'est-à-dire les stratégies médicales et les actions de délivrance des soins ;

- et les résultats, c'est-à-dire le changement d'état de santé consécutif aux soins et la satisfaction perçue par les patients.

— Première étape : l'évaluation de la qualité hospitalière

Sur ces bases, de nombreux travaux ont vu le jour aux Etats-Unis, puis en Europe [5] et en France dans les années 80, avec deux orientations sensiblement distinctes : l'évaluation de la qualité des pratiques professionnelles, et l'évaluation de la qualité des soins délivrés au sein de l'institution hospitalière.

• La qualité des pratiques professionnelles

Dans cette orientation, la qualité y est vue sous le prisme de l'expertise professionnelle : comme en témoignent les grandes lignes de l'histoire de ce mouvement, c'est ici la définition de la meilleure stratégie diagnostique ou thérapeutique, ou de la maîtrise technique d'actes de soins qui est approchée au nom de l'E.Q.S.

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L'émergence de ce thème de l'évaluation dans le domaine des pratiques médicales - et par la suite infirmières - se rattache en effet à une série d'études américaines réalisées dans les années 70 qui constatent d'importantes variations dans la réalisation d'actes médico-chrirurgicaux ne s'expliquant pas uniquement par des différences dans les caractéristiques des patients ou dans l'environnement technique hospitalier [6]. En questionnant la pertinence des indications de ces actes, un mouvement appelle ainsi à l'élaboration de recommandations de bonnes pratiques cliniques. La recommandation de bonne pratique clinique se définit comme une "description standardisée et spécifique de la meilleure conduite à tenir dans une circonstance pathologique donnée, formulée à partir d'une analyse de la littérature scientifique et de l'opinion d'experts" [7]. L'accent est ainsi mis sur le support scientifique de ces recommandations. Pour y parvenir, différentes méthodes de synthèse de l'information scientifique et des jugements de groupes d'experts sont utilisables - technique de revue de la littérature, méthode Delphi, conférence de consensus -. L'ensemble constitue l'audit clinique.

Sur ces fondements, le mouvement de l'évaluation de la qualité des pratiques professionnelles s'est développé dans des thèmes aussi divers que les indications de prescription d'actes spécifiques tels que les radios de thorax, les infections nosocomiales, ou des domaines cliniques spécifiques. Ce mouvement a été définitivement reconnu par les pouvoirs publics dans le cadre de la loi de réforme hospitalière de 1991 , ainsi qu'à travers le lancement d'un appel d'offres annuel intitulé "Programme Hospitalier de Recherche Clinique" visant à sélectionner des projets portant sur l'élaboration de nouvelles stratégies diagnostiques et/ou thérapeutiques.

Dans ce mouvement, il est intéressant de noter comment la qualité vient justifier un ensemble de préoccupations touchant autant au contenu de l'expertise qu'à la reconnaissance du statut professionnel.

Ainsi, au nom de la qualité, les médecins s'intéressent aux stratégies des maladies dont les modalités de prise en charge ne sont pas consensuelles : maladies d'apparition récente comme le SIDA, maladies dont l'incidence est importante comme l'hypertrophie bénigne de la prostate, ou maladies plus rares mais qui requièrent une expertise élevée comme les maladies auto-immunes. Pour définir ces stratégies, les équipes médicales ont recours à des protocoles d'évaluation de recherche clinique. Ces protocoles, qui visent à démontrer l'efficacité d'une investigation diagnostique ou d'un traitement selon des méthodes statistiques rigoureuses, permettent d'apporter une évidence scientifique à la pratique recommandée. Au bout du compte, la qualité sert ainsi à valoriser une expertise professionnelle qui se conçoit, non plus à partir des données empiriques d'une pratique, mais sur la base d'arguments scientifiques.

Pour les infirmières la qualité des soins justifie le bon déroulement d'un geste technique - pose d'une sonde, traitement d'escarres - ou bien des gestes de prévention afin de lutter, par exemple, contre les infections nosocomiales. Là encore, la maîtrise de ces gestes consacre une expertise fondée sur l'expression d'un savoir médical. Mais la qualité a ici pour vertu principale, non pas d'asseoir une forme

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d'expertise, mais de servir la quête de reconnaissance d'une corporation en mal de statut professionnel1.

• La qualité des prestations hospitalières

L'évaluation des prestations hospitalières vient consacrer pour sa part une vision bureaucratisée de la qualité au sens où elle est interprétée comme le respect de règles générales, soit formalisées par l'équipe de direction - éventuellement en accord avec des professionnels de soins -, soit déduites de textes juridiques.

En reprenant le cadre d'analyse de Donabedian, ces travaux peuvent se ranger à trois niveaux : les études portant sur les structures, les normes sécuritaires dans l'utilisation des équipements de l'hôpital, la taille des unités de soins, la masse critique de médecins nécessaires à la réalisation d'une intervention chirurgicale ; celles concernant des procédures relatives à des étapes ponctuelles de l'hospitalisation comme l'accueil des patients, ou des fonctions particulières comme les horaires de visites des familles ; celles enfin portant sur des résultats, comme les enquêtes de satisfaction auprès des patients. Le dénominateur commun de toutes ces actions est d'aboutir à la définition de références à chacun de ces niveaux, les "standards explicites de qualité", dès lors qu'une valeur quantitative leur est assignée.

Une telle approche offre une autre interprétation de la production de la qualité fondée sur deux caractéristiques principales:

- la première est de privilégier la standardisation des règles ou normes. Toutes les règles élaborées au nom de l'évaluation de la qualité des prestations hospitalières sont générales, l'évaluation de la qualité se fait selon un principe de conformité à celles-ci.

- la seconde est d'augmenter le poids des actions mesurables. Tout ce qui est quantifiable doit permettre, en définissant des standards, d'identifier l'action engagée et donc de la justifier. A travers ces caractéristiques, la qualité vient légitimer une forme de pilotage de l'établissement. En proposant des outils d'évaluation fondés sur une conformité à des critères retenus car accessibles à la mesure et généralisâmes à l'ensemble des unités de soins, les équipes de direction hospitalière se donnent en effet les moyens de développer une politique centralisée de la qualité. Elle y est en même temps bureaucratisée, au sens d'une élimination de tout risque d'arbitraire dans l'application de ces règles.

On le perçoit à travers la lecture de ces deux mouvements, l'E.Q.S. consacre simultanément des interprétations professionnelle et administrative de la qualité. Cette dernière devient ainsi le théâtre d'une confrontation entre le respect de l'autonomie

Rappelons que le métier d'infirmier(e)s renvoie à un statut de semi-profession, point qui fait l'objet de nombreuses revendications depuis les années 70. Pour plus de détails, se référer au paragraphe III. 3.

