les images de la science

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Chapitre 8 Les images de la science L’imprimerie et l’extension du savoir Soucieux d’étendre leur clientèle, les premiers imprimeurs optèrent chaque fois qu’ils le purent pour l’édition de livres en langues vernaculaires, c’est-à-dire non plus en latin, mais en français, en allemand, en anglais, en italien, etc., ces langues nationales qui, à la Renaissance, étaient en train de devenir le langage commun de la population, du moins dans les grandes villes. De nouveaux lecteurs purent ainsi accéder à des ouvrages jusque-là réservés aux seuls lettrés versés dans l’étude du grec et du latin. Deux types d’ouvrages trouvèrent par cette voie de nouveaux débouchés : la Bible et les livres de science. Significativement, leur diffusion auprès d’un public élargi et dans la langue commune souleva le même type de polémique – celle qui concernait la Bible prit toutefois un tour beaucoup plus accroché et recouvrit des enjeux plus ouvertement politiques. L’Eglise catholique commença en effet par s’opposer à ces éditions populaires de la Bible, officiellement pour préserver l’orthodoxie de la doctrine : les imprimeurs publiaient souvent des versions abrégées dont il n’était guère facile de contrôler le contenu. Les représentants officiels de l’Eglise redoutaient de laisser diffuser des versions incorrectes, voire hérétiques. En réalité, la libre circulation des Ecritures Saintes était surtout une pomme de discorde entre les Catholiques et les Protestants : il s’agissait de savoir si le chrétien pouvait avoir directement accès aux textes sacrés ou s’il devait s’en remettre à ses interprètes autorisés, à savoir le clergé. Encore au XIX e siècle, la lecture de la Bible était peu recommandée par l’Eglise catholique. La question était du même ordre concernant la vulgarisation des ouvrages de science : le commun des honnêtes hommes pouvait-il lire directement dans le texte les traités écrits par les médecins de son temps ou par des vulgarisateurs soucieux d’éduquer les masses, ou bien lui faudrait-il continuer à s’en remettre à ces apothicaires jaloux de leur savoir au point de refuser de le partager ? L’essor de l’imprimerie posa donc très rapidement la question du partage du savoir, à une époque où le savoir, religieux comme profane, était entre les mains d’une infime minorité de clercs et de savants patentés. A une époque, de surcroît, où le savoir était beaucoup plus affaire d’autorité que de connaissance : il risquait donc à tout moment d’être déconsidéré, dévalorisé, réfuté, s’il venait à échapper au monopole de ceux qui le détenaient. La circulation et le partage des connaissances furent considérablement amplifiés par l’extension du marché du livre. C’est en quoi la science moderne doit tellement à l’imprimerie.

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Chapitre 8 du livre "Les images dans la société"

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Chapitre 8 Les images de la science L’imprimerie et l’extension du savoir Soucieux d’étendre leur clientèle, les premiers imprimeurs optèrent chaque fois qu’ils le purent pour l’édition de livres en langues vernaculaires, c’est-à-dire non plus en latin, mais en français, en allemand, en anglais, en italien, etc., ces langues nationales qui, à la Renaissance, étaient en train de devenir le langage commun de la population, du moins dans les grandes villes. De nouveaux lecteurs purent ainsi accéder à des ouvrages jusque-là réservés aux seuls lettrés versés dans l’étude du grec et du latin. Deux types d’ouvrages trouvèrent par cette voie de nouveaux débouchés : la Bible et les livres de science. Significativement, leur diffusion auprès d’un public élargi et dans la langue commune souleva le même type de polémique – celle qui concernait la Bible prit toutefois un tour beaucoup plus accroché et recouvrit des enjeux plus ouvertement politiques. L’Eglise catholique commença en effet par s’opposer à ces éditions populaires de la Bible, officiellement pour préserver l’orthodoxie de la doctrine : les imprimeurs publiaient souvent des versions abrégées dont il n’était guère facile de contrôler le contenu. Les représentants officiels de l’Eglise redoutaient de laisser diffuser des versions incorrectes, voire hérétiques. En réalité, la libre circulation des Ecritures Saintes était surtout une pomme de discorde entre les Catholiques et les Protestants : il s’agissait de savoir si le chrétien pouvait avoir directement accès aux textes sacrés ou s’il devait s’en remettre à ses interprètes autorisés, à savoir le clergé. Encore au XIXe siècle, la lecture de la Bible était peu recommandée par l’Eglise catholique. La question était du même ordre concernant la vulgarisation des ouvrages de science : le commun des honnêtes hommes pouvait-il lire directement dans le texte les traités écrits par les médecins de son temps ou par des vulgarisateurs soucieux d’éduquer les masses, ou bien lui faudrait-il continuer à s’en remettre à ces apothicaires jaloux de leur savoir au point de refuser de le partager ? L’essor de l’imprimerie posa donc très rapidement la question du partage du savoir, à une époque où le savoir, religieux comme profane, était entre les mains d’une infime minorité de clercs et de savants patentés. A une époque, de surcroît, où le savoir était beaucoup plus affaire d’autorité que de connaissance : il risquait donc à tout moment d’être déconsidéré, dévalorisé, réfuté, s’il venait à échapper au monopole de ceux qui le détenaient. La circulation et le partage des connaissances furent considérablement amplifiés par l’extension du marché du livre. C’est en quoi la science moderne doit tellement à l’imprimerie.

