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Les entreprises criminelles de la drogue : de la professionnalisation du trafic à la légalisation Mémoire de recherche présenté par M. Basile GROUSSIN Sous la direction de Mme Wanda Maria de Lemos CAPELLER-ARNAUD Juin 2015 IEP de Toulouse, 2 ter rue des Puits Creusés 31000 Toulouse

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Les entreprises criminelles de la drogue :

de la professionnalisation du trafic à la légalisation

Mémoire de recherche présenté par M. Basile GROUSSIN

Sous la direction de Mme Wanda Maria de Lemos CAPELLER-ARNAUD

Juin 2015

IEP de Toulouse, 2 ter rue des Puits Creusés 31000 Toulouse

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Avertissement :

L’IEP de Toulouse n'entend donner aucune approbation,

ni improbation dans les mémoires de recherche. Ces opinions

doivent être considérées comme propres à leur auteur(e).

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As far back as I can remember,

I always wanted to be a gangster.

Goodfellas, Martin Scorsese (1990)

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Remerciements

Je tiens en premier lieu à remercier Mme Wanda Cappeller d’avoir accepté de diriger mes

recherches ainsi que pour ses remarques et suggestions pertinentes.

Je remercie aussi très chaleureusement Thibaud et le Lieutenant du DOS pour leur

disponibilité, leurs entretiens sincères, passionnés et captivants.

Et bien évidemment ma famille, en particulier mon frère pour m’avoir mis en relation avec

le Lieutenant, mes amis et mes collègues qui ont contribué indirectement à ce mémoire par

leur soutien et le partage d’articles intéressants.

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Liste des abréviations

ANSM – Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé

DOS – Département d’observation et de surveillance

Mildeca – Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives

Mildt – Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie (devenue la

Mildeca en mars 2014)

OICS – Organe international de contrôle des stupéfiants

OFDT – Observatoire français des drogues et des toxicomanies

ONDRP – Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales

SCMR – Salle de consommation à moindre risque (salle de shoot)

UNODC – United Nations Office on Drugs and Crime

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Sommaire

Introduction ……………………………………………………………………………… 7

Première partie. La professionnalisation des entreprises de la drogue ………………… 16

Chapitre 1. S’organiser pour produire : les carrières déviantes

des trafiquants …………………………………………………………………… 17

Chapitre 2. Vendre le produit : le marketing mix de la drogue ………………… 44

Deuxième partie. La légalisation, étape ultime de la professionnalisation ? …………… 66

Chapitre 3. La prohibition des drogues : retour sur les cadres

législatifs et juridiques …………………………………………………………… 70

Chapitre 4. La libéralisation des drogues comme nouveau paradigme

de la lutte contre les entreprises criminelles …………………………………… 78

Conclusion …………………………………………………………………………… 100

Annexes ………………………………………………………………………………… 104

Bibliographie ………………………………………………………………………… 119

Table des matières …………………………………………………………………… 125

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Introduction

« Calcul du PIB : Bruxelles pousse à intégrer les drogues et la prostitution. »

Cela peut paraître surprenant, pourtant il s’agit du titre d’un article publié par le

journal économique Les Echos, le 30 mai 20141. La drogue et la prostitution, activités

criminelles par nature parce qu’elles constituent une transgression des normes juridiques

dans la quasi-totalité des pays, pourraient être intégrées dans l’indice de référence pour le

calcul des richesses nationales, le produit intérieur brut (PIB).

C’est en tout cas ce que souhaitent les institutions européennes. Selon la Commission

européenne, les activités illégales doivent être intégrées dans le calcul du PIB dans la

mesure où elles représentent un échange librement consenti entre deux parties, une offre

(producteurs et trafiquants de drogue) et une demande (consommateurs de drogues). Même

si la vente de drogues ou la prostitution ne sont pas autorisées dans la plupart des pays

européens, cela n’empêche que ces activités participent à la création de richesses

économiques, justifiant leur intégration dans la comptabilité nationale.

L’institut des statistiques de l’Union européenne (UE) Eurostat a d’ailleurs rédigé une

note explicative qui précise aux pays comment calculer ces activités illégales, qualifiées de

« produit criminel brut » 2

. Pour le cas de la production et du trafic de drogue, le calcul de

la valeur ajoutée est le suivant : VA drogues = quantité consommée * prix moyen ayant

cours dans la rue. A noter qu’il s’agit d’un calcul simple basé sur la demande (quantité

totale consommée). De fait, toute approche reposant sur l’offre se révèle beaucoup trop

instable compte tenu des caractéristiques spécifiques au marché de la drogue : la

production est illégale et punit sévèrement par loi, par conséquent non déclarée par les

trafiquants.

1 Les Echos, « Calcul du PIB : Bruxelles pousse à intégrer les drogues et la prostitution », 30 mai 2014, par

Guillaume de Calignon 2 Eurostat, « How to Measure and Estimate Illegal Activities », 2014

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Sous l’impulsion de Bruxelles et du Système européen des comptes3, un certain

nombre de pays européens ont alors fait le choix d’intégrer la prostitution et le trafic de

drogue dans le calcul de leur PIB – le dopant souvent au passage de près de 1%. Cela est

par exemple le cas des pays scandinaves (Norvège, Suède, Finlande) mais aussi des Pays-

Bas, du Royaume-Uni, de l’Espagne, de l’Autriche, de l’Estonie ou de la Slovénie4. De son

côté, l’Insee a pour l’instant refusé d’intégrer les activités souterraines dans le PIB français

au motif que l’échange n’est pas librement consenti entre l’offre et la demande.

L’exploitation des prostitués par des organisations mafieuses ou l’addiction des usagers de

drogue s’inscrivent notamment dans cette vision5.

Le choix d’intégrer ou non des activités illégales dans le calcul du PIB peut être élargi

à un dilemme rencontré depuis longtemps dans la pensée économique. Dès le 19ème

siècle,

il revient à Henry Sidgwick, philosophe anglais, d’avoir distingué en premier l’économie

générale (production des richesses) de l’économie du bien-être (distribution des richesses).

Ses travaux ont été le point de départ d’une réflexion sur les questions de la morale et du

bien-être en économie6. Plus récemment, Amartya Sen, prix Nobel d’économie en 1998, a

rappelé cette différence entre PIB et bien-être. Ses travaux ont contribué à l’élaboration

d’un nouvel indicateur de référence, l’Indicateur de développement humain (IDH),

aujourd’hui tout aussi incontournable que le PIB par habitant pour comparer les niveaux de

vie entre les pays. Pour l’économiste indien, le PIB est un indicateur imparfait qui ne prend

en compte que la production des richesses, d’où la nécessaire intégration d’indicateurs

complémentaires dans le domaine de la santé et l’éducation (taux de mortalité à la

naissance, durée de vie, taux d’alphabétisation) afin d’établir le niveau réel de

développement et de bien-être d’une population.

Aujourd’hui, le fait que plusieurs pays européens intègrent des activités illicites

renvoie à cette idée selon laquelle le PIB n’est qu’un indice d’évaluation des richesses

produites dans un pays au cours d’une année, et ce qu’elles participent ou non à

l’amélioration du bien-être général. En effet, la drogue présente indubitablement des

caractéristiques qui la rendent dangereuse pour la santé et la vie sociale de ses

consommateurs : addiction, overdoses, maladies, repli sur soi, licenciement, amendes et

3 Le Système européen des comptes (SEC 2010) est un règlement du Parlement européen et du Conseil de

l’UE dont l’objectif est l'harmonisation entre les systèmes de comptabilité nationale. 4 Les Echos, op. cit.

5 Le Monde, « Sexe, drogue et trafics en tout genre bientôt dans le PIB européen », 9 juin 2014, par Mathilde

Damgé et Samuel Laurent 6 Séminaire « Histoire de la pensée économique », suivi en 2013 à l’Université de Montréal

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séjours en prison sont autant de conséquences négatives potentielles qui réduisent le bien-

être de ses usagers réguliers.

La volonté actuelle par les institutions européennes d’introduire la production et le

trafic de drogue dans le calcul du PIB témoigne d’une idée fondatrice au cœur de ce

mémoire : le trafic de drogue, bien qu’illégal dans la quasi-totalité des pays, serait une

activité comme une autre qui participerait à la création de richesses. Pour faire simple,

transformer de l’opium en morphine pour obtenir de l’héroïne contribuerait tout autant à la

richesse d’un pays que mélanger de la farine, de l’eau et de la levure pour réaliser une

baguette de pain.

Si cette affirmation est susceptible de choquer certaines personnes, on ne saurait

donner totalement tord à celle-ci tant le raisonnement semble simple en apparence :

l’argent de la drogue, gagné illégalement et bien souvent sur le malheur des autres

(addiction des usagers), est utilisé par les producteurs et trafiquants de drogue dans

l’économie réelle pour consommer, c’est-à-dire acquérir légalement des biens et services

auprès d’entreprises et commerces divers. Au final, l’argent sale – les revenus provenant

d’une activité illégale – se retrouve à l’intérieur de l’économie réelle et se mêle aux flux

légaux de la « valse économique » (production, revenus, dépenses). Dans le langage

courant, c’est ce qu’on appelle le blanchiment, c’est-à-dire « insérer au sein du système

financier de l’argent qui, à un moment ou un autre, a servi à une action délictueuse »7. De

fait, le trafic de drogue participe à la création de richesses dans un pays.

Figure 1. La valse économique et l’interpénétration des flux légaux et illégaux

7 Michel KOUTOUZIS, Pascale PEREZ, Crimes, trafics et réseaux : géopolitique de l’économie parallèle,

Paris : Ellipses, 2012, pp. 170-171

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Avant de s’interroger plus en détails sur les cases ‘production’ et ‘revenus’ qui

occuperont une place importante de ce travail, il peut être pertinent d’effectuer quelques

rappels essentiels sur les ‘dépenses’, autrement dit sur la consommation de drogue.

Qu’est-ce que la drogue ? Définitions pharmacologique et sociologique

La drogue est médicalement définie comme une puissance psychoactive, chimique ou

naturelle, capable de modifier les comportements psychiques et physiologiques d’un

individu8. C’est précisément cette modification de l’état de conscience, à travers la levée

des inhibitions, qui motive initialement l’individu à prendre des drogues pour s’évader un

instant de la réalité. Comme l’explique Thibaud, consommateur de drogue rencontré dans

le cadre de ce mémoire9, « la drogue est une source exogène de plaisir, un plaisir

artificiel ».

Cette définition médicale signifie que l’alcool et le tabac sont également des drogues,

dans le sens où elles peuvent se traduire par un changement de comportement et des

capacités d’un individu (perte de lucidité, addiction). Cela est aussi le cas de n’importe

quel médicalement, par exemple de l’aspirine pour soigner un mal de tête. Dans ce travail,

le terme de drogues sera utilisé dans son acceptation courante, ce qu’on désigne

généralement comme les stupéfiants : marijuana, cocaïne, héroïne, opium, amphétamines,

MDMA (ecstasy), ketamine ou encore LSD, pour ne citer que les drogues illégales les plus

communes selon le National Institute on Drug Abuse10

.

Le terme de stupéfiant est utilisé lorsqu’une drogue fait l’objet d’une réglementation

spécifique : les conventions onusiennes de 1961 (Single Convention on Narcotic Drugs) et

1971 (Convention on Psychotropic Drugs Substances) constituent le cadre légal en matière

de lutte contre les drogues et recensent 234 stupéfiants, c’est-à-dire des drogues sous

contrôle. Cependant, toutes les drogues ne sont pas enregistrées par les conventions

actuelles, on retrouve également des drogues dangereuses mais en circulation libre qui ne

sont interdites juridiquement par aucune convention : en 2012, l’ONU recensait 251 de ces

8 Henri BERGERON, « Définition des drogues et gestion des toxicomanies » in BECKER Howard S.,

Qu’est-ce qu’une drogue ?, Biarritz : Atlantica, 2001, p. 61 9 Voir présentation des entretiens ci-après, page 13

10 The Washington Post, « The online illicit drug economy is booming. Here’s what people are buying »,

3 octobre 2014, par Christopher Ingraham

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drogues qualifiées de « nouvelles substances psychoactives »11

. Ainsi, il existait 485

drogues illicites en 2012 (stupéfiants sous contrôle international et nouvelles substances

psychoactives).

Au-delà de cette définition pharmacologique, la drogue doit être étudiée dans une

perspective sociologique dans ce travail. Dans la sociologie interactionniste, la drogue est

davantage perçue comme un fait social qu’une catégorie scientifique : comme le rappelle

Howard Becker, le terme de drogue reflète la manière dont une société a décidé de traiter

une substance12

. Pour illustrer ces propos, il est possible de s’appuyer sur la comparaison

de David Matza avec les mûres sauvages. Lorsque celles-ci poussent dans la nature, elles

sont appelées par leur nom usuel et généralement appréciées des passants. En revanche,

lorsqu’elles occupent la place d’une autre plante dans un jardin, elles sont qualifiées de

« mauvaises herbes » : cela ne relève plus d’une catégorie botanique mais bien d’un

jugement moral. De la même manière, l’utilisation du mot drogue présente une connotation

péjorative dans les sociétés modernes, probablement parce qu’il est synonyme de

souffrance pour certaines personnes (addiction des consommateurs, modification des

comportements, guerre des gangs et violences). Pour Becker, « les drogues et les

narcotiques sont, pourrait-on dire, des mauvaises herbes pharmacologiques »13

.

La drogue est un fait social. Cela est d’autant plus vrai lorsque l’on observe sa

consommation très répandue dans la société : la multiplicité des drogues et la

diversification des pratiques sociales (pratique rebelle, milieu festif, addiction, etc.) ont

enraciné leur consommation dans la société, bien que son échange soit illégal dans la

quasi-totalité des pays14

. Selon l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies

(OFDT), 42% des jeunes de 17 ans ont déjà expérimenté le cannabis, substance pourtant

formellement interdite dans le pays15

. Cette transgression des normes sociales constitue

d’ailleurs une motivation importante à l’origine de la consommation de drogues. L’interdit

a toujours fasciné l’être humain, cela commence dès le plus jeune âge en voulant faire à

tout pris ce que les parents disent qu’il ne faut pas faire. On éprouve sans doute plus de

plaisir à faire quelque chose qui n’est pas autorisé : on se sent au-dessus des lois, on se sent

puissant, on se sent vivre. C’est ce qu’on retrouve dans les productions littéraires et

11

UNODC, « World Drug Report 2013 », p.59, p. 105 12

Howard S. BECKER, Qu’est-ce qu’une drogue ? Biarritz : Atlantica, 2001, p. 12 13

Howard S. BECKER, Ibid., p. 15 14

Patrice PINELL, « Les usages sociaux des drogues » in HOWARD S. Becker, Ibid., pp. 97-107 15

OFDT, « Drogues, chiffres clés. 5ème

édition », juin 2013

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cinématographiques à travers les âges. On pense notamment au Scarface d’Howard Hawks

(1932) qui présentait assez tôt les dérives de gangsters en pleine prohibition, transgressant

le cadre légal pour faire régner leur loi. Cinquante ans plus tard, le remake de Brian de

Palma (1983) venait justement réactualiser cette problématique au trafic de drogue dans le

contexte de l’exode cubain de Mariel vers les Etats-Unis et la Floride16

.

Le choix d’un regard stratégique sur le trafic de drogue

Si la drogue fascine dans la culture populaire, le milieu universitaire ne semble pas

échapper à cet intérêt particulier. En effet, les articles scientifiques et les ouvrages

spécialisés abondent sur les questions des drogues. Du point de vue de la consommation et

des usages sociaux des drogues, Outsiders d’Howard Becker17

et son analyse des fumeurs

de marijuana reste l’un des ouvrages fondateurs de la sociologie de la déviance. Les

nombreux rapports annuels d’organisations nationales (OFDT, Mildeca) ou internationales

(UNODC)18

constituent des sources statistiques importantes relatives à l’usage actuel des

drogues dans les sociétés.

Depuis la fin des années 1980, les ouvrages et articles scientifiques sous l’angle de

l’offre se sont multipliés, favorisant l’apparition d’un nouveau paradigme, celui de

l’économie de la drogue qui s’intéresse davantage à l’organisation stratégique des réseaux

(production, importation, rôles des trafiquants, méthodes de vente). Le RAND Drug Policy

Research Center (1989), la théorie de l’addiction rationnelle (Becker, Grossman et

Murphy, 1990) ou les modèles d’analyse géographique du trafic de drogues (Eck, 1996 ;

Rengert, 1996) s’inscrivent notamment dans cette période de développement pour le

champ universitaire. En France, des chercheurs tels que Pierre Kopp, Michel Kokoreff,

Anne Coppel ou Alain Labrousse participent à cette nouvelle vague d’économistes,

sociologues et géopoliticiens de la drogue.

C’est sous cet angle économico-stratégique que sera traité le trafic de drogue dans ce

travail de recherche. Plus précisément, l’objet principal est d’étudier les stratégies des

16

Scarface, Howard Hawks, 1932 ; Scarface, Brian De Palma, 1983 17

Howard S. BECKER, Outsiders. Etudes de sociologie de la déviance, Paris : Métailié, 1985 (1963), 247

pages 18

OFDT : Observatoire français des drogues et des toxicomanies ; Mildeca : Mission interministérielle de

lutte contre la drogue et les conduites addictives (ex-Mildt) ; UNODC : United Nations Office on Drugs and

Crime

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organisations liées au trafic de drogue afin de comprendre si une organisation illégale

fonctionne comme n’importe quelle entreprise légale. Ainsi, c’est analyser si les

« entreprises » de la drogue déploient des stratégies spécifiques pour s’imposer sur leur

marché spécifique, de la même manière qu’une entreprise classique – comprendre légale –

chercherait à minimiser ses coûts et maximiser ses profits. L’un des enjeux sera notamment

de montrer le paradoxe qu’il peut exister aujourd’hui entre d’une part la

professionnalisation de l’activité, et d’autre part le fait qu’elle soit illégale.

