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J’ai pensé qu’il y avait plusieursmanières d’entrer dans la questiondu livre et du numérique, qui est lethème des interventions de cecycle de 2001. Je ne pourrai pastoutes les traiter, mais je voudraistoutes les évoquer, rapidement lesdeux premières et la troisièmed’une façon plus approfondie, àpartir de ma propre pratique detravail de recherche.Ces trois manières d’aborder cettequestion – qui seront sans douteillustrées au cours du cycle –, sontla sociologie des pratiques de lec-ture, l’économie de l’édition, etl’histoire longue de la culture écri-te, et particulièrement du livre.Trois modes différents, mais qu’onpeut essayer de lier. Je vais doncvous les présenter.Une première approche possibleserait en termes de sociologie despratiques de lecture : vous savezque ces dernières années desenquêtes se sont multipliées dansce domaine du savoir. S’appuyantsur des séries statistiques, elles peu-

vent avoir été menées à une échellenationale fournissant des donnéesbrutes et ouvertes au commentaire.C’est le cas avec les enquêtes queréalise tous les cinq ans le ministè-re de la Culture et qui sontpubliées sous le titre Pratiques cul-turelles des Français. Elles permet-tent de suivre les évolutions de lafréquentation du livre, et plusgénéralement d’autres imprimés.Les sociologues, eux, se sontconcentrés sur des enquêtes quiportent sur des populations spéci-fiques de lecteurs : les étudiants –un livre dirigé par EmmanuelFraisse (Les étudiants et la lecture,PUF, 1993) –, les adolescents – unlivre récent de Christian Baudelot,Marie Cartier, et Christine Detrez(Et pourtant ils lisent, Seuil, 1999).On peut aussi penser à cesenquêtes sur les lecteurs en biblio-thèque qu’a menées – avec un rôlepionnier –, le service des Etudes etrecherche de la Bibliothèquepublique d’information qui s’estainsi donné un miroir d’elle-

Les métamorphoses du livre

Conférence inaugurale du 8 janvier 2001

Roger Chartier, historien, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales.

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même. Une troisième modalitéd’enquête dans le domaine de lasociologie de la lecture consiste àsuivre des trajectoires de lecteurs, etl’ouvrage de Gérard Mauger,Claude F. Poliak et Bernard Pudal(Histoires de lecteurs, Nathan,1999) concerne un certain nombrede destins de lecteurs.Dans cette perspective, avec cesenquêtes à différentes échelles– données nationales, populationsparticulières, individus singuliers –,il me semble que le monde dunumérique tient encore peu deplace, et que les enquêtes se sontattachées massivement à la descrip-tion et à la quantification des pra-tiques de lecture face à leurs objetstraditionnels, imprimés pour l’es-sentiel, depuis le livre jusqu’au jour-nal, au magazine ou à la revue, etc.Lorsque le monde du numériqueapparaît dans ces enquêtes, etd’une manière plus réflexive questatistique, c’est sous deux aspects.Comme concurrent du livre et dela lecture, avec l’analyse des diffé-rents lieux de ces concurrences : letransfert des dépenses de laconsommation culturelle vers lesobjets électroniques et vers d’autresconsommations que celles liées àl’achat de l’imprimé et aux pra-tiques de lecture classique ; ou en

termes de concurrence sur le tempsdes loisirs, avec l’importance accor-dée au temps passé devant l’ordina-teur, mais pour des usages qui nesont pas caractérisés fondamentale-ment comme des lectures, mais quipeuvent être de l’ordre du ludique,de la distraction, du divertisse-ment, prolongeant ainsi le tempspassé devant d’autres écrans, ceuxde la télévision ou du cinéma; ouencore, en termes de transfert oude déplacement de répertoires– opposition classique entre unmonde numérique d’images et unmonde imprimé de textes, unmonde du jeu et un monde dusérieux ; ou encore un monde por-teur des icônes contemporaines dela culture des mass media opposé àl’héritage canonique, classique, desrépertoires textuels anciens aban-donnés au profit du premier. Il y adonc là une première perspectivedans laquelle le monde du numé-rique est fondamentalement unmonde d’images et un monde dudivertissement et de la distraction,opposé à ce qu’était le monde del’imprimé.L’autre figure de cette présence dunumérique dans la perspectived’une sociologie de la lecture estune figure inverse, à savoir l’idéequ’avec le monde du numérique

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existe un support pour une recon-quête de la lecture, et donc uneplace retrouvée ou développée del’écrit. Le constat qui fonderaitcette seconde perspective est évi-demment le constat lié à la naturespécifique des écrans du monde dunumérique, qui rend obsolète l’an-cienne problématique, si fameusedepuis McLuhan, qui opposait unmonde d’écrans – qui était unmonde d’images, et d’images par-lantes, et mobiles –, à une galaxieancienne, celle de Gutenberg, quiétait un monde de l’écrit, de l’im-primé, de la lecture. Les écrans dunumérique sont des écrans quiportent, pas seulement, mais fon-damentalement, de l’écrit. Et l’ex-pression que l’on emploie souvent,« de l’écrit à l’écran », doit êtreentendue non pas comme la sub-stitution des écrans au monde del’écrit, mais la présence sur l’écran,affiché à l’écran, de l’écrit. Et c’estsans doute de là que vient ce lienassez paradoxal, dans nos sociétés,entre d’un côté une proliférationde l’écrit – et une prolifération quiest puissamment appuyée sur lemonde de la communicationnumérique –, et de l’autre côtécette thématique obsédante, éplo-rée, mélancolique, de la mort dulecteur. Ce serait là un premier axe

de réflexion. Je ne peux pas l’ap-profondir parce que ce n’est pasmon domaine de compétences,mais il me semble qu’on auraitcette ambivalence du numériquedans le monde de la sociologie, despratiques de lecture, commeconcurrent et comme support.Si l’on pense à une autre dimen-sion, qui serait celle de l’économiede l’édition, on voit ici que lepoint de départ est aussi un dia-gnostic d’inquiétude, plus particu-lièrement un diagnostic énoncé entermes de crise à l’intérieur del’édition traditionnelle, et toutparticulièrement dans certains sec-teurs. Celui qui m’est le plusproche – et qui est sans douteproche à beaucoup d’entre vous –,est le secteur des scienceshumaines, des essais, des livres desavoir mais, me semble-t-il, ce queje vais dire ne serait pas sans perti-nence pour le secteur de la fiction.Ce diagnostic de crise s’énonce àtravers des chiffres : si l’on suit lesstatistiques du Syndicat national del’édition, la décennie quatre-vingtdix a été une décennie de recul, derecul du nombre global de volumespubliés – je parle ici pour la Francebien sûr, et pour les scienceshumaines et sociales, mais aussidans un sens très large, pour l’en-

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semble de la littérature qu’onappellerait d’essais ou de savoir –,et un recul du nombre d’exem-plaires vendus pour chaque titre.Et ce mouvement de recul desannées quatre-vingt dix a étéaccompagné, paradoxalement, làencore, au moins jusqu’aux toutesdernières années, par l’accroisse-ment du nombre de titres publiés,ce qui n’est pas le signe d’une vita-lité confiante, mais d’unerecherche de nouveaux marchés, denouveaux publics, à travers de nou-velles formes pour compenser lerecul du nombre d’exemplairesvendus, donc finalement publiéspar titre, qui entraîne le recul glo-bal du nombre de volumes vendus.Voilà un diagnostic qui s’énoncedonc en terme statistiques, quis’énonce aussi en terme de dis-cours, et l’on retrouverait ici unefigure que les historiens connais-sent bien, c’était une expressionqui était chère à Ernest Labrousse,celle d’imputation au politique ;cette situation un peu paradoxaledans laquelle une activité qui relèvetrès globalement, très massivementde l’entreprise privée tourne sesgriefs et ses demandes du côté de lapuissance publique considérantqu’un élément clé, sinon unique dela crise, provient des faiblesses de

l’application ou du manque de laréglementation étatique. Tous lesdébats qui ont mobilisé ces der-nières années les éditeurs, lesbibliothécaires et les lecteurs tour-nent autour de cette imputationaux politiques, que ce soit le débatautour du prix unique du livre etde son extension au marché de lacommande publique, ou le débatautour du droit de copie – du droitde photocopie –, ou plus récem-ment le débat autour du droit deprêt en bibliothèque. Et à partir decette tension, qui fait considérer laréglementation étatique lorsqu’elleest défaillante comme une des rai-sons, sinon la raison principale, desdifficultés, et qui la fait considérercorollairement, comme la manièrede sauvegarder la bonne santé dusecteur éditorial, on a vu se forgerdans les discours un certainnombre de justifications capablesd’assurer ces revendications, et desjustifications en termes généraux :la protection des droits patrimo-niaux des auteurs ou la légitimitédu prix à payer pour accéder à laculture écrite, de la même façonqu’on paye un prix pour accéder àd’autres modalités culturelles.Comme historien il serait intéres-sant – c’est juste une parenthèse –,d’observer ce mécanisme dans