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des professionnels de soins, et la conformité à des procédures opératoires standardisées. Cette confrontation qui constitue un phénomène connu et décrit dans d'autres secteurs [8] rend compte des équilibres de pouvoir internes à l'hôpital. Comme nous allons le voir, ce phénomène se retrouve d'ailleurs conforté dans l'étape suivante de l'histoire de la qualité, car quelque soit l'orientation prise par l'E.Q.S., une évolution notable a pu s'observer : aux évaluations sont venus très naturellement se greffer des systèmes d'action visant à améliorer la qualité des soins. Même si la terminologie profuse sur la qualité rend délicate l'association d'une méthode à tel ou tel courant, on peut identifier sous le terme 6' assurance de la qualité la première génération de ces systèmes d'action.

- La seconde étape : l'assurance de la qualité

C'est sur deux principes, au demeurant très simples, que les démarches d'assurance de la qualité se sont développées à l'hôpital dans les années 80 :

- des dispositifs de surveillance amenés à fonctionner en routine ;

- un schéma d'exécution du travail qui obéit à un principe de conformité à des standards ou à des normes pré-établies, l'assurance de la qualité étant définie par le respect de cette conformité.

La mise en place de ces principes a imposé de préciser l'articulation entre le temps de la surveillance et d'évaluation, et le temps de mise en place des actions correctrices :

- le premier temps consiste à définir précisément les événements considérés "indésirables" ou "sentinelles" - infections nosocomiales, chute de personnes

âgées, plaintes des patients,...- qui vont faire l'objet de la surveillance ;

- la surveillance peut s'effectuer soit au cas par cas sur un événement particulier dont la survenue déclenche l'analyse complémentaire - cas des morts infantiles -, soit à l'aide d'une grille de critères pré-établis qui permet de juger d'un écart à une moyenne historique - cas des infections nosocomiales - ;

- dans les deux cas, la survenue de l'événement déclenche une investigation complémentaire. Les conclusions de ce travail permettent de vérifier que l'exécution du travail en relation avec le processus en cause s'est effectué selon les procédures préconisées ou qu'il nécessite de nouvelles règles.

Dans ce mouvement, la confrontation des approches administrative et professionnelle précédentes se retrouve sur au moins deux points :

- dans le développement des procédures écrites, tout d'abord. Différents slogans tels que "écrire ce que l'on fait et faire ce que l'on écrit" insistent sur la nécessité de jeter par écrit le détail des actions. Cette nécessité est justifiée par les risques organisationnels encourus lors des transmissions orales d'informations. Sur cet

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aspect, approches administrative et organisationnelle s'opposent le plus fréquemment. Les représentants de la première sont généralement favorables alors que ceux de la seconde restent souvent prudents par crainte d'être victimes de ce qu'ils nomment la "prolifération de la paperasserie". Il n'en demeure pas moins vrai que toute une forme de bureaucratisation se met en place avec la nécessité de développer une "traçabilité" des actions ;

- dans le système d'actions correctives, ensuite. Que le thème abordé soit centré sur des préoccupations professionnelles ou administratives, la démarche d'amélioration reste la même : elle vise à réduire les écarts constatés entre les pratiques existantes et les pratiques souhaitées telles qu'elles sont exprimées au sein d'un référentiel. Le référentiel peut être une règle, une recommandation - terme plus souvent admis dans le cadre de l'évaluation des pratiques professionnelles - ou une norme. Mais dans tous les cas, il est pré-établi à l'action corrective. Il est remarquable de noter que dans ce domaine, si les approches professionnelle et administrative s'opposent sur le champ d'application, elles s'accordent sur le principe : qu'il s'agisse de recommandations de pratiques cliniques ou de normes sécuritaires, la qualité optimale est toujours considérée comme le respect de la conformité au référentiel.

Selon les cas, les actions correctives sont ou ne sont pas décrites dans le référentiel. Ainsi les recommandations de pratiques décrivent certains comportements que les professionnels doivent observer dans leur exercice quotidien - prescription de tel ou tel examen, déroulement d'une intervention chirurgicale, gestes de prévention en matière d'hygiène -. De même, certaines normes de fonctionnement ou de sécurité correspondent à une présentation détaillée d'une série de tâches à exécuter. A l'inverse, les actions à mettre en œuvre pour améliorer la transmission des informations au patient ne sont pas précisées. L'action reste dans ce cas mal déterminée, souvent remplacée par une injonction.

— La production de la qualité comme reflet d'une bureaucratie professionnelle

Ainsi dressé, ce bref panorama permet de rendre compte des formes traditionnelles de production de la qualité. Administratifs et professionnels y ont en commun d'être impliqués au sein d'un processus dans lequel les phases d'évaluation et de développement d'actions correctrices se succèdent. La production de la qualité est ainsi subordonnée à un premier temps d'évaluation.

L'implication conjointe des professionnels et administratifs rend également à cette qualité son caractère co-produit. Celui-ci varie évidemment selon le degré de participation de chaque catégorie d'acteurs. Ainsi, deux grandes classes peuvent être identifiées :

- les co-productions autonomes. Il s'agit de démarches engagées par les professionnels ou les administratifs, sans implication de membres de l'autre bord.

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Le caractère co-produit est alors vu dans un sens restrictif. Le plus généralement, ces démarches ne sont pas remises en cause par les partisans de l'autre bord : par exemple, les membres des équipes de direction n'interfèrent pas dans l'élaboration des recommandations de pratiques cliniques, et réciproquement, restent maîtres dans la définition des normes sécuritaires des installations hospitalières. Seuls certains cas font l'objet de controverses. Il s'agit essentiellement des démarches administratives touchant à l'organisation interne des unités de soins telles que les supports de planification des soins, ou le développement de procédures écrites dans la transmission d'informations inter-unités. Dans ces cas, l'approche est souvent vécue comme une ingérence par les professionnels dans leur activité ;

- les co-productions croisées. Il s'agit là, à l'inverse, de cas où la réflexion est commune aux professionnels et aux équipes de direction. Souvent, cette coproduction est imposée par des thèmes qui requièrent des compétences des deux bords comme, par exemple, la prescription des examens complémentaires ou le placement des patients admis aux urgences dans les lits d'aval. Dans ces cas, la co-production, même si elle peut être également génératrice de conflits, s'envisage dès le départ dans un sens plus large impliquant administratifs et soignants.

Cette variété de formes de co-production explique le caractère hétérogène donné par l'ensemble des actions entreprises au nom de la qualité. Certains thèmes y sont ainsi exclus, d'autres sont traités en fonction de considérations bien spécifiques. Aucun objectif auquel référer l'ensemble des actions n'est déterminé de façon consensuelle.