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Notons que l’actualité d’aujourd’hui relance ce débat, à propos du développement d’Internet. Internet introduit une révolution comparable à celle qu’avait initiée l’imprimerie, en démultipliant formidablement les possibilités de faire circuler l’information et le savoir, et surtout en permettant à cette circulation de s’étendre en dehors des sphères traditionnelles de transmission ou de contrôle. Un rapport secret ou simplement des informations contradictoires peuvent désormais circuler dans le monde entier hors du contrôle des Etats, des organisations, voire des entreprises concernées. La différence étant, toutefois, que les savoirs de base sont, de nos jours, incommensurablement plus répandus dans la population qu’ils ne l’étaient au tournant de la Renaissance, du moins dans les pays occidentaux. La circulation des savoirs Considérons à présent la façon dont le travail des savants s’est trouvé affecté par l’essor de l’imprimerie. La conséquence première, pour eux, a été d’avoir accès à un nombre inégalé de textes et en premier lieu aux traités écrits par les autres savants, de leur temps comme du passé. En achetant des livres, ils purent prendre connaissance des travaux de leurs concurrents à travers l’Europe, mais aussi découvrir pour la première fois ce qu’avaient écrit les grands auteurs de l’Antiquité. Quelques décennies encore avant l’impression du premier livre, les lettrés soucieux de parfaire leurs connaissances n’avaient pas d’autres solutions que de prendre leur bâton de pélerin et d’entreprendre parfois de très longs voyages pour gagner telle abbaye ou telle bibliothèque renommée pour la richesse de ses manuscrits. S’ils avaient de la chance, si la bibliothèque ne leur restait pas fermée, s’ils n’étaient pas obligés d’en faire le siège pendant des jours ou des semaines, ils pourraient peut-être y découvrir la copie d’un ouvrage d’Aristote ou le manuscrit unique d’un astronome inconnu. Umberto Ecco a mis en scène cette quête improbable des savoirs dans son roman Le nom de la rose : on y voit deux religieux cherchant à percer les mystères de la bibliothèque d’un couvent, dans laquelle sont conservés, comme autant de secrets inavouables, des copies manuscrites d’écrits de l’Antiquité. Dans l’Europe des scribes, le savant le plus génial était le plus souvent condamné à faire ses découvertes pour lui seul, faute de pouvoir les communiquer à d’autres. Même une grande figure des débuts de la Renaissance comme Léonard de Vinci a mené ses travaux d’anatomie sans grand retentissement car ses carnets n’ont pas été imprimés, si bien que très peu d’érudits de son temps ont pu en tirer profit. Il fallut attendre l’édition très remarquée des leçons d’anatomie de Vésale, en 1543, pour que cette science commence à capitaliser ses découvertes sur le corps humain. Fronstispice du Traité d’anatomie de Vésale. Source : http://www.bium.univ-paris5.fr/histmed/medica/vesale.htm Pour une consultation en livre de l’édition de 1543, voir le site : Source : http://archive.nlm.nih.gov/proj/ttp/flash/vesalius/vesalius.html