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lequel des données objectives decrise sont transformées en des dis-cours – des discours qui se tournentvers la puissance publique, mais quipour se faire accepter de l’opinionpublique doivent se fonder sur desprincipes généraux. Il serait assezintéressant de comparer ce mécanis-me avec ce qu’il a été en d’autresmoments de crise de l’édition, parexemple à la fin du XIXe siècle,lorsque cette idée même d’une crisede l’édition est née – liée, à cemoment-là, à une crise de surpro-duction par rapport à ce qu’étaitcapable d’absorber le marché –, ouencore au XVIIIe siècle, en Angleterreet en France, lorsque l’ancien systè-me des privilèges a été mis en ques-tion. Et l’on retrouverait non pasdes contenus de discours identiques,mais des stratégies de discours et dessystèmes de perception de la crise etde ses solutions possibles, qui pour-raient être mis en parallèle.Dans ce deuxième contexte – celuid’une économie de l’édition fondéesur un diagnostic de crise, etdébouchant sur cette imputationau politiques –, la référence aunumérique joue un rôle, là encore,ambivalent. D’un côté, elle peutêtre présentée, pensée comme sinonla solution à la crise, du moins unefaçon de la soulager. C’est ainsi

qu’on a proposé que pour des sec-teurs où l’accès à la publicationimprimée n’est plus possible, parceque plus rentable, l’édition électro-nique pourrait prendre le relais. Onle voit dans deux domaines particu-liers, du côté des livres spécialisésissus de recherches – des thèses, deslivres d’érudition, des étudesmonographiques, tout le secteurqu’aux États-Unis on qualifie de« monographs » – et pour lesquelsdes modalités d’édition électro-nique, pouvant être des formesd’édition à la demande, viendraientse substituer à ce qui était l’éditionimprimée, puisque, comme l’amontré le grand historien améri-cain Robert Darnton, dans unarticle devenu fameux traduit dansla revue Le Débat, à partir dumoment où les bibliothèques uni-versitaires ne sont plus acheteusesde ces monographs, les presses uni-versitaires elles-mêmes ne lespublient plus, et des livres quiauraient eu accès, sans problème, àl’édition imprimée, ne le peuventplus dans cette situation. De là, laproposition, déjà suivie par un cer-tain nombre, de donner une formed’édition électronique à cesouvrages érudits, spécialisés, mono-graphiques qui ne trouvent plus depublication imprimée.

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L’autre secteur, qui serait presque àl’opposé du secteur des monographs,concerne le secteur des ouvragesencyclopédiques, dans lequel le pasa déjà été franchi, puisque certainesdes plus fameuses encyclopédies,l’Encyclopædia Britannica, oul’Encyclopædia Universalis sont uni-quement proposées sous formeélectronique. Et ici joue, bien sûr, laréduction du coût, mais aussi lafacilité des mises à jours et la com-modité de la consultation pour desouvrages où la lecture n’est pas unelecture continue de la première à ladernière page, mais une lecture derecherche, de confrontation, decroisement.On voit que cette figure-là dumonde numérique, dans l’écono-mie de l’édition, n’est pas séparéedu contexte de l’édition classique,mais qu’elle est la recherche, pourun certain nombre d’ouvrages,soit par nécessité, soit par commo-dité, d’une forme nouvelle, à l’in-térieur d’un monde éditorial quireste pour d’autres ouvrages domi-né par la forme imprimée. Et de làle fait que ces formes-là, en parti-culier la première, celle desouvrages spécialisés, peuvent êtreprises en charge par des institu-tions ou des éditeurs tout à faitclassiques.

Une seconde perspective dumonde du numérique dans l’éco-nomie de l’édition est évidemmentplus audacieuse, plus anticipatrice,peut-être plus utopique : elle sefonde sur l’idée qu’à terme le livreimprimé sera remplacé par le livreélectronique, et la condition en estqu’une transformation déjà enta-mée, pas toujours perçue peut-êtreà sa juste mesure, a modifié lesattentes, les compétences, les pra-tiques de lecture d’un certainnombre de communautés de lec-teurs. Cette deuxième perspective,qui est une perspective non pas decohabitation à l’intérieur d’unmonde éditorial entre la formeimprimée classique et des secteursnumériques, mais l’idée d’une sub-stitution à plus ou moins longterme d’une forme par l’autre, estcelle qui a fondé la création d’édi-teurs purement électroniques etqui a pu aussi habiter les anticipa-tions d’un certain nombre degroupes multimédias, qui rappro-chent la production des textesd’autres formes de la communica-tion imagée, l’éloignant de la pro-duction imprimée. C’est aussi celleque l’on voit hanter les discours– que l’on pourrait dire à la foisprophétiques et performatifs –,d’un certain nombre d’entreprises,

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et en particulier les fabricants d’ap-pareils – je pense à Microsoft –, quiannoncent la mort prochaine, à lafois du livre, du journal, des revuesdans leur forme imprimée, enscandant par une chronologie,comme ils l’ont fait au derniercongrès des éditeurs à BuenosAires, cette substitution. On adonc là une seconde perspectivequi est celle dans laquelle lemonde du numérique apparaît,soit comme un soulagement pos-sible à la crise de l’édition clas-sique, soit comme, à terme, avecdes diagnostics qui peuvent être àplus ou moins longue échéance,une substitution d’une forme depublication à une autre.La perspective que j’aimerais ana-lyser ici avec plus de détails est nonpas la perspective sociologique, nila perspective économique, mais laperspective historique, c’est-à-direcelle d’une histoire de longuedurée de la culture écrite, quiessaye d’intégrer les mutations dumonde numérique dans cedéploiement chronologique. Jecrois qu’on peut et qu’on doitsituer la révolution du numériquedans plusieurs ordres. Trois meretiendront : l’ordre des discours,l’ordre des raisons ou des raisonne-ments, l’ordre des propriétés.

L’ordre des discoursC’est évidemment un emprunt à untexte fameux de Michel Foucault.« L’ordre du discours » pour réfléchirsur la façon dont ont changé, jusqu’àcette mutation récente, les relationsentre l’objet qui véhicule le texte,l’œuvre ou les œuvres qui sont por-tées par ce support, et la manière deles désigner ou de les assigner. C’estcette relation entre l’objet, l’œuvre etl’auteur qui me paraît tout à faitessentielle et qui, dans le monde quiest le nôtre, est le résultat d’un héri-tage de très longue durée à traversune série de sédimentations, et elleest profondément mise en questionpar le monde du numérique.Commençons par l’héritage. Jecrois qu’il est très important decomprendre que le monde du texteécrit, et tout particulièrement desobjets imprimés dans lequel nousavons vécu jusqu’à l’apparition dunumérique – et dans lequel nouscontinuons à vivre très largementet d’une manière très majoritaire –,résulte de la sédimentation dequatre temps : le temps de l’objet,le temps de la technique, le tempsde l’œuvre et le temps du nom.

• Le temps de l’objetIl est clair que tous les objets de laculture imprimée que nous

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connaissons ont une forme fonda-mentale qui renvoie à l’invention,au début de l’ère chrétienne, entreIIe, IIIe, IVe siècles, d’une nouvelleforme de livre, celle que les histo-riens appellent « codex » et qui estformée de feuilles, quel que soit lematériau de ces feuilles, pliées unefois, deux fois, assemblées les unesavec les autres lorsqu’elles sonttransformées en cahier et qui, ducoup, donnent un livre qui estformé d’une série de cahiers, defeuillets, de pages, à l’intérieurd’une couverture et d’une reliure.C’est une rupture essentielle dansla mesure où le livre qui lui pré-existait, le rouleau de l’Antiquité,répondait à des caractéristiquesmatérielles tout à fait différentes.Le rouleau de l’Antiquité est unlivre sans pages, un livre sanscahiers, un livre sans index, unlivre sans liberté corporelle du lec-teur puisque, pour être lu, il doitêtre tenu à deux mains, ce qui faitqu’on ne peut pas écrire en lisant.Si on peut écrire, c’est parce qu’ona fermé le rouleau, et si l’on est entrain de lire, les deux mains sontmobilisées pour tenir les deux sup-ports autour desquels s’enroulentet se déroulent le rouleau. Cetterévolution du codex est sans doutela révolution la plus fondamentale

de la culture écrite après l’inven-tion de l’écriture, quelle qu’ellesoit, et avant le monde du numé-rique, et tous les objets imprimésqui sont les nôtres ont une parentéfondamentale avec cette structure.Et donc, tous les gestes qui sont lesnôtres, feuilleter – pour feuilleterun livre faut-il encore qu’il ait desfeuillets –, repérer – grâce à desrenvois de l’index au texte –, sup-posent qu’il y ait, là encore, folio-tage, pagination, et possibilitéd’indexation, ou le fait de pouvoirtenir le livre à distance, de le poser,ou de le tenir d’une main, lorsqu’ils’agit d’un format plus petit. Tousces gestes essentiels, toute cetteanthropologie de la lecture sontliée à l’invention du codex au pre-mier siècle de l’ère chrétienne. Ce temps de l’objet est le temps le plus long, celui qui va du début de l’ère chrétienne jusqu’auXXIe siècle, peut-être qui sait jus-qu’au XXIIe ou XXIIIe siècles…

• Le temps de la techniqueÀ l’intérieur de cette durée, il y ena une qui est plus brève, maislongue néanmoins, que j’appelle letemps de la technique, c’est-à-direle fait que les objets de lecture quisont pour nous les plus nombreuxrelèvent de la technique de l’impri-