La professionnalisation du trafic est une dimension importante qui ressort à la fois des

lectures théoriques et du travail d’enquête : c’est comme si vendre de la drogue était un

« métier comme un autre ». Très simplement, on peut rappeler que les vendeurs de drogue

s’organisent (localement dans des quartiers, globalement dans des réseaux), se répartissent

les tâches (producteurs, grossistes, livreurs, détaillants, dealers, guetteurs) et mettent en

œuvre des stratégies marketing (création d’une image de marque pour diffuser

l’information sur la qualité/pureté du produit, distribution cachée pour limiter les risques

ou « à ciel ouvert » pour multiplier les ventes) en vue de maximiser leurs profits. Cette

professionnalisation semble d’autant plus intéressante qu’on assiste actuellement à tout un

débat sur la légalisation. C’est ce que met en évidence l’évolution récente des législations

dans certains pays, par exemple la légalisation de la marijuana dans l’Etat américain du

Colorado (janvier 2014) et en Uruguay (mai 2014). En France, l’autorisation du

médicament Savitex à base de marijuana (janvier 2014) peut également se concevoir

comme un signal favorable en ce sens.

Entretiens : trois visions différentes sur le trafic de drogue

Au côté des nombreuses lectures théoriques et empiriques, ce travail de recherche est

appuyé par trois entretiens réalisés sur le terrain avec des acteurs très différents en vue

d’apporter à chaque fois un nouveau regard. On retrouve un consommateur de drogue, un

représentant des forces de l’ordre ainsi qu’un homme politique.

Le consommateur de drogue s’appelle Thibaud (le prénom a été modifié). Etudiant en

maîtrise de droit public à l’Université de Toulouse, il s’agit d’un ancien usager régulier de

marijuana : en 2010 et 2011, il a fumé quotidiennement pendant six mois. Dans un cadre

désormais uniquement festif, Thibaud continue occasionnellement à fumer du cannabis, il

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a également essayé de nombreux produits (cocaïne, MDMA, méthadone, speed). Son

niveau d’études et sa consommation maîtrisée lui permettent d’avoir un recul sur sa propre

expérience19

.

Autre regard, celui du Lieutenant du Département d’observation surveillance (DOS)

de Midi-Pyrénées, rattaché à la Section de recherche de Toulouse. Il s’agit d’une unité très

confidentielle qui s’occupe de fournir des informations (prise d’images, photos et vidéos,

pause de balise sur véhicules, filatures, etc.) en soutien à une enquête existante. Réalisé

dans les bureaux de la Gendarmerie nationale à la caserne Courrège, les contenus de cet

entretien s’avèrent extrêmement riches pour mieux cerner l’organisation professionnelle

des trafiquants de drogue20

.

Enfin, Antoine Maurice, conseiller municipal et responsable du parti Europe Ecologie

Les Verts (EELV) à Toulouse, constitue le troisième entretien réalisé pour ce mémoire.

N’ayant finalement pas pu se faire en personne pour des questions d’emploi du temps,

l’entretien a été réalisé par mail. Le contenu est très politique : il s’agit d’un plaidoyer pour

la légalisation des drogues, en insistant sur la mise en place d’une politique préventive au

nom de la santé publique21

.

Plan du mémoire

La dernière approche présentée par Antoine Maurice témoigne plus globalement d’une

évolution majeure dans l’approche de la lutte contre la drogue. On retrouve l’idée de

libéraliser le commerce des drogues afin de mieux contrôler la consommation et, par

répercussion, mettre fin au trafic des organisations criminelles. Ce qui est particulièrement

intéressant, c’est qu’on part d’un constat d’échec au niveau local de lutte contre des

systèmes criminels pour justifier la mise en œuvre de nouvelles politiques progressistes

(décriminalisation, salles de consommation à moindre risque, légalisation). La

libéralisation apparaît alors comme un outil pour répondre au commerce illégal de la

drogue par des organisations hyper structurées.

19

Voir annexe 1 20

Voir annexe 2 21

Voir annexe 3

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Il découle de cette réflexion un plan en deux parties. La première s’attache à analyser

la professionnalisation de véritables « entreprises » de la drogue (approche micro). C’est

mettre en évidence la structuration professionnelle des trafiquants qui s’inspirent

directement de l’économie légale, notamment au regard des stratégies d’organisation

(s’organiser pour produire) et des stratégies marketing (vendre le produit). La seconde

partie est l’occasion de revenir sur la question actuelle de la légalisation, nouveau

paradigme de la lutte anti-drogue. La professionnalisation des entreprises criminelles, qui

ne cherchent qu’à faire du profit sans se soucier des enjeux de santé publique, amènent

justement les Etats à penser de nouvelles législations pour le contrôle étatique de la

production, la distribution et la consommation de drogues (approche macro).

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Première partie

La professionnalisation des entreprises de la drogue

Comment parler de professionnalisation alors que le trafic de drogue est une activité

illégale ? Il est intéressant de noter que les drogues, même interdites, constituent une

marchandise au sens économique : elles sont produites, échangées et consommées par des

individus. Comme dans tout marché économique, on retrouve une offre (trafiquants de

drogue, ce qui nous intéresse ici) et une demande (consommateurs de drogue).

Plus précisément, le marché de la drogue est un marché noir dans le sens où les

activités touchent des produits qui n’ont aucune existence légale. Il convient de préférer le

terme de marché noir à celui de marché parallèle qui décrit surtout la possibilité de

s’approvisionner alternativement en produits identiques au marché officiel (trafic de

contrebande)22

. Or, en dehors de certaines utilisations strictes dans le cadre médical, par

exemple la morphine pour soulager les douleurs ou le médicament Subutex23

, la drogue est

illégale et il n’existe pas de marché officiel.

Dire que la drogue est un marché noir implique l’existence de producteurs et

trafiquants de drogue qui s’organisent au sein d’une structure plus ou moins

professionnelle dans le but de produire et/ou vendre leurs produits – marijuana, MDMA/

ecstasy, cocaïne, héroïne, LSD, champignons hallucinogènes, etc. C’est précisément

l’objet d’étude de cette première partie qui entend démontrer, en deux temps, que les

organisations criminelles fonctionnent comme n’importe quelle entreprise légale. Après

avoir identifié les structures et réseaux tissés par ces « entreprises » pour produire les

drogues (chapitre 1 sur les stratégies organisationnelles), il sera analysé comment sont

ensuite déployées des techniques commerciales pour vendre le produit aux consommateurs

(chapitre 2 sur les stratégies marketing).

22

Pierre KOPP, « Les analyses formelles des marchés de la drogue », Tiers-Monde, 1992, Tome 33,

n°131, pp. 565-569 23

Le Subutex® est un médicament utilisé pour le traitement de personnes dépendantes aux opiacés

(morphine, héroïne).

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Chapitre 1. S’organiser pour produire

Les carrières déviantes des trafiquants

« As far back as I can remember, I always wanted to be a gangster ». C’est la fameuse

phrase d’ouverture du film Les Affranchis de Martin Scorsese24

, basé sur l’histoire vraie du

gangster américain Henry Hill25

. Et si gangster était une activité professionnelle comme

une autre et que certaines personnes aspiraient à devenir criminels ?

Pour présenter la structure organisationnelle de ces entreprises de la drogue, il a été

fait le choix de partir de ces personnes qui, à l’image de Henry Hill, ont décidé de faire

carrière dans des activités illégales. Cette tournure de phrase n’est pas sans rappeler le

concept de « carrières déviantes » d’Howard Becker. Chez le sociologue interactionniste

de l’école de Chicago, les carrières déviantes passent par trois étapes : 1. La transgression

d’une norme ; 2. La désignation publique (stigmate) ; 3. La répétition de la transgression

d’une norme à l’intérieur d’un groupe organisé26

.

On retrouve bien ici les différentes étapes des carrières déviantes pour les trafiquants

de drogue. D’une part, ils appartiennent à une organisation plus ou moins grande qui

transgresse de façon systématique les normes (étapes 1 et 3). D’autre part, ils sont

condamnés publiquement par le reste de la société en raison de leur activité dangereuse

pour la santé des consommateurs et ses répercussions négatives (guerre des gangs et

règlements de comptes) (étape 2).

Le concept de carrières déviantes présente l’avantage d’inclure l’idée d’une certaine

continuité. Les dealers de drogue, lorsqu’ils choisissent cette activité, se doivent d’acquérir

certains codes ainsi qu’une méthode de travail qui garantissent leur succès futur dans un

secteur périlleux, en particulier parce qu’il est illégal et par conséquent exposé à des

risques additionnels auprès des forces de l’ordre (prison) et des organisations criminelles

24

Les Affranchis (Goodfellas), Martin Scorsese, 1990. Traduction française : « Aussi loin que je me

souvienne, j’ai toujours voulu être un gangster ». 25

Henry Hill était un ganster américain actif dans les années 1960-1970 au sein de la famille Lucchese à New

York, rattachée à la Cosa Nostra sicilienne. Il est arrêté en 1980 pour trafic de stupéfiant et vol puis décide de

collaborer avec le gouvernement pour se protéger. Il racontera plus tard ses années dans la mafia dans son

autobiographie : Wiseguy, life in a mafia family (1985). 26

Howard S. BECKER, Outsiders, op. cit., pp. 47-62

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concurrentes (blessure grave, meurtre). En quelque sorte, on ne naît pas Al Capone, on le

devient.

Certains auteurs ont critiqué cette notion dans le cadre de la drogue. C’est par exemple

le cas de Michel Kokoreff qui préfère la notion de cheminement. En effet, celle-ci traduit

davantage le caractère non linéaire et réversible des métiers liés à l’offre de drogue.

L’auteur parle également de trajectoire, de parcours, de ligne de vie ou encore

d’itinéraire27

. Néanmoins, on retiendra ici plutôt le concept de Becker qui ne perd pas

totalement sa pertinence : plus que le terme de cheminement, faire une carrière déviante,

même si elle n’est pas définitive et ne dure que quelques années, permet de bien mettre en

évidence comment un individu lambda intègre un groupe organisé, apprend les règles et les

méthodes de celui-ci puis gravit les échelons au fur et à mesure. En outre, même dans les

activités légales, les carrières professionnelles sont de plus en plus éclatées et hétérogènes ;

c’est toute une diversité de postes et de secteurs qu’un travailleur peut rencontrer au cours

de sa vie active.

Dans la très grande majorité des cas, les carrières types suivent la même trajectoire.

C’est le « modèle Scarface »28

composé de deux grandes étapes : l’entrée dans la carrière

(I) puis l’installation dans la carrière (II). La première étape est celle de l’observation et de

l’apprentissage, elle consiste à apprendre les règles du métier ; la seconde est celle de la

professionnalisation, quand le dealer décide de continuer dans cette activité et d’en faire

son métier à temps plein pour gagner sa vie. C’est sous cet angle que nous allons analyser

l’organisation des entreprises de la drogue.

I. L’entrée dans les carrières déviantes : comment devient-on dealer

de drogue ?

L’entrée dans les carrières déviantes, comme dans toute carrière professionnelle, est le

temps du recrutement (1) et de l’apprentissage (2). Dans les activités légales, l’entrée dans

une carrière est particulièrement formatée : un individu doit en général passer un entretien

d’embauche et faire ses preuves au sein de la société au cours d’une période provisoire

27

Michel KOKOREFF, La drogue est-elle un problème ?, Paris : Editions Payot & Rivages, 2010, p. 62 28

RACHID, « Génération Scarface. La place du trafic dans une cité de la banlieue parisienne », Déviance et

Société, 2004/1, Vol. 28, pp. 115-132

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(stage, contrat à durée déterminée) avant de se voir proposer un contrat longue durée. C’est

plus ou moins le même processus que l’on retrouve pour les futurs dealers de drogue,

l’entrée dans le trafic constitue également un parcours à étapes.

1. Le recrutement : contexte social et motivations des dealers de drogue

Le recrutement n’est pas ce qui nous intéresse le plus d’un point de vue économique et

stratégique – regard davantage sociologique – mais il est nécessaire d’y revenir brièvement

pour comprendre à quel(s) type(s) de personnes nous avons affaire quand nous parlons de

trafiquants de drogue.

a. Devenir un dealer de drogue : de l’importance du milieu social…

Le mot dealer vient de l’anglais deal qui signifie « vente » ou « commerce ». Aussi, le

dealer n’est pas seulement la personne qui vend aux coins de rues ou dans les halls

d’accueil des quartiers défavorisés ; il correspond à une catégorie plus vaste qui inclut les

importateurs, les grossistes et les détaillants. Nous aurons l’occasion de revenir plus loin

sur les différentes facettes du métier de dealer.

Comment devient-on alors dealer de drogue ? Dans une approche holiste, le

déterminisme social est fondamental pour expliquer le choix d’une telle activité. Par

exemple, en Seine-Saint-Denis, le trafic de drogue est enraciné dans des cités bien connues

telles que Nanterre, Gennevilliers, Clichy-sous-Bois, La Courneuve, Saint-Denis ou

Aubervilliers. Ces quartiers présentent le point commun de réunir des populations dont les

conditions de vie se sont dégradées, touchées de plein fouet par la désindustrialisation au

tournant des années 1970. Pourtant à l’origine, il est intéressant de noter que la

consommation et la production des drogues étaient une contre-culture pour les classes

moyennes et supérieures. Dans la continuité du mouvement protestataire de Mai 68, les

pratiques liées à la drogue s’inscrivaient dans la libéralisation des consciences. Le tournant

est apparu dans les années 1980-1990 dans le contexte du ralentissement économique.

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Comme l’explique Michel Kokoreff, « d’un attribut contre-culturel, la drogue est devenue

un fléau social »29

.

Avant, on retrouvait dans les quartiers une forte mixité sociale où se mélangeaient

classes moyennes d’origine française et travailleurs immigrés majoritairement du Maghreb

francophone (Algérie, Maroc, Tunisie). Ces quartiers étaient stratégiquement situés à

proximité des industries en périphérie des grandes villes dans le contexte des Trente

Glorieuses. Mais avec le ralentissement économique, les industries ont progressivement

fermé à partir du milieu des années 1970. C’est le début de l’exode pour les personnes qui

en ont les moyens (classes moyennes), celui du chômage et de la précarité pour les autres

populations immigrées qui n’ont pas d’autres choix que de rester. La désindustrialisation a

dans un premier temps précipité le déclin du quartier et le développement d’une

ségrégation socio-ethnique30

. Ensuite, les commerces ont progressivement disparu sans

être renouvelés au fil des décennies, le quartier se retrouvant en quasi-autarcie. C’est

pourquoi les habitants se sont tournés vers une économie informelle de proximité, c’est-à-

dire un ensemble d’activités souterraines pour palier aux manques : travail au noir, trafic

de contrebande (médicaments, alcool, cigarettes), prostitution, vol et bien entendu le

marché noir des drogues31

.

En fait, l’économie souterraine est devenue une façon de s’en sortir pour les jeunes

issus de milieux défavorisés (précarité, chômage, isolement). L’échec de la puissance

publique à mettre fin au déclin social et la stigmatisation des ghettos dans les journaux

télévisés ont conduit les jeunes de banlieues à penser qu’ils doivent s’en sortir par leurs

propres moyens, alors que la société les a abandonnés32

. Cela est d’autant plus vrai quand

on sait que ces jeunes grandissent dans un quartier où le trafic de drogue et le recours à la

violence sont banalisés. Dès leur plus jeune âge, les « petits » observent au grand jour le

trafic des « grands », parfois membres de la même famille (aînés, cousins), et reproduisent

naturellement le même itinéraire.

Dans ces conditions, « rentrer dans le business, c’est prendre sa vie en mains : être un

self-made man, gagner de l’argent, consommer, s’élever dans l’échelle sociale, devenir

29

Michel KOKOREFF, La drogue est-elle un problème ?, op. cit., pp 64-65 30

Wesley SKOGAN, « Fear of Crime and Neighborhood Change » in Crime and Justice, The University of

Chicago Press, 1986, pp. 203-229 31

Pacale JAMOULLE, « Business is business. Enjeux et règles du jeu de l'économie clandestine », Déviance

et Société, 2003/3, Vol. 27, p. 299 32

Ibid., p. 300

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21

quelqu’un »33

. Car au fond l’enjeu est bien là, il s’agit d’exercer un métier pour gagner de

l’argent qui servira à payer son loyer, se nourrir, acheter des vêtements comme n’importe

quel individu. Le dealer de drogue moderne, plus que le gangster de la Prohibition qui

recherchait le prestige et le respect, est un pur produit de la société de consommation ; il

est une synthèse réussie entre l’enfant des rues et l’économie capitaliste34

. Cette position

est assez bien résumée dans les paroles de la chanson « Petit Frère » du groupe IAM35 :

Et je ne crois pas que petit frère soit pire qu'avant

Juste surexposé à la pub, aux actes violents

Pour les grands, le gosse est le meilleur citron

La cible numéro 1, le terrain des produits de consommation

Et pour être sûr qu'il s'en procure

Petit frère s'assure, flingue à la ceinture

b. … aux opportunités de carrière

Néanmoins, il semble aussi nécessaire de rompre avec certaines idées reçues et

d’apporter quelques précisions : ce n’est pas parce qu’on vient d’une banlieue qu’on sera

forcément dealer de drogue ; et ce n’est pas parce qu’on est dealer de drogue qu’on a

forcément grandit dans une banlieue. Si le déterminisme social est indéniable, le profil des

trafiquants de drogue est beaucoup plus hétérogène que peut le laisser supposer certains

reportages télévisées ou magazines d’actualités qui répondent souvent à un choix éditorial

plus qu’à l’aboutissement d’une véritable enquête.

D’autres raisons peuvent expliquer l’entrée dans les carrières des trafiquants de drogue

comme le met en évidence un rapport du RAND Drug Policy Research Center36

:

- Le milieu de la fête : un certain nombre de trafiquants de drogues psychostimulantes

(cocaïne, ecstasy, LSD) exerçaient des métiers légaux avant de se tourner vers le marché

noir. C’est le cas des propriétaires ou managers de bars, nightclubs ou restaurants qui, déjà

insérés dans le milieu de la fête, ont noué des contacts privilégiés avec des trafiquants ;

33

Ibid., p. 305 34

Ibid., p. 306 35

IAM, « Petit Frère », tiré de l’album L’Ecole du micro d’argent (1997) 36

RAND Drug Policy Research Center, « The Organization of High Level Drug Markets », 1989, p. 38

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- Les réseaux de sociabilité (famille, amis, voisinage) : nombreux sont également les

dealers qui ont été embarqués dans le trafic par des connaissances plus ou moins proches.