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Lorsque Copernic était étudiant à Cracovie dans les années 1500, il aurait eu du mal à se procurer un seul exemplaire manuscrit de la Géographie de Ptolémée – qui était encore à cette époque l’ouvrage de référence. La bibliothèque d’un célèbre professeur de chirurgie, Pierre Montagnana, à Padoue en 1495 : les auteurs des livres sont les grands classiques de l’Antiquité et les savants arabes (Avicenne, Averroès, etc.). Cette image apparaît en ouverture d’un traité de Jean de Ketham, consultable sur le site : Source : http://archive.nlm.nih.gov/proj/ttp/FR/flash/ketham/ketham.html Avant sa mort, vers 1540, le même Copernic pouvait se référer à trois éditions différentes de ce texte. Un siècle plus tard, un autre grand astronome, Kepler, disposait, comme base de ses travaux, de trois théories différentes sur le système des planètes. Sans l’imprimerie et la circulation des livres, cette accélération du processus de connaissance aurait été impossible. A titre d’indication, sur les quelque 30 000 incunables imprimés avant 1500, près de 3000 étaient des ouvrages scientifiques. Et ce n’était qu’un début. C’est bien d’accélération dont il s’agit car la circulation des livres a suscité entre les savants un intense mouvement de discussion, de polémiques, de révisions des connaissances pré-existantes. L’exemple de la Géographie de Ptolémée (v. 90-v. 168) est à cet égard tout à fait éclairant : il s’agit d’une somme des connaissances géographiques et astronomiques de l’Antiquité, l’ouvrage de référence par excellence, qui reposait sur l’hypothèse de l’immobilité de la Terre au centre de l’Univers. Ce monument de connaissances fut redécouvert au seuil du XVe siècle, imprimé pour la première fois vers 1480-1490… et réfuté en l’espace de quelques décennies. D’une part, les savants de la Renaissance eurent pour la première fois la possiblité de le connaître dans son intégralité et de l’étudier à leur guise, grâce à des éditions élaborées à partir de la compilation des diverses copies manuscrites existantes. D’autre part, sa lecture les poussa à mener leurs propres observations et, ce faisant, ils constatèrent très rapidement que la théorie de Ptolémée ne rendait pas compte correctement des réalités observables dans le ciel. Voici donc un ouvrage savant qui avait conservé son autorité pendant près d’un millénaire et demi, pour la perdre très peu de temps après être devenu accessible à la critique d’un grand nombre de savants, sous forme d’éditions imprimées. De la même façon, la fierté de Vésale était d’avoir fait la preuve des erreurs de Galien, le grand nom de la médecine antique. Les travaux de quantité d’autres grands savants de l’Antiquité furent ainsi portés à la connaissance des érudits de la Renaissance et souvent réfutés dans le même mouvement. Cette accélération du processus de connaissance passa également par le développement, dès la seconde moitié du XVIIe siècle, d’une presse spécialisée vulgarisant les nouvelles découvertes, pas uniquement d’ailleurs pour un public de savants.