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merie, inventée au milieu duXVe siècle puis transformée avecl’industrialisation du XIXe siècle.Ce qui veut dire ici que la copiemanuscrite n’est plus la seule res-source possible pour transmettreun texte en de multiples exem-plaires.Deux précisions ici. La premièrerenvoie aux travaux les plus récentsde l’histoire du livre et soulignequ’on ne peut pas penser l’entréedans l’âge de l’imprimé commecelui de la disparition de l’âge dumanuscrit. Et qu’à l’âge de l’impri-mé, du XVe jusqu’au XXe ou auXXIe siècles, les objets manuscritsrestent nombreux, importants, etqu’entre le XVe et le XVIIIe siècles ilspeuvent être les formes domi-nantes, majoritaires, de circulationd’un grand nombre de genres : lesrecueils poétiques, les nouvelles ougazettes à la main, les manuscritsphilosophiques. Cela constituepeut-être une leçon : une transfor-mation technique peut ne pas êtrepensée en terme de substitution, etelle ne relègue pas nécessairementà l’oubli ou à la disparition la tech-nique qui lui préexiste.Deuxième observation : vous voyezque je ne mets pas l’accent sur lacomparaison qu’on peut lire sou-vent, dans une modalité savante

ou dans une modalité journalis-tique, sur la comparaison entre lemonde du numérique et de l’in-vention de Gutenberg. Il mesemble que le véritable accent est àmettre sur la comparaison possibleentre les mutations profondes etradicales qu’impose la textualiténumérique avec l’invention ducodex, et non pas avec l’inventionde l’imprimerie, parce que finale-ment l’invention de l’imprimerien’a modifié en aucune manière, sij’ose dire, la forme fondamentaledu support de l’écrit, et en parti-culier la forme du livre, telle qu’el-le s’est mise en place au premiersiècle de l’ère chrétienne. Et l’onvoit que dans la révolution dunumérique, ce n’est pas simple-ment la technique de compositionou de reproduction des textes quichange, mais fondamentalementles structures du support de la tex-tualité, la forme donnée à ce textesur l’écran et dans l’ordinateur, parrapport à celle qui est la siennedans toutes les formes matériellesde la culture imprimée.

• Le temps de l’œuvreEntre ce temps de l’objet et cetemps de la technique, il y a unautre temps qui est peut-être passésouvent inaperçu, et qui est le

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temps de l’œuvre. J’entends par làle moment où commence, pourdes auteurs qui sont contempo-rains, cette manière de penser lelivre, comme nous le pensons,c’est-à-dire à la fois comme unobjet et comme une œuvre.Demander à quelqu’un aujour-d’hui s’il a lu le livre de Untel, c’està la fois implicitement faire réfé-rence à un objet matériel qui acette forme du codex, mais c’estsurtout faire référence à une œuvreidentifiée à un livre. Et donc, ducoup, il y a un lien étroit, absolu,entre le livre comme objet et lelivre comme œuvre. Cette liaisonn’est pas donnée d’elle-même, saufpour les textes de la tradition chré-tienne ou pour les textes del’Antiquité, ou les corpus juri-diques. Le livre en forme de codexau moyen âge est un livre de mis-cellanées, un livre de recueils, unlivre en forme d’anthologie,réunissant une pluralité de textesde genres, de langues, de dates etd’auteurs différents à l’intérieurd’un même objet. Et il est fonda-mental de comprendre qu’auXIVe siècle et dans la première moi-tié du XVe siècle, c’est-à-dire avantl’invention de Gutenberg, pour uncertain nombre d’auteurs contem-porains du temps, Pétrarque,

Boccace, Christine de Pisan, Renéd’Anjou, ou légèrement antérieur,Dante, se met en place, à l’âge dumanuscrit, ce lien étroit entre unobjet matériel – livre – et uneœuvre, c’est-à-dire que dans cetobjet matériel on ne rencontrequ’une seule œuvre d’un seulauteur, ou plusieurs œuvres maisqui sont l’œuvre de ce mêmeauteur. Et ainsi se met en place,dès avant l’invention deGutenberg, cette association quiest pour nous presque automa-tique, incorporée, qui renvoie,fondamentalement, à une catégo-rie d’œuvres inscrites dans unematérialité d’objets.On peut poursuivre en disant que laculture imprimée a renforcé biensûr cette identité qui fait se lierétroitement le matériel et l’intellec-tuel ou l’esthétique; qu’en mêmetemps elle a maintenu le genre desmiscellanées, mélanges, anthologies,et que donc on aurait là encore desformes de persistance d’une structu-re de livres dominante à l’âgemédiéval, peut-être minoritairedans l’âge de l’imprimé, et qu’à l’in-verse cette structure de livres que lesItaliens appellent « libro unitario »,le livre unitaire, dans lequel l’objetet l’œuvre sont identifiés, très mino-ritaire à l’âge du manuscrit pour les

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textes des contemporains, est deve-nue une des formes dominantes dela culture écrite.

• Le temps du nomÀ partir de quand une identité tex-tuelle est-elle référée fondamenta-lement à un nom propre, le nomd’auteur ? Ce que j’ai dit précé-demment en est une première pré-figuration au XIVe et au XVe siècles.Avec la matérialité du livre unitai-re, émerge cette figure d’auteurcomme celle qui donne la clé devoûte de ce rapport entre uneœuvre, ou une série d’œuvres, etun objet manuscrit ; puis vient letemps des censures qui désigne lesauteurs pour les interdire, les pro-hiber, ou les pourchasser – censured’Église, censure d’État – et, auXVIIIe siècle, le temps du copyright,le temps de l’invention de la pro-priété littéraire qui fonde les droitsdes libraires éditeurs sur ce droitpremier de l’auteur sur son texte.Ce sont ces moments clés qui vontidentifier le texte à partir du nompropre, et ainsi prendre distancepar rapport à d’autres régimes decirculation des textes, par exemplecelui de l’anonymat.Il faut donc bien comprendre quenos représentations, nos percep-tions, nos catégories d’hommes de

la fin du XXe siècle et du début duXXIe siècle, sont habitées, mêmeinconsciemment, par ces duréeslongues : la durée du codex, ladurée du livre identifié à l’œuvre,la durée de l’imprimerie et la duréede la « fonction auteur », pourciter un autre texte de Foucault.C’est sur cet ensemble d’héritagessédimentés que la textualité numé-rique vient lancer ses défis ou, entous les cas, vient produire deseffets de désordre. D’abord parceque s’efface cette perceptionimmédiate que nous avons entredes types d’objets, des classes detextes et des pratiques de lectureou des usages de l’écrit. Le mondedans lequel nous avons vécu est unmonde dans lequel il y a commeune immédiateté de cette associa-tion, un monde où des classesd’objets – le livre, le journal, lepériodique, l’affiche, et si l’ondéborde, l’imprimé, l’archive, lalettre, le journal personnel, etc. –,sont immédiatement perçuscomme différents les uns desautres par leur matériau, leur for-mat, leur forme, se lient à destypes de textes, qui correspondentà l’un ou l’autre de ces objetsimprimés ou manuscrits, et ren-voient donc, du coup, à des rap-ports différents avec la culture

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écrite. L’ordre des discours estdonc fondé sur la discontinuité desformes matérielles, immédiate-ment référées à des catégories detextes et à des pratiques de l’écrit etde la lecture, mais parfois au-delàmême de la lecture.Cette première réalité que nouspouvons énoncer conceptuelle-ment, mais qui est incorporée ennous, qui est un système de per-ception immédiate, de représenta-tion spontanée de la culture écrite,partagé par chacun, est profondé-ment mise en question par lemonde numérique qui est lemonde d’un continuum textuel.Pourquoi ? Parce que, d’une part,toutes les classes de textes si immé-diatement distinguées par leursupport matériel sont convoyées,véhiculées, données à lire par lemême objet, l’ordinateur et sonécran, et d’autre part, parce queces textes de nature différente,véhiculés, donnés à voir et à liresur cet objet unique, le sont dansdes formes d’organisation, de pré-sentation qui sont identiques ouquasi identiques, et qui sont engénéral voulues par les décisionsdu lecteur.Cette opposition essentielle entreun monde de discontinuité maté-rielle référée à des différences tex-

tuelles ou à des pluralités d’usaged’un côté, et de l’autre côté, uncontinuum de textes qui est portépar un objet unique et qui donne àces textes des formes semblables, ades conséquences, me semble-t-il,très profondes et qui, temporaire-ment au moins, substituent à l’an-cien ordre des discours ce que l’onpourrait appeler un désordre desdiscours si on le réfère aux catégo-ries anciennes. D’abord parce ques’effacent les distinctions entre lesgenres textuels. À partir dumoment où la matérialité qui lesporte et où les formes qui les orga-nisent sont uniques ou semblables,les différences entre les genres tex-tuels sont infiniment moins per-ceptibles que dans un monde oùelles sont affirmées d’emblée parleur inscription dans des objetsdistincts.Je crois que la pratique du collagesi répandue avec l’ordinateur estcomme le symptôme de ce trans-fert de textualités qui appartien-nent à des genres, des registres, desformes extrêmement diverses, etqui circulent librement d’un lieu àl’autre par la volonté du lecteur.Effacement donc de l’immédiatedistinction – immédiate parce quematérialisée –, entre les genres tex-tuels, effacement aussi de l’immé-

