les lettres romaines de du bellay

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LES LETTRES R O M A I N E S DE DU BELLAY

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espacelittéraire

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LES LETTRES ROMAINESDE DU BELLAY

Les Regrets et la tradition épistolaire

Marc Bizer

LES PRESSES DE L'UNIVERSITÉ DE MONTRÉAL

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Mise en pages : Yolande Martel

Données de catalogage avant publication (Canada)

Bizer, Marc

Les lettres romaines de Du Bellay. Les Regrets et la tradition épistolaire

(Espace littéraire)Comprend des réf. bibliogr. et un index.

ISBN 2-7606-1795-5 (br.)2-7606-1825-0 (rel.)

1. Du Bellay, Joachim, ça 1525-1560. Regrets.2. Du Bellay, Joachim, ça 1525-1560 — Critique et interprétation.3. Poésie épistolaire française - Histoire et critique.4. Lettres (Genre littéraire) françaises - Histoire et critique.5. Sonnets français — Histoire et critique.6. Poésie française - i6e siècle — Histoire et critique.I. Titre. II. Collection.

PQI668.R43B59 2001 841'.3 02001-940952-4

Dépôt légal : -f trimestre 2001Bibliothèque nationale du Québec© Les Presses de l'Université de Montréal, 2001

Les Presses de l'Université de Montréal remercient le ministère du Patrimoine canadien du soutienqui leur est accordé dans le cadre du Programme d'aide au développement de l'industrie de l'édition.

Les Presses de l'Université de Montréal remercient également le Conseil des Arts du Canada et laSociété de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC).

IMPRIMÉ AU CANADA

www.pum.umontreal.ca

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Remerciements

os TRAVAUX sont rarement en rupture avec lesprécédents. On se rend compte qu'ils s'insèrent bel et bien dans unecontinuité. En relisant récemment le rapport qu'Anthony Grafton avaitfait en tant que membre de mon jury de thèse, je me suis aperçu que leprésent travail reprenait sa question sur la fonction sociale de la poésienéolatine en l'appliquant au domaine de la poésie vernaculaire. Outre leprofesseur Grafton, je tiens à remercier les seiziémistes qui m'ont formépendant mes années à l'Université de Princeton, et dont l'amitié et lesoutien ont beaucoup contribué à cet ouvrage à ses débuts : KennethLloyd-Jones et François Rigolot. Sans les longues discussions avec moncollègue Douglas Biow, qui menait lui aussi une réflexion sur les profes-sions de la Renaissance, et en particulier celle du secrétaire, ce livreaurait été bien diminué. Je suis aussi redevable à la U.S. InformationAgency pour avoir bien voulu m'accorder une bourse Fulbright, qui m'apermis de poursuivre des recherches à Paris en 1996-1997, ainsi qu'àl'Université du Texas, qui m'a octroyé une bourse complémentaire et quim'a autorisé à prendre deux congés de mes responsabilités d'enseignant.Qu'il me soit permis de remercier la University Co-Op Society de l'Uni-versité du Texas à Austin pour sa généreuse subvention à la publicationde ce livre.

Les recherches qui sous-tendent ce travail sont évidemment le fruitd'une fréquentation assidue de la Bibliothèque nationale de France, rue

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LES L E T T R E S R O M A I N E S DE DU BELLAY

de Richelieu, et des chercheurs qui y travaillaient. Je sais ainsi gré à tout lepersonnel de cette institution, et tout particulièrement aux bibliothécairesde la Réserve pour l'aide qu'ils m'ont apportée. Je suis très reconnaissantà Jean Dupèbe de m'avoir orienté au début de mon travail et prodiguédes conseils tout au long de cet effort. D'autres érudits ont bien vouluécouter et critiquer mes idées : Daniel Ménager, Jean Céard, Pierre Lau-rens, Richard Cooper, Jean Lecointe. Mes amis Niloufar Sadighi, JudithSurkis, Mauro Piras, Déborah Blocker et Claire Lelouch ont écouté mesidées et m'ont tenu compagnie pendant mes séjours parisiens. NancyGrey m'a soutenu pendant les dernières phases du travail et elle a pro-posé des critiques perspicaces sur la conclusion. Last but not least, jevoudrais exprimer ma plus vive reconnaissance à Catherine Magnien,qui m'a aidé dans mes recherches bibliographiques, a lu et corrigé tous leschapitres de cet ouvrage, et qui m'a aussi ouvert de nouvelles perspectivessur les aspects ludiques des Regrets. Enfin, que tous mes remerciementssoient exprimés à Catherine Delyfer, qui a assumé la tâche herculéennede corriger ma prose difficile, trop éloignée du genus humile. Touteinfélicité d'expression reste, toutefois, ma seule et entière responsabilité.