Mais cette multiplicité ne doit pas conduire à conclure à une absence de règles dans la manière de produire cette qualité. Car toutes ces variantes ont en commun d'être le résultat d'opérations combinées, structurées par des repères issus du monde médical, soignant ou administratif. La qualité est tour à tour vue sous des prismes professionnels et administratifs, comme nous l'avons montré. Elle devient bureaucratisée ou reflet d'une forme de professionnalisme. Elle vient légitimer un style de management ou une expertise professionnelle. Aussi, si la qualité donne à voir une image apparente assez floue, sa production est subordonnée à des principes précis : ceux d'une bureaucratie professionnelle.

La co-production de la qualité et l'émergence d'une réflexion sur l'organisation du travail

Pour décrire cette nouvelle tendance, il nous faut reprendre le fil de l'histoire de la qualité. Celle-ci montre qu'à la fin des années 80, aux Etats-Unis, et quelques années plus tard en France, les approches existantes de l'évaluation et de l'assurance de la qualité ont fait l'objet d'une remise en cause importante. Malgré de réels succès dans les secteurs logistiques et techniques de l'hôpital, ainsi que dans le domaine des pratiques professionnelles, différentes critiques se sont en effet élevées pour revendiquer un élargissement du champ d'investigation de la qualité.

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— Les critiques portées sur les approches traditionnelles

Au centre de ces critiques se trouvent deux arguments principaux : la faible prise en considération des dimensions organisationnelles dans la manière d'approcher les thèmes, et le caractère trop normatif des méthodes employées pour améliorer la qualité.

• Des pratiques professionnelles à l'organisation

Berwick [9] et Schumacher [10] sont les premiers à souligner le caractère trop réducteur d'une approche orientée exclusivement sur l'analyse des pratiques professionnelles. En focalisant la qualité sur la conception des stratégies thérapeutiques, toute la phase de mise en œuvre de ces stratégies est négligée alors même qu'elle s'est complexifiée. Lomas [11] souligne pour sa part qu'en ramenant la notion de qualité a une question d'expertise médicale, on néglige l'activité d'autres professionnels, ou même la participation de l'usager qui représentent pourtant des éléments déterminants dans le processus de soins.

Ces critiques s'appuient également sur des constats classiques dans le domaine industriel : ainsi, l'affirmation de Deming [12], selon laquelle 15% des déficiences sont liées à l'expertise technique des professionnels et les autres 85% à des facteurs organisationnels, est reprise pour affirmer que l'apparition d'une anomalie ne tient pas seulement au fait que les professionnels commettent des erreurs, mais aussi à l'incapacité de l'institution de santé prise dans son ensemble à organiser convenablement les soins.

• Conformité à la norme et amélioration continue

Lomas, Laffel et Blumenthal [13] dénoncent parallèlement les limites d'une approche centrée sur la recherche d'une conformité à des standards de qualité. Une telle approche peut associer à tort cette conformité à un niveau de performance idéal. Or, rien n'affirme, d'une part qu'il existe une corrélation parfaite entre performance et conformité à un standard, et d'autre part que le niveau de performance ainsi établi soit pertinent. Le risque d'une telle approche est de développer des "standards minimaux qui permettent de délivrer des soins de qualité minimale, dans des structures respectant des normes minimales, pour des résultats jugés acceptables" [9]. En agissant de la sorte, on bride artificiellement la recherche d'excellence qui est pourtant une caractéristique majeure du travail hospitalier.

— La gestion de la qualité

En réaction à l'ensemble de ces critiques est apparu le mouvement de la gestion de la qualité.

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Plusieurs principes guident ce mouvement :

- en premier lieu, l'amélioration vise à une recherche continue de l'excellence dans le travail. L'amélioration de la qualité est ainsi permanente ;

- la qualité y est désormais perçue comme la meilleure adéquation entre l'offre hospitalière et le besoin de l'usager. En d'autres termes, la qualité n'est plus définie par rapport à un nombre d'erreurs ou à une non-qualité, mais par rapport à des exigences données de l'extérieur ;

- enfin, une place importante est accordée aux questions organisationnelles. Pour qu'une véritable gestion de la qualité s'opère, il est nécessaire de maîtriser l'ensemble des modes d'organisation. Dans les versions les plus poussées de la Qualité totale, la qualité devient même le principe d'action unique autour duquel l'ensemble de l'organisation et de ses acteurs doivent se rassembler.

Pour atteindre ces objectifs, la gestion de la qualité s'appuie sur une description détaillée des activités hospitalières traduites sous forme de processus. A chaque étape de ces processus, il est possible de détecter des dysfonctionnements à l'aide de méthodes simples : les diagrammes de contrôle qui permettent d'évaluer le processus considéré et d'objectiver l'intensité des dysfonctionnements ; les diagrammes en "arêtes de poisson", ou diagramme "Cause-Effect" qui visualisent les différentes causes à l'origine du dysfonctionnement. La mise en œuvre de telles méthodes s'effectue au sein de sessions de "problem-solving" auxquelles participent des personnes provenant de services différents mais qui sont toutes impliquées d'une façon ou d'une autre dans le processus considéré. La constitution de ces groupes représente un des points centraux de la gestion de la qualité reprenant des principes chers aux "cercles de qualité". En effet, à l'aide de schémas reconstituant l'ensemble du processus, l'objectif est d'offrir une meilleure compréhension du phénomène considéré aux acteurs impliqués. Tout un discours positif sur l'interprétation à donner aux erreurs dépistées accompagne ce type d'analyse. Celles-ci ne sont plus l'objet de sanctions, les "bad apple", mais le moyen d'engager des améliorations organisationnelles [14].

Cette phase de diagnostic, ainsi constituée, sert de référence au changement. Ce changement se construit au sein des groupes de travail précédents, la phase d'analyse servant de support au choix des solutions émanant du groupe. Le suivi de révolution des variations d'indicateurs du processus permet enfin d'évaluer l'efficacité de ce changement. L'ensemble des étapes de diagnostic, de changement et de surveillance, constitue le cycle d'amélioration de la qualité.

— Une figure encore embryonnaire

Si l'apparition d'un tel mouvement est repérable dans l'histoire de la qualité, il convient de souligner qu'il émerge d'une profusion de discours en tous genres. Une synthèse

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récente de ces travaux souligne d'ailleurs la modestie des réalisations par rapport aux discours ambiants [15]. Nombreuses ont été les désillusions des hôpitaux américains qui croyaient qu'il suffisait de reprendre les dernières méthodes managériales à la mode pour observer immédiatement des progrès significatifs et durables [16]. En agissant de la sorte, certains facteurs clés de la réussite n'ont pas forcément été intégrés : le consensus sur le diagnostic des problèmes, l'adaptation de modes de gestion reconnus ailleurs aux spécificités de l'activité hospitalière, la nécessaire flexibilité avant d'engager la mise en place de procédures internes systématiques, l'évaluation de l'impact du changement sur un ordre social préexistant, la négociation du changement avec ceux qui devront le mettre en œuvre De ce fait, la gestion de la qualité reste par bien des aspects un mouvement encore à construire.