S’il y a besoin d’un coup de main par une tâche simple tels que conduire, charger ou

décharger un camion, il est plus facile de demander à quelqu’un de confiance que l’on

connaît ;

- L’emploi stratégique : certaines professions légales réclament un savoir-faire unique

acquis au cours d’une formation universitaire et pratique de plusieurs années. C’est par

exemple le cas d’un pilote d’avion, généralement approché par un importateur pour

déplacer la marchandise d’un point A à un point B. De même, la corruption des forces de

l’ordre, des métiers de la justice (avocats, juges) ou des hommes politiques rentrent à

l’intérieur de cette catégorie ;

- Le passage en prison : enfin, des criminels spécialisés dans une autre activité

souterraine (racket, vol, braquage) peuvent également faire le choix de se tourner vers le

trafic de drogue après une rencontre fortuite lors d’un séjour en prison. Loin d’avoir un

caractère toujours apaisant sur les intentions des condamnés, la prison peut se traduire par

un renforcement de la criminalité, à l’image du Prophète de Jacques Audiard37

.

Ainsi, lorsque l’on présente une de ces « qualités », on peut devenir plus facilement un

dealer de drogue. A noter que la motivation principale reste la même que les jeunes de

quartiers défavorisés, il s’agit bien sûr de l’argent pour gagner sa vie (temps plein) ou

arrondir ses fins de mois.

A ces profils, on pourrait également ajouter celui du consommateur-trafiquant. Cela

consiste à acheter dans des grosses quantités avant de revendre à des personnes de son

entourage. L’objectif n’est pas tant de faire de l’argent que d’acheter pour plusieurs

personnes afin de réduire le coût unitaire. C’est ce qu’explique Thibaud, le consommateur

de drogue rencontré dans le cadre de ce mémoire : « Pour le haschich, [j’achète à] un

membre de la famille ou les potes. Généralement ils achètent en gros parce que ça coûte

moins cher et ils revendent. C’est cool parce qu’ils sont pas là pour faire un bénef ». En

allant plus loin, on peut élargir à ce modèle celui du consommateur-producteur. C’est le

cas des cannabiculteurs-consommateurs (7 à 8 plants en moyenne par an) ou des

cannabiculteurs-sociaux (40 plants), c’est-à-dire des fumeurs de cannabis qui s’occupent

37

Un Prophète, Jacques Audiard, 2008

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23

chez eux, comme des jardiniers amateurs, de la production de cannabis pour leur

consommation et celle de leur entourage38

.

Ce modèle endogène production-consommation ne se retrouve pas seulement avec la

marijuana mais aussi les drogues dures. C’est ce que montre l’exemple original de

l’héroïne. En effet, cette substance présente la particularité de rendre extrêmement

dépendant son consommateur, mais cette dépendance extrême rend impossible l’exercice

d’une activité professionnelle. Il se pose alors un dilemme aux addicts de l’héroïne :

comment continuer à se procurer « l’or blanc » sans un revenu régulier ? Les

consommateurs expérimentés achètent en gros, une partie servant pour leur consommation

personnelle et l’autre vendue à des consommateurs débutants. L’argent récupéré des ventes

permet de financer leurs achats futurs39

. A travers les cas de la marijuana et de l’héroïne,

on voit bien l’importance de la consommation avant de devenir dealer de drogue.

En résumé, on retrouve un profil assez hétérogène des dealers de drogue. Si une

grande majorité est recrutée dans les rues des quartiers difficiles, il ne faut pas perdre de

vue que les dealers peuvent venir de milieux plus variés qui ne sont pas toujours

synonymes de violence et de précarité. Néanmoins, ce qui nous intéresse véritablement

dans ce mémoire, ce sont les organisations et les stratégies des entreprises de la drogue.

Après le recrutement vient le temps de la formation aux règles et techniques du trafic de

drogue.

2. L’apprentissage des règles et des méthodes de travail : « l’école de la rue »

Dans les carrières déviantes, l’apprentissage est l’étape logique après le recrutement.

Si un individu souhaite rejoindre une organisation criminelle, faut-il encore qu’il en ait les

capacités pour continuer dans le milieu. Qu’on ait grandi à côté des dealers dans les cités

ou qu’on arrive suite à des opportunités de carrière, il faut apprendre les règles du jeu du

trafic de drogue car la délinquance est un métier. Il existe d’ailleurs un terme pour ceux qui

38

ONDRP, « La criminalité en France. Rapport de l’Observatoire national de la délinquance et des réponses

pénales en 2010 », sous la direction d’Alain BAUER, Paris : CNRS éditions, 2010, p. 803 39

RAND Drug Policy Research Center, « Money from Crime », 1990, p. 15

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ont fait le choix de se tourner vers le crime pour gagner leur vie : c’est la délinquance

professionnelle40

.

Toutefois, si le trafic de drogue se retrouve être un métier comme un autre, il n’est

évidemment pas possible d’y apprendre les codes et les méthodes de travail en allant à

l’université. Cela s’apprend sur le tas auprès d’autres dealers de drogue, le savoir-faire est

transmis de personne à personne à travers les échanges oraux et l’imitation. Il s’agit d’un

parcours à étapes dans lequel il faut faire ses preuves pour gravir les échelons. C’est

notamment ce que met en avant l’entretien avec le Lieutenant du DOS (Département

d’observation surveillance), rattaché à la Section de recherche de Toulouse. La nature des

activités du DOS41

permet un regard privilégié sur le trafic de drogue et l’observation des

trafiquants :

« Les mecs commencent tous en tant que chouffe (guetteur) quand ils sont gamins. A Marseille

où j’ai travaillé, le chouffe se fait 50 € par jour, ça attire forcément les jeunes. Ensuite le

chouffe devient petit dealer, puis semi-grossiste, grossiste… Tu gravis les échelons petit à petit

en fait. A la fin, il y a de moins en moins de monde donc tu prends forcément la place de

quelqu’un. C’est pour ça qu’il y a des problèmes à Marseille. »

A partir de cet entretien, celui de Thibaud (usager de drogue) ainsi que le recoupement

de trois articles scientifiques42

, il a été identifié cinq grandes étapes pour devenir un dealer

de drogue qualifié, c’est-à-dire maîtriser les techniques et les méthodes de travail pour

mener à bien son organisation locale. Pour mieux comprendre le processus d’élévation au

sein de l’organisation hiérarchique des entreprises de la drogue, il a été fait le choix de se

concentrer sur le premier type de trafiquants qui correspond au deal dans les cités. En effet,

plus que les modèles qualifiés d’opportunités (milieu de la fête, réseaux de sociabilité,

consommateur-trafiquant, etc.), le trafic lié au deal de rue permet de mettre en avant cette

période d’apprentissage sur une plus longue période et la montée dans la hiérarchie. C’est

ce que Pascale Jamoulle appelle « l’école de la rue »43

.

40

RACHID, « Génération Scarface », op. cit., p. 121 41

Recueillir des informations en soutien à une enquête existante : prise d’images, photos et vidéos, pause de

balise sur véhicules, filatures, etc. 42

Pascale JAMOULLE, « Business is business », op. cit., pp. 297-311 ; RACHID, « Génération Scarface »,

op. cit., pp 115-132 ; Julie LACOSTE, Pierre TREMBLAY, « De l'insertion sociale des marchés urbains de

drogues prohibées : deux cas de figure nord-américains », Déviance et société, 1999, Vol. 23, n°1, pp. 41-58 43

Pascale JAMOULLE, « Business is business », op. cit., p. 297

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25

Etape 1 : l’observation

Pour rappel, le contexte social joue un rôle prédominant dans le deal de rue que l’on

retrouve dans les cités. Dès leur plus jeune âge, les « petits » observent les « grands » qui

leur servent de modèle. Comme l’explique le Lieutenant du DOS, « ça attire forcément les

jeunes ». On retrouve une phase d’observation qui a lieu alors que les jeunes ne sont pas

encore dans l’organisation. Toute initiation au trafic de drogue commence par une présence

passive dans le groupe44

: suivre les dealers de drogue au quotidien, observer leurs

moindres faits et gestes pour mieux les reproduire par la suite mais surtout pour

s’imprégner d’un environnement.

Etape 2 : la confiance

Parallèlement à l’observation, le futur dealer est amené à faire ses preuves et doit

montrer à l’organisation locale qu’il est une personne de confiance avant de l’intégrer de

façon active. Cette étape passe d’abord par la consommation de drogues douces (fumer des

joints). De plus en plus, les jeunes dealers se mettent également aux drogues dures, une

sorte de défi pour tester ses limites et montrer qu’on est capable de résister. A côté,

l’intégration se traduit par la banalisation de la violence : vol, conduire un véhicule à

grande vitesse sans permis de conduire ou porter une arme (sans même avoir l’intention de

l’utiliser). C’est transgresser les règles pour démontrer sa force45

.

Etape 3 : le guetteur

Une fois que le jeune a fait ses preuves, il intègre officiellement l’organisation et se

voit confier les premières responsabilités. Cela commence par la tâche la plus simple : faire

le « chouffe » comme le dit le Lieutenant. Arrivé à cette étape, le jeune n’est pas forcément

très âgé, il s’agit d’une période décisive dans l’entrée dans les carrières déviantes car le

futur dealer arrête d’aller à en cours pour se consacrer à temps plein sur sa première

mission : « T’as plus de 16 ans, tu vas plus à l’école, en même temps ton cercle de

sociabilité proche est lié au trafic… Tu commences petit sans te rendre compte que tu

deales » explique Thibaud. Le rôle du chouffe est de se positionner dans des endroits

stratégiques, dans la rue ou sur les toits, pour prévenir les livreurs et les dealers d’un

éventuel danger – par exemple, la présence d’un policier ou d’une organisation

44

Ibid., p. 301 45

Ibid., p. 304

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26

concurrente46

. Les compétences ne requièrent pas un savoir-faire exceptionnel mais

nécessitent tout de même de faire attention pour reconnaître les menaces et informer

rapidement ses partenaires.

Etape 4 : le livreur

Le livreur ou « porte valise » représente la montée d’une étape supplémentaire dans la

hiérarchie des organisations du trafic à ciel ouvert. Il est chargé de livrer la marchandise

d’un point A à un point B en évitant les menaces. Le livreur s’appuie sur les guetteurs aux

alentours qui dévoilent des signaux d’alerte (siffler très fort pour avertir d’un risque) et doit

se tenir prêt à changer d’itinéraire en cas d’imprévu47

. Ce sont les capacités de réaction et à

prendre les bonnes décisions qui sont évaluées ici.

Etape 5 : le dealer

Pour devenir in fine dealer de drogue, c’est-à-dire commerçant de drogue, il est

nécessaire d’acquérir tout un ensemble de compétences beaucoup plus techniques, en

particulier dans deux domaines spécifiques : la préparation et la vente.

La préparation consiste tout d’abord à s’approvisionner en marchandises. Le dealer

indépendant se tourne généralement vers un trafiquant ; le dealer qui travaille en équipe

achète en plus grosses quantités (plusieurs kilos de drogue) auprès d’un fournisseur. Cela

requiert de savoir reconnaître les quantités et la qualité d’un produit pour ne pas se faire

avoir. Le dealer doit aussi apprendre à maîtriser les techniques de coupe pour diffuser la

drogue achetée en gros en petites quantités : barrette (5 g), 12 g, 25 g ou savonnette (250

g)48

. Comme le fait remarquer le Lieutenant du DOS, la coupe est tout un savoir-faire

stratégique qui permet d’économiser le produit d’origine : « Tu prends le produit d’origine

et le produit de coupe qu’on sniffe, au final t’as moins de 15% de cocaïne. Parfois, on te

met du verre pilé à l’intérieur pour que ça coupe les veines et que ça rentre plus facilement

dans le sang ».

Une fois que le produit est réparti en sachets, il faut le vendre auprès des

consommateurs. De par l’interaction directe entre le vendeur et le consommateur, cette

46

RACHID, « Génération Scarface », op. cit., pp. 118-119 47

Ibid, pp. 118-119 48

Ibid, pp. 125-126

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27

étape nécessite des techniques commerciales pour mettre en valeur et vendre son produit.

Dans leur analyse des marchés urbains illicites, Lacoste et Tremblay présentent la méthode

de transaction reposant sur trois étapes en vue de se protéger des risques (défaut de

paiement, discrétion impérative) : prise d’information, négociation, transaction49

.

L’expérience de Thibaud, qui raconte un achat de cocaïne dans le quartier d’Arnaud

Bernard à Toulouse, connu pour son trafic à ciel ouvert en plein cœur de la ville, permet de

mettre en évidence ces trois étapes.

« Quand tu fais un deal de coke à Arnaud B, t’es pas serein. (…) Le procédé, c’est un mec qui

va te voir dans la rue, il te propose des cigarettes ou du shit. Tu lui demandes s’il a de la

cocaïne, il te dit oui et t’amène à son pote dealer qui a tout sur lui. Là le mec est super

sympa : il te dit « ça va mon pote », « y a pas de soucis ». C’est normal, si tu veux vendre le

produit il faut que le mec soit en confiance. Il te fait goûter, tu mets un peu de poudre sur le

doigt et t’en mets sur ta langue pour savoir si elle est bonne. Il faut pas donner l’image de la

proie facile qui ne connait pas le produit. Tu insistes sur le goûtage pour montrer que tu

connais, que tu sais ce que t’achètes. Tu veux pas de la mauvaise qualité. »

La prise d’information constitue l’étape initiale dans le sens où le consommateur

cherche à se renseigner sur les produits disponibles et leur qualité. Le dealer doit être en

mesure de répondre aux sollicitations du consommateur ; cela passe à la fois à travers des

discussions informelles (« ça va mon pote », « y a pas de soucis ») et des pratiques

concrètes (faire goûter le produit) afin d’instaurer une relation de confiance avec le client-

consommateur.

« Après, le dealer il veut très vite donner le produit. C’est limite il veut le donner avant de

payer [rires]. Il lance des regards furtifs autour de lui, il est hyper stressé. C’est stressant

parce que c’est pas les mêmes conséquences [de vendre de la cocaïne] et le deal a lieu en

public. Moi c’était devant le Carrefour [de Compans Cafarelli], juste à côté du distributeur.

Tu marchandes un peu, genre de 55 à 45 euros. »

La seconde étape est celle de la négociation : le dealer et le consommateur s’entendent

sur les termes de l’échange, à savoir le lieu de livraison (ici, en public, « devant le

Carrefour ») et le prix (de 55 à 45 euros).

49

Julie Lacoste, Pierre Tremblay, « De l'insertion sociale des marchés urbains de drogues prohibées : deux

cas de figure nord-américains », op. cit., p. 45

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28

« Puis tu donnes l’argent en public, tu récupères le sachet et voilà. »

C’est la dernière étape, celle de la transaction, c’est-à-dire l’échange entre le dealer et

le consommateur. La livraison de la marchandise et le versement du paiement sont

effectués dans un endroit prévu lors de la négociation (étape précédente), le consommateur

repart avec le produit et l’action est décrite comme un simple échange produit-argent.

Il est intéressant de noter que les techniques peuvent varier selon les trafiquants, par

exemple le lieu de transaction peut avoir lieu à ciel ouvert ou être caché – nous aurons

l’occasion de revenir dessus dans le chapitre 2. S’il n’existe pas une seule méthode utilisée

par tous les dealers, les trois grandes étapes (information, négociation, transaction)

reviennent à chaque fois au moment de l’échange et il est nécessaire pour le trafiquant de

se familiariser avec ces règles. Chacun a sa propre technique de vente à l’intérieur du cadre

afin de s’adapter au contexte et réduire les risques de se faire prendre : « Une fois, j’ai

acheté du shit dans le métro à Toulouse. A cause des caméras, le mec balance par terre et

c’est toi qui ramasse. C’est différent, ça dépend du contexte et du dealer ».

Ainsi, devenir dealer est un parcours à étapes – « l’école de la rue » – au cours

desquelles le futur dealer doit faire ses preuves (observation, confiance) avant d’apprendre

un ensemble de règles et de techniques propres à l’exercice de sa profession illégale

(guetter, livrer, s’approvisionner auprès d’un fournisseur, couper le produit, transaction

sans risque). Dealer est un métier comme un autre et il est nécessaire de se former

progressivement aux méthodes de travail de plus en plus spécifiques pour gravir les

échelons. Comme le souligne un rapport RAND qui s’appuie sur l’entretien de 41

individus arrêtés et condamnés pour trafic de drogue : « An individual who inspires trust

and is affable, moderately intelligent, well organized, ambitious and willing to take risks

can prosper »50

. S’il présente toutes ces qualités nécessaires à n’importe quel manager

d’une activité légale, le dealer peut dépasser son organisation locale pour arriver dans les

niveaux les plus hauts du marché de la drogue.

50

RAND Drug Policy Research Center, « The Organization of High Level Drug Markets », op. cit., p. 35.

Traduction française : « Un individu qui inspire la confiance et qui est aimable, modérément intelligent, bien

organisé, ambitieux et prêt à prendre des risques peut réussir [dans le trafic de drogue] ».

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29

II. L’installation dans les carrières déviantes : la mise en place d’organisations

structurées sur le modèle entrepreneurial

Recruté par une organisation et formé aux méthodes de travail par ses collègues

expérimentés, le trafiquant de drogue est désormais entré de plain-pied dans les carrières

déviantes. Pour continuer dans cette voie et faire carrière dans le milieu, il doit s’organiser

encore davantage pour mettre en place un modèle de création de valeur durable sans attirer

l’attention des forces de l’ordre et la justice. Les règles de bases sont amplifiées et les

structures pensées sur le modèle d’une entreprise légale. De la même manière que l’homo

oeconomicus, le trafiquant cherche à maximiser ses profits sous les contraintes de son

environnement (ne pas se faire prendre).

