les lunettes de desroriers. un verre realiste et l'autre constructiviste

11
 1 Emmanuel Didier, CNRS (GSPM). Ce texte a été écrit pour un séminaire tenu le 18 mai 2006 à l’Institut Marc Bloch de Berlin à l’occasion de la traduction en allemand du livre La politique des grands nombres  d’Alain Desrosières ( Die Politik des gr ossen Zahle n  , Springer, Berlin, 2005). Les lunettes d’Alain Desrosières : un verre réaliste et l’autre constructivi ste Introduction Après mille hésitations, reconsidérations, essais, erreurs, tâtonnements et insatisfactions, on peut faire la tentative de placer, comme pierre de touche à tous les apports d’Alain Desrosières, une des affirmations qu’il répète très souvent : le fait que les statistiques aient deux caractéristiques à la fois, qui sont pourtant contradictoires et irréconciliables, elles sont à la fois construites et réelles, à la fois artificielles car produites par des humains et en même temps réelles car décrivant le monde tel qu’il est. Ces deux caractéristiques sont associées à deux tournures d’esprit de ceux qui en parlent : d’une part le constructivisme qui montre comment les statistiques sont produites - et en même temps comment elles produisent le monde qu’elles sont censées décrire ; et l’autre, le réalisme, qui prend l es résultats statistiques pour des faits, et pense que les statistique décrivent un monde qui leur préexiste. Ce sur quoi Alain Desrosières a t oujours insisté est que ces deux « épistémologies », ces deux façons d’envisager les statistiques sont concomitantes, elles existent autant l’une que l’autre. Il n’y en a pas une qui soit vraie et l’autre fausse, c’est une caractéristique irréductible de la statistique que d’avoir ces deux visages, même s’ils semblent irréconciliables. En un sens, les statistiques sont essentiellement auto-contradictoires . Elles sont construites, elles sont réelles. Et Alain Desrosières tient à ne pas choisir entre ces deux conceptions, car si elles semblent savantes, elles sont en fait dans les mains des acteurs. Une étude sociale des statistiques doit rendre compte de cette contradiction. « Le fait de prendre également au sérieux les attitudes réalistes et non réalistes par rapport aux techniques statistiques permet de décrire des situations plus variées, ou, en tout cas, de raconter des histoires plus inattendues que ne le ferait une forme de r écit privilégiant l’un ou l’autre de ses points de vue » (1993, p. 10). Dans la mesure où ces deux voies, constructivistes et réalistes, sont pensées comme étant complémentaires – au sens mathématique où elles s’opposent l’une l’autre et en même temps, à elles deux, couvrent l’ensemble des possibilités par lesquelles on pense les statistiques, la question de savoir comment rendre compte des statistiques devient extrêmement difficile. En effet, si les deux positions sont complémentaires, alors il est théoriquement impossible de ne pas tomber d’un côté ou de l’autre ; de ne choisir pas son camp. Mais c’est à cette évidence qu’Alain Desrosières refuse de se plier, c’est contre toute l’alternative qu’il décide de lutter. Il cherche une voie qui lui permette de ne pas casser les lunettes statistiques, et de garder bien attachés un verre constructiviste et l’autre réaliste, pour montrer comment l’un et l’autre fonctionnent ensemble. La question, est de trouver un moyen de rendre compte en même temps de ces deux épistémologies contradictoires. Pour y répondre nous n’allons pas nous concentrer sur ses travaux sur les catégories, (Desrosières & Thévenot 1992) qui ont pourtant été eux aussi fondamentaux, mais

Upload: filip-tripp

Post on 29-Oct-2015

14 views

Category:

Documents


0 download

DESCRIPTION

Les Lunettes de Desroriers. Un Verre Realiste Et l'Autre Constructiviste

TRANSCRIPT

Page 1: Les Lunettes de Desroriers. Un Verre Realiste Et l'Autre Constructiviste

7/14/2019 Les Lunettes de Desroriers. Un Verre Realiste Et l'Autre Constructiviste

http://slidepdf.com/reader/full/les-lunettes-de-desroriers-un-verre-realiste-et-lautre-constructiviste 1/11

1

Emmanuel Didier, CNRS (GSPM).

Ce texte a été écrit pour un séminaire tenu le 18 mai 2006 à l’Institut Marc Blochde Berlin à l’occasion de la traduction en allemand du livre La politique des grands nombres d’Alain Desrosières ( Die Politik des grossen Zahlen , Springer, Berlin, 2005). 

Les lunettes d’Alain Desrosières : un verre réaliste et

l’autre constructiviste

Introduction

Après mille hésitations, reconsidérations, essais, erreurs, tâtonnements etinsatisfactions, on peut faire la tentative de placer, comme pierre de touche à tous les apportsd’Alain Desrosières, une des affirmations qu’il répète très souvent : le fait que les statistiquesaient deux caractéristiques à la fois, qui sont pourtant contradictoires et irréconciliables, ellessont à la fois construites et réelles, à la fois artificielles car produites par des humains et enmême temps réelles car décrivant le monde tel qu’il est. Ces deux caractéristiques sontassociées à deux tournures d’esprit de ceux qui en parlent : d’une part le constructivisme quimontre comment les statistiques sont produites - et en même temps comment elles produisentle monde qu’elles sont censées décrire ; et l’autre, le réalisme, qui prend les résultatsstatistiques pour des faits, et pense que les statistique décrivent un monde qui leur préexiste.Ce sur quoi Alain Desrosières a toujours insisté est que ces deux « épistémologies », ces deuxfaçons d’envisager les statistiques sont concomitantes, elles existent autant l’une que l’autre.Il n’y en a pas une qui soit vraie et l’autre fausse, c’est une caractéristique irréductible de lastatistique que d’avoir ces deux visages, même s’ils semblent irréconciliables. En un sens, lesstatistiques sont essentiellement auto-contradictoires. Elles sont construites, elles sont réelles.Et Alain Desrosières tient à ne pas choisir entre ces deux conceptions, car si elles semblentsavantes, elles sont en fait dans les mains des acteurs. Une étude sociale des statistiques doitrendre compte de cette contradiction. « Le fait de prendre également au sérieux les attitudesréalistes et non réalistes par rapport aux techniques statistiques permet de décrire dessituations plus variées, ou, en tout cas, de raconter des histoires plus inattendues que ne leferait une forme de récit privilégiant l’un ou l’autre de ses points de vue » (1993, p. 10).