En même temps, il est difficile d'accepter sur la base de ce constat l'idée d'un statu quo général. Outre de nombreuses expériences locales, ces dernières années sont marquées par la mise en place de départements qualité dans la majorité des hôpitaux. Coordonne conjointement par le ministère de la santé et l'Agence Nationale d'Accréditation et d'Evaluation en Santé (ANAES), un appel d'offres intitulé "programme d'amélioration de la qualité" a également été lancé en 1994 et 1995. Enfin, la même ANAES est en charge de la mise en place de l'accréditation des établissements de santé qui devrait être effective en 2001. Cette accréditation, pilier des réformes de 1996, est fondée sur l'estimation de scores portant sur des indicateurs de qualité touchant à différentes étapes de la prise en charge. Une place importante est également accordée aux patients - notamment sur l'information qui leur est délivrée -. Enfin, différents aspects organisationnels concernant notamment des critères sécuritaires sont abordés [17]. De cette façon, l'accréditation reprend au niveau de la mesure de la qualité les tendances évoquées précédemment : définition des actions par rapport à l'usager, référence au périmètre transversal de la prise en charge et non à celui du service hospitalier, prise en compte des facteurs organisationnels.

Aux nombreux effets de mode s'associent donc actuellement de véritables transformations qui s'opèrent au nom de la qualité. Cela situe la nuance dans laquelle se trouve l'état de la réflexion : loin d'être négligeable et éphémère, ce mouvement apparaît surtout à un virage important de son histoire ; en s'écartant d'une conception traditionnelle de la co-production de la qualité attachée au régime de la bureaucratie professionnelle, une nouvelle figure centrée sur l'organisation du travail hospitalier1 émerge.

Il est amusant de noter au passage comment ce thème de l'organisation du travail, traditionnellement absent de l'univers hospitalier, vient ainsi sur le devant de la scène. Un tel virage oblige en même temps à s'interroger sur la signification profonde de la vision organisationnelle qui peut soutenir cette nouvelle figure de la co-production de

1 La notion de "nouvelle approche organisationnelle" doit se comprendre dans cette optique, à savoir la gestion d'un système productif, et non dans celle de la théorie des organisations dont la bureaucratie professionnelle est une composante.

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la qualité. Car si l'organisation se nourrit d'innovations développées dans le travail quotidien, comme le préconisent les démarches de gestion de la qualité, elle n'est pas que cela. L'organisation du travail est un cadre d'analyse à construire dans lequel doivent s'inscrire toutes ces améliorations, mais aussi des considérations plus générales sur la place centrale qui doit être accordée au patient et à sa prise en charge, l'articulation entre la recherche de qualité et d'autres objectifs de rationalisation tels que les coûts ou les délais, la reconnaissance des efforts entrepris en matière d'organisation à travers les démarches évaluatives, et bien d'autres dimensions encore. C'est l'intégration de tous ces éléments au sein d'un même énoncé qui offre sa richesse à l'analyse.

La qualité comme Donner un véritable contenu à une approche organisationnelle sous-tendant la objectif de production de la qualité suppose de développer une analyse qui traite successivement rationalisation de la caractérisation de la prise en charge comme un processus de production, de d'un système l'objectif de rationalisation de ce processus en y précisant la place que peut occuper la productif recherche de qualité, et des réponses organisationnelles adaptées à cet objectif. Dans

le souci qui est le nôtre, nous nous limiterons ici à la présentation des principes généraux propres à chacune de ces étapes1.

La prise en charge vue comme un processus "complexe'

II est commun de qualifier la prise en charge des patients hospitalisés de processus complexe. A l'analyse, cette complexité révèle en fait trois caractéristiques dans révolution récente de ce processus : une diversité accrue due aux caractéristiques cliniques et sociales du patient, une incertitude de plus en plus forte dans son déroulement, et une intensification dans sa réalisation.

— La diversité accrue

Contrairement aux productions industrielles de masse, il n'existe pas, dans le cas de la prise en charge des patients hospitalisés, de convergence vers un seul type de processus. Au contraire, les pathologies en cause, mais aussi les caractéristiques personnelles des patients et de leur entourage, définissent dès le départ des formes de prise en charge différentes. Par ailleurs, chaque processus dessine une combinaison spécifique entre différentes phases d'investigation diagnostique, de début de traitement, de surveillance ou de bilan. Certains peuvent aussi atteindre des degrés de complexité importants alors que d'autres conservent un profil relativement simple. Mais cette richesse potentielle d'investigations, qui s'accroît au fil des années, explique pourquoi il n'existe pas un mode de "circulation homogène" : ici, les

Rappelons que ces principes sont tirés de travaux menés ces dernières années sur le sujet [18].

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processus se déroulent sans ordre de passage pré-établi, ni véritablement d'étapes prédéterminées.

— L'incertitude accrue dans le déroulement de ce processus

Plusieurs facteurs sont en effet susceptibles de perturber le plan d'action conçu initialement : les caractéristiques cliniques ou le comportement du malade, les conditions de l'environnement et les modes d'organisation du travail engagés par l'équipe. Chacun de ces facteurs est sujet à d'importantes variations dans le temps. De ce fait, la prise en charge change régulièrement de configuration dans son déroulement. Parallèlement, cette incertitude s'est aussi accrue ces dernières années du fait du nombre supplémentaire d'interactions développées autour de la prise en charge, dans des hôpitaux généralement de grande taille et peu habitués à s'interroger sur ces nouvelles formes de coordination.

— L'intensification

Cette intensification se reflète à travers la diminution de plus de 30% de la Durée Moyenne de Séjour (D.M.S) enregistrée ces dix dernières années. Même s'il est difficile de distinguer, dans les facteurs explicatifs de cette baisse, ceux qui sont dus aux conditions d'exercice et ceux qui traduisent l'efficience d'un mode d'organisation du travail au sein de l'unité de soins, il existe une pression exercée sur cet indicateur de délai qui tend à la diminution des durées de séjour. Il en résulte un nombre d'admissions plus élevé.

Assemblées, ces trois dimensions permettent de mieux caractériser la complexité apparente de ce processus. Elles permettent également d'établir un constat sur le problème de rationalisation auquel conduit la recherche de la maîtrise de ces trajectoires. On peut en effet constater qu'il s'agit :

- d'une part, d'admettre d'assurer leur déroulement dans des délais raisonnables du fait du plus grand nombre de malades à traite ;

- d'autre part, de respecter la singularité de chaque cas qui s'exprime à travers les notions de diversité et d'incertitude.

