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1 LES LIBERTARIENS FACE AU PLURALISME DES VALEURS Sébastien Caré, Maître de Conférences en Science Politique, Ecole Européenne de Sciences politiques et Sociales (ESPOL), Université Catholique de Lille Cette communication a pour ambition d’introduire la pensée libertarienne dans le débat contemporain sur le pluralisme des valeurs, en la confrontant à la position prise par les défenseurs du pluralisme libéral, notamment Isaiah Berlin, George Crowder et William Galston. Il convient au préalable de tracer les contours du libertarianisme, qu’il n’est pas toujours aisé de distinguer du libéralisme. Une manière simple de procéder doit d’emblée être écartée, qui consiste à réserver le monopole de la diversité au libéralisme et à réduire le libertarianisme à la défense jusnaturaliste du principe de la propriété sur soi. Cette définition a le mérite de la clarté, mais l’inconvénient d’ignorer beaucoup de versions du libertarianisme 1 . Une autre façon de distinguer le libertarianisme du libéralisme – et plus précisément du libéralisme égalitariste dont se revendiquent en général les pluralistes libéraux – consiste à repérer deux traits distinctifs. La première spécificité du libertarianisme tient à sa nature utopique. A partir d’un texte très important écrit par Hayek en 1949 et appelant à la constitution d’une utopie libérale visionnaire et subversive 2 , et des travaux de Paul Ricoeur sur l’utopie 3 , nous proposons de définir le libertarianisme comme une mutation en utopie du libéralisme classique, à travers un double processus de généralisation et de subversion. L’utopie libertarienne projette d’une part la logique du marché sur toutes les aspects du vivre ensemble – et pas seulement sur la sphère économique 4 – et mue, d’autre part, la défense des libertés individuelles en une lutte contre l’Etat. Le libertarianisme se présente ainsi comme un libéralisme d’opposition au pouvoir existant et d’exploration d’un autre possible. Cette définition déplait souvent aux philosophes qui, formés à l’image d’un libertarianisme homogène, magistralement, et définitivement théorisé par Nozick, ont souvent besoin d’un repoussoir simple et clairement identifié. Cette définition a en effet l’inconvénient d’être lâche. Mais elle présente aussi l’avantage, décisif pour l’historien et le sociologue des idées, d’être acceptée par la plupart des libertariens et d’accorder les partitions très variées et parfois dissonantes de ceux qui se réclament de la doctrine. L’autre avantage, plus intéressant eu égard à la 1 Et non des moindres. Par exemple: David Friedman, Friedrich A. Hayek, Jan Narveson et Ayn Rand pour ne citer que les plus connus. 2 Hayek écrit par exemple ceci: « Ce dont nous manquons, c’est d’une Utopie libérale, un programme qui ne serait ni une simple défense de l’ordre établi, ni une sorte de socialisme dilué, mais un véritable radicalisme libéral qui n’épargne pas les susceptibilités des puissants (syndicats compris), qui ne soit pas trop sèchement pratique, et qui ne se confine pas à ce qui semble politiquement possible aujourd’hui. », F. A. Hayek, « Les intellectuels et le socialisme » (1949), in F. A. Hayek, Studies in Philosophy Politics, Economics, London, Routledge and Kegan Paul, 1967, trad. fr. Ch. Piton, Essais de philosophie, de science politique et d’économie, Paris, Les Belles Lettres, 2007, p. 292. 3 Pour le philosophe français, l’utopie remplit d’abord une double fonction positive de distanciation (par l’exploration du possible) et de subversion (par une sape de l’autorité existante), puis une fonction négative de fuite, de rupture entre le présent et le futur. Ricœur oppose ainsi l’utopie à l’idéologie qu’il définit aussi à travers trois fonctions : la dissimulation ou la distorsion de l’ordre existant, la légitimation du pouvoir en place et l’intégration du groupe par un ensemble de médiations symboliques. Là où, nous dit Ricœur, l’idéologie dissimule, légitime et intègre, l’utopie explore, subvertit et rompt. Voir P. Ricœur, L’idéologie et l’utopie, Paris, Seuil, 1986, rééd. 2005. Il est ici frappant de constater que Hayek oppose son projet d’utopie libérale à ce qu’est devenu le libéralisme exactement de la même manière que Ricœur distingue l’utopie et l’idéologie. 4 Le libertarianisme s’offre ainsi comme une sorte de marxisme inversé. D’aucuns parlent d’un « marxisme de droite ». Voir R. Locke, « Marxism of the Right », In The American Conservative, 14 mars 2005. De même que Marx envisageait une « liberté totale » par la suppression de toutes les aliénations, qu’elles fussent politiques, économiques ou religieuses, les libertariens visent une émancipation complète des individus irréductible à la seule éradication des contraintes qui entravent leur commerce.

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LES LIBERTARIENS FACE AU PLURALISME DES VALEURS Sébastien Caré, Maître de Conférences en Science Politique, Ecole Européenne de Sciences

politiques et Sociales (ESPOL), Université Catholique de Lille

Cette communication a pour ambition d’introduire la pensée libertarienne dans le débat contemporain sur le pluralisme des valeurs, en la confrontant à la position prise par les défenseurs du pluralisme libéral, notamment Isaiah Berlin, George Crowder et William Galston. Il convient au préalable de tracer les contours du libertarianisme, qu’il n’est pas toujours aisé de distinguer du libéralisme. Une manière simple de procéder doit d’emblée être écartée, qui consiste à réserver le monopole de la diversité au libéralisme et à réduire le libertarianisme à la défense jusnaturaliste du principe de la propriété sur soi. Cette définition a le mérite de la clarté, mais l’inconvénient d’ignorer beaucoup de versions du libertarianisme1. Une autre façon de distinguer le libertarianisme du libéralisme – et plus précisément du libéralisme égalitariste dont se revendiquent en général les pluralistes libéraux – consiste à repérer deux traits distinctifs.

La première spécificité du libertarianisme tient à sa nature utopique. A partir d’un texte très important écrit par Hayek en 1949 et appelant à la constitution d’une utopie libérale visionnaire et subversive2, et des travaux de Paul Ricoeur sur l’utopie3, nous proposons de définir le libertarianisme comme une mutation en utopie du libéralisme classique, à travers un double processus de généralisation et de subversion. L’utopie libertarienne projette d’une part la logique du marché sur toutes les aspects du vivre ensemble – et pas seulement sur la sphère économique4 – et mue, d’autre part, la défense des libertés individuelles en une lutte contre l’Etat. Le libertarianisme se présente ainsi comme un libéralisme d’opposition au pouvoir existant et d’exploration d’un autre possible. Cette définition déplait souvent aux philosophes qui, formés à l’image d’un libertarianisme homogène, magistralement, et définitivement théorisé par Nozick, ont souvent besoin d’un repoussoir simple et clairement identifié. Cette définition a en effet l’inconvénient d’être lâche. Mais elle présente aussi l’avantage, décisif pour l’historien et le sociologue des idées, d’être acceptée par la plupart des libertariens et d’accorder les partitions très variées et parfois dissonantes de ceux qui se réclament de la doctrine. L’autre avantage, plus intéressant eu égard à la

1 Et non des moindres. Par exemple: David Friedman, Friedrich A. Hayek, Jan Narveson et Ayn Rand pour ne citer que les plus connus. 2 Hayek écrit par exemple ceci: « Ce dont nous manquons, c’est d’une Utopie libérale, un programme qui ne serait ni une simple défense de l’ordre établi, ni une sorte de socialisme dilué, mais un véritable radicalisme libéral qui n’épargne pas les susceptibilités des puissants (syndicats compris), qui ne soit pas trop sèchement pratique, et qui ne se confine pas à ce qui semble politiquement possible aujourd’hui. », F. A. Hayek, « Les intellectuels et le socialisme » (1949), in F. A. Hayek, Studies in Philosophy Politics, Economics, London, Routledge and Kegan Paul, 1967, trad. fr. Ch. Piton, Essais de philosophie, de science politique et d’économie, Paris, Les Belles Lettres, 2007, p. 292. 3 Pour le philosophe français, l’utopie remplit d’abord une double fonction positive de distanciation (par l’exploration du possible) et de subversion (par une sape de l’autorité existante), puis une fonction négative de fuite, de rupture entre le présent et le futur. Ricœur oppose ainsi l’utopie à l’idéologie qu’il définit aussi à travers trois fonctions : la dissimulation ou la distorsion de l’ordre existant, la légitimation du pouvoir en place et l’intégration du groupe par un ensemble de médiations symboliques. Là où, nous dit Ricœur, l’idéologie dissimule, légitime et intègre, l’utopie explore, subvertit et rompt. Voir P. Ricœur, L’idéologie et l’utopie, Paris, Seuil, 1986, rééd. 2005. Il est ici frappant de constater que Hayek oppose son projet d’utopie libérale à ce qu’est devenu le libéralisme exactement de la même manière que Ricœur distingue l’utopie et l’idéologie. 4 Le libertarianisme s’offre ainsi comme une sorte de marxisme inversé. D’aucuns parlent d’un « marxisme de droite ». Voir R. Locke, « Marxism of the Right », In The American Conservative, 14 mars 2005. De même que Marx envisageait une « liberté totale » par la suppression de toutes les aliénations, qu’elles fussent politiques, économiques ou religieuses, les libertariens visent une émancipation complète des individus irréductible à la seule éradication des contraintes qui entravent leur commerce.

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question du pluralisme qui nous occupe, est que les libertariens vont adopter une démarche sensiblement différente de celle des pluralistes libéraux. Le libéralisme radical qu’il adopte ne devant pas être conçu comme une réponse à un défi que soumettrait le réel, les libertariens n’appréhendent pas le pluralisme comme une fatalité avec laquelle leur doctrine devra transiger. Les libertariens vont ainsi développer une philosophie politique à rebours de celle définie par John Gray pour qui « la tâche de la philosophie politique n’est pas de donner une fondation à la pratique » mais de « retourner à la pratique avec moins d’illusions5 ».

Le second trait caractéristique de la pensée libertarienne concerne la nature de la liberté qu’il entend généraliser à toutes les sphères de la société. Les libertariens ne conçoivent que ce que Isaiah Berlin appelle une « liberté négative6 », comprise comme le champ d’action sur lequel l’individu ne se trouvera pas empêché par la force étatique ou la violence de ses congénères. C’est cette liberté, entendue comme le lieu d’une indépendance de l’individu vis-à-vis de la volonté coercitive de ses semblables, que les libertariens entendent généraliser. Alors que les libéraux pluralistes comme Berlin, Crowder et Galston ont en commun de concilier la défense du pluralisme avec la défense d’un libéralisme égalitariste ménageant à l’Etat un rôle important dans l’entretien de la diversité des valeurs, les libertariens réduisent l’Etat à son plus simple appareil en refusant qu’il intervienne pour garantir la capacité des individus à jouir concrètement de leur liberté.