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diate perception de l’œuvre dansson unité ou sa totalité. Le conti-nuum textuel qui est celui du textenumérique a évidemment pourconséquence le primat donné aufragment, c’est-à-dire à l’extraitqui vient découper une séquencedans cette continuité, et de là, sansdoute, la perception de tous lestextes en forme numérique sur lemodèle des banques de données,ou pour le moins, la difficultéd’une perception de ce qui est latotalité de l’œuvre d’où sont extra-its ces fragments. Alors que dans lemonde de la culture imprimée,même si vous ne lisez pas toutes lespages d’un livre, même si vouslisez un livre pour en extraire descitations, ce qui s’impose à vousc’est l’unité, l’identité dans laquel-le ces pages sont lues ou ces frag-ments sont extraits.Un troisième effacement, qui n’estpas simplement l’effacement de ladistinction entre les genres, l’effa-cement de la perception de la tota-lité de l’œuvre, réside dans l’efface-ment de cette autorité différentiel-le qu’attribuait au texte le répertoi-re des formes imprimées.Une illustration en est donnée parl’offre textuelle du web, du réseau,en particulier lorsqu’elle est maniéeà travers les moteurs de recherche

qui, à partir d’une entrée théma-tique, d’une catégorie, d’un motclé, font s’accumuler devant le lec-teur des textes qui ont apparem-ment une cohérence et une unitépuisque la forme qui les fait appa-raître leur donne cette continuité,mais qui, évidemment, peuventappartenir à des registres de textesdont l’autorité est profondémentdifférente – et certains de ces textesétant sans autorité, voire dotésd’une autorité perverse. Le journa-liste Daniel Schneidermann analy-se dans un ouvrage le résultat d’unerecherche sur l’Holocauste ou laShoah dans le monde du web, àpartir d’un moteur de recherche, etil en conclut que ce qui apparaît,sinon majoritairement mais trèsmassivement, ce sont les textes dessites révisionnistes, négationnistes,qui se présentent avec les mêmescritères, les mêmes formes, lamême continuité textuelle qued’autres textes, qui eux provien-nent de sites électroniques, debanques de données, etc. Et là onpeut voir la différence : la mêmerecherche menée dans le monde del’imprimé, par exemple par un lec-teur adolescent ou peu préparé, leconduira presque naturellementvers des classes d’objets, c’est-à-diredes classes de textes qui, à tort ou à

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raison – mais globalement à raison –sont dotées d’une autorité scienti-fique, d’une valeur de contrôle,d’une garantie – encyclopédies,revues, manuels… Dans le secteurde l’imprimé, la propagande néga-tionniste est prohibée dans un certain nombre de pays et de toutefaçon elle est d’un accès infinimentminoritaire, marginal, et secondai-re alors que sur le web, unerecherche menée par un moteur de recherche sur les thèmesHolocauste/Shoah, la fait appa-raître comme importante, fonda-mentale, et pour considérer cequ’elle est vraiment, manquent lescritères d’identification de l’autori-té différentielle des textes.Tout cela pour dire qu’on est face àune situation devant laquelle lesrepérages immédiats, incorporés,qui étaient ceux des legs de la cul-ture écrite et imprimée, sont misen question : catégorie de l’unitédu texte immédiatement visible àtravers l’objet, catégories désignantla distinction des genres, rendus làaussi perceptibles par leur distribu-tion entre des formes différentes,ou encore catégorie de l’autoritédes textes qui renvoyait à desmodes de publication, et donc ducoup à des objets imprimés quiétaient de nature différente.

Le monde du numérique unifie,rapproche, assimile, ce qui ne veutpas dire que cela lui est un destin àtout jamais scellé, mais que l’undes défis du monde contemporainest évidemment de penser les caté-gories conceptuelles transforméesen instruments ou dispositifs tech-niques qui sont capables de resti-tuer, pour le lecteur – et en parti-culier le lecteur qui n’est pas formé,le lecteur ordinaire –, une possibi-lité de ces distinctions : perceptionde l’œuvre, distinction de genres,conscience des poids inégaux d’au-torité des textes. Et c’est à cesconditions-là, je crois, que l’onpeut reconstruire un ordre des dis-cours à l’intérieur de la nouvelleforme qui leur est donnée.

L’ordre des raisonsLe second aspect que je voulaistraiter concerne l’ordre des raisonsou l’ordre des raisonnements. Cequi me paraît important ici, c’estune double mutation, permise parla textualité électronique : unemutation du côté des auteurs, unemutation du côté des lecteurs. Ducôté de l’auteur, ce qui me semblefondamental, c’est la propositiond’une logique de démonstrationqui ne soit plus enserrée dans lescontraintes imposées par l’écrit.

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Les logiques de démonstrationphilosophiques juridiques ou his-toriques, dans les formes classiquesde l’écrit, sont des logiqueslinéaires, qui sont celles de l’ordred’une écriture déposée sur une sur-face, une page, et à l’intérieur d’unobjet tel que le livre, la revue ou lejournal. On a donc une logiqueséquentielle et déductive qui estcomme imposée par les formesclassiques de l’écrit. À cela lemonde du numérique peut oppo-ser de nouvelles propositions quisont celles de logiques éclatées parle jeu du lien, de logiques simulta-nées, faisant apparaître sur unemême surface, en même temps,des éléments distincts et, par cefait, une logique relationnelle d’unordre nouveau par rapport à lalogique déductive. Il y a là tout unensemble de réflexions qu’ontcommencé à mener les logiciensou les philosophes autour defigures comme celle d’une logiquelabyrinthique du côté de la logiquepermise par le texte numérique,opposée à une logique de la linéa-rité qui est celle de l’écrit en sesformes traditionnelles. C’est unpremier élément du côté de laconstruction d’une argumenta-tion. Vous voyez que cela peut ren-voyer à des argumentations philo-

sophiques, juridiques, ou dessciences sociales, à commencer parl’histoire.Ce qui correspond à cela, du côtédu lecteur, ce sont les nouvellespossibilités de réception, de valida-tion, ou les critiques des démons-trations qui lui sont proposées.Dans le monde du texte impriméil y a comme une sorte de contratimplicite entre l’auteur et le lec-teur ; on pourrait appeler cela unestructure fiduciaire, fondée sur laconfiance de la preuve. Dans unlivre de sciences sociales, parexemple un livre d’histoire, lesconditions de la preuve renvoient àtout cet appareil critique qui estcelui des notes, des citations, desréférences mais, évidemment,aucun des lecteurs ne refait le par-cours qui est celui de l’auteur, etaucun ne va lire les textes des cita-tions dans leur totalité, ou vérifierl’ensemble des références, ou seréférer aux notes qui renvoient àdes documents d’archives. Il y adonc là une sorte de pacte deconfiance entre l’auteur et le lec-teur.Le monde du numérique, à lacondition évidemment que lesdocuments eux-mêmes aient éténumérisés, ouvre des possibilitéstout à fait inédites. D’une part, il

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peut mettre le lecteur face à latotalité ou partie de ce qui est l’ob-jet même de la démonstration– documents d’archives, textesanciens imprimés –, et donc luidonner des critères ou des condi-tions de validation du raisonne-ment et de la démonstration quisont proposés – qui sont évidem-ment au plus près de ce sur quoielles portent, puisque le lecteurlui-même peut refaire tout ou par-tie du chemin, d’une manière quipeut lui prendre du temps maisqui est techniquement possible –et d’autre part, ce qui est présent,là, face au lecteur, ne consiste passimplement en des textes d’ar-chives, ou en des textes imprimés,mais peut relever d’autres ordresqui sont ceux de l’image, y com-pris l’image mobile ou le son– musique, paroles.Et l’on voit alors que cette muta-tion du numérique du côté de l’or-ganisation des démonstrations etdu côté de la validation de cesargumentations doit être considé-rée comme une mutation épisté-mologique. C’était l’autre aspectde cet article de Robert Darntonque de montrer que, non seule-ment, les livres de savoir pouvaienttrouver des manières d’êtrepubliés, alors que les éditions

imprimées s’en détournaient, parla forme de l’édition numérique,mais aussi que les auteurs et les lec-teurs devaient exploiter les possibi-lités nouvelles qui leur étaientoffertes : pour les premiers,construire leur argumentation demanière inédite et, pour lesseconds, exercer leur jugement,leur appréciation critique avec desinstruments plus nombreux, plusdivers, et finalement au plus prèsde ceux que l’historien a manié. Ilen a donné un exemple dans unarticle récent, qui est publié sousformes imprimée et électronique,et qui est consacré au rôle de lachanson dans le Paris duXVIIIe siècle comme forme de cris-tallisation de l’opinion publique.Et l’on voit bien la différencepuisque le « même » article, lors-qu’il est rendu accessible sur le site de l’American HistoricalAssociation, permet au lecteurd’avoir accès à la totalité du corpusdes chansons qui sont analysées,de suivre une cartographie dyna-mique des lieux successifs où l’on a utilisé la chanson comme formede mobilisation de l’opinion pu-blique dans le Paris du XVIIIe siècle,et également d’entendre les chan-sons puisqu’elles ont été enregis-trées par Hélène Delavault, sur la

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base à la fois des manuscrits de labibliothèque de l’Arsenal – archivesde la Bastille – et des airs connusdu XVIIIe siècle auxquels ren-voyaient ces chansons.Voilà pour l’ordre des raisons, etvous voyez que je me garde detout diagnostic parce qu’il mesemble que la discussion sur lenumérique a été trop longtempscomme enserrée entre des posi-tions convenues : d’un côté, parses adversaires, la déploration dumonde de l’écrit perdu et del’autre côté, par ses prophètes, desenthousiasmes utopiques de l’en-trée immédiate et universelle dansune nouvelle civilisation. Je penseque ces discours-là ont peut-êtrefait le profit de leurs auteurs, maisn’ont pas éclairé beaucoup laréflexion. Ce qui est important,me semble-t-il, c’est d’essayer deporter des diagnostics qui soientfondés sur des observations analy-tiques. Parfois, si on les traduit entermes plus psychologiques, ilspeuvent amener à penser que cedésordre introduit dans notreordre des discours conduit à cer-taines formes de désarroi. Mais, àl’inverse, cette possibilité nouvellede la production de la réceptiondes démonstrations peut conduireà une excitation ou à une incita-

tion intellectuelle plus ou moinsforte chez les uns et chez autres.

