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Fondateurs : Jacques Decour (1910-1942), fusillé par les nazis, et Jean Paulhan (1884-1968). Directeurs : Aragon (1953-1972), Jean Ristat. Les Lettres françaises du 7 octobre 2006. Nouvelle série n° 30. Un entretien avec Jean Ferrat (suite) DOSSIER Rétif de la Bretonne avec une nouvelle inédite Julien Blaine fait ses adieux à la performance JULIEN BLAINE

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Page 1: Les Lettres françaises du 7 octobre 2006. Nouvelle série n ... · tote ou de Fichte. Elle montre, à la suite de Pierre-Franklin Ta-varès, que Hegel avait lu l’abbé Grégoire,

Fondateurs : Jacques Decour (1910-1942), fusillé par les nazis, et Jean Paulhan (1884-1968). Directeurs : Aragon (1953-1972), Jean Ristat.

Les Lettres françaises du 7 octobre 2006. Nouvelle série n° 30.

Un entretien avec Jean Ferrat (suite)

DOSSIER

Rétif de la Bretonneavec une nouvelle inédite

Julien Blaine fait ses adieux à la performance

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Page 2: Les Lettres françaises du 7 octobre 2006. Nouvelle série n ... · tote ou de Fichte. Elle montre, à la suite de Pierre-Franklin Ta-varès, que Hegel avait lu l’abbé Grégoire,

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SOMMAIRE

Les Lettres françaises, foliotées de I à XVI dans l’Humanité du 7 octobre 2006. Fondateurs : Jacques Decour, fusillé par les nazis, et Jean Paulhan.Directeurs : Aragon puis Jean Ristat.Directeur : Jean Ristat.Rédacteur en chef : Jean-Pierre Han.Responsables de rubrique : Gérard-Georges Lemaire (arts), Claude Schopp (cinéma), Franck Delorieux (lettres), Claude Glayman (musique), Jean-Pierre Han (spectacles), Jean Ristat (savoirs).Conception graphique : Mustapha Boutadjine.Correspondants : Gerhard Jacquet (Marseille), Marc Sagaert (Mexique)Fernando Toledo (Colombie), Olivier Sécardin (USA), Marco Filoni (Italie), Gavin Bowd (Écosse), Rachid Mokhtari (Algérie).32, rue Jean-Jaurès, 93928 Saint-Denis CEDEX.Téléphone : (33) 01 49 22 74 09. Fax : 01 49 22 72 51. E-mail : [email protected] Les Lettres françaises, tous droits réservés. La rédaction décline toute responsabilité quant aux manuscrits qui lui sont envoyés.

Retrouvez les Lettres françaises le premier samedi de chaque mois.Prochain numéro : le 4 novembre 2006.

Jean Ristat : Éditorial. Page II

DDOOSSSSIIEERRPierre Testud : Présence de Rétif de la Bretonne. Page IIIJean-Claude Bonnet : Le « griffon » en l’île. Page IVCyril Le Meur : Sade et Rétif, fortunes diverses. Page VJean-Claude Hauc : L’aigle et le hibou. Page VRétif de la Bretonne : Courgillière qui attend son uniqueamant à 60 ans. Page VI

Julien Blaine et Franck Delorieux : Julien Blaine et « papa Apollon ». Page VIIClaude Schopp : Une vie fertile en incidents. Page VIIJulien Doussinault : Hélène Bessette : mi-dieu, mi-maître.Page VIIIGérard-Georges Lemaire : Shelley, un poète ennemi de Dieu. Page VIIIJean-Pierre Han : L’année Beckett selon Federman. Page VIIIFrançoise Hàn : Voix d’ailleurs (Chronique). page IXAnnabelle Canastra : Un voyage intérieur. Page IXFrançois Eychart : De la France de Louis XVI à celle de J. Chirac. Page IXMichel Onfray : Quand l’homophobe ravit l’homosexuel(Chronique). Page XFrédéric Gros : La psychanalyse comme résistance politiqueà la gestion de l’intime : l’affaire des psychothérapies. Page XBaptiste Eychart : Un engagement révolutionnaire au cœur de l’empire américain. Page XJean-Luc Chalumeau : Pourquoi le flop de la collection Pinault à Venise ? Page XIGérard-Georges Lemaire : Du Titien ou de l’esthétiqueconjointe du pouvoir et de la séduction. Page XIGiorgio Podestà : L’art dans la tourmente de l’histoire. page XIGianni Burattoni et Franck Delorieux :Vaches et silicone (Chronique). Page XIIJustine Lacoste : Les instabilisations de Jack Vanarsky. Page XIIAurélie Serfaty-Bercoff : La côte d’Ivan Messac. Page XIIClaude Schopp : Chronique d’un cinémateur. Page XIIIGaël Pasquier : Projection de fantasmes. Page XIIIJosé Moure : Quand l’humain ne va pas de soi... Page XIIIFrançois Eychart : Les cinéastes américains dans le piège du maccarthysme. Page XIVJean-Pierre Han : Cet art qu’aimait tant Antoine Vitez...Page XIVJean-Pierre Han : Conte de fées. Page XIVJean Marc Desbois : Merci Monsieur Reggiani. Page XVGérard-Georges Lemaire : La poésie tanguera de Jorge Luis Borges. Page XVAlberto Bevilacqua : Il y a des chansons... Page XVChristophe Girard : La joie de vivre, la liberté. Page XVJean Ferrat, Jean Ristat, Franck Delorieux (II) :Conversation à Antraigues avec la montagne pour témoin.Page XVI

ÉDITORIAL

Une autre lecture de la philosophiedes Lumières

Par Jean Ristat

Michel Surya, philosophe, écrivain, est aussi le directeurde la collection et de la revue Lignes. Il y conduit untravail important, rigoureux, avec une ténacité et un

courage qu’il faut saluer. Lignes s’écrit au pluriel : on y trouveaussi bien des ouvrages de Roger Laporte, Bernard Noël ouPierre Guyotat que les écrits de Félix Guattari pour l’Anti-Œdipe, de Georges Bataille sur la sociologie du monde contem-porain, ou le livre de Stéphane Nadaud, l’Homoparentalité horsla loi. Sa revue est un lieu irremplaçable de débats et de réflexion.Il vient de faire paraître ce mois-ci un texte inédit de Paule Thé-venin, l’éditrice des œuvres complètes d’Artaud, Antonin Ar-thaud, fin de l’ère chrétienne. Je rendrai compte, dans notre pro-chaine livraison, de cette contribution capitale à l’écriture, tou-jours à venir, de l’histoire du surréalisme. Mais, aujourd’hui, jevoudrais attirer l’attention sur l’essai de Susan Buck-Morss, He-gel et Haïti. Le titre est un peu mystérieux. Quel rapport l’auteurde la Phénoménologie de l’esprit, rédigée à Iéna entre 1803et 1806, peut-il bien entretenir avec Haïti ? Le propos de SusanBuck-Morrs est de montrer que la philosophie des Lumièresporte en elle une contradiction : d’un côté, elle proclame la li-berté; de l’autre, elle s’accommode fort bien d’une économie co-loniale basée sur l’esclavage. Rousseau s’écrie : « L’homme estné libre et pourtant il est dans les fers », mais il ne pouvait pas« ne pas savoir qu’il est des boudoirs parisiens où l’on s’amuseindistinctement d’un singe ou d’un “négrillon” » (Louis Sala-Molins). J’ai pris l’exemple de Rousseau, mais c’est la Révolu-tion française qui est ici mise en examen, si j’ose dire. La libertéuniverselle est une belle idée et l’abolition de l’esclavage resteune métaphore si la thèse de notre auteur veut que là commeailleurs il y ait une différence entre la théorie et la pratique.L’abolition de l’esclavage, réelle et non en paroles ou en discours,ne peut être que le fait des esclaves eux-mêmes. D’où l’impor-tance de la révolte des esclaves de Saint-Domingue, « essentiellepour toute tentative d’interprétation de la Révolution françaiseet de ses suites ». Ce sont les « jacobins noirs » qui ont mis enœuvre les principes des Lumières à Saint-Domingue en renver-sant la classe dirigeante. On se souvient peut-être que Hegel a développé dans la Phé-noménologie de l’esprit l’idée de la lutte à mort entre le maîtreet l’esclave, une dialectique du maître et de l’esclave que Marx,dès 1840, va utiliser comme une métaphore de la lutte des classes.Mais Haïti, dans cette affaire ? À aucun moment dans son grandouvrage Hegel ne parle de la Révolution française et de la révoltede la colonie française de Saint-Domingue en 1791. Il ne pou-vait pas ignorer qu’en 1794 la République française avait re-connu l’abolition de l’esclavage sur l’île. De 1794 à 1800, les an-ciens esclaves, sous le commandement de Toussaint Louverture,vont lutter contre l’invasion anglaise et triompher de l’arméebritannique.

En 1801, Toussaint Louverture devient gouverneur deSaint-Domingue et rédige une Constitution. « Les esclaves ob-tinrent par la force leur reconnaissance par les Blancs d’Eu-rope et d’Amérique. »

Revenons à la Phénoménologie de l’esprit, écrite au mo-ment où naît la nation haïtienne et publiée en 1807, année del’abolition en Angleterre du commerce des esclaves.

Mme Susan Buck-Morss s’interroge : d’où l’idée hégélienned’une relation entre maîtrise et servitude naquit-elle ? On de-vine qu’elle va réfuter la conception de l’histoire officielle de laphilosophie selon laquelle Hegel va s’inspirer des écrits d’Aris-tote ou de Fichte. Elle montre, à la suite de Pierre-Franklin Ta-varès, que Hegel avait lu l’abbé Grégoire, le plus ardent défen-seur de Haïti. Mais elle va plus loin, en suggérant que l’idée dela dialectique du maître et de l’esclave a pu éclore à Iéna,entre 1803 et 1805, à la lecture des revues et des journaux del’époque. Elle fut élaborée délibérément dans ce contexte.

Cette affaire, telle que je la rapporte, pourrait en effet n’in-téresser que les spécialistes et les érudits. Il faut donc la situerdans le propos général de l’auteur. La dialectique du maîtreet de l’esclave n’est pas une question abstraite, théorique : elles’inscrit dans la réalité, celle du soulèvement des esclaves deSaint-Domingue. Hegel « a rendu le rationnel réel ». Dans lapériode qui va suivre, Hegel va abandonner ses positions ré-volutionnaires et développer des théories eurocentristes,conservatrices, racistes, allant jusqu’à évoquer l’Afriquecomme une « terre d’enfants » traversée « de barbarie et desauvagerie ». Il écrira par exemple que « la servitude et la ty-rannie sont dans l’histoire des peuples un degré nécessaire ».

Il y a eu dans la pensée de Hegel un moment de lucidité, ditSusan Buck-Mons : « Il arracha la philosophie des confins dela théorie pour en faire un commentaire de l’histoire dumonde. » Elle a raison de souligner que Hegel est allé bien au-delà du discours philosophique traditionnel de l’époque, à sa-voir l’opposition de l’esclavage à un mythique état de nature,en le remplaçant par la lutte des esclaves contre les maîtres.

Cet essai clair et riche en références dans son argumenta-tion donne à réfléchir sur les positions philosophiques, idéo-logiques de nos contemporains. Pouvons-nous encore penser,demande Susan Buck-Mons, nos passés occidentaux commedes constructions cohérentes de la liberté humaine ? Évidem-ment non. La méthode de travail de notre philosophe bous-cule les idées reçues en mettant en rapport des disciplines jus-qu’ici repliées sur leur seule spécialité. « Les barrières entre lesdisciplines permettent de reléguer à d’autres champs histo-riques les faits discordants. »

N’oublions pas, comme l’explique Michel Onfray dans sadernière publication, qu’il existe une autre philosophie desLumières : « Je tiens pour de plus intenses lumières souventoubliées, qui procèdent d’athées francs et directs, nets et pré-cis – de l’abbé Meslier à d’Holbach, en passant par La Met-trie et quelques autres. »

Susan Buck-Morss, Hegel et Haïti, 84 pages, 13 euros. Édition Lignes-Léo Scheer.Michel Onfray, la Puissance d’exister, 230 pages, 17,90 euros.Éditions Grasset.

RENDEZ-VOUS

Les Lettres françaises, en partenariat avec l’Union Locale CGT

du 4e arrondissement, vous invitent à rencontrer le poète

Jean-Michel Espitallier

Mercredi 11 octobre 2006 à partir de 18 h 30

Union Locale CGT, 74, Quai de l’Hôtel-de-Ville, 75004 Paris

Erratum :La légende de l’œuvre originale de Sergio Birga a malencontreusement été omise dans le numéro précédent (page X) : Prima lyra, Sergio Birga, crayon sur papier.

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R É T I F D E L A B R E T O N N E

Présence de Rétif de la Bretonne

Àl’occasion du bicentenaire de sa mort, Nicolas Rétif dela Bretonne (1734-1806) est une fois de plus dans l’ac-tualité. Une grande exposition lui a été consacrée cet été

à Auxerre, donnant à voir manuscrits, éditions originales, gra-vures de Binet, dans une mise en espace à la fois pédagogiqueet spectaculaire. Cette même exposition sera présentée à Troyesen novembre et décembre. D’autres manifestations (colloque,conférences notamment) ont dignement commémoré l’auteurd’une œuvre foisonnante et singulière.

Rétif est né à Sacy, petit village de Bourgogne proched’Auxerre, dans une famille nombreuse dont le patriarche étaitsuffisamment éclairé, pour se soucier de l’ins-truction de ce fils. À dix-sept ans, Nicolas futmis en apprentissage chez le maître impri-meur d’Auxerre. Quatre ans plus tard, il de-vint compagnon imprimeur et quitta alors laprovince pour Paris, où les possibilités de tra-vail étaient beaucoup plus nombreuses. De-venu parisien à vingt et un ans, il le resta, et nefit plus ensuite que quelques séjours dans sonpays natal. Mais son enfance et son adoles-cence bourguignonne marqueront à jamais sacréation littéraire.

Travailler au milieu des livres et contri-buer à leur fabrication déterminèrent Rétif,au bout d’une dizaine d’années, à entrer luiaussi dans la carrière littéraire. Hardiment, ilabandonna l’atelier d’imprimerie pour le ca-binet de l’écrivain, le plomb pour la plume. Etil réussira, avec des hauts et des bas, à vivre deses publications. Ce ne fut pas, cependant,sans garder le contact avec l’atelier, soit qu’ilparticipât à l’impression de ses ouvrages pouren diminuer les frais, soit même qu’il accep-tât quelques tâches ponctuelles chez un de sesanciens employeurs pour s’assurer quelquesressources d’appoint.

Il commença par écrire des romans dansle goût du temps : forme épistolaire, vernis an-glais, moralisme, tout cela est réuni dans sonpremier roman, dont le titre, la Famille ver-tueuse (1767), est significatif. L’on y discernedéjà, pourtant, une inspiration autobiogra-phique qui ne cessera ensuite de s’affirmer. Ilest impossible de rendre compte ici de la cin-quantaine de titres publiés par Rétif, totali-sant près de deux cents volumes, ni même deles citer tous. Il a écrit dans tous les domainesde la littérature : roman, nouvelles, théâtre,traités de réforme sociale, autobiographie. Iln’y a que la poésie qui soit absente de sonœuvre (encore qu’il ait glissé çà et là quelquespoèmes de jeunesse). La presse du tempsn’ignore pas ses premières productions. En1769, le Pornographe, où il propose une régle-mentation étatique de la prostitution, lui vaut d’être remarqué,ainsi que le Pied de Fanchette, roman alerte, d’inspiration pa-rodique, qui aura plusieurs rééditions au XVIIIe siècle. Maissa notoriété date vraiment du Paysan perverti (1775), romanépistolaire complété en 1784 par la Paysanne pervertie. Elle estensuite confortée par le succès de la Vie de mon père (1779) etplus encore par celui des Contemporaines, vaste recueil denouvelles dont les premiers volumes (il y en aura 42) paraissenten 1780. C’est du reste le récit court qui semble avoir le plustenté l’écrivain : il en a publié une soixantaine de volumes, sanscompter les nouvelles insérées dans divers ouvrages. Abon-dance due sans doute au goût de Rétif, mais aussi à la vogueque connaissait alors ce genre littéraire, à la suite du succès desContes moraux de Marmontel en 1761.

La période faste s’achève avec la Révolution. Le marché dulivre s’effondre. La suppression des corporations permet certesà Rétif d’acquérir une petite presse et de reprendre, pour soncompte, son premier métier, mais c’est dans les pires condi-tions : matériel de fortune, manque de papier, public plus at-tiré par les journaux, libelles, pièces de théâtre militantes quepar la littérature. Avec ténacité, Rétif imprime chez lui ses ma-nuscrits, et non des moindres, puisque parmi eux se trouveMonsieur Nicolas, l’autobiographie commencée en 1783, ache-vée pour l’essentiel avant la Révolution, mais dont l’impres-sion des 4 000 pages durera jusqu’en 1797.

Rétif occupe une place à part dans la vie littéraire de sontemps. À la différence de nombreux écrivains de l’Ancien Ré-

gime, il ne fit partie d’aucune académie, ne bénéficia d’aucunepension, d’aucune protection aristocratique (sauf à la fin de savie, où il fut soutenu intellectuellement et matériellement parFanny de Beauharnais). On ne peut pour autant le ranger dansce que les historiens modernes appellent la bohème littéraire :son travail d’écrivain ne dépendit jamais de commandes de li-braires, ne s’abaissa jamais à des tâches médiocres pour sur-vivre. Il ne fut pas non plus un solitaire, malgré ce qu’il appe-lait lui-même sa « sauvagerie » : il fut en relation avec d’autresécrivains, tels Louis-Sébastien Mercier, Beaumarchais, Gri-mod de La Reynière, avec des acteurs du Théâtre-Italien et des

personnages importants. Il y a eu chez lui une double postula-tion : d’un côté, un désir d’honorabilité, d’intégration dans larépublique des Lettres, de l’autre, un souci de cultiver sa sin-gularité. Le génie littéraire de Rétif a été de comprendre queses origines paysannes et son expérience du monde ouvrier luidonnaient le privilège de faire une œuvre différente, et d’accé-der un jour, par cette différence même, au statut d’écrivain re-connu. Par ses sujets, ses personnages, et surtout par sa rela-tion au monde concret, son œuvre se distingue en effet. Nonque Rétif ait eu une ambition réaliste comme celle d’un Balzacau siècle suivant, mais en établissant un lien immédiat (sans lamédiation de codes et conventions littéraires) entre la vie etl’écriture (« Je suis un livre vivant », dit-il), il ouvrait son œuvreà une présence très forte du monde réel, jusque dans ses aspectsles plus triviaux.

Mais l’intérêt de son œuvre excède le domaine romanesque.Rétif appartient pleinement au siècle des Lumières. Dans l’ex-pression triomphante de la philosophie, en cette deuxième moi-tié du XVIIIe siècle, il a tenu à faire entendre sa voix. Celle d’unréformateur soucieux de proposer des solutions aux problèmesde société de l’époque : la prostitution (le Pornographe), le sta-tut des comédiens (la Mimographe, 1770), la place de la femmedans la société (les Gynographes, 1776), la législation (le Thes-mographe, 1789) ; dans l’Andrographe (1782), il eut une am-bition plus grande : « opérer une réforme générale des mœurset par elle le bonheur du genre humain » ; dans cet ouvrage mé-connu, il expose les points essentiels de sa pensée politique et

sociale, fondée sur les principes de l’égalité et de la solidarité.Ici le réformiste s’engage dans l’utopie, comme l’année précé-dente dans la Découverte australe.

Rétif n’a rencontré aucun des grands penseurs des Lu-mières, mais ils sont bel et bien présents dans ses écrits, impli-citement le plus souvent. On trouvera les idées philosophiquesde Rétif dans plusieurs de ses ouvrages, où le didactisme n’estjamais loin du romanesque, mais principalement dans la Phi-losophie de Monsieur Nicolas, qu’il a imprimée en annexe deson autobiographie. Son rapport avec les idées des Lumièresest riche et complexe. Avec Voltaire, il partage un antichris-

tianisme radical, le désir de promouvoir unenouvelle religion au service de l’ordre et del’harmonie sociale, la haine du fanatisme et del’obscurantisme. Son déisme, appuyé sur unecosmogonie vitaliste et sexualisée, obéissant àdes lois cycliques, s’oppose certes à celui deVoltaire, issu d’une vision fixiste de l’univers.Mais sur la tolérance, le respect de la dignitéhumaine, le combat contre la superstition, lesdeux hommes sont à l’unisson. Bien qu’il aitignoré, comme tous ses contemporains, lesœuvres philosophiques majeures de Diderot(publiées seulement après la Révolution), il lesrejoint sur bien des aspects. La condamnationdu puritanisme, la revendication d’une libresexualité comme facteur d’épanouissement, leprincipe de l’analogie comme méthode de ré-flexion, la conception d’une morale fondée surdes critères sociaux et non sur des valeurs ab-solues (et judéo-chrétiennes), un vitalisme ins-piré par une vision transformiste pré-lamarc-kienne, tout cela est commun à Rétif et à Di-derot. Seul les sépare la question del’athéisme : Rétif n’a cessé de combattre lesathées. De Rousseau, dont le prestige littéraireest immense en cette deuxième moitié dusiècle, il se sent proche, et en même tempsécrasé par lui. Il n’y a guère que l’Émile contrelequel il manifeste son désaccord. Il fait par-fois la fine bouche devant les Confessions(dont les six premiers livres paraissent en1782), qui lui ouvrent cependant la voie de sapropre autobiographie (les premières pages deMonsieur Nicolas sont écrites en 1783). Etl’enjeu est bien le même : éclairer les profon-deurs secrètes de l’être, « débrouiller l’incon-cevable labyrinthe du cœur humain », selonl’expression de Rétif.