Dans la mesure où ces deux voies, constructivistes et réalistes, sont penséescomme étant complémentaires – au sens mathématique où elles s’opposent l’une l’autre et enmême temps, à elles deux, couvrent l’ensemble des possibilités par lesquelles on pense lesstatistiques, la question de savoir comment rendre compte des statistiques devientextrêmement difficile. En effet, si les deux positions sont complémentaires, alors il estthéoriquement impossible de ne pas tomber d’un côté ou de l’autre ; de ne choisir pas soncamp. Mais c’est à cette évidence qu’Alain Desrosières refuse de se plier, c’est contre toutel’alternative qu’il décide de lutter. Il cherche une voie qui lui permette de ne pas casser leslunettes statistiques, et de garder bien attachés un verre constructiviste et l’autre réaliste, pour montrer comment l’un et l’autre fonctionnent ensemble. La question, est de trouver un moyende rendre compte en même temps de ces deux épistémologies contradictoires.

Pour y répondre nous n’allons pas nous concentrer sur ses travaux sur lescatégories, (Desrosières & Thévenot 1992) qui ont pourtant été eux aussi fondamentaux, mais

Page 2: Les Lunettes de Desroriers. Un Verre Realiste Et l'Autre Constructiviste

7/14/2019 Les Lunettes de Desroriers. Un Verre Realiste Et l'Autre Constructiviste

http://slidepdf.com/reader/full/les-lunettes-de-desroriers-un-verre-realiste-et-lautre-constructiviste 2/11

2

 plutôt sur l’histoire des sondages, que je connais le mieux, et qui sont en partie liés au problème statistique de l’inférence (comment inférer des arguments sur la totalité quand onn’en observe qu’une partie). Nous allons voir que les travaux d’Alain Desrosières sontd’abord caractérisés par une tournure d’esprit clairement constructiviste : il montre commentles outils statistiques en viennent à « tenir », pour reprendre son expression, c’est-à-dire

comment ils ont été produits. Nous verrons alors les grands avantages que lui donnent cette perspective, en particulier de mettre en évidence ce en quoi la statistique et la politique sont àla fois différentes et intimement mêlées. Et pour finir, nous verrons comment ceconstructivisme apparent est en fait perverti, vicié, tordu, au point d’être dénaturé et de ne

 plus être vraiment un constructivisme, mais sans pour autant tomber dans le réalisme.

La mise en récit 

Pour bien comprendre l’apport des travaux d’Alain Desrosières, il faut commencer  par donner un exemple, long, de sa prose car, nous le verrons au fur et à mesure, son style faitaussi partie de ses arguments. Voici donc une de ses versions de l’apparition des sondagesaléatoires – ce n’est qu’une des versions car cet épisode est narré depuis plusieurs points devue et donc de plusieurs façons dans le livre. Nous choisissons celle qui suit, tirée de laconclusion de son livre, de sorte qu’elle radicalise sa méthode. Nous allons voir ainsicomment le traitement de l’histoire par Alain Desrosières donne à ses travaux un espritclairement constructiviste.

« La méthode des  sondages aléatoires implique la mise en œuvre d’outilsmathématiques disponibles depuis le début du XIXe siècle. Mais elle n’a été utilisée,d’abord de façon expérimentale en Norvège et en Angleterre, que vers 1900, pour décrireles conditions de vie de diverses classes sociales puis à grande échelle aux États-Unis,

dans les années 1930, pour mesurer le chômage, pour les études de marché et pour les prévisions électorales. Ce décalage d’un siècle entre les la formalisation mathématique etson usage par les sciences sociales peut être interprété de différentes façons. [En

 particulier] l’usage des formules probabilistes supposait une homogénéité de territoire(l’urne dans laquelle sont tirées les boules) que rien ne pouvait garantir [au XIX e siècle].

Or, vers le début du XX e siècle, les questions sociales passent peu à peu duregistre de la charité et du paternalisme local à celui de la loi, discutée au Parlement, etd’application uniforme dans tout le pays. Ainsi apparaît un espace national de débat sur les causes de la pauvreté et sur les remèdes juridiques et légaux à lui apporter. Sont doncconstruits simultanément les institutions pour traiter ces questions (bureaux d’aide auxchômeurs), des enregistrements administratifs liés à cette gestion (inscription sur deslistes), et des méthodes de mesure de ces objets nouveaux : les chômeurs ont remplacé les

 pauvres.Ces machines complexes d’enregistrement, de mesure et de traitement sont

conçues, discutées et administrées selon des standards uniformes sur tout le pays. Laréférence à un taux de chômage mesuré nationalement apparaît vers 1930 aux Etats-Unis,et vers 1950 en France. Ainsi l’espace de traitement des rapports sociaux est de plus en

 plus national (avec cependant des nuances […]). Aux États-Unis, les espaces dereprésentation et l’expression politique s’étendent et se « nationalisent » (notammentgrâce à la radio), de même que les marchés des biens de consommation (grâce auxchemins de fer et à la croissance des grandes firmes). Cela crée les conditions pour que leterritoire fédéral non seulement s’uniformise, mais aussi  soit pensé comme une totalité

 pertinente, un espace d’équivalence, au sens à la fois politique et logique » (1993, 404).