L’ordre des propriétésJe vais évoquer maintenant l’ordredes propriétés. J’emploie le mot« propriétés » dans deux sens : l’unque vous pouvez attendre, c’est-à-dire le sens juridique et écono-mique de la propriété littéraire, etpuis l’autre plus formel, esthétiqueou intellectuel, qui est celui de lapropriété des textes eux-mêmes,non pas la propriété sur les textes,mais les propriétés des textes.Parce que les deux me paraissentétroitement liés.Il est clair que jusqu’à présentnotre perception et nos emploisont utilisé ou apprécié la textualiténumérique à partir de catégoriescomme celles de mobilité, de mal-léabilité, d’ouverture. Le mondedu texte numérique est un mondeoù les textes sont déployés, repris,réécrits, où une écriture s’écritdans une écriture déjà là, unmonde où le lecteur intervient nonpas sur les marges du texte, maisdans les textes eux-mêmes, unmonde où comme l’avait rêvé par-fois Foucault, s’effacerait l’assigna-tion au nom propre, où s’effaceraitla « fonction auteur » dans unesorte de textualité formée de

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nappes de discours toujours repriset liés à l’échange permanent entreproducteurs et lecteurs – mais deslecteurs à leur tour auteurs.Ce monde-là de textes mobiles,malléables, ouverts, lance un défisérieux aux catégories de descrip-tion et d’attribution des œuvrestelles que nous en avons héritées,l’œuvre comme une identité qui asa clôture, l’œuvre qu’elle soitintellectuelle, esthétique, quelqu’en soit l’ordre scientifique,comme ayant une intégrité qui larend identifiable comme telle, etl’œuvre rapportée – j’en ai marquérapidement les étapes – à un nompropre. La perception et les usagesde la textualité numérique se sontconstruites quasiment en opposi-tion, terme à terme, par rapport àces critères qui définissent l’œuvredans le monde de l’imprimé.Là, nous sommes du côté de lapropriété des textes, mais l’impor-tant est le fait que ce sont ces cri-tères qui rendent identifiablesl’œuvre – parce qu’elle est close,parce qu’elle est stable et parcequ’elle est attribuable –, qui ontfondé, à partir du XVIIIe siècle, lescatégories juridiques qui dominentle monde de l’écrit et, en particu-lier, la catégorie de propriété litté-raire. La propriété littéraire est

entendue au sens de la propriétéimprescriptible de l’auteur sur sonœuvre, parce que cette œuvreidentifiable comme telle est irré-ductiblement liée à ce geste créa-teur qui est celui de l’écriture et,du coup, s’effectue le transfert decette propriété à celui qui achète letexte et qui en est l’éditeur. Tout lerégime juridique qui assure à lafois la protection du droit patri-monial et du droit moral de l’au-teur, et la rémunération ou le pro-fit lié au travail d’édition, renvoie àcet ensemble de catégories qui, àpartir du XVIIIe siècle, a défini cequ’est l’identité d’une œuvre. Maistoute identité reconnaissable sup-pose des critères de délimitation,d’assignation, et de stabilité. Or lemonde du numérique que nouspratiquons, que nous connaissons,majoritairement, est ce mondedans lequel les critères sont oppo-sés – malléabilité, mobilité, ouver-ture. Je crois que la tension ou lacontradiction naît de ce que nousvoyons apparaître : un mondenumérique tout différent de celuiauquel les premiers temps del’Internet, du réseau, des site web,nous ont habitués, c’est-à-dire unmonde numérique dans lequel lestextes retrouvent fixité, stabilité,fermeture, et qui est le monde

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recherché, peut-être nécessaire,pour l’édition numérique. Il fautdistinguer ici entre ce qui seraitune publication – rendre publicsdes textes électroniquement, ceque peut-être certains font ici, etque nous faisons peut-être tousd’une certaine manière, et trans-mettre des textes à des lecteurs,plus ou moins nombreux, d’unefaçon libre, gratuite, spontanée –,et une édition électronique, quisuppose les opérations classiquesde l’édition et qui rend possible lepaiement du travail éditorial et dela création intellectuelle ou esthé-tique. C’est comme cela, je crois,qu’on a vu se mettre en place toutecette réflexion autour de machinesou d’objets qui, dans le monde dunumérique, à la différence desordinateurs classiques, de formePC, ferment les textes, les rendentstables, mais en même temps lesrendent immobiles, c’est-à-dire nepermettent pas qu’on les transmet-te, qu’on les copie, voire qu’on lesimprime.De là, la recherche de machinespar les fabricants, ou par un cer-tain nombre d’éditeurs en ligneautour de l’« e-book » – bien malnommé puisqu’il ne s’agit pas d’unlivre, mais soit d’une bibliothèquequi comporte divers textes, soit

d’une sorte d’agenda dans lequelun lecteur peut inscrire ce qui luiest personnel –, qui a pour carac-téristique de transmettre au lecteurdes textes qui s’affichent soit parcequ’ils ont été téléchargés, soitparce qu’ils proviennent d’unmicroprocesseur, mais qui de toutefaçon ne permet pas que ces textessoient transmis, copiés ou impri-més. Et de là un effet paradoxal,ambigu – je me garde de juger –puisque, d’un côté, cela peut êtrela condition de protection del’identité des œuvres, donc dudroit des auteurs et des profits deséditeurs et que, d’un autre côté, ilest clair que cette textualité élec-tronique de l’édition électroniqueliée au « e-book » est opposée,terme à terme, à ce qui pour nousa fait le plaisir ou l’intérêt de latechnique électronique, c’est-à-dire la malléabilité, la mobilité,l’ouverture.À partir de là, on voit qu’il y unedouble interrogation, peut-êtreune double hypothèse sur le futurdu numérique. Première interro-gation et hypothèse : ne va-t-onpas vers une sorte de partage dansle monde du numérique entredeux formes de textualité ? L’unequi assure la protection des textes,c’est-à-dire la protection des droits

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et des profits, et qui se liera à touteune famille d’objets qu’on va appe-ler « e-book », même s’ils peuventporter des noms différents, quirenvoie à un travail d’édition, quirenvoie à une position d’auteur, etqui renvoie au marché. Et, del’autre côté, une textualité numé-rique qui nous est peut-être plusfamilière, qui est celle des textesmis en libre circulation, de façongratuite, avec les critères d’ouver-ture et de mobilité qui les caracté-risent, qui seraient véhiculés sur lesordinateurs classiques tels quenous les connaissons, et qui ren-verraient à la communauté, àl’échange, au partage. Je ne sais passi ce diagnostic est juste mais entous cas la question doit être poséesur les rapports entre publicationnumérique et édition numérique,puisque des familles d’objets cor-respondent à l’une ou l’autre deces deux modalités, et que les pro-priétés (au deux sens du terme :propriété des textes, propriété surles textes) se distribuent différem-ment selon l’une et l’autre de cesformes.Deuxième interrogation et hypo-thèse : est-ce que nous devons pen-ser cette réflexion sur le livre et lenumérique, ou le livre numérique,ou la textualité numérique,

comme je l’ai fait jusqu’à mainte-nant, en rapport exclusivement,nécessairement, avec l’ordinateur –quel qu’il soit, c’est-à-dire l’ordina-teur de la famille PC, le portable oule « e-book » – ou est-ce que, dansun avenir plus ou moins proche,pour la première fois, la communi-cation des textes électroniques nepourrait-elle pas se détacher desobjets que sont les ordinateurs ? Jefais allusion à ces recherches expé-rimentales qui ont conduit à l’in-vention d’une encre et, entreguillemets, d’un papier électro-nique, c’est-à-dire d’un supportsur lequel peuvent apparaître destextes électroniques, soit venantd’un microprocesseur, soit télé-chargés, et qui peuvent être dépo-sés – ce papier doté de cetteencre –, sur n’importe quelle sur-face, que ce soit des surfaces dematériaux différents, de tailles dif-férentes, de localisations diffé-rentes, y compris, pourquoi pas,des livres en forme de codex telsque nous les connaissons.Certains historiens de la Romeantique, alors que l’on a souventparlé de la trajectoire qui mène durouleau au codex, ont vouluremettre en question ce schématrop simple en disant que, finale-ment, avant les rouleaux existaient

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dans l’ancienne Rome des livresfaits de tablettes associées, quiétaient des sortes de « proto-codex ». Et, comme un défi auxidées reçues, ils ont proposé l’idéequ’il y avait une trajectoire quiallait du codex au rouleau, avant,dans un second temps, d’aller durouleau au codex. Si l’on suit lessuggestions de ces recherches pournotre présent, on aurait enquelque sorte, non pas simple-ment la trajectoire que j’ai dessinéequi nous mènerait du codex àl’écran, un écran qui se substituetotalement, ou un écran qui prendplace à l’intérieur d’un mondedans lequel le codex imprimé resteprésent, majoritaire ou minoritaire– cette question est indécidable –,mais on aurait, éventuellement,une trajectoire qui irait de l’écranau codex, si l’on entend par là quele codex des XXIe, XXIIe, XXIIIe sièclessera doté de ce papier et de cetteencre électroniques et garderaquelque chose de la forme de livreinventé au début de l’ère chrétien-ne – qui, dans ce cas, aurait unerobustesse ou une résistance plusgrandes que celle que l’on imagine.Après tout, le codex a été le sup-port d’abord d’une écrituremanuscrite et ensuite d’une écritu-re imprimée, en même temps que

pouvaient demeurer des usages dumanuscrit. Pourquoi ne pas penserque le numérique et le codex peu-vent un jour se rencontrer ?Merci pour votre attention. Jeserais heureux maintenant que l’onpuisse entrer dans une discussion.