Il convient enfin d’accorder à Rétif uneplace éminente dans l’histoire littéraire. Peuà peu s’est affirmée chez lui une liberté d’écri-ture qui en fait un éclaireur de notre moder-nité. Cette liberté, il ne faut pas la chercher ducôté du libertinage : Rétif en ce domaine reste

bien en dessous d’un Duclos, d’un Crébillon fils ou d’un La-clos. Sa liberté d’écriture s’exprime sur le plan plus général dela création littéraire elle-même. Il a su, parce qu’il ne s’était ja-mais assujetti au carcan de l’académisme, s’engager sur lesvoies d’une littérature affranchie des conventions, de l’esthé-tique des « belles-lettres », et brouiller les frontières entre lesgenres. Pour en juger, il faut lire le Drame de la vie (1793), énor-mité théâtrale fascinante et injouable, les Nuits de Paris (1788),œuvre baroque en forme de puzzle, enchevêtrement de courtsrécits, de choses vues et de visions, et Monsieur Nicolas, la pre-mière autobiographie des temps modernes dans la mesure oùelle va plus loin que les Confessions dans l’aveu, dans la mi-nutie du récit. Elle s’appuie sur des cahiers intimes tenus de-puis la jeunesse, sur un journal (dont une partie vient d’êtreéditée). Rétif est le premier écrivain à avoir aussi continûmenttenu registre de sa vie. Notre époque, si friande d’autofictionsen tout genre, ne peut que reconnaître en Rétif le frère de tousles diaristes contemporains.

« On dévore Rétif », écrivait Dominique Aury en titre d’unarticle de la NRF, en octobre 1959. On le dévore plus encoreaujourd’hui, mais, près d’un demi-siècle plus tard, en lecteursmieux éclairés.

Pierre Testud

Nota : on trouvera sur le site http://www.retifdelabretonne.netune information abondante sur Rétif et son œuvre, ainsi que des données bibliographiques.

« On dévore Rétif », écrivait Dominique Aury. À l’occasion du bicentenaire de sa mort, réécoutons cette voix du siècle des Lumières, voix singulière certes, mais soucieuse de proposer,

dans son œuvre immense, des solutions aux problèmes sociaux de son époque.

DR

Gravure de Moreau le Jeune.

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R É T I F D E L A B R E T O N N E

BIBLIOGRAPHIE DES ŒUVRES DE NICOLAS RÉTIF DE LA BRETONNE EN LIBRAIRIE

Romans, tomes I et II, présenté par Pierre Testud, collection « Bouquins ». Éditions Robert Laffont, 2002.Tome I : le Pied de Fanchette ; le Paysan perverti ; les Contemporaines du commun.Tome II : la Vie de mon père ; la Femme de laboureur ; la Femme infidèle ;Ingénue Saxancour ; l’Épouse d’un homme veuf ; la Dernière Aventure d’un homme de quarante-cinq ans ; la Fille de mon hôtesse.

Monsieur Nicolas, Bibliothèque de La Pléiade, présenté par Pierre Testud.Éditions Gallimard, 1989.

Paris le jour, Paris la nuit, par Rétif de la Bretonne et Sébastien Mercier, collection « Bouquins ». Éditions Robert Laffont, 1990.

Le Ménage parisien, Éditions Garnier-Flammarion, 1998.

La Paysanne pervertie, Éditions Garnier-Flammarion, 2001.

Les Nuits de Paris, collection Folio, Éditions Gallimard, 1986.

Sara. Éditions Stock, 1984.

Le Curé patriote, Éditions Le Castor astral, 1991.

Le Pornographe ou la Prostitution réformée (théâtre).Éditions Mille et Une nuits, 2003.

L’anti-Justine, Éditions de la Musardine, 2003.

Mes inscriptions, suivi de Journal (1785-1789). Présenté par Pierre Testud, Éditions Manucius, 2006.

Journal d’une impardonnable folie. Éditions Déjoncquères, 2002.

Le «griffon» en l’îleD

epuis qu’il a accédé au Panthéon de la Pléiade avecl’édition de Monsieur Nicolas, Rétif de la Bretonne nesaurait être compté au nombre des «oubliés et dédai-

gnés» comme pouvait encore le déplorer Charles Monselet aumilieu du XIXe siècle. S’il est venu prendre sa place dans l’his-toire littéraire comme un auteur à part entière, Rétif n’en restepas moins un écrivain singulier dont l’œuvre est inclassable.L’image du «spectateur nocturne» sous laquelle aime à se pré-senter l’auteur des Nuits de Paris est venue, en effet, jeter un

peu plus le trouble sur une identité littéraire éminemment bi-zarre. Jean-Louis Barrault, qui avait commencé sa carrière eninterprétant le personnage poétique du mime Baptiste dans lesEnfants du paradis l’a terminée avec la Nuit de Varennes d’Et-tore Scolla où il incarne Rétif sous la forme étrange du fameux«hibou» : ce drôle d’oiseau est le parfait emblème d’une œuvrequi apparaît comme un monstre littéraire. Tout lecteur de Ré-tif ne peut qu’être subjugué par la vigueur indéniable quemontre l’écrivain dans le récit de son enfance paysanne entre

Sacy et Auxerre comme dans ses croquis parisiens qui com-posent un ensemble monumental, mais il est en même tempsfort perplexe devant une inspiration autobiographique proli-férante qui tient de la manie.

Cette saga qui se déploie de la Vie de mon pèreà Monsieur Ni-colas, est transposée au théâtre dans une pièce injouable en cinqtomes. Le principe et la genèse de cette somme autobiographiqueplutôt excentrique viennent d’être en quelque sorte dévoilés grâceà la publication récente de Mes inscriptions (1779-1785) et duJournal (1785-1789) : il convient de féliciter les éditions Manuciusd’avoir accueilli le beau travail de Pierre Testud . Ces textes allu-sifs et chiffrés présentent la forme originaire du légendaire réti-vien. Véritable archive du moi et par là carnets indispensables del’écrivain autobiographe, ils répondent à une passion commé-morative purement égotiste (c’est encore «À moi» que sera ex-clusivement dédié Monsieur Nicolas!). À treize ans le jeune Rétiftient déjà ses « tablettes » qui s’étoffent deux ans plus tard en « ca-hiers de memoranda ». Sa vie durant, l’écrivain aimera saisir surle champ, en les datant, des impressions et des anecdotes. Ses «dates » sont pour lui un «thermomètre moral» rendant compte deses joies et de ses douleurs. Aussi quand il lui arrive, par « inertie», de ne rien enregistrer comme entre 1755 et 1766, ce sont pourlui des « années de mort ». On peut s’étonner qu’il ait décidé unjour d’inscrire ses « dates » sur les pierres de l’île Saint-Louis. Pour-tant il n’est pas le seul écrivain de son temps à céder à ce goût del’inscription sur un support autre que la page. Chateaubriand rap-porte, dans l’Itinéraire de Paris à Jérusalem, que ne pouvant allervoir de près les pyramides, il chargea « M. Caffe d’écrire (s)onnom sur ces grands tombeaux ». Stendhal qui pratique si natu-rellement le cryptogramme, transcrit à l’ouverture de la Vie deHenry Brulard la formule qu’il vient d’inscrire sur la ceinture deson pantalon : « Je vais avoir la cinquantaine, ainsi abrégé pourn’être pas compris : J.vaisa voirla 5 ».

Par ses inscriptions, Rétif prétend s’approprier l’île Saint-Louis en en faisant une sorte de jardin de mémoire intime. Trèsvite repéré par cette activité suspecte, il est constamment insultépar les polissons, les porteurs d’eau et les cuisinières. On le sur-nomme le «griffon» (un animal composite et fabuleux), terme quiévoque surtout la graphomanie du «pauvre dateur» comme onle désigne aussi par compassion. Les inscriptions sont effacéespar la poussière puis ravivées par l’eau, ou bien disparaissent avecles pierres constamment remplacées car Paris est une sorte de nefArgo. Rétif se convainc alors, conformément au credo des Lu-mières, que l’écrit est le seul véritable monument et réserve dé-sormais ses dates à son journal. Celui qui fut, selon ses dires, si«malheureux en épouse», y fait sous une forme toujours aussiconcise et cryptée la liste de ses félicités érotiques (les «éjacula-tions en regardant» quelque «joli pied» ou «talon haut») et de sespetits ou grands bonheurs en amour (avec Sara, Victoria, etc.).Les devoirs de l’amitié ne sont pas oubliés dans ce décompteni les «plaisirs de l’esprit», c’est-à-dire l’achèvement des dif-férents ouvrages. Ce journal nous montre aussi, s’il en étaitbesoin, que loin d’être un «Rousseau du ruisseau» ou un«pauvre diable» de la bohème littéraire, Rétif est alors un écri-vain tout à fait reconnu et admis comme tel à la table deFanny de Beauharnais, de Grimod de la Reynière, de Beau-marchais où il rencontre Mercier, Fontanes, Joubert, La-lande, etc. Dans les dîners comme au théâtre se dessine le mi-lieu attachant des dernières années de l’Ancien Régime. Puisquelques mentions ayant trait aux premiers troubles de 1789viennent progressivement s’immiscer dans le Journal. Sou-haitons que Pierre Testud puisse publier les dernières annéesde celui-ci (1790-1796) afin de savoir si le grand événementrévolutionnaire, tellement commémoratif lui-même dans sonprincipe, vient alors faire effectivement concurrence aux«dates célèbres» du citoyen Rétif.

Jean-Claude Bonnet

DR

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R É T I F D E L A B R E T O N N E

L’aigle et le hibouUn autre regard sur le marquis de Sade et Rétif de la Bretonne

Le blason des Sade porte une étoile dehuit rais d’or chargée d’une aigleéployée. Et le marquis s’identifie volon-

tiers à ce volatile tutélaire : « L’aigle, Made-moiselle, est quelquefois obligé de quitter laseptième région du ciel… » (Lettre àMlle Rousset, 17 avril 1782).

Rétif quant à lui se compare au hibou. Oi-seau moins aristocratique que l’aigle, mais quirend compte à merveille de son tempéramentde veilleur de nuit, d’espion et de spectateurd’une époque troublée : « C’est pour vous,c’est pour vos enfants, que je me suis fait hi-bou ! Le froid, la neige, la pluie, rien ne m’ar-rêtait ; je voulais tout savoir, et j’ai… presquetout vu : car on ne saurait être partout… » (lesNuits de Paris).

Sade et Rétif. Deux drôles d’oiseaux en cestemps d’effervescence sociale et bientôt deconvulsion violente. Également deux des plusgrands prosateurs de ce crépuscule de l’ancienrégime dont chacun à sa manière a su peindrele caractère inouï.

Pourtant, les deux hommes qui ne se sontjamais rencontrés se sont toujours voué unehaine tenace.

C’est Rétif qui a ouvert les hostilités, dès1769, avec le Pied de Fanchette, dans lequel ilfustige le « grand seigneur méchant homme »impliqué dans l’affaire d’Arcueil qui avait dé-frayé la chronique l’année précédente. Rétifreviendra sur cet épisode scabreux de la vie dumarquis, auquel s’est entre-temps rajoutéel’agression contre les prostituées de Marseille(1772), dans les Nuits de Paris et Monsieur Ni-colas où il n’hésite pas à pimenter son récit

d’épisodes scandaleux entièrement imagi-naires : « On l’avait donc attachée sur la table,et le comte, faisant office de dissecteur, avaitexaminé toutes les parties du corps de la pa-tiente, annonçant à haute voix les résultats quedonnerait l’opération anatomique. La femmepoussait des cris terribles, et la compagnies’étant retirée pour éloigner les domestiquesavant de commencer la dissection, la malheu-reuse avait brisé ses liens et s’était enfuie parla fenêtre. Elle racontait qu’elle avait vu dansla salle où elle fut soumise à des expérienceschirurgicales trois corps humains… » (194e

nuit). On doit cependant noter ici à la déchargede Rétif la « médiatisation » de ces affaires quià l’époque avait fait de Sade le bouc émissaireparfait pour les pourfendeurs de la noblesse,le monstre capable de tous les vices.

Mais Rétif ne se contentera pas de stigma-tiser la vie privée du marquis. En 1790, à peinelibéré de prison, ce dernier s’était empressé depublier Justine, ou les malheurs de la vertu,puis la Philosophie dans le boudoir (1795) etla nouvelle Justine, suivie de l’histoire de Ju-liette (1797). L’année suivante, Rétif attaqueSade à propos de ces ouvrages. Ayant certai-nement eu vent du mépris où ce nouveauconfrère tient ses propres livres, il publiel’Anti-Justine dans lequel il prétend opposeraux récits cruels du marquis les voluptés in-cestueuses d’un père et de sa fille ! « Personnen’a été plus indigné que moi des sales ouvragesde l’infâme de Sade, écrit-il dans la préface ; cescélérat ne présente les délices de l’amour pourles hommes qu’accompagnés de tourments, dela mort même pour les femmes. Mon but est

de faire un livre plus savoureux que les siens,que les épouses pourront faire lire à leurs ma-ris, pour en être mieux servies […]. Puisse l’ou-vrage enchanteur que je publie faire tomber lessiens ! » Avec son aplomb habituel et saconception toute personnelle de la santé psy-chique (Rétif a toujours été un voyeur, un frô-leur et un fétichiste – songeons également quele personnage de Moresquin dans IngénueSaxancour, 1789, ne le cède en rien aux plusnoires figures du marquis), il entend élever l’in-ceste au rang d’une pratique innocente etdouce. Naïveté, quand tu nous tiens…

Sade, de son côté, n’a guère été tendre avecRétif. Le 24 novembre 1783, prisonnier audonjon de Vincennes, il écrit à sa femme char-gée de le pourvoir en ouvrages nouveaux :« Surtout n’achetez rien de Rétif, au nom deDieu ! C’est un auteur de Pont-Neuf et de bi-bliothèque bleue, dont il est inouï que vousayez imaginé de m’envoyer quelque chose ».Mais c’est surtout dans un petit texte intituléIdée sur les romans (1800), destiné à explorerce nouveau genre auquel le XVIIIe siècle a ap-porté ses premières lettres de noblesse, queSade exécute l’œuvre du hibou : « R(étif)inonde le public ; il lui faut une presse au che-vet de son lit ; heureusement que celle-ci touteseule gémira de ses terribles productions ; unstyle bas et rampant, des aventures dégoû-tantes, toujours puisées dans la mauvaise com-pagnie ; nul autre mérite, enfin, que celui de laprolixité… dont les seuls marchands de poivrele remercieront. » Et plus loin : « Si tu n’écriscomme R(étif) que ce que tout le monde sait,dusses-tu, comme lui, nous donner quatre

livres par mois, ce n’est pas la peine de prendrela plume ; personne ne te contraint au métierque tu fais. »

On le voit, même si Sade est injuste enversRétif, il se place toujours sur le seul plan litté-raire pour porter ses attaques. Grand styliste,notre marquis est rebuté par le langage sou-vent médiocre et embarrassé de Rétif et se ré-vèle incapable d’en percevoir la saveur popu-laire qui en fait le charme. Sans doute pour-rait-on évoquer ici une certaine jalousieréciproque chez ces deux auteurs qui, chacunà leur façon, s’efforcent de rendre compte dela fureur libérée en cette fin de siècle. Maisl’aristocrate réprouvé ne pouvait comprendreentièrement le graphomane réaliste aux ou-vrages aussi intimes que contradictoires.« Sade n’a pas de l’individu la conception naï-vement limitée à son propre moi, qui fut cellede Rétif de la Bretonne, écrivait MauriceHeine. Il a, sur cet ennemi personnel, l’avan-tage d’une culture philosophique, d’une maî-trise de soi que n’arrive pas à compenser la na-turelle et vagabonde sensibilité de l’auteur-personnage du Paysan perverti. Celui-ci semontre aussi généreux dans l’optimisme queSade dans le pessimisme. L’homme paraîtaussi naïvement bon à l’un qu’essentiellementmauvais à l’autre. »

Jean-Claude Hauc

Jean-Claude Hauc a publié récemment un roman, l’Indifférent, Cadex Éditions, et un essai, Voyage de Casanova à travers la Catalogne, le Roussillon et le Languedoc,Éditions Les Presses du Languedoc.

Sade et Rétif, fortunes diversesS

urtout ne pas revenir sur le dossier Sade, nisur l’érudition rétivienne. Rappeler que lesdeux hommes se connurent et se haïrent.

Leur style procède d’une coulée abondante, ai-sée, presque impudente. Le texte érotique est chezeux toujours antérieur à l’écriture, d’où cette vi-gueur insolite de la phrase, viril instrument d’unassaut permanent contre les pudeurs de la langue.

La différence de Sade c’est le crime ; mais s’ilen fait l’essence du libertinage, il le désigne tou-jours comme crime. De même, ses libertins sontexplicitement des scélérats profitant d’une impu-nité scandaleuse. Rétif chérit l’innocence et sesoucie de l’ordre public. Il est civique jusque dansles établissements de plaisir. Pour Gérard de Ner-val le fait est entendu : « En politique et en mo-rale, Rétif est tout simplement communiste ».

Si Rétif est très lu par peu de gens, Sade est sur-tout “ connu pour sa notoriété ”. À quoi bon lireintégralement Justine, Juliette et les 120 journées! Sade ne cache pas qu’il développe outrageuse-ment une seule et même équation, qu’il ne peint,dans des lieux stéréotypés, qu’un nombre limitéde personnages. Avec cela, il clôt l’horizon hu-main.

Rétif avale avec les yeux. Il examine des cen-taines de lieux, de visages, parle métiers, manieles coquines, soulève le toit des maisons et re-tourne le cuir des choses. Horizon illimité. Stylelarge, généreux, artériel, charriant il est vrai ungros déchet. C’est un réaliste. De Marivaux à Bal-zac, – siècle d’idées et de sentiments –, on comptepeu de ces observateurs qui tiennent la réalitépour quelque chose. Et la littérature pourquelque chose de la réalité. Rétif écrit les yeuxgrands ouverts, comme le hibou ; Sade écrit lesyeux fermés.

Rétif est athlétique, bourguignon, sensible. Ilaime l’amour, le corps des femmes, et même lesfemmes elles-mêmes. Une sorte de Guy Roux im-primeur et amateur de fesses. Scabreux parfois,doctrinaire jamais. Ce n’est pas lui qui imaginerait aller ex-pliquer la République aux sans-culottes ; d’où la faible estime

où le tiennent ceux qui allèrent expliquer la lutte des classesaux ouvriers de Billancourt.

Depuis Saint Genet, Saint Foucauld etquelques autres Bienheureux, la petite bour-geoisie intellectuelle s’est prise de passion pourles fous, les prisonniers, les drogués et sem-blables martyrs de l’ordre moral. Les pédophilesfurent un moment à la mode. Les tueurs étaientdes voleurs de feu. Que nous étions honteuxalors, enfants bien élevés de la ZUP, de n’avoirpas l’audace prométhéenne des héroïnomaneset des braqueurs !

Politique et sermonnaire, Sade fut l’idole de ceclergé freudo-marxiste. On aimait à se frotter leventre contre ce totem viril. Les gardes rouges duVe arrondissement retrouvèrent en lui leurs douxinstincts, que le mouvement ouvrier leur avaitd’abord commandé de mettre en veilleuse.

Sade et Rétif font partie de leur siècle philo-sophique ; ils en marquent les fondrières. Dide-rot plane au-dessus de ces enfants des secondesLumières. Comme Sade, Diderot ne se refusaitrien de ce que l’homme peut penser. Comme Ré-tif il n’admettait pas qu’on puisse penser contreune élémentaire décence sociale. Diderot avaitdit qu’on perdait ses préjugés avec son inno-cence ; les fakirs des années 60 ajoutèrent avecSade que l’innocence était le pire des préjugés.Tout se permettre, c’était la liberté, et la preuvede la liberté, c’était l’abomination.

Quelques communistes cédèrent à ce délired’autosuggestion. Admirèrent l’aristocrate quiachetait des mendiantes. Cette posture mon-daine eut des conséquences politiques.

Or le personnage le plus intéressant chezSade n’est pas le Libertin, c’est sa Victime. Cequi se passe dans la tête de cette blonde à la peaulaiteuse, le mystère de la passivité et l’immenseforce qui en sourd : voilà le thème sadien, quin’est pas le masochisme, et qui donne plus à pen-ser que le sadisme.

Cyril Le Meur

Auteur de Trésor des moralistes du XVIIIe.Éditions Le Temps de cerises, 2005.

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Gravure de Moreau le Jeune.

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R É T I F D E L A B R E T O N N E

Dans ce récit, écrit en 1792 (L’Année des dames nationales, vol. III, 120e Nationale, p. 881-888), Rétif donne une version abrégée d’un épisode de son autobiographie. Cette nouvelle n’a jamais été rééditée depuis 1793.

Courgillière qui attend son unique amant à 60 ans

Courgis n’est qu’un bourg, sur le revers d’une colline, àune lieue au sud de Chablis, trois d’Auxerre, trois deSacy et quarante-sept de Paris.

Jeannette Rousseau y est née le 19 décembre 1731. Elle eutpour qualités la beauté, la douceur, la pudicité, la raison, toutesles vertus de son sexe. Le jeune Bertro, frère puîné de vingt-cinqans du curé de Courgis, fut mis chez celui-ci à l’âge de treize ans.C’était un jeune homme ardent, dont les passions en avaientplus de vingt, mais dont la timidité n’en avait que neuf à dix.Depuis quelque temps, cet infortuné jeune homme se figuraitune fille différente de toutes celles qu’il avait encore vues, pourl’aimer, la chérir, en faire sa femme. Un jour de Pâques 1748,pendant grand-messe, la parure plus soignée des femmes ra-menait ses idées avec plus de force à son objet favori. Il venaitd’admirer la provocante Chevrier, la colorée Nolin, la svelteTaboué, la riante Adine, l’élégante Marguerite Pâris, déjà surle retour, et Mme Droinc, et sa belle-fille,depuis Mme Rousseau, et la dévote Pi-non, et la sérieuse Denêvre… quand en-fin il aperçut la modeste Jeannettes’avancer à la communion ! Elle les effa-çait toutes par la taille de nymphe et l’airnaïf de l’innocence. « Ah ! la voilà celleque j’imaginais (fut-il prêt à s’écrier), lavoilà celle que je demande ! » Depuis cetemps-là, Jeannette fut toujours présenteà son esprit.