Page 3: Les Lunettes de Desroriers. Un Verre Realiste Et l'Autre Constructiviste

7/14/2019 Les Lunettes de Desroriers. Un Verre Realiste Et l'Autre Constructiviste

http://slidepdf.com/reader/full/les-lunettes-de-desroriers-un-verre-realiste-et-lautre-constructiviste 3/11

3

Ce qui saute aux yeux dans cet extrait, c’est qu’il raconte une construction, unemise au point d’un outil statistique qui était initialement inutile et qui finalement a participé àla construction des nations. Alain Desrosières nous montre comment, pour que les sondagesexistent, il ne fallait pas seulement une méthode statistique, mais une conditionsupplémentaire : que le territoire soit suffisamment homogénéisé pour qu’il soit compatible

avec ces outils. Il rappelle donc d’abord que les « outils mathématiques » existaient dès leXIXe siècle mais n’étaient pas utilisés. Puis il liste certaines étapes de l’homogénéisation desterritoires nationaux qui ont permis leur articulation. D’une part, au début du XXe siècle, lechangement pour la question sociale qui est devenue nationale. Puis trois typesd’intermédiaires entre mathématique et territoire furent développés (institutions,administration, méthode) et eux aussi traités selon des standards nationaux (et non locaux). Desorte que finalement, tous ces éléments, ensemble, constituèrent un « espace d’équivalence »,dans deux sens, à la fois politiques et logiques.

Quelle est la nature de ce récit de construction ? Est-ce de l’histoire, au sensdisciplinaire du terme ? En tous cas, il n’est pas question de boîtes d’archives, il n’est pasquestion de différences entre sources primaires et secondaires, il n’est pas question

d’exhaustivité. Tous ces réquisits disciplinaires ne l’intéressent pas, même si ses textes,comme ceux des bons historiens, sont impressionnants d’érudition. Il nous semble donc quenon, l’histoire comme discipline ne soit pas son objectif. En revanche, ce qu’il retient del’histoire, c’est assurément qu’elle soit constituée de récits.

Ses récits seraient-ils alors des archéologies, au sens où Foucault faisait unearchéologie du savoir ? On notera d’abord que Desrosières cite volontiers Foucault (en

 particulier dans le chapitre du livre sur les nomenclatures), et d’autre part, effectivement, queses récits mettent en jeu des êtres assez généraux et stables pour ressembler à ces conditionsde possibilité du savoir que Foucault disait archéologiques : l’homogénéité du territoire, les« enregistrements administratifs », les « méthodes de mesure ». Mais les récits de Desrosièresse différencient de ceux de Foucault en ce que la question du pouvoir n’y est pas centrale.Certes, il y est tout le temps question de politique, mais la politique de Desrosières n’est pasl’équivalent du pouvoir.

Enfin, ses travaux ne s’inscrivent-ils pas alors dans une sociologie, ou uneanthropologie à visée systématisante ? Il nous semble que non, car dans ses histoires, AlainDesrosières prend la liberté d’avoir recours à deux types d’arguments très importants pour sontravail et en même temps assez rare en sciences humaines : l’argument du hasard, et celui dela spécificité. Donnons un exemple pour chacun d’eux. Pour expliquer l’invention duchômage (le principal objet des sondages aléatoires selon lui), il se permet de donner une

 place aux coïncidences. Je cite : « le hasard fait que le recensement décennal se déroule le 1er  avril 1930, au moment où le chômage est déjà dramatique. » (1993, p. 247), de sorte que la

catégorie statistique du Bureau du recensement s’est trouvée prise dans les débats publics.Ainsi, le hasard aura-t-il participé à la construction du chômage. Sur la spécificité, un exemple peut être trouvé dans un programme de recherche qu’il énonce dans un article. Il seraitintéressant selon lui de « montrer en quoi ces diverses composantes en apparence hétérogènes[institutions, marchés, représentations] sont fortement liées entre elles dans des configurationscognitives et politiques  spécifiques » (2000, p. 131). La recherche sur les statistiques, insisteAlain Desrosières, doit donner toute son importance aux spécificités, particulièrementnationales. Ses récits de construction historique se permettent donc de prendre en compte lehasard et les spécificités. De sorte qu’il se trouve être le pire ennemi des systèmes, et desstructures.

Maintenant que nous avons dit ce que les travaux d’Alain Desrosières n’étaient

 pas, il nous faut préciser ce qu’ils peuvent être. Il nous semble que l’on puisse dire que ce qued’autres auraient rapportés à différents paradigmes, à différentes épistémologies, à différentes

Page 4: Les Lunettes de Desroriers. Un Verre Realiste Et l'Autre Constructiviste

7/14/2019 Les Lunettes de Desroriers. Un Verre Realiste Et l'Autre Constructiviste

http://slidepdf.com/reader/full/les-lunettes-de-desroriers-un-verre-realiste-et-lautre-constructiviste 4/11

4

théories, Alain Desrosières, lui, les conçoit en terme de récits, il les rapporte à différents stylesd’écriture. C’est ce que montre, entre autres, un de ses articles sur l’histoire de l’histoire dessciences peu connu1 (peut-être parce qu’il est trois fois réflexif : ce n’est pas seulement unadministrateur de l’INSEE qui y fait de l’histoire des statistiques, c’est un administrateur del’INSEE qui fait l’histoire de cette sous-discipline qu’est l’histoire des statistiques) mais c’est

un tort parce qu’il permet de bien comprendre que pour Alain Desrosières, l’histoire reposesur un style, un genre, certainement pas une théorie ni un système. Il remarque, en lisant ses prédécesseurs, comment, techniquement, les histoires sont racontées, au sens de littéraire etstylistique du terme. Le problème selon lui est surtout et avant tout de trouver la bonne façon,le bon style, pour narrer un récit. Ce qu’il fait, c’est un travail de haute couture qui assembledes étoffes dont les matières et les formes sont toujours différentes et singulières. C’est

 pourquoi, plutôt que de dire qu’il fait l’histoire des statistiques, il nous semble plus juste dedire – selon ses propres termes - qu’il en fait le récit. Ainsi, pour traiter de la double naturedes statistiques, Desrosières commence par dresser des récits de construction.