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Le Journal des Savans, 1665. Source : http://classes.bnf.fr/page/grand/images/02-3.jpg Voir également le site : Source : http://www.sagapresse.com/Jal_des_Scavans.htm La science et l’image Je ne consacrerais pas un chapitre entier à ce processus d’initiation de la science moderne si l’image n’y avait pas joué un rôle capital. Et pourtant, l’Antiquité avait, une fois de plus, fait un sort à l’image dans l’activité scientifique. La principale autorité en la matière, Pline l’Ancien, auteur d’une monumentale Histoire naturelle en 37 volumes, terminée en 77 après JC – fait notable, ce fut le premier livre scientifique imprimé, en 1469 –, expliquait que les botanistes grecs avaient avec raison renoncé à illustrer leurs traités parce que les déformations de leurs croquis étaient trop importantes d’une copie manuscrite à l’autre. Ils se contentaient donc de décrire les plantes par écrit ou même de leur attribuer des noms, qui d’ailleurs ne coïncidaient pas toujours d’un auteur à l’autre. Tant que la diffusion des textes savants demeura tributaire de la copie manuscrite, aucune exactitude ne pouvait en effet être assurée pour la reproduction des images. Quand celles-ci étaient censées rendre compte d’observations faites sur des plantes ou des animaux, des paysages naturels ou des monuments, sauf à pouvoir accéder aux originaux, le lecteur n’avait aucune garantie que l’illustration qu’il découvrait sur un manuscrit entretenait encore un rapport de ressemblance avec le dessin de l’auteur. Songez que beaucoup de traités scientifiques de l’Antiquité, grecque ou romaine, ne durent d’être conservés qu’aux scribes et philosophes arabes qui sauvèrent cet héritage intellectuel de la destruction par les Barbares. Après la chute de l’Empire byzantin, ce fut au tour des monastères européens de recueillir et de préserver la science des Arabes. On imagine aisément la somme des altérations subies par les textes, voire par les illustrations originales, au cours de cette très longue et méandreuse transmission d’une culture et d’une langue à l’autre. Ainsi ont été reproduites à loisir jusqu’à la fin du Moyen-Age des représentations déformées ou fantaisistes d’animaux fabuleux ou de plantes imaginaires. Au début de la Renaissance encore, on imprimait ces dessins sans grand contrôle, si bien que nombre des premières publications dites « savantes » de cette époque étaient en fait des compilations d’erreurs ou d’illusions reprises du passé. Dürer, pour ne citer que lui, se fia à une description écrite du rhinocéros pour en graver en 1515 une image sur laquelle il attribua à l’animal une corne supplémentaire – invention heureusement corrigée dans les deux siècles qui suivirent grâce à des dessins d’après nature1. Albrecht Dürer, Rhinocéros, gravure, 1515. Source : http://fr.wikipedia.org/wiki/Rhinoc%C3%A9ros_de_D%C3%BCrer

1 Cf. le billet illustré d’André Gunthert sur la question : http://www.arhv.lhivic.org/index.php/2008/04/27/690-la-photo-du-rhinoceros

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C’est d’ailleurs une caractéristique intéressante de la Renaissance que d’avoir donné, en même temps qu’une impulsion décisive à la science moderne, un regain d’audience aux savoirs imaginaires, fabuleux, aux sciences occultes, aux formules magiques qui, eux aussi, furent servis par l’imprimerie et gagnèrent un grand public. Bref, la Renaissance favorisa la circulation de toutes les formes de savoirs profanes, et il fallut du temps pour que le partage se fasse (dans les années 1580, Bernard Palissy consacra encore beaucoup d’énergie à dénoncer l’alchimie). Dans le même temps, pour compliquer le tout, les chrétiens les plus attachés au dogme attaquaient les prétentions sacrilèges des savants. G. Corrozet, Hécatongraphie, 1540 : Contre les astrologues. Source : http://www.emblems.arts.gla.ac.uk/french/facsimile.php?id=sm385-k6v « Ce n'est pas à nous à connaître Les secrets et les mouvements Des cieux, étoiles, éléments C'est à Dieu qui en est le maître. » Ce qui a permis de fixer des descriptions d’objets ou de structures vivantes, et de les faire circuler sans déformation, c’est l’exactitude introduite par la gravure dans la reproduction des images. A la différence de la copie manuscrite d’un dessin, une gravure garantissait la conformité de l’épreuve imprimée au motif gravé sur la plaque. Tant que celle-ci n’était pas trop usée, on pouvait tirer du motif original autant de copies à l’identique. Grâce à cette nouvelle technique, un savant pouvait fixer par le dessin la description d’une nouvelle espèce de plante ou d’animal, le détail d’une dissection ou la configuration observée des planètes à tel instant, puis confier son croquis à l’imprimeur pour le faire graver Les deux dessinateurs et le graveur de l’herbier de Leonhart Fuchs, De Stirpium Historia, 1542. Source : http://imgbase-scd-ulp.u-strasbg.fr/imgbase_lien/scdulp/H698/normal_00892.jpg