PublicVous avez évoqué le livre au débutde l’ère chrétienne. De quelle façonpensez-vous que ce livre se présen-tait à cette époque-là ?

Roger ChartierJe suis un historien des XVIe,XVIIIe siècles et je parle là à partirde la lecture des travaux des spé-cialistes de l’Antiquité. Le débutde l’ère chrétienne est marqué jus-tement par un mode de coexisten-ce – ou peut-être de compétition –entre la forme ancienne qui estcelle du rouleau – et lorsqu’on aaffaire à des œuvres qui ont unecertaine ampleur, des rouleaux quicorrespondent à une œuvre – et,d’autre part, l’apparition des pre-miers codex, donc de ces livres telqu’un livre actuel peut plus oumoins nous en donner une idée,surtout s’il s’agit d’un grand for-mat. Nous avons donc là unecoexistence qui, progressivement,va voir la domination de la forme

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codex sur la forme rouleau pourdes raisons qui sont largement reli-gieuses, et le fait de la rapporter auchristianisme n’est pas fortuit.Bien sûr il y a toutes ces raisonsque j’ai évoquées, c’est-à-dire quela pratique de lecture du codex est,pour le corps, une pratique pluslibre, plus à distance du livre – ilpeut être posé, être porté, on peutavoir les mains libres –, et d’autrepart c’est une pratique qui, intel-lectuellement, permet les repé-rages, puisque si vous avez unfoliotage ou une pagination vouspouvez établir un index des cita-tions, des références, des nomspropres, etc. Donc le codex pré-sente intellectuellement et corpo-rellement des avantages par rap-port ce qu’était le rouleau, ce quiassure son succès.En même temps, par rapport auxusages chrétiens, il est sûr quepour une religion qui est fondéesur la comparaison entre les Écritures – Ancien et NouveauTestament, Évangiles –, et surl’utilisation liturgique des frag-ments du texte sacré, la forme ducodex est particulièrement adaptéeà cette double relation du christia-nisme avec l’écrit. Les comparai-sons ou confrontations ont portél’élaboration des concordances qui

ont très vite été liées au codexmanuscrit et le repérage du frag-ment, de l’extrait, de ce quideviendra plus tard des versetsbibliques, a été aussi rendu infini-ment plus aisé avec le codex. Il y adonc à l’intérieur de cette proposi-tion, une forme de livre qui estintellectuellement plus maniable,et qui est corporellement à distan-ce du corps, qui lui laisse plus deliberté ; et il y a certainement – etc’est pourquoi on peut établir quec’est dans les communautés chré-tiennes que l’usage du codex s’estmis en place le plus rapidement –,comme une adéquation entre lerapport au texte sacré dans lechristianisme et la forme codex.

PublicAccepteriez-vous comme défini-tion du codex la réunion de ce qui,auparavant, était des tablettesséparées ?

Roger ChartierC’est une grande question. Entreles tablettes et le codex il y a cemonde que nous avons du mal àimaginer parce que les témoi-gnages archéologiques sont rares,qui est ce monde des rouleaux, desvolumina, et dont on a quelquesextraits ; mais rarement sous forme

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complète, sauf très tardivement, etpour le seul site où des rouleauxont pu être conservés de manièreassez intègre, qui est le mondeégyptien, un monde où les condi-tions climatiques et le sol l’ontpermis. Nous avons toujours lu –c’est un nous collectif qui com-mencerait peut-être avec leshommes d’Occident du Xe siècle –,les textes de l’Antiquité dans uneforme codex, depuis les manuscritsmédiévaux qui ont transmis la tra-dition du texte jusqu’à nos édi-tions Budé ou nos livres de poche.Pour nous la littérature, la philoso-phie antiques sont dans la formedu codex : index, pages, tables. Ilfaut imaginer que les auteurs oules lecteurs de l’Antiquité ont euun rapport totalement différentavec ces textes philosophiques oulittéraires, à l’intérieur d’unmonde de l’écrit qui était celui desrouleaux, ce qui avait par exemplepour premier effet, si l’œuvre étaittrop longue, de la disséminer entreune plusieurs rouleaux. Il n’y avaitpas d’unité entre l’objet livre etl’unité œuvre. Il faut encore imagi-ner un rapport à ces textes quin’est pas du tout fondé sur lestechniques de repérage, de locali-sation tels que les index les rendentpossible. Il y a donc tout un effort

d’imagination à faire pour penserces œuvres dans la matérialité qui aété la leur, et cette matérialité sesitue, par rapport à votre question,entre le monde des tablettes et lemonde du codex. Certains des spé-cialistes de la philosophie antiquele font, bien évidemment : des phi-lologues tel que Jean Bollack, unhistorien de la philosophie espa-gnole comme Emilio Lleidó, parexemple. La matérialité du rouleauest essentiellement le papyrus,mais pas forcément : il y a des rou-leaux sur parchemin, et il y a descodex sur papyrus, et les manuelsvont trop vite quand ils opposenttoujours le rouleau de papyrus aucodex sur parchemin, et ensuitesur papier ; mais dans les témoi-gnages archéologiques ce n’est pasle matériau qui fait la différence,c’est la structure de l’objet.

PublicEn tout cas, pour la maniabilité dudocument, la tablette numérotée nepose absolument aucun problème,et le plus ancien dictionnaireactuellement existant qu’on aitretrouvé à l’heure actuelle, lestablettes d’Eridu, qui présente l’al-phabet araméen et des textes en ara-méen, se présente comme destablettes séparées les unes des

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autres, qu’il est parfaitement pos-sible de numéroter, et qui procu-rent la commodité d’une pagina-tion numérotée. Simplement les« pages », si l’on peut dire puisqu’ils’agit là de tablettes d’argile, sontséparées les unes des autres.

Roger ChartierVous n’êtes pas loin de l’argumentde Guglielmo Cavallo que j’évo-quais, qui pense que l’on va ducodex au rouleau parce que destablettes différentes associées l’uneà l’autre, comme on le voit sur cer-taines fresques de Pompéi oud’Herculanum ont quelque choseà voir avec le codex. Le rouleau quiserait à Rome une importation etune imitation du monde grec.C’est vrai que le monde destablettes est dans une forme« proto-codex » à la grande diffé-rence du monde du rouleau, rou-leau de papyrus majoritairement,rouleau sur parchemin minoritai-rement.

PublicJ’ai été très intéressée quand vousavez parlé d’une certaine contra-diction entre le livre, le e-book,assez fermé, et la communauté dela recherche. Est-ce que vous avezdes idées sur la façon dont la

recherche pourrait être affectée parces mutations fondamentales etcomment voyez-vous le fonction-nement de la recherche dans l’es-prit d’une communauté del’Internet ? D’autre part, pourriez-vous nous parler un peu plus desindex, parce que ça me paraît êtreun élément assez fort de larecherche aujourd’hui dans lesdocuments numériques et unemodification fondamentale dans lafaçon de travailler ?

Roger ChartierLa communauté de la recherchepar rapport à l’édition électro-nique peut être entendue de plu-sieurs manières. Il y a une premiè-re manière qui est une manièredocumentaire dont le lecteur dulivre d’histoire qui serait face àtout ou partie des textes qui sontl’objet même de l’analyse, peut-être une figure amplifiée. Il estclair que la première manière dontles chercheurs, quelle que soit leurdiscipline, au moins dans lessciences humaines ou sociales, ontutilisé le numérique, c’est en termede l’immédiateté des ressources, etde la possibilité de recevoir biblio-graphies, catalogues et documents.Il faut rappeler que, malgré cettefacilité d’accès qui supprime le

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temps et l’espace, dès que l’onentre dans un rapport avec destextes anciens – que ce soit desdocuments d’archives numérisésou des éditions anciennes numéri-sées –, on ne doit pas supposer quel’on a affaire à un substitut stricte-ment identique à ce à quoi il sesubstitue. La matérialité de l’objetécrit dont j’ai parlé, définissant sonidentité, et de ce fait, historique-ment, définissant les usages ou lesinterprétations qui ont pu en êtrefaites, reste essentielle. Je crois qu’ily aurait un très grand danger, quicorrespondrait à une très grandeparesse, à penser que parce que lanumérisation permet de recevoirdes images des pages d’une éditionancienne ou des documents d’ar-chives, on pourrait éviter la ren-contre avec la matérialité premièredans laquelle ces textes ont été ins-crits. Et c’est là une précautionabsolument fondamentale de pen-ser que le substitut est un substi-tut, à la fois dans sa force de pré-sence et en même temps dans leslimites de son adéquation à l’objet.C’est un peu « ceci n’est pas unepipe » : une édition du XVIe sièclenumérisée n’est pas l’édition duXVIe siècle. Il y a une nécessité à lerappeler, et cela fonde d’ailleurs lerôle des bibliothèques d’une

manière particulièrement forte ; enparticulier, de toutes les biblio-thèques – elles sont nombreuses enFrance, universitaires, munici-pales, nationale –, qui ont desfonds patrimoniaux et qui, ducoup, ont la fonction de rendreaccessible dans la matérialité pre-mière ce que, par ailleurs, la trans-mission numérique peut rendretransmissible à distance. L’accèsaux formes numériques du patri-moine écrit, qu’il soit manuscritou imprimé, doit être démultiplié,mais avec cette précaution fonda-mentale qui consiste à reconnaîtrel’apport fondamental de ce qu’onpourrait appeler la bibliographie,au sens de comprendre les textesdans leur identité « corporelle ».On peut penser ensuite à ce quej’évoquais, c’est-à-dire à la rechercheutilisant des supports aux modesd’argumentation qui sont propres àla textualité numérique, et impos-sibles dans la textualité imprimée oumanuscrite, et à ce que vous évoquezqui est une dimension qui ne seraitplus documentaire, qui ne serait plusdémonstrative, mais qui serait com-munautaire, c’est-à-dire des com-munautés de recherche assurant lacommunication, se faisant enquelque sorte éditeurs ou éditricesd’elles-mêmes, se soustrayant aux