Ces rappels en tête, nous tâcherons de montrer comment les libertariens réagissent face à deux types de problèmes soulevés par le pluralisme libéral et liés aux relations entre pluralisme et libéralisme : 1) la difficulté qu’il y a à déduire le second du premier7 et 2) un double paradoxe menaçant l’équilibre instable entre les deux.

La manière dont les libertariens vont se comporter vis-à-vis du premier problème est sensiblement différente de celle des pluralistes libéraux. Négligeant par définition les conditions de sa possibilité, l’utopie libertarienne n’envisage pas le pluralisme comme un fait nécessaire que l’on ne peut contourner. La question n’est alors pas tant de savoir si le fait pluraliste implique l’adoption du libéralisme que de savoir si les principes libéraux encouragent ou non le pluralisme. Alors que les pluralistes libéraux ont en commun de partir du pluralisme, pour voir quels seront les meilleurs moyens de le préserver et de répondre aux défis qu’il soulève, les libertariens vont commencer par adopter un libéralisme radical, puis envisager dans quelle mesure leur système confère une place au pluralisme. Pour reprendre les termes de Gil Delannoi, le libéralisme n’est pas envisagé par les libertariens comme une possibilité, ni le pluralisme comme une nécessité.

Le second problème tient au défi de tenir ensemble la défense du pluralisme et l’adhésion au libéralisme. Cette conjugaison expose en effet à deux paradoxes opposés, selon que l’on privilégie l’un des deux termes. Pour mieux saisir le sens des deux pentes, on peut partir de la

5 J. Gray, Two Faces of Liberalism, New York, The New Press, 2000, p. 101. 6 Voir I. Berlin, « Deux conceptions de la liberté », in Four Essays on Liberty, New York, Oxford University Press, 1969, trad. fr. J. Carnot & J. Lahana, Éloge de la liberté, Paris, Calmann-Lévy, 1988, p. 167-218. 7 Sur cette difficulté à déduire le libéralisme au pluralisme voir notamment R. J. Arneson, « Value Pluralism Does Not Support Liberalism », in San Diego Law Review, Volume 46, Numéro 4, Automne 2009, pp. 925-940 ; M. J. Moore, « Pluralism, Relativism, and Liberalism », in Political Research Quarterly, Volume 62, Numéro 2, juin 2009, p. 244-256 ; R. B. Talisse, « Can Value Pluralists be Comprehensive Liberals? Galston’s Liberal Pluralism », in Contemporary Political Theory, Volume 3, 2004, p. 127-139.

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distinction faite par William Galston8 entre un libéralisme de la tolérance et un libéralisme donnant la priorité à l’autonomie individuelle. Le premier, imprégné de l’esprit de la Réforme, entend assumer toutes les implications du pluralisme et écarter, ainsi faisant, l’accusation de monisme en acceptant l’idée que puissent exister des valeurs qui lui seraient hostiles. Bien qu’il la nuance parfois9, William Galston semble lui-même adopter cette version en refusant que l’autonomie individuelle puisse constituer une fin de l’action publique dans la mesure où cette valeur ne saurait être acceptée par les religions traditionnelles et certains groupes culturels. Cette position accorde en un sens la priorité au pluralisme sur le libéralisme, et s’expose au paradoxe de conduire à une société qui, pour être libérale dans les relations entre les groupes qui la composent, pourrait bien ne pas l’être à l’intérieur de ces mêmes groupes. Le second type de libéralisme, inspiré des Lumières, n’entend à l’inverse tolérer que les valeurs compatibles avec le principe d’autonomie individuelle et ainsi décourager toutes celles qui n’auraient pas subies l’épreuve d’une réflexion critique et ne seraient pas rationnellement adoptées. Adopté par George Crowder, ce libéralisme est accusé par Galston de « totalisme civique » au motif qu’il chercherait à imposer un système de valeurs libéral à tous les groupes10. Entendu ainsi, le pluralisme libéral semble faire signe vers une certaine forme de monisme. Le libéralisme, à l’origine conçu pour faire coexister pacifiquement des valeurs disparates, serait lui-même devenu un ensemble de valeurs, ou privilégierait lui-même l’épanouissement de certaines valeurs au détriment des autres11. Il est ici intéressant de noter que cette fracture dans la pensée du pluralisme libéral divise aussi la coterie libertarienne. Une manière de s’en rendre compte consiste à se poser la question de savoir si, dans l’utopie libertarienne envisagée, un communiste aurait droit de citer. On obtient ainsi deux formes de libertarianisme. D’un côté, un libertarianisme de la Réforme, bien représenté par Friedrich Hayek, Robert Nozick et Chadran Kukathas, qui tolère en son sein la présence de toutes formes de croyance et l’expérimentation de tout type de vie qui ne s’imposerait pas par la force (y compris donc un communisme consenti) et accepte en ce sens le pluralisme. D’un autre côté, un libertarianisme des Lumières, adopté par Murray Rothbard, Hans-Hermann Hoppe et Ayn Rand, qui n’accueille en sa demeure que les plans de vie dans les limites – parfois très étroites – de ce qu’impose sa conception de l’autonomie individuelle, et n’accepte ainsi que très rarement, quand il ne le condamne pas explicitement, le pluralisme.

8 W. Galston, « Two concepts of Liberalism », in Ethics, Numéro 105, 1995, p. 516-534. 9 Voir notamment sa réplique à Susan Okin, W. Galston, The Practice of Liberal Pluralism, Cambridge, Cambridge University Press, 2005, p. 182-185. 10 Voir Ibidem, p. 23-24. 11 C’est d’ailleurs à ce titre que John Gray s’est cru devoir y renoncer : « Il est évident que beaucoup de vertus et d’excellences sont faibles ou absentes dans les sociétés libérales. Les vertus d’un courtisan, d’un guerrier ou d’un paysan pieux présupposent un ordre social qui ne peut coexister avec une société libéral », J. Gray, Liberalisms : Essays in Political Philosophy, Londres, Routledge, 1989, p. 260.

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I. I. HAYEK ET NOZICKHAYEK ET NOZICK : : UN LIBERTARIANISME UN LIBERTARIANISME PLURALISTEPLURALISTE

A. HAYEK ET LA « SOCIETE OUVERTE » Les relations entre pluralisme et libéralisme constituent chez Hayek une voie à double sens. Le

pluralisme, à travers la rencontre de cultures et de systèmes de croyance disparates, aurait favorisé la constitution du libéralisme qui, en retour, aurait besoin pour être efficace de cultiver la diversité des plans de vie. Pluralisme et libéralisme entretiendraient ainsi des rapports incestueux ; le pluralisme, après avoir engendré le libéralisme, viendrait le féconder.

D’un point de vue diachronique, le pluralisme encourage le libéralisme Hayek avance tout d’abord un argument historique en faveur de la dérivation du pluralisme au

libéralisme en soutenant que c’est l’ouverture des sociétés closes, et la confrontation de leurs différences, qui auraient encouragé la formation d’un système de règles de juste conduite de moins en moins nombreuses et de plus en plus abstraites12. Le marché est ici perçu comme un ordre spontané ayant émergé grâce à un processus évolutionnaire impersonnel. Hayek remarque que le commerce est ainsi apparu « lorsque les hommes primitifs suivant la migration des animaux rencontraient d’autres hommes ou groupes d’hommes13 ». A la faveur de ces rencontres répétées, les anciennes tribus se seraient alors disloquées pour donner naissance à « une nouvelle conception du monde au sein de laquelle l’importance du petit groupe lui-même se trouvait très réduite14. » Cette nouvelle conception a entraîné le développement de pratiques nouvelles comme l’hospitalité ou la protection et la sécurité des déplacements. Hayek distingue ainsi un stade archaïque où dominent des modes de pensée magique, des comportements unanimistes, une temporalité cyclique, une économie de partage et de don, et un stade « moderne » où la société, ouverte, est structurée par des relations de marché unissant des hommes qui ne se connaissent pas, abrite un individu libre de poursuivre ses propres fins et laisse prévaloir un esprit critique et scientifique. Ce passage a été rendu possible par l’abstraction progressive des règles régissant l’interaction sociale, abstraction elle-même devenue nécessaire à cause du nombre sans cesse croissant des individus concernés par ces règles15. Hayek considère que ce passage de la prédominance de règles instinctives à celle de règles de juste conduite a permis l’émergence de la morale et du droit abstraits. Il a ainsi correspondu au passage d’une « téléocratie », c'est-à-dire le partage des mêmes fins au sein de petits groupes unanimes et usant de la contrainte pour imposer à tous une conduite convergente, à une

12 Le marché est pour Hayek rien moins qu’une « merveille », précisément parce qu’il « est certain que personne ne le conçut ou ne l’organisa de manière délibérée », F. A. Hayek, The Fatal Conceit. The Errors of Socialism, London, Routledge, trad. fr. R. Audouin, La présomption fatale : Les erreurs du socialisme, Paris, PUF, « Libre échange », 1993, p. 55. « Nous n’avons jamais inventé notre système économique ; nous n’étions pas assez intelligents pour le faire », F. A. Hayek, Law, Legislation and Liberty, Volume III, Political Order of a Free People, London, Routledge and Kegan Paul, 1979; trad. fr. R. Audouin, Droit, législation et liberté, Tome III, L’ordre politique d’un peuple libre, Paris, PUF, « Quadrige », 1983, p. 196. 13 F. A. Hayek, La présomption fatale, op. cit., p. 55. 14 Ibidem, p. 57-58. 15 Hayek écrit ainsi que « c’est dans le jus gentium, le droit marchand et les usages des ports et des foires, que nous devons principalement chercher les étapes dans l’évolution du droit qui a finalement rendu possible une société ouverte. Peut-être pourrait-on même dire que la formation de règles universelles de conduite n’a pas commencé dans la communauté organisée de la tribu, mais plutôt avec le premier cas de troc muet, lorsqu’un sauvage plaça quelque offrande à la frontière du territoire tribal, dans l’espoir qu’un don correspondant lui serait fait en retour par le même procédé », F. A. Hayek, Law, Legislation and Liberty, Volume I, Rules and Order, London, Routledge and Kegan Paul, 1973 ; trad. fr. R. Audouin, Droit, législation et liberté, Tome I, Règles et ordre, Paris, PUF, « Quadrige », 1980, p. 99.