Une bonne illustration de cette évolution réside dans l’interdiction stricte de la

consommation de drogues par les trafiquants. C’est la différence entre le rabatteur et le

dealer professionnel, ce dernier ne peut plus se permettre de fumer ou se shooter sous peine

de perdre sa lucidité dans l’exercice de son métier, par conséquent des clients et des

sources de revenus potentiels51

. On retrouve une véritable éthique du travail ; l’installation

dans les carrières déviantes est le début de la professionnalisation. Le professionnalisme

est bien le terme clé dans cette seconde section de la première partie. Comme le met en

évidence Thierry Colombié dans son ouvrage consacré à la French Connection, les

organisations criminelles de la drogue sont de véritables « firmes qui définissent des

objectifs et mettent en place des stratégies »52

.

Dans cette section, nous allons étudier trois de ces stratégies fondées sur le modèle

entrepreneurial : la répartition des tâches au sein de l’organisation avec des travailleurs

spécialisés (1) ; le développement transnational des activités pour profiter des nouvelles

opportunités commerciales offertes par la mondialisation (2) ; la mise en œuvre d’un

système de rémunération hiérarchique et d’une « sécurité sociale » criminelle pour se

protéger des risques du métier (3).

51

Michel KOKOREFF, La drogue est-elle un problème ?, op. cit., p. 98 52

Thierry COLOMBIE, La French Connection : les entreprises criminelles en France, Paris : Non Lieu,

2012, p. 21

Page 30: Les entreprises criminelles de la drogue : de la ... · nombre de pays européens ont alors fait le choix dintégrer la prostitution et le trafic de ... Au-delà de cette définition

30

1. La division scientifique du travail : les quatre principaux niveaux du trafic

de drogue

Si cette sous-partie est avant tout descriptive, elle n’en reste pas moins décisive pour la

suivante qui analysera l’organisation en réseaux des trafiquants de drogue. En fait, l’un des

objectifs est de décrire maintenant séparément les principaux niveaux du trafic pour mieux

comprendre ensuite l’articulation et la collaboration entre ces différentes échelles.

De même que les entreprises classiques, les organisations criminelles se répartissent

les tâches pour gagner en productivité. Economiste de la drogue, Pierre Kopp identifie

quatre niveaux d’organisation du trafic de drogue : la production, le trafic international, la

distribution en gros et la distribution finale53

. Cette organisation présente certains

avantages pour les entreprises de la drogue. En effet, contrairement aux marchés légaux où

la tendance est à l’intégration verticale des activités – maîtriser l’ensemble de la chaîne de

valeur, de l’approvisionnement en matière premières à la distribution finale en passant par

la fabrication – pour minimiser les coûts de transaction, les organisations liées au trafic de

drogue cherchent plutôt à fractionner la chaîne de production54

. Cela s’explique

simplement par des raisons de sécurité : les activités liées au trafic de drogue étant

interdites dans la quasi-totalité des pays, il est important pour ces organisations de réduire

leur taille afin de ne pas attirer l’attention des autorités publiques et se resserrer autour

d’une équipe de confiance.

a. Production

Cannabis/marijuana, cocaïne, héroïne, crack, amphétamines, ecstasy/MDMA, LSD,

champignons hallucinogènes… Les drogues peuvent prendre des formes et avoir des effets

très divers, chaque région du monde est spécialisée dans la production d’un ou plusieurs

types de drogue. On observe une sorte de division internationale du travail en fonction du

climat et des matières premières qui varient dans les différentes régions du monde. Pour les

drogues, les spécialistes identifient cinq espaces de production55

:

53

Pierre KOPP, Economie de la drogue, Paris : La Découverte, 2006, p. 11 54

Ibid., p. 15 55

Emmanuelle GALLOUËT, Le transport maritime de stupéfiants, Aix-en-Provence : Presses universitaires

d’Aix-Marseille, 2013, pp. 38-45

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31

- Le Croissant d’Or : Afghanistan, Irak, Pakistan. Il s’agit d’une région riche en pavot

à opium, à partir duquel est obtenu la morphine et l’héroïne. En Afghanistan, l’opium est la

première production nationale et sa culture représente plus de la moitié du PIB56

;

- Le Triangle d’Or : Myanmar, Laos, Thaïlande. La production de pavot à opium est

également importante dans cette région mais sa spécificité par rapport au Croissant d’Or

réside dans les psychotropes, en particulier les champignons hallucinogènes, et les

amphétamines ;

- La zone andine : Bolivie, Colombie, Pérou. Ces trois pays sud-américains

représentent 98% de la cocaïne mondiale. La surface de coca atteint 200 000 hectares dans

cette région, dont la moitié se situe en Colombie ;

- Le Maroc : le pays du Maghreb est spécialisé dans la production de haschich, la

résine de cannabis. Selon l’Organe international de contrôle des stupéfiants (OICS), le

Maroc reste le pays source de référence dans ce domaine puisqu’il constitue environ 60%

de la production mondiale de cannabis ;

- Le Mexique : le pays est connu dans le milieu pour le narcotrafic omniprésent et la

guerre que se mènent les cartels de la drogue. Pays de transit de la cocaïne de la zone

andine vers les Etats-Unis, un certain nombre de drogues sont également produites sur

place, notamment la marijuana, le pavot (héroïne) et les métamphétamines. Au total, 90%

des drogues en circulation aux Etats-Unis, premier consommateur mondial, sont produites

ou acheminées via le Mexique57

.

Les Etats-Unis et l’Europe sont absents de ce classement étant donné que les climats

de ces régions sont moins propices à la production de drogues (la production de cannabis

se caractérise dans des pays au climat chaud et humide). Pourtant, cette situation est en

train d’évoluer avec l’arrivée de la culture indoor de cannabis. Un groupe de hippies

californiens experts en biologie ont inventé une nouvelle variété de cannabis pour leur

consommation personnelle. A partir de croisements génétiques, ils ont mis au point une

nouvelle espèce de cannabis cultivable en zone tempérée mais aussi plus forte en puissance

active, la Sinsemilla. Résultat, la culture indoor de cannabis a explosé depuis la fin des

années 1980 en Europe occidentale58

. En mai 2014, un article du Monde soulignait

56

Pierre KOPP, Economie de la drogue, p. 7 57

Le Monde, « Les tentaculaires cartels mexicains », 5 novembre 2013, par Frédéric Saliba 58

ONDRP, « La criminalité en France », op. cit., pp. 799-806

Page 32: Les entreprises criminelles de la drogue : de la ... · nombre de pays européens ont alors fait le choix dintégrer la prostitution et le trafic de ... Au-delà de cette définition

32

justement l’apparition d’un « cannabis made in France » de plus en plus important59

. En

2010, l’ONDRP recensait ainsi plus de 200 000 cannabiculteurs en France, des simples

cannabiculteurs-consommateurs (7,5 plants en moyenne) aux cannabiculteurs-commerciaux

(209 plants). Cela est d’autant plus facile qu’un certain nombre de sites internet spécialisés

dans la « jardinerie d’intérieur », les growshops, vendent tout à fait légalement l’ensemble

du matériel pour une production locale et le livrent en moins de 24 heures60

.

b. Trafic international

Comme l’a montré le point précédent, la production est concentrée dans certaines

régions du monde (Moyen-Orient, Asie, Amérique latine, Maroc). Toutefois, la

consommation reste très majoritairement européenne et américaine ; l’espace Schengen est

la première région et les Etats-Unis sont le premier pays en termes de demande. En

résumé, les drogues sont produites dans certains pays et consommées dans d’autres. Cela

donne naturellement lieu à des échanges internationaux et des organisations se spécialisent

dans l’importation des drogues par les voies routière, maritime ou aérienne. Il est possible

de distinguer quatre zones de transit importantes61

: l’Afrique occidentale et centrale62

entre l’Amérique du Sud et l’Europe ; l’Amérique centrale et les Caraïbes63

entre le sud et

le nord du continent américain ; la Turquie, place géostratégique au carrefour de trois

continents que sont le Moyen-Orient, l’Afrique et l’Europe ; et l’Algérie, qui assure la

liaison entre le Maghreb et l’Europe.

c. Distribution en gros, distribution finale

La marchandise produite localement dans les pays spécialisés est ensuite achetée

directement par des grossistes et semi-grossistes auprès des importateurs (distribution en

gros), avant d’être revendue aux dealers (distribution finale). Concernant le premier cas, le

grossiste préfère travailler avec quelques dealers qui achètent en gros et avec qui il a

l’habitude de travailler. Certains grossistes font même passer des tests préalables aux

59

Le Monde, « L’émergence d’un cannabis made in France », 13 mai 1014, par Laetitia Clavreul 60

ONDRP, « La criminalité en France », op. cit., pp. 799-806 61

Emmanuelle GALLOUËT, Le transport maritime de stupéfiants, op. cit., pp. 46-51 62

Togo, Gambie, Côte d’Iboire, Nigéria, Bénin, Mali, Sénégal, Cameroun, Ghana, Burundi, Burkina Faso. 63

Mexique, Jamaïque, République Dominicaine, Belize, Guatemala, Nicaragua, El Salvador.

Page 33: Les entreprises criminelles de la drogue : de la ... · nombre de pays européens ont alors fait le choix dintégrer la prostitution et le trafic de ... Au-delà de cette définition

33

dealers pour mieux évaluer leur personnalité64

. Par exemple, il est possible de fumer un

joint avec le dealer de rue au moment de lui présenter la qualité de la marchandise. Activité

sociale à part entière, cela permet d’instaurer un climat propice à la discussion entre les

deux types de trafiquants : si le dealer de rue est plutôt discret, le test est réussi car le

grossiste cherche à limiter les risques ; en revanche, il est préférable de l’éviter si le dealer

met trop en valeur son activité ou son profil de petit caïd. Le grossiste cherche à travailler

avec des dealers professionnalisés pour diminuer les risques de se faire prendre.

De son côté, le dealer vend directement aux consommateurs. Après la préparation de

la marchandise (coupe du produit acheté en gros), cette étape correspond à celle décrite

précédemment par Thibaud pour l’achat de cocaïne dans le quartier d’Arnaud Bernard65

.

Avec la distribution finale, on passe d’un modèle B2B (business to business) jusqu’à

présent à un modèle B2C (business to consumer) ; la drogue a fait son chemin des pays

producteurs – Asie du sud-est, Amérique latine, Maghreb, laboratoires occidentaux –

jusqu’au consommateur final en passant par plusieurs entreprises criminelles.

2. Du local ou global : l’émergence de systèmes criminels transnationaux

Ainsi, on retrouve quatre niveaux du trafic de drogue : la production, l’importation, la

distribution en gros et la distribution finale. Cette organisation implique toute une division

du travail dans laquelle chacun exerce un poste qui requiert des compétences et des savoir-

faire spécifiques : producteur, chimiste, importateur, passeur, convoyeur, gardien des

stocks, guetteur, rabatteur, revendeur, blanchisseur, etc.66

Pour autant, dire que

l’organisation est éclatée ne signifie pas que les différents niveaux ne peuvent pas tisser

des liens entre eux. On retrouve dans le trafic de drogue un certain nombre de « systèmes

criminels transnationaux » qui regroupent généralement trois des quatre niveaux – la

production, l’importation et la distribution en gros. Trop risquée, la distribution finale

(quatrième niveau) est quant à elle laissée aux dealers de rue.

64

RAND Drug Research Policy Center, « The Organization of High Level Drug Market », op. cit., p. 44 65

Voir page 27 66

Michel KOKOREFF, La drogue est-elle un problème ?, op. cit., p. 112, p. 180

Page 34: Les entreprises criminelles de la drogue : de la ... · nombre de pays européens ont alors fait le choix dintégrer la prostitution et le trafic de ... Au-delà de cette définition

34

a. Le « localisme globalisé » du trafic de drogue

Les organisations criminelles transnationales sont la conséquence directe de la

mondialisation. Décloisonnement géographique, révolution des technologies de

l’information et de la communication, baisse des coûts de transport : tous ces processus ont

conduit à l’explosion des flux humains (personnes), économiques (marchandises) et

financiers (capitaux) si nombreux qu’ils sont devenus incontrôlables. Dans ce contexte, les

trafiquants en ont logiquement profité pour exporter leurs marchandises à l’international

tout en blanchissant leurs revenus dans la sphère économique réelle et financière (création

d’entreprises légales, financement de lobbies et partis politiques, spéculation) ; des

échanges parmi d’autres dans la masse des flux quotidiens. Comme l’expliquent les

spécialistes Jean-François Gayraud et François Thual67

: « De nos jours, plus rien ou

presque n’échappe à l’empire des échanges. A mesure que l’empire de l’économie se

déploie et conquiert de nouveaux territoires, celui des prédations criminelles suit, telle une

ombre portée »68

.

De plus, au-delà du processus de mondialisation et de regroupement en réseaux, le

territoire joue souvent un rôle déterminant dans les organisations criminelles. C’est ce que

met particulièrement bien en évidence le concept de « localisme globalisé » de Santos pour

qualifier l’évolution de la production dans le contexte de mondialisation69

. On produit

localement une drogue (savoir-faire artisanal) qui est ensuite exportée dans le monde

entier. Autrement dit, les réseaux présentent l’originalité de s’appuyer sur un territoire

spécifique (local) pour s’exporter dans le monde entier (global). Comme nous l’avons vu

précédemment, l’Afghanistan possède par exemple un savoir-faire pour l’opium (héroïne),

la Colombie pour la cocaïne ou le Maroc pour le cannabis ; les drogues sont ensuite

exportées et consommées dans le monde entier.

Cette interpénétration complexe entre local et global ne saurait être possible sans une

organisation et une professionnalisation poussées à leur paroxysme. Plus que de réseaux

criminels ou de criminalité organisée, il semble désormais plus pertinent de parler de

« systèmes criminels transnationaux » au regard de l’organisation hyper structurée des

67

J.-F. Gayraud est commissaire de police et doctorant en droit spécialisé sur les questions criminelles ; F.

Thual est un géopolitique et professeur au Collège interarmées de défense (ex-école de Guerre). 68

Jean-François GAYRAUD, François THUAL, Géostratégie du crime, Paris : O. Jacob, 2012, p. 153 69

Wanda de Lemos CAPELLER, « La transnationalisation du champ pénal : réflexions sur les mutations du

crime et du contrôle », Droit et Société, LGDJ, Paris, n°35, 1997, p. 62

Page 35: Les entreprises criminelles de la drogue : de la ... · nombre de pays européens ont alors fait le choix dintégrer la prostitution et le trafic de ... Au-delà de cette définition

35

trafiquants70

. Nous l’avons vu, les trafiquants professionnalisés incorporent des règles, des

savoir-faire et se répartissent les tâches selon une division scientifique du travail

(production, commerce international, distribution). Dire que la criminalité est un

phénomène global systémique, c’est mettre en avant que le système criminel survit aux

acteurs. La disparition des membres (arrestation, décès, changement de carrière) ne remet

pas en cause l’existence et le fonctionnement du système qui prime sur des acteurs

considérés comme éphémères, remplaçables à tout moment par d’autres personnes au sein

de l’organisation71

. Cette dimension cognitive permet notamment au système de s’ajuster

par rapport aux troubles qui viennent de l’extérieur, par conséquent de s’installer dans la

durée.

Pour donner un exemple concret de système criminel transnational et de son

implantation locale, il est possible de revenir brièvement sur la French Connection, l’un

des systèmes criminels de la drogue les plus importants du 20ème

siècle, évoqué par

Thibaud lors de l’entretien : « Tu devrais regarder le film sur la French Connection, c’est

un film avec Gene Hackmann sur le trafic organisé par des français aux Etats-Unis. Tu

vois que les mecs sont hyper organisés ».

b. La French Connection (1935-1985), un exemple de système criminel

transnational

La French Connection, ou « filière française », est le nom donné à l’organisation

criminelle marseillaise qui a organisé le trafic d’héroïne vers les Etats-Unis pendant un

demi-siècle (1935-85). Connue sous le nom de la blanche ou white horse en référence à sa

couleur, cette héroïne se distinguait de ses concurrentes asiatiques et mexicaines par une

pureté exceptionnelle : 98%, 1 kg de pure permettait de revendre 14 kg de produit coupé.

Dans les années 1960, à l’apogée du réseau, elle représentait 90% du marché américain de

l’héroïne. La ville de Marseille était alors considérée comme la capitale mondiale de la

drogue72

. La fascination pour ce réseau criminel transnational de la drogue, qui a réussi à

s’installer durablement à travers les générations, a donné lieu à deux films à succès dans

70

Agathe PIQUET, Les politiques répressives face aux systèmes criminels transnationaux. L’exemple de

l’Amérique latine, mémoire sous la direction de CAPELLER-ARNAUD Wanda Maria de Lemos, Toulouse :

Institut d’études politiques de Toulouse, 2013, pp. 30-43 71

André-Jean ARNAUD, Dictionnaire de la globalisation : droit, science politique, sciences sociales, Paris :

LGDJ, pp. 484-486 72

Thierry Colombié, La French Connection : les entreprises criminelles en France, op. cit., p. 21

Page 36: Les entreprises criminelles de la drogue : de la ... · nombre de pays européens ont alors fait le choix dintégrer la prostitution et le trafic de ... Au-delà de cette définition

36

les années 197073

et de multiples ouvrages, notamment La French Connection de Thierry

Colombié74

sur lequel nous nous appuyons principalement ici.

A l’origine, le réseau a été pensé dans les années 1920-30 par les gangsters marseillais

Paul Carbone, originaire et proche du milieu mafieux corse, et François Sipito.

L’organisation de la French Connection repose alors sur trois grandes étapes qu’il est

possible de visualiser graphiquement en annexe75

:

1. L’importation de morphine-base depuis l’Orient : Turquie, Syrie (culture légale

dans ces pays) et Indochine (via la Régie française de l’opium) ;

2. La transformation de la morphine-base en chlorhydrate d’héroïne dans les

laboratoires français situés dans le sud de la France, près de Marseille ;

3. L’exportation de l’héroïne à destination du marché américain, et dans une moindre

mesure le marché canadien.