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Introduction

La grande facilité d'écrire des lettres doit avoir introduit dans lemonde — du point de vue purement théorique — un terribledésordre des âmes : c'est un commerce avec des fantômes, nonseulement avec celui du destinataire, mais encore avec le sienpropre.

Franz KAFKA, Lettres à Milena

UNE ÉPOQUE où le courrier électronique et les télé-copies envoyés dans le cyberespace remplacent les lettres manuscrites outapées à la machine, la critique manifeste un intérêt accru, renaissantdirons-nous, pour la littérature épistolaire1. Or, si les xvif et xviiie sièclesconstituent les périodes de prédilection des chercheurs dans ce domaine,la littérature épistolaire du xvie siècle reste encore largement inexplorée.Voilà qui peut surprendre, car bien que la lettre atteigne sa maturitécomme catégorie de la création littéraire, comme genre, au xviie siècle,non seulement on en publie des recueils pendant la Renaissance, maison fait un grand effort pour réfléchir sur sa nature et sur son rôle dansles relations amicales et professionnelles. Et pour cause, la lettre est lapierre angulaire du programme humaniste, fondé sur la notion de dia-logue et de découverte de soi au contact de l'autre.

Avec un certain retard par rapport à l'Italie, les recueils de lettresen français commencent à faire leur apparition en nombre dans le der-nier quart du xvie siècle2. Cependant, on aurait tort de se limiter à des

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ouvrages qui s'identifient explicitement comme tels. En effet, la lettreavait un statut mal défini à l'époque : suivant les définitions des grandsépistoliers modèles, Cicéron, Pétrarque et Erasme, c'est tout simplementun texte adressé dont la fonction consiste à remédier à une absence,renseignant son destinataire sur des affaires qu'il ignore. Cependant,Pétrarque et Érasme précisent que l'épistolier doit adapter la lettre audestinataire; elle n'est donc pas simplement adressée, elle est orientéevers sa réception. Nous nous proposons de montrer que le genre de lalettre, et ainsi la tradition épistolaire, informe profondément un desrecueils de sonnets les plus célèbres de la Renaissance française: lesRegrets de Joachim Du Bellay. Composés pendant un séjour de quatreans à Rome, entre 1553 et 1557, alors que celui-ci servait de secrétaire etd'intendant à son cousin, le cardinal Du Bellay, les Regrets puisent leurinspiration dans la lettre familière humaniste et l'épître ovidienne,horatienne ou marotique3 ; ils sont aussi le reflet du métier de secrétaireexercé par Du Bellay. Nous verrons que le recueil se situe au carrefourdes traditions épistolaires classique et vernaculaire, tout en anticipantétonnamment sur les tendances littéraires des siècles suivants4.

La nature épistolaire des Regrets ressort à la fois sur le plan génériqueet sur le plan formel. Du point de vue générique, tout en renouant avecla tradition des recueils de sonnets italiens, des anthologies de Rime, quiétaient adressés aux amis, Du Bellay rattache d'emblée son recueil augenre de l'épître élégiaque par le titre et le contenu des Regrets, quis'inspirent ouvertement des Tristia et des Epistulœ ex Ponto d'Ovide5. Eneffet, à Rome, Du Bellay vit un double exil, éloigné de sa patrie, maisaussi de son patrimoine antique, irrémédiablement perdu6. À travers sessonnets, le poète exprime des sentiments d'aliénation et de nostalgie,nous faisant entrer dans son intimité et semblant nous livrer des confi-dences. Au plaisir de l'intimité qu'éprouvé le lecteur s'ajoute celui del'indiscrétion, car ce n'est pas à nous que le poète s'adresse, mais à destiers, qui sont signalés dans le texte par autant de noms propres. Sur leplan formel, ces nombreux destinataires constituent un indice très impor-tant du caractère épistolaire des Regrets. Or c'est justement cet aspect durecueil qui prête à controverse. Attentive à la dimension extratextuellecréée par les destinataires, la critique récente n'a pas manqué de souleverla question de la nature épistolaire du recueil, sans toutefois en faire