Avant d’aller plus loin et de montrer comment Desrosières se sort du guêpier constructiviste dans lequel à ce point il risquerait fort de tomber (raconter des récits de

construction, rapproche dangereusement du camp constructiviste), nous voudrions insister sur le fait que ces récits ne mettent pas en jeu n’importe quels acteurs, n’importe quels

 personnages mais, au contraire, tout ce qui fait le lien – et uniquement cela - entre lastatistique et le politique, et inversement.

De la statistique à la politique

Les récits d’Alain Desrosières, s’ils fuient les systèmes, ont cependant unecaractéristique commune : ils cheminent entre la statistique et la politique ; ils montrent

comment les statistiques mènent à la politique, et vice versa. Mais, et c’est là tout l’intérêt,Alain Desrosières ne s’intéresse pas – ce que ses textes laissent voir en tout cas – à tout ce quiest politique, à la politique dans tous les sens du terme. Par exemple, il n’a, à maconnaissance, jamais traité de cas où des partis auraient manipulé les sondages, où lessondeurs auraient triché pour favoriser tel ou tel candidat. La question est donc de savoir àquelle « politique » ses récits sur les statistiques le mènent.

Pour y répondre, nous allons suivre les étapes qui lui permettent de passer de l’uneà l’autre, comme dans la citation que l’on a donnée plus haut, du groupe nominal « lessondages aléatoires », un terme clairement statistique, à un morceau de phrase « les conditions

 pour que le territoire fédéral non seulement s’uniformise, mais aussi soit pensé comme unetotalité pertinente, un espace d’équivalence, au sens à la fois politique et logique », qui est

clairement politique. En listant l’ensemble des éléments par lesquels il nous fait passer, nousaurons une présentation de ce qu’il entend par politique.Ainsi, reprenons l’exemple de la longue citation donnée plus haut ; nous passons

 par les étapes suivantes :-Les outils mathématiques-Le territoire-La question sociale-Les institutions-les enregistrements administratifs

1

  A. Desrosières, 2000, "L'histoire de la statistique comme genre : style d'écriture et usages sociaux",Genèses,121-137. Cet article peut également être lu comme un hommage au travail de Ian Hacking,

et donc aussi inspiré par Foucault.

Page 5: Les Lunettes de Desroriers. Un Verre Realiste Et l'Autre Constructiviste

7/14/2019 Les Lunettes de Desroriers. Un Verre Realiste Et l'Autre Constructiviste

http://slidepdf.com/reader/full/les-lunettes-de-desroriers-un-verre-realiste-et-lautre-constructiviste 5/11

5

-Les méthodes de mesure-Des standards uniformes nationalement-La radio-Les chemins de fer 

La première remarque qu’il faille faire est qu’en suivant ses travaux, on navigueentre un très grand nombre de rivages qui d’habitude sont traités séparément (ou qui ne sontd’ailleurs pas traités du tout, comme dans le cas des « enregistrements administratifs »).D’habitude, on aurait d’une part une histoire de l’État d’un côté, avec l’histoire de sesinstitutions et de ses administrations, puis d’autre part une histoire des statistiques, quitraiterait des outils mathématiques et des méthodes de mesure et, d’autre part encore,éventuellement, une sociologie qui traiterait de la radio, des chemins de fer, de la questionsociale et du territoire. Ici, au contraire, en tissant un récit entre statistique et politique, onaccoste à tous ces rivages, comme un Ulysse voguant d’île en île.

Mais quand arrive-t-on finalement à la politique ? Quand notre Ulysse retrouve-t-ilson Ithaque ? Comme toujours dans ce genre d’histoire, c’est en chemin que se fait la

 politique ; c’est en tissant des liens entre ces différents éléments que Desrosières montrecomme, contrairement à ce que l’on feint encore de croire, ils sont tous ensemble politiques.C’est parce que les outils mathématiques sont associés ET au territoire uniformisé, ET à laquestion sociale, ET à l’action de l’Etat qu’ils deviennent, tous ensemble, politiques. CommeUlysse avait découvert qu’en fait, sa quête était dans le voyage lui-même, nous savons bienavec Desrosières que la politique est dans les liens entre ces éléments distants. Pourquoi ?Parce que, conformément à une inspiration foucaldienne, ce sont tous ces éléments prisensemble qui permettent de traiter des collectivités. La politique, comme Alain Desrosières ledit lui-même, ce sont tout ces éléments, aussi variés que nombreux, grâce auxquels lescollectivités sont traitées.

Avant d’aller plus loin, nous voudrions nous arrêter sur deux types de ces éléments parce qu’Alain Desrosières les traite de façon singulière. Il s’agit des modèles philosophiquesd’une part et des mathématiques de l’autre.

Premièrement, on remarquera que dans ses écrits, les statistiques sont très souventreliées à des théories philosophiques ou des questions très théoriques des sciences humaines.Par exemple Bayes apparaît à l’occasion de la question de l’inférence ; Hume pour traiter descaractéristiques des monographies ; le holisme de Dumont et les monades de Leibniz pour celles du rapport entre les individus et la totalité, etc. On peut voir deux avantages à ce genrede lien. D’abord, il permet de se faire comprendre par des lecteurs provenant des scienceshumaines qui ont presque toujours été formés dans ce bain-là. Et ensuite, et surtout, cesréférences permettent à Alain Desrosières de lutter contre un préjugé très répandu selon lequel

le statisticien ne serait rien d’autre que le terne comptable de la société, au sens de son habitus(préjugé qui est probablement aussi faux pour ceux-ci qu’il ne l’est pour ceux-là) : un hommegris, un rond de cuir, dénué de toute fantaisie, de toute imagination, et surtout de touteampleur de vue. En montrant le rapport entre la représentativité et les monades de Leibniz,Alain Desrosières laisse entendre qu’au contraire, les statisticiens sont aussi (peuvent êtreaussi) respectables, aussi intelligents et aussi inventifs que les philosophes les plus célèbres.La philosophie est un des éléments qui permet de traiter des collectivités (en pensant lessystèmes) et c’est donc à ce titre qu’elle apparaît dans les récits d’Alain Desrosières mais enoutre, son apparition met en avant la hauteur de vue des statisticiens.