et reproduire afin de l’intégrer dans un traité scientifique que les autres érudits européens aborderaient en toute confiance, sûrs qu’ils étaient désormais de n’être plus séparés de l’œuvre originale par un écran de déformations incontrôlables. Les savants gagnèrent ainsi un accès direct aux observations les uns et des autres, et chacun put les vérifier pour son propre compte. Du même coup, l’activité scientifique s’orienta davantage vers l’observation que vers la pure spéculation. La Renaissance fut une époque d’intense description de tout ce qui pouvait s’observer dans la Nature : les premiers grands herbiers parurent dans les années 1530-1540, les premières encyclopédies naturalistes dès les années 1560. Et tous ces ouvrages fondèrent leur scientificité sur des descriptions en images. Prenons l’exemple du naturaliste français Pierre Belon (1517-1564) qui voulut traduire en français Dioscorides et Théophraste, deux sommités de la médecine

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grecque. Comme il se heurtait sans cesse à la difficulté d’identifier les plantes ou les animaux désignés par ces auteurs, il obtint le patronage du roi pour organiser une expédition au Proche-Orient dont il revint avec le compte-rendu détaillé de ses observations. Son livre, paru à Paris en 1553, devint un jalon de l’histoire naturelle, maintes fois réédité et traduit. L’exactitude, rendue possible par la gravure, devint rapidement la qualité première requise des illustrations scientifiques. Alors que les premiers traités de botanique, imprimés dans les années 1480, étaient ni plus ni moins que la reprise de textes médiévaux assortis d’images tout à fait approximatives, l’originalité des nouveaux traités qui parurent rapidement par la suite fut de reposer sur des observations réalisées sur le terrain et restituées le plus fidèlement possible par la main du dessinateur, elle-même respectée dans les moindres détails par celle du graveur. Gart der Gesundheit (« Le jardin de santé »), 1485 : Cet herbier se présentait comme le résultat du voyage d’observation d’un botaniste – en fait, certaines gravures sont d’après nature, quand d’autres sont des copies médiocres de gravures préexistantes. Source : http://www.med.yale.edu/library/historical/founders/images/garden.jpg De Stirpium Historia, 1542 : Planches toutes d’après nature, mais retravaillées selon des critères de pertinence botanique afin de faire ressortir les caractéristiques génériques de chaque espèce. Source : http://imgbase-scd-ulp.u-strasbg.fr/imgbase_lien/scdulp/H698/normal_00060.jpg Il importe d’ailleurs de noter que, paradoxalement, la gravure sur bois avait à cet égard un avantage sur la gravure sur cuivre. Certes, l’entaille dans le métal permettait un rendu plus fin des traits et des détails. Mais, compte-tenu de ce que quasiment aucun savant n’était en mesure de graver lui-même les plaques, il devait s’en remettre à un homme de l’art chargé de reproduire son croquis original sur le métal. Dans cette opération s’infiltraient nécessairement des altérations. Tandis que la gravure sur bois s’effectuait « à l’épargne », comme on disait à l’époque : c’est-à-dire que l’objectif du graveur était d’épargner le dessin porté sur la planche en creusant le bois autour des traits sans les toucher, afin que l’encrage soit porté exactement sur les contours effectivement dessinés par l’auteur du croquis. Dans ces conditions, le savant pouvait dessiner directement sur une planche et ensuite la chaîne d’opérations qui aboutissait à l’impression en série sur papier véhiculait son illustration sans plus y toucher. Lorsqu’elles étaient réalisées de la sorte, les gravures sur bois étaient donc les seules reproductions qui garantissaient leur conformité absolue au dessin d’origine. Avec la gravure sur cuivre, on entrait déjà dans le registre de l’interprétation, même si celle-ci était contrôlée et même si elle se limitait à la phase d’inscription sur la matrice métallique. Quoi qu’il en soit, l’exactitude et la fidélité des gravures initiée par la Renaissance étaient sans commune mesure avec les aléas de la copie manuscrite.