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l'objet d'une étude systématique et approfondie7. D'autres critiques,toutefois, ont choisi de se concentrer sur les aspects purement poétiquesdes noms propres, par exemple sur leur fonction phonique8, sans doutepar réaction à l'« autobiographisme à outrance » pratiqué par la généra-tion précédente9.

Quoi qu'il en soit, il faut souligner que la présence d'un destinatairene justifie pas à elle seule l'appellation épistolaire : c'est le souci marquéde la réception qui distingue les Regrets des autres sonnets composés à laRenaissance, presque toujours aussi adressés à un destinataire. La lettrepermettait à Du Bellay d'entretenir ses rapports avec des amis en Franceet en Italie. C'est pourquoi le lecteur a l'impression de pénétrer dansune correspondance privée. De surcroît, ces lettres-sonnets sont émailléesde références aux œuvres de leurs destinataires, ou inversement ellessont mentionnées dans ces dernières; le recueil semble tisser les liensd'un réseau humaniste à la fois romain et français.

Enfin, en nous demandant à quel « tu» s'adresse le «je», nous déga-gerons non seulement la nature des Regrets, profondément épistolaire,mais aussi celle du poète Du Bellay, car, comme le dit si éloquemmentJoëlle de Sermet, « comprendre d'abord à qui l'on parle permettra peut-être de mieux saisir qui parle10». Nous proposons ainsi un retour àl'historicisme : les Regrets gagnent à être envisagés comme reflet de la vied'un poète étroitement aux prises avec le monde politique et culturel deson temps. Mais de notre point de vue, cette historicité n'exclut nulle-ment la fonction poétique11. La lettre et ses jeux permettent à Du Bellayde se situer dans l'histoire, face à son destinataire, et en même temps dedéjouer l'importance du cadre historique.

Deux exemples devraient suffire pour illustrer la valeur d'une appro-che épistolaire des Regrets. Nous avons la bonne fortune de disposerd'un certain nombre de lettres manuscrites de Du Bellay, dont le rap-prochement avec les sonnets des Regrets permettra de souligner certainessimilitudes fondamentales et de dégager les caractéristiques de l'écritureépistolaire du poète. Cette comparaison sera d'autant plus valable quenous avons choisi une lettre et un sonnet adressés à la même personne,en l'occurrence l'un des destinataires les plus importants du recueil:Jean de Morel, l'ami et le protecteur du poète. Considérons d'abord laphrase d'ouverture d'une lettre autographe12 :

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Monsieur et frère, à ceste heure congnoys-je véritablement que je suyssourd, puys que je demeure si longuement sans entendre ung seul mot devotz nouvelles.

Le sonnet 33 des Regrets, également adressé à Morel, commence ainsi :

Que feray-je, Morel ? Dy moy, si tu l'entends,Feray-je encor icy plus longue demeurance [...]? (v. 1-2)

Pour ce qui est de la forme, on notera que le sonnet et la lettrecommencent de la même manière: loin d'être précédée d'une longueformule de suscription, la lettre porte simplement au dos de la feuillejuste le nom «Monseigneur de Morel», et s'adresse tout de go à sondestinataire, exactement à la manière du sonnet 33. Cependant, leursformats ne peuvent pas être rigoureusement identiques: en effet, laforme du sonnet impose des contraintes auxquelles une lettre en prosen'est pas soumise. Néanmoins, les deux types de lettres se terminent pardes formules : les lettres en prose adressées aux amis sont closes par unesignature de nature affective, alors que les Regrets finissent le plus souventpar une pointe spirituelle, conformément aux tendances des sonnets del'époque. En effet, à «Votre obéissant et affectionné amy à vous faireservice », tournure employée dans la lettre en prose, répond en quelquesorte la traduction d'un adage au dernier vers du sonnet : « Car je tienscomme on dit, le loup par les oreilles. »