Ce double mouvement de respect des spécificités de chaque cas et de production à grande échelle cerne ainsi le problème général auquel est confrontée toute tentative de rationalisation de l'activité de prise en charge : ce problème s'apparente à celui de la gestion d'une singularité à grande échelle.

Pour illustrer cette singularité, Strauss [19] a proposé le concept de trajectoire. Repris dans une perspective gestionnaire, cette notion de trajectoire permet de se démarquer d'une autre notion couramment employée à l'hôpital, la notion de "flux de patients".

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L'objectif de rationalisation des trajectoires dominé par la recherche de qualité

Seconde étape du raisonnement, définir l'objectif par rapport auquel peut s'établir la rationalisation des trajectoires des malades.

Il est classique de considérer le tryptique coût-qualité-délai comme objectif de rationalisation d'un processus. L'objectif se définit ainsi comme le meilleur arbitrage entre ces divers attributs. Mais dans notre cas, un critère domine les autres. La production de la qualité est en effet dominante par rapport aux questions de délai ou de coût, car elle est elle-même dépendante de la recherche d'un risque clinique minimum - ne pas passer à côté d'un signe clinique significatif d'une maladie, ne pas répéter un examen dangereux à cause d'un oubli, ou ne pas mettre en péril l'évolution clinique du patient par des hospitalisations écourtées. Or, cette qualité relative au risque clinique ne souffre, au moins théoriquement, d'aucun compromis : elle s'impose à tout autre critère. Pour autant, les questions de délais ou de coût ne sont pas absentes. Car la trajectoire est une histoire où rien n'est reproductible. Le temps et les gaspillages ne s'y rattrapent pas : arrivé un certain moment, il devient difficile de revenir en arrière car les modifications sont coûteuses ou nécessitent une actualisation trop longue. Il apparaît donc autour de la gestion des trajectoires une nécessaire intégration des critères de délai ou de coût, mais d'une manière subordonnée à la recherche de la qualité.

Il appartient aux professionnels de soins de réaliser cet arbitrage pour chaque trajectoire. Dans cet exercice, la référence à une conduite générale dictée par des normes pré-établies dont on pourrait déduire des critères de décision est rendue délicate par la variabilité des contextes à affronter. C'est à un effort quotidien d'adaptation des contraintes générales - coût, délai, qualité - au cas spécifique auquel le médecin ou l'infirmière sont confrontés. Cet arbitrage s'effectue au cas par cas. Il se situe également dans une optique minimaliste. Il s'agit de prévenir sans cesse le risque en évitant l'erreur lors des évolutions de la prise en charge. C'est donc à dessein que nous employons le terme de maîtrise de la trajectoire de préférence à celui d'optimisation par rapport à un référentiel pré-établi.

Ajoutons une dernière remarque : en considérant la multiplicité des trajectoires, cet arbitrage se définit autant de fois que de cas sont à considérer. Les choix, dans le cadre de la gestion d'une trajectoire particulière, ne s'effectuent donc pas isolément mais dans un contexte d'interdépendance. La maîtrise des trajectoires introduit ainsi une dimension supplémentaire, celle de la répartition des ressources disponibles entre celles-ci.

En résumé, on peut dire que l'objectif de rationalisation de l'activité de prise en charge des malades s'apparente à celui de la maîtrise de multiples trajectoires. Dans ce cadre, la recherche de la qualité, si elle ne peut être raisonnée isolément, s'impose comme le critère de référence. Cet objectif correspond à la gestion d'un risque clinique

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minimal lors du déroulement des trajectoires. C'est à partir d'un tel objectif qu'il est possible de préciser les modes d'organisation adéquats.

Les savoirs organisationnels comme unités élémentaires

Face à la diversité des situations de travail et aux multiples imprévus que le déroulement des trajectoires engendre, un principe organisationnel habituellement retenu est celui de la flexibilité.

Cette notion renvoie à des déclinaisons qui touchent autant aux conditions structurelles de l'hôpital qu'aux modes d'organisation engagés dans les unités de

soins. Mais d'une manière générale, il apparaît que dans un univers où le "capital humain" est essentiel au bon fonctionnement, cette recherche de flexibilité se traduit

par l'assouplissement des règles formelles et par la reconnaissance des compétences possédées par les opérateurs humains que sont les professionnels de soins. Car comme le soulignent Hatchuel et Weil [20] : "si la réduction de l'incertitude ou de la diversité reste une nécessité, lorsqu'elles sont là, il n'y a pas beaucoup d'alternatives à un partage de compétences permettant à chaque acteur, non seulement de faire ce qu'on lui demande, mais aussi de se tenir prêt à réagir à ce que l'on n'a pas prévu et, mieux encore, de comprendre les conséquences de cet imprévu pour ses partenaires". C'est par leur mobilisation collective au sein d'un référentiel opératoire commun [8] que les membres de l'unité de soins possèdent les aptitudes nécessaires pour appréhender une activité dont une partie se trouve en dehors de toute mesure et de règle explicites.

Reste que la mise en évidence et la prise de conscience collective de l'utilité de ces savoirs ne constituent pas un exercice aisé [21]. Ils sont difficiles à rendre tangibles, au contraire d'une règle d'exécution du travail. Parallèlement, si certains savoirs ne sont pas absents, la disparité des investissements entrepris pour les identifier témoigne de leur absence de regroupement autour d'un système cohérent comme ceux des approches professionnelle ou administrative. Il existe donc une véritable question sur la manière de reconnaître ces savoirs comme support d'un modèle d'organisation adapté à la prise en charge des malades, et par voie de conséquence d'une approche modernisée de la qualité. D'où la nécessité de les identifier afin de permettre leur standardisation, au même titre qu'une standardisation des tâches. On peut ainsi caractériser cinq types de savoirs qui supportent les compétences développées au cours des trajectoires : le savoir-faire qui s'associe à la maîtrise d'une tâche, le savoir-agencer, lié à la coordination des activités, le savoir-réagir, utile pour gérer la survenue d'aléa, le savoir-com prendre aidant à mieux cerner les problèmes organisationnels, et enfin le savoir-empathique, mobilisé par le personnel soignant afin d'apprendre au patient à être un acteur de sa propre trajectoire.

Avec la déclinaison de la flexibilité en savoirs d'action, nous terminons la présentation des grands principes d'une approche organisationnelle susceptible de fournir une

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assise aux démarches de gestion de la qualité. Ces principes - trajectoire, singularité à grande échelle, effort de rationalisation dominé par la recherche de la qualité, standardisation des savoirs organisationnels - introduisent une nouvelle perspective dans la manière de co-produire la qualité. Il n'est plus ici question d'expertise professionnelle ou de respect de normes administratives. Ce sont de ce fait autant de repères remis en cause par cette nouvelle approche. Aussi, rien ne permet d'affirmer qu'une telle approche peut s'immiscer spontanément dans l'univers hospitalier : les compétences généralement évoquées à l'hôpital sont d'ordre médical, l'espace de référence est l'unité de soins, l'excellence dans le travail se situe essentiellement dans la maîtrise des actes de soins, la division du travail se fait par catégorie professionnelle. Comment envisager dès lors le développement d'une co-production de la qualité fondée sur une logique organisationnelle telle que celle que nous venons de présenter ?