Mlle Jeannette Rousseau était fille dunotaire. Elle était dans la première fraî-cheur de la jeunesse et de la beauté ; elleatteignait seize ans quatre mois. Lesconditions étaient égales, mais il existaitun obstacle terrible : le purisme outré dufrère aîné… Les regards de Bertro, fixéscontinuellement sur elle à l’église, éclai-rèrent bientôt Jeannette, malgré son in-nocence, sur les sentiments du jeunehomme. Elle en fut flattée ; cette âmenaïve et pure se dit en elle-même : « C’estle premier qui m’aime. Voilà mon époux,ou personne. » Ah ! pourquoi Bertro nele fut-il pas ? Mais sa timidité ne lui per-mit jamais de parler à Jeannette. Abrutipar une éducation janséniste, qui mettaitle mariage au rang des crimes, il concen-trait sa passion. Cependant des dévotesla devinèrent et en parlèrent à Margue-rite Pâris. Cette fille, nièce de l’anciencuré, avait de l’expérience. Pour s’assu-rer de la vérité, elle pria Jeannette de luiapporter quelque chose au presbytère, àune heure qu’elle fixa. Bertro était seul àla maison avec la gouvernante quandJeannette frappa. « C’est Mlle Rousseau,dit Marguerite, allez ouvrir. » Bertrorougit jusqu’aux oreilles ; il chancelait enmarchant, et quand Jeannette fut entrée,il disparut. « Est-ce que je lui fais peur ?dit la jeune beauté. – Oui, et très peur ! Ilvous craint autant qu’il vous aime. » En-suite, croyant que Bertro écouterait, ellelui raconta comment elle l’avait épié àl’église quand il allait sonner midi et com-ment elle avait observé qu’il se mettait toujours à genoux dansleur banc, et qu’il baisait la terre précisément à l’endroit où elleposait ses pieds. (Ici, Jeannette rougit à son tour prodigieuse-ment.) « Il prie ensuite tout haut, et comme sa prière est tou-jours la même, le verset du psaume Unam petii a Domino, quevoilà dans mon psautier, “ Je n’en demande qu’une au Sei-gneur ”, je crois que cette une, c’est vous. » Jeannette était siémue qu’elle fut obligée de s’asseoir. « Allons, du courage !continua la bonne Marguerite, croyant être entendue de Ber-tro, il faut avoir du caractère ! Je vois que vous vous aimez, etdeux cœurs qui s’aiment savent bien se retrouver ! » Elle enresta là, si persuadée d’avoir été comprise de Bertro qu’elle nelui en parla pas. Et cependant il ne l’a jamais su, si ce n’est en1788, âgé de cinquante-quatre ans !

Jeannette savait que Bertro devait quitter Courgis pourchercher un état. Ainsi, au bout de trois ans et demi, elle le vitpartir sans inquiétudes et sans explications. Pour ces dernières,

elle croyait que Marguerite les avait données. Elle attenditdonc constamment. Ce qui la confirma dans l’idée qu’il étaitinstruit, ce fut une lettre imprudente que Bertro écrivitd’Auxerre. Elle ne concevait rien à cette étourderie, mais ellefut par là même absolument persuadée que son mari (car enelle-même elle lui donna toujours ce nom) ne l’avait pas ou-bliée.

Un parti se présenta. C’était le jeune Droinc, frère de safuture belle-sœur. Tout convenait, la famille, la fortune, l’âge.Mlle Rousseau refusa. Ses parents lui représentèrent la nullitéde ses espérances relativement à Bertro, mauvais sujet, brouilléavec son frère pour différents écrits : des vers obscènes où ellen’était pas seule dénommée, une lettre aux molinistes, pour sejeter dans leurs bras, enfin l’épître rimée adressée à elle-même,production qui n’annonçait pas un talent très heureux. Lajeune personne répondit : « Tout ce que vous dites est juste.

Mais vous parlez du jeune Bertro comme d’un étranger, et moije n’en parle que comme d’un autre moi-même. » Elle déclarahautement qu’elle renonçait à tout établissement par mariage.

Cependant que faisait Bertro ? Il apprenait l’imprimerie àAuxerre. Il s’y occupait souvent de Jeannette, mais commetous les habitués des villes, en lui associant dans son cœur tousles objets séduisants qui se trouvaient à sa portée. À cetteépoque Jeannette vint à la ville avec sa mère et son frère. Elledésirait fort de voir Bertro, mais le jeune Rousseau fut le seulqui osa monter à l’imprimerie. Il y trouva un petit homme sale,mâchuré, doublement honteux de se montrer devant le frèrede sa maîtresse environné de ses maîtres aussi malpropres quelui. Rousseau ne resta pas longtemps avec Bertro, qui rougis-sait à chaque syllabe… « Ah ! si tu avais vu ton galant ! dit-ilen abordant sa sœur, tu n’y songerais plus. » Et lui montrantun galopin des rues : « Voilà son costume. » Jeannette se prità rire : « Il est en habit de travail dans une profession noire, et

tu veux qu’il soit blanc ! Va, tu ne changes pas pour ThérèseDroinc, quoique son père t’ait dit le terrible mot, qu’elle ne semarierait qu’à vingt-cinq ans ; je n’en changerai jamais pourEdmond Bertro ! Le premier homme qui a plu est un mari, etune honnête fille ne peut jamais le changer, se mariât-il… »Rousseau vit bien qu’il était inutile de la combattre.

Bertro donna dans de longues erreurs, à Sacy, à Auxerre,à Paris, à Dijon. Il devint compagnon imprimeur ; il se maria ;il devint prote, auteur ; il fut heureux, malheureux ; il aima, ilfut aimé ; il trompa, il fut trompé : il eut le sort d’un hommedans toute son étendue. Mais jamais il n’oublia JeannetteRousseau ; il s’occupa toujours d’elle ; il la regretta toujours.Ce qu’il y a de singulier, c’est qu’au bout de quarante ans(1791), son nom prononcé par une bouche étrangère lui cau-sait la même émotion, la même pudeur qu’en 1751, dernièrefois qu’il l’a vue ! Il prononce encore machinalement ce nom

chéri pour un autre ! Il n’eût osé s’informerd’elle : il lui semblait que trop d’émotionl’aurait trahi !...

Les âmes ont-elles des rapports secrets,qui leur font sentir leur connexion ? Il fautle croire. Par un phénomène sans exempledans les fastes de l’amour, Jeannette étaitheureuse par ses sentiments, sans presques’occuper de ceux de son amant. Ellen’était pas informée de sa conduite et ne lepouvait être. Elle l’aimait et trouvait duplaisir à l’aimer. Quand elle apprit son ma-riage par son frère, à la visite que Bertrorendit avec sa femme au curé son frère, ellesentit un mouvement douloureux ; mais cefut le seul de sa vie. Elle se consola par lapureté généreuse de ses sentiments. « Iln’aura rien à me reprocher, car je ne memarierai jamais, puisqu’il a donné monmari à une autre !... » Bertro fut malheu-reux, et Jeannette l’apprit. Une tendrecompassion s’empara de son cœur ; elle leplaignit et tâcha de le faire consoler. Maisrien de sa part ne devait parvenir à Bertro.

Jeannette fut alors choisie pour faire àClermont en Auvergne l’éducation de deuxenfants, le frère et la sœur. Elle s’y consa-cra tout entière pendant vingt années. Elleregarda ces enfants comme les siens, etpour les aimer davantage, elle se fit ladouce illusion qu’ils étaient de Bertro.

Il y avait dix ans qu’elle était en Au-vergne et elle n’avait encore eu d’autresconsolations que celles de sa vertu, lorsqu’ilparut un ouvrage qui fit quelque sensation.Il était de Bertro. Jamais elle n’avait encoreentendu parler de ceux qu’il avait publiés.À la page 145 de la seconde partie de celui-ci, elle se trouva nommée en note avecl’épithète de jeune et aimable personne dubourg de Courgis. Elle en tressaillit et dé-vora l’ouvrage. « Il m’a donc trouvée ai-mable ! pensa-t-elle ; il le faut bien, puis-qu’il le dit lorsque j’ai 48 ans ! » Voilàl’unique aliment qu’ait eu sa constance,pendant quarante ans !... Elle fit écrire àBertro par un homme qui avait été en pen-

sion à Courgis, pour s’assurer des faits, mais elle essuya en-core ici une petite mortification : comme on n’avait rien misqui eût rapport à elle, la lettre resta sans réponse.

Bertro n’eut des nouvelles de Jeannette que le 4 juin 1788par sa sœur Margot, qui avait séjourné quelque temps à Cour-gis chez son frère curé. Il fut attendri par les détails qu’il re-çut, et ses larmes coulèrent. Il apprit que Mlle Rousseau de-vait revenir dans sa patrie au mois de septembre. Mais il étaitencore lié avec son odieuse épouse…

Enfin le 10 mars 1792 il s’est trouvé libre. Jeannette avaitalors soixante ans et trois mois ; elle était encore fraîche, svelteet non ridée. Bertro courut à Courgis, la reconnut, au bout dequarante ans, et lui offrit sa foi. Elle accepta. « Je suis enfin àma place ! dit-elle au vieux curé. Il y a longtemps que je n’ycomptais plus ! Je suis mère de ses filles ; je leur serai si bonnequ’elles croiront avoir puisé la vie dans mon sein. »

Elle eut un fils.

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Gravure de Moreau le Jeune.

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L E T T R E S

Une vie fertile en incidentsVie de Daniel De Foë, de Philarète Chasles .Notes et postface d’ÉricDussert. Éditions Mille et Une Nuits, 2006,95 pages, 2,50 euros.

Claude Pichois, mon maître, dont j’ins-cris ici le nom en signe de fidélité par-delà la tombe, Claude Pichois écrivait,

dans son remarquable Philarète Chasles et lavie littéraire au temps du romantisme (JoséCorti, 1965), à propos de cette vive notice bio-graphique de De Foë « En étudiant cette vie fer-

tile en incidents, Philarète Chasles n’avait pasété sans penser à lui-même. Dans ce dissidentaux exigences morales si mal satisfaites, à lavertu bafouée, il crut se reconnaître. »

Philarète, qui ? me direz-vous, oubliant queChasles a été un passeur majeur d’une rive àl’autre des littératures du XIXe siècle, intro-ducteur des Anglais et des Allemands.

Aussi est-ce avec bonheur que l’on lit, dansla collection des « Mille et Une Nuits » (Fayard)qui propose « des chefs-d’œuvre pour le tempsd’une attente, d’un voyage, d’une insomnie »,

cette Vie de Daniel De Foë alertement et sa-vamment présentée par Éric Dussert.

Certes, l’entrée monumentale pour péné-trer dans la vie et l’œuvre du dissident anglaiss’appelle Paul Dottin (Daniel De Foë et sesromans, 1924 : pourquoi donc ne la republie-t-on pas ?), mais la petite porte au cintre sur-baissé qu’avait auparavant ouverte Chaslespossède le charme des passages secrets, me-nant à des bosquets plein de spontanéité et defraîcheur, comme la scène inaugurale, où DeFoë est exposé au pilori :

« Des fleurs nouvelles étaient semées surl’esplanade de l’échafaud : des guirlandes delaurier couraient autour des poteaux qui sou-tenaient l’instrument du supplice. On voyaitaux fenêtres de jeunes et fraîches figures auxregards pleins de larmes et, dans les rangs dupeuple, de vieux prêtres presbytériens quimurmuraient des prières et bénissaient la vic-time. »

Le De Foë de Chasles est un martyr de lavérité méprisée et du bon sens foulé au pied.

C. S.

Julien Blaine et « papa Apollon »F

ranck Delorieux. Tu viens de faire paraître un ouvrage,Bye-bye la perf, sur ton expérience de la performance. Quelen est l’enjeu ?

Julien Blaine. J’ai essayé de savoir, depuis 1962, avec ÉléphantCirque, pourquoi, de quoi on parle, comment et qui ? La réfé-rence était le Bestiaire d’Apollinaire. C’était le début du magné-tophone : je passais un barrissement en changeant de vitesse.Blaine devenait inaudible tandis que l’éléphant lançait des jaillis-sements. Avec la Chute dans les escaliers à la gare Saint-Charles,je jouais avec les mots « chute » et « chant ». J’ai arrêté la perfor-mance en 2005. Elle nécessite le corps, y compris dans sa nudité,sa souffrance. Il s’agissait de poèmes en chair et en os, à corps età cris. Quand le corps vieillit, il se calme. Je passe à des choses plus« normales », des expositions, des déclarations. J’ai fait une tour-née pour dire aux spectateurs que c’était la dernière fois qu’ils meverraient. Elle a commencé à Marseille, à la Friche de la Belle-de-Mai (comme je ne pouvais plus utiliser d’éléphant parce c’est dé-sormais interdit… j’ai pris un âne), pour finir à Montevideo.

Comment es-tu venu à la performance ?Julien Blaine. En lisant les Calligrammes d’Apollinaire : l’es-

pace tel qu’il est donné est un espace de respiration et de hurle-ment. Plus que des poèmes figurés, ce sont des poèmes visuels,une partition. Avec le Bestiaire illustré par Dufy, je me demandeoù commence le verbe, où finit l’image. Dans la Carpe, parexemple, on ne sait pas ce qui est plus important. On a une ex-pression de la nuit et une de la parole. Les dessins de Dufy ne sontpas des illustrations mais des icônes, des idéogrammes qui vontqualifier, préciser le poème. La carpe est là pour hurler ou pourmourir. Apollinaire roule sur les mythes delphiques : Orphée de-vient le refrain. Mais Orphée n’est pas une forme intéressante.Comme refrain ou leitmotiv, j’ai choisi l’éléphant.

Quels sont tes rapports à l’avant-garde ?Julien Blaine. Partant de la littérature, Montaigne ou l’Ou-

lipo, j’en arrive à un orphisme éléphantin. J’ai voulu question-ner les animaux, la parole des animaux. Aux débuts du magné-tophone, il y avait quatre vitesses, ce qui changeait la perceptiondes sons. Celui qui parle, celui qu’on peut comprendre n’est pascelui qu’on croit. Il y se réalisait une inversion : j’étais incompré-hensible alors que l’éléphant parlait normalement, par des ono-matopées qui exprimaient la surprise ou la colère. J’ai repris cetteperformance plusieurs fois. Avec Finlay, les Actionnistes, Beuys,Lebel, Rubin Page… se posait la question des rapports entre ladestruction et l’art. La poésie ne peut pas être cantonnée au livre.Elle doit sortir du livre ou des cimaises. C’est la leçon des avant-gardes historiques, des futurismes russes et italiens, de Dada, dessurréalistes hystériques (Péret, Artaud…), jusqu’à Cobra et Do-tremont. On est face à une vérité incontournable : tous les mou-vements qui ont changé la société sont poétiques. Pas une écolene peut exister sans poète, que ce soit le cubisme ou Fluxus. Ceprocessus est très long. Il vient de la poésie tang, des trouba-dours… Les avant-gardes ont commencé il y a deux siècles. Noussommes à mi-chemin. Je fais partie des survivants. Il y a eu beau-coup de morts, à cause de la drogue, de l’alcool, du sida… Maisil y aura un retour de l’avant-garde.

Tu parlais du rapport entre l’image et le texte. On retrouvedéjà cette question dans l’Art poétique d’Horace : « Ut poesis pic-tura »…

Julien Blaine. Effectivement. Le premier poème visuel a étéécrit par Horace. La poésie gréco-latine est très importante. Hé-las ! nous n’avons pas conservé la mémoire du corps et de la voix.Nous avons assisté à la montée des barbares avec les génocidesarménien, indien, juif… et deux génocides sont occultés, ceux decatégories qui ne sont pas liées à des races : les sorcières par lescatholiques et les homosexuels par les nazis. Il faut rebâtir la mé-moire, ma mémoire, ce que j’essaie de faire par ma poésie dansson rapport au corps. Je suis donc allé voir dans les cultures pre-mières, chez les Bamiléké au Cameroun, avec qui je suis resté desmois pour observer leur manière de vivre, de bouger, de réfléchir.Voir comment les chants, les voix les transforment. Avec JeanMonod, je suis allé dans l’Orénoque en Amazonie, chez les Pia-

roa. Là encore, pour comprendre comment leur manière de man-ger ou de boire les modifie. Dans les grottes pariétales aussi j’aicherché à retrouver cette mémoire. Je suis entré dans des grottesen marchant avec de l’eau jusqu’aux couilles et cela ressemblaità un utérus. Des vulves étaient dessinées sur les parois. On re-trouve dans toutes ces cultures cette forme d’ovale fendu, laplume, la feuille, l’œil ou le poisson. Courbet l’a compris en pei-gnant l’Origine du monde.

Est-ce lié au culte de la déesse-mère ?Julien Blaine. Ça, c’est de la pollution occidentale. À Lascaux,

on a envoyé des Aborigènes. Ils ont aussitôt accompli un rite. Jesuis ami avec tous les renifleurs de grottes.

Comment fais-tu le lien entre ces expériences et les avant-gardes ?

Julien Blaine. J’ai été influencé par Aragon, qui faisait unpoème juché sur un trapèze à la Villa Noailles. Hélas ! Breton afait rentrer les surréalistes dans la normalité. Il faut sortir du côtéformel pour travailler sur l’intention.

Peut-on revenir sur ta décision d’arrêter la performance ?Julien Blaine. Mon corps n’en est plus capable. C’était une

décision obligatoire et douloureuse. J’ai été raisonnable. Et puisj’ai été arrêté à Paris pour « vociférations sur la place publique ».Ma dernière performance a eu lieu dans le bar l’Escobar à Saint-Denis de la Réunion où j’ai été piqué par un moustique pour lapremière fois de ma vie et j’ai attrapé le chikingunia. Je n’ai plusenvie. Je ne veux pas avoir l’air d’un vieux qui fait des perfor-mances. De nos jours, ça devient facile. On en voit plein qui secontente de se peindre la bite.

Dans Bye-bye la perf, un chapitre est constitué d’un catalogued’objets à vendre. Qu’est-ce que cela signifie ?

Julien Blaine. J’ai voulu donner un produit moderne, un vrailivre avec plein de papier, mais aussi avec un CD et un DVD dela tournée. D’autre part, la poésie n’existe pas. Elle est inutile. Oncroit qu’on va changer le monde, mais les autres le maintiennentdans sa pourriture. Je présente un catalogue de ce qui reste, d’ob-jets à vendre parce qu’il n’est pas possible de changer le monde.Je vends les costumes, la panoplie du poète, présentés par desphotos de mode. Le poète dans ses oripeaux, ses détritus, ac-compagné de ses ordures et de ses résidus. Je me tiens dans uneattitude narquoise envers l’art contemporain (son idiotie, sa pa-rodie)…

Comment vois-tu la perte dans la performance ?Julien Blaine. Durant une première période, il n’y avait pas

de moyen de transmission autre que la trace livresque – même sile livre demeure l’incontournable. Depuis, nous avons le CD oule DVD qui transmet une image, mais sans le corps. Il y a quelquechose qui passe par capillarité entre les générations, en dehors dela mémoire livresque, des enregistrements audio ou vidéo, et donton ne sait pas d’où elle vient. Prenons l’histoire de la guerre desDemoiselles. Après l’abrogation de l’Édit de Nantes, Louis XIVorganisa des dragonnades dans les Cévennes pour chasser les pro-testants. Pour tuer les dragons du roi, afin de passer plus inaper-çus, les hommes se déguisaient en femmes. Il y a environs dix ans,une chaîne de télévision réalisa un documentaire sur cette guerre.Ils utilisèrent des villageois, des bergers comme figurants, qui re-fusèrent d’abord de s’habiller en femmes, puis acceptèrent pourde l’argent. Au premier tournage, ils sont allés directement sur lelieu des massacres, spontanément. Il existe une mémoire collec-tive qui vient de la gestualité originelle, de la posture originelle.Quand je souffle dans des conques, des cornes de vache, je suisobligé de rétablir une gestualité dont la mémoire se retrouve spon-tanément. Le simulacre te met dans la position de la vérité. Leproblème est de ne pas se tromper de simulacre. Il ne s’agit pasde parodie, on n’est pas là que pour rigoler.

Est-ce qu’il n’y a pas un risque de sombrer dans ce que Freud,au sujet de Jung, appelait « la marée noire de l’occultisme » ?

Julien Blaine. Je suis conscient de ce danger, vigilant et éclairé.C’est un danger réel. Mes amis sont des enfants. Ils ne peuventpas me laisser tomber. Ce danger me guette, mais il n’y a pas deproblème, car je suis protégé. Rien n’est plus dangereux que lemonothéisme. Il produit la barbarie la plus sanglante. On le voitde nos jours avec Bush, Sharon ou al Qaeda. Même si je sombredans l’occultisme, je ne serai jamais aussi barbare que les mono-théistes. Mais mes amis m’allumeront des feux. J’établis une pas-serelle entre la nature et moi en sachant qu’il y a une zone à nepas dépasser.

Cette nature dont tu parles est celle d’avant la mort du GrandPan… Quels sont tes liens avec les Grecs, avec les Anciens ?

Julien Blaine. Papa Apollon m’a conduit à l’origination su-périeure. La Pythie poussait des cris incohérents qu’il fallait in-terpréter. Les Grecs traduisait ces cris en deux, trois mots. Cettejuxtaposition de mots a donné la poésie. La manipulation descoïncidences m’intéresse. Sur les marches de la gare Saint-Charles, j’ai ramassé un scarabée mort, un de ces scarabées my-thiques. Je l’ai serré dans le creux de ma main et je l’ai senti bou-ger. Il s’est réveillé et s’est envolé. Je ne suis pas fou. C’est unecoïncidence…

Jean Ristat demande alors à Julien Blaine quel est son rap-port au hasard objectif.

Julien Blaine. C’est quasiment la même chose. Le coup de désn’a pas aboli le hasard, donc nous avons le hasard objectif. Ju-lien Blaine. Après Apollinaire, il a fallu recentrer le sujet sur leCoup de dés et le « Livre » de Mallarmé. Relire le « Livre » est un grand moment. L’ouvrage est absolument im-peccable.

Propos recueillis par Franck Delorieux

Julien Blaine, Bye-bye la perf (avec un CD et un DVD) ; CoéditionAl Dante-Adriano Parise.

DR

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L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . O c t o b r e 2 0 0 6 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 7 o c t o b r e 2 0 0 6 ) . V I I I

L E T T R E S

Hélène Bessette : mi-dieu, mi-maître En publiant un roman inédit d’Hélène Bessette, le Bonheur de la nuit, les éditions Léo Scheer et Laure Limongi brisentenfin le silence, l’incompréhension qui entoure depuis trop longtemps l’œuvre de cette romancière géniale et inimitable.

Redonner à la littérature son allant, tel semble être l’objectifde la nouvelle collection « Laureli », qui choisit pour cetterentrée de rendre hommage à un écrivain connu seulement

de quelques initiés. Hélène Bessette (1918-2000) avait déjà fait pa-raître treize romans et une pièce de théâtre chez Gallimard, de 1953à 1973. Claude Gallimard reçoit le manuscrit du Bonheur de lanuit en 1969, mais il se sent alors obligé de le refuser, prétextantl’inexplicable insuccès de la romancière, tout en lui confiant dansune lettre qu’il craint de passer «à côté d’une œuvre importante».Et l’œuvre, en effet, est importante.

Ce quatorzième roman attendait donc depuis quarante ansque l’histoire littéraire se souvienne enfin de celle qui fut l’une despionnières du nouveau roman.