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« nomocratie », partage de mêmes règles au sein d’une société de liberté individuelle n’usant de la contrainte que pour les faire respecter. Les nouvelles normes éthico-juridiques ont dès lors consisté à élargir le cercle des personnes vis-à-vis desquelles on était tenu par des obligations garanties par la contrainte publique. Hayek ajoute que cet élargissement s’est aussi accompagné d’une réduction du contenu même de ces obligations : « Le progrès moral qui nous a fait marcher vers la Société Ouverte, c'est-à-dire l’élargissement de l’obligation de traiter de même que les membres de notre tribu des personnes de plus en plus lointaines et à la limite tous les hommes, n’a pu être acquis qu’au prix d’une atténuation de l’obligation d’apporter une contribution délibérée au bien-être des membres de notre groupe16. » Dans la perspective hayékienne, le pluralisme, entendu comme la rencontre entre des valeurs divergentes, est considéré comme le moteur de l’histoire, ou encore « le plus efficace facteur de progrès17 ».

A l’issue de cet argumentaire évolutionniste, Hayek en vient ainsi à congédier le socialisme au motif qu’il ne peut fonctionner dans le cadre d’une société pluraliste18. Dans La Route de la servitude, Hayek rappelle en effet que tout projet socialiste suppose « l’organisation des travaux de la société en vue d’un but social déterminé », « souvent désigné d’un terme vague comme : "bien commun", ou "bien-être général" ou "intérêt général"19. » Pour Hayek, ce bien-être ne « saurait être défini comme une fin unique, mais comme une hiérarchie de fins, une échelle complète de valeurs où chaque besoin de chaque individu reçoit sa place. » Il en résulte que « diriger toutes nos activités conformément à un plan unique présuppose […] l’existence d’un code éthique complet où toutes les valeurs humaines sont mises à leur place légitime20 ». Le problème, poursuit Hayek, est qu’un « tel code complet n’existe pas21. » La raison en est que « les échelles de valeurs ne peuvent exister que dans l’esprit des individus22 ». Il en résulte qu’il faut laisser chaque individu « libre de se conformer à ses propres valeurs plutôt qu’à celles d’autrui23 ». On retrouve ici la célèbre maxime de John Stuart Mill, pour qui « l’humanité gagnera davantage à laisser chaque homme vivre comme bon lui semble qu’à le contraindre à vivre comme bon semble aux autres24. » Les seules fins sociales possibles pour Hayek ne peuvent se comprendre que comme « une coïncidence de fins individuelles qui recommande aux hommes de s’associer pour les atteindre. […] L’action commune est ainsi limitée aux domaines où les gens sont d’accord sur des fins communes25 ». Il en résulte qu’à la question de Kant « Dans quelle sorte de monde, seulement, la philosophie politique […] est-elle possible ? », Hayek donnerait une réponse inverse à celle d’Isaiah Berlin, qui écrivait : « Seulement dans un monde où les fins entrent en conflit26 ». Le politique ne surgit chez Hayek que là où les fins

16 F. A. Hayek, Law, Legislation and Liberty, Volume II, The Mirage of Social Justice, London, Routledge and Kegan Paul, 1976; trad. fr. R. Audouin, Droit, législation et liberté, Tome II, Le mirage de la justice sociale, Paris, PUF, « Quadrige », 1981, p. 177. 17 Ibidem, p. 134. 18 Steven Lukes écrit ainsi que « Hayek est le seul à prendre l’incommensurabilité des valeurs et le pluralisme des valeurs pour subvertir l’idée même de justice sociale », S. Lukes, Liberals and Cannibals. The Implications of Diversity, Londres et New York, Verso Books, 2003, p. 126. 19 F. A. Hayek, The Road to Serfdom, Chicago, University of Chicago Press, 1944; trad. fr. G. Blumberg, La Route de la servitude, Paris, PUF, « Quadrige », 1985, p. 47. 20 Ibidem, p. 48. 21 Idem. 22 Ibidem, p. 49. 23 Idem. 24 J. Stuart Mill, De la liberté, Paris, Folio « Essais », 1990, trad. Fr. L. Lenglet, On Liberty, 1859, p.79. 25 . A. Hayek, La Route de la servitude, op. cit., p. 49. 26 I. Berlin, « La théorie politique existe-t-elle? », in Revue française de science politique, Volume 11, Numéro 2, 1961, p. 316.

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coïncident. Le politique n’est dès lors plus conçu comme le théâtre où se définit, par la confrontation des opinions, un projet de vie en commun, mais n’est plus que le lieu où convergent les intérêts individuels.

D’un point de vue synchronique, le libéralisme implique le pluralisme Le deuxième versant de l’argumentaire hayékien appréhende l’autre côté de la relation entre

pluralisme et libéralisme en montrant que, en retour, une société libérale a tout intérêt à cultiver et entretenir le pluralisme qui l’a fait advenir. Hayek va ainsi opter pour un libertarianisme de la tolérance ouvert à toutes les valeurs.

Dans sa conception du marché, Hayek va défendre l’idée que l’échange n’est possible que dans le cadre d’une société pluraliste. Pour mieux saisir le caractère propre à l’ordre du marché, Hayek commence par proposer qu’on se débarrasse du vocable trompeur d’économie pour lui substituer le terme de « catallaxie », tiré du verbe grec katallattein signifiant « non seulement « échanger » mais aussi « admettre dans la communauté » et « faire d’un ennemi un ami27 ». A partir de ce verbe, il est possible de former le substantif catallaxie pour désigner « l’ordre engendré par l’ajustement mutuel de nombreuses économies individuelles sur un marché. Une catallaxie est ainsi l’espèce particulière d’ordre spontané produit par le marché à travers les actes de gens qui se conforment aux règles juridiques concernant la propriété, les dommages et les contrats28. » Hayek décrit ainsi le marché comme un jeu à somme positive dans la mesure où, au terme de l’échange, chacun se sépare de ce qui vaut moins à ses yeux et acquiert ce qui vaut plus. Bien que la quantité de biens reste la même après l’échange, la communauté se trouve ainsi enrichie. Par où l’on voit que l’une des conditions nécessaires à la positivité de la somme, est le respect de la différenciation des participants. C’est en effet seulement si chacun a des vues différentes sur une chose que cette chose acquiert une valeur différente pour chacun. La défense hayékienne de la catallaxie fait ainsi converger la défense des libertés économiques et la promotion de la diversité des plans de vie individuels. Dans une société établissant une hiérarchie des fins, les différences individuelles sont niées et toutes les choses acquièrent en conséquence la même valeur. La somme devient nulle, et les gagnants obtiennent ce que les perdants concèdent. Le ressort de la catallaxie est ainsi que chaque agent économique poursuive un objectif différent.

Hayek écrit ainsi explicitement qu’elle est « une société pluraliste sans hiérarchie commune de fins particulières. […] Alors qu’au sein d’une organisation les différents membres rendent service les uns aux autres dans la mesure où ils sont amenés tous à poursuivre les mêmes objectifs, dans une catallaxie ils sont poussés à contribuer aux projets des autres sans aucunement s’en soucier et sans même les connaître29. » Ce pluralisme des fins poursuivies rend ainsi compatibles, sinon complémentaires, les connaissances particulières des agents économiques. Elle est même ce qui les rend possibles : « La majeure partie des connaissances sur lesquelles nous nous appuyons dans la poursuite de nos projets est une retombée non voulue des efforts que d’autres déploient pour explorer le monde dans des directions différentes des nôtres, parce qu’ils sont poussés par des mobiles différents ; toute cette connaissance ne serait pas à notre disposition si seules avaient été poursuivies des fins considérées par nous comme désirables30. » Hayek va ainsi jusqu’à reconnaître qu’il « est vraisemblable que les parties tirent d’autant plus d’utilité de l’échange que leurs besoins

27 F. A. Hayek, Droit, législation et liberté, Tome II, Le mirage de la justice sociale, op. cit., p. 130-131. 28 Ibid., p. 131. 29 Ibid., p. 131-132. 30 Ibid., p. 134.

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diffèrent davantage31 ». Dans le jeu catallactique, chacun profite de biens et de services qui n’ont été produits que parce que d’autres ont été libres de poursuivre leurs propres objectifs et de constituer dans leur esprit un savoir différent. Bref, ce qui soude la société n’est pas une « communauté de fins », mais une « communauté de moyens », autrement dit l’ordre abstrait du droit. Le libéralisme hayékien se révèle ainsi extrêmement hospitalier à l’endroit de toutes valeurs, y compris celles qui ne chériraient pas l’autonomie. Dans une phrase sibylline, il décrit le libéralisme comme un « système que l’on devrait respecter même si on ne le partage pas32 ». Nozick pousse à l’extrême cette hospitalité.

B. NOZICK ET LA META-UTOPIE Dans la troisième partie de son maître ouvrage, Nozick défend l’idée que le meilleur modèle de

société doit être conçu afin de faire coexister toutes les utopies imaginables, c'est-à-dire les meilleurs mondes possibles définis par des individus très différents. Ce modèle, que Nozick présente comme un « canevas (framework) d’utopies », se justifie par la nécessaire singularité des individus. « Ils diffèrent, constate Nozick, par leur tempérament, leurs intérêts, leur habileté intellectuelle, leurs aspirations, leurs inclinations naturelles, leurs quêtes spirituelles et le genre de vie qu’ils désirent mener33 ». Nozick en conclut qu’il n’existe aucun plan de vie qui satisfasse pareillement les gens. Les individus étant différents les uns des autres, aucune forme d’existence ne peut être objectivement considérée comme la meilleure pour tous. Il faut donc faire en sorte que chacun puisse réaliser sa propre vision d’une vie bonne dans une communauté de son choix. C’est pourquoi Nozick propose que l’utopie libertarienne soit « formée d’utopies34 ». Le système qu’il projette se présente ainsi comme une méta-utopie, dont l’attrait serait de savoir faire cohabiter des utopies concurrentes et variées : « L’utopie est méta-utopie : l’environnement dans lequel les expérimentations utopistes ont pu être essayées ; l’environnement qui doit, jusqu’à un certain point, être d’abord réalisé si on doit réaliser de façon stable des visions utopistes plus particulières35. » L’utopie libertarienne apparaît dès lors comme la condition de compossibilité de toutes les autres utopies.