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lois de ce qui serait une édition élec-tronique – je crois que dans certainesdisciplines, cette forme-là de com-munauté savante existe déjà. Lescommunautés scientifiques dans ledomaine des sciences dures ont sûre-ment été les premières à expérimen-ter ce type de relations et, finale-ment, à se fonder sur ce mode del’échange des textes, puisque mêmes’il s’agit de démonstrations mathé-matiques il s’agit bien de textes, etpeut-être qu’une voie possible dedéveloppement est que les commu-nautés de sciences humaines etsociales le fassent à leur tour.Le problème est assez complexe.Aux XVIIe et XVIIIe siècles, le manus-crit était la manière de fonder et dedonner existence à la Républiquedes lettres par l’échange de lettres,l’envoi de mémoires, la copie dedocuments. Entre 1650 et 1750,on a ainsi un monde de savants etd’érudits qui est défini par uneéthique de la gratuité, du désinté-ressement et qui a le manuscritpour véhicule. Il est évident, qu’enmême temps, ces savants et ces éru-dits publiaient, et publiaient sousune forme qui était celle de l’im-primé, et entraient de ce fait dansune autre logique, la logique deslibraires éditeurs, la logique dumarché, la logique du commerce

du livre. Peut-être que la situationà laquelle nous pensons, vous etmoi, serait un peu de ce mêmeordre : des communautés scienti-fiques qui se fonderaient sur cesmodes de l’échange permis dansleur immédiateté et leur gratuitépar le monde du numérique –échange d’informations par lecourrier, proposition de textes à lacritique, circulation de docu-ments… Mais en même temps, àpartir du moment où le savoirscientifique doit être un savoir vali-dé et public, il me semble qu’il estdifficile de faire l’économie de cequ’on pourrait appeler une formed’édition électronique, c’est-à-direune forme de contrôle, une formede validation. Ce qui est en jeu,peut-être, c’est que la fonctiond’édition n’est pas nécessairementassumée par des acteurs sociaux quisont ceux que nous connaissonscomme éditeurs, et l’on voit évi-demment des revues portées pardes communautés savantes quisont éditées numériquement, doncqui assurent directement choix, tri,sélection, contrôle, validation.Est-ce que pour les scienceshumaines et sociales cette sorte deréappropriation totale est souhai-table ou possible ? Je ne sais pas,dans la mesure où du côté des

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sciences humaines et sociales le faitde passer par l’édition, le commer-ce du livre, le marché a toujoursété aussi lié à la production dusavoir, ce qui n’est sans doute pasle cas du monde des mathémati-ciens ou des physiciens pour les-quels il n’y a pas de public endehors d’eux-mêmes, dans leursformes les plus extrêmes de scien-tificité. Pour un historien ou pourun sociologue, il y a un public au-delà de la communauté des histo-riens ou des sociologues.Est-ce qu’il serait souhaitable oupossible, y compris dans le mondedu numérique, avec ses possibili-tés, que la diffusion des résultatsde recherche auprès ce public soituniquement portée par la commu-nauté ? Ou ne va-t-elle pas, à unmoment donné, rencontrer l’édi-tion électronique et, par là même,des spécialistes de cette opération ?Je ne sais pas. Mais en tous les cas,sur le registre documentaire, sur leregistre démonstratif et le registrecommunautaire, il me semble qu’ily a là des possibilités déjà exploi-tées, mais que l’on verra, sans nuldoute, se multiplier.En ce qui concerne la question desindex, évidemment on est passé,en fonction des trois états dontnous venons de parler, rouleau,

codex – à l’intérieur du codex,codex imprimé –, et maintenanttextualité numérique, à unedémultiplication de leurs potentia-lités. Comme je le disais, on nepeut pas indexer un rouleau, parcequ’il n’y a pas de systèmes de repé-rage et de distinction de la page oudu feuillet qui le permettent. Lecodex manuscrit permet desindexations, mais qui ne sont liéesqu’à l’objet particulier, puisqu’iln’y a pas d’identité absolue d’uncodex à l’autre. Le codex imprimépermet une standardisation, c’est-à-dire des index qui valent pourtous les exemplaires d’un mêmeédition. Pour palier cette difficulté,à l’époque médiévale, on essayaitd’indexer, mais non pas en référantà des pages ou à des folios du livremais à des parties chapitre ou deszones du texte, ce qui était unemanière d’avoir des index alorsmême que la matérialité du livreétait différente. Évidemment, avecla textualité électronique, l’index,c’est-à-dire tout ce qui permet lesrepérages, les consultations, les tra-versées, multiplie sa puissance.Pour prendre un exemple, il existemaintenant deux éditions numé-riques de l’Encyclopédie de Diderotet d’Alembert : une édition réaliséepar l’université de Chicago et une

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édition commerciale. Et il est sûrque la lecture actuelle de cetteencyclopédie est peut-être celleque souhaitaient Diderot etd’Alembert, mais en tout cas cen’est pas celle que pouvaient enfaire les lecteurs du XVIIIe siècle : ladurée de la publication, la relativedifficulté de manipulation dulivre, la longueur et la lourdeur desopérations, tout le système de ren-vois tel qu’il était construit par lespromoteurs de l’Encyclopédie, larendait en effet très difficilementmaniable. Aujourd’hui on peutévidemment, immédiatement, enun instant, avoir accès à tout lesystème explicite des renvois queles éditeurs ont déposé à la fin desarticles – et vous vous souvenezque c’est souvent par le jeu desrenvois qu’apparaît le contenu leplus critique du livre ; c’est lui qui introduit l’ironie alors que l’article est particulièrement clas-sique ou orthodoxe. Ce jeu desrenvois, si lourdement maniableau XVIIIe siècle, devient doncimmédiatement accessible aux lec-teurs d’aujourd’hui. L’exemple del’Encyclopédie me paraît unexemple tout à fait topique decette histoire, que j’ai essayé deretracer, à très gros traits, de lapotentialité toujours accrue de

l’index, c’est-à-dire le fait d’entrerdans des textes, non pas à partir deleur déploiement séquentiel, maisà partir de la traversée que permetl’indexation.

PublicIl faut préciser que la productionde documents scientifiques à tra-vers les réseaux, et notamment laproduction de documents publics,est de plus en plus généralisée etque ces documents sont accessiblesà travers le réseau de façon totale-ment gratuite. Le gouvernementpromeut de plus en plus la produc-tion de documents publics gratuitssur le web à travers les différentssites gouvernementaux, y comprisceux de l’Assemblée nationale et duSénat, ce qui permet aujourd’huid’avoir quantités de séancesretranscrites, directement acces-sibles grâce au web alors qu’il n’y apas si longtemps il fallait aller à laDocumentation française pouravoir ces mêmes documents et enpayer une copie. Ce qui est tou-jours le cas d’ailleurs, puisque si lesdocuments sont gratuits sur le web,ils sont payants quand ils sontimprimés. Ce qui pose d’ailleursune question de fond : si les docu-ments sont payants sur le papierc’est tout simplement que le papier

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coûte et une des grandes diffé-rences entre le document électro-nique et le document papier, estliée à des questions essentiellementde coût et ce n’est pas négligeableparce que cela va induire desmodèles économiques très diffé-rents. Cela m’amène à la questionque je voulais aborder. Tout àl’heure, vous parliez de ce mondede la publication qui est en train dese scinder en deux : d’un côté desdocuments plus ou moins libres dedroit sous un système de référencedit de logiciel libre, ce qui faitqu’effectivement les auteurs don-nent libre accès à des documents –avec accès à la modification et à larepublication éventuellement deces documents sans demande,autorisation ou rémunération –, etdes documents qui peuvent êtretout simplement librement diffu-sables, ce qui est autre chose : c’est-à-dire que les auteurs publient,mais en gardant leur droit moral eten interdisant que ce documentpuisse être diffusé avec modifica-tion ; et puis de l’autre côté cemonde de la diffusion du docu-ment qui est beaucoup pluscontrôlé, tout simplement parceque les structures qui les diffusenten attendent du profit. C’est aussiun moyen, pour le monde de l’édi-

tion, de sauver les meubles, et d’es-sayer de trouver une porte de sortieou une porte d’entrée, ça dépenddans quel sens on le prend, vers lemonde du numérique, tout en sau-vegardant ses intérêts ou les mar-chés qu’il a déjà pu acquérir sur lemonde du papier. Là où je suis unpeu moins d’accord avec vous c’estlorsque vous opposez la libertéd’accès à des documents sur desordinateurs classiques – PC ouMacintosh –, à un univers dudocument plus fermé qui seraitrécupéré sur des machines por-tables. À mon avis il n’y a pas defatalité à ce que des machines por-tables puissent également récupérerdes documents ouverts, ou dumoins à ce que des documentspuissent se transmettre de machineà machine, ou à ce que des docu-ments qui circulent librement sur le web puissent être récupéréspar des machines portables.Aujourd’hui il y a peu de machinesencore sur le marché, mais mêmeles machines qui ont un petit écrantype palm ou les machines typepocket PC, marchant avec le systè-me du palm OS qui commence à sediffuser, et de l’autre côté les poc-kets PC fonctionnant avec les sys-tèmes diffusés par Microsoft, n’em-pêchent pas pour autant une diffu-