Ils furent nombreux, à une époque, à tenir Hélène Bessettepour leur maître et à l’admirer beaucoup : Raymond Queneau,Marguerite Duras, Nathalie Sarraute, Alain Bosquet, ClaudeMauriac… Tous se sont un jour ou l’autre élevés contre cette in-justice qui reléguait notre auteur dans la pénombre.

Hélène Bessette est à l’origine d’un genre entièrement nouveauen littérature. « Imaginez une jeune fille employant les armes deJarry et d’Ionesco», écrivait Bosquet. Mais imaginez aussi le croi-sement de Gertrude Stein et d’Antonin Artaud, d’Ezra Pound etde James Joyce, avec une pointe d’André Breton et une autre deRaymond Chandler. Car c’est bien au croisement de plusieursgenres et de différentes écritures que le style d’Hélène Bessette serévèle. Ou, comme l’écrit très justement Bernard Noël dans l’ex-cellente postface qu’il lui consacre, « l’explication ne peut être quedans ses livres. Ouvrez-les, et vous croirez vous trouver devant despoèmes ; lisez-les et ils auront tous l’air de vous proposer des ro-mans. Disons plutôt qu’ils sont lisibles comme des romans, maisque leur allure de poèmes y introduit une accélération troublante.

En réalité, ils opèrent un tressage des deux genres, qui les conduità en inventer un troisième dont me voilà tenté de dire qu’il est auxdeux précédents ce que les premiers films sont à la manière de ra-conter une histoire». On l’aura compris, il y a dans ce roman «cu-biste» plusieurs niveaux de lecture, et le lecteur se passionne pourchacun des drames qu’il contient, et même pour le roman qui seretrouve au cœur du drame. Car, pour Bessette, ce qu’on ne sau-rait dire on le fait sentir, on le montre ou on le laisse entendre, maison ne laisse pas le roman seul pour dire l’indicible ou exprimerl’inexprimable. Hélène Bessette invente un langage et des formes,tente de donner à notre époque le style, l’œuvre qui lui convient.

Dans le Bonheur de la nuit, « C’était donc du théâtre » ou« C’est du cinéma» ajoutent à la confusion. Le roman commenceen effet « sous le signe de Breughel », se poursuit « en forte », etl’on ne sait bientôt plus quoi lire ni ce qu’il faut lire, ni si l’on esten train de lire un livre ou de déchiffrer une partition, d’écouterun chant, une litanie, une mélopée… de lire un poème. C’est doncsur cette erreur que s’ouvre le roman, et l’erreur justement est aucœur du drame. Le lecteur ne peut que se tromper, car tout est dis-simulé, tout se lit entre les lignes, dans la brèche ouverte par le ro-man, dans les blancs typographiques qui lui permettent de manierla phrase à son gré, de l’emplir de sous-entendus et d’intentionssecrètes. Le lecteur est donc libre de se tromper, mais la roman-cière reprend rapidement ses droits et choisit d’intervenir direc-tement dans la narration : « Le langage adopté en cette circons-tance sera quelquefois déconcertant. À double sens par exemple.Les mots pris les uns pour les autres. Côtoiement d’appellations.Ou mal décomposés. Utilisation scientifique des syllabes. Lin-guistique des visages. Code secret au moment de tourner unepage. » Le récit avance donc à la lumière de ses commentaires, etl’on répare finalement l’erreur qui nous a fait croire un temps au

bonheur quand il s’agissait en fait de lire le Traité du désespoir,l’erreur de croire au titre de ce livre, le Bonheur de la nuit, commeon ne croit pas à la douceur de vivre. D’ailleurs, s’il est un autrecroisement à revendiquer, cinématographique cette fois, c’est avecle film de Fellini, la Dolce Vita. Le livre, comme le film, contientdans son énoncé cette idée que c’est tous les jours dimanche, qu’iln’y a rien à faire, qu’il n’y a qu’à attendre, que le jour se lève ouque la mort vienne. Fumer, boire, coucher… le réalisateur autantque la romancière se sont penchés sur ce programme bien funèbreau final d’une société décadente, d’une faune corrompue et déri-soire qui feint de s’amuser et dissimule mal son ennui.

Mais Bessette ici s’en prend moins à la société qu’à l’humainaux « 1 000 voix folles. À l’intérieur des hommes. / Les mille voixmuettes/ (qu’il faut capter) ». D’autres avant elle ont voulu cap-ter le monologue intérieur, mais autrement que Joyce, autrementque Faulkner, mieux que Schnitzler et mieux que Cohen, HélèneBessette nous fait entendre les cris, les crises et les tumultes, tousles soubresauts de l’âme humaine. Dans l’évocation de chacun deses personnages, elle rassemble ce qu’il y a de commun chez tousles hommes, et qu’elle écrit en grande majuscule, page113. «Rien.Il n’y avait rien. » Bien sûr on y voit mal, au début, et c’est facilede se tromper « dans ce jour qui est presque nuit », dans cettefausse clarté crépusculaire qui rend les contours flous, où les fron-tières du roman finissent par se confondre avec celles de la poésie,du théâtre, du cinéma… Une seule certitude persiste cependant :le livre que vous vous apprêtez à lire est un chef-d’œuvre.

Sur la couverture, une fois l’injonction, la supplique même deMarguerite Duras entendue (« Lisez Hélène Bessette » !), on voitcette femme qui ne ressemble à aucune autre et qui sourit enfin.Souriez, Hélène Bessette. Le crépuscule vous regarde.

Julien Doussinault

L’année Beckett selon Federman

La lecture du livre de Raymond Fe-derman consacré à Samuel Bec-kett, ou plutôt à lui-même dans

son rapport à Beckett, m’y incite : voiciquelques lignes sur l’auteur de Godotécrites voilà près de quinze ans pour lesLettres françaises, déjà !

On s’est évertué – on s’évertue en-core– à remplir la parole volontairementvide et neutre de Samuel Beckett, à labourrer de signification jusqu’à l’écœu-rement. Paradoxe ou conséquence lo-gique : c’est l’œuvre la plus économe, laplus caustique aussi qui aura suscité leplus de commentaires. Imaginez le pro-fane désireux de se documenter sur cetteœuvre : près d’une centaine de livres en-tièrement consacrés à l’auteur, des mil-liers d’articles sans oublier divers cha-pitres et passages ici et là… Inutile d’ajou-ter que toutes les gloses n’adoptent pas,loin s’en faut, les mêmes points de vue.Les écrits de Beckett sont pourtant d’uneprécision qui confine à la méticulosité etne devraient guère laisser de place aux ex-trapolations. Point de flottement oud’hésitation dans ses descriptions, ni dansses indications scéniques, forcément tou-jours abondantes, et cela dès les pre-mières pièces. Simplement sa parole n’estpas continue. Il existe des « blancs », dessilences, ces fameux points de suspension,béances par lesquelles s’engouffre le flotdes commentaires qui finit par tout re-couvrir, la parole, les mots eux-mêmes.Un seul et même texte est produit, pro-féré par une bouche d’ombre, un textebrut dont l’auteur a publié ou donné surscène divers fragments toujours repris,corrigés, répétés, un texte sans commen-cement ni fin, mené à son épuisement ex-trême. Nous sommes « éclaboussés demots qui à peine prononcés tombent enpoussière, chaque mot aboli, avant depouvoir revêtir un sens, par le mot quisuit » (Murphy).

Le vertige vous saisit si d’aventurevous considérez que ces mots ne ren-voient qu’à eux-mêmes. Il faudra pour-tant bien se résoudre à revenir à leur lit-téralité. Ce n’est pas un hasard si lesquelques rares paroles arrachées à Bec-kett nous ramènent toujours à cette lit-téralité et à une certaine matérialité. Àpropos de Godotdont on a bien entendufait le rapprochement avec god (dieu), ila simplement précisé, non sans humour,qu’on pouvait tout aussi bien évoquer legodillot ou la godasse! S’il a, par ailleurs,stigmatisé le délire de quelques metteursen scène, avant de se mettre lui-même àla tâche, il a surtout rappelé qu’il croyaitau silence, son ambition se bornant àdire « quelques mots sur le silence ».Nous sommes toujours ramenés àquelques éléments essentiels : les sons, lesbruits, les couleurs, la lumière…

Du coup, «peu importe le sujet, il n’yen a pas » comme il est dit dans L’In-nommable, et si Beckett s’est plu àconstater que Proust « n’écrit pas surquelque chose, mais écrit quelquechose », c’est avant tout parce que cettephrase convient à merveille à sa propreœuvre.

Cet air-là, Raymond Federman necesse de l’entonner dans son ouvrage…répétant à l’envi qu’il n’entend surtoutpas faire œuvre d’universitaire, lui qui apourtant été le premier, aux États-Unis,à faire une thèse sur Beckett. Se défier del’université et jeter tels quels sur le pa-pier des fragments d’écrits, des poèmes,des notes, des souvenirs, des « digres-sions », le tout en français et parfois enanglais… voilà qui confère à ce livretoute sa saveur et qui nous réconcilieraitpresque avec les commémorations.

Jean-Pierre HanRaymond Federman : Le Livre de Sam. Éditions Al Dante,180 pages, 17 euros.

Shelley, un poète ennemi de DieuPoèmes, P. B. Shelley, édition bilingue traduite et présentée par Robert Ellrodt. Imprimerie nationale, 580 pages, 29,50 euros.

Femmes anglaises, de Edith Sitwell, traduction, de Michèle Hetcher,collection « Le Cabinet des lettrés ».ÉditionsGallimard, 122 pages, 19,50 euros.

Le Livre des adieux, de Iouri Olecha, édité par Violetta Goudkova, postfacede David Markish, traduction de Marianne Gourg,Coll. « Anatolia ». Éditions du Rocher, 480 pages,23 euros.

La véhémente diatribe de Percy B. Shelley, « la Né-cessité de l’athéisme », qui lui vaut d’être expulséde l’université d’Oxford en 1811, est suivie trois

ans plus tard par la « Réfutation du déisme ». Dans cedialogue, Eurébès proclame : « J’ai prouvé par les prin-cipes de cette philosophie qu’ont professe Épicure,Lord Bacon, Newton, Locke et Hume que l’existencede Dieu est une chimère. » On comprend que le poète apris le parti des mécréants. Il faut dire qu’il appartientà une famille de pensée qui ne tarde pas à devenir unefamille à proprement parler : il voue à son beau-pèreune admiration sans borne, déclarant que l’auteur deMandeville est un des plus illustres exemples de pou-voir intellectuel du siècle présent. Influencé par sa Jus-tice politique, il adopte son système dont, pour la pre-mière fois, les principes « sont fondés sur la doctrineque les droits sont par essence négatifs et les devoirs,positifs, instinct obscur de ce qui a été la base de touteliberté politique de la vertu individuelle qu’il y eut aumonde. » Quant à sa belle-mère, Mary Woolstonecraft,elle a plaidé en faveur de l’émancipation du beau sexe.Elle lutte, souligne Edith Sitwell dans ses Femmes an-glaises, « pour qu’on reconnaisse aux femmes le droità des choix plus larges, à une vie sexuelle plus libre etmoins hypocrite, à une éducation supérieure ». Et Sit-well lui attribue un autre mérite : « Mme Godwin mou-rut en donnant naissance à une fille qui serait plus tardla seconde épouse de Shelley. » Celle-ci a écrit près deson mari par un soir d’orage en Suisse son roman Fran-kenstein, une méditation sur le défi que la science lanceau divin.

Byron a salué en son ami le penseur plein d’audaceautant que le poète flamboyant : « S’il n’avait été si mys-tique, s’il n’avait écrit des utopies et s’il ne s’était pasvoulu réformateur, personne ne lui refuserait une placeau premier rang. » Shelley a laissé une œuvre critiqueet philosophique aussi importante que son œuvre poé-tique. C’est d’ailleurs à l’homme de pensée que s’at-tache Iouri Olecha dans son passionnant journal :« Shelley dit que l’étonnant chez les Grecs c’est qu’ilsont tout transformé en beauté, le crime, le meurtre, ladéfiance, n’importe quelle qualité ou action négative.Et c’est vrai. Dans les mythes, tout est beau ! » Il enconclut que « l’art est une chose immorale ». L’écrivainsoviétique a souligné cet aspect révolutionnaire del’aventure intellectuelle de Shelley.

Dans le Masque de l’anarchie, il s’exclame : « Cesmots deviendront le tonnerre / Qui condamnera l’op-pression / Résonnant encore et encore / Dans chaquecœur, chaque cerveau ! » Déjà dans le Monologue duJuif errant, il met en scène sa vindicte et sa rage à l’en-contre du despote tout-puissant et ce personnage in-quiétant se retrouve dans plusieurs de ses œuvres ulté-rieures, dont l’extraordinaire Hellas. Robert Ellerodtprécise : « Dans la tradition de l’empirisme anglais,Shelley maintiendra toujours que rien n’existe en de-hors de la perception. Mais il affirme aussi : “Je cherchetoujours dans ce que je vois la manifestation de quelquechose au-delà de l’objet présent et tangible”. » Il ne ca-resse tout de même pas l’idée de la transcendance.

Dans cette optique, il a composé un drame en quatreactes pour célébrer la folle prétention de Prométhée vo-lant le feu sacré pour le donner aux mortels. Et il en pro-fite pour annoncer la libération de l’humanité par lachute des dieux : « Voici le jour où s’ouvre à l’appel dufils de la terre, / Le gouffre vide où s’engloutit la ty-rannie du ciel. »

Dans le Triomphe de la vie (un genre qu’il emprunteà Pétrarque), il imagine un char emportant dans le fir-mament un être repoussant, « Une forme semblable àun vieillard difforme / Sous un capuchon sombre et unedouble cape, /Accroupi dans l’ombre d’un tombeau ; / sur sa tête […] un nuage de deuil. » C’est la vie. Il endécrit les mouvements violents, dénonçant les tyrans,ceux qui ont voulu plier l’histoire à leur volonté et chan-tant les louanges des philosophes (Voltaire, Hume,Kant) qui en ont expliqué les manifestations.

Gérard-Georges Lemaire

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L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . O c t o b r e 2 0 0 6 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 7 o c t o b r e 2 0 0 6 ) . I X

L E T T R E S

LA CHRONIQUE POÉSIE DE FRANÇOISE HAN

Voix d’ailleursH

abiter une époque telle que la nôtre ne va pas avec lavieille image du poète dans sa tour d’ivoire. Il est enplein dans une condition humaine violente et détra-

quée, il l’assume en la moquant ou s’y débat fébrilement. Quevalent les mots pour y chercher sa liberté ?

Pentti Holappa se présentait lors de son premier recueil depoèmes, en 1950, comme Un bouffon dans la Galerie desGlaces. Aujourd’hui : « J’habite dans une ville où / il n’y aqu’une rue, qui plus est en sens unique ». Ce court poème s’in-titule Relation humaine. La brièveté fait la force d’un recueildont la première page, en deux quatrains, situe l’auteur dansle monde proche et dans la galaxie. Quant au poème éponyme- la Voix de l’éléphant, cette voix étant le râle de la nuit –, ildonne le ton : « Tant qu’il y a de l’espoir, il y a du désespoir ».Celui-ci reparaît en images qui, par leur inattendu – « L’amourest dense comme un roc et le rocher flotte / à la surface dudésespoir » – en font un ressort de vie. Lui aussi appelle unedouce ironie : « Un rapace nocturne lance dans la forêt son cride désespoir / comme l’homo sapiens quand il tapote le cla-vier de l’ordinateur ». L’homo sapiens se préoccupe de l’âgede l’univers, des facultés de l’homme de Neandertal ou del’âme des chimpanzés, sur un ton léger qui veut masquer soninquiétude sur son destin personnel, alors que tout s’écroulecomme le dit le dernier poème : « J’ai gravi le World TradeCenter jusqu’à son sommet, et la tour s’est effondrée », lais-sant peut-être entendre une responsabilité de celui qui a gravi.

L’édition française réunit deux ouvrages, le second, Sur lapeau du tambour, ayant paru en version originale cinq ansavant le premier. Un poème montre la peau du tambour ten-due sur le squelette d’un homme « et il parle, il résonne, par-fois même on dirait qu’il pense ». L’ironie est là. Les désastrescontemporains aussi, que l’on peut nier : « Quand on a étéaimé une fois on refuse de croire / que les fleuves se sont assé-chés, que de la mer d’Aral / il n’est resté que des sels veni-

meux ». Mais l’autre face de l’amour est moins rassurante :« Quand on a aimé une fois au moins on sait que le ciel est sansfond / et qu’on est debout au bord de gouffres vertigineux ».Il y a beaucoup de poèmes d’amour déçu dans le livre. Lesamis, au nombre desquels Lorca, Mozart, permettent de te-nir : « Dans les livres comptables de notre vie il n’y a qu’unecolonne, la Fidélité ». Et l’écriture ? « Le poème dérive commeun détritus dans l’océan de la langue ».

Le dernier poème est d’une longueur inusitée dans ce re-cueil. Il évoque d’abord Tristan et Iseult, Roméo et Juliette, àpropos du « vœu impossible » d’un matou en rut dans la cour,quelque part à Casablanca. Puis il passe à la lecture d’un livrede physique : « La dispersion est justement le moi, la forme dela matière », à la possibilité d’une conscience de soi chez lesanimaux, à l’amélioration des espèces, grâce à quoi « les éle-veurs de bétail américains dorment mieux ». Tout à la fin : « Letemps sans temps, une pluie de fractions de seconde – le campbarbelé des lettres leur est destiné ».

Écrivain finlandais auteur de nombreux ouvrages, PenttiHolappa est connu en France par un roman, Portrait d’unami, et par les recueils de poèmes les Mots longs et N’aie paspeur suivi d’Images naturelles. Son fidèle traducteur, GabrielRebourcet, nous permet de le lire avec bonheur.

Est-il possible que « l’Histoire de nous s’abstienne »,comme le demande Mourad Djebel dans une page des Palu-diques, où il cite des villes anciennes : Cirta (Constantine),Hippone, Carthage ? Mais c’est la proche histoire, celle del’Algérie et d’ailleurs, qui met la fièvre dans son écriture. Voicides proses emportées « alignant la garde rouge-artillerie / desverbes suppurant le pus / des vocables à vocation barbelée /des épithètes en cottes de mailles / des solécismes dans le char-geur ». Il n’y a rien de commun entre P. Holappa et M. Dje-bel, et ce surgissement du mot « barbelé » chez l’un et l’autreinterroge le rôle de l’écriture dans un monde de camps et de

guerre. C’est ce monde que dénoncent les proses titréesFièvres, un monde où « l’enfant du Sud décrété infra-humainne naîtra plus qu’hypothéqué dans les ghettos de toute l’His-toire ». Les mots s’entraînent tant par ressemblance formelle,homophonie, allitération, que par proximité de sens. MouradDjebel manie la langue pour y provoquer des chocs, une« langue bègue qui découd – et des vrais coups dans ta gueulede traître à toutes les causes – langue sauvage, qui onomato-pise ». Les jeux de mots ne sont pas gratuits : « ras la bruine,rat corrodant… rat rompant les entrailles suivant la ligne desentailles – Ra… ramolli depuis les tranchées anciennes […]ras rat Ra contre l’un de mes je ». Je dédoublé multiplie les at-taques, « il fit bouillir Dieu pour le désenclaver de l’homme etde sa crasse millénaire », il « se mit en tête de faire le contraire– ébouillantant l’Homme pour le désintoxiquer de Dieu ».

Avec Fièvres alternent des poèmes en vers dont plusieurssont dits Apaisement. En vers aussi la seconde partie, lesQuatre Raisons. Quatre raisons, quatre saisons : Automne,Hiver, Printemps, Été font l’ouverture. Suit un dialogue entreToute saison et Toute raison, dialogue amoureux avec un toiqui, dans la première partie, s’appelait parfois Sommeilleuseet est ici Toi pérenne, Toi narquoise, Toi cheminante, Toi ins-tantanée, le Moi qui lui répond variant de même. À la fin,« tout devient l’évidence d’une énigme », énigme du retour dessaisons, énigme du devenir.

Mourad Djebel a trente-neuf ans, il vit en France. Aprèsdeux romans : les Sens interdits et les Cinq et Une Nuits deShahrazède, les Paludiques est son premier livre de poèmes.

La Voix de l’éléphant suivi de Sur la peau du tambour, dePentti Holappa, traduit du finlandais par Gabriel Rebourcet.Atelier La Feugraie, 2006. 126 pages, 12,50 euros.Les Paludiques, de Mourad Djebel. Éditions La Différence,2006, 78 pages, 12 euros.

De la France de Louis XVIà celle de J. Chirac

Dans son précédent roman, Monsieurle député, Valère Staraselski s’atta-chait à l’itinéraire intime d’un homme

politique d’aujourd’hui. Il y dévoilait les in-trigues qui constituent l’ordinaire de ce qu’onn’ose appeler une profession, bien que c’ensoit une, par certains aspects techniques quiy sont attachés. Charge acérée sur les mœursde ceux qui gouvernent, ce roman montraitleur incapacité à affronter la crise dans ses as-pects sociaux et politiques, mais aussi à saisirl’effondrement des valeurs démocratiquesqui sont pourtant mises en avant pour écar-ter toute critique de fond. Les élites sont d’au-tant plus indifférentes à la crise qu’elles yéchappent et savent en faire retomber les ef-fets sur ce qu’il faut bien appeler le peuple.Avec cette Histoire française qui rappelle parcertains côtés les premiers volumes de For-tune de France de Robert Merle (avant quecette série ne s’enlise dans les affaires de capeet d’épées), V. Staraselski revient sur la so-ciété actuelle tant les similitudes entre laFrance de J. Chirac et celle que Louis XVIsont troublantes.

Cette Histoire française est le récit desvingt-cinq années qui précèdent le choc de1789 telles que les revoit l’avocat Doudeau-ville qui se croit à l’article de la mort. La chro-nique qu’il en fait, alerte, piquante, passion-née est celle d’un observateur proche du Par-lement de Paris dont les intrigues aggraventla crise du régime. Les difficultés de toutessortes qui affligent le peuple et l’incapacité dupouvoir royal à leur trouver des solutions ouà les imposer aux privilégiés ont donné auxParlements la réputation d’être des tenants duchangement. Pourtant ils sont loin de relayerles revendications populaires et c’est à justetitre que Voltaire dénonçait leur pente natu-relle à défendre les privilèges de la noblesse de

robe et de la grande bourgeoisie. La questionde la capacité du pouvoir royal à promouvoirdes réformes est posée et constitue un descentres d’intérêt du roman. En effet, l’assisehistorique de la royauté lui donnait lesmoyens de conduire l’évolution du pays maisses tergiversations et ses reculs la privèrent dessoutiens nécessaires et provoquèrent sa perte.