Comme chez Hayek, le pluralisme est aussi présenté par le philosophe américain comme un moteur de progrès. Nozick distingue deux méthodes susceptibles de révéler la nature de son modèle utopique. La première consiste en ce que Nozick appelle un « dispositif de conception ». Le résultat de ce procédé est « la description d’une société, obtenue par des gens (ou une personne) qui se sont assis et ont pensé à ce que la meilleure société peut être36. » En raison de l’immense complexité de l’homme, Nozick condamne cette méthode a priori. Il lui préfère ce qu’il nomme des « dispositifs de filtrage » consistant en « un processus qui élimine (filtre) un grand nombre de solutions dans un large ensemble de possibles37 ». Nozick rappelle que l’évolution obéit à un tel processus. Il imagine ainsi que les différentes communautés rassemblées dans une méta-utopie libertarienne essaieraient différentes configurations. Les gens expérimenteront diverses communautés, les abandonneront ou

31 Ibid., p. 132. 32 Ibid., p. 165. 33 R. Nozick, Anarchy, State and Utopia, New York, Basic Books, 1974; trad. fr. E. D’Auzac de Lamartine et P.E Dauzat, Anarchie, État et Utopie, Paris, PUF, « Libre échange », 1988, p. 378. 34 Ibidem, p. 380. 35 Ibid., p. 381. 36 Ibid., p. 382. 37 Ibid., p. 383.

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les modifieront si elles ne leur donnent pas satisfaction. Des communautés seront ici complètement désertées, survivront là tant bien que mal, pendant que d’autres se développeront en attirant de nouveaux adeptes ou en se faisant imiter ailleurs. Nozick invite ainsi tous les utopistes à soumettre leur vision à l’épreuve de ce processus. Nozick pense que ce processus de filtrage contribuera nécessairement à améliorer l’ensemble des communautés : « L’application du canevas d’utopies que nous présentons ici réalise ainsi les avantages d’un processus de filtrage incorporant une interaction d’améliorations mutuelles entre le filtrage et les produits survivants du processus de génération, de telle sorte que la qualité des produits engendrés et non rejetés s’améliore38. »

Nozick estime que son modèle peut se contenter, pour satisfaire l’exigence de coexistence pacifique entre les diverses expériences utopiques, d’imposer la seule contrainte suivante : chacun doit être laissé libre de quitter le monde qu’il habite pour un autre qu’il estime meilleur. Cette règle est présentée comme la condition de compossibilité de toutes les utopies : « Le modèle est conçu pour vous laisser choisir ce que vous désirerez – la seule contrainte étant que les autres puissent en faire autant pour eux-mêmes, et refuser de rester dans le monde que vous avez imaginé39. » Nozick reconnaît que ce modèle correspond plus concrètement à un « vaste éventail diversifié de communautés que les gens peuvent pénétrer s’ils y sont admis, abandonner s’ils le désirent, façonner selon leurs désirs40 ». C’est, autrement dit, « une société dans laquelle l’expérimentation utopique peut être essayée, différents styles de vie vécus, et des visions différentes du bien peuvent être recherchées individuellement ou en groupe41 ». Nozick va ainsi exclure de son modèle ce qu’il appelle « l’utopisme impérialiste » qui souhaite « faire entrer de force tout le monde dans un seul modèle de communauté42 ». Cette position utopiste se distingue d’un « utopisme missionnaire, qui espère convaincre chacun de vivre dans une seule forme particulière de communauté, mais ne forcera personne à le faire43 », et d’un « utopisme existentiel, qui espère qu’un modèle de communautés existera (sera viable), mais pas nécessairement de manière universelle, de telle sorte que ceux qui le désirent puissent vivre en accord avec lui44 ». Nozick estime que seules les deux dernières formes d’utopie sont compatibles avec son modèle de canevas d’utopies, et ce bien que celui-ci ne les garantisse pas.

Nozick va en effet adopter, de manière encore plus explicite que Hayek, un libéralisme de la tolérance ménageant dans son système un droit de résidence aux utopies non libérales. Nozick soutient en effet que le fait que le canevas, dans là mesure où il tolère toutes sortes d’utopies, soit « libertaire [libertarian] et de type laisser-faire45 » ne préjuge en rien de la nature des communautés qui le composent. Nozick considère que les caractéristiques de l’ensemble ne contaminent pas celles des parties, et qu’il pourra même se faire qu’aucune des « communautés à l’intérieur du canevas ne choisira d’être ainsi46 », libertarienne s’entend. La situation serait alors pour le moins cocasse : Nozick affirme ici qu’il pourrait se trouver qu’une utopie libertarienne accueille des kibboutz, des phalanstères fouriéristes ou des communautés communistes. Cette hospitalité s’explique par le fait que, contrairement aux autres libertariens jusnaturalistes, Nozick fait figurer parmi les droits

38 Ibid., p. 386. 39 Ibid., p. 369. 40 Ibid., p. 374. 41 Ibid., p. 374-375. 42 Ibid., p. 389. 43 Idem. 44 Ibid., p. 388-389. 45 Ibid., p. 390. 46 Ibid.,p. 391.

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naturels inviolables le droit de leur aliénation : « La question comparable concernant un individu consiste à savoir si un système libre lui permettra de se vendre comme esclave. Je crois que oui47. » Nozick va ce faisant en deçà de la théorie lockéenne dans la mesure où il accorde ainsi le droit à un individu de se mettre en esclavage, quand Rothbard et Locke proposent d’interdire une telle aliénation. Si les droits naturels sont bien inviolables par les autres, ils ne sont en rien inaliénables par leur possesseur. Si un individu consent à la perte de ses droits, sous la forme d’un échange ou d’un don, le transfert est pour Nozick parfaitement légitime. Sous ce jour, le libertarianisme est sans doute la seule utopie qui envisage, dans son application, la réalisation de son contraire, et qui ménage ainsi une place à son plus grand ennemi. Notons que ce canevas d’utopies imaginé par Nozick connaît un précédent et un successeur. D’un côté, il reprend sensiblement le modèle du panarchisme inventé au XIXe siècle par le scientifique belge Paul Émile De Puydt (1810-1888). Le panarchisme se définit comme un système capable de faire coexister tous les systèmes politiques en laissant aux individus le choix de s’affilier au gouvernement de leur choix, ou à aucun, s’ils le souhaitent. De Puydt demande ainsi « pour tous et chacun des éléments de la société humaine, la liberté de s’agréger suivant leurs affinités et […] le droit absolu de choisir la société politique où ils veulent vivre et de ne relever que de celle-là48. » D’un autre côté, Chadran Kukathas reprend, en le radicalisant, le schéma nozickéen en imaginant un « archipel libéral » dans lequel coexisteraient « différentes communautés opérant dans un océan de tolérance mutuelle49 ».

CONCLUSION DE I : UNE POSITION QUI EXACERBE UN PARADOXE Pour conclure, on observera que ce type de libertarianisme échappe à l’accusation de monisme

en proposant ce que Berlin appelait un « universalisme minimal » neutre vis-à-vis du bien. Comme le souligne Loren Lomasky, dans une critique adressée à John Gray, « la prééminence de la liberté, comprise comme la non restriction des options, ne représente pas un privilège arbitraire accordé à la valeur de liberté par rapport aux autres, mais plutôt une disposition placée à un niveau politique pour contenir, plutôt que limiter, la compétition entre les valeurs50 ».

Il ressort par ailleurs de cette brève présentation des pensées de Hayek et Nozick que ces libertariens qui défendent le pluralisme sont moins des pluralistes libéraux que des libéraux pluralistes. Chez eux, pluralisme et libertarianisme entretiennent un rapport circulaire en se justifiant réciproquement. Cette manière d’envisager prête le flanc à deux critiques symétriquement opposées. La première, que l’on peut situer du côté des communautariens, s’inquiète de ce que la nature libertarienne du canevas vienne contaminer les valeurs prédominant à l’intérieur de chaque partie en les évidant et en leur ôtant toute épaisseur. Chez Nozick, cette pente est manifeste. S’il annonce dans son utopie la présence de phalanstères, de kibboutz et de sociétés communistes, le processus d’évolution spontanée qu’il envisage par ailleurs et qui devrait inciter chaque communauté à s’amender pour survivre, promet les utopies libérales à un avenir plus radieux. La concurrence libre et non faussée entre utopies jouerait en la défaveur des sociétés non libérales, de

47 Ibid., p. 403. 48 P. E. de Puydt, « Panarchie », art. cit. L’auteur belge s’était au reste montré plus précis que le philosophe américain, en imaginant notamment l’existence d’un « bureau de l’État politique » auprès duquel chaque citoyen doit renseigner la forme de gouvernement qu’il souhaite. 49 C. Kukathas, The Liberal Archipelago. A Theory of Diversity and Freedom, Oxford, Oxford University Press, 2003, p. 8. 50 L. E. Lomasky, « Liberal Obituary ? Liberalisms: Essays in Political Philosophy », in Ethics , Volume 102, Numéro 1, octobre 1991, p. 142.

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sorte que, au terme du processus de filtrage, on peut conjecturer qu’il n’y aurait plus que des micro-sociétés libérales réduites à leur plus petite unité : l’individu. Le libertarianisme conduirait alors à une société sans valeur épaisse susceptible de lier entre eux des individus aux intérêts divergents. L’individu ne serait plus l’artisan de sa communauté : il en deviendrait une sorte de consommateur, condamné à ne s’occuper que de lui-même et de ses quelques proches. Le modèle nozickéen réduit à dessein le champ d’intervention des individus sur leurs semblables. Dans la méta-utopie nozickéenne, l’individu choisit sa communauté comme il se choisirait une chemise. Il y devient un consommateur d’utopies. Dans la terminologie de Hirschman, l’alternative de l’individu en pays libertarien serait la défection (Exit) ou la fidélité (Loyalty), sans la possibilité de faire entendre sa voix pour modifier de l’intérieur sa communauté (Voice) 51.