Néanmoins, dans la lettre en prose adressée à Morel, Du Bellay em-ploie un ton beaucoup plus formel, le vouvoyant alors que le sonnettutoie «Morel». En revanche, les deux textes sont marqués par leursjeux de mots, et nous verrons plus loin à quel point la conception de lalettre au xvie siècle se prête à de pareils tours ludiques13. La lettre auto-graphe nous offre un exemple de l'humour typiquement autodénigrantde Du Bellay, qui fait de sa surdité une occasion de formuler un repro-che typiquement épistolaire: il n'a pas reçu de nouvelles de son cherdestinataire Morel. Le sonnet, en revanche, repose sur un ludisme poé-tique, caractéristique des Regrets, qui consiste à faire des calemboursétymologiques sur le nom du destinataire : Du Bellay demande à Morel,dont le nom se rapproche du latin mora signifiant « délai, retard », si sonséjour romain de trois ans devrait se prolonger davantage. En fin decompte, ces deux textes sont de nature profondément épistolaire étantdonné que Du Bellay se tourne activement vers son ami et cherche à

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l'engager dans un dialogue ; sur ce point, le sonnet des Regrets le fait bienplus vigoureusement grâce aux formules d'interrogation et à l'emploi del'impératif

Outre le fait qu'on peut trouver de nombreuses exemples dans lerecueil où, comme dans une lettre, la matière d'un sonnet semble avoirun rapport direct avec son destinataire, il existe également des casd'échange épistolaire à proprement parler. Ces échanges se font souventavec d'autres poètes, par exemple Ronsard. Dans la Continuation desAmours III14, celui-ci avait attiré l'attention sur la décision de Du Bellayde composer des poèmes en latin. Ce choix ne manque pas de le sur-prendre de la part de l'auteur de la Deffence et illustration de la languefrancoyse, manifeste qui avait exhorté les écrivains à se détourner dulatin au profit de leur langue maternelle. Du Bellay répond à Ronsarddans le sonnet 10 des Regrets :

Ce n'est le fleuve Thusque au superbe rivage,Ce n'est l'air des Latins ny le mont Palatin,Qui ores (mon Ronsard) me fait parler Latin,Changeant à l'estranger mon naturel langage.

C'est l'ennuy de me voir trois ans & d'avantageAinsi qu'un Promethé, cloué sur l'AventinOu l'espoir misérable & mon cruel destin,Non le joug amoureux, me détient en servage, (v. 1-8)

C'est ainsi son «cruel destin» et son long «servage» qui forcent DuBellay à composer en latin. Comment son état d'esprit et le sujet choisipourraient-ils déterminer la langue dans laquelle Du Bellay compose sesvers ? Le premier tercet nous apporte une réponse :

Et quoy (Ronsard) & quoy, si au bord estrangerOvide osa sa langue en barbare changerAfin d'estre entendu, qui me pourra reprendre

D'un change plus heureux ? (v. 9-12)

La filiation est claire : le poète a pris pour modèle Ovide, qui se lamentesur son exil de Rome dans ses propres épîtres en vers, les Tristia et lesEpistulœ ex Ponto. De fait, Du Bellay explique à Ronsard, en français, lanouvelle poétique latine qu'il a mise au point et qui influencera mêmeson œuvre française. Il faut noter ici que Du Bellay se sert du sonnetépistolaire pour distinguer sa propre poétique de celle de Ronsard. Alorsque Ronsard est prisonnier du «joug amoureux», et par là, de la poésie

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amoureuse, notamment d'inspiration pétrarquiste, Du Bellay s'essaie àl'épître ovidienne.

Remarquons aussi à quel point ce sonnet, apparemment si limpide,est indirect, allusif, voire obscur, même sous sa forme publiée: si unepareille densité d'allusions paraît bien caractéristique du langage poéti-que, elle l'est aussi d'une correspondance privée. Il s'agit bel et biend'une lettre, c'est-à-dire d'un texte fourmillant d'allusions privées quivisent surtout le destinataire13. En même temps, les renvois érudits à lapoétique ovidienne et pétrarquiste sont accessibles à d'autres lecteurs :ils supposent l'existence d'une communauté de lecteurs connaissantbien la poésie et le programme de la Pléiade, d'un cercle d'humanistesfrançais et italiens. Cette épître contribue à souder son lectorat par lefait même qu'elle en dépend pour être comprise.