Tous ces événements sont suivis avec pas-sion par les protagonistes du roman. La com-préhension qu’ils en ont se fait au travers deleur sensibilité résultant pour certains de lapensée chrétienne, pour d’autres de celle desLumières dont les grandes figures dominentl’époque. Tous recherchent une issue au blo-cage de la société. Il est donc naturel queMarc-Antoine Doudeauville, qui commenceson ascension, rencontre Constance, belle fi-gure d’intellectuelle nourrie de Rousseau, deDiderot, de Voltaire... et Maisonseule, l’es-thète exigeant, qui lui aussi rêve d’une autrevie. Sur leurs réflexions planent aussi les évé-nements d’Irlande et d’Amérique, formi-dables leçons qui annoncent des mondes nou-veaux. Leur évolution éclaire cette fin d’unrégime que l’auteur arrête volontairement auseuil de sa chute.

Ce roman renouvelle agréablement laconnaissance qu’on a de la vie du Paris pré-révolutionnaire, avec ses aspects pittoresques,sa dureté pour les pauvres et les raffinementsqu’il offre aux privilégiés. Mais surtout iltouche à un problème capital : comment ap-préhender le futur ? C’est en cela qu’il est undes plus ambitieux de V. Staraselski.

François Eychart

Une histoire française, Paris 1789de Valère Staraselski, Éditions Le Cherche-Midi, 2006, 396 pages,19 euros.

Un voyage intérieur

Lorsque j’ai découvertle dernier livre de Be-linda Cannone

L’homme qui jeûne, aux édi-tions de L’Olivier, j’ai été ré-confortée à l’idée que cetterentrée littéraire avait à nou-veau son lot de belles sur-prises ! Cela fait beaucoup debien de sentir un auteur horsmode qui n’hésite pas àprendre des risques aussi bienpar le sujet choisi que par lamanière de nous le raconter.C’est ainsi que durant trentejours, nous allons suivre unhomme comme vous et moi,qui décide un jour de ne plusaller à son travail, de ne plusvoir ses amis et même de neplus s’alimenter ! Il suffit depresque rien, nous dit son au-teur, pour tout interrompre.Car, qu’est-ce qui nous mo-tive ? Pourquoi se lever tousles matins et affronter unquotidien qui n’est pas tou-jours réjouissant ? Où trou-ver ce désir de vivre et ce dé-sir d’être ? Dans nos sociétésoù performances et bien-êtres’affrontent, il n’est pas tou-jours de bon ton de prendredu temps pour soi. Voicidonc notre héros, isolé dansun premier temps, faisantface, entre ses quatre murs,aux premières conséquencesdu jeûne : hallucinations etangoisses. Peu à peu, le corpstourmenté par la faim, laissela place à l’esprit qui divagueentre souvenirs et désir de

changement. Très vite, l’iso-lement est rompu par la visiteinattendue de trois per-sonnes. Chacune étant unpeu l’écho de notre huma-nité. Il y a la voix de la dou-ceur, celle qui reçoit le mondedans toute sa fragilité et quil’aime, c’est Myriam. Puis, ily a la voix de la colère et desinjustices, incarnée par laconcierge. Et enfin, Youssef,la voix de l’équilibre, celuiqui cherche à comprendre, àouvrir des portes sans jamaisporter atteinte à l’autre.Commence alors pour le jeû-neur une sorte de mise àl’épreuve. Qui est-il vrai-ment ? Quel sens donne-t-il àsa vie ? Comment arriver à sedébarrasser de tout ce quipèse en lui ? Jeûner, ce n’estpas seulement perdre de lamasse corporelle, mais c’estaussi « dégraisser » son moiintérieur. Fascinée par toutce qui se rapporte à l’autre età sa quête d’idéal, BelindaCannone nous peint avecgrâce et intelligence un deshéros les plus touchants decette rentrée littéraire. Un hé-ros sans nom, comme pourmieux nous appartenir. Cejeûneur, c’est un peu vous etmoi, dans nos différencesmais aussi dans notre volontéde vérité. Un livre qui nousinvite en ces temps parfoisdifficiles à s’interroger sur lesens de nos vies. De cette las-situde du moi, nous passons

de l’autre côté, vers une sorted’accomplissement de soi. Etc’est ainsi que le jour sort dela nuit comme une victoire !Soudain, le jeûne se termine,la décision est prise, car « àprésent il doit rejoindre lasurface. Se frayer des joiesnouvelles. Un banc de pois-sons tourne autour de lui,une bouche molle mordilleson bras, puis la compagnies’éloigne en frétillant. Lesplantes marines ondulent trèslentement, une tomatepourpre envoie des baisers,une étoile de mer fait la roue.Maintenant il est tout près.Tout près. Dans un instant,son corps, dégagé de l’étaude l’apnée, fendra la surfaceet l’écume, et le voyage inté-rieur prendra fin. Il aspire ausoleil. » Difficile de rester in-sensible à l’univers de Be-linda Cannone, romancièregénéreuse qui ne cesse denous conduire avec simplicitéet humilité vers ce nous fra-gilisé. On ne se lasse pas decette littérature de l’être, oùégoïsme et nombrilisme sontbannis. Même si elle est en-core peu connue pour ses ro-mans, il me semble indispen-sable de ne pas laisser un telauteur loin de nos livres dechevet.

Annabelle CanastraL’homme qui jeûne, BelindaCannone.Éditions de L’Olivier, 240pages, 18 euros.

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S A V O I R S

CHRONIQUE DE MICHEL ONFRAY

Quand l’homophobie

ravit l’homosexuel

J’avais un ami virtuel – je dis virtuel carnous ne nous sommes jamais rencontrésautrement que par la voix du téléphone

et les mots du courrier électronique, et je parleau passé car on ne peut avoir pour ami unepersonne qui a décidé de ne plus être le vôtre –j’avais un ami, donc, qui a un jour piétinénotre amitié sans que je comprenne pour-quoi… Ce compagnon d’outre-Atlantique ai-mait mon travail, m’a contacté pour me ledire, et n’a jamais ménagé son énergie pour ledéfendre aux États-Unis.

Je ne connaissais de lui qu’une simple pho-tographie sur son site et la musique de sa voixrauque et de son souffle haché – probable-ment les vestiges d’anciens pépins de santé –et puis de récurrents problèmes de dos dont ilsemblait souffrir le martyre. J’aimais nosconversations sur la philosophie française, caril avait bien connu Deleuze, Guattari, Fou-cault, Hocquenghem et Schérer, autrement ditles philosophes qui donnent des boutons auxcontempteurs de la Pensée 68. Nous parta-gions lui et moi une même ferveur pour cespensées de barricades.

Accessoirement, il est homosexuel. J’écris« accessoirement » car je ne définis jamais unêtre par l’une de ses qualités, sinon on court lerisque de l’assigner au fragment, donc de lemutiler. Noir ou blanc, homme ou femme, juifou goy, homo ou hétérosexuel, croyant ouathée, ces qualités agissent à mes yeux commedes accidents métaphysiques, sûrement pascomme une essence autour de laquelle touts’organiserait. Je ne développe pas une visionontologique communautariste ni même es-sentialiste. Sur ce sujet, je suis clairement exis-tentialiste. L’être est ce qu’il fait. Autrementdit : ce qu’il fait de ce qu’on a fait de lui.

Quelle ne fut pas ma stupeur de recevoirun jour un courriel comminatoire me de-mandant si j’avais bien écrit, dans l’Antima-nuel de philosophie en l’occurrence, que leshomosexuels se choisissaient tels en fonctionde circonstances et d’événements de l’enfancequi, de fait, déterminent les fameuses préfé-rences sexuelles ! Certes le « se choisir » ren-voie implicitement au vocabulaire de Sartre :quand dans Saint Genet le philosophe ex-plique comment l’écrivain devient homo-sexuel en se choisissant tel que le regard d’au-trui l’a déterminé, il donne le mode d’emploide toute constitution d’identité.

Act Up, qui a le droit d’ignorer Sartre etsa généalogie de l’homosexualité, avait en ef-fet dépêché sa police, ses renseignements gé-néraux, ses commissaires aux archives, sa mi-lice punitive, pour informer le réseau gay demon « homophobie » ! En deux mots : « Mé-fiez-vous d’Onfray comme de Le Pen et deChristine Boutin… » Aimable…

D’où vient donc que des homosexuels puis-sent attaquer l’un de ceux qui les défend – voirFéeries anatomiques, qui milite pour le ma-riage des homosexuels, l’homoparentalité, lerecours aux procréations assistées…, Théoriedu corps amoureux, qui propose une nouvelleérotique entre deux êtres et non pas entre deuxsexes opposés, et d’autres textes de l’Antima-nuel de philosophie défendant toutes lessexualités pourvu qu’elles soient consen-tantes ? Probablement de cette étrange raison :se tromper d’ennemi permet en effet de lais-ser inconsciemment ses véritables adversairesproliférer dangereusement, ce qui entretientsi bien le statut de victime dont on a besoinpour faire avancer sa cause. Mais ce jeu mesemble dangereux et contre-productif : on nelutte pas contre l’homophobie en la voyantpartout car dès lors, elle n’est plus nulle part…

La psychanalyse comme résistance politique à la gestion de l’intime :

l’affaire des psychothérapiesQuand, à l’occasion de l’amendement

Accoyer, s’était posé, à l’Assembléenationale puis plus tard au Sénat, de

septembre 2003 jusqu’au vote de la loi, le9 août 2005, le problème de la réglementationpar l’autorité publique des psychothérapies,un certain nombre de psychanalystes s’étaientfortement mobilisés contre ce qu’ils dénoncè-rent comme une entreprise de normalisation àtravers ce que l’individu pouvait avoir de plusfragile : ses défaillances, ses troubles, ses fra-gilités mentales. Et pourtant les intentions despolitiques, comme toujours, semblaientlouables : il fallait protéger les citoyens decharlatans qui profitaient de la souffrance psy-chique pour remplir leur portefeuille, donnerun cadre contraignant à une pratique théra-peutique sauvage qui échappait à toutcontrôle, en un mot « sécuriser » les gens quiallaient mal. La levée de boucliers suscitée faceà cette apparente sollicitude fut à ce point im-portante et massive qu’on ne pouvait y voirune simple défense corporatiste de médecinsimaginaires qui auraient voulu continuer leurcuisine à l’écart. Il fallait donc voir dans cetterésistance autre chose. Le fonds politique decette rébellion nous est donné à penser dansun bel ouvrage collectif intitulé Psychanalyse :vers une mise en ordre ? dont les auteurs sontaussi bien psychiatre, psychanalyste que cher-cheur ou même sénateur. On comprend alorsque l’« affaire des psychothérapies » fut autrechose que l’entreprise, de la part de politiquessoucieux d’utilité publique, de responsabiliserle monde « psy ».

Car cette entreprise participe d’un projetglobal d’évaluation et de réglementation de

l’ensemble des pratiques, du soin à la re-cherche, de la création artistique à l’éducation.Il s’agit pourtant pour l’État d’autre chose qued’une prétention despotique au contrôle et àla mise au pas généralisés. Ce n’est plus l’Étattyran déployant des réseaux de surveillancequi doit effrayer, mais l’État gestionnaire quiexige de toute activité, pour la laisser exister,qu’elle démontre sa capacité à produire duprofit. L’ambition cachée de la loi est bien detout pouvoir calculer, comptabiliser, réduireen statistiques, d’avoir de toutes les pratiquesde soin une traduction économique. Il seraitbien temps que ceux qui travaillent avec lemal-être psychique et le malheur rendent descomptes et nous disent combien de séances ilfaut pour soigner un schizophrène ou guérirune mélancolie. On fera bien alors la différenceentre les professionnels et les imposteurs… Lelivre militant, coordonné par Franck Chau-mon, dénonce avec vigueur cette utopie ges-tionnaire à l’horizon de la loi de santé pu-blique. À partir de cette perspective critiqued’ensemble, une dizaine d’auteurs ouvrent desdébats passionnants : comment la santé est de-venue un levier essentiel de contrôle des po-pulations (G. Leblanc), comment les labora-toires pharmaceutiques mettent les psychiatresà leur service (P. Pignarre), mais aussi com-ment l’évaluation ne doit pas être laissée auxmains des seuls experts (Y. Clot).

Tous ces débats sont inspirés par la spécifi-cité irréductible de la psychanalyse, comme ledémontrent à l’envi les textes de P. Chemla,M. Plon et O. Grignon. Par la radicalité de sesprincipes fondateurs (l’analyse sans fin, l’idéedu psychanalyste qui ne s’autorise que de lui-

même, d’une transmission ne relevant d’au-cun diplôme d’État), elle dessine en effet dansnos sociétés contemporaines comme un îlot desingularité irréductible. Contre le « bon sens »gestionnaire et utilitariste, la psychanalyse osedire que guérir ne veut parfois pas dire grand-chose, que le partage entre la réussite et l’échecd’une cure est impossible à établir, qu’il estplus dangereux de délivrer des diplômes offi-ciels de thérapeute que de transmettre une in-quiétude fondamentale… Le manifeste deF. Chaumon, R. Ferreri et V. Perdigon dé-montre avec clarté et vigueur pourquoi la psy-chanalyse, aujourd’hui, occupe une positionde résistance politique, elle qui met son pointd’honneur à ne pas donner de chiffres, à ne pasdélivrer de pourcentages, à ordonner la possi-bilité de son exercice non à la reconnaissanced’une compétence scientifique, mais à la trans-mission d’une exigence éthique. Le texte deJack Ralite donne toute la leçon de cette tristehistoire, soulignant que c’est encore une foisla culture qui est mise en péril par cette obses-sion de tout réglementer, afin que rien ne seperde, afin surtout que toute affaire humainepuisse être traduite en évaluations statistiques,dont les experts se saisiront pour désigner quiaura le droit d’exister. Car si elle est (pour unepart, hélas, de plus en plus minoritaire) large-ment inutile à la santé des marchés, la culturedemeure essentielle à qui voudrait rester, dansce monde, simplement humain.

Frédéric Gros

Psychanalyse : vers une mise en ordre ?coordonné par Franck Chaumon, Éditions La Dispute. 2006. 190 pages, 14 euros.

Un engagement révolutionnaire au cœur de l’empire américain

L’historien américain Howard Zinn a connu, un peu à l’instar d’Eric Hobsbawm, un succès important et imprévu avec son Histoire populaire des États-Unis. Après cellede l’historien britannique, c’est au tour de son autobiographie de paraître en français.

L’Impossible Neutralité, de Howard Zinn, traduit de l’anglais par Frédéric Cotton. Éditions Agone, 375 pages, 22 euros.

Contrairement au Franc-tireur d’Hobsbawm, l’autobiographiede Zinn ne vise pas tant à raconter ou analyser l’ensemble d’unevie qu’à décrire de l’intérieur un mouvement, ce « mouvement

qui abolit l’état actuel des choses ». C’est pourquoi la personnalité del’historien disparaît à plusieurs reprises derrière les grandes luttes pro-gressistes du peuple américain : son itinéraire individuel sert plutôt defil directeur à la description d’actions politiques et de combats sociauxmenés par une masse militante dont régulièrement il nous fait appa-raître de très belles figures. Plus qu’un parcours personnel, dont pour-tant les éléments clés sont présentés au fil des pages, ce sont des indi-vidus et leur mise en mouvement qui attirent l’attention de l’historien.Ainsi ce militant de la gauche radicale ne dissout jamais l’individudans de grands ensembles sociopolitiques (« la masse », « le peuple »ou « le mouvement ouvrier ») puisque les « individus sont les élémentsnécessaires et ma vie fut pleine de ces individus ordinaires et extraor-dinaires, dont la seule existence m’a donné espoir » (p. 6). C’est pour-quoi l’auteur s’attache à tracer des portraits forts et touchants de mi-litants, notamment de ces freedom riders, ces activistes noirs traver-sant au péril de leur vie les villes du sud des États-Unis pour ysensibiliser à la lutte en faveur des droits civiques des populationsnoires écrasées par un racisme suffocant que les qualités de narrateurde Zinn nous font percevoir de manière saisissante.

En cohérence avec son refus de construire cette autobiographie au-tour de sa propre personne, l’historien n’a pas choisi une démarchechronologique mais plutôt thématique, établie autour des grands mo-ments des luttes populaires ayant animé son pays : la lutte pour les

droits civiques, contre la guerre du Vietnam, et, plus généralement, lescombats pour la transformation de la société américaine (la justice so-ciale, l’université, la condition ouvrière). C’est uniquement à l’inté-rieur de ce cadre que Zinn donne des détails sur sa vie personnelle :issu d’une famille populaire juive d’Europe de l’Est, il se familiariseratôt tout à la fois avec la condition ouvrière et les idéaux socialistes,avant que la guerre n’interrompe son parcours. Il prend alorsconscience des horreurs consubstantielles aux conflits armés et bas-cule dans le pacifisme. Ancien combattant, il profite d’une prise encharge par l’État de son inscription à l’université, inscription qui valui permettre d’entamer une carrière universitaire. Il ne s’agira ce-pendant pas d’une ascension sociale modérant ses choix politiquespuisque Zinn animera alors des luttes majeures dans l’université, auxcôtés de ses étudiantes noires de Spelman puis, une fois renvoyé decette faculté, à Boston. Malgré son âge maintenant avancé, HowardZinn s’est encore récemment mobilisé, aux côtés d’un Noam Chom-sky, contre l’invasion et l’occupation de l’Irak par le gouvernementde George W. Bush.

On aurait pu regretter que sa réflexion personnelle et ses travauxde recherche ne soient que peu évoqués par l’historien lui-même, maisles éditeurs ont joint en annexe des extraits de ses livres et de ses ar-ticles visant à approfondir les analyses et à mettre en valeur une ré-flexion constante sur la place de l’historien militant dans la société.Rejetant les antinomies souvent hypocrites du savant et du politique(voir le beau texte Abolitionnistes, Freedom riders et stratégies d’ac-tivisme politique 1965) et refusant sciemment le choix de la « neutra-lité axiologique », Zinn a tendu de toutes ses forces à unir son enga-gement quotidien à la cause des peuples dans chacun de ses écrits, fai-sant de lui une figure à part dans le monde intellectuel américain.

Baptiste Eychart

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L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . O c t o b r e 2 0 0 6 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 7 o c t o b r e 2 0 0 6 ) . X I

A R T S

L’art dans la tourmente de l’histoire

L’Invention de la liberté suivie des Emblèmes de la raison, de Jean Starobinski, coll.« Bibliothèque illustrée des histoires ».Éditions Gallimard, 400 pages, 45 euros.

Ce qui fait toute la valeur de la démarche de Jean Starobinski,dès lors que les arts et l’histoire sont mis dans une relationétroite, c’est le fait qu’elle ne cherche pas à établir une dé-

pendance du premier par rapport à la seconde. Dans la préface desEmblèmes de la raison, il tient tout de suite à préciser : «À premièrevue, on (ne) peut y situer aucun événement majeur de l’histoire del’art. » La Révolution française n’a pas produit une grande litté-rature et la peinture n’en a pas été métamorphosée en profondeur.Le goût qui s’affirme pendant ces années de fièvre n’a pas évoluéde manière significative et les « formes que la Révolution met à sonservice sont déjà inventées avant 1789». De plus, Starobinski ne selimite pas à la France marquée pour l’essentiel par David et sonécole pléthorique : il examine le mouvement général de la penséedans toute l’Europe. Mieux encore : l’art n’est jamais isolé, maisconsidéré dans ses affinités particulières avec la littérature, l’ar-chitecture (qui, de son côté, a partie liée avec le courant néoclas-sique élaboré par Winckelmann, conforté par Goethe et matéria-lisé par des artistes tels que Mengs, Angelika Kauffmann et Anto-nio Canova, et le culte des ruines est divulgué par Piranèse, HubertRobert ou Pannini) ou la philosophie.

Il n’y a pas eu d’art révolutionnaire au sens plein du terme endehors des fêtes dont l’incontournable David a été le metteur enscène. Il s’est plutôt produit la condensation de plusieurs concep-tions esthétiques conciliant le sentiment de la nature (par exemple,chez les paysagistes anglais), de la valorisation des genres mineurs(comme la nature morte avec Chardin), l’étroite connivence avecl’histoire en train de se faire (ce qui s’est traduit par le Marat as-sassiné que David a peint en 1793, immédiatement après le crimedu tribun, mais aussi dans le Serment du Jeu de Paume, exécutédeux ans plus tôt, qui fait écho à son Serment des Horaces).

Voltaire, Rousseau, Schiller ont contribué à fabriquer cet uni-vers. Des architectes visionnaires comme Ledoux, Lequeu etBoullée en ont imaginé une nouvelle cité idéale à l’égal des ar-tistes de la Renaissance. Des peintres comme Blake ou Füssli enont représenté le versant obscur de ses transformations radicalesen explorant le domaine étrange et inquiétant des rêves ou en je-tant les bases d’une nouvelle mythologie. C’est peut-être à sesfranges extrêmes que la Révolution a exprimé sa vérité. Avec Sadeaussi avec son arithmétique sexuelle…

Starobinski a cette faculté inestimable de nous faire toucherdu doigt la complexe machinerie d’idées, de formes, de plans, decoupes et de perspectives cavalières, de musiques, de poèmes etde proses, de pamphlets et de dissertations, de théories scienti-fiques et d’expériences qui ont animé le XVIIIe pour l’amener àce paroxysme, le siècle des Lumière devenant le siècle du régi-cide en même temps que le siècle de la découverte des noirsabîmes au-delà de la conscience.

Giorgio Podestà

Pourquoi le flop de la collection Pinault à Venise ?

On ne parle plus guère de « Where are wegoing », l’exposition d’une partie de lacollection de François Pinault en son

nouveau palais vénitien. De fait, les barrièresinstallées devant l’entrée pour canaliser laqueue des visiteurs sont demeurées inutiles : cene sont, en moyenne, que onze cents personnespar jour qui se sont présentées au PalazzoGrassi cet été. Ce n’est pas rien, mais on en at-tendait environ le triple. Malgré l’énorme bat-tage médiatique observé au moment de l’ou-verture, le 30 avril, le public n’a pas été massi-vement intéressé : pour quelles raisons ?