La deuxième critique, diamétralement opposée à la précédente, se trouve être celle des pluralistes libéraux qui déplorent au contraire que le libertarianisme ne garantisse pas davantage le pluralisme qui l’encourage et le féconde, ou regrettent encore que le libéralisme tolérant de l’ensemble n’imprègne pas suffisamment ses parties. William Galston souligne bien par exemple qu’un gouvernement pluraliste, s’il doit demeurer limité, doit aussi être robuste pour « garantir les conditions culturelles de sa survie et de sa perpétuation52 ». Galston considère par exemple que le droit de sortie doit être « plus que formel » et empêcher que certains groupes maintiennent ses membres « dans une sorte de prison mentale et morale53 ». Les libertariens pluralistes n’envisagent pas de telles précautions. Le droit de sortie évoqué par Galston, décisif dans le schéma de Nozick, devrait ainsi être renforcé par l’action publique. George Crowder, qui défend un libéralisme de l’autonomie, va encore plus loin que Galston en prévenant qu’il n’y a « pas de sortie sans autonomie54 ». Crowder retrouve alors la célèbre critique formulée par Hume à l’encontre du principe lockéen de reconnaissance tacite. Le retrait d’une société ne peut être considéré comme libre eu égard aux coûts économiques et culturels qu’il implique. Affirmer qu’un « pauvre paysan, qu’un artisan qui ne connaît ni les langues ni les mœurs des pays étrangers, et qui vit au jour le jour de ce qu’il gagne par son travail […] soit libre de quitter son pays natal » revient pour Hume à « dire qu’un homme que l’on a embarqué pendant qu’il dormait, reconnaît volontairement l’autorité du capitaine du vaisseau ; [et qu’il a] la liberté de sauter dans la mer et de se noyer55. » Conscient de cette difficulté, Chadran Kukathas refuse pourtant d'en faire un motif d’intervention publique : « Il ne s’agit pas de nier qu’une sortie puisse être extrêmement couteuse. Il s’agit de reconnaître qu’une sortie peut être, en effet, couteuse ; mais les individus restent libres de décider d’en supporter le coût. L’ampleur du coût n’affecte pas la liberté56. » Brian Barry remarque ici que « les droits formellement universels défendus par Kukathas génèrent une multitude de pouvoirs particuliers », et notamment « le pouvoir des parents de battre, de mutiler et (en s’abstenant d’administrer un traitement médical vital) de tuer leurs enfants57 ». George Crowder reproche quant à lui à Kukhatas de trahir son point de départ individualiste en laissant, en fin de compte, les individus « à la merci

51 Voir A. Hirschman, Exit, Voice, and Loyalty, Cambridge, Harvard University Press, trad. fr. Cl. Besseyrias, Défection, prise de parole et loyauté, Fayard, Paris, 1995. 52 W. Galston, The Practice of Liberal Pluralism, Cambridge, Cambridge University Press, 2005, p. 4. 53 W. Galston, Liberal Pluralism: The Implications of Value Pluralism for Political Theory and Practice, Cambridge, Cambridge University Press, 2002, p. 104-105. 54 G. Crowder, « Two Concepts of Liberal Pluralism », in Political Theory, Volume 35, Numéro 2, p. 126. 55 D. Hume, Essais moraux, politiques et littéraires, trad. fr. G. Robel, Paris, PUF, 2001, p.334-335. 56 C. Kukathas, The Liberal Archipelago, op. cit., p. 107. 57 B. Barry, Culture and Equality, Cambridge, Polity, 2001, p. 143.

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de leurs groupes», et demande ainsi qu’à la « tolérance intergroupe » s’ajoute une « tolérance intragroupe58 ».

Il en résulte que cette version du libertarianisme exacerbe le paradoxe évoqué en introduction qui veut qu’une société libertarienne, en acceptant le pluralisme, consente à ne pas être libertarienne. L’utopie libertarienne sécrèterait ici les germes de sa propre destruction et, dans son emportement antiétatiste, commettrait l’imprudence de condamner les conditions mêmes de sa viabilité. L’exemple de l’éducation illustre à lui seul cette immense fragilité. La méta-utopie nozickéenne, où l’allégeance se donne par la résidence, et où chaque individu est en même temps libre de faire sécession pour rejoindre la communauté qu’il souhaite, suppose par exemple que les choix d’obédience qui seront pris le seront à la lumière d’une certaine connaissance de leurs implications. Le processus de filtrage postulé par le philosophe implique ainsi que les choix individuels soient informés. Or il se peut qu’une communauté utopique non libérale, sans être impérialiste et tout en respectant le principe imposé de libre circulation, empêche sans les contraindre ses membres de rejoindre d’autres communautés en les privant d’accès à la connaissance qui les inciterait à partir. Rien, dans le système de Nozick, ne garantit au fond que chaque individu aura les moyens de rejoindre, effectivement, le monde qu’il estimerait le meilleur. L’utopie libertarienne, qui impose à l’individu de faire de nombreux choix, trouverait dans l’éducation obligatoire une condition importante de viabilité59. C’est pourquoi Crowder plaide pour un libéralisme à la fois plus égalitariste, mais aussi porteur d’un idéal d’autonomie afin que la tolérance entre les groupes soit aussi exigée à l’intérieur de chacun d’entre eux. George Crowder a aussi le mérite de souligner que la diversité des valeurs, qui rend chez Hayek et Nozick le libéralisme efficace, n’est pas nécessairement garantie par un libéralisme de la tolérance. Il plaide ainsi pour un principe de « diversité maximum » qui consiste en « la promotion d’autant de biens que possible dans une situation donnée60 ».

L’utopie libertarienne s’avère ainsi très incertaine. Paradoxalement, il lui faudrait, pour être telle que nous la présentent ses défenseurs, envisager l’adoption de mesures non libertariennes. Autrement dit, Hayek et Nozick défenderaient un libéralisme incapable d’entretenir les conditions de sa fertilité. Ce paradoxe vient de ce que les libertariens comme Nozick et Hayek refusent de cheviller leur pensée à un quelconque monisme. L’un et l’autre proposent de prendre acte de cette absence de Bien collectif en construisant la seule société capable de coordonner pacifiquement les diverses poursuites d’intérêts potentiellement contradictoires. Mais ce faisant, ils proposent un libéralisme instable, ou, pour reprendre l’expression de Thomas Nagel à propos de Nozick, « un libertarianisme sans fondations61 ». Pour pallier cette précarité, d’autres penseurs ont cherché à apporter des fondements plus solides à la théorie libertarienne, mais au prix d’un abandon du pluralisme des valeurs.

58 G.Crowder, « Chandran Kukathas’s Liberal Archipelago », Conférence de l’Australian Political Studies Association, Melbourne, 27-29 septembre 2010, [http://apsa2010.com.au/full-papers/pdf/APSA2010_0080.pdf]. 59 Sur ce point, Hayek consent à ce que l’éducation soit publiquement financée. 60 G. Crowder, « Two Concepts of Liberal Pluralism », in Political Theory, Volume 35, Numéro 2, 2007, p. 132. George Crowder reprend ici l’idée de Bernard Williams, pour qui « Le plus doit aussi signifier le meilleur », B. Williams, « Introduction », to Isaiah Berlin, Concepts and Categories : Philosophical Essays, London, H. Hardy, 1978, p. xvii, cité dans George Crowder, « Two Concepts of Liberal Pluralism », art. Cit., p. 132. 61 Th. Nagel, « Libertarianism without Foundations », in The Yale Law Journal, Volume 85, Numéro 1, novembre 1975.

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II. II. ROTHBARD ET RANDROTHBARD ET RAND : UN LIBERTARIANISME: UN LIBERTARIANISME MOMO NISTENISTE

Les libertariens hostiles au pluralisme des valeurs ont en commun d’adopter une forme de libéralisme assez proche, dans sa forme, du libéralisme de l’autonomie cher à George Crowder. Ces formes monistes du libertarianisme sont de deux sortes : une version jusnaturaliste qui défend un monisme du juste restreignant le champ des morales individuelles acceptables ; une éthique de la vertu qui adopte un monisme du bien n’envisageant le libéralisme que dans le cadre d’une communauté de valeurs partagées.

A. ROTHBARD ET HOPPE : UN MONISME DU JUSTE Pour bien saisir la dimension moniste du jusnaturalisme libertarien, il importe de l’envisager à

travers l’analyse conjuguée de deux auteurs. Le premier, Murray Rothbard, bien qu’il prétende ériger une frontière solide entre le droit et la morale, en vient à défendre une théorie moniste de la justice dont le second, Hans-Hermann Hoppe, nous dit explicitement qu’elle privilégie certaines morales au détriment des autres.

Rothbard : Une éthique universelle et objective A première vue, la pensée de Rothbard semble favorable au pluralisme des valeurs en proposant

d’édifier une frontière entre le droit et la morale individuelle. S’il se propose effectivement de fonder moralement le libertarianisme, il ne définit nullement ce qu’on pourrait appeler une vertu libertarienne. Il ne s’intéresse qu’à ce que Rawls appelle « la structure de base de la société62 », et non aux morales que chacun doit être laissé libre d’adopter. Fidèle à la maxime de Lysander Spooner pour qui les vices ne sont pas des crimes, Rothbard écrit ainsi : « Nous soutiendrons qu’un homme a le Droit de faire tout ce qu’il veut avec sa personne ; que c’est son Droit de ne pas être importuné ni contraint par la violence dans l’usage qu’il fait de ce Droit. En revanche dire quelles manières d’exercer ce Droit sont morales ou immorales relève de l’éthique privée et non de la philosophie politique — qui traite exclusivement des questions de Droit et des jugements qu’on peut porter sur l’emploi de la violence physique dans les relations humaines. On ne saurait trop souligner à quel point cette distinction est essentielle63. » Rothbard considère ainsi que « la philosophie politique (c'est-à-dire la sanction sociale de la formulation des droits) est une branche de la philosophie morale64 » et ne saurait l’épuiser. Le projet éthique de Rothbard ne consiste qu’en la recherche d’un fondement moral au système politique libertarien, et non en la description d’une impossible morale libertarienne.

Rothbard estime pourtant possible de conjuguer cette épochè sur les questions de morales privées avec une théorie moniste libertarienne hostile au pluralisme. A partir d’une définition de la nature des choses, et d’une classification selon les différentes espèces (humaine, animal, végétale),

62 « Pour nous, l’objet premier de la justice, c’est la structure de base de la société ou, plus exactement, la façon dont les institutions sociales les plus importantes répartissent les droits et les devoirs fondamentaux et déterminent la répartition des avantages tirés de la coopération sociale », in RAWLS J., Théorie de la justice, Paris, Seuil, 1987, trad. de 1971, p. 33. 63 M. Rothbard, The Ethics of Liberty, Atlantic Highlands, Humanities Press, 1982 ; trad. fr. F. Guillaumat et P. Lemieux, L’éthique de la liberté, Paris, Les Belles Lettres, « Laissez-faire », 1991, p. 28. 64 Ibidem, p. 391.