Le deuxième type d’intermédiaire sur lequel nous voudrions insister est aucontraire du précédent un intermédiaire étonnamment délaissé : les mathématiques. En effet,

si Desrosières ne les fuit pas ni parfois ne s’interdit pas de les mentionner (comme dans le casdes débats violents sur l’inférence entre Karl Pearson et Ronald Fisher puis le couple Neyam-

Page 6: Les Lunettes de Desroriers. Un Verre Realiste Et l'Autre Constructiviste

7/14/2019 Les Lunettes de Desroriers. Un Verre Realiste Et l'Autre Constructiviste

http://slidepdf.com/reader/full/les-lunettes-de-desroriers-un-verre-realiste-et-lautre-constructiviste 6/11

6

Pearson), il passe très peu de temps et d’effort à expliciter les outils mathématiques que lesstatisticiens, parfois, mobilisent. Cet étonnant silence ne s’explique pas parce que lesmathématiques ne serviraient pas à traiter des collectivités, puisque l’exemple du calcul des

 probabilités de tirage dans les sondages aléatoires montre le contraire. Il ne peut s’expliquer non plus, contrairement au cas de beaucoup d’autres auteurs, parce qu’Alain Desrosières

serait incapable de les comprendre car il a été élève de l’École polytechnique, un des fleuronsde la mathématique française. Alors, pourquoi cette discrétion ?Pour répondre à cette question, je voudrais répéter une équation qu’il m’avait un

 jour « démontrée », en riant sérieusement comme il sait le faire. Je ne sais pas trop si, pour lui,elle est personnelle ou non, et j’espère ne pas le heurter en en parlant, mais comme elle

 permet de faire une remarque générale sur l’histoire des statistiques, je me permets d’en faireun argument public. Cette équation était la suivante : « mathématiques = torture ». En l’état, ilest vrai qu’elle est pour le moins surprenante ; mais si on la développe dans les termes d’un

 brillant élève des années 1950 – 1960 on la comprend un peu mieux : « Mathématiques =École polytechnique = État et Armée Française = Guerre d’Algérie = Torture ». Pour cetAlain Desrosières je portraitise ici, il y aurait eu dès le départ un problème non pas technique,

mais moral et politique d’accroche entre les mathématiques et le réel (les mathématiques posaient un problème moral) qui explique une certaine réticence à les pratiquer. Or il semblequ’il y ait, dans presque toutes les générations, un certain nombre d’individus, souvent réduit,qui soient effectivement forts en mathématiques mais qui pourtant ne les pratiquent pas sansun questionnement de nature politico-moral : en France pendant les années 1950 pour unélève de l’X, c’était la guerre d’Algérie qui posait ce problème. Ainsi, le lien entre lastatistique et la politique n’est pas seulement l’objectif, le but des récits de Desrosières, maisil est peut-être aussi, pour lui comme pour de nombreux spécialistes des études sociales desstatistiques, l’origine, le déclencheur de leur recherche, qui explique que l’on ne s’engage pasdans cette voie royale de la pratique des instruments mathématiques.

Ainsi, Alain Desrosières s’intéresse à la « politique des grands nombres » en tantque les statistiques s’allient avec de multiples intermédiaires supplémentaires pour traiter descollectivités, ce qui constitue la politique. Pour ce faire, ses récits mettent en scène lamultitude et la variété des intermédiaires entre les statistiques et leurs objets par lesquelleselles deviennent in fine politiques. Mais si Alain Desrosières se contentait (si j’ose dire) de

 produire ces récits, alors il me semble qu’il serait simplement constructiviste, il montreraitcomment la réalité est construite historiquement. Il ne répondrait donc pas au paradoxe sur lanature des chiffres qu’il ne cesse de présenter. Il nous reste donc à faire un pas supplémentaireavec lui pour comprendre comment, malgré ces récits de construction, on ne peut pasvraiment dire qu’il soit constructiviste.

La question du constructeur 

Les récits d’Alain Desrosières montrent comment des éléments fort diverss’agencent autour des statistiques et produisent ainsi du politique. De la manière dont il nousnarre des apparitions, des naissances d’objets, on pourrait dire qu’il verse dans l’un seulementdes camps dont il veut rendre compte, le camp constructiviste, et donc qu’il trahit les réalistes.Mais il nous semble qu’il résiste à cette pente, il protège l’intégrité de ses lunettes, en donnantune version de l’histoire ayant une caractéristique très étonnante : elle est dépourvue de sujetde la construction, au sens d’un auteur, d’une instance à laquelle attribuer la construction. Desorte que, plutôt que d’assister à une construction en tant que telle, on a bien plutôt

l’impression de contempler des déplacements et réarrangements, mais dépourvus d’auteur, qui

Page 7: Les Lunettes de Desroriers. Un Verre Realiste Et l'Autre Constructiviste

7/14/2019 Les Lunettes de Desroriers. Un Verre Realiste Et l'Autre Constructiviste

http://slidepdf.com/reader/full/les-lunettes-de-desroriers-un-verre-realiste-et-lautre-constructiviste 7/11

7

se font sans volonté préalable, sans but assignable, sans guide quelconque, ce qui rend plusdifficile de penser que ces mouvements sont des constructions.

Pour démontrer cet argument, qui à notre connaissance n’est pas explicite sous sa plume, nous avons procédé à une lecture stylistique du livre d’Alain Desrosières – à laquelleson article sur l’histoire nous invite d’ailleurs -, en relevant toutes les figures, grammaticales

comme sémantiques, grâce auxquelles il parvient à décrire des actions sans auteur. Il a mis en place toute une série de telles figures qui permettent ce tour de force très difficile en français :composer des phrases sans sujet.