Constatons d’abord que ni les Vénitiens niles touristes concernés par l’art contemporainn’ont été dupes : il n’y a rien de particulièrementoriginal dans l’expo Pinault, mais simplementla démonstration d’un goût calqué sur celui desmusées branchés de par le monde. On y voit,comme partout, des minimalistes américains,des représentants de l’Arte povera, de l’art in-formel et du pop deuxième génération, dont le

célèbre Jeff Koons (dont M. Pinault est le pre-mier collectionneur mondial) apparaît commela figure emblématique. Tout le professionna-lisme de la jeune commissaire nommée parFrançois Pinault, Alison M. Gingeras, a été im-puissant à conférer au conformisme des choixdu milliardaire le souffle d’une imagination ins-pirée. « Où allons-nous ? » est-il demandé par letitre de l’exposition. On sait avant d’entrer quec’est nulle part. Alors on n’entre pas, ou peu.

Le propriétaire de Christie’s a eu la satis-faction d’apprendre récemment que la valeurestimée de sa collection dépasse désormais cellede la collection de Charles Saatchi, le fonda-teur de la Saatchi Gallery, un des hauts lieux del’art à Londres. C’est certainement flatteur dupoint de vue de ceux pour qui la réussite nes’évalue qu’en millions de dollars, mais lesamateurs d’art ne visitent pas les expositionspour le seul motif que le marché cote très hautce qui y est montré. D’autant que ces derniersn’ont pas tort de soupçonner que cette cote est

largement manipulée par des procédés qui leuréchappent. Puisque je viens d’évoquer le nomde Charles Saatchi, il n’est peut-être pas inutilede rappeler que les magouilles qui l’ont rendufameux tout en l’enrichissant avaient au moinsle mérite de révéler quelque chose de nouveau,ce qui n’est pas le cas des opérations de Fran-çois Pinault.

Un seul exemple, datant d’il y a une tren-taine d’années : le publicitaire Charles Saatchiapproche Leo Castelli, réputé le meilleur mar-chand du monde, qui lui propose un investisse-ment gagnant : créer une nouvelle gloire de l’artinternational. Le choix se porte sur le jeune Ju-lian Schnabel, pas plus doué que ses camaradesdu post-modernisme new-yorkais (mais pasmoins non plus), qui accepte le marché : pro-duire sous contrat environ quatre cents grandstableaux par an. Évidemment, on lui procurede quoi embaucher des assistants, qui travaille-ront dans plusieurs lofts sur ses indications.Aussitôt, sur les conseils de Castelli, Saatchi ac-

quiert des œuvres de maîtres classiques convoi-tées par de grands musées ayant un départe-ment d’art contemporain et les leur offre : ils’agit du Metropolitan Museum de New York,d’une part, de la Tate Gallery et de la White-chapel Gallery de Londres, d’autre part. Inves-tissement rentable : comme prévu, les trois ins-titutions proposent au généreux donateur dedevenir « trustee » chez elles. Elles n’ont rien àlui refuser : toutes trois organisent donc, enmoins de deux ans, de grandes expositionsSchnabel, ce qui suscite une demande mondialepour le jeune peintre. La cote de Schnabel a at-teint des sommets en quelques mois, pour leplus grand profit de Saatchi, détenteur de laproduction, et aussi pour sa gloire. Qui ditmieux ? Pas Pinault à ce jour, en tout cas.

Jean-Luc Chalumeau

La Force de l’art, de Jean-Luc Chalumeau, vientd’être republié aux Éditions du Cercle d’art,288 pages, 24 euros.

Du Titien ou de l’esthétiqueconjointe du pouvoir

et de la séductionEn dépit de son titre aberrant (le Pouvoir en face - en face de quoi ?),

l’exposition au musée du Luxembourg est néanmoins une magnifique introduction au grand art du Titien.

D’un côté, les hommes,de l’autre les femmes.En d’autres termes :

d’un côté, une expression de lasuprématie du pouvoir surtoutes les facultés humainesavec tous ces princes, ces sou-verains et ces prélats, de l’autre,la séduction avec ces dames dé-licates et donc subordonnéesaux commandements de cesmâles puissants. C’est vrai,mais de manière toute relative.La séduction n’est pas absentede ces portraits impression-nants d’hommes dominateurs :Charles Quint, par exemple,dont le principal atout n’est pasla beauté, est littéralement su-blimé par Titien. Dans l’un deses portraits, une compositiontrès sombre, seul le visage et lamain tenant une lettre pliéesont clairs donnant à l’empe-reur une noblesse et un charmeindéniables. La copie faite parRubens d’un autre portrait deCharles Quint - un buste ar-mure d’après le célèbre portrait équestre -dévoile un visage aux traits plus ingrats etdonc plus proches de la vérité de la phy-sionomie de celui qui régna sur un terri-toire où le soleil ne se couchait jamais.

C’est d’abord une impression de fer-meté inébranlable qui émane des plus émi-nents d’entre eux et, en tout cas, une insa-tiable volonté de puissance. PhilippeII, quiest la laideur incarnée, François Ier, qui tra-hit un caractère d’histrion, ou Frédéric IIGonzague, dont l’expression dénote à lafois une intelligence posée, calculatrice, etune certaine vanité, en imposent par leurprestance et leur arrogance. Dans cette op-tique, les mains jouent un rôle capital dansce grand art de la représentation de ceshommes qui possèdent tout, mais que la

nature n’a pas forcément favorisés. Ellesleur procurent ce je-ne-sais-quoi de fasci-nant. Elles parachèvent et confirment cetteimpression grandiose qui doit envahir lespectateur : souvent, l’une d’elles est poséesur le pommeau d’une épée alors que la se-conde tient une feuille de papier, ces deuxgestes symbolisant les deux alternatives deleur gouvernement sans partage : le re-cours aux armes ou la diplomatie. Ce dis-positif se retrouve dans des portraits moinsofficiels comme L’Homme au gant, dontla superbe et la beauté sont soulignées parla manière de porter ou de tenir cet acces-soire vestimentaire.

Un dernier facteur vient donner encoreplus de poids à cette mise en scène du pou-voir : la couleur noire. Qu’ils soient en ha-

bit de cour ou en armure, ilsapparaissent souvent en noir,d’un noir étant autrefoisl’apanage exclusif de certainsordres religieux et désormaisla couleur distinctive de la no-blesse. Philippe II va jusqu’àl’imposer à l’aristocratie es-pagnole pour rendre tangiblel’austérité mystique dont ilveut être le paradigme.

Face à ces êtres augustesparés de noir, les femmes pa-raissent fragiles, sensuelles etémouvantes, ne pouvant setarguer que des armes de labeauté, du raffinement et dela couleur. Et là, Tiziano peutlaisser son imagination vaga-bonder. Voici le portrait de laJeune fille au chapeau àplumes, petite merveille (sansdoute réalisé dans les années1530) de fantasmagorie éro-tique. Ses mains retiennentun long manteau vert bordéde fourrure, la poitrine et lesépaules étant largement dé-

nudées. Ses lèvres aidées par ses yeux lais-sent deviner à la fois une grande timiditéet une aussi grande volupté. Avec toutesces femmes magnifiques, la beauté, sousses formes les plus contrastées, est avanttout le fruit d’un art de la théâtralisationde la sensualité - une autre façon d’exer-cer un pouvoir contre le pouvoir arrogantdes puissants du monde de la fin de la Re-naissance.

Gérard-Georges Lemaire

« Titien, le pouvoir en face ».Musée du Luxembourg, jusqu’au21 janvier 2007. Catalogue : Skira. A consulter : Titien portraitiste, « Hors série Découvertes ». Éditions Gallimard, 7,90 euros.

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A R T S

La côte d’Ivan Messac

«De tout arbre du jardin, tu man-geras, mais de l’arbre de laconnaissance, tu ne mangeras

pas. Oui, du jour où tu en mangeras, tumourras, tu mourras. »

Ils avaient pourtant été prévenus,Adam et Ève, mais la tentation fut forte,bien trop forte. Une femme faible, unhomme influençable, un fruit défendu(une pomme peut-être ?) et un serpent ausang-froid. Voici les figures mythiquesavec lesquelles Ivan Messac a décidé dejouer avec humour, pour notre plus grandplaisir.

Longtemps associé aux peintres de lafiguration narrative, influencé par le futu-risme italien et le pop art américain, Mes-sac ne cesse de nous étonner par sa liberté de ton, sa volonté permanente de serenouveler, faisant fi des courants d’art im-posés par la mode germanopratine. Dé-laissant un instant son habit de sculpteuret ses blocs de marbre (car il sculpteaussi…), ce Janus nous revient avec uneformidable exposition, refaçonnant lemythe d’Adam et Ève.

Dans cette nouvelle Genèse, le premierhomme et la première femme s’appellent :Liz et Richard, Humphrey et Lauren,John et Yoko, Salavador et Gala, Jean-Paul et Simone, Pablo et Dora, Marcel etÉdith, Fred et Ginger, John F. et Jacque-line, Aristote et Maria…

Pas besoin de les nommer, leurs pré-noms associés suffisent à nous remémorerla flamboyance de ces couples aux destinsplus ou moins tragiques (le sang de JohnF. sur le tailleur rose de Jacky, l’accidentd’avion de Marcel, les disputes légendaireset alcoolisées de Richard-Marc-Antoine etde Liz-Cléopâtre..), devenus, le plus sou-vent, mythes contemporains.

Comme à ses débuts, c’est par la cou-leur que Messac redonne vie à des photo-

graphies banalisées par leur surmédiatisa-tion, entrées malgré elles dans l’incons-cient collectif. Retrouvant l’idée du mo-nochrome, un gris de Paynes et un noir deMars se coulent dans les portraits de nosAdam et Ève, comme une solarisationnous les figeant dans un moment M deleur histoire. Cependant d’autres couleursplus vives viennent émailler les toiles,comme pour donner sens : un serpent « ca-méléon » glisse dans les tableaux, (peut-être est-ce le même de l’un à l’autre ?), ul-time représentation du désir, de la tenta-tion. Il sépare les couples ou les réunit,épouse leurs formes dans un dernier élande sensualité, est le témoin ou l’instigateurdu drame ou de l’union… Parfois, l’on re-trouve une bande de couleurs qui pourraitêtre un jardin d’Eden, une vigne folle.

Dans un coin, une orange, une tomate, unebanane ou une pomme découpées dans ducarton pourraient faire fonction de fruitsdéfendus.

À la fin, Silvana (Mangano) et Lex(Barker), les véritables Adam et Ève deMessac, nous regardent amusés, n’ayantplus qu’une chose à nous dire : « Vas-ycroque ! Tu ne regretteras pas… »

Aurélie Serfaty-Bercoff

Exposition Ivan Messac, « Adam et Ève ». Galerie Laurent Strouk,jusqu’au 12 octobre 2006. (8 bis, rueJacques-Callot, 75006 Paris. Tél. :01 40 46 89 06). Adam et Ève, Ivan Messac, galerie. Éditions Laurent Strouk, 20 euros.Messac, de la peinture avant toute chose,Somogy Éditions d’art.

CHRONIQUE PARTISANE DE GIANNI BURATTONI ET FRANCK DELORIEUX

Vaches et silicone«L

’automne déjà ! » s’écriait Rimbaud. L’automne avantl’hiver, auquel succéderont le printemps, l’été et en-core l’automne. On peut trouver du charme au cycle

des saisons, on peut trouver cela répétitif, bêtement répétitif,aussi lassant que la contemplation des aiguilles qui trottent surle cadran d’une horloge. Les regards du peintre et de l’écrivainprennent des aspérités calleuses. Ils se blasent et, se blasant, s’en-durcissent. Malgré une pause dans la rédaction de cette chro-nique, ils ne sont pas en forme : qu’écrire ? comment l’écrire ?Au fond, s’ils ne se refusaient à se foutre de la gueule de leur lec-teur, ils auraient envie de recycler ce qu’ils ont déjà écrit. Ils pren-draient un ancien texte, n’importe lequel, au hasard, ils change-raient les noms (à peine) et cela donnerait une idée parfaite de cequ’ils viennent de visiter. Bien sûr, ils ont vu deux ou trois ex-positions qui leur ont plu, cinq ou six expositions qu’ilsconchient. Bien sûr. Bien sûr. Rien de nouveau sous le soleil, onle sait. Le peintre et l’écrivain, oui, se blasent. Le tour des gale-ries, la rédaction de cette chronique deviennent pour eux commeune machine à se répéter. Les mots leur manquent. L’envie,aussi. Ce n’est pas leur désir d’art, leur désir de phrase qui se ta-rit. Bien au contraire. Ils meurent de soif auprès de la fontainetout simplement parce que la fontaine est tarie. Êtres de passionet d’enthousiasme, de joie et de plaisir, le train-train des galeriesest pour eux une mer d’huile. Pour nager, ils préfèrent les eauxbleues de la Méditerranée. « Joie ! Joie ! Joie ! Pleurs de joie ! »s’écriait l’exalté Pascal. « Ennui ! Ennui ! Ennui ! Pleurs d’en-nui ! » s’écrient le peintre et l’écrivain.

Ils commencent à se lasser (enfin… Ce n’est pas qu’ils com-mencent, mais ça se confirme, ça s’accroît, ça s’aggrave...) dece jeu de renvoi et de « tenons-nous par la barbichette » queles institutions artistico-culturelles entretiennent avec le mar-

ché de l’art de pure spéculation financière et de blanchimentd’argent. Ah ! ce troupeau de Russes vulgaires et bruyantscroisés chez Yvon Lambert, Chantal Crousel... qui cassaientles oreilles du peintre et de l’écrivain, qui les empêchaient devoir ce qu’il y avait à voir ! (1). Cette liaison dangereuse,puante et méprisable, abaisse au niveau le plus sombre (ima-ginez que sous une cave on trouve des égouts, et que sous ceségouts on trouve encore un cloaque indescriptible : bon, vousvoyez à peu près, c’est ce niveau-là) toute la production de ca-melote proposée. Aujourd’hui (« au jour d’aujourd’hui » de-vraient écrire le peintre et l’écrivain pour faire comme les cri-tiques et les journalistes qui ne connaissent pas plus l’histoirede l’art que la langue française), une certaine valeur artistiquedemeure plus ou moins cachée, plus ou moins discernable der-rière cet énorme bluff. Un exemple de bluff ? Les peintures de Jonathan Meese à la galerie Templon, du sous-sous-sous-Basquiat fluo et teuton dont il est impossible de faire croireque c’est exposé pour sa valeur artistique : ça se vend au poids.Pas au kilo, au poids du marchand, bonimenteur de foire.Dans le vieux film en noir et blanc Freaks, une jolie trapézisteépouse un nain qu’elle rend fou d’amour pour lui voler sonhéritage. C’est ça, un galeriste. Sauf que bien souvent lesmonstres exposés n’ont pas de cœur, ni de talent.

Parmi les monstres, mais des vrais ceux-là, pas des nains,des hommes-troncs ou autres sœurs siamoises, il y a bien sûrles prélats de la Curie romaine. Vous vous demandez ce queça vient faire là ? Le peintre et l’écrivain aussi. Ils n’évoquentpas ces hideuses trognes de corbeaux pour le délicat plaisir debouffer du curé. Non. Pour la galerie Baudouin Lebon, Chris-tian Courrèges les a photographiés. Ils sont en rang dans despetits cadres proprets. Notre homme est amateur du genre : il

a fait les magistrats, il voulait faire les ministres du gouverne-ment Raffarin mais il a dû cesser parce que… parce qu’il n’yavait plus de gouvernement Raffarin. On attend les généraux,les préfets, les conseillers en communication de Sarkozy. Vousl’aurez compris : un parfait exemple de collusion entre l’art etle pouvoir. Un personnage de Hernani de Victor Hugo, ré-torque : « J’ai peut-être l’habit d’un laquais mais vous en avezl’âme. » Ici, c’est comme le shampooing deux en un, on a l’ha-bit et l’âme. Mort aux vaches !

Évidemment, il y a encore de bons et de très bons artistes,mais les diktats de la mode et du marché institutionnel les apla-tissent comme de la pâte à pizza. Quant à la tronche des an-chois… No comment. Le peintre et l’écrivain pensent avec ten-dresse au magnifique Urs Lüthi courageusement ressorti duplacard par Catherine Putman qui, de toutes les façons, nes’achètera pas une villa en Toscane avec lui. La jeune généra-tion sans mémoire – fonctionnaires et boursicoteurs– de l’artne sait même pas qui il est. Pour toutes ces raisons, le peintreet l’écrivain décident de lui rendre hommage en se taisant.

Aussi blasés soient-ils, le peintre et l’écrivain ont encore unespoir : « Pourvu que les fonds de pension n’investissent pasdans les galeries ! Si les retraités californiens siliconés se met-tent à s’intéresser à l’art, la catastrophe sera terrible et défini-tive. » Dring ! Dring ! Dring !

« Allo ?...– Votre chronique est datée, c’est déjà fait. Ou tout comme. »

(1) En fait, ce n’était pas si gênant que cela puisqu’il n’y avaitrien à voir. Yves Klein s’est jeté dans le vide mais, pauvre YvesKlein, n’aviez-vous pas compris que même le vide se monnaietrès cher ?

Les instabilisations

de Jack Vanarsky

Si Jack Vanarsky embrasse les trois dimensions à bras-le-corps, il n’est pas sculpteur au plein sens du terme. Etrien de « conceptuel » ne semble lui venir à l’esprit. In-

classable Vanarsky ? Sans doute, et c’est peut-être mieuxainsi. Inclassable et pourtant pas au beau milieu de nulle part.Qu’on regarde ses nus de femmes sans tête : leurs corps quirespirent lentement, voluptueusement, donnant la sensationd’être dans cette région située entre la veille et le rêve. Ins-crites dans leur cadre, ces femmes dont on ne découvre quele cou, les seins, le ventre et les poils pubiens. D’aucunes, onne peut contempler que la poitrine dodue. Quand on les sur-prend dans leur nudité qui n’a rien de chaste (l’émotion sai-sit dès qu’on s’attarde à les surprendre dans ce sommeil arti-ficiel), on se rappelle tout d’un coup une des œuvres de Mar-cel Duchamp qui s’intitule Étant donné le gaz d’éclairage etla chute d’eau et qui a été réalisée entre 1948 et 1949. Voilàsans doute le modèle, conscient ou inconscient, le paradigmeà la fois célébré, plagié et détourné. C’est flagrant : Vanarskymanie un humour grinçant qui a un peu l’air dadaïste. Cethumour se traduit par exemple dans ses Langues vivantes (cesont des langues animées qui sortent d’une bouche, épaisses,pour explorer le monde des saveurs interdites) ou par cettecigarette que serrent des lèvres grasses et avides. Et il prendmême une tournure burlesque, carnavalesque dirais-je, quandil imagine deux bras immenses tronqués et deux mains quisortent des manches de la veste pour tenir une serviette encuir. Ces merveilleuses pièces appartenant à un spectacle oni-rique et cocasse sont faites de fines lamelles de bois mues aveclenteur par un moteur, engendrant cette impression si étrangeet si troublante d’une vie et d’un souffle (que ce soit un objetinanimé ou le simulacre d’un être humain). Jack Vanarskyaime citer cette phrase d’Henri Michaux et se l’approprie :« Je ne suis en effet devenu dur que par lamelles ; si l’on sa-vait comme je suis resté moelleux au fond… » Le connaître àtravers ses créations, c’est pénétrer dans un espace esthétiqued’une originalité absolue, riche de citations empruntées à l’artdu siècle passé et riche de leur perversion, riche d’un imagi-naire qui nous entraîne dans les cercles vertigineux de la dé-rision et du transport amoureux.

Justine Lacoste

DR

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C I N É M A

Quand l’humain ne va pas de soi…

À propos de Flandres, de Bruno Dumont

«Il faut exalter l’hu-main », aurait ditJohn Ford à Jean Re-

noir, « parce que l’humain neva pas de soi »… Pour BrunoDumont non plus, l’humainne va pas de soi. Mais la com-paraison s’arrête là. Loind’exalter l’humain, le ci-néaste de la Vie de Jésus(1996), de l’Humanité (1999)et de Twentynine Palms(2003, sans doute sonmeilleur film) continue, avecson quatrième long métrage,Flandres, à questionnerl’opacité obtuse d’une hu-manité en minuscules qui, àforce de faire la bête, finit aubout de sa nuit par tutoyer lesanges et exsuder quelquessentiments. Mais que de che-min il faut parcourir à De-mester, le paysan taiseux etsolitaire, et Barbe, la jeunefille qui n’a rien d’autre àdonner que son corps, pourarriver jusque-là, pour qu’af-fleure, dans une dernièreétreinte, enfin amoureuse,cette part irréductible d’hu-manité que le cinéaste, pen-dant une heure et demie, s’estefforcé, avec une complai-sance brutale, d’enterrer sousla glaise des plaines des

Flandres ou sous le sableguerrier du désert d’Orient !

Flandres est un film quinous parle, dans l’ordre de saconstruction en triptyque, deterre et de sexe, de guerre etde folie, de grâce et d’amour ;un film qui, entre silence etfureur, entre matérialisme etspiritualité, entre naturalismeet abstraction, entre ici etailleurs, n’en finit pas detrouver des arrangements descénario avec le sens, des rac-courcis de montage parallèle,des chemins de traverse quimènent à des lieux communs

ou à des impasses ; un filmplus bavard que ses person-nages que la main trop visibledu cinéaste semble bâillonneret manipuler ; un film,somme toute, à l’eau de rose,mais dont on aurait ostensi-blement laissé les épines etqu’on aurait trempé dans lamatière boueuse et la chairhébétée des êtres et des pay-sages pour questionner ce quiva de soi et ne mérite peut-être pas le détour cinémato-graphique, même par lesFlandres.

José Moure

CHRONIQUE DE CLAUDE SCHOPP

Journal d’un cinémateur L

es ultimes reines-claudes se couchent mollement sur le re-gain d’arrière-saison, les framboises remontantes rougis-sent comme des jeunes filles naïves aux gros mots, les

grappes de la vigne se gorgent voluptueusement des derniers so-leils, et les premières pommes virevoltent au moindre vent ma-rin. Et je ne suis pas en Normandie pour les cueillir, je suis re-venu à Paris, pour quelles récoltes ? Mes fruits ici sont des films.Prenant exemple sur Mme de La Sablière qui appelait Jean deLa Fontaine son Fablier, parce qu’il donnait naturellement desfables, comme le pommier des pommes, j’appellerai les cinéastesmes filmiers, qui, à chaque saison, donnent leurs brassées defleurs, de feuilles et de fruits.