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Rothbard considère qu’il devient possible d’élaborer des jugements de valeur objectifs pour chacune d’entre elles. De la nature, Rothbard entend déduire la norme : « Dans le cas de l’homme, l’éthique de la loi naturelle affirme que ce qui est bon ou mauvais peut être défini comme ce qui favorise ou au contraire empêche la réalisation de ce qui est le plus approprié à la nature humaine65. » Conformément aux pensées aristotélicienne et thomiste, Rothbard commence par constater que le trait caractéristique de la nature humaine est l’usage de la raison. Il en résulte que l’homme, pour obéir aux commandements de la nature, devra se servir de ce dont celle-ci l’a doté en exclusivité : il ne peut s’accomplir qu’en découvrant la structure des lois naturelles par l’usage de sa raison. La raison ne se contente pas, comme chez Mises, de présider le processus d’adéquation des moyens aux fins66. Elle étend son magistère jusqu’à la détermination des fins à travers la définition d’une éthique naturalise. La morale ainsi définie est pour Rothbard objective dans la mesure où elle découle d’une loi naturelle immuable et universelle. L’auteur va jusqu’à considérer que celle-ci « fournit une "science du bonheur" puisqu’elle lui indique les voies qui mènent au Bonheur véritable67 ». L’usage de la raison ne permet pas seulement à l’homme de maximiser son utilité subjective. Elle lui assure aussi de s’accomplir pleinement en vivant conformément à sa propre nature, autrement dit de vivre dignement en accord avec une morale humaine objective. Il est ainsi possible de juger moralement les objectifs d’une action, au nom notamment du principe thomiste de « droite raison » : « La raison humaine est capable de découvrir les fins que l’homme doit poursuivre68. »

Rothbard alors considérer que la raison enseigne à tout homme qu’il est naturellement le seul possesseur de sa personne : « En faisant l’examen introspectif de sa propre conscience, la personne découvre en même temps le fait naturel primordial de sa liberté ontologique. […] Il découvre aussi le fait de nature qu’est le contrôle de son esprit sur son corps et sur ses actions : à savoir, le fait de la possession naturelle qu’il exerce sur lui-même69. » Chaque individu dispose ainsi d’un droit sur lui-même. Par extension, et en suivant la démarche lockéenne, Rothbard estime que l’homme a aussi un droit naturel de propriété sur la réalité qu’il transforme et sur les choses qu’il produit. Il suffit à l’homme de mêler son travail à la nature pour s’en faire propriétaire. La définition d’un droit naturel permet ensuite à Rothbard d’établir les conditions dans lesquelles l’acquisition et le transfert des biens seront légitimes. Pour Rothbard, ces conditions sont au nombre de deux : la production ou l’échange volontaire. « Dans tous les cas, il y a deux manières d’acquérir ces Droits de propriété et deux seulement : a) par la découverte et la transformation des ressources (la "production") ; b) en échangeant le produit de l’un pour le produit de l’autre70. » Toute appropriation qui se ferait sans production ni sans le consentement du propriétaire légitime serait ainsi injuste. Rothbard condamne l’État au nom de cette morale objective. Ce dernier n’existerait en effet que par la violation du droit de propriété de ses ressortissants et ne subsisterait que par le biais de prélèvements forcés : « L’impôt est un vol, purement et simplement, même si ce vol est commis à un niveau colossal, auquel les criminels ordinaires n’oseraient prétendre. C’est la confiscation par la violence de la

65 Ibid., p. 13. 66 Rothbard remarquait en effet très tôt que Mises « ne suppose rien de la sagesse des objectifs de l’homme ni de la justesse de ses moyens. Ce qu’il "suppose", c’est seulement que les gens agissent, c'est-à-dire qu’ils ont certaines fins, et qu’ils utilisent certains moyens pour y parvenir », M. Rothbard, « L’apriorisme extrême », 1956, in M. Rothbard, Economistes et charlatans, Paris, Les Belles Lettres Laissez-faire, 1990, p. 92. 67 M. Rothbard, L’éthique de la liberté, op. cit., p. 13. 68 Ibidem, p. 16. 69 Ibid., p. 39. 70 Ibid., p. 49.

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propriété de leurs sujets par les hommes de l’État71. » Rothbard conclut que l’État n’a aucune légitimité : « Si l’impôt, payé sous la contrainte, est impossible à distinguer du vol, il s’ensuit que l’État, qui subsiste par l’impôt, est une vaste organisation criminelle, bien plus considérable et efficace que n’importe quelle mafia "privée" ne le fut jamais72. » Il en résulte que seul un marché libre fonctionnant en l’absence d’un État est conforme au droit naturel pour Rothbard. Lui seul permet un échange libre des dotations ontologiquement établies par la loi naturelle. Il s’ensuit qu’aucune autorité ne peut s’immiscer dans le commerce des hommes sans violer en même temps leurs droits naturels de propriété. Cette morale libertarienne qui condamne toute servitude se présente comme la seule traduction possible de la loi naturelle et se veut ainsi universelle : « Seul un monde sans maître, un monde purement libertarien, peut correspondre aux exigences du Droit et de la loi naturels et surtout, ce qui est plus important, aux conditions d’une éthique universelle pour tous les hommes73. » Pour justifier sa théorie libertarienne, Rothbard a alors recours à un argument par reductio ad absurdum.

« L’alternative est la suivante : ou bien nous établissons la règle que l’on doit reconnaître à chaque homme (le Droit) d’exercer la pleine possession de son propre corps, ou bien nous décidons qu’il ne doit pas disposer de ce Droit de propriété pleine et entière. S’il possède ce Droit, alors nous avons le Droit naturel libertarien d’une société libre que nous avons examiné ci-dessus ; mais s’il n’a pas ce Droit, si tout homme n’a pas un Droit de propriété pleine et entière sur sa propre personne ? Cela implique l’une ou l’autre des deux situations suivantes : 1) la condition “communiste” d’une propriété de tous sur les autres, égale et généralisée ; ou 2) la propriété partielle d’un groupe par un autre — c’est-à-dire la domination d’une classe par une autre. Telles sont logiquement les deux seules possibilités concurrentes de celle où chacun est à 100 % propriétaire de soi74. » Les deux termes de l’alternative étant rejetés, Rothbard conclut « qu’une une société qui ne respecte pas la pleine propriété de soi chez tous ses membres ne peut pas avoir de norme universelle. Pour cette seule raison, la propriété de soi à 100% est la seule éthique politique viable pour l’ensemble de l’humanité75. »

Murray Rothbard exemplifierait ainsi la position, évoquée par John Gray, selon laquelle « le pluralisme est applicable à la théorie de la valeur et du bien, mais pas à la théorie de la justice76. » Toute morale individuelle est ainsi permise dans les limites de cette éthique universelle, certes moniste, mais confinée au politique. Hans-Hermann Hoppe, en reprenant le cheminement de Rothbard, vient pourtant rappeler que toutes les morales individuelles ne sont pas égales face au droit naturel libertarien77.

71 Ibid., p. 214. 72 Ibid., p. 219. 73 Ibid., p. 59. 74 Ibid., p. 61. 75 Ibid., p. 62. 76 J. Gray, Berlin, Londres, Harper Collins, 1995, p. 146. 77 Nous nous écartons ainsi de la thèse de Marian Eabrasu, pour qui la thèse de Rothbard et Hoppe soutiendrait « en même temps le pluralisme et le monisme » en conjuguant plus précisément un « pluralisme axiologique et [un] pluralisme normatif », M. Eabrasu, « Deux lectures monistes d’Isaiah Berlin », in Revue française de science politique, Volume 59, Numéro 5, 2009, p. 866. Si cette assertion est vraie concernant Rothbard, elle ne l’est aucunement pour ce qui est de Hoppe.

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Hoppe : le rejet du pluralisme Dans son brûlot paru en 2001, Democracy : The God That Failed, Hoppe s’échine à démontrer

que le conservatisme est la seule culture qui soit compatible avec le libertarianisme dans la mesure où l’application du principe de propriété privée conduirait à prévenir tous les comportements libertaires (consommation de drogue, pratiques homosexuelles, pornographie, etc.) qu’il juge immoraux. Si le principe libertarien de non-agression ne condamne pas directement ces pratiques, dans l’hypothèse où elles ne font aucune victime, Hoppe estime cependant que le respect du droit de propriété leur donnerait un coût tellement prohibitif qu’elles cesseraient d’exister : « Ceux qui expérimentent des modes de vie inspirés de la contre-culture, même s’ils ne s’engagent dans aucun crime, devront payer le prix de leur conduite. S’ils persistaient à adopter leur comportement, ils seraient bannis de la société civilisée dont ils vivraient physiquement séparés, dans des ghettos ou à l’écart de la société, et beaucoup de positions ou de professions leur seraient inaccessibles78. » Cette position radicale s’appuie sur une interprétation singulière de l’idée de propriété privée. Celle-ci implique selon Hoppe « l’exclusivité, l’inégalité et la différence79 ». Avoir un droit de propriété sur quelque chose signifie avoir le droit d’en exclure ou d’en interdire l’usage à qui l’on veut. En regard, un propriétaire est légitimé à se défendre de deux manières : par la force physique contre les agressions extérieures ; par l’ostracisme et l’exclusion des comportements qu’il estime néfastes à la préservation de ses biens et au bien-être de sa famille. En d’autres termes, le droit à la propriété privée conduisant au repli de son bénéficiaire sur lui-même et sa famille, seules les valeurs compatibles avec la préservation de cette dernière sont susceptibles de triompher : « Une communauté subit toujours la double menace de l’égalitarisme et du relativisme culturel. L’égalitarisme, quelle que soit sa forme, est incompatible avec l’idée de propriété privée. […] Et le relativisme culturel est incompatible avec l’existence fondamentale et fondatrice des familles et de relations parentales intergénérationnelles. Les familles et les relations parentales impliquent l’absolutisme culturel80. »

Sa conclusion est ainsi radicalement moniste : « Selon un accord fondé sur la protection de la famille, il ne peut être question de tolérance envers ceux qui promeuvent des modes de vie incompatible avec ce but. Les défenseurs de modes de vie alternatifs et hostiles à la famille comme, par exemple, l’individualisme hédoniste, le parasitisme, l’intégrisme environnemental, l’homosexualité ou le communisme, devront être physiquement exclus de la société si l’on veut maintenir un ordre libertarien81. » Hoppe conclut ainsi que « les libertariens doivent être moralement et culturellement conservateurs82 ». On retrouve une tentative de réconciliation similaire chez Edward Feser, qui prétend que, « pour être consistants, les libertariens doivent devenir conservateurs83 ».