Grammaticalement, on retrouve alors souvent :-La voix passive « Sont construits simultanément […] les institutions […], des

enregistrements administratifs […], des méthodes de mesure […] » (1993, 404).-L’infinitif (« Faire des choses qui se tiennent » (1993, 17) ; « Comment articuler 

ce qu’on sait déjà avec le hasard ? » (1993, 282)).-Le « on », le « cela » ou le « il » impersonnels.

Grâce à ces figures, on produit des récits de modification, mais sans que l’on sachequi est l’auteur, le sujet, de ces mouvements. Qui a construit les institutions, lesenregistrements, les méthodes de mesure ? Qui « fera » des choses qui se tiennent ou« articulera » le hasard et ce « qu’on » sait déjà ? Le texte laisse ces questions sans réponse

 parce qu’il n’y a pas de réponse. Ce ne sont pas des constructions, mais un lent mouvementoù les choses, de leur propre force, se sont réagencées. Ce sont des récits où il n’y a que descompléments d’objets (directs ou indirects) et peu de sujets aux verbes.

Moins grammaticalement et plus sémantiquement, on observe des figures comme- La significativité : « Les justifications que [Kiaer] donne d’emblée de son

enquête sont significatives du basculement d’une période où les rapports entre classes étaient pensés en termes d’ordre et de places, et donc incommensurables, à une autre où les individusdes diverses classes peuvent se comparer entre eux à une aune commune » (p. 278). Le travailde Kiaer est « significatif » de son époque. Mais on ne sait pas quel a été l’effet de l’un sur l’autre, qui a produit quoi.

- Le parallélisme : le passage de la monographie au sondage est « une mutation parallèle » au passage de Quételet à Galton et Pearson (1993, p. 280). De même qu’avecKiaer, on a une double mutation mais elle est simplement répliquée, toutes deux sont sans lien(comme le mot parallèle le dit), personne n’a influencé l’autre.

- La négative ou l’antiphrase : « [pendant les années 1920] L’information est plutôtmicroéconomique, ou du moins sectorielle ou locale. L’État ne peut en aucun cas intervenir 

directement sur les équilibres macroéconomiques, ni mener une politique globale d’assistanceaux chômeurs […] » (1993, p. 256). L’État ne peut pas agir. Cette phrase est suivie par uneseconde époque où l’on pourrait s’attendre à ce que l’État, enfin, agisse, et pourtant « Cetteépoque voit se nouer des relations étroites entre une statistique publique animée par desstatisticiens et des économistes de bon niveau, et un univers académique lui-même trèsmobilisé par les demandes d’expertises de l’administration » (1993, 157). Il y a certes del’animation, de la mobilisation, des demandes, mais tout cela est fortement couvert, assourdi

 par la voix passive et la formule « voit se nouer des relations » qui fonctionne encore sanssujet.

Ces trois exemples montrent comment les récits d’Alain Desrosières mettent enscène des changements, des mouvements, des réorganisations, mais dont le sujet, celui qui

 peut en être rendu responsable (au double sens d’en être la cause mais aussi redevable)n’apparaît pas plus sémantiquement qu’il n’apparaissait grammaticalement. C’est pourquoi on

Page 8: Les Lunettes de Desroriers. Un Verre Realiste Et l'Autre Constructiviste

7/14/2019 Les Lunettes de Desroriers. Un Verre Realiste Et l'Autre Constructiviste

http://slidepdf.com/reader/full/les-lunettes-de-desroriers-un-verre-realiste-et-lautre-constructiviste 8/11

8

a effectivement l’impression d’assister à des mouvements de la nature, à des processus, maisqu’il nous semble exagéré d’appeler  construction dans la mesure où ils n’y a pas deconstructeur (d’où d’ailleurs à nouveau l’importance du hasard). Tout mouvement n’est pasune construction, et en particulier un mouvement qui a lieu sans auteur peut difficilement êtreenvisagé comme une construction. La construction semble impliquer le constructeur, de sorte

que si l’on retire l’un, on supprime l’autre, sans pour autant effacer aussi les réarrangements.Ce n’est pas parce que la nature est en mouvement qu’elle en est pour autant construite, nousdit Desrosières. De sorte que la lecture de son livre évoque souvent, plus qu’une archéologie,une tectonique des plaques. On assiste à de lents mouvements, où les continents changent de

 place, se réarrangent, parfois doucement, parfois violemment, mais où il n’est pas besoin d’unmoteur originel pour décrire ces modifications. Ce n’est pas parce que les plaques se meuventque l’on peut en déduire que la terre est « construite ». Ainsi, cette place vide du constructeur est loin d’être une faiblesse dans le travail de Desrosières, c’est parce qu’il n’y a pas d’auteur aux mouvements statistico-politiques qu’il décrit qu’il ne tombe pas dans le pur constructivisme2.

Mais cette tectonique des plaques est compliquée par l’entrée en scène de deuxtypes d’acteurs que nous avons peu mentionnés jusqu’ici et dont il est difficile de dire qu’ilsn’agissent pas ; il s’agit d’une part des personnes, des individus, et de l’autre de l’État, qui estsouvent, chez Desrosières un acteur à lui seul. Comment faire pour que ces deux entités, trèsliées à l’action, apparaissent sans qu’elles ne fassent pour autant adopter un point de vuerésolument constructiviste ?