Le Nicole Garcia (Selon Charlie) agite des feuilles cha-toyantes ressemblant à de très petites pièces de puzzle qu’ons’échine à recomposer en un tableau reproduit sur le couverclede la boîte. Ici, un tableau de genre feu Sautet. La filmière, har-diment, a choisi de traiter des hommes, juste revanche puisque,depuis l’origine, c’étaient des hommes qui s’étaient arrogé ledroit de traiter des femmes. Elle a distribué des rôles, censés re-présenter l’homme d’aujourd’hui (Bacri, Magimel), mais hélas !pas plus qu’une hirondelle ne fait le printemps, un rôle ne faitpas un personnage.

Le Ken Loach (le Vent se lève) doit son appelation originaleThe Wind that shakes the Barley, (Le vent qui secoue le Barley)à une ballade irlandaise du début du XIXe siècle : c’est un vieilarbre dont le tronc malmené par les tempêtes de l’histoire s’estpeu à peu recouvert de lichen vert-de-grisé : il penche politique-ment à gauche, mais s’étaie sur un étançon humaniste dont laleçon, à travers le destin de deux frères luttant pour l’indépen-dance de l’Irlande (l’aîné condamne à mort le cadet), serait : quitue se tue lui-même. « Frère dénaturé, malheureux politique »pense-t-on, en arrangeant quelque peu Corneille.

Le Claire Simon, c’est ce cyprès droit comm un i contre le cielbleu que l’on contemple dans son beau documentaire, Mimi, uncyprès dont les frondaisons profondes vibrent au premier et in-tense frémissement du désir, qui fait basculer toute une vie : pourMimi, c’est l’ouvrière qui avait la poitrine de Gina Lolobrigida

dans Pain, amour et fantaisie, pour la Camille de Ça brûle ! leslèvres sensuelles de Gilbert Melki penché sur elle à son réveil. Lavie ensuite n’est qu’un processus de calcination.

Le Bruno Dumont (Flandres) pousse ses racines dans lesterres grasses du Pas-de-Calais, mais son tronc, narrativementchétif, tend sans fin vers le ciel ; aussi ne donne-t-il que des fruitsmétaphysiques amers, qui ont le goût de la misère et la bestialitéde l’humanité, dans la paix comme dans la guerre. À la fin, cemanceniller, à l’ombre mortifère est vaguement éclairé par unelueur d’amour.

Le Philippe Lioret (Je vais bien, t’en fais pas), arbre jolimenttaillé à la française ou à la belge (Simenon), diffuse de doux ef-fluves qui parlent au cœur. Sous ses ombrages bienveillants, onrencontre des acteurs superbes comme la jeune Mélanie Lau-rent, dans les yeux si bleus et si profonds de qui on voudrait senoyer, ou comme Julien Boisselier, à qui, à chaque fois qu’il ap-paraît, je me sens lié par une fraternité sentimentale.

Le Marwan Hamed (l’Immeuble Yacoubian), arbre exo-tique, palmier d’Égypte hirsute (trois heures de projection)donne un vin âpre et généreux, à arrière-goût de nostalgie, pourles uns, dont je suis. Mais Bénédicte l’a recraché, en grimaçantavec véhémence : ce ne serait qu’une infâme piquette, indigne deson origine, le beau roman de Alaa El Aswany.

Le Mike Mills (Âge difficile obscur : traduction assez loin-taine de Thumbsucker, suceur de pouce), arbre artificiel de pro-venance américaine, comme ces arbres de Noël qui ne perdentpas leurs aiguilles, s’apparente à une adaptation pour le cinémad’une série américaine pour adolescents. Le héros a dix-sept ans,il suce encore son pouce, et c’est le spectateur qui finit par s’en-dormir.

Le Catalin Mitulescu (Comment j’ai fêté la fin du monde),arbre roumain tout nouveau, au feuillage délicat, donne ses pre-miers fruits délicieux, bien que planté dans le terreau putride desultimes années Ceaucescu. La grande sœur et le petit frère quijouent dans ses branches sont habités par la grâce. On pense par-fois à Emir Kusturica, mais un Kusturica qui aurait oublié qu’ilest génial pour se contenter de n’être que simplement humain.

Le Jasmila Zbanic (Sarajevo mon amour ; titre original : Gr-bavica, quartier périphérique de Sarajevo), arbre bosniaquetourmenté, ébranché, mélodrame personnel succédant à la tra-gédie de la guerre, n’a pas su me retenir longtemps, et je me de-mande encore pourquoi je suis passé si vite à côté de lui. Sansdoute le pot-aux-roses au cœur de la narration : Mon père ce hé-ros se révélant être Mon père ce salaud, ce violeur était posé tropen évidence qu’on éprouve aucun plaisir à le découvrir.

À trier ma récolte du mois, je me rends compte que naturel-lement ma tendresse se porte soit vers les jeunes filmiers quinouent pour la première fois, soit vers les vieux filmiers chenusqui n’en finissent pas de fructifier. C’est pourquoi je me suisrendu dans le petit pré où sont rependus les fruits de Luc Moul-let, de ces fruits anciens auxquels peut-être on reprendra goût.J’ai cueilli Anatomie d’un rapport, petite poire d’angoisse, acide,désinvolte, qui vaut surtout par sa saveur d’époque.

N.B. Certaines salles doivent remettre leur pendule à l’heure.Moi aux séances je suis toujours ponctuel comme pour un éter-nel premier rendez-vous. Les Montparnos, mardi. Je descendsau cinquième dessous. Salle obscure, dans laquelle je me déplaceà tâtons, à la lueur d’une cataracte qui gronde sur l’écran. Àpeine assis au hasard, je suis hélé dans le noir par deux voix fé-minines et angoissées, l’une jeune, l’autre moins : « Monsieur,est-ce le début du film ? » Je réponds, d’après les images, que ceserait plutôt le commencement de la fin. » Et effet, la fin de Fairplay, suivant la catastrophe, rallume la lumière. Je me retourne :la jeune fille me sourit, la moins jeune aussi. Nous n’avons plusqu’à attendre au dénouement connu, recommence. Jeudi, Saint-André-des-Arts, je suis trois très jeunes gens jusqu’à la salle obs-cure, encore plus obscure que mardi, je manque de m’affaler auxpieds d’un Luc Moullet, qui en noir et blanc, diffuse peu de clarté; à peine me suis-je jeté comme je peux dans un fauteuil, qu’uneombre rampe jusqu’à moi : « Monsieur, est-ce le début du film? » Manifestement oui, bien que nous en fussions aux bagatellesde la porte. À la fin du Rapport, lumière revenue, je constate quenous sommes quatre dans la salle : la séance a donc commencépour personne.

Projection de fantasmes

Les Anges exterminateurs, film français de Jean-ClaudeBrisseau (1 h 40)

L’affaire est connue :Jean-Claude Brisseauest allé devant les tri-

bunaux à la suite de plaintesdéposées par des comé-diennes qu’il avait audition-nées pour le tournage deChoses secrètes. Il a étécondamné et n’a pas fait ap-pel. Les Anges extermina-teurs sont un retour sur lesévénements qui ont conduitau procès. Le film tente defaire entendre la voix du ci-néaste, de montrer la singu-larité de sa démarche sans li-miter pour autant l’acte decréation à une chronique ju-diciaire ni à un plaidoyer prodomo. L’adoption d’uneperspective tragique par l’uti-lisation d’éléments emprun-tés à Cocteau permet au ci-néaste de ne pas choisir entrele récit et son commentaire.L’enjeu de la narration setrouve déplacé : il ne s’agitplus de savoir ce qui s’estpassé, mais comment leschoses se sont déroulées pouraboutir à l’issue connue detous et donnée dès la pre-mière séquence : le héros estmis en garde par le fantômede sa grand-mère, cette his-

toire finira mal et les avertis-sements les plus divers n’y fe-ront rien. Le mouvement decaméra qui ouvre le film ré-sume cette perspective etrend manifeste la machine in-fernale que rien ne saura en-rayer : alors qu’elle s’ap-proche d’un couple endormisur un lit, la caméra est atti-rée quelques instants par lechuchotement de deuxombres noires dans l’embra-sure d’une fenêtre, avant dereprendre sa trajectoire ini-tiale. Résistant à ce qui peutla distraire, elle revient à cequi doit être montré et vu.

Cette construction permetà Brisseau de jouer sur deuxtableaux : celui de la distancevis-à-vis de ce qu’il racontepar le truchement d’une voixoff, et une pleine adhésion àce qui se passe à l’écran parl’intermédiaire de son hérosqui est aussi son double. Il seplace donc au cœur des en-jeux de l’autofiction, censéeutiliser le réel comme un ma-tériau brut mais ne pouvantse défaire de la nécessaire re-construction qui l’en écartedans l’acte de création. Laproblématique n’est pasnouvelle : documentaire etfiction ne sont pas tant deuxterritoires distincts qu’unezone frontière plus ou moins

large où se mettent en scèneles tensions constitutivesd’un certain cinéma. Brisseaula rabat explicitement sur desquestions érotiques etsexuelles, espérant approcherau plus près le plaisir fémininet les fantasmes de ses ac-trices. Le résultat relève « dela tempête dans un verred’eau » pour paraphraser leréalisateur. Qu’apprend-onde ce film qui se dit si attentifaux femmes ? Que révèle-t-ilen croyant sonder leurs pe-tites transgressions érotiques? Peut-être rien de plus queles poncifs sexistes qui meu-blent habituellement lespages de la presse masculinehétérosexuelle. Et pourtantles Anges exterminateurs, enles prenant à bras-le-corps,donnent naissance à desscènes superbes où le sus-pense se mêle au sexe, où lescorps magnifiquement éclai-rés vibrent devant la caméra.Brisseau se veut sincère etmaladroit et le répète tout aulong du film ; il avance sou-vent de vieilles idées sur lesexe et les femmes, la relationd’un cinéaste et d’une ac-trice, mais n’en émeut pasmoins par la mise en scènedes corps des comédiennesqu’il a choisies.

Gaël Pasquier

DR

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C I N É M A / T H É Â T R E

Les cinéastes américains dans le piège du maccarthysme

En 250 pages, Thomas Wieder donne un passionnant pa-norama du cinéma américain pendant le maccarthysme.Ce qu’il montre mérite d’être connu d’autant que ce n’est

pas sans rapport avec la politique de suspicion du gouverne-ment Busch qui impose le Patriot Act dans la lutte contre le ter-rorisme.

Le travail de mise en fiches et d’interrogatoires des com-munistes américains avait en fait débuté avant-guerre, àl’époque où Roosevelt hésitait à se lancer dans le conflit mon-dial. Certains membres influents du Congrès trouvaient alorsHitler moins gênant que Staline. L’entrée en guerre puis l’al-liance avec l’URSS gelèrent ces velléités policières qui resurgi-rent sous Truman. Thomas Wieder montre qu’une paranoïas’installe durablement en 1947 à Washington. Elle est enraci-née dans des courants de droite qui mythifient une certaineimage de l’Amérique basée sur l’absence de conflits sociaux, leculte du christianisme, le racisme anti-noir mais aussi antisé-mite et naturellement l’exécration du communisme considérécomme un élément de désintégration de la nation américaine.

L’hallali est immédiatement lancé. Les communistes, ou dumoins ceux qui sont présumés l’être, sont convoqués devant laCommission des Affaires anti-américaines, sommés de se dé-clarer communistes, de dénoncer ceux qu’ils connaissent. S’ilsrefusent de répondre, comme pourtant la Constitution leur endonne le droit, ils sont poursuivis pour outrage au Congrès et

condamnés à la prison. Dix célèbres acteurs, scénaristes, réali-sateurs d’Hollywood furent ainsi condamnés, suivis par denombreux autres (Brecht échappa de justesse à la Commission,en rentrant en Allemagne). Des centaines de personnes furentpersécutées ou contraintes de donner des noms pour atténuerla sanction qui les menaçait ou pour faire classer leur dossier.La moyenne des dénonciations est de 8 à 9 par personne convo-quée devant la Commission mais certains dénoncèrent 150 voire180 personnes. Les dirigeants des grandes compagnies ciné-matographiques apportèrent leur contribution à cette chasseaux sorcières en licenciant ceux qui étaient convoqués ou en lesobligeant à la délation pour être repris. La Ligue des Patriotesaméricains attisait l’hystérie ainsi que la grande presse, notam-ment celle de Hearst. Des acteurs tels Reagan,Wayne ou GaryCooper se distinguèrent dans l’accusation de leurs collègues eten tirèrent de substantiels avantages de carrière.

Le traumatisme fut considérable. Certains, tels John Berryou Jules Dassin s’exilèrent et tentèrent de poursuivre en Europeleur activité, non sans difficultés, loin de l’atmosphère et desmoyens d’Hollywood. Losey réussit néanmoins à devenir le réa-lisateur de premier plan que l’on connaît et Biberman à tour-ner le très beau Sel de la Terre. Mais ce sont des exceptions.D’autres, après être sortis de prison, firent le choix de travaillersous pseudonyme. (Pierre Boule servit ainsi de prête-nom àdeux proscrits célèbres pour le scénario du Pont de la rivière

Kwai). Pour éviter la condamnation et continuer à faire desfilms, certains, tel Kazan ou Dmytryk, firent des déclarationsqui ne peuvent que heurter la conscience. La Cour suprême, quiaurait dû faire droit à ceux qui invoquaient la Constitution re-fusa de se prononcer, validant ainsi les décisions de la Com-mission de Mac Carthy.

Ce n’est que dans les années 60 que le vent tourna. Mac Car-thy fut remercié, la Cour suprême interdit à une commission des’en prendre à une personne et refusa de considérer l’apparte-nance à un parti politique comme une infraction. LentementHollywood réhabilita les victimes de cette chasse aux sorcières.Quelques films évoquent cette sombre période dont Nos plusbelles années de Pollack, cependant amputé de scènes qui don-naient sa vraie dimension politique au film. Mais le mal étaitfait, tant pour les hommes que pour le cinéma américain donttoute une dimension fut mutilée.

De lecture agréable et doté d’annexes dont la terrible décla-ration de Kazan et de résumés de films, le livre de Thomas Wie-der expose très clairement une réalité complexe et l’attitude desuns et des autres au fur et à mesure que le piège se referme surtoute une profession. Une période qui donne à méditer.

François Eychart

Les sorcières de Hollywood, de Thomas Wieder, Éditions Philippe Rey, (2006), 252 pages 19 euros.

Cet art qu’aimait tant Antoine Vitez…Petite incursion dans le vaste monde de la marionnette.

L’attente, c’est bien connu, aiguise le désir. À n’être as-souvi que tous les trois ans le désir des habitants deCharleville-Mézières (ô souvenir d’Arthur Rimbaud !)

et des amateurs des arts de la marionnette, dont c’est là un desrendez-vous majeurs de par le monde, est à chaque fois commeneuf. Aux antipodes en tout cas de toute vaine excitation oufébrilité comme on a coutume de les découvrir et de les vivredans bon nombre d’autres festivals à la réputation plus flat-teuse. C’est sans doute ce qui frappe d’emblée le visiteurplongé au cœur du Festival mondial des théâtres de marion-nettes (c’est son appellation) : son caractère éminemment po-pulaire, avec un public, celui-là en grande partie de la région,plutôt serein et bon enfant, à la curiosité toujours en éveil, sacohorte de bénévoles qui, même pour vous enjoindre

d’éteindre vos téléphones portables avant les représentations,doivent parfois avoir recours à un pense-bête, ses artistes, ceuxdu « in » et du « off » confondus dans une même entente… Lasingularité de ce festival– qui vient de perdre son fondateur,Jacques Félix, quelque temps avant cette édition qu’il avait engrande partie déjà programmée–, tient dans son immensebrassage, du grand et du petit, de toutes les formes marion-nettiques possibles et imaginables, entre tradition et recherche,de l’excellent et du raté, du professionnel et de l’amateur, etsurtout de très nombreuse cultures : pas moins de trente-quatre nationalités étaient représentées cette année pour unvolume global de cent cinquante compagnies invitées… Leschiffres laissent rêveur. Le Festival serait-il atteint de gigan-tisme ? Voilà qui ne se perçoit pas outre mesure, d’autantqu’en dehors du très populaire spectacle d’ouverture donnéesur la place Ducale, là où le carillon égrène régulièrement lespremières notes du Chant des partisans et de l’Internationale,la 8e Merveille dévoilée par les Plasticiens volants, les respon-

sables de la programmation se refusent encore et toujours àmettre en exergue certains spectacles « phares » comme ceuxd’Ilka Schönbein ou de Faulty Optic, connus désormais d’unpublic élargi, préférant œuvrer dans la discrétion et l’égalita-risme. Pas de mise en lumière de certains spectacles donc, maisune multitude très variée de propositions tous azimuts. Oncultive ici davantage le côté ruche ou fourmis que l’événe-mentiel : deux cas d’école qui ne sont pas forcément totale-ment incompatibles.

Reste donc au spectateur à établir dans ce beau foisonne-ment son propre parcours, à s’en remettre éventuellement auhasard qui, comme chacun sait, est toujours objectif, ou à sediriger vers des horizons ou des propositions déjà connus. Pro-messe de belles promenades théâtrales d’où il ressort que l’art

de la marionnette,– c’est un phénomène très français,dit-on–, se tourne de plus en plus vers la mise en valeurde l’art du comédien (c’est patent dans la formation pro-posée par l’École nationale supérieure des arts de la ma-rionnette – ESNAM – qui œuvre à Charleville-Mézièrestoute l’année durant), et vers la recherche de textes nou-veaux de qualité. Des auteurs qui se sont fait un nomdans d’autres domaines artistiques ne négligent désor-mais plus d’écrire pour les théâtres de marionnettes…

C’est d’ailleurs sur un texte de qualité signé PatrickBoman, un polar qui s’amuse à jouer avec tous les codesde notre vie quotidienne, mêlant SDF, braqueurs nona-génaires, immigrés et autres personnages croqués avecgourmandise, que s’appuyait la dernière créationd’Alain Recoing, une très vieille connaissance à qui, trèsjustement, le Festival avait donné une carte blanche bienremplie et utilisée. Manger ours, manger chien est unvrai régal, drôle et percutant, qui permet aux interprètes

(dans le jeu et la manipulation des marionnettes à gaine),tous encore étudiants auprès d’Alain Recoing qui tient à lier,comme son ami Antoine Vitez autrefois, à son activité de créa-tion celle de pédagogue, de faire montre de tout leur savoir-faire. Comme toute grande œuvre est toujours réflexive, Man-ger ours, manger chien est aussi, grâce à une mise en abîmesubtile, une réflexion sur l’art de la marionnette projeté dansun espace qui module et élargit le cadre traditionnel du caste-let. À quatre-vingt-trois ans Alain Recoing demeure un jeunehomme impertinent qui porte sur le monde dans lequel nousvivons un regard aigu mais toujours tendre.

Jeu et action à partir de textes forts ; on retrouve la formuledans le Bal des fous proposé à l’emporte-pièce par les Chif-fonnières et les 40e Rugissants où Melville, Dostoievski etTchekhov sont mis à contribution, alors que l’institut Inter-national de la marionnette, de son côté, programmait la trèsbelle pièce de Manfred Karge, la Conquête du pôle sud, miseen scène par Jean-Louis Heckel…

C’est à un formidable panorama des arts de la marionnette

Conte de féesC

’est un véritable conte de fée que vit en ce moment lacompagnie Tire pas la nappe qui présente au Théâtre na-tional de la Colline les Histrions, de Marion Aubert (qui

a emporté le morceau de haute lutte avec le Théâtre du Rond-Point), sous l’égide du Festival d’automne. Pas mal pour unejeune équipe jusqu’alors quasiment inconnue sauf de quelquesinitiés dont je m’enorgueillis d’être. L’histoire ne finit pas là,puisque, me dit-on, 90 dates de représentations en tournée sontencore prévues. Les programmateurs d’ordinaire si frileux ontdonc mis la main à la poche pour s’acheter ce spectacle qui com-porte pas moins de 16 comédiens. On s’en félicite.

Comme la compagnie s’appelle Tire pas la nappe, la presse,elle (le Monde dans son programme du Festival d’automne), a re-mis le couvert, parlant avec lyrisme d’un renouveau du théâtregrâce à cette « bande » chargée tout à coup avec d’autres bandesde réinterroger le théâtre et nos idéaux politiques. Là on com-mence à rêver, et l’on se dit que nous étions dans un sacré désertthéâtral pour que l’on porte tout à coup aux nues ce spectacle. Carenfin ces Histrions sont bien sympathiques (la mise en espace dela pièce donnée à la Chartreuse de Villeneuve-lez-Avignon par lamême équipe l’an dernier était plus probante), mais enfin ils netiennent guère la route sur trois heures de temps et ne volent es-thétiquement et politiquement pas très haut. Question d’appré-ciation. Mais ce qui est effrayant c’est que l’on risque, à traiter cespectacle et cette équipe comme des produits à absolument pro-mouvoir, de les tuer. Voyez ce qu’il reste des « bandes » théâtralesmises au goût du jour dans les années 90. Et je ne puis m’empê-cher ici de penser à Marc François qui vient de mettre fin à sesjours, lui qui ne parvenait plus à monter la moindre production.

Souhaitons que les histrions aient la tête sur les épaules, carsi le conte de fée s’interrompt tout le monde s’en fichera com-plètement à commencer par ceux qui louent leur énergie et leurimmense talent.

J.-P. H.

de par le monde, à un arrêt sur image fugitif, qu’il nous estdonné d’assister ici. De l’art de Polichinelle aux règles bienétablies mais ô combien détournées et renouvelées avec lescompagnies des Tarabates et encore mieux de la Pendue, à ce-lui ayant recours aux nouvelles technologies, en passant parles immuables Marionnettes sur eau du Vietnam ou aux Man-dalay Marionnettes de Birmanie…

Jean-Pierre Han

Manger ours, manger chien.Théâtre aux mains nues, Paris (20e).Jusqu’au 27 octobre. Tél. : 01 43 72 19 79.

DR

Big brothers à Charleville-Mézières

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L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . O c t o b r e 2 0 0 6 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 7 o c t o b r e 2 0 0 6 ) . X V

C H A N S O N S

Merci Monsieur ReggianiI

l y a environ vingt-cinq ans, dans un vieux théâtre de pro-vince, j’ai découvert un artiste d’exception. Ce jour-là, j’aicompris qu’une chanson ce n’était pas seulement une mu-

sique et un texte, mais également une émotion…Des années plus tard, le 14 mars 2003 au Palais des congrès

de Paris, j’ai eu la chance d’assister à l’un de ses derniers récitals.Quand le rideau s’est ouvert, il était assis, déjà très fatigué…

Il a chanté pendant 1 h 30, sa voix chevrotait un peu mais l’émo-tion était intacte.