B. RAND : UN MONISME DES VALEURS Les approches libertariennes s’attachent en général à définir le cadre social le plus juste, et

laissent de côté la question des comportements moraux individuels. Elles s’en tiennent ainsi à ce

78 H.-H. Hoppe, Democracy: The God that failed, New Brunswick, Transaction Publishers, 2001, p. 212. 79 Ibidem, p. 217. 80 Idem. 81 Ibid., p. 218. 82 Idem. 83 E. Feser, « Self-Ownership, Abortion, and the Rights of Children: Toward a More Conservative Libertarianism », in Journal of Libertarian Studies, Volume 12, Numéro 3, été 2004, p. 95.

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que Rawls appelle « la structure de base de la société », leur objectif étant moins de définir les règles morales des conduites individuelles, que de trouver le moyen le plus juste de les coordonner. En définitive, le libertarianisme s’interrompt au seuil de la morale individuelle et laisse sans contenu la liberté négative qu’il promeut. Ayn Rand n’observe pas cette retenue. Sa priorité est à l’inverse de définir une éthique de la vertu individuelle, pour ensuite déterminer ses conditions sociales de possibilité. A la différence de Hayek et Nozick, Ayn Rand condamne ainsi sans ambigüité le pluralisme sous toutes ses formes. A la différence de Rothbard et Hoppe, elle adopte un monisme des valeurs qui conditionne l’application du libéralisme à la conversion à une morale individuelle objective.

La définition d’une morale individuelle objective : la vertu d’égoïsme Le code moral édifié par Ayn Rand comprend trois valeurs cardinales auxquelles correspondent

trois grandes vertus. « Les trois valeurs cardinales de l’éthique objectiviste sont la raison, l’intentionnalité [purpose] et l’estime de soi. [...] Leurs vertus correspondantes sont la rationalité, la productivité et la fierté84. » La rationalité occupe un rang privilégié : elle est « la vertu fondamentale de l’homme, la source de toutes ses autres vertus85. » Cette assertion répond, comme chez Rothbard, à la logique de dérivation de l’être au devoir-être. La nature spécifique de l’homme est d’être rationnel et capable de choix. Par conséquent, pour accomplir sa véritable nature, et ainsi assurer au mieux sa survie, l’homme doit moralement faire l’usage de sa raison. Bref, l’homme doit devenir ce qu’il est, et obéir à ce qui le détermine, à savoir sa raison. « Pour tout organisme conscient, pour toute conscience vivante, la connaissance est le moyen de survie, et chaque "est" implique un "doit"

86. » Ayn Rand met la nature à l’impératif et plaide pour une éthique profondément rationnelle, exaltant la lucidité de l’agent moral et sa capacité à juger aussi bien les valeurs à poursuivre que les actions permettant de les accomplir.

Bien qu’elle distingue différentes vertus et qu’elle les analyse parfois séparément, Rand reste fidèle à l’éthos de l’antiquité classique en concevant qu’elles forment ensemble un tout indissociable. Chaque vertu interagit sur les autres pour former ensemble une vertu unique, la « vertu d’égoïsme ». Lorsque l’homme mobilise son esprit en vue d’accomplir au mieux tout ce que sa nature contient de potentialités, il est rationnel. Lorsqu’il applique sa pensée à l’accomplissement de valeurs matérielles, il est productif. Lorsqu’il bénéficie de ses efforts rationnels, il gagne sa propre fierté et devient égoïste. Priver un homme des bénéfices de son travail productif revient ainsi à lui interdire tout accès à la fierté, à le nier en tant qu’homme, à le sacrifier. « La perfection morale s’accomplit en refusant de jouer le rôle d’un animal sacrificiel et en refusant toute doctrine qui prêche l’auto-immolation comme une vertu ou un devoir moral87. » La devise suivante martelée par John Galt dans Atlas Shrugged ramasse la substance de l’éthique égoïste randienne : « Je jure, sur ma vie et sur mon amour pour elle, que je ne vivrai jamais dans l’intérêt de quelqu'un d’autre, ni ne demanderai à quelqu'un d’autre de vivre dans le mien88. » Où l’on perçoit que la liberté défendue par les autres libertariens de ne pas être empêché par autrui trouve chez Rand un contenu ; elle

84 A. Rand, The Virtue of Selfishness, New York, New American Library, 1964 ; trad. fr. M. Meunier, La vertu d’égoïsme, Paris, Les Belles Lettres, « Laissez-faire », 1993, p. 58. 85 Ibidem., p. 59. 86 Ibid., p. 49. 87 Ibid., p. 65. 88 A. Rand, Atlas Shrugged, New York, Signet Book, 1957, rééd. 1992, p. 979.

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devient la vertu de se passer de l'aide des autres. Il reste à présenter les conditions sociales les plus favorables à un tel accomplissement.

Avant cela, il convient ici de souligner que Ayn Rand estime que le capitalisme ne pourra fonctionner que lorsque ces valeurs objectiviste et la vertu d’égoïsme qui les accompagne se seront suffisamment diffusés dans la société. « Le capitalisme ne peut pas survivre dans une culture dominée par le mysticisme et l’altruisme, la dichotomie esprit/corps et la prémisse tribal. Aucun système social (ni aucune institution humaine ou activité de toute sorte) ne peut survivre sans une base morale89. » Ayn Rand défend ainsi une position éthique extrêmement rare dans la tradition libérale et que l’on pourrait faire figurer parmi les éthiques de la vertu90. Ayn Rand considère en effet que l’éthique a pour tâche de présenter la manière dont les individus doivent s’accomplir pour parvenir au bonheur. Son souci premier est moins la justice pour elle-même que les conditions de justice les plus favorables à l’accomplissement individuel des hommes en société. Pour Rand, le capitalisme n’est ainsi pas seulement désirable parce qu’il accroît les richesses, il est aussi, et plus essentiellement, le seul système social qui soit juste dans la mesure où il respecte la nature humaine et favorise l’accès des hommes à la vertu ; il « exige le meilleur (le plus rationnel) de chaque homme et le récompense en conséquence91 ». Un système collectiviste empêche à l’inverse les hommes de devenir vertueux dans la mesure où il les conduit à renoncer à leur propriété et à sacrifier leurs propres valeurs au sauvetage des plus démunis.

Les conditions sociales de réalisation de soi : du libéralisme communisme des valeurs La condition nécessaire à l’accomplissement de l’individu en société consiste selon Ayn Rand

dans le respect de droits naturels absolus constituant des remparts infranchissables à la liberté individuelle. Seule l’existence de tels droits assure la transition entre la morale individuelle et la justice sociale. « Le concept de "droits" est un concept moral – le concept qui assure une transition logique entre les principes guidant les actions des individus et les principes régulant leurs relations avec les autres – le concept qui préserve et protège la moralité individuelle dans un contexte social – le lien entre le code moral d’un homme et le code légal d’une société, entre l’éthique et la politique. Les droits individuels sont un moyen de subordonner la société à la loi morale92. » Nous sommes ici dans le fond assez proche de la position éthique aristotélicienne selon laquelle les lois offrent la possibilité à chaque homme qui y est soumis de vivre moralement au-dessus de ses moyens. Rand se montre toutefois souvent ambiguë sur ce point. Elle présente successivement les droits naturels qu’elle défend comme un moyen pour les hommes de s’accomplir au mieux, puis comme de simples conditions n’entravant pas le cheminement moral des individus et leur laissant la possibilité de vivre vertueusement. Dans le premier cas, et conformément à la pensée aristotélicienne, les droits encouragent les hommes à vivre vertueusement : ils sont « normatifs ». Dans le second cas, ils n’existent que pour que les hommes ne soient pas empêchés de vivre vertueusement : ils sont « méta-normatifs93 ». Cette ambigüité conduit Rand à proposer deux

89 Ayn Rand, Capitalism: The Unknown Ideal, New York, Signet, 1967, p. 31. 90 Nous rejoignons ici la thèse de Tara Smith. Voir T. Smith, Ayn Rand’s Normative Ethics: The Virtuous Egoist, Cambridge, Cambridge University Press, 2006. 91 A. Rand, Capitalism: The Unknown Ideal, op. cit., p. 25. 92 A. Rand, « Man’s Rights », in A. Rand, Capitalism: The Unknown Ideal, op. cit., p. 320. 93 Voir D. Den Uyl et D. Rasmussen, « Life, teleology, and Eudemonia in the Ethics of Ayn Rand », in D. Den Uyl & D. Rasmussen (ed.), The Philosophic Thought of Ayn Rand, Urbana and Chicago, University of Illinois Press, 1984, p. 63-80.

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modèles de société sensiblement différents. Le premier s’en tient à une description convenue d’une structure étatique très formelle réduite à la seule fonction régalienne de sécurité. Ce type de société présenterait alors l’avantage de permettre à ceux qui seraient déjà vertueux de fuir ceux qui ne le seraient pas encore. Ayn Rand s’en tient alors à une position au fond proche de celle de Rothbard. Le second, présenté sous une forme littéraire, fait signe vers une conception plus substantielle de la liberté et dépeint une communauté d’hommes vertueux.

Cette communauté est dépeinte par Ayn Rand dans Atlas Shrugged. Reprenant la parabole de Saint-Simon94, le roman décrit la grève générale des principales forces vives de la nation qui, lasses de devoir sacrifier leur bourse et leurs valeurs aux caprices des impotents, prennent ensemble congé d’une civilisation corrompue dans une vallée des Rocky Mountains du Colorado. Aucune organisation étatique ne régit les relations entre les différents participants de la communauté : « Nous ne sommes pas un État ici, ni même une société d’aucune sorte – nous sommes simplement une association volontaire d’hommes liés entre eux par leur seul intérêt personnel95. » Si aucune loi n’existe ainsi dans la communauté, ses principaux membres partagent néanmoins un ensemble de valeurs. « Nous n’avons aucune loi dans cette vallée, aucune règles, et aucune organisation d’aucun type. Nous sommes venus ici pour nous reposer. Mais nous avons certaines habitudes, que nous observons tous96. » Plus loin, l’instigateur de la grève John Galt révèle la nature de ces habitudes : « nous n’acceptons que les valeurs objectives97 ». La prédominance de ces valeurs au sein de la communauté prévient le moindre conflit, et rend inutile la présence d’un État. « Il n’y a aucun conflit, aucun appel au sacrifice, ni aucun homme qui constitue une menace aux buts d’autrui, si les hommes comprennent que la réalité est un absolu que l’on ne peut falsifier, que les mensonges ne marchent pas, que ce qui n’est pas gagné ne peut être obtenu, que ce qui n’est pas mérité ne peut être donné98. » Entre individus rationnels, Rand considère qu’aucun conflit n’est alors possible. Mais qu’en est-il dans le contexte d’une société où les individus irrationnels sont encore présents ? Comment par exemple prévenir les conflits qui menacent d’éclater entre la communauté vertueuse et les parasites lorsque ceux-là auront rejoint la société ? Rand considère qu’il faut faire que les individus rationnels puissent éviter ceux qui ne le sont pas : il faut instaurer un État minimal garantissant un minimum de valeurs objectives et empêchant que les hommes vertueux se trouvent à la merci des plus mal lotis.