Comment la coproduction de la qualité peut- elle constituer une heuristique en matière d'organisation du travail ?

Pour répondre à cette question, il est essentiel de préciser en quoi cette vision organisationnelle vient remettre en cause la figure traditionnelle de la co-production de la qualité que nous avons présentée dans la première partie. Seule une telle comparaison peut permettre d'identifier les changements nécessaire et les formes de régulation possibles. Ces changements et régulations, nous les discuterons point par point, en les ramenant au niveau des acteurs de l'hôpital. C'est en effet à leur niveau que se décide la conception et l'acceptation des formes de co-production de la qualité. Parmi ces acteurs, une place importante sera accordée aux professionnels de soins. Car comme nous allons le montrer, ils apparaissent comme les principaux acteurs concernés par ces évolutions.

Points de divergence entre les deux figures de la co-production.

La confrontation des deux figures de la co-production, organisationnelle et de la bureaucratie professionnelle, permet de mettre en lumière trois points de divergence :

• L'objet d'analyse : processus ou structure, trajectoire ou unité de soins ?

Dans l'approche organisationnelle, l'analyse s'intéresse à la relation entre les modes d'organisation du travail et la rationalisation des trajectoires. L'objet qui y est étudié est la prise en charge. En comparaison, dans les approches professionnelle et administrative, l'objet d'analyse concerne les structures, les procédures et les stratégies de soins, et les résultats. Cette différence fait que les démarches traditionnelles appréhendent rarement la qualité en tant qu'objectif de rationalisation d'un processus productif. De même, il n'existe pas dans ces approches de discussion tranchée entre l'espace de rattachement. Du fait de leur situation, les professionnels inscrivent le plus souvent les efforts entrepris dans l'espace de l'unité de soins. Les

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indicateurs de productivité sur lesquels il sont jugés, à l'exception notable de la Durée Moyenne de Séjour, renforcent cette tendance. Le taux d'occupation des lits, le nombre d'admissions, et plus récemment le budget de service, fixent un objectif d'optimisation du fonctionnement des unités de soins.

• La codification du travail et des modes d'organisation : standardisation des tâches, des qualifications ou des compétences ?

Les approches professionnelle et administrative figent une codification du travail et de son organisation. Ainsi dans l'Evaluation de la Qualité des Soins, la création de standards par rapport auxquels s'étalonne la performance de chacun pèse sur l'organisation. La conformité à ces standards devient en effet un principe d'organisation du travail : si un acteur reconnaît la validité de ces standards, il doit reconnaître la validité du principe de conformité qui s'en déduit. Cette approche est particulièrement affirmée dans certaines démarches d'Assurance de la Qualité où des normes ou des standards décrivent la succession des tâches à réaliser dans le déroulement de l'activité concernée. La conformité se situe alors au regard d'un plan de travail pré-établi. De cette manière, ces démarches tendent à privilégier une image de stabilité de l'ordre organisationnel fondée sur le respect des règles standards, négligeant ainsi toutes les adaptations nécessaires à l'exécution du travail effectif.

A l'inverse, dans l'approche organisationnelle les compétences détenues collectivement visent justement à jouer sur cette capacité d'adaptation, l'ordre organisationnel intervenant uniquement en toile de fond. Il existe donc à ce niveau une divergence sur l'arbitrage entre prise d'initiative et respect d'une procédure opératoire standardisée.

Par ailleurs, dans la bureaucratie professionnelle, l'expertise prône une standardisation des qualifications alors que l'approche organisationnelle mise pour sa part sur une standardisation des compétences et des savoirs organisationnels. La distinction se situe là tant sur le champ des savoirs, médicaux dans le premier cas, organisationnels dans le second, que dans la différence dans l'objectif visé, recherche de qualification ou de compétences.

• La relation évaluation-production : dans quel sens ?

Dans le cadre de l'approche organisationnelle, la recherche de qualité s'érige en principe d'action. Les démarches de gestion de la qualité, cherchent en effet à introduire une instrumentation et des dispositifs d'apprentissage utilisables en temps réel dans l'activité quotidienne. Le temps de l'évaluation se situe chronologiquement après. Il vise à être cohérent par rapport aux principes organisationnels.

Dans les démarches d'Evaluation de la Qualité des Soins ou d'Assurance de la Qualité, l'ordre s'établit au contraire en sens inverse : ce sont les formes d'évaluation ou assurantiels de la qualité qui sont mises en place, et une vision de la production de la qualité qui s'en déduit. Elles conduisent ainsi à des options souvent implicites dans

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les formes de production, un principe général étant que, dès qu'un service, ou un individu, doit rendre compte de son activité en la concentrant sur un paramètre, on assiste à une sorte de mécanisation des procédures et des comportements pouvant aller à rencontre des objectifs organisationnels. Toute l'énergie mentale de l'individu est absorbée par la recherche de conformité au paramètre sur lequel il va être évalué alors que le référentiel commun opératoire plaide au contraire pour une intégration de l'apport individuel au sein de l'organisation collective.

La co-production de la qualité "organisationnelle" : quels acteurs ?

On le voit, les deux figures de la co-production, organisationnelle et de la bureaucratie professionnelle, divergent au moins sur trois points. Rien ne permet d'affirmer dans ces conditions la pérennité d'une nouvelle approche dont on ne sait ce que les acteurs hospitaliers peuvent gagner ou perdre en s'y investissant.

Car, si l'on perçoit l'intérêt des professionnels de soins et les équipes de direction dans le cas d'une co-production attachée au régime de la bureaucratie professionnelle - reconnaissance d'un mode de pilotage de l'hôpital ou d'une expertise professionnelle -, celui-ci devient moins évident dans une approche qui institue la "meilleure organisation de la prise en charge des malades" comme objectif collectif. Certes un tel objectif constitue un point de ralliement : meilleure qualité du service rendu au patient à moindre coût. Il est sans nul doute source de meilleures conditions de travail également [22]. Mais en fixant un tel objectif, on donne à la qualité un statut inaccessible aux interprétations et aux jeux de pouvoirs : la qualité n'est plus "professionnelle" ou "administrative", elle est un critère de rationalisation des

trajectoires qui s'impose à tous. Le bénéfice est escompté collectivement, éventuellement au détriment d'intérêts particuliers.