Ce travail comprendra trois volets. D'abord, une approche générique.Nous nous efforcerons de démontrer comment les Regrets se trouvent aucarrefour de trois traditions épistolaires, à savoir celle de l'épître en verslatine (tradition ovidienne et horatienne), celle de l'épître en vers fran-çais (tradition marotique), et celle de l'épître en prose, dite «familière»(tradition cicéronienne mais surtout pétrarquiste et érasmienne).Érasme fait de la lettre le plus souple de tous les genres, car elle n'estsoumise qu'à une seule exigence, s'adapter à son destinataire. D'où unetension propre à la lettre, et perceptible dès Pétrarque, entre la nécessitéd'être fidèle à soi-même et celle de plaire à son correspondant. L'écritureépistolaire impose à l'auteur un cadre de pensée en accord avec ce qu'ilest convenu d'appeler la mentalité de la Renaissance : l'écrivain doit sefaçonner et se métamorphoser continuellement en fonction de son des-tinataire16. L'écriture des Regrets a aussi un aspect professionnel, qu'ilimportera de souligner: à Rome, Du Bellay a exercé les fonctions desecrétaire, métier qui possédait sa propre tradition épistolaire ; la figuredu secrétaire apparaît comme thème dès le premier sonnet17.

Dans un deuxième temps, nous examinerons en détail en quoi consistele caractère épistolaire des Regrets. On verra que le rôle du secrétaire, quis'écrit en quelque sorte à lui-même, constitue le point de départ épisto-laire du recueil. Du Bellay fera du secrétaire, et donc de lui-même, unantipoète dont les activités professionnelles s'opposent catégoriquementà la création poétique. L'adoption du genre humile, caractéristique dela lettre, permettra à Du Bellay d'introduire, dans le cadre formel du

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sonnet, une poétique de la prose différente du style de Ronsard. Il faudraensuite aborder le phénomène de la «destination». On se demanderad'abord comment les Regrets peuvent s'adresser à la fois à un lectoratrestreint et à un public général; de fait, le style simple des sonnetsdonne une impression de limpidité, mais il peut être aussi très allusif eténigmatique lorsqu'il transmet un message visant en priorité ses desti-nataires. Deuxièmement, il conviendra d'étudier la dynamique de larelation qui existe entre le « je » des sonnets et les destinataires : si Érasm.affirme que la lettre est essentiellement une réponse au destinataire, le« j e » du poète n'en disparaît pas pour autant. Les personnes à quis'adressent les Regrets sont présentes dans les sonnets à différents degrés :certaines n'ont apparemment que l'épaisseur de leur nom, alors qued'autres informent profondément ces poèmes. Mais les Regrets sont,avant tout, un portrait du poète : en comprenant mieux à qui Du Bellayparle, nous cernerons beaucoup mieux qui il est.

Dans un troisième temps, on examinera comment les Regrets nouslivrent, en quelque sorte, les traces d'une communauté littéraire et poli-tique, d'une multitude de communautés. Leur existence est confirméepar un autre recueil de sonnets, celui des Souspirs d'Olivier de Magny,qui partage avec les Regrets un grand nombre de destinataires communs.Ces deux recueils, œuvres de deux secrétaires-poètes, entretiennent desrapports inégaux, car si Magny rend abondamment hommage à DuBellay, celui-ci s'adresse rarement à lui. Enfin, dans un sonnet adressé àl'évêque Pierre Du Val, Du Bellay fait part de son intention de « chanterde Dieu » et annonce ainsi une poésie essentiellement religieuse.

En fin de compte, une approche épistolaire des Regrets révèle unealliance de la poésie et de l'histoire qu'on ne soupçonnait pas chez notrepoète. Comme l'affirme Kafka, la lettre est un « commerce avec les fan-tômes» qui «a apporté [...] un terrible désordre des âmes», et ce sontjustement les dimensions de ce « désordre » poétique et spirituel que nousentendons analyser.