Pourquoi les Etats-Unis ? Cela s’explique tout simplement par les opportunités en

raison de la forte demande en héroïne dans ce pays. En pleine Prohibition après le vote du

Volstead Act (1919-1933) qui interdisait la production, la vente et la consommation

d’alcool, le pays voit se multiplier les organisations mafieuses qui prennent en main le

trafic d’alcool. Ce trafic constitue une mine d’or mais le nombre important d’organisations

conduit rapidement à réduire la part du gâteau. Certains gangsters décident de se tourner

vers un business plus lucratif : le trafic d’héroïne, alors monopole des gangs yiddish et des

triades chinoises76

. La demande américaine en héroïne et les opportunités sont bien réelles

mais il se pose la question de savoir comment exporter aux Etats-Unis sans se faire

prendre. C’est pourquoi la French Connection va se structurer autour de deux équipes

principales77

:

73

Pendant l’âge d’or du trafic, le film French Connection (William Friedkin, 1971) avec Gene Hackmann a

remporté 5 Oscars et 3 Golden Globes ; il a donné lieu à une suite, French Connection II (John

Frankenheimer, 1975). A noter aussi plus récemment le film français La French (Cédric Jimenez, 2014) avec

Jean Dujardin et Gilles Lelouche. 74

Thierry COLOMBIE, La French Connection : les entreprises criminelles en France, op. cit. L’auteur

s’appuie notamment sur sept témoins anonymes membres du milieu à cette période. 75

Voir annexe 4 76

La série télévisée Boardwalk Empire (HBO, 2010-2014), au cours de ces cinq saisons, présente la

transition alcool-héroïne du milieu criminel aux Etats-Unis. 77

Thierry COLOMBIE, La French Connection : les entreprises criminelles en France, op. cit., pp. 50-52

Page 37: Les entreprises criminelles de la drogue : de la ... · nombre de pays européens ont alors fait le choix dintégrer la prostitution et le trafic de ... Au-delà de cette définition

37

- Une équipe isolée qui s’occupe de la fabrication en toute confidentialité dans le sud

de la France : Thierry Colombié parle d’un véritable « tour de main » des chimistes

surqualifiés pour transformer la morphine-base en chlorhydrate d’héroïne avec des

taux de pureté atteignant 98%. 10 kg de morphine sont nécessaires pour produire 1

kg d’héroïne ;

- Une grande équipe qui assure l’importation de la morphine-base, l’exportation du

produit final sur le sol américain ainsi que le rapatriement et le blanchiment des

gains : cette grande équipe est dispersée dans plusieurs villes françaises, à Marseille

mais aussi à Paris, au Havre ou encore à Bordeaux.

En fait, Thierry Colombié décrit une véritable firme structurée sur le modèle

entrepreneurial. Par exemple, tout un système de veille stratégique emprunté à l’économie

légale est mis en place par la French Connection : veille commerciale (surveiller les

fournisseurs, les clients, les circuits de distribution), veille concurrentielle (surveiller les

prix pratiqués par les concurrents, leur organisation voire d’éventuelles ententes), veille

qualitative (mesurer la satisfaction des grossistes78

), veille juridique (relations étroites avec

des avocats ou experts juridiques pour se tenir au courant des évolutions et former des

groupes de pression), etc.79

L’objectif est de contrôler l’ensemble des personnes proches,

de près ou de loin, de la French Connection pour en assurer la confidentialité sur le long

terme. Les années 1950-60 correspondent à l’âge d’or de ce modèle : en 1970, le trafic était

estimé à plus de 40 tonnes d’héroïne blanche par an, soit 90% de la consommation

d’héroïne américaine80

.

Le déclin intervient à partir des années 1970 à la suite du renforcement de la lutte

contre les organisations de la French Connection. En 1970, 14 000 américains meurent par

surdose et Nixon déclare l’héroïne « ennemie publique n°1 » l’année suivante. Sous la

pression américaine, les autorités françaises décident de s’attaquer au problème : les

arrestations se multiplient et les sanctions juridiques considérablement alourdies (passage

de 5 à 30 années de prison pour le trafic d’héroïne)81

. Après un demi-siècle, la French

Connection disparaît complètement au milieu des années 1980 ; elle sera remplacée par la

Pizza Connection des mafieux sicilo-américains.

78

Ibid., p. 148 : « Si les clients n’étaient pas satisfaits, ils pouvaient renvoyer le produit (500g d’héroïne)

accompagné d’un petit cheval en plastique à l’équipe de chimistes. » 79

Ibid., pp. 147-149 80

Ibid., p. 44 81

Ibid., pp. 66-67

Page 38: Les entreprises criminelles de la drogue : de la ... · nombre de pays européens ont alors fait le choix dintégrer la prostitution et le trafic de ... Au-delà de cette définition

38

Si le système a fini par disparaître face à la réponse répressive des autorités

américaines, son maintien dans le temps, pendant cinq décennies, permet de bien illustrer

cette idée de système criminel transnational. En s’appuyant sur une structure hyper

professionnalisée, la French Connection a su se maintenir, au-delà des arrestations, des

meurtres et le renouvellement naturel de ses membres (nouvelles générations). De plus, le

système criminel ne s’est pas seulement préservé mais il a su aussi évoluer en fonction des

nouvelles contraintes extérieures. Thierry Colombié parle de trois cycles d’activités de la

French Connection : la phase de lancement du trafic de l’héroïne blanche et la prostitution

(premier cycle, années 1920-30) ; des activités de fraude fiscale et délinquance financière

pour accumuler le capital et blanchir les revenus importants (second cycle, années 1940-

60) ; des activités de contrebande de matière premières – pétrole, pierres précieuses,

uranium – pour répondre à la phase de déclin (troisième cycle, années 1970-80)82

. La

French Connection témoigne de l’innovation organisationnelle et des stratégies déployées

par de véritables entreprises criminelles en vue d’assurer leur pérennité dans le temps.

3. Le partage des richesses : distribution pyramidale des revenus et sécurité

sociale criminelle

Au stade de l’installation dans les carrières déviantes, les trafiquants se regroupent

donc dans des systèmes criminels locaux ou transnationaux. Quelque soit l’échelle, même

si cela est encore plus évident à l’international, nous avons affaire à des entreprises

criminelles dont le mot d’ordre est la professionnalisation. Cette analyse peut être poussée

jusqu’à l’étude des revenus perçus par les trafiquants de drogue. En effet, on remarque une

nouvelle fois que les organisations criminelles de la drogue sont fondées sur le modèle

entrepreneurial en témoigne une rémunération selon la hiérarchie dans l’organisation mais

aussi, de façon plus originale, une sorte de « sécurité sociale » pour protéger les

travailleurs des risques liés à l’exercice de leur activité illégale (blessures graves, meurtres,

arrestations, emprisonnement).

« Pourquoi est-ce que les dealers de drogue vivent toujours chez leurs mères ? ». C’est

la question que se posent l’économiste Steven D. Levitt et le journaliste Stephen J. Dubner

82

Ibid., p. 44

Page 39: Les entreprises criminelles de la drogue : de la ... · nombre de pays européens ont alors fait le choix dintégrer la prostitution et le trafic de ... Au-delà de cette définition

39

dans un chapitre de leur best-seller Freaknomics83

. Avant de répondre à cette interrogation

des deux auteurs, il est nécessaire de présenter brièvement les revenus des dealers de

drogue. En France, les ouvrages spécialisés et les institutions s’appuient systématiquement

sur les mêmes statistiques en ce qui concerne les revenus des trafiquants de cannabis84

. Ces

données ont été reprises dans le tableau ci-dessous.

Effectif Volume

distribué

Nombre

de clients

Revenu

annuel

Semi-grossistes 700 à 1 500 132 à 308 kg une dizaine 253 000 à

552 000 €

Fournisseurs 6 000 à 13 000 16 à 35 kg une dizaine 35 000 à

76 000 €

Dealers 58 000 à 127 000 3,5 kg en

moyenne entre 3 et 8

4 500 à

10 000 €

Tableau 1. Les revenus des trafiquants de cannabis en France (2013)

En analysant le tableau, on observe que les effectifs et les revenus des trafiquants de

cannabis varient considérablement en fonction du poste occupé dans la hiérarchie générale

du trafic. Si les deux premières catégories de trafiquants – grossistes et fournisseurs –

gagnent particulièrement bien leur vie (de 2 916 € par mois pour les fournisseurs les moins

actifs jusqu’à 46 000 € par mois pour les semi-grossistes les plus importants), ce n’est en

revanche pas le cas des dealers, tout en bas de la hiérarchie, qui touchent seulement entre

375 et 833 € par mois. Autrement dit, nettement moins que le SMIC qui s’élevait en France

à 1 445 € en 2014.

En fait, on retrouve le même partage inégal des richesses que dans les activités légales

d’une façon encore plus accentuée. Plus on s’élève vers les sommets de la hiérarchie, plus

les revenus sont importants ; les richesses sont captées par une minorité dans les plus

hautes sphères du trafic de drogue. Pour preuve, en prenant la moyenne des effectifs et des

revenus, on remarque que les semi-grossistes (1% des trafiquants) et les fournisseurs (9%)

gagnent respectivement 56 fois et 8 fois plus que les dealers (90%). Cela apparaît très

clairement : les 1% les plus riches captent 87% des richesses alors que les dealers

spécialisés dans la distribution finale se partagent seulement 1,5% du gâteau. Ces données

83

Steven D. LEVITT, Stephen J. DUBNER, « Why do drug dealers still live with their moms? » in

Freakonomics : A Rogue Economist Explores the Hidden Side of Everything, Harper Perennial, 2009, pp. 85-

113 84

Ces données ont été retrouvées dans trois ouvrages ou rapports distincts : Christian BEN LAKHDAR, Le

trafic de cannabis en France. Estimation des gains des dealers afin d’apprécier le potentiel de blanchiment,

Saint-Denis : OFDT, 2007 ; Michel KOKOREFF, La drogue est-elle un problème ?, op. cit., p. 21 ; OFDT,

« Drogues et addictions, données essentielles », 2013, p. 167

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40

correspondent avec les études menées aux Etats-Unis et en Europe depuis une vingtaine

d’années85

.

Revenons à la question initiale : « Pourquoi est-ce que les dealers de drogues vivent-ils

toujours chez leurs mères ? ». Pour les auteurs de Freakonomics, cela s’explique tout

simplement parce qu’ils ne gagnent pas assez d’argent pour payer un loyer. A l’exception

d’une minorité qui occupe les postes les plus importants, être dealer de rue au sein d’une

organisation ne rapporte finalement que très peu de revenus86

. Les auteurs en sont arrivés à

cette conclusion en s’appuyant sur une enquête de Sudhir Venkatesh87

, alors étudiant en

sociologie à l’Université de Chicago et aujourd’hui professeur à l’Université de Columbia.

Pendant près de dix ans, il va observer « JT », le chef d’un gang spécialisé dans la vente de

crack dans l’un des housing projetcs de Chicago, dont l’équivalent en France serait les

habitations à loyer modéré (HLM). Quelques uns de ses résultats ont été repris en annexe

car ils offrent un regard pertinent pour mieux comprendre la structure complexe de

l’organisation (trois niveaux : un leader, trois officiers, une vingtaine de « soldats » chargés

de dealer directement dans la rue) et la redistribution inégale des richesses entre les

membres88

.

En résumé, le trafic de drogue fonctionne sur un modèle pyramidal : les rares qui sont

dans les sommets monopolisent la quasi-totalité des richesses au détriment des dealers de

rue pourtant largement majoritaires. Cette situation est poétiquement résumée dans la série

télévisée The Wire89

, acclamée par les journalistes et les sociologues pour son traitement

hyperréaliste des problématiques sociales américaines au début des années 2000. Dans le

troisième épisode de la série, les auteurs effectuent une comparaison du trafic de drogue

avec le jeu des échecs90

:

85

Michel KOKOREFF, La drogue est-elle un problème ?, op. cit., p. 21 86

Steven D. LEVITT, Stephen J. DUBNER, Freakonomics, op. cit., p. 100 87

Sudhir VENKATESH, Gang Leader for a Day: A Rogue Sociologist Takes to the Streets, Penguin Books,

Reprint edition, 2008, 320 pages 88

Voir annexe 5 89

The Wire (titre francophone : Sur Ecoute) est une série télévisée diffusée sur la chaîne câblée américaine

HBO entre 2002 et 2008. Co-créée par un ancien journaliste et un ancien inspecteur de Baltimore, David

Simon et Ed Burns, elle est considérée par de nombreux journaux et magazines comme la meilleure fiction de

l’histoire de la télévision. 90

The Wire, saison 1, épisode 3, « The Buys » (HBO, 2002). N.B. : les fautes de grammaire sont retranscrites

telles quelle.

Page 41: Les entreprises criminelles de la drogue : de la ... · nombre de pays européens ont alors fait le choix dintégrer la prostitution et le trafic de ... Au-delà de cette définition

41

1. Le roi est le responsable de l’organisation. Pour gagner le jeu, il faut coincer le roi

de l’adversaire, tout en protégeant le sien. C’est le rôle des autres pièces qui

correspondent aux hiérarchies diverses dans l’organisation (par exemple, la reine

est le bras droit, les pions sont les soldats). Le roi avance d’une seule case car c’est

aux autres pièces de le protéger.

“You get the other dude’s king, you got the game. But he trying to get your king too, so

you gotta protect it. Now, the king, he move one space any direction he damn choose,

‘cause he’s the king. (…) He ain’t got no hustle. But the rest of these motherfuckers on the

team, they got his back. And they run so deep, he really ain’t gotta do shit.”

2. Les pions sont l’équivalent des soldats, c’est-à-dire des dealers de rue. Ils gagnent

peu d’argent et sont fortement exposés aux risques (meurtre, prison). Les chances

sont infimes pour eux de durer dans le jeu mais les rares qui arrivent au bout

montent dans la hiérarchie. Un pion peut devenir reine, mais le roi restera toujours

le roi.

“See, the king stay the king, a’ight? Everything stay who he is. Except for the pawns. Now,

if the pawn make it all the way down to the other dude’s side, he get to be queen. And like I

said, the queen ain’t no bitch. She got all the moves.”

“A’ight, but if I make it to the end, I’m top dog.”

“Nah, yo, it ain’t like that. Look, the pawns, man, in the game, they get capped quick. They

be out the game early.”

De façon plus originale, on observe également la mise en place d’une sorte de sécurité

sociale pour les trafiquants de drogue afin de prévenir les accidents liés à l’exercice du

métier : meurtres, blessures graves, arrestations, emprisonnement. En effet, le trafic de

drogue est une activité illégale et cela signifie deux grands types de risques pour les

trafiquants. D’une part, l’activité est combattue par les forces de l’ordre et la justice

(arrestations, amendes, peines de prison) ; d’autre part, les dealers sont exposés à la

violence des clients, des fournisseurs et des organisations concurrentes (guerre des

gangs)91

.

91

RAND Drug Policy Research Center, « Money from Crime », op. cit., p. 94

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42

Ces risques, on les retrouve notamment dans l’enquête de Sudhir Venkatesh. Après

quelques années passées dans l’organisation de JT, le sociologue américain note que les

risques pour les dealers de rue sont considérablement élevés avec 25% de chances d’être

tué au bout de quatre ans. Cela en fait tout simplement le métier le plus dangereux des

Etats-Unis92

. C’est précisément pour cela que sont mis en place des systèmes de

compensation financière des risques, sorte de sécurité sociale criminelle. Ainsi, on retrouve

des primes pour les membres arrêtés et emprisonnés pour qu’ils gardent le silence sur

l’organisation ou encore des rentes versées à la famille en cas de décès. Il s’agit d’un

moyen d’acheter le silence et de conserver une confidentialité dans le milieu mais aussi de

témoigner son respect aux membres du gang et leur entourage.

Risques après 4 ans passés

dans l’organisation de JT

Nombre de fois arrêtés 5,9

Nombre de blessures non fatales 2,4

Chances d’être tué 1 sur 4

Tableau 2. Les risques pour les trafiquants

A noter que le risque élevé peut également être vu comme une barrière à l’entrée pour

les trafiquants. Etant donné que les revenus sont particulièrement élevés93

, comment

expliquer le fait qu’il n’y ait pas plus de trafiquants ? Les risques importants liés à

l’exercice de ce métier particulier viennent expliquer cette situation. Face aux probabilités

de se faire tuer, blesser ou emprisonner, les individus préfèrent une activité légale sans

doute moins rémunératrice mais plus sûre94

.

***

En conclusion de ce premier chapitre, à partir du concept de carrières déviantes

d’Howard Becker, il a été présenté comment les systèmes criminels de la drogue sont

pensés et structurés sur le modèle entrepreneurial. L’entrée dans les carrières déviantes se

traduit par le recrutement des membres et l’apprentissage d’une méthode de travail

spécifique. Dealer est un métier qui requiert des savoir-faire, par exemple apprendre à

92

Steven D. LEVITT, Stephen J. DUBNER, Freakonomics, op. cit., p. 101 93

Nous l’avons précédemment : de 35 000 à 76 000 € par an pour les fournisseurs de cannabis et de 253 000

à 552 000 € pour les semi-grossistes (voir page 39). 94

RAND Drug Policy Research Center, « Money from Crime », op. cit., p.106

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couper le produit pour le distribuer aux consommateurs ou encore respecter une méthode

de transaction sûre qui assure la confidentialité du deal. Après cette période

d’apprentissage, l’installation dans les carrières déviantes est le temps de la

professionnalisation, les trafiquants mettent en place des stratégies d’organisation

directement inspirées de l’économie légale (division du travail, transnationalisation,

sécurité sociale criminelle). Au final, c’est bien de carrière dont il s’agit ; dealer est un

métier comme un autre du point de vue des trafiquants. Ces derniers travaillent plusieurs

heures par jour, se spécialisent, ont des revenus qu’ils dépensent pour consommer des

biens et services.

En s’appuyant sur une étude regroupant 63 affaires impliquant 441 personnes, Michel

Kokoreff présente ce profil normal des trafiquants des bandes organisées : 68% des

trafiquants interrogés vivent en couple (contre 41% pour les trafiquants locaux), 27% ont

fait des études supérieures (contre 15%) et seulement 6% sont des usagers de stupéfiants

(contre 48%)95

. On a affaire à de véritables professionnels qui gèrent leur activité de façon

responsable en bons managers et qui se révèlent parfaitement intégrés socialement (vie

familiale, études universitaires, non usagers de drogues). En outre, Kokoreff souligne la

féminisation des réseaux, les femmes étant davantage impliquées que dans le commerce

local, y compris dans des activités majeures telles que la négociation et la transaction. Cela

vient renforcer l’idée d’une activité professionnelle comme une autre, accessible à tous. La

seule différence est que leur activité est illégale et poursuivie pénalement dans les sociétés

modernes (jusqu’à 35 ans pour trafic d’héroïne en France).