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sion de plus en plus large de docu-ments de machine à machine. Cequi, en terme d’usage, est quelquechose d’inconnu dans le mondeclassique du papier. Quand on a unlivre en papier dans la main etqu’on veut le communiquer à quel-qu’un, il faut aujourd’hui se dessai-sir de l’objet et le lui donner. À par-tir du moment où des machinescommuniquent entre elles très faci-lement – et cela existe –, quand onlit un document et que quelqu’un ala même machine ou une machinecompatible, on peut le lui trans-mettre en quelques secondes, et ilpourra le lire dans les mêmesconditions, qu’il soit chez lui, iciou dans un hall de gare. Il n’y adonc pas de fatalité liée à la diffu-sion des documents et au type demachines. Le débat me semble-t-ilqui devrait plutôt mobiliser notreréflexion, a trait aux nouveauxmodèles économiques qui vontêtre mis en œuvre pour que lesauteurs et les éditeurs, éditeurs ausens large des structures éditoriales,qui ne sont effectivement pasnécessairement les éditeurs qu’onconnaît aujourd’hui, puissent vivrede la diffusion de documents élec-troniques. Aujourd’hui personnen’a réellement la réponse à cettequestion, et puis – corollaire à

cela –, quelle est la valeur écono-mique d’un document électro-nique ? Aujourd’hui on connaît lavaleur économique d’un livrepapier : elle est en gros lié au coûtde fabrication de cet objet enpapier, et il y a un lien direct entreles coûts de fabrication et les coûtsdes livres ; mais quelle va être lavaleur d’un bien culturel électro-nique qui, lui, n’a pratiquementpas de coût de production, et qui ades coûts de distribution quasi-ment nuls ? C’est une grande ques-tion à laquelle je ne sais pas si onpeut apporter des réponses.

Roger ChartierVous avez absolument raison dedire qu’il n’y a pas de fatalité desmachines – appelons-les « e-book »pour faire vite –, qui ferait qu’ellesne seraient que le support de textesqui relèveraient du marché destextes, et vous avez, ayant plus decompétences que moi, tout à faitraison de dire que ces machines-làaussi peuvent être aussi au servicede cette communication libre, àtous les sens du mot, des textes. Jeme plaçais du point de vue des édi-teurs, comme Microsoft, pour quile monde de l’accès payant auxtextes est un monde qui est tou-jours mis en danger par le piratage

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lorsqu’il se déploie à travers les PC

ou les Macintosh. Et le fameuxexemple de Stephen King, si sou-vent cité – les deux chapitres dupremier texte –, est là pour mon-trer qu’il y a à la fois un appétit delecture sur écran – puisqu’il y a eud’aussi nombreuses demandes –,mais en même temps que ceux quiont piraté le texte – puisqu’àl’époque il était édité par un édi-teur et qu’il devait être payant,même modiquement –, l’ont faitparce que le texte pouvait êtreaccessible sur PC et donc, ce quidevenait fondamental était detrouver des modes de transmissionde ces textes où le piratage soitsinon impossible, du moins trèslimité. Ce que j’ai entendu – maisje n’ai pas de compétences tech-niques –, c’est que dans la perspec-tive des éditeurs, tout ce qui esttransmission des textes sur lesordinateurs de type classique, esttoujours sujet à piratage, alors quel’encryptage du « e-book », et l’im-possibilité – même lorsque le texteest téléchargé à partir de l’Internetet donc passe par un PC –, de legarder sur la mémoire du disquedur, fait qu’un lien s’établit, quasiautomatique, entre les machinesqui évitent théoriquement le pira-tage et le commerce des textes élec-

troniques. Vous avez absolumentraison : ces « e-book » ne sont pasnécessairement support de textesfermés, mais pour les « éditeurs »qui proposent ce marché du texteélectronique, ils sont la conditiond’une protection de ce qu’ilsdisent, à juste titre, être les droitsdes auteurs, mais aussi, de leurpropre rémunération.Vous avez raison aussi de parler ducoût, et il est effectif que même sion n’est plus dans la situation duXVIIIe siècle, le papier reste pourune édition un chapitre lourd.Vous savez peut-être qu’auXVIIIe siècle plus de 50 % du bud-get d’un livre était consacré ausimple achat du papier. Ce qui estpeut-être une logique à l’œuvre,c’est ce transfert des coûts, puisquela plupart des textes longs sontimprimés, non plus sous uneforme classique, mais sous laforme de l’impression qui estseconde par rapport à la réceptionélectronique. On le voit dansl’économie domestique : lorsqu’onvous envoie un « document atta-ché », le coût de l’impression relè-ve du récepteur et non plus de l’ex-péditeur. À une échelle beaucoupplus grande, c’est la fameuse phra-se de Bill Gates : « Quand je veuxvraiment lire un livre, je l’impri-

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me. » Ce qui veut dire que l’im-pression est quasiment considéréecomme une partie du processus dela transmission électronique, jus-qu’au moment où des lecteurs– même face à un ouvrage delongue taille, dans une lecturecontinue –, n’auront plus besoinde passer à cette impression, parcequ’ils pourront le porter sur eux,dans des portables qui seraientvraiment plus portables que ce quenous nous appelons portables, etqui auraient la forme du « e-book ». L’idée des échelles de coûtsest donc finalement assez intéres-sante, puisqu’on a vu s’opérer unbasculement des coûts, de ceux quiles supportaient jusqu’à mainte-nant sur de nouveaux payeurs.Pour illustrer ce que vous dites, ilme paraît qu’il y a deux exemplesqui seraient très intéressants, et quiont été discutés récemment à unejournée de la Maison des écrivains :ce sont les écrivains qui, à la fois,ont un site web sur lequel ils fontcirculer en accès gratuit un certainnombre de textes, et qui publient,soit avec des éditeurs classiques,soit avec des éditeurs électroniques.Cela suppose dans les deux cas qu’ily ait un paiement du lecteur, soitqu’il achète le livre, soit qu’il doivepayer la réception du texte électro-

nique. Cela me semble un exempletrès intéressant parce que leur posi-tion est assez différente en fonctionde ce qu’ils distribuent de leur écri-ture dans l’une et l’autre forme.Pour certains, l’œuvre elle-mêmeappartient toujours au monde del’édition, et ce qui est donné enlibre accès c’est tout ce qui ressortdes entours de l’œuvre : brouillons,esquisses, informations, textes pluspersonnels, etc. Pour d’autres, aucontraire, c’est une manière d’en-trer dans une gratuité de la com-munication esthétique, ce qui ren-verrait sans doute aussi à Bourdieu,à une sociologie des positions desauteurs, parce qu’il est facile d’êtregratuit lorsqu’on a les moyens del’être, alors que pour certainsauteurs qui, dans la continuité ducopyright du XVIIIe siècle, essayentde vivre de leur plume, la gratuitéde la communication esthétiqueest contradictoire avec leur propreexistence sociale.On ne peut pas discuter simple-ment en des termes abstraits de cequi serait le souhait désirable d’unecommunication textuelle libre etgratuite car elle renvoie aussi à unesociologie des positions. La posi-tion des auteurs de scienceshumaines et sociales, qui sont trèsrarement des professionnels de

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l’écriture, mais plutôt des gens quiressemblent à des bénéficiés del’Ancien Régime – ils ont unemploi, un office, et peuvent avoirdes droits d’auteur, mais leur exis-tence sociale n’est pas mise en jeupar la vente ou la circulation mon-nayée de leurs textes –, est différen-te de celle de beaucoup d’écrivainsde fiction, dont c’est l’existencemême comme auteur qui vit de saplume qui est en question. Onpeut le voir à toutes les échelles : àl’échelle de ceux qui en vivent mal,mais qui vivent quand même del’écriture et qui se trouventconfrontés à cette tension entrecommunication gratuite et droitséconomiques sur l’œuvre ; à l’échel-le des auteurs de best-sellers – etvous avez vu comment StephenKing, après sa première expérience,avait essayé une seconde expérien-ce, c’est-à-dire de se faire éditeurlui-même, de ne plus passer par unéditeur qui était en même tempsun éditeur électronique, commeSchuster, mais d’essayer d’être sonpropre éditeur avec la difficulté quiest née de la lourdeur des modes depaiement. Ça n’a pas été un énor-me succès, mais on voit que laquestion se pose à toutes leséchelles du champ littéraire. Cettetension existe aussi pour les édi-

teurs, puisque l’on constate quelorsque les éditeurs ont un site élec-tronique – et donc un site en accèsgratuit par rapport à la vente, soiten ligne, soit en librairie –, ce sontseulement des informations sur lestitres, sur les auteurs qui sontpubliés et pas les textes eux-mêmes,ce qui serait contradictoire avecl’activité éditoriale.Vous avez raison de souligner, unpeu à la Walter Benjamin, qu’il n’ya pas de fatalité dans les objetstechniques : ce sont des possibilitésqui sont offertes et qui sont finale-ment exploitées ou non. En mêmetemps, il me semble que ce mondedu partage des textes dans des formes différentes est unmonde auquel arrivent les édi-teurs, les auteurs, les fabricants demachines, confrontés à cette situa-tion si complexe qui est à la foiséconomique, intellectuelle, esthé-tique et éthique et qui pose laquestion du rapport entre le droitet le marché d’un côté et, de l’autrela communauté et l’échange.

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