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CHAPITRE I

Nature et statutde l'art épistolaire en France

On ne s'écrit pas parce que l'on a quelque chose à dire, mais l'ons'écrit quelque chose parce que l'on veut maintenir un certaintype de relation.

Roger DUCHÊNE, « Du destinataire au public »

FIN DE CERNER le caractère épistolaire des Regrets, ilest essentiel, d'une part, de montrer qu'ils sont tributaires de trois tradi-tions épistolaires et, d'autre part, d'expliciter le statut d'un tel recueil àl'époque où Du Bellay écrivait, et d'évaluer l'influence de ses activitésprofessionnelles à Rome. On abordera les questions d'ordre génériqueavant celles d'ordre professionnel. Trois chemins épistolaires mènent aucarrefour des Regrets : celui de l'épître en prose, autrement dit la « lettrefamilière », et celui, double, de l'épître en vers, selon qu'elle se rattache àla tradition latine ou vernaculaire. Enfin, l'histoire de l'épître en Francene pourra être comprise sans référence à l'évolution de ce genre en Italie,qu'elle reproduit environ un siècle plus tard1 ; en effet, les principauxmanuels sur l'art d'être secrétaire et d'écrire des lettres sont de prove-nance italienne, ou simplement traduits ou plagiés en français.

La lettre en prose

La dette de la lettre française envers la lettre italienne est reconnue trèstôt, dans l'introduction de l'un des premiers recueils de lettres publiésau xvie siècle en France, les Lettres missives et familières d'Estienne du

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Tronchet (itfy)2. Posant l'écriture comme fondement de toutes les acti-vités humaines, Du Tronchet cite toutes les nations qui se sont déjàessayées au genre de la lettre et qui en ont réuni les meilleurs exemplesdans des recueils destinés à les immortaliser. De tels efforts font singu-lièrement défaut en France :

Ce que ie ne puis receuoir de nous, que d'vne pure négligence, & d'vnediffidence que nous auons de nous-mesmes, sinon qu'ils voulussent direqu'il ny a pas longtemps que nostre langue Françoise commance de pullu-ler, & depuis qu'elle est entrée à se congnoistre, prenant quelque plusgratieux air, de mitiguer sa dureté ancienne, comme si nous venons àfueilleter les liures & expéditions de noz modernes prédécesseurs, sans cou-rir plus auant, nous trouuerons qu'elle est de beaucoup augmentée,singulièrement sur le butin qu'elle a faict au moyen de la curieuse &louable couersation de ses voisines, mesmement sur l'Italienne, qui sansnulle double luy a faict heureuse part de son bien, (sans pagination)

La confection et la publication d'un recueil de lettres françaises pendantla Renaissance sont ainsi étroitement liées à la prise de conscience del'importance du vernaculaire ; il est nécessaire de le faire maintenantque la langue française « commance de pulluler », afin de favoriser sondéveloppement et « de mitiguer sa dureté ancienne3 ». Il convient d'ob-server que le recueil de lettres de Du Tronchet ne différencie pas leslettres « authentiques », c'est-à-dire celles qui ont été réellement envoyées,des lettres fictives : son livre renferme des modèles, des lettres fictives etdes lettres traduites de l'italien, souvent de l'Arétin dont la correspon-dance avait paru en I5374.

C'est Estienne Pasquier qui, en 1586, revendique le titre de gloired'avoir été le premier à publier un recueil de correspondance5, quoiqueses Lettres ne soient pas non plus une correspondance au sens strict,offrant plutôt un ensemble de réflexions sur des questions d'ordre poli-tique, moral et littéraire. À l'instar de son prédécesseur, il présente sonprojet comme une tentative d'illustration de la langue française; lesFrançais sont les derniers à pratiquer la lettre familière, affirme-t-il, maisnon sans autosatisfaction car c'est un genre humble6. Malgré ces débutshardis, la prose épistolaire d'art en France doit attendre le xviie sièclepour connaître son essor, en 1624 avec la publication de la correspon-dance de Guez de Balzac, mais surtout vers 1650-16607. L'on considèrequ'elle ne devient un genre autonome qu'au milieu du xviie siècle8. Le