On comprend ainsi que l’utopie présentée dans Atlas Shrugged ne réponde pas intégralement au modèle randien d’un Etat minimal. Les hommes y étant tous rationnels, il n’est nul besoin de leur permettre de s’éviter. Le fait qu’ils partagent des valeurs objectives suffit à empêcher les conflits entre eux, et rend en quelque sorte superflue l’institution d’un État minimal. Pour paraphraser Madison, on peut dire que si tous les hommes étaient randiens, ils n’auraient pas besoin de gouvernement. La métaphore employée par Marian Eabrasu pour distinguer le monisme marxiste et le monisme rothbardien s’applique aussi entre ce dernier et le monisme randien : « La découverte d’un traitement unique pour toute maladie n’est pas la même chose que l’élimination définitive de toute maladie future. Guérir un malade ne signifie pas nécessairement l’immuniser contre une future

94 Dans sa célèbre parabole, publiée en 1819 dans l’Organisateur, Saint-Simon estime que la mort de 30 000 dignitaires de l’État et du Clergé serait pour la France une moindre perte que la disparition de 3000 hommes de génies, savants, artistes ou industriels. 95 A. Rand, Atlas Shrugged, op. cit., p. 686. 96 Ibidem, p. 655. 97 Ibid., p. 667. 98 Ibid., p. 732.

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maladie. Il en va de même pour la résolution des conflits. Résoudre un conflit à l’aide d’une théorie de la justice ne revient pas à prévenir d’autres conflits futurs99. » Où l’on distingue aussi plus clairement entre les deux types d’utopie proposés par Rand. Dans sa description formelle d’un État minimal, Rand s’en tient à un modèle superficiel de société susceptible d’être appliqué au contexte – réaliste – où les individus ne seraient pas tous rationnels. On pourrait alors parler d’une utopie formelle réaliste s’accommodant du fait pluraliste. Mais, à travers ses romans, Ayn Rand propose aussi une utopie moniste idéale, correspondant à une communauté d’hommes vertueux partageant les mêmes valeurs objectives. L’utopie moniste réalisée rendrait ici inutile l’utopie formelle réaliste. Mais l’utopie substantielle étant irréalisable à l’échelle d’une société, les deux modèles se renforcent réciproquement. Une communauté d’hommes vertueux, que Ayn Rand pensait constituer avec ses adeptes, est nécessaire à l’élaboration et à la diffusion des idées conduisant à l’émergence d’un État minimal, lequel permettra à son tour d’élargir la communauté d’hommes vertueux en garantissant le respect de ses valeurs100. A la différence des autres penseurs libertariens, Rand ne s’en tient donc pas à la seule justification théorique d’un État minimal, mais décrit aussi, par le truchement de ses romans, la nature de la société qui le fera advenir, et en adviendra. Un lien réciproque unit la société objectiviste et l’État minimal. Ce dernier n’est en effet possible selon Rand qu’à la condition que les valeurs objectivistes se soient au préalable suffisamment répandues dans la société. Et ces valeurs ne peuvent être cultivées qu’à la condition que l’État ne s’immisce pas indûment dans la vie des individus. Rand reconnaît volontiers cette réciprocité : « Un système moral complexe, fondé sur des principes objectivement valides, est requis pour rendre, et maintenir, une société libre101. » La société libre véritable pour Rand correspond ainsi moins à une association volontaire d’individus qu’à une « communauté de valeurs » nécessaire « à la réussite des relations entre les êtres vivants102 ».

CONCLUSION DE II : UNE POSITION QUI ECHAPPE AUX PARADOXES MAIS QUI CONFINE AU TOTALITARISME

Le libertarianisme moniste échappe ainsi au problème du passage du pluralisme au libéralisme ainsi qu’aux deux paradoxes évoqués plus haut. Faisant du libertarianisme sa seule prémisse, il n’envisage pas d’une part le pluralisme comme une fatalité. D’autre part, son monisme, plus ou moins assumé, l’immunise contre les deux paradoxes. Mais ce faisant, ces pensées libertariennes monistes se trouvent être justiciables des critiques formulées par Isaiah Berlin à l’encontre de Marx

99 M. Eabrasu, « Deux lectures monistes d’Isaiah Berlin », art. cit., p. 863. 100 Il est à noter qu’on retrouve une ambivalence similaire chez le principal inspirateur de Ayn Rand. Aristote, au livre IV des Politiques, opère une distinction entre d’un côté, « le gouvernement des meilleurs absolument selon la vertu » (Aristote, Les Politiques, IV, 7, 1293a, trad. fr. P. Pellegrin, Paris, GF, 1993, p. 301-302), et, de l’autre, un gouvernement « des gens de bien dans une perspective particulière » (Ibid., p. 302) c'est-à-dire qui ne sont tels que dans le cadre particulier de leur constitution. Le premier gouvernement qui, selon Aristote, mérite seul le titre d’aristocratie, est assez proche de l’utopie substantielle décrite par Ayn Rand dans Atlas Shrugged, où la conduite vertueuse de ses occupants ne doit rien aux dispositions constitutionnelles qui l’encadrent. Le modèle qu’Aristote décrit dans les livres VII et VIII dits idéalistes des Politiques, où la vertu des citoyens est postulée comme une condition préalable, fût-elle idéale, est aussi celui d’une petite communauté autarcique d’hommes vertueux. Ayn Rand et Aristote sont ainsi l’un et l’autre conduits, en partant de circonstances idéales où la vertu serait partagée par tous, à décrire un même type de société, aristocratique et coupée du reste du monde. Mais ni l’un, ni l’autre, ne se contente de considérer des conditions aussi avantageuses. Aristote, comme Rand, concède à la réalité que de telles conditions n’existent pas. Au lieu de postuler vainement une vertu chez les individus dont il s’agit de penser le vivre-ensemble, il convient donc de présenter les conditions institutionnelles réalistes propres à conduire ces derniers vers le chemin d’une vie vertueuse. 101 A. Rand, « The nature of government », in Capitalism: The Unknown Ideal, op. cit., p. 336. 102 A. Rand, « The age of envy », New Left, juillet-août 1971, p. 157-158.

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et des utopies en général qui « ont prétendu posséder la vérité. Ce qui les rassemblait, c’était de croire qu’il existait un unique modèle universel et une seule méthode pour l’appréhender et qu’en les connaissant les hommes d’Etat se seraient moins trompés et l’humanité aurait échappé à plus d’une horrible tragédie […]. De ce point de vue, le jugement politique ne devait plus jamais relever de l’instinct, du flair, ni des soudaines illuminations d’un génie qui échappe à l’analyse, mais reposer sur les fondations d’une connaissance indubitable103. » On peut en effet craindre dans le libertarianisme moniste un certain penchant totalitaire. Cette dérive est manifeste dans la pensée de Ayn Rand – et avérée dans son cercle objectiviste – et rendue par Hoppe perceptible dans la théorie de Rothbard. Ils ne laissent jamais à l’homme d’autre liberté que celle de vouloir ce qui est bon pour lui, et d’agir vertueusement selon ce que lui dicte la raison. Isaiah Berlin souligne par ailleurs que le problème avec un laissez-faire aussi borné, est qu’il maximise la quantité de liberté négative au sein de la société, mais au prix de l’ignorance d’autres valeurs importantes telles que la justice sociale, l’égalité ou la compassion104.

CONCLUSIONCONCLUSION Pour conclure, nous pouvons résumer les positions libertariennes par rapport aux deux

questions posées en introduction. En ce qui concerne la question de savoir si le libéralisme se déduit du pluralisme, l’utopie libertarienne se révèle originale. Hayek et Nozick s’accordent pour considérer que le pluralisme justifie le libéralisme, mais s’empressent d’ajouter que la réciproque est vraie, et qu’elle est même plus importante. Rothbard quant à lui part plus volontiers du libéralisme, entendu comme une doctrine fondée sur le droit naturel et donc indépendamment du pluralisme, et Hoppe conclut qu’il ne laisse alors presque aucune chance au pluralisme de s’épanouir. Enfin, Ayn Rand renverse le sens de la théorie politique, en envisagent d’abord un seul genre de vie – et en excluant d’emblée le pluralisme – pour voir ensuite le système politique qui le cultivera au mieux. Il en ressort que le problème du passage du pluralisme au libéralisme n’occupe pas vraiment la pensée libertarienne.

Quant au double paradoxe évoqué plus haut, les libertariens ne s’y exposent pas dans la même mesure. Le libertarianisme de la tolérance campé par Hayek et Nozick les rend encore plus vulnérables que William Galston au paradoxe d’un libéralisme qui, en ménageant une place à ses ennemis, se saborderait. Ce qui rend alors leur position plus délicate que celle de Galston est que leur libertarianisme leur interdit d’envisager les conditions politiques entretenant le pluralisme et la diversité des plans de vie. Murray Rothbard et Ayn Rand, en conjuguant un libertarianisme de l’autonomie avec le rejet – inégalement assumé – du pluralisme, ont pour eux d’échapper au second paradoxe. Mais l’utopie qu’ils projettent se révèle alors peu attrayante pour des individus qui ne partageraient pas les valeurs d’individualisme qu’elle stimule et rétribue. Elle prend en outre trop souvent des accents totalitaires qui sont manifestes chez Ayn Rand, et légitimement révélés par Hoppe chez Rothbard.

103 I. Berlin, Le sens des réalités, cité dans M. Eabrasu, « Deux lectures monistes d’Isaiah Berlin », art. cit., p. 859. 104 I. Berlin, Liberty, Oxford, Oxford University Press, 2002, p. 37-39.

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