De carrières déviantes, il pourrait alors être plus pertinent de parler de carrières

criminelles. Pour rappel, la déviance est ce qui est perçu comme « mal » dans la société à

travers le regard des personnes (stigmate, étiquette) tandis que le crime est ce qui est punit

par la loi et la justice. Dans le cas du trafic de drogue, on se situe bien dans cette deuxième

définition. Parler de carrières criminelles renvoie alors à l’idée d’une firme, d’une

entreprise criminelle. Ce premier chapitre consistait en l’étude des stratégies

organisationnelles de ces entreprises de la drogue, c’est-à-dire comment elles se structurent

autour d’un modèle de création de valeur ; il se pose désormais la question de savoir

comment vendre les produits aux consommateurs.

95

Michel Kokoreff, La drogue est-elle un problème ?, op. cit., p. 181

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44

Chapitre 2. Vendre le produit

Le marketing mix de la drogue

La professionnalisation des trafiquants de drogue se traduit par la mise en place de

structures organisées qui permettent la production, l’importation et la distribution de

drogues. Comment vendre alors les produits qui ont été élaborés à partir de ce modèle ?

Quels types de drogues ? Pour quelles cibles ? A quels prix ? Dans quels lieux ? C’est là

tout l’objet de ce second chapitre consacré à l’analyse marketing du trafic de drogue. C’est

moins la nature de l’organisation – structure, réseaux, hiérarchie, rémunération – qui nous

intéresse ici que les stratégies marketing qui sont déployées pour vendre le produit final

aux consommateurs.

Le marketing est la science qui s’intéresse à la vente des produits. Elle se définit

comme « la stratégie d’adaptation des organisations à des marchés concurrentiels, pour

influencer en leur faveur le comportement des publics dont elles dépendent, par une offre

dont la valeur perçue est durablement supérieur à celles des concurrents »96

. Autrement dit,

le marketing consiste à vendre un produit à un consommateur en jouant sur différent

levier : le prix, le design, l’image de marque, la publicité, etc. Il s’agit d’inciter le

consommateur à l’achat, de stimuler, renouveler ou créer ses besoins.

En 1960, il revient à Edmund Jerome McCarthy d’avoir élaboré le célèbre plan de

marchéage ou marketing mix. Il s’agit d’un plan à court terme qui consiste à jouer sur

quatre volets principaux en vue d’atteindre des objectifs marketing stratégiques clairement

définis – par exemple proposer un prix compétitif ou un produit haut de gamme, toucher

une catégorie sociale précise dans la population. Le marketing mix est également appelé le

modèle des « 4P » en référence à ses quatre volets :

- le produit (Product) : qualité, caractéristiques, design, emballage, image de marque,

brevet, service après-vente ;

- le prix (Price) : tarifs, discount vs haut de gamme, conditions générales de vente ;

- la distribution (Place) : canal de distribution, zones géographiques, points de vente,

entrepôts, moyens de transport ;

96

Jacques LANDREVIE, Julien LEVY, Mercator 11e édition, Paris : Dunod, 2014, pp. 2-3

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- la communication (Promotion) : publicité, promotions et offres spéciales, relations

publiques.

En résumé, le marketing mix repose sur les questions suivantes : quoi vendre

(Product), à quel prix (Price), où (Place) et comment (Promotion) ? Un schéma plus

détaillé est disponible en annexe afin de mieux cerner la diversité des questions induites

par un plan de marchéage97

.

Dans cette partie, l’analyse du trafic de drogue va être traitée à partir de ce modèle. Il

s’agit de s’interroger sur l’existence de stratégies marketing chez les trafiquants de drogue.

Quels sont les différents types de drogue en circulation ? Quels sont les prix et comment

sont-ils fixés ? Où peut-on se procurer des drogues ? Quelle sont les stratégies de

communication ? Ces questions semblent d’autant plus intéressantes que la vente de

drogues est strictement illégale dans la quasi-totalité des pays, il n’est pas possible

d’acheter des stupéfiants dans des pharmacies ou autres magasins spécialisés98

. Compte

tenu des contraintes juridiques et législatives, il semble pertinent d’analyser comment les

trafiquants remplacent les canaux traditionnels (magasins de vente, publicité, etc.) pour

vendre leurs produits. En fait, de la même manière que le révélait le chapitre précédent

relatif à l’organisation et les carrières déviantes des trafiquants, les stratégies de vente ne

sont pas si différentes d’une entreprise classique. C’est ce que nous allons étudier en

portant un regard sur les différents volets du marketing mix : les différents types de

produits ainsi que leurs prix (Product, Price) (I), l’analyse géographique des lieux de

distribution (Place) (II) et les stratégies originales de communication (Promotion) (III).

I. Quels produits et à quels prix ? La constitution d’une offre par les

trafiquants (Product, Price)

Le produit et le prix constituent les deux premiers volets du marketing mix dans le

modèle de Jerome McCarthy (1960). Avant de définir où vendre un produit (lieu) et

comment le vendre (publicité), il se pose en premier lieu la question de constituer une offre

par les trafiquants. Cette offre passe en deux temps : quels produits vendre avec quelles

97

Voir annexe 6 98

Même si les législations récentes aux Etats-Unis et en Uruguay depuis début 2014 tendent à revenir sur

cette situation pour les drogues douces, nous aurons justement l’occasion d’y revenir dans la seconde partie

de ce mémoire.

Page 46: Les entreprises criminelles de la drogue : de la ... · nombre de pays européens ont alors fait le choix dintégrer la prostitution et le trafic de ... Au-delà de cette définition

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caractéristiques, sous entendu quels effets recherchés par le consommateur (1), puis à quels

prix (2) ? Le prix dépend notamment, en partie, des caractéristiques du produit et ses effets.

1. La grande diversité des drogues et de leurs effets

« Le tabac et l’alcool c’est une drogue ? Pour ce qui est des drogues dans le sens où tu

l’entends, je consomme dans des usages festifs seulement, c’est exceptionnel. Je dirai tous les

trimestres à peu près. J’ai essayé la cocaïne, la MDMA, la méthadone qu’on appelle aussi

Subutex, le speed... Le haschich/marijuana, j’en fume un peu plus souvent, ça dépend. (…)

Sinon, j’ai jamais fait les champignons, l’héroïne, le crack, les acides, la kétamine.

[Pourquoi ?] Parce que j’ai jamais eu l’occasion. J’aimerai bien tout tester, sauf

l’héroïne. L’héroïne c’est trop dangereux. »

En l’espace d’une minute, Thibaud, à travers son regard de consommateur, a résumé la

très grande diversité des drogues. Comme précisé en introduction, Thibaud fait justement

remarquer que le tabac et l’alcool constitue également des drogues, mais des drogues

légales. Pour rappel, l’ONU recensait 485 drogues en 2012 (234 stupéfiants et 251

nouvelles substances psychoactives). Devant une telle diversité, l’idée n’est évidemment

pas de reprendre une à une les drogues, ni de décrire leurs effets multiples. En France, la

Mission interministérielle de lutte contre la drogue et les conduites addictives (Mildeca,

ex-Mildt jusqu’en mars 2014) comptabilise neuf grandes catégories de drogues illicites

dans une optique de prévention99

. Il s’agit des drogues les plus populaires en France, que

ce soit en termes de consommation ou après du grand public (dans les fictions écrites ou

audiovisuelles).

99

Site web de la Mildeca : www.drogues.gouv.fr

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47

Description brève par la Mildeca100

Cannabis

Le cannabis est le produit illicite le plus largement consommé en

France, surtout par les jeunes. Les dangers d’une consommation

régulière sont nombreux.

Cocaïne,

Crack

La cocaïne est un psychostimulant qui peut provoquer une forte

dépendance. Le crack est l’un de ses dérivés, appelé aussi cocaïne

base ou free base.

Ecstasy L’ecstasy est un produit de synthèse recherché pour ses effets

stimulants, particulièrement dans les milieux festifs.

Amphétamines Appelées aussi « speed » ce sont de puissants psychostimulants.

Les risques liés à leur consommation sont importants.

Héroïne

La consommation d'héroïne entraîne des risques importants,

parfois mortels. Depuis les années 1980, la politique de réduction

des risques a permis d'enrayer la contamination par le virus du

sida.

LSD Le LSD est un hallucinogène très puissant dont l’expérimentation

peut être très dangereuse.

Kétamine C’est un anesthésiant ayant des effets hallucinogènes pouvant

entrainer des troubles psychiques.

Champignons,

Plantes

Les champignons hallucinogènes sont surtout consommés dans un

but expérimental, la consommation régulière reste rare.

GHB En France, le GHB reste rare, cantonné à certains milieux festifs.

Il est classé comme stupéfiant.

Tableau 3. Les neuf grandes catégories de drogues illicites en France

Au-delà de cette classification, on note plusieurs mots clés qui permettent d’aller plus

loin dans l’analyse de la diversité des drogues illicites. C’est par exemple le cas de termes

comme « psychostimulant », « hallucinogène » ou « anesthésiant » qui mettent bien en

avant le fait que les drogues appartiennent à des classifications diverses et qu’elles ont des

effets différents.

Ce sont précisément ces différents effets qui sont recherchés par les consommateurs.

Lorsque Thibaud va dans le quartier d’Arnaud Bernard à Toulouse101

, il demande un

produit spécifique qui est la cocaïne. Il décrit lui-même sa consommation comme festive et

occasionnelle, la cocaïne est un moyen d’atteindre une sensation euphorisante immédiate,

accompagnée d’un sentiment d’énergie et de performance – si l’on ne s’attache que sur les

côtés « positifs » recherchés et non les effets indésirables. Ce jour-là, si Thibaud avait été

dans un club, il aurait sans doute préféré de l’ecstasy ou MDMA qui permet de mieux

ressentir le son de la musique et se traduit par la levée de toutes les inhibitions, pour aller

plus facilement vers les gens. A une soirée plus tranquille entre amis, un samedi soir avec

de l’alcool, il aurait fumer un joint (marijuana) pour planer et rigoler, dans une atmosphère

100

Ibid. 101

Voir annexe 1

Page 48: Les entreprises criminelles de la drogue : de la ... · nombre de pays européens ont alors fait le choix dintégrer la prostitution et le trafic de ... Au-delà de cette définition

48

de détente. En fait, les drogues, par leurs effets psychostimulants, modifient les capacités et

l’état de conscience de l’individu. C’est cet état nouveau (recherche d’euphorie, de calme

ou de sensations étrangères) qui motive les consommateurs dans leur prise de drogue ;

chaque drogue entraîne une sensation différente. Il est possible ici de renvoyer à la

définition des drogues par Thibaud, un point de vue forcément particulier en tant

qu’usager : « la drogue est une source exogène de plaisir, un plaisir artificiel ».

On pourrait approfondir encore l’analyse des différents types de drogues. L’opposition

entre drogues douces (cannabis) et drogues dures est souvent utilisée pour mettre en avant

le fait que les effets néfastes et les conséquences ne sont pas les mêmes selon les produits.

Le cannabis reste de loin la drogue la plus consommée : selon l’OFDT, en 2013, 13,4

millions de personnes, soit un cinquième de la population, avaient déjà essayé le cannabis.

Encore plus intéressant, 41,5% des jeunes de 17 ans ont expérimenté le cannabis102

, ce qui

permet de souligner la consommation extrêmement forte chez la nouvelle génération.

Concernant les drogues dures, la consommation reste beaucoup moins importante avec un

taux d’expérimentation inférieur à 5%103

. D’autres comparaisons courantes existent pour

décrire la grande diversité des drogues, par exemple la distinction entre drogues d’origine

végétale (résine de cannabis ou marijuana, cocaïne, héroïne) et drogues chimiques (ecstasy,

LSD)104

ou la différenciation selon les modes d’administration (fumer, absorber, injecter,

sniffer, etc.).

De son côté, la loi ne fait pas de différence selon les types de drogue. En théorie, toute

consommation, qu’il s’agisse d’une drogue douce ou dure, végétale ou chimique, est punie

indistinctement par la loi d’un an de prison et de 3 750 euros d’amende105

. C’est ce qui est

mis en évidence par l’entretien avec le Lieutenant du DOS à Toulouse : « Nous on ne va

pas voir s’il s’agit d’une substance psychotrope, si le produit est plus ou moins répandu.

C’est interdit donc c’est interdit. Ce n’est pas le rôle du gendarme d’avoir un jugement

moral, il faut appliquer la loi ». Le chapitre 3 sera notamment l’occasion de revenir plus en

détails sur le cadre législatif.

102

OFDT, « Drogues, chiffres clés. 5ème édition », op. cit. 103

OFDT, « Drogues et addictions, données essentielles », op. cit., p. 18 104

Pierre KOPP, Economie de la drogue, op. cit., p. 7 105

Articles L51-32-1 à L5132-9 du Code de la santé publique (sur la classification et la définition des

drogues) ; articles L3421-1 à L3421-7 du Code de la santé publique (sanctions applicables)

Page 49: Les entreprises criminelles de la drogue : de la ... · nombre de pays européens ont alors fait le choix dintégrer la prostitution et le trafic de ... Au-delà de cette définition

49

2. Comment les trafiquants fixent-ils le prix des drogues ?

La grande diversité des drogues entraîne une incidence logique sur les prix ; acheter de

la marijuana ou de la cocaïne ne coûte pas le même prix. Dans son rapport de 2013,

l’OFDT recensait le prix médian des différentes drogues : 8 euros pour un gramme

d’herbe, 35 euros pour un gramme d’héroïne brune et 65 euros pour un gramme de

cocaïne106

. Ces prix correspondent globalement avec les prix pratiqués dans le monde

entier en dollars américains. Le moteur de recherche The Price Geek, qui recense le prix de

marché de n’importe quel produit, a justement analysé les prix des drogues illicites dans un

article de blog. Dans cette enquête, on apprend qu’un gramme d’herbe dans le monde

entier coûte environ 10 dollars américains, tandis que le prix de la cocaïne est d’environ

100 dollars107

.

De plus, la qualité des produits joue également un rôle important pour expliquer les

différences de prix. Dans le langage de la drogue, utilisé par les trafiquants, les

consommateurs et les forces de l’ordre, on parle de pureté, c’est-à-dire de la quantité réelle

de produit que l’on retrouve dans le produit final, généralement exprimée en pourcentage.

Plus le produit est pur, plus il est de meilleur qualité et plus les effets se font ressentir

(donc plus le produit est cher). Cela signifie aussi que la drogue est coupée avec moins

d’éléments extérieurs pouvant être dangereux pour la santé. Toutefois, dans la réalité, les

taux ne sont pas si élevés. Selon l’OFDT, les taux de pureté des échantillons de cocaïne

saisis dans la rue se situent entre 10 et 20% tandis que le taux de pureté moyen de l’héroïne

brune est d’environ 7%108

– loin derrière la pureté exceptionnelle la French Connection

allant jusqu’à 98%. Pour la marijuana, le taux moyen de THC (Tétrahydro-cannabinol, la

molécule qui provoque les effets psychoactifs) est de 12% pour la résine et 11% pour

l’herbe109

.

En fait, les dealers finaux, qui achètent en gros puis revendent au détail aux usagers,

cherchent à utiliser le moins de produit possible. Le lieutenant du DOS explique comment

les trafiquants recoupent le produit plusieurs fois en vue d’économiser les coûts et vendre

plus de sachets dans les rues : « C’est scandaleux. Tu prends le produit d’origine et le

106

OFDT, « Drogues, chiffres clés. 5ème édition », op. cit. 107

Soit des prix relativement similaire avant l’effondrement du taux de change euro-dollar américain fin

février 2015 (1 euro = 1,3 USD). 108

Ibid. 109

Ibid.

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50

produit de coupe qu’on sniffe, au final t’as moins de 15% de cocaïne. Parfois, on te met du

verre pilé à l’intérieur pour que ça coupe les veines et que ça rentre plus facilement dans

le sang ». Les conséquences de la coupe peuvent alors se révéler très dangereuse en

mélangeant des éléments extérieurs avec le produit d’origine. Par exemple, à l’été 2014,

une cocaïne mortelle avait entraîné la mort de plusieurs touristes à Amsterdam amenant les

autorités à mettre en garde les consommateurs et afficher des messages d’alerte dans la

rue110

.

Mais au-delà de la diversité des produits et de leur pureté, comment les prix sont-ils

fixés par les trafiquants ? De même que n’importe quelle entreprise légale, les prix sont en

premier lieu définis par les coûts de production, c’est-à-dire l’ensemble des coûts supportés

lors des différentes étapes de la production jusqu’au consommateur (production,

importation, distribution en gros, distribution finale). Publiée en 2001, une étude de Reuter

& MacCoun permet de mettre en évidence la répartition des coûts dans le prix final de la

cocaïne111

.

Participation au prix final

de la cocaïne (en %)

Prix de gros en Colombie 1

Importation de la drogue 12

Rémunération du travail non qualifié 13

Rémunération du travail qualifié 3

Saisie de drogues et de patrimoine 8-11

Commission de blanchiment 2-4

Packaging et R&D 2

Compensation du risque d’incarcération 24

Compensation du risque de violence 33

Tableau 4. La répartition des coûts dans le prix final de la cocaïne (2001)

Il s’agit de statistiques intéressantes qui permettent de faire le lien avec plusieurs

points évoqués dans ce mémoire. En effet, on note que les salaires et la compensation du

risque d’incarcération ou de violence (qualifiée de sécurité sociale criminelle dans le

chapitre précédent) représentent les trois-quarts des dépenses – en rouge sur le graphique

ci-après. Plus que jamais, trafiquant de drogue apparaît comme un métier classique dans

lequel le capital humain joue un rôle décisif dans le processus de production. Ainsi, une

110

The Washington Post, « ‘You will not be arrested for using drugs': What a sane drug policy looks like »,

2 décembre 2014, par Christopher Ingraham 111

Pierre Kopp, Economie de la drogue, op. cit., p.18

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51

partie consacrée à la rémunération du travail qualifié témoigne de l’existence de

compétences et d’un savoir-faire véritable chez certains trafiquants ; c’est le cas par

exemple des chimistes de la French Connection dont le tour de main permettait d’atteindre

des ratios de pureté exceptionnels (98%). Concernant le travail non qualifié, celui-ci reste

important avec l’objectif de rémunérer différents métiers clés exposés aux risques, par

exemple transporteur ou guetteur.