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N A T U R E ET STATUT DE L'ART É P I S T O L A I R E EN F R A N C E • 19

public auquel les lettres sont destinées évolue aussi avec le temps. Auxvie siècle, la lettre, rédigée presque exclusivement en latin, ne vise queles doctes et joue un rôle essentiel en cimentant les relations entre lesmembres de la communauté humaniste internationale; mais au xvne

elle devient « l'un des modes d'expression les plus pratiqués9 ».Les manuels français d'art épistolaire ont autant de retard que les

correspondances littéraires. Le premier à être publié au xvie siècle estprobablement Le stile et manière de composer, dicter et escrire toute sorted'épistre ou lettres missives, ouvrage anonyme, qui paraît à Lyon en 155310.Le premier manuel français à porter le titre « secrétaire », si typique desouvrages italiens, paraît in 1588n : or ce Secrétaire de Gabriel Chappuyss'avère être une traduction remaniée du premier « secrétaire » italien, leSecretario de Francesco Sansovino (1567). En somme, à l'époque où DuBellay compose la Deffence et illustration de la langue franco)>se, la lettrefrançaise inspirée du modèle antique n'est qu'une velléité.

L'histoire de la lettre depuis l'Antiquité jusqu'à Pétrarque

Ce survol très bref de l'histoire de la lettre en France nous oblige àrevenir aux sources pour découvrir en vérité ce qu'est une lettre et quel-les règles la gouvernent. Le premier traité à faire autorité en la matière,Le stile et manière de composer, est faussement attribué à Démétrios dePhalère12. Seule une infime partie du traité (§ 223-235) est consacrée à lalettre, mais les définitions qu'il donne des paramètres de la lettre serontreprises inlassablement, directement ou indirectement, dans les manuelsépistolaires de la Renaissance13 et elles fourniront le premier modèlepour les Regrets.

Comme son titre l'indique, l'ouvrage dit de Démétrios aborde laquestion du style de la lettre ; il doit être sans artifice et, précise l'auteurà la fin de son exposé, il consiste en un mélange du gracieux et dusimple (§ 235). Le traité développe ensuite un aspect du style fondamen-tal pour l'évolution du genre épistolaire en précisant la nature du rap-port entre la lettre et le discours parlé: selon le pseudo-Démétrios, lalettre n'est pas une reproduction fidèle de la parole, car elle doit être«un peu plus apprêtée» (§ 224). Elle constitue, en effet, une espèce dedon qu'on envoie au destinataire (§ 224) « en témoignage d'amitié »(§ 231). Le rédacteur de la lettre doit donc éviter les sujets subtils et lespériodes complexes (§ 229), jugés inconvenants; en outre, la longueur

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2O • LES LETTRES R O M A I N E S DE DU B E L L A Y

de la lettre doit être «modérée» (§ 228). Le pseudo-Démétrios élimineainsi de prétendues lettres de Platon et de Thucydide qui sont en réalitédes traités (§ 228). Il faut néanmoins retenir que, malgré ces contrain-tes, « la composition doit être plutôt libre » (§ 229) et que la lettre n'im-pose pas le style familier comme seule possibilité14.

Enfin, le traité ne manque pas d'aborder la question des rapportsentre l'auteur, le contenu de la lettre et le destinataire : le pseudo-Démé-trios affirme qu'«il faut tenir compte du personnage à qui l'on écrit»(§ 234). En même temps, cependant, il insiste longuement sur l'adéqua-tion entre l'expéditeur et son discours :

La lettre doit faire une large place à l'expression des caractères, commed'ailleurs le dialogue. Car c'est presque l'image de son âme que chacun tracedans une lettre. S'il est possible que toute autre espèce de texte laisse voir lecaractère de son auteur, on ne le voit nulle part aussi bien que dans unelettre. (§ 227)

Ainsi, image de l'âme de son auteur, la lettre est le genre personnel parexcellence. Le conflit évident entre l'exigence d'autoexpression et lanécessité d'adaptation de la lettre à son destinataire sera déterminantpour la pratique épistolaire tout au long de son histoire ; cela vaut plusparticulièrement à l'époque de la Renaissance où les penseurs, surtoutles anticicéroniens, se préoccupent beaucoup de la présence du moi del'auteur dans l'écrit15. Dans la rhétorique de la Renaissance, cette mani-festation du caractère de l'auteur sera connue sous le terme de Vindoles.