Desrosières fait intervenir dans ses récits des personnes, des individus, quisemblent agir. Par exemple, dans les pages 276 à 284 de son livre, il montre l’importanced’Anders Kiaer, le directeur du bureau de statistique de Norvège pendant le tournant du XIX e au XXe siècle, pour l’invention des sondages. Mais soyons plus précis, quelles sont lesmodalités de cette action ? Si nous reprenons la phrase ci-dessus parlant de Kiaer nous lisonsque ses justifications sont  significatives d’autre chose, d’une période, où il y a un

 basculement. Ce n’est pas Kiaer qui les cause, ni d’ailleurs Kiaer qui les subit : il y a deux plans qui en l’occurrence sont simplement significatifs l’un de l’autre ; de sorte qu’en faitKiaer a agi sur ses contemporains, mais pas sur l’autre plan, celui où les méthodes statistiquesévoluent. Autre exemple, plus loin dans le chapitre, on voit que, pour avoir la représentativitéstatistique, il fallait que « l’édifice mathématique » et « un système de nomenclature » soientagencés l’un avec l’autre. Or, ce point est « bien mis en lumière » par le rapport que Jensen, ledirecteur de la statistique danoise, a rédigé à l’Institut International de Statistique en 1925. Ànouveau, Jessen se trouve sur un autre plan que l’agencement entre mathématiques etnomenclatures, il les met simplement en lumière, pour le lecteur. Ainsi, lorsque les humains

apparaissent, ils ne se trouvent pas sur le même plan que les objets dont Desrosières fait lerécit. Les humains, eux, agissent, discutent, s’opposent, mais toutes ces gesticulations (si l’onose dire) n’ont pas d’effet réel sur les objets de l’histoire statistique. Ce traitement n’est passeulement une question de style, c’est beaucoup plus essentiel (ou plutôt le style rend biencompte de cette conception essentielle), c’est la conception de Desrosières sur le réalisme desobjets statistiques qui est en jeu, c’est parce que l’histoire des outils statistiques n’a pas deconstructeur que, bien qu’ils aient une histoire, ils n’en restent pas moins réels.

Par la suite, Desrosières a encore affiné cet argument en se posant la question desavoir comment traiter sérieusement ce que nous avons méprisé sous le nom de« gesticulations ». Il s’est demandé comment on pouvait tout de même rendre compte de

2

On peut ici penser à la distinction établie par Luc Boltanski entre le constructionnisme et le constructivisme. Sil’on veut à tout prix maintenir que Desrosières est constructiviste parce qu’il fait des récits d’apparition, alors ilfaut dire que les acteurs sont constructionnistes. (Boltanski, 2005).

Page 9: Les Lunettes de Desroriers. Un Verre Realiste Et l'Autre Constructiviste

7/14/2019 Les Lunettes de Desroriers. Un Verre Realiste Et l'Autre Constructiviste

http://slidepdf.com/reader/full/les-lunettes-de-desroriers-un-verre-realiste-et-lautre-constructiviste 9/11

9

l’activité des humains, même si elle ne se trouvait pas sur le même plan que la tectonique desoutils statistiques. La nouvelle réponse qu’il a donnée à cette question est absolument superbe.Elle repose sur une remarque dont la simplicité n’a d’égale que la profondeur et l’élégance.Pour les acteurs, remarque-t-il, « le choix entre les deux postures, réaliste etconventionnaliste, n’est pas un choix existentiel engageant la personne de façon

 permanente »3

. Il n’y pas de raison pour que les humains ne changent de posture (pour reprendre le mot d’Alain Desrosières). Ils peuvent parfaitement passer de l’une à l’autre, secomporter parfois conformément à l’une et d’autres fois conformément à l’autre (et d’ailleursAlain Desrosières montre des cas où le changement a effectivement lieu), de telle sorte que cechoix peut tout à fait être lui-même sociologisé, objet d’une enquête, qui porterait d’une partsur les situations où les acteurs adoptent l’une ou l’autre des métaphysiques, et d’autre partsur les figures du compromis entre les deux. Non seulement Alain Desrosières parvient ainsiune nouvelle fois à échapper à l’alternative constructivisme/réalisme et à regarder de loin deslunettes maintenues entières, mais en outre il ouvre des pistes de recherche en nombreabsolument infinie : il pose comme problème social une question qui apparaissait d’abordcomme purement philosophique. Avec Alain Desrosières, tout le monde acquière un peu de la

dignité de la philosophie.

Qu’en est-il à présent de l’État ? Dans son livre, Alain Desrosières traite du rapportentre certaines formes idéales typiques de l’État (français, anglais, allemand et américain) etles outils statistiques, rapport qui est lui aussi traité sans auteur, selon le modèle de latectonique, comme les précédents exemples que nous avons donnés. Mais plus récemment, ils’est tourné vers la question plus difficile non pas de la forme, mais de « l’action de l’État » ?À partir du moment où l’on s’intéresse à l’action (et non à la forme) de l’État, il devientdifficile de dire que l’État n’est pas l’auteur d’une action. Lorsqu’on lit dans l’introductiond’un article qu’on y traitera « des relations entre l’outil statistique et son contexte social etcognitif [en faisant] l’histoire des façons de penser le rôle de l’État dans la direction del’économie » (2003, 208), il est clair que c’est bel et bien l’État qui dirige (à sa façon et plusou moins) l’économie. Tombe-t-on alors dans le constructivisme ?

À nouveau, la réponse est d’abord dans un double niveau : d’une part l’État a belet bien une action, mais qui porte sur le plan des acteurs, que nous avons appelé par abus delangage celui des gesticulations. D’autre part, cette « action de l’État» est elle-même commeautonomisée, singularisée, personnifiée, de telle sorte qu’elle se trouve mise en récit etdevient alors l’objet d’arrangement avec d’autres éléments, en particulier les « façons de

 penser la société » et les « formes de la statistique », selon les mécanismes du plan tectonique.L’État agit sur un plan et « l’action de l’État» est elle-même autonomisée et interagit avecd’autres éléments sur un autre plan. Or, dans le récit, il n’y a pas de relation claire entre ces

deux niveaux. L’action de l’État a certes des effets, mais comparables à ceux des humains ci-dessus, c’est-à-dire n’ayant pas de conséquences directes sur le plan plus réel et plusfondamental des outils statistiques.

Mais alors, comment évolue le second niveau, plus architectonique, où se trouve« l’action de l’Etat » ? Est-ce comme dans le livre, de ses propres forces, sans auteur ? Laréponse est non, Alain Desrosières a depuis proposé une nouvelle solution, qu’il appelle la« co-construction » pour expliquer ces variations4. Comment fonctionne la co-construction ?D’abord, elle est triangulaire et non pas duale. Il n’y a pas deux entités qui se construiraientl’une l’autre car si c’était le cas, cela poserait des problèmes logiques : il faudrait que l’entitéA soit construite par l’entité B, mais B n’existerait pas encore, puisqu’il faudrait qu’elle soit

3

  A. Desrosières, 2005, Hors série spécial Alain Desrosières, Paris, Courrier des Statistiques, p. 160.4  A. Desrosières, 2000, "L'histoire de la statistique comme genre : style d'écriture et usages sociaux",Genèses,121-137. 