Il existe dans ces conditions un risque à s'engager dans un tel jeu. On peut à ce sujet rappeler les tentatives avortées au début des années 80 : la création d'un statut d'infirmière cadre-expert afin de soutenir les efforts de coopération inter-unités, ou le développement des cercles de qualité, sortes de démarches d'amélioration continue de la qualité avant la lettre. Faute de soutien, ces actions ont en commun de ne pas avoir été suivies, à de rares exceptions près, de changements profonds [23]. Ce risque peut aussi expliquer la réserve que peuvent avoir les acteurs à supporter une approche organisationnelle. D'ailleurs, si celle-ci a émergé ces dernières années dans le débat sur la qualité, elle le doit essentiellement aux incitations fortes adressées par les pouvoirs publics dans cette direction [24].

Cette réserve dans l'investissement d'une approche organisationnelle n'est pas exclusive au monde hospitalier. Elle témoigne d'une difficulté classiquement rencontrée lors du développement d'une lecture transversale d'une activité : en prônant la vision transversale d'un processus, il existe une nécessaire remise en cause de la conception des métiers des acteurs participant à sa rationalisation [25].

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L'expertise professionnelle ou administrative s'exprime en effet à une étape, ou une partie précise du processus de la prise en charge ; elle n'appréhende que rarement sa globalité. Le changement impose de ce fait non seulement un renouvellement des modes d'organisation, mais aussi une évolution parallèle des métiers.

Dans le cas qui nous intéresse, les métiers concernés en priorité sont ceux des professionnels de soins : ce sont en effet les médecins, infirmières et autres qui sont impliqués quotidiennement par la production de la qualité dans le déroulement des trajectoires.

La co-production de la qualité "organisationnelle" : enrichissement ou remise en cause du professionnalisme ?

Pour réduire le hiatus existant entre les formes d'expertise associées aux métiers des professionnels de soins d'une part, et la recherche d'une rationalisation de la qualité touchant à l'ensemble de la trajectoire d'autre part, deux hypothèses sont a priori envisageables :

- la première consiste à pousser "à fond" la logique transversale de l'approche organisationnelle en imaginant une nouvelle catégorie d'acteurs qui agiraient comme des "professionnels de la trajectoire". Cette hypothèse soutient l'idée que le changement organisationnel passe par une transformation en profondeur des logiques professionnelles actuelles. Le système de valeur du professionnalisme - savoir de l'expertise, autonomie et système hiérarchique - devrait être renouvelé. Les détenteurs des savoirs médicaux et des savoirs organisationnels seraient différents ;

- l'autre hypothèse vise au contraire à miser sur une complémentarité entre ces deux logiques. C'est-à-dire une relation où la logique professionnelle continue à se développer mais dans un champ élargi : l'expertise professionnelle ne serait plus la référence unique du professionnalisme car elle se concevrait dans le cadre plus large de l'organisation des trajectoires. Les savoirs resteraient détenus par les professionnels actuels.

Sans vouloir trancher définitivement entre ces deux options, nos observations menées dans différents hôpitaux sur l'expression des expertises professionnelles et le développement des démarches qualité [18] [26] nous amènent à pencher vers la seconde hypothèse, et cela pour trois raisons essentielles :

- la première a trait à la question des savoirs.

Dans l'expertise professionnelle, le savoir qui s'exprime est médical. Or, ce savoir est inscrit dans l'organisation de la trajectoire : il est à la base de la conception de cette organisation. C'est dans ce savoir que les médecins viennent puiser les

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connaissances nécessaires à l'élaboration de la prise en charge. C'est également à l'aide de ce savoir que les infirmières et les aides-soignants cherchent l'explication de certains de leurs actes, ou l'arbitrage de situations incertaines. Ce savoir joue parallèlement un rôle mobilisateur important : la mobilisation, notamment des infirmières, dépend souvent des explications possédées sur le cas clinique ou sur la conception de la prise en charge. Il offre du sens au rôle de chacun. Distribuer le savoir médical devient en quelque sorte un catalyseur pour dynamiser l'organisation du travail. Il apparaît donc contradictoire de remettre en cause l'utilité des savoirs médicaux, et donc de l'expertise professionnelle, dans une perspective organisationnelle.

— la seconde raison est relative à la répartition des savoirs.

La trajectoire introduit une vision transversale du processus qui se distingue de l'espace de travail traditionnel des professionnels, l'unité de soins. Spontanément, la logique pousserait à proposer une répartition des savoirs, médicaux ou organisationnels, des acteurs de l'unité de soins plus harmonieuse tout au long des étapes des trajectoires. Elle plaide pour un plus grand degré de mobilité des acteurs et une plus grande polyvalence. Mais cette évolution se heurte au danger de détruire la stabilité des équipes en place dans les unités. Car derrière cette déconcentration des savoirs se cache un enjeu autrement plus important, celui de la mémoire des collectifs de travail qui est aujourd'hui indissociable de l'espace de l'unité. Briser cette stabilité, c'est prendre le risque de perdre cette autre forme de souplesse qui consiste à adapter les lignes générales de l'organisation aux contraintes quotidiennes de l'exécution du travail - aléas, formes de coordination - [27]. En considérant la stabilité des équipes dans les unités de soins, on n'annule pas toute forme de mobilité - mais celles-ci se définissent sans mettre en péril les communs opératoires établis au sein des référentiels unités -. Autrement dit, l'approche organisationnelle de la qualité ne remet pas en cause le positionnement géographique des acteurs au sein des unités, elle exige simplement un changement de perspective.

— la troisième raison a trait au patient.

Celui-ci constitue le sens de l'action menée quotidiennement par les membres de l'unité. Même si cette vision se traduit fréquemment par une organisation qui lui est défavorable - trajectoire morcelée, maîtrise des tâches techniques au détriment d'autres formes de travail -, elle constitue la raison d'être des métiers actuels. Or, l'approche organisationnelle, nous l'avons souligné, ne vient pas remettre en cause cette valeur, mais vient seulement lui donner une traduction nouvelle : la trajectoire consacre une vision du patient qui s'intéresse à la globalité de sa prise en charge.

Pour ces trois raisons, la voie à emprunter nous apparaît donc beaucoup plus être celle d'un enrichissement du professionnalisme que celle de sa remise en cause. Cet enrichissement suppose des modes de reconnaissance d'un nouveau genre dont nous allons pour conclure donner un exemple : celui de la quête des infirmières dans leur recherche d'un statut de profession. Par leur histoire, et par leur rôle de pivot dans la

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mise en œuvre des soins, cette corporation est exemplaire des interrogations suscitées par les notions de professionnalisme et de leur lien potentiel avec l'organisation du travail.

• Le cas des infirmières

La reconnaissance du statut de la profession d'infirmière s'appuie traditionnellement sur la définition d'un rôle propre dans leur exercice, au côté des médecins. Mais jusqu'à ce jour, les différentes définitions données à ce rôle n'ont pas permis à cette corporation d'asseoir une forme d'autonomie, au sens de Freidson [28], c'est-à-dire de libre droit de contrôle sur leur travail. Cette situation se caractérise par la qualification de statut semi-professionnel du métier infirmier, comme nous l'avons mentionné au début de cet article.