Le reste des coûts est partagé à la fois entre des dépenses en amont (achat en gros de la

drogue, importation – en jaune) et en aval (blanchiment – en bleu) de la vente finale, ce qui

met en avant l’idée de plusieurs niveaux dans le trafic. Les trafiquants ne sont pas

seulement ceux qui vendent aux consommateurs (dealers) mais aussi les producteurs, les

importateurs, les stratèges, les blanchisseurs. On retrouve donc dans les coûts de la drogue

la rémunération des trafiquants (avec une marge pour compensation des risques), des

intermédiaires et des partenaires.

Figure 2. La répartition des coûts dans le prix final de la cocaïne (2001)

A noter également qu’une partie non négligeable (8-11%) est consacrée à la saisie de

drogues et de patrimoine – en vert. Cette partie correspond au montant perdu par les

trafiquants lors des saisies de police dans le cadre de la politique répressive pour lutter

contre le trafic.

Ainsi, comme dans n’importe quelle entreprise, les coûts de production influencent le

prix des drogues. Tout à la fin, il est intéressant de noter que le prix final est arrondi à la

l’unité. Les transactions se font généralement par tranche de cinq ou dix (en euros, livres,

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52

dollars, etc.) afin d’obtenir des comptes ronds facilement payables en billets. Etant donné

que les transactions sont risquées, cela pourrait faire perdre du temps et de la discrétion si

le vendeur devait rendre la monnaie112

. Ce dernier élément conduit in fine à fixer le prix

final, celui que l’usager des drogues va effectivement payer – et qui peut s’avérer

extrêmement élevé, l’héroïne coûte ainsi 30 fois plus que l’or à poids égal113

. Cela

constitue également un signal pour les usagers des drogues en vue de les désinciter à une

consommation régulière dangereuse, on retrouve l’idée que les prix sont naturellement

élevés pour prévenir les usagers du coût réel en termes de santé114

.

II. Où vendre le produit ? Le choix stratégique des lieux de vente par les

trafiquants (Place)

Les trafiquants ont constitué une offre toute prête pour les consommateurs ; ils ont une

gamme de produits et ont fixé les prix. Ce sont les deux premiers « P » du marketing mix

(product, price). La question logique qui se pose désormais est celle du troisième point

abordé par le marketing mix : où vendre les drogues pour les trafiquants (place) ? Il s’agit

d’une dimension particulièrement intéressante du trafic. En effet, les drogues étant illégales

dans la quasi-totalité des pays, il est par conséquent impossible de les acheter dans un

magasin en dehors de quelques exceptions115

. Si le deal a historiquement lieu de personne

à personne, en face à face dans des endroits publics ou cachés (1), on note également le

développement d’un nouveau mode de vente avec la digitalisation du trafic sur Internet (2).

1. La vente à ciel ouvert ou cachée : le dilemme profitabilité-sécurité des

marchés urbains illicites

Les lieux d’échange de la drogue entre les dealers et les usagers sont nombreux. Les

acteurs ont le choix entre des lieux entièrement publics (rue, parc), des lieux semi-publics

(bars, restaurants, clubs) ou des lieux privés (appartement, à domicile) : ce sont les

112

Peter REUTER, Jonathan P. CAULKINS, « Illegal Lemons: price dispersion in cocaine and heroin

markets », Bulletin on Narcotics, vol. LVI, Nos. 1 and 2, 2004, p. 45 113

Ibid., p. 144 114

Pierre Kopp, Economie de la drogue, op. cit., p. 36 115

Dans les coffee-shops aux Pays-Bas depuis 1976, en Uruguay et dans certains Etats américains depuis

début 2014 : nous le verrons plus en détails dans la seconde partie de ce mémoire.

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53

« marchés urbains illicites »116

. Il revient notamment à John Eck (1994, 1996)117

et George

F. Rengert (1996)118

d’avoir proposés des modèles d’analyse géographique des lieux de

vente de la drogue.

Dans ces deux études intéressantes, J. Eck et G.F. Rengert mettent chacun en évidence

le fait que le choix du marché n’est pas évident mais qu’il relève avant tout d’un calcul

stratégique. Dans l’analyse d’Eck, on retrouve un raisonnement similaire à celui de l’homo

oeconomicus : les vendeurs doivent à la fois maximiser leur gain (le plus de profit) et

minimiser les risques de se faire prendre puisque le produit est illégal et le trafiquant peut

aller en prison pour son activité. Autrement dit, cela laisse deux grandes possibilités pour

les trafiquants : soit ils privilégient des marchés fermés où les profits sont moindres mais la

sécurité et la confiance dominent (vente en appartement, dans son réseau social) ; soit ils

vendent dans des marchés ouvert où les profits sont plus élevés en s’adressant à tout le

monde mais forcément plus risqués comme les individus ne se connaissent pas (risque de

vendre à un indicateur ou un agent infiltré)119

. C’est le dilemme sécurité-profitabilité.

Le choix entre sécurité ou profit par les trafiquants détermine alors le lieu de vente,

public ou privé. Une nouvelle fois, ceux-ci apparaissent comme de véritables agents

économiques stratégiques qui adaptent leur espace géographique au public cible. De la

même manière qu’une multinationale agroalimentaire choisirait un supermarché pour

distribuer ses tomates produites en grande quantité (public large, prix faible) et des

producteurs biologiques locaux une épicerie locale (public de niche qui accorde de

l’importance aux produits locaux et à l’environnement), les trafiquants de drogue

choisissent le lieu de vente en fonction de leurs objectifs. C’est par exemple le cas du

marché de la cocaïne, segmenté en deux catégories selon les publics cibles. En effet, l’une

des particularités de la cocaïne est qu’il s’agit d’une drogue largement diffusée à la fois

chez les populations riches (industrie du spectacle et monde de la finance pour son côté

stimulant) et les milieux populaires, notamment à travers l’image diffusée dans les films et

la musique120

. Les publics sont donc très différents et cela a forcément une incidence sur le

116

Julie LACOSTE, Pierre TREMBLAY, « De l'insertion sociale des marchés urbains de drogues prohibées :

deux cas de figure nord-américains », op. cit., p. 41 117

John E. ECK, « A general model of the geography of illicit retail market places » in Crime and Place,

Monsey, NY, Criminal Justice Press, 1996, pp. 67-93 118

George F. RENGERT, « A geographic analysis of illegal drug markets » in Crime Prevention Studies,

Westview Press, Boulder, 1996, pp. 219-239 119

Julie LACOSTE, Pierre TREMBLAY, « De l'insertion sociale des marchés urbains de drogues prohibées :

deux cas de figure nord-américains », op. cit., p. 42 120

RAND Drug Policy Research Center, « Money from Crime », op. cit., p. 17

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choix du lieu de vente. D’un côté, on observe un marché des « riches » caractérisé par des

transactions sécurisées en grosses quantités qui s’effectuent dans des lieux cachés, au

bureau ou à domicile. De l’autre côté, on retrouve un marché des « pauvres » dans lequel

les échanges ont lieu en petites quantités (sachets) dans la rue à ciel ouvert, par conséquent

avec des chances plus grandes de se faire prendre121

.

Dans l’étude de G. F. Rengert, on retrouve un raisonnement similaire à J. Eck. En

poussant l’analyse plus loin, Rengert distingue quatre types de marché selon le même

dilemme, la profitabilité (market threshold) et le rayon d’action du marché (market range) :

1. Le quasi marché ou marché virtuel : réseaux d’amis, de quartier ;

2. Le marché facilitateur pré existant : les amis d’amis, le réseau s’élargit à travers un

système de parrainage ;

3. Le marché urbain : plusieurs points fixes dans toute la ville (sortie de métro, bars,

clubs, universités) ;

4. Le marché aux puces : n’importe où, dans la rue à ciel ouvert122

.

Ce modèle est-il pertinent pour décrire le trafic urbain des drogues ? Il est intéressant

de se poser la question s’il pourrait être appliqué à une ville comme Toulouse, quatrième

ville la plus peuplée en France.

Les marchés de type 1 et 2 sont le quasi-marché (réseaux d’amis) et le marché

facilitateur pré existant (amis d’amis, par extension au marché 1). Dans ce modèle,

l’étendue du marché est faible et l’objectif n’est pas tant de réaliser des profits et d’en faire

son métier. La sécurité est maximale dans ces marchés : tout le monde se connaît, on vend

dans des lieux cachés à domicile (maison, appartement) entre personnes qui se connaissent

directement (type 1) ou indirectement (type 2). En général, un ami achète en gros pour son

réseau puis redistribue la drogue en petite quantité aux personnes qu’il connaît. Cela

correspond au modèle type de la soirée étudiante ou entre jeunes professionnels,

principalement des drogues douces pour rechercher une sensation de détente. C’est ce qui

est décrit par Thibaud pour sa consommation de marijuana : « Pour le haschich, c’est un

membre de la famille ou les potes. Généralement ils achètent en gros parce que ça coûte

moins cher et ils revendent. C’est cool parce qu’ils sont pas là pour faire un bénef ».

121

Ibid., p. 13 122

Julie LACOSTE, Pierre TREMBLAY, « De l'insertion sociale des marchés urbains de drogues prohibées :

deux cas de figure nord-américains », op. cit., pp. 42-44

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Concernant les marchés urbains (type 3), ils consistent en plusieurs points fixes dans la

ville, généralement des lieux de la vie nocturne connus du public, par exemple des bars,

des clubs ou des festivals. Ici, il n’est plus question de marijuana mais de drogues dures :

on consomme de la cocaïne et de la MDMA dans un cadre festif, les usagers cherchent à

profiter des effets stimulants et psychotropes des drogues dures pour mieux ressentir la

musique. Dans ce marché, on perd de la sécurité car on s’adresse à un public plus large, ce

sont des personnes qui viennent faire la fête et achètent un produit de façon occasionnelle.

A Toulouse, il s’agit de n’importe quel club ou boîte de nuit ; partout où il y a des lieux de

la fête, il y a de la drogue. En novembre 2013, le night-club du Ramier avait justement été

dévasté par un incendie criminel en raison d’histoires liées au trafic de drogue123

.

Enfin, le marché de type 4 correspond au modèle de la vente à ciel ouvert, c’est-à-dire

en public, dans la rue, sans se cacher. Il s’agit du marché auquel on pense tout de suite

quand on parle de trafic de drogues, notamment à travers l’imaginaire véhiculé dans les

films, séries télévisées ou reportages divers. Les quartiers d’Arnaud Bernard, des Izards et

du Mirail sont réputés dans la ville rose pour proposer la vente de drogues à ciel ouvert ;

tout le monde sait qu’on achète des drogues facilement dans ces quartiers, y compris les

autorités publiques. Si Thibaud nous a déjà raconté son expérience de consommateur dans

le quartier d’Arnaud Bernard, cela constitue aussi le terrain d’action privilégié du

Lieutenant du DOS :

« Les lieux de vente sont biens connus à Toulouse : les Izards, le Mirail… Cela s’explique

parce que ce sont des cités mal agencées, cela rend quasi impossible la mise en place de

dispositifs. Les gens y sont nés, ils ont toujours été dans cette surface d’1 km², ils connaissent

tous les véhicules et se méfient si une nouvelle est dans le quartier. Ils connaissent tout, c’est

normal quand tu vois que les guetteurs commencent à l’âge de 10 ans. Quand tu arrives dans

ces cités, les gens liés au trafic vont voir qui tu es, qu’est-ce que tu fais là. Il faut toujours

avoir une histoire. Par exemple, si tu es garé à côté d’une pharmacie, si on te demande qu’est-

ce que tu fais là, tu t’adaptes et tu dis que tu vas à la pharmacie. Tu sors du véhicule, tu

achètes quelque chose (si tu reviens les mains vides, c’est suspect) et tu repars tout de suite

après. Les mecs vont jusqu’à te suivre derrière pour vérifier si tu as bien dit la vérité donc il

faut mettre en place un système de contre filature. »

123

La Dépêche, « Incendie du Ramier : les dessous du monde de la nuit », 1er

décembre 2013

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56

Ce qui est intéressant, c’est qu’on observe dans ce type de marché une appropriation

du lieu de vente comme terrain de jeu par les trafiquants qui maîtrisent leur environnement

de travail afin d’être plus performants. Dans ces quartiers, le lieu de vente est un choix

stratégique : les trafiquants connaissent parfaitement tous les recoins, les cachettes, les

habitants du quartier pour éviter la police et les indicateurs. Comme l’explique le

Lieutenant, « les gens y sont nés, ils connaissent tout ». Ce modèle des quartiers et de la

vente à ciel ouvert est celui qui est décrit par le journaliste David Simon dans le livre The

Corner124

ainsi que la série télévisée The Wire125

, analyses sociologiques du trafic à travers

la ville de Baltimore.

Ainsi, il existe une très grande diversité des lieux de vente à laquelle n’échappe pas la

ville de Toulouse. Si les marchés de rue à ciel ouvert fascinent dans l’imaginaire populaire,

les marchés cachés (réseaux interpersonnels, lieux festifs) restent souvent les plus

importants en vue de maintenir une certaine confidentialité étant donné qu’il s’agit d’une

activité qui reste illégale126

. Le lieu de vente est un choix stratégique après la réalisation

d’un calcul coûts-avantages par les entreprises de la drogue selon le dilemme entre sécurité

et profitabilité.

2. La digitalisation du trafic sur le darkweb

Dans l’économie légale, il existe un autre lieu de vente extrêmement populaire :

Internet. Avec la montée en puissance de sites comme Amazon ou eBay, le web a

bouleversé les modes de consommation. En France, en 2014, le marché des ventes en ligne

représentait 57 milliards d’euros ; en moyenne, les consommateurs français dépensaient

1 625 euros par an lors de 20 achats en ligne127

. Le commerce en ligne est largement utilisé

par les consommateurs pour acheter des vêtements, des appareils électroniques ou même

des produits alimentaires. De même, les trafiquants de drogue se sont tournés vers ce

modèle économique porteur qui s’est traduit, à côté des marchés urbains illicites, par le

développement récent de toute une série de marchés dématérialisés en ligne.

124

David SIMON, The Corner : Tome 1, printemps/hiver, Paris : J’ai lu, 2012 (1997), 477 pages 125

The Wire, op. cit. 126

Julie LACOSTE, Pierre TREMBLAY, « De l'insertion sociale des marchés urbains de drogues prohibées :

deux cas de figure nord-américains », op. cit., pp. 54-55 127

ZDNet, « Chiffres clés, l’e-commerce en France », 6 février 2015

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Entre 2011 et 2014, Silk Road, littéralement « route de la soie » en français, était l’un

des sites les plus populaires pour acheter librement des stupéfiants. Jusqu’à sa fermeture

définitive par le Federal Bureau of Investigation (FBI) aux Etats-Unis en novembre 2014,

Silk Road consistait en un marché noir sur Internet qui mettait directement en relation des

dealers et des consommateurs. Grâce au réseau informatique chiffré Tor128

, qualifié de

darkweb dans le langage courant, ainsi que l’échange en monnaie numérique cryptée

Bitcoin129

, le site fonctionnait comme un eBay anonyme et sécurisé pour le trafic de

drogues en ligne : un usager commande un produit parmi plusieurs choix sur le site

accessible via le navigateur Tor (voir captures d’écran en annexe130

), règle son achat en

Bitcoin au trafiquant puis reçoit le colis chez lui ou dans un relais quelques jours plus

tard131

.

Commander de la drogue sur Internet est d’une incroyable facilité. Cela est d’autant

vrai plus que le logiciel Tor et la monnaie Bitcoin sont tout à fait légaux étant donné qu’ils

ont été pensés pour garantir la liberté d’expression et contourner la censure dans les pays

aussi bien antidémocratiques que démocratiques (cf. PRISM, le programme de surveillance

électronique américain mis en évidence par Edward Snowden)132

. Tor et Bitcoin sont donc

accessibles à tous sans même nécessiter des connaissances avancées en informatique et

c’est précisément ce fonctionnement simple et anonyme qui a assuré le succès de la

plateforme Silk Road pendant près de quatre ans. Entre février 2011 et juillet 2013, date de

la première fermeture du site, plus d’1,2 millions de transactions avaient été complétées sur

le site, représentant 1,2 milliards de chiffre d’affaires (9,5 millions de Bitcoins)133

.

Si Silk Road est connu comme la référence du commerce électronique illicite jusqu’à

sa fermeture définitive en novembre 2014, de nombreux autres sites existent sur le

darkweb. Toujours à l’aide de Tor (navigateur crypté) et de Bitcoin (monnaie numérique

cryptée) qui garantissent l’anonymat des échanges, le commerce électronique illégal de la

drogue a connu une croissance phénoménale ces dernières années134

. Au début de l’année

128

Seulement 10% du web est accessible via les moteurs de recherche traditionnels comme Google ou

Yahoo. 129

Le Bitcoin (BTC) est une monnaie numérique cryptée. Fin mai 2015, 1 BTC était égal à 214 euros. 130

Voir annexe 7 131

Le Monde, « Comment le FBI a fait tomber Silk Road », 9 septembre 2014, par Yves Eudes 132

Envoyé spécial, « Le côté obscur du net », France 2, 2014 133

The Verge, « FBI seizes underground drug market Silk Road, owner indicted in New York », 2 octobre

2013, Adrianne Jeffries 134

The Washington Post, « The online illicit drug economy is booming. Here’s what people are buying »,

op. cit.