À la fin du spectacle, après de nombreux rappels, le rideauest tombé… jusqu’à lui. Serge Reggiani s’y est alors agrippé àdeux mains, ce qui lui a permis de se lever, ultime effort, ultimesalut, ultime hommage à son public.

Les gens riaient, pleuraient, hurlaient.Nous sentions que c’était certainement la dernière fois qu’on

le voyait sur scène…Nous étions plus de trois mille, nous l’avons ovationné pen-

dant de longues minutes et le rideau s’est refermé définitive-ment.

Lui avait déjà le regard dans les étoiles, j’espère que nos applaudissements l’ont aidé à rejoindre ses pères ; Jean

Cocteau, Charles Baudelaire ; ses amis, Jacques Prévert, Boris Vian et… Stephan.

Je suis assis au Bar de la Marine, sur le Vieux port de LaRochelle, à l’endroit même où des années plus tôt j’avais aperçuSerge Reggiani après ce concert qui m’avait tant marqué.

Les copains de l’époque ne me comprenaient pas, il faut direque dans les années soixante-dix la mode était d’avantage auxRolling Stones et au riff de guitare de Franck Zappa qu’à lachanson française même si C. Jérôme chantait la Petite Fille 73sur le podium d’Europe 1. Ma tête à moi était déjà pleine desFerrat, Brel, Brassens et …Reggiani.

J’étais fasciné par l’aventure de ce petit immigré italien et parson histoire. À treize ans, il commence par travailler dans le sa-lon de coiffure familial au 110, rue du Faubourg-Saint-Denis (ce lieu à l’heure actuelle est toujours un salon de coiffure),un shampoing malheureux sur une cliente en colère d’avoir dusavon dans les yeux mettra fin à sa vocation d’artiste capillaire.

Cette cliente ne se doutera sûrement jamais qu’elle venait dechanger le destin en offrant à la France un de ses plus grands ar-tistes de music-hall.

Néanmoins un salon de coiffure n’est-il pas à lui seul un

théâtre, avec son rôle principal, ses seconds rôles, ses interve-nants qui entrent et sortent régulièrement. C’est certainementde là que le petit Sergio a pris goût à la comédie.

Le cœur de mon Italien s’est arrêté de battre le 22 juillet 2004à quatre-vingt-deux ans, quatre ans après celui de mon père…Je me retrouve seul dans ma vie d’homme, dans ma vie d’artisteet le plus bel hommage que l’on puisse rendre à ceux que l’on aaimés c’est de prolonger leur œuvre et leurs idées.

Tant qu’un être existe dans la mémoire d’une personne, il vittoujours.

J’ai une véritable passion pour la chanson française et j’aichanté beaucoup de textes dans des registres totalement diffé-rents mais lorsque j’interprète une chanson de Serge Reggiani,je ressens un immense respect de la part du public et quand auhasard des regards j’aperçois une personne dans les premiersrangs les yeux rougis par l’émotion je me dis que l’artiste est tou-jours présent parmi nous et pour longtemps…

Quand on vise au cœur, on atteint l’âme du public pour l’éter-nité.

Merci, Monsieur Reggiani.Jean Marc Desbois

La poésie tanguera de Jorge Luis BorgesLes Poètes du tango, représentés par Henry Deluy et Saul Yurkievich, coll. « Poésie ».Éditions Gallimard.

Quand le tango fait-il son apparition ? Saul Yurkievichpense que c’est aux alentours de 1880. Et il croit savoirque ce serait dans les épiceries aux alentours des abat-

toirs de Buenos Aires dans le quartier des Vieilles Écuries. Onl’aurait dansé, ajoute-t-il, lors des bals du dimanche. En réa-lité, on sait peu de chose. Dans la belle anthologie qu’il a pré-parée avant sa mort, Yurkievich a rédigé une belle et perti-nente introduction où il rappelle que la paternité du tango estrevendiquée de part et d’autre du Rio de la Plata. À Monte-video on lui attribue des origines plus nobles car cet art auraitvu le jour dans des académies bien moins plébéiennes. Quoiqu’il en soit, les premiers grands airs passés à l’histoire ont étécomposés au début du siècle dernier. Par exemple, la Com-parsita est écrite à Montevideo en 1916 et repris par Gardel,huit ans plus tard, qui en fait un succès international. Mais,au fond, les origines du tango sont inconnues et son pouvoirenvoûtant ne repose-t-il pas sur la légende qui l’entoure ?

Borges a écrit bon nombre de tangos et de milongas. Et tousces textes nous ramènent à la veine argentine et plus spécifique-ment porteña de l’auteur d’Autres Inquisitions et de l’Aleph.Quand il compose le Tango, il fait aussitôt ressortir la dimen-

sion tragique et les débuts (il faut bien le dire) mal famés de cettemusique, de ce chant mélancolique et de cette danse chargée d’unérotisme froid et brûlant. Une strophe évoque ces originestroubles et toute la violence qui s’y attache : « Où sont-ils doncpassés ces hommes qui passèrent/En laissant un chapitre à l’épo-pée,/Une fable du temps, et qui, sans haine,/Sans lucre et sanspassion se tailladèrent. » Pour lui, le tango, la milonga, sont as-socié au duel et à la mort. Sa Milonga du poignard est, commed’autres, la représentation d’un tête-à-tête fatal, d’un rite sau-vage et qui a pourtant toute la rigueur formelle d’un cérémonialreligieux, qui se trouve au cœur de cette mythologie : « Car le poi-gnard de Pehuajo/ne doit pas une seule mort ;/il fut tout simple-ment forgé/pour un épouvantable sort. » Et cette hantise se re-trouve dans la Milonga de l’étranger où il ironise sur le carac-tère inéluctable de cette danse de mort : « Y’en a toujours deuxqui s’affrontent,/L’un du pays et l’autre pas ;/Ça se passe tou-jours le soir/Quand de l’étoile brille l’éclat. » Le délicieux érudit,le fin lettré, l’esprit cosmopolite, le grand connaisseur de la lit-térature anglaise (1), trouve son aspect nocturne et romanesquedans la mémoire du Buenos Aires d’autrefois, quand c’étaient,dit-on, deux hommes qui dansaient le tango. Alors les airs ima-ginés par Borges rappellent le destin de certains d’entre eux, Ca-landria ou Manuel Flores, Juan Muraña ou ces deux frères en-nemis. D’autres poèmes et pourtant quelques-unes de ses œuvresde fiction évoque cet univers de beauté morbide et de sang, en

particulier Evaristo Carriego et le Sud. Mais c’est là, dans ceschansons où il condense la nostalgie irréparable qui l’attache àcette époque qui est celle d’un pays qui découvre sa culturepropre et s’invente ses légendes faute d’une autre épopée quecelle de San Martin dont la silhouette se profile sur les place dela ville. Borges est hanté par l’histoire de son pays car c’estd’abord pour lui l’histoire de sa famille. Et c’est ainsi qu’il a écritla Milonga de l’ivoire noir pour rappeler qu’il y avait un mar-ché d’esclave dans le quartier du Retiro et que certains ont com-battu vaillamment contre les troupes de Martin Fierro, qui « crutles avoir tous tués ».

Gérard-Georges Lemaire

(1) Ses Cours de littérature anglaise viennent de paraître auSeuil (édités par Martin Aurias et Martin Hades, traduits etpréfacés par Michel Lafon, 384 pages, 23 euros). Il s’agit deleçons données à l’université de Buenos Aires en 1966. S’ils’attarde longuement sur les origines de cette littérature avec uncommentaire du Beowulf et un autre sur l’alphabet runique, s’ilétudie le bestiaire anglo-saxon, il fait l’impasse sur Shakespeareet les auteurs de la grande ère élisabéthaine. Il reprend le fil deson histoire très personnelle avec Samuel Johnson et Boswell,s’arrêtant sur l’œuvre de Woodworth et sur celle de Coleridge,parlant enfin de Browning, de Dante Gabriel Rossetti(merveilleusement bien), de William Morris et d’Oscar Wilde.

La joie de vivre, la liberté

La chanson évoque pour moi la joie devivre, la liberté, même quand elle est triste.

L’Aigle noir de Barbara me donne en-core maintenant la chair de poule.

Mon meilleur ami le chantait quand nous étions adolescents.

Il est mort aujourd’hui et l’Aigle noirfait ressurgir des années de bonheur...

Christophe Girard* Adjoint au maire de Paris,

chargé des Affaires culturelles.

Un beau jour, ou peut-être une nuit, Près d’un lac, je m’étais endormie, Quand soudain, semblant crever le ciel, Et venant de nulle part, Surgit un aigle noir.

Il y a des chansons…I

l y a des chansons qu’il nous arrive dechanter à des moments particuliers denotre vie. Les chansons les plus impor-

tantes ne se fredonnent pas, mais se chantentmentalement. Ce sont les harmonies silen-cieuses de notre état d’âme. Il m’arrive dechanter mentalement une chanson pour letango : Mi Buenos Aires Querido (BuenosAires bien aimée). Elle fut écrite par AlfredoLa Pera l’année où je suis né : 1934. Les pre-miers vers sont une métaphore : Buenos Airesest le monde de la nostalgie, de l’espérance : «Buenos Aires bien aimée – quand vais-je te re-voir ? – il n’y a aura plus ni peine ni oubli. »Cela a aussi influencé certaines illuminationsde Borges. Ma mère me la chantait toujourspendant mon enfance. Ma mère était née àBuenos Aires et était une Tanguera expéri-mentée. Dans ma jeunesse, je m’installais àParme avec ma famille. Une ville divisée endeux parties : la Parme des riches industriels etl’Oltretorrente, le quartier des antifascistessubversifs (historiquement définis Parme larouge, même sur les cartes topographiques desbombardiers américains, ils n’y lancèrent ja-mais une bombe). Les antifascistes de l’Oltre-torrente firent des entreprises fondamentales: avec la révolte de 1922, ils infligèrent à Mus-solini et à Italo Balbo la seule défaite subie enterrain découvert par le fascisme. Ce furentaussi les organisateurs les plus actifs des Bri-gades internationales pendant la guerre d’Es-

pagne contre la Phalange de FranciscoFranco (beaucoup sont morts, beaucoupl’ont payé cher). Plusieurs de mes livresracontent leur destin. Pourquoi le racon-ter ? Parce qu’à travers des liens interna-tionaux, entre l’Oltretorrente, l’Espagne,les activistes argentins, la chanson-tangoMi Buenos Aires Querido fut la chansonsymbolique de la révolte et de l’espérance.Les chansons - mentales, pour moi, sontliés à des auteurs compositeurs qui ont euun rôle, petit ou grand, dans ma vie. Sansvous aimer, par exemple, chantée par Ju-liette Greco, qui fut la première à présen-ter mon livre en France. Les chansonsécrites pour le compositeur de musiquesde films par excellence, Enrico Morri-cone, qui fit aussi la musique de mes films: La Califfa, par exemple, interprétée parRomy Schneider. En France, c’est Mi-reille Mathieu qui l’a interprétée. En Ita-lie, il y a un festival de la chanson, le festi-val de Sanremo, autrefois relativement sé-rieux. J’ai participé à son jury à troisreprises. J’ai fait un scandale quand lacensure décida de boycotter la plus belleschanson de Lucio Dalla : 4 mars 1943. Lachanson fut réintroduite dans la compé-tition et depuis lors a commencé l’ascen-sion heureuse d’un des meilleurs chan-teurs compositeurs européens de l’après

guerre. Il m’arrive parfois de chanter men-

talement “4 mars 1943”, à des moments précis,quand je ressens au fond de moi le conflit entreles injustices subies et le désir jouissif de la libertéd’expression.

Alberto Bevilacqua

Traduit de l’italien par Gérard-Georges Lemaire

DR

Claude Jeanmart.

Page 16: Les Lettres françaises du 7 octobre 2006. Nouvelle série n ... · tote ou de Fichte. Elle montre, à la suite de Pierre-Franklin Ta-varès, que Hegel avait lu l’abbé Grégoire,

L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . O c t o b r e 2 0 0 6 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 7 o c t o b r e 2 0 0 6 ) . X V I

E N T R E T I E N A V E C J E A N F E R R A T

Conversation à Antraigues avec la montagne pour témoin

(suite et fin)

Jean Ristat— II y a aussi l’Épilogue…Jen Ferrat — L’exemple de l’Épilogue est inté-

ressant. Il est clair que je ne pouvais chanter danssa totalité ce très long poème. J’ai choisi lesstrophes qui me parlaient particulièrement et j’aifait un refrain avec « J’écrirai ces vers à bras grandsouverts qu’on sente mon cœur quatre fois ybattre ».

J. R. — Tu orientes la lecture du poème…J. F. — C’est évident. Je privilégie certains vers

et, par là, je reconnais que je peux incliner le poèmedans un sens qu’Aragon n’était pas forcé ni de vou-loir ni d’approuver. Mais il ne s’y est jamais op-posé. Dans Au bout de mon âge, les quatre versdont je fais un refrain deviennent le sujet principalde la chanson. J’ai fait un refrain avec « Aimer àperdre la raison ». Le poème s’appelle la Proie pourl’ombre. Il est beaucoup plus sombre que la chan-son.

J. R. — Une fois que le texte est écrit, il devientce qu’en font ses lecteurs, disait Aragon. Il avait uneconception de la mise en chanson. Il pensait qu’elleétait « la forme la plus haute de la critique ».

J. F. — Oui, oui. J’ai déplacé parfois le centre degravité d’un texte. C’est mon choix.

J. R. — Ferrat ne chante donc pas seulementAragon. Il le lit.

J. F. — Oui, tout à fait. Je me l’accapare.J. R. — II ne t’a jamais donné de conseils…J. F. — Non. Mais il m’a fait un reproche. Tu

sais qu’il alterne dans ses poèmes rimes masculineset rimes féminines. Or, pour apporter un peu de di-versité dans la musique, il m’arrive – fréquem-ment – de rajouter des syllabes à ses rimes fémi-nines.

J. R. — Par exemple ?J. F — « C’est si peu dire que je t’aime ». Je

chante le vers ainsi : « C’est si peu dire que je t’ai -ai - aime ». Cela fait un vers de dix syllabes et nonde huit. Cela le chagrinait.

J. R. — Que disait-il ?J. F. — « Mais tu ne peux pas faire autrement,

quand même !... » Si je l’ai fait malgré tout, c’estpour rompre la monotonie…

J. R. — Arrêtons-nous un instant, si tu veuxbien, sur l’Épilogue. Tu m’as un jour fait part deton étonnement devant la métrique irrégulière dupoème…

J. F. — C’est un cas exceptionnel. En travaillantle texte des années durant – j’ai fait je ne sais com-bien de musiques qui ne me plaisaient pas et jedésespérais d’en trouver une un jour –, je me suisaperçu que la quasi-totalité des vers comptaientvingt syllabes mais qu’il y en avait de dix-sept, dix-huit, dix-neuf, vingt et une… Tu ne voulais pas lecroire…

J. R. — En effet. Je t’ai parlé de la diérèse, c’est-à-dire de la prononciation qui peut dissocier deuxsyllabes. Les poètes autrefois prenaient beaucoupde liberté avec la diérèse pour retomber – si j’osedire – sur leurs pieds. Par exemple, le mot diamant :deux ou trois syllabes. C’est selon. Le poète peuts’en accorder trois s’il le désire : di - a - mant. Ornous avons eu beau faire, compter et recompter,diérèse ou pas, rien ne marchait…

J. F. — Je n’ai jamais rencontré un tel problèmedans un poème d’Aragon…

J. R. — Tu t’en es aperçu en mettant en mu-sique… C’est intéressant.

J. F. — Mettre en musique des vers de vingt syl-labes n’est pas facile. Ils ne sont pas d’un seul te-nant. Il y a des enjambements. Les césures ne sontjamais à la même place. Je me suis rendu compte enchantant les vers qu’il y avait quelque chose quin’allait pas.

J. R. — Qu’est-ce qu’on fait dans ce cas-là ?J. F. — On espère un accommodement avec le

ciel, on triche un peu ! L’Épilogue est le poèmed’Aragon qui m’a donné le plus de mal… J’ai cher-ché une mélodie pendant des années…

J. R. — Qu’est-ce qui a été le « déclencheur » ?J. F. — Sans doute lorsque j’ai compris que l’É-

pilogue était un poème singulier dans l’œuvre poé-tique d’Aragon. Certes il faisait un bilan tragiquedu communisme au XXe siècle : « Nous avons faitde grandes choses, mais il y en eut d’épouvan-tables ». Mais il mettait en scène, dans ce drame col-lectif, un individu. Avec « J’écrirai ces vers à brasgrands ouverts », j’ai eu l’idée de faire un refrain,ce qui permettait au poème de respirer, de chan-ter… C’est à ce moment-là que j’ai pu travailler àla mise en chanson.

J. R. — C’est à partir du moment où tu trouvesta lecture du poème que la musique est possible…

J. F. — Oui.J. R. — Tu as popularisé l’Épilogue, le testament

politique d’Aragon.J. F. — Une de mes joies dans la vie a été de faire

chanter Aragon dans la rue. C’est pourquoi j’aichoisi les quatrains les plus facilement compréhen-sibles par les gens, privilégié certains couplets…

J. R. — Tu as mis d’autres poètes en musique ?J. F. — D’Apollinaire, le Poème à Lou. À une

époque, j’ai caressé l’idée de faire un disque.J. R. — La poésie d’Aragon se prête donc, pour

toi, mieux que celle d’Apollinaire ou d’Eluard,pour ne parler que d’eux, à la mise en musique.Pourquoi ?

J. F. — Sa langue est particulièrement adaptéeà la musique parce qu’elle est d’une concision ex-trême. Elle a une diversité exceptionnelle de rimeset d’images qui enrichit le sens. Un texte de chan-son doit être ramassé. Il faut raconter une histoireen trois minutes. Dans la poésie d’Aragon, à monavis, il y a l’alliance du chant profond, général, etd’une écriture forte et dense qui en fait la beauté etla grandeur.

J. R. — Revenons au poème l’Épilogue. Tu as ditton attachement à ce qu’il représente…

J. F. — C’est la tragédie du XXe siècle.J. R. — Oui. Le constat d’Aragon est lucide. Les

crimes du stalinisme sont dénoncés. Il dit tantôtnous, il faut le remarquer : « Nous avons fait degrandes choses mais il y en eut d’épouvantables »,tantôt je, en particulier au moment même de latransmission : « À vous de dire ce que je vois. » Làoù le geste politique du poète est un appel à l’ave-nir, à la jeunesse. Pas de dogmatisme.

J. F. — Je suis frappé par ces premières annéesdu XXIe siècle, moi qui suis un homme du XXe, dece siècle d’abominations et d’espoirs. Mais au-jourd’hui il me semble que l’espoir s’est amenuisé.« Quand je vois ce qu’on fait de vous hommes,femmes… » disait Louis ! Plus ça va, moins çachange. C’est pire que jamais. Les Big Brotherssont partout. J’avais aussi l’optimisme historique.Je me demande si je ne suis pas en train de leperdre…

Franck Delorieux — Le chant n’est-il pas en lui-même quelque chose qui porte à l’espoir ? VoyonsRousseau et son Essai sur l’origine des langues…

J. F. — Je pense que le chant détermine tout :une sorte de chose vitale comme l’instinct de sur-vie. L’expression de l’homme.

F. D. — Le langage fait l’homme.J. F. — Je le pense aussi.F. D. — Est-ce que, pour toi, la musique dirige

et accompagne le sens ?J. F. — Elle souligne le sens. Diriger le sens ? Je

ne crois pas. Elle doit le sublimer, le rendre encoreplus évident. Si la musique n’est pas réussie, alorsla mise en chanson ne dit rien. La musique n’a pasatteint son but. Il faut faire en sorte que la musiqueapprofondisse le sens du poème. La musique est unvecteur. Une musique réussie renforce par son ex-pression propre le sentiment de l’auteur.

F. D. — Tu parlais tout à l’heure de la mise enmusique des Yeux d’Elsa. La lecture avait déjà ins-crit une musique en toi et qui serait revenue des an-nées après par un travail inconscient ?

J. F. — Je ne sais pas. Mais voyez Brassens. Lesgens disent qu’il a mis en musique II n’y a pasd’amour heureux d’Aragon. Ça m’amuse. C’étaitla musique de la Prière. Quelle est l’importance dutexte dans ce cas ? Les deux chansons ont eu du suc-cès. Mais qu’est-ce qui fait le succès ? La musique ?Brassens pensait que la musique avait plus d’im-portance que le texte. Pour moi, texte et musiquesont indivisibles.

F. D. — Pour toi, sur un texte, il n’y a qu’unemusique possible ?

J. F. — Pour moi, oui. Je n’imagine pas uneautre musique sur Nous dormirons ensemble. Je nepourrai pas faire mieux. D’autres peut-être…

F. D. — Et les poèmes de la période Dada ouFront rouge ?

J. F. — C’est trop difficile pour moi à cause dela métrique. Aragon souhaitait que je mette en mu-sique des poèmes en vers libres… Le poème écritpour Nezval… peut-être. Je ne me souviens plus.

J. R. — Est-ce que tu te considères comme unpoète ?

J. F. — J’ai écrit des choses quelquefois poé-tiques. Mais je ne me suis jamais considéré commeun poète. Je suis, comme on dit au Québec, unchansonnier. Ça n’a pas le sens qu’on lui donne enfrançais.

J. R. — Pourquoi as-tu mis Aragon en mu-sique ?

J. F. — II a l’avantage d’écrire le plus souventen vers rimés, ce qui pour la mise en chanson estun avantage. Et puis j’ai parlé de la concision né-cessaire à la poésie et à la chanson : il ne faut pasun mot de trop. J’ai choisi dans toute sa poésiemon Aragon. J’ai choisi ce qui me correspond lemieux, ce que j’aurais sans doute voulu écrire. Jechante mon Aragon. Il m’est proche. Il a une fa-çon de dire les choses qui les rend évidentes. J’aichanté aussi bien les poèmes d’amour que lespoèmes philosophiques… Je cherche à faire par-tager aux autres les choses qui me sont proches etme tiennent à cœur.

J. R. — C’est une mission ?J. F. — Je n’ai pas de mission. Je chante pour me

faire plaisir, et à partager ce plaisir, si possible, avecles autres. Mais j’espère contribuer à faire accéderles gens jeunes et moins jeunes à la poésie.