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Il est un domaine dans lequel ces nouvelles possibilités suscitèrent des progrès considérables et très rapides : celui des cartes géographiques. Durant tout le Moyen-Age, la plupart des navigateurs ne disposaient pas de cartes, mais seulement de leur expérience et des conseils des autres. Ils étaient même réticents à consigner tout cela par écrit afin de conserver le monopole des routes qu’ils avaient ouvertes. Il existait néanmoins des cartes, manuscrites et souvent enluminées comme de véritables ouvrages d’art : c’étaient très largement des représentations imaginaires de la Terre, conditionnées davantage par les préceptes théologiques que par des observations effectives. Plus de 600 cartes nous sont restées de la période qui s’étend entre 300 et 1300 : on n’y décèle aucune progression notable et il est impossible de les classer selon leur degré de précision ou leur utilité. Les Espagnols et les Portugais furent les premiers à établir des cartes dignes de ce nom car ils voulaient affirmer de la sorte leur droit de propriété sur les nouvelles voies marchandes. Ces « portulans », faits à la main et somptueusement décorés, étaient destinés aux rois de ces pays, qui s’efforcèrent de les garder secrets le plus longtemps possible. Malheureusement pour eux, l’imprimerie se développa dans le nord de l’Europe : les Hollandais, les Allemands, sans compter les Italiens, se lancèrent dans l’édition de cartes et d’atlas qui rendirent publiques les dernières connaissances en matière de navigation. D’ailleurs, avec l’intégration de l’Espagne dans l’Empire des Habsbourg, à partir de 1519, les expéditions maritimes devinrent l’affaire de marchands italiens, allemands ou hollandais. Les cartes imprimées ne furent pas immédiatement des outils réellement utilisables par les navigateurs. Elles mélangeaient encore trop d’éléments mythologiques ou imaginaires. De surcroît, les côtes inexplorées étaient encore légion. Néanmoins, les nouvelles cartes constituaient des cadeaux pour appâter les possibles sponsors d’une expédition ; elles pouvaient servir à tout le moins à en évaluer la durée et le coût. Il ne fallut pas plus d’un siècle pour que les cartes éditées par les Hollandais ou les Anglais rassemblent et diffusent à travers toute l’Europe la plupart des informations géographiques fiables tirées du commerce maritime international, qu’elles avaient ouvertement vocation à développer. Dans la seconde moitié du XVIIe siècle, un imprimeur d’Amsterdam faisait la publicité de ses cartes en garantissant leur supériorité sur les versions manuscrites : il promettait même de rembourser les mécontents ; et surtout, il guettait le retour de toutes les expéditions pour incorporer aussitôt leurs découvertes dans les nouvelles éditions. Pour une illustration détaillée de cette évolution, voir l’exposition en ligne de la BnF sur le site : http://expositions.bnf.fr/cartes/ Car la grande force de l’imprimerie allait au-delà de l’exactitude des reproductions garantie par le procédé mécanique mis en œuvre. Elle reposait également sur l’accumulation et l’actualisation permanente des contenus publiés, sur l’amélioration incessante des textes comme des images d’une édition à l’autre. Les copistes du Moyen-Age avaient entretenu l’ambition de conserver la trace des textes anciens, sans pouvoir se prémunir pour autant contre les altérations. Du fait de la

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légèreté et du faible coût de leur procédé, les imprimeurs nourrirent une ambition bien plus vaste qui servit directement l’intérêt des savants : rendre publics quasiment en temps réel les derniers états de la science, les corriger, les uniformiser, les traduire, les illustrer, bref faire de l’activité scientifique un processus en constante évolution et en permanente circulation. Pour la première fois depuis Platon, l’image y occupa une place centrale car elle n’était plus synonyme d’illusion déformante. Bien au contraire, elle devint la trace indispensable au développement de toutes les sciences d’observation. En définitive, les scientifiques se sont affranchis de la condamnation de principe de Platon en se dotant des moyens techniques de limiter et contrôler le potentiel de déformation inhérent aux images. Ainsi s’explique l’usage intensif des images par les sciences de la nature – usage sans lequel ces savoirs ne se seraient jamais distingués de toutes les autres formes de spéculations intellectuelles.