L'œuvre de Cicéron a eu une influence déterminante sur l'histoire de lalettre à l'époque moderne. Non seulement la correspondance de Cicérona été le grand modèle pour la pratique de la lettre humaniste, mais sesréflexions sur l'art oratoire dans l'Orator, en particulier son traitement du« genre bas » ou genus humile ont défini le style et pour ainsi dire le com-portement épistolaires. Tout d'abord, par sa dérivation du mot humussignifiant la terre, le style humilis ou simple « se tient au ras du sol »,selon la traduction d'Albert Yon (p. 27)16. C'est donc un style qui se veuthumble et proche du ton de la conversation : « Summissus est et humilis,consuetudinem imitans [...]» (§ 76). [«Il n'élève pas le ton et se tientau ras du sol, se modelant sur l'usage. »] Cicéron souligne, pourtant, dèsle début de ['Orator, que le genus humile, apparemment sans art ni affec-tation, est loin d'être le degré zéro de l'éloquence (« ab indisertis re plusquam opinione differens» [«plus différent dans la réalité de l'absence

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N A T U R E ET STATUT DE L 'ART É P I S T O L A I R E EN F R A N C E • 21

d'éloquence qu'il n'en donne l'impression»]) et se caractérise par un artsubtil qu'en réalité il est difficile d'imiter :

Itaque eum qui audiunt, quamuis ipsi infantes sint, tamen illo modoconfidunt se posse dicere. Nam orationis subtilitas imitabilis illa quidemuidetur esse existimanti, sed nihil est experienti minus. (§ 76)

[C'est pourquoi ceux qui l'entendent, si incapables qu'ils soient eux-mêmesde parler, se figurent néanmoins qu'ils peuvent le faire de cette façon-là.Car la précision de ce style paraît inimitable, au moins à en juger, mais rienn'est moins vrai quand on s'y essaye.]

Une clé de ce style simple est sa subtilitas, mot dont la significationprovient d'une métaphore du langage des tisserands ; subtilitas implique«un tissu fin et serré, d'où la rigueur et la précision17».

Affranchi de toutes les règles gouvernant le rythme, ce style est appeléen latin oratio soluta, ou prose simple. Selon Cicéron, il n'a pas destructure périodique proprement dite ; l'agencement des mots, la struc-ture de la phrase doivent témoigner d'une certaine négligence qui nedéplaît pas aux lecteurs qui préfèrent les actes aux mots (« non ingratamnegligentiam de re hominis magis quam de uerbis laborantis », § 77[«préoccupé des choses plus que des mots»]). En outre, un peu plusloin, il précise que cet agencement contribue à créer un style « coupé »,« haché », qui résulte d'un effort raisonné pour donner une impressiond'insouciance18. C'est le principe d'une neglegentia diligem: «Illa enimipsa contracta et minuta non neglegenter tractanda sunt, sed quasdametiam neglegentia est diligens » (§ 78). [« Car même ces phrases resserréeset hachées ne doivent pas être traitées avec négligence, mais il y a aussiune certaine négligence diligente.»] Néanmoins, comme les femmessimples qui ont du charme, ce style précis (subtilis oratio) ne cherche pasà attirer l'attention et plaît sans ornement19. Le concept d'art discret,caché, sera d'une importance capitale dans l'écriture à la Renaissance,ainsi que chez Du Bellay qui cherche à composer «soit une prose enryme, ou une ryme en prose » (R 2, v. 10) et semble adopter le genushumile — un style néanmoins très travaillé puisqu'un autre « en vaintravaillera, me voulant imiter» (v. 14). L'impact culturel considérable duconcept de l'art discret est d'ailleurs encore perceptible de nos jours.

La subtilitas, ou la précision, s'accompagne de Velegantia, la pureté. Lestyle simple doit être pur et net (« sermo [...] dilucide planeque dicetur »,

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AGMV Marquis

M E M B E R 0 F S C A B K I N I M E D I A

Québec, Canada2001

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