Si l'on se réfère toujours à cet auteur, les professions disposent généralement de deux arguments pour garantir leur autonomie : la maîtrise d'une expertise et l'idéal de service ou l'éthique.

La mise en parallèle de cette quête de reconnaissance professionnelle avec le thème de l'organisation permet de souligner que, curieusement, les infirmières, pourtant en première ligne dans l'organisation des trajectoires, n'ont jamais cherché à revendiquer une expertise d'"organisatrices".

Leur quête statutaire s'est généralement orientée vers l'acquisition des savoirs médicaux, ce qui explique d'ailleurs leur dépendance relative par rapport à la profession médicale. Les savoirs organisationnels constituent pourtant une voie potentielle dans leur conquête. Il s'agit là d'une expertise qu'elles peuvent revendiquer en priorité, autonome de la connaissance médicale.

Conclusion La définition des modes de co-production de la qualité constitue un enjeu d'actualité pour les acteurs hospitaliers. Avec l'introduction des démarches d'accréditation applicables à l'ensemble des hôpitaux en 2001 , nous connaîtrons les nouvelles formes de co-production de la qualité et par voie de conséquence l'équilibre trouvé entre les deux approches, organisationnelle et du régime de la bureaucratie professionnelle. Nous pourrons également définitivement attribuer un statut aux démarches de gestion de la qualité récemment apparues à l'hôpital : véritable outil de gestion ou effet de mode passager1 n'ayant finalement que peu remis en cause les modes traditionnels de production de la qualité. L'avenir nous le dira !

Mais indépendamment de cette évolution, nous voudrions conclure en attirant l'attention du lecteur sur deux questions qui, même si elles ne sont pas à l'heure

D'apparition d'ailleurs tardive par rapport à d'autres secteurs.

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actuelle au cœur du débat sur la qualité, devraient le devenir dans un avenir proche : le développement du thème en dehors de l'hôpital, et le rôle potentiel de l'usager comme co-producteur de cette qualité.

— La co-production de la qualité : la porte d'entrée à une réflexion sur l'organisation des trajectoires intra... et extra-hospitalières ?

A travers les politiques récentes d'amélioration de la qualité, nous l'avons souligné, c'est la redécouverte d'une dimension quelque peu oubliée ces dernières années à l'hôpital, l'organisation du travail, qui se joue. La qualité ne devient plus alors une affaire d'expertise professionnelle ou de conformité à des règles administratives. Elle se conçoit comme un objectif de la rationalisation du système productif hospitalier.

Mais il convient de noter que cet apprentissage organisationnel susceptible d'être entrepris à travers la qualité ne s'arrête pas aux portes de l'hôpital. Car la trajectoire du patient se poursuit après son hospitalisation, comme elle peut également s'envisager en amont. Bref, la production de la qualité touche à l'espace plus large de l'offre générale des soins. L'évolution des métiers concerne aussi les professionnels du secteur ambulatoire, de telle manière que, si le débat sur la qualité se rattache habituellement à l'hôpital, sa problématique dépasse largement ses frontières. Au regard des tendances actuelles qui visent à externaliser une partie de l'activité hospitalière et à développer des réseaux hôpital/médecine de ville, il est d'ailleurs fort probable que cette problématique se raisonnera à l'avenir sur un espace plus large. Quelle influence aura cet élargissement de vue sur les modes d'organisation des trajectoires ? Si les termes de la problématique resteront les mêmes, il est difficile d'anticiper l'impact d'organisations dont les liens entre acteurs seront forcément plus nombreux mais aussi plus lâches, en termes de durée des relations, de fidélisation ou de traitement des informations. Soulignons uniquement que la qualité dépendra encore plus des mécanismes de coopération entre acteurs, et donc de leur acceptation à rentrer dans un tel jeu de pratiques.

— L 'usager comme co-producteur de la qualité ?

Le lecteur peut évidemment s'étonner de ne pas avoir vu plus souvent mentionner le terme d'usager dans cet article. Si tel est le cas, qu'il soit rassuré. C'est bien à dessein pour marquer la place centrale, mais aussi pleine d'interrogations, que tient le thème de l'usager dans ce débat sur la qualité :

- centrale, tout d'abord, dans le fait de considérer le patient comme un usager "bénéficiaire" des politiques d'amélioration de la qualité. Ce thème est devenu ces

dernières années un leitmotiv repris tant par les pouvoirs publics que par de nombreuses équipes de direction hospitalière. Comme nous l'avons rappelé, les dernières approches en matière de gestion de la qualité et d'accréditation reprennent cette logique. Notamment, des enquêtes de satisfaction et des recueils de plaintes se

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sont multipliés. Des efforts d'humanisation" ont aussi été entrepris aux différentes étapes de la trajectoire des patients. Des déclinaisons du cadre juridique et réglementaire protégeant les droits du malade ont été engagées. Et même si l'on peut y voir parfois certains décalages entre le discours et la réalité, l'ensemble concourt à inscrire les modes de production de la qualité dans une dynamique institutionnelle forte en faveur du confort et de la sécurité de l'usager ;

- pleine d'interrogations aussi, quant à l'éventuelle participation de cet usager dans la production de cette qualité. Sur ce plan, le constat de départ est bien connu : rompre avec cette position d'assujetti aux jeux professionnels, en situation d'asymétrie d'informations à laquelle le malade est soumis. En réponse, il est proposé d'assurer une meilleure participation de sa part dans la conception et la réalisation même de la prestation, voire dans son évaluation : tout en étant un bénéficiaire de cette prestation, il en deviendrait ainsi un co-producteur [29]. Ce thème de plus en plus fréquemment évoqué à l'hôpital, à l'instar d'autres services publics, en reste malgré tout encore à l'énoncé de principes très généraux [30]. De ce fait, de nombreuses questions restent en suspens. Notamment, comme le souligne Godbout [31], une interrogation subsiste quant au risque d'y voir paradoxalement cet usager phagocyté par le système prestataire et ses membres. Autrement dit, il faut s'assurer que l'usager conservera à travers ce nouveau rôle sa compétence d'évaluateur de la qualité des prestations. Rien ne permet à l'heure actuelle de répondre positivement à cette interrogation. Mais ne doutons pas qu'avec le fort mouvement de "modernisation par l'usager" qui traverse les services publics, et dont les politiques d'amélioration de la qualité constituent un fer de lance, elles ne manqueront pas de se poser rapidement. Les réflexions menées à cette occasion pourront venir étoffer une conception générale de la co-production de la qualité dans laquelle le positionnement de l'usager serait clarifié.

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