Page 10: Les Lunettes de Desroriers. Un Verre Realiste Et l'Autre Constructiviste

7/14/2019 Les Lunettes de Desroriers. Un Verre Realiste Et l'Autre Constructiviste

http://slidepdf.com/reader/full/les-lunettes-de-desroriers-un-verre-realiste-et-lautre-constructiviste 10/11

10

construite par A pour exister. Donc s’il n’y avait que deux entités dans la co-construction, ilfaudrait à un moment où à un autre que l’une des entités soit construite par un être nonexistant. Pour sortir de ce paradoxe, Alain Desrosières insiste sur le fait que la co-constructiondoit être triangulaire. Les trois entités entrant en jeu sont définies de façon assez stable dansles différents articles récents d’Alain Desrosières. On trouve 1) les façons de penser la société

2) les modalités de l’action de l’Etat et 3) les modes de description de cette société,notamment statistique. Le mécanisme semble alors être que l’une d’entre elles se placedirions-nous au dessus des autres et devient productrice des deux autres en même temps. Maiscelle qui prend le dessus change, et même si souvent, que l’on ne peut pas isoler l’action dechacune de ces entités, sans quoi on n’aurait plus une « co-construction » mais uneconstruction de ceci par cela. Il y a donc co-construction au sens où il y a constructionsimultanée par une tierce entité qui change tant qu’elle n’est pas facilement identifiable.

Cette seconde réponse à la question de la construction ressemble donc en fait à la première en ce qu’au final le constructeur reste difficile à identifier. Il y a une co-construction,donc il y a plusieurs constructeurs en même temps, on ne sait qu’exceptionnellement quiconstruit. C’est à nouveau une sorte de case vide, sauf que cette fois elle est vide par une sorte

d’excès de plein, il y a plusieurs candidats qui se pressent ensemble au portillon.

Depuis le livre d’Alain Desrosières qui tenait ensemble l’intégrité de ses lunettesen faisant le récit des réarrangements statistiques sans auteur, sa position semble avoir évoluée. Ce qui est conservé, est le double niveau, celui de l’action concrète et observable, etcelui d’une durée plus longue, des changements tectoniques (mais comme toujours avecDesrosières, rien n’est vraiment systématique, de sorte qu’il doit y avoir des exemples où lesdeux niveaux se confondent). En revanche, chaque niveau se trouve associé à une réponserenouvelée à la question du constructeur : l’anti-essentialisme et la co-construction.

Conclusion

Une des caractéristiques des statistiques qui a depuis toujours retenu l’attentiond’Alain Desrosières est qu’elles soient à la fois réelles et construites, que les acteurs puissenten parler parfois d’une façon constructiviste et d’autres fois d’une façon réaliste. Son travail aconsisté à trouver une façon d’en rendre compte en respectant cette ambivalence, en gardantintacte cette belle paire de lunettes aux verres complémentaires.

Pour ce faire, il produit des récits sur le passé des statistiques, qui montrentcomment elles se sont articulées et se sont arrangées avec une multitude d’autres éléments – qui sont liés à l’Etat mais pas seulement, ils peuvent l’être aussi au marché, où même à des

caractéristiques sociogéographiques, de telle sorte que tout l’arrangement produise du politique, c’est-à-dire traite des populations. Mais ces récits sont sans sujet, les mécanismessans auteur, de sorte que l’on ne puisse pas dire qu’il s’agit de construction mais seulement deréarrangements successifs, d’une tectonique. À moins que l’on ne s’intéresse à l’action desindividus, qui se trouvent sur un autre plan, dans lequel ils alternent entre les deuxépistémologies et n’ont aucune raison d’être fidèles à l’une ou à l’autre, ou à l’action desÉtats, qui est co-construite avec d’autres entités, principalement les façons de penser la sociétéet les façons de les décrire. Il nous semble que c’est cette conception de l’évolution qui

 permet à Desrosières de rendre compte des deux aspects de la statistique en lui fournissant, àlui, une place d’où il n’a pas à choisir.

Cet apport, cette solution, ne manqueront pas d’inspirer tous ceux qui, à la suite de

ce vigoureux et ambitieux mouvement qu’est la sociologie des épreuves, se posent la questiondes effets pragmatiques et politiques de la métaphysique des acteurs.

Page 11: Les Lunettes de Desroriers. Un Verre Realiste Et l'Autre Constructiviste

7/14/2019 Les Lunettes de Desroriers. Un Verre Realiste Et l'Autre Constructiviste

http://slidepdf.com/reader/full/les-lunettes-de-desroriers-un-verre-realiste-et-lautre-constructiviste 11/11

11

BIBLIOGRAPHIE

Boltanski, L., 2005, La condition fœtale, Paris, Gallimard.Daston L., 2000, "Why statistics tend not only to describe the world but to change it", London

 Review of Books, 35-36.Desrosières, A. & L. Thévenot (1992). Les catégories socio-professionnelles. Paris, Ladécouverte.Desrosières A., 1993, La politique des grands nombres, Paris, La Découverte.

 —, 2000, "L'histoire de la statistique comme genre : style d'écriture et usages sociaux",Genèses, 39, 121-137.

 —, 2003, "Historiciser l'action publique : l'État, le marché et les statistiques", in Laborier P.,

Trom D. (eds), Historicité de l'action publique, Paris, PUF, 207-221. —, 2005, Hors série spécial Alain Desrosières, Paris, Courrier des Statistiques.Guibert B., Lagagnier J., Volle M., 1971, "Essai sur les nomenclatures industrielles",

 Économie et statistique, 23-36.