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2015, on recensait une quinzaine de sites sur lesquels il était possible d’acheter librement

des drogues : BlueSky Marketplace, Pandora Marketplace, Tor Bazaar Alpha, The Pirate

Market, Cloud 9, Hydra Marketplace, 1776, Andromeda Market, Cannabis Road, Alpaca

Marketplace, Nucleus Marketplace, Silkkitien, Panacea Flower Sanctuary, System D,

Topina135

. Au total, en 2014, ces marchés noirs électroniques ont proposé plus de 32 029

articles de drogues illégales en circulation libre136

. La confidentialité des échanges sur le

darkweb rendent extrêmement difficile la lutte contre les drogues comme le souligne le

Lieutenant du D.O.S :

« Le DOS ne s’occupe pas du tout de la digitalisation de la vente, c’est une unité de terrain.

De toute façon c’est quelque chose qui est peu exploité aujourd’hui car on n’en a pas les

moyens. Il y a peu d’experts en cybercriminalité, il faut faire au moins des études de niveau

master. Il y a énormément de boulot sur le web (escroquerie, faux virements, pédophilie) pour

très peu de résultats au final. »

Au-delà de la volonté d’échapper aux forces de l’ordre grâce à la confidentialité des

échanges, le succès de ces sites illégaux s’explique aussi par le rapport qualité-prix très

attractif pour les consommateurs. Une fois de plus, le site apparaît véritablement comme

un « eBay de la drogue » dans son mode de fonctionnement. Par exemple, l’une des

particularités de ce marché est d’avoir mis en place, lors de la seconde version en 2013, un

système de notes en ligne : les consommateurs, comme sur eBay, peuvent noter sur cinq le

produit qu’ils ont acheté ou mentionner des commentaires divers (« qualité bonne, envoi

rapide, 5/5 », « well hidden and packed »)137

. Ce système permet d’établir une évaluation

publique du vendeur et d’établir la confiance dans un contexte d’incertitude ; plutôt que

d’acheter un produit inconnu dans la rue, l’usager est ici rassuré sur la qualité par les notes

et commentaires des usagers précédents. Cela explique pourquoi des drogues chimiques

comme la MDMA (ecstasy) sont extrêmement populaires sur le darkweb comme le note un

article du Washington Post138

:

135

Digital Citizens Alliance, « Busted, but not broken: The state of Silk Road and the darknet marketplaces »,

2014, p. 5 136

Ibid., p. 22 137

Envoyé spécial, « Le côté obscur du net », op. cit., 17e minute

138 The Washington Post, « The online illicit drug economy is booming », op. cit.

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« It's interesting and probably not surprising that the most popular drug on the Silk Road 2.0

(and probably other darknet marketplaces) is MDMA. MDMA is difficult to find in pure forms

and impurities can kill you. If you buy MDMA from a vendor with a 4.9/5 rating, you can be

reasonably certain you're getting quality product. »

Ainsi, les trafiquants de drogue, comme n’importe quelle entreprise, évoluent avec les

nouvelles technologies et leur environnement. Le commerce électronique est devenu un

nouveau moyen de s’aligner sur les nouveaux modes de consommation (achats en ligne)

tout en répondant au dilemme profitabilité-sécurité des marchés urbains illicites. En effet,

la vente en ligne sur le darkweb garantit non seulement la profitabilité à travers la large

diffusion sur Internet, mais aussi la sécurité des échanges via les réseaux cryptés Tor

(navigateur) et Bitcoin (monnaie numérique). Si Ross Ubricht, fondateur de Silk Road, a

été arrêté et accusé de sept chefs d’accusation dont entreprise criminelle, il n’a pas été

possible d’identifier les milliers de trafiquants qui ont diffusé leurs produits sur le site139

.

III. Comment vendre sans publicité ? Addiction et image de marque

(Promotion)

Avec la digitalisation du trafic, on observe à travers le cas de Silk Road que les

trafiquants utilisent des stratégies originales de publicité pour communiquer sur la qualité

de leurs produits, par exemple la mise en place d’un système d’évaluation des vendeurs.

Les produits avec les meilleures notes permettent ainsi d’envoyer un message rassurant au

consommateur qui est prêt à l’acheter. Cela pose la question des moyens de

communication utilisés par les trafiquants, c’est le quatrième et dernier « P » du marketing

mix : promotion. L’une des particularités des drogues est qu’il n’est pas possible d’en faire

la publicité ; étant donné qu’il s’agit de produits illégaux, impossible d’utiliser les canaux

traditionnels de publicités (affiche, flyer, presse, radio, télévision). Dans ces conditions,

comment faire la promotion de ses produits auprès des consommateurs ? Si l’absence de

communication reste la norme avec l’idée que la drogue se vend « toute seule » (1), les

entreprises criminelles ne sont pas totalement dépourvues de moyens et développent des

images de marque afin de diffuser l’information sur la qualité des produits qu’elles vendent

(2).

139

Le Monde, « Le fondateur de Silk Road reconnu coupable de sept chefs d'accusation », 6 février 2015

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1. Le développement endogène de la drogue : des réseaux interpersonnels

à l’addiction

Les drogues sont illégales et paradoxalement, c’est sans doute cet interdit qui explique

pourquoi celles-ci sont aussi consommées dans la société. En tout temps, l’interdit a

toujours fasciné l’être humain ; il existe une forme de plaisir et d’excitation

supplémentaires dans le fait de réaliser quelque chose d’illégal. Dans l’analyse des

stratégies organisationnelles des trafiquants de drogue, la réflexion avait été construite

autour du concept de carrières déviantes d’Howard Becker (entrée puis installation dans les

carrières déviantes). Pour rappel, les carrières déviantes, que l’auteur applique notamment

aux fumeurs de marijuana dans son ouvrage Outsiders, consistent en la transgression d’une

norme dans la société qui s’institutionnalise et se ritualise à l’intérieur d’un groupe140

. En

fait, lorsque les consommateurs consomment de la drogue pour la première fois, c’est très

souvent à l’intérieur d’un groupe : il s’agit d’un comportement transmis de personne à

personne par d’autres consommateurs, les réseaux interpersonnels primaires (amis,

connaissances) pour la marijuana et les réseaux de sociabilité nocturne pour les drogues

dures (MDMA, cocaïne, LSD) jouent un rôle primordial à l’origine d’une initiation aux

drogues141

. C’est en ce sens que la vente de la drogue répond à un développement

endogène.

La fascination pour l’interdit est un aspect que l’on retrouve également dans la

littérature, au cinéma ou à la télévision (reportages, séries télévisées) à travers des fictions

ou l’adaptation d’histoires vraies de gangsters et trafiquants en tout genre. Comme nous

l’avons vu précédemment, cela est le cas de la French Connection en témoigne les deux

films éponymes dans les années 1970 avec Gene Hackman ou plus récemment La French

(2014) avec Jean Dujardin et Gilles Lelouche142

. Il existe bien évidemment d’autres

références nombreuses dans la culture populaire : les films Trainspotting (Danny Boyle,

1996) et Requiem for a Dream (Darren Aronofsky, 2000) ou la série télévisée Breaking

Bad (2008-2013) en font partie pour ne citer que quelques exemples. Pour reprendre

l’expression de Thibaud, consommateur de drogues, « le mal est ciné-génique ».

140

Howard S. BECKER, Outsiders, op. cit., pp. 46-62 141

Julie LACOSTE, Pierre TREMBLAY, « De l'insertion sociale des marchés urbains de drogues prohibées :

deux cas de figure nord-américains », op. cit., pp. 54-55 142

French Connection, William Friedkin, 1971 ; French Connection II, John Frankenheimer, 1975 ;

La French, Cédric Jimenez, 2014

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C’est à se demander si les fictions ne participent pas à la promotion de la

consommation des drogues malgré elles. Le cas le plus emblématique à ce jour reste très

certainement le film Scarface de Brian de Palma (1983)143

. Adaptation du film original

d’Howard Hawks en 1932 inspiré d’Al Capone, le film de Brian de Palma est une critique

évidente du trafic de drogue, de même que le film de Hawks était une critique du

gangstérisme pendant la Prohibition aux Etats-Unis (1919-1933). A la fin du film, la mort

de l’antihéros Tony Montana, dépendant à sa propre marchandise et coupé de son

entourage, est loin de dresser un portrait flatteur des trafiquants de drogue. Pourtant, le film

a été mal interprété par la jeune génération qui a vu dans le film une façon de réussir en se

faisant un nom et en gagnant de l’argent rapidement. C’est la fameuse « génération

Scarface » présentée dans un article de la revue Déviances et Société qui met en avant la

fascination pour le trafic de drogue dans l’imaginaire des jeunes de cités pour s’en sortir144

.

Toutefois, si les réseaux interpersonnels et les films peuvent expliquer l’origine d’une

première consommation, par défi et par curiosité, ils ne permettent pas de comprendre

pourquoi les usagers continuent à consommer. L’addiction aux drogues est un des points

fondamentaux qui permet d’expliquer cette continuité, et c’est précisément sur cet aspect

que s’appuient les trafiquants pour vendre leurs produits. En effet, l’addiction aux drogues

se traduit par deux facteurs : l’accoutumance (tolerance) et la dépendance (reinforcement).

D’une part, l’accoutumance est le fait de s’habituer au produit, c’est-à-dire que pour

ressentir les mêmes effets, une quantité plus importante sera nécessaire la prochaine fois.

D’autre part, la dépendance signifie que la personne devient dépendante au produit,

autrement dit qu’elle ne peut plus s’en passer au quotidien sous peine de ressentir un mal-

être. Comme l’ont mis en évidence Becker, Grossman et Murphy dans leur théorie de

l’addiction rationnelle (1990), la consommation actuelle diminue l’utilité de la

consommation dans le futur à travers l’augmentation du capital d’addiction145

. Plus les

individus consomment, plus ils prennent des quantités importantes (accoutumance) et plus

ils consomment régulièrement (dépendance).

Ainsi, la drogue se développe selon un modèle endogène. La consommation appelle à

plus de consommation ; c’est le cercle vicieux de l’achat perpétuel pour les consommateurs

143

Scarface, Brian De Palma, 1983 144

RACHID, « Génération Scarface », op. cit. 145

Pierre KOPP, Economie de la drogue, op. cit., pp. 36-43 ; Gary S. BECKER, Michael GROSSMAN,

Kevin M. MURPHY, « An Empirical Analysis of Cigarette Addiction », American Economic Review,

American Economic Association, Vol. 84, 1994, pp. 396-418

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de drogue, qui deviennent consommateurs pour toute la vie, et le cercle vertueux de la

vente pour les trafiquants. L’absence de canaux traditionnels pour la publicité (affiche,

flyer, presse, radio, télévision) ne remet pas en cause les très bonnes ventes de drogues au

regard de leur caractère addictif, c’est comme si la drogue se vendait toute seule. Cela

correspond en particulier au cas des drogues dures comme la cocaïne, les amphétamines ou

l’héroïne qui rendent extrêmement dépendant l’usager dès une première consommation. De

plus, ce modèle fonctionne aussi avec la marijuana sur le long terme comme le met en

évidence le Lieutenant du DOS : « J’ai vu en garde à vue des mecs qui fumaient de

l’herbe, qui en fumaient tellement que cela avait les mêmes effets que les drogues dures,

c’était une conduite addictive et plus du tout récréative ». Si certaines personnes arrivent à

maintenir une consommation récréative occasionnelle de marijuana, celle-ci peut

rapidement devenir une addiction dangereuse pour la vie sociale. Il est intéressant de noter

que les propos du Lieutenant coïncident avec ceux de Thibaud malgré leur regard

radicalement opposé sur le trafic (consommateur vs. force de l’ordre). Lorsque Thibaud a

fumé quotidiennement de la marijuana pendant près de six mois, il se souvient surtout des

effets négatifs sur sa vie personnelle : « Y a un moment j’avais toujours envie de fumer des

joints sinon ma journée n’était pas remplie. (…) J’ai arrêté, ça réduit trop les capacités

intellectuelles : la mémoire est moins bonne, l’esprit est moins tolérant, tu perds patience,

t’es égocentrique. C’est mauvais pour ta vie sociale et étudiante ».

En résumé, les entreprises de la drogue ne peuvent certes pas recourir aux canaux

classiques de publicité mais l’impact sur les ventes est négligeable. Pour rappel, d’après

l’OFDT, 41,5% des jeunes de 17 ans ont expérimenté le cannabis témoignant d’une

consommation largement répandue dans la société146

. La fascination pour l’interdit, les

réseaux interpersonnels ainsi que les productions littéraires et audiovisuelles donnent envie

aux individus d’essayer la drogue tandis que l’addiction (tolérance et accoutumance)

amène les utilisateurs à continuer leur consommation dans le temps. Pas besoin de recourir

à la publicité pour les trafiquants, la drogue se vend toute seule à travers un développement

endogène.

146

OFDT, « Drogues, chiffres clés. 5ème

édition », op. cit.

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2. Le « marché citron » de la drogue : développer une image de marque pour

communiquer sur la pureté du produit

Pour autant, cela ne veut pas dire que les trafiquants n’utilisent pas des stratégies de

communication pour vendre leurs produits. Les moyens de communication sont moins

utilisés pour vendre de la drogue en générale que pour vendre des produits à un public

connaisseur. En effet, les usagers des drogues ne disposent pas de toute l’information sur la

qualité des produits, or les consommateurs expérimentés recherchent généralement des

produits de meilleure qualité pour de plus grandes sensations et éviter les effets

indésirables (mal coupé, le produit peut être dangereux pour la santé jusqu’à entraîner des

overdoses mortelles). C’est pourquoi les entreprises criminelles utilisent des méthodes

innovantes pour communiquer sur la qualité de leurs produits.

Parmi les stratégies innovantes, l’une d’entre elles a déjà été évoqué quelques pages

auparavant, c’est le système d’évaluation qui est utilisé par les sites du darkweb comme

Silk Road147

. Donner la possibilité aux usagers de noter les trafiquants est une façon

d’établir la confiance dans l’échange consommateur-trafiquant puisque le premier peut

obtenir des informations (notes, commentaires) sur la fiabilité du second. En fait, le marché

des drogues est un « marché citron » tel que théorisé par George Akerlof dans les années

1970 pour décrire un marché dans lequel une partie des offreurs ou des demandeurs se

retirent du marché car ils ne connaissent pas la qualité exacte des produits148

. Ici, dans le

cas du trafic de drogue, l’incertitude se situe au niveau de la pureté : les usagers ne peuvent

en aucun cas connaître par avance la qualité du produit qu’ils ont acheté étant donné que

les drogues sont coupées ou diluées à chaque étape du trafic (production, distribution en

gros, distribution finale). Cela est d’autant plus vrai que le produit est illégal et qu’il

n’existe pas d’étiquettes avec l’obligation de préciser les ingrédients du produit – comme

stipulé par les normes internationales en matière de produits alimentaires.

Dans ce contexte d’incertitude, les trafiquants mettent en place des moyens de

communication pour diffuser l’information, rassurer les consommateurs et les inciter in

fine au comportement d’achat. L’une des stratégies les plus utilisées consiste en la création

147

Voir page 56 148

George A. AKERLOF, « The market for ‘lemons’: quality uncertainty and the market mechanism »,

Quarterly Journal of Economics, Vol. 84, No. 3 (1970), pp. 488-500

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de marques à travers des surnoms donnés aux drogues. Par exemple, pour le cas de

l’héroïne, celle de la French Connection était connue sous le nom de la banche ou white

horse dans les rues mais elle était loin d’être la seule. Entre 1975 et 1982, alors que

l’héroïne marseillaise était dans sa phase de déclin, une étude a recensé plus de 400

marques d’héroïne existantes149

. On retrouvait ainsi des noms de marque sur les sachets

d’héroïne afin d’envoyer des signaux positifs aux consommateurs. Quand un produit est

d’excellente qualité, cela présente l’avantage de transmettre le nom du produit par bouche

à oreille, amenant de nouveaux clients aux trafiquants. A l’inverse, quand un produit ne

marche pas, les trafiquants se contentent simplement de modifier le nom comme si un

nouveau produit révolutionnaire était sur le marché150

. De la même manière que dans

l’économie légale, l’image de marque d’une drogue est liée à un nom, un slogan, un logo.

Par exemple, c’est le cas de la « blue meth » fictive de Breaking Bad, la méthamphétamine

extra pure qui se distingue par sa couleur bleue auprès des consommateurs151

.

D’autres stratégies de publicité existent pour fidéliser la clientèle. Après avoir recroisé

Thibaud plusieurs semaines après l’entretien, il racontait de manière informelle que son

nouveau dealer lui envoyer des messages textes (SMS) pour lui demander comment il

allait, bien qu’ils ne soient pas amis. Aure exemple, lors d’un reportage d’Envoyé Spécial

sur le darkweb, un trafiquant 2.0 explique naturellement devant les journalistes qu’il met

toujours un peu plus de produits que prévu pour « fidéliser le client » selon ses propres

mots152

. Enfin, dans l’ouvrage de Thierry Colombié sur la French Connection, l’auteur

décrit un système original qui permettait d’échanger la drogue après l’achat : si les clients

n’étaient pas satisfaits, ils renvoyaient le paquet d’héroïne (500 grammes) accompagné

d’un petit cheval en plastique afin qu’il soit analysé par l’équipe de chimistes153

. Ces trois

illustrations mettent en évidence que les systèmes criminels fonctionnent comme de

véritables entreprises qui attachent une attention particulière à la qualité du service fourni

et au service après-vente en vue de développer une image de marque positive.

***

149

Peter REUTER, Jonathan P. CAULKINS, « Illegal Lemons: price dispersion in cocaine and heroin

markets », op. cit., p. 147 150

Ibid. 151

Breaking Bad (série télévisée diffusée sur AMC, 2008-2013) 152

Envoyé spécial, « Le côté obscur du net », op. cit. 153

Thierry COLOMBIE, La French Connection : les entreprises criminelles en France, op. cit., pp. 147-149

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65

Ce chapitre a été l’occasion d’achever la réflexion de la première partie sur la

professionnalisation des entreprises de la drogue. Si les trafiquants s’organisent et se

structurent pour créer de véritables systèmes criminels qui perdurent dans le temps,

produire ne suffit pas ; il faut ensuite vendre le produit aux consommateurs. C’est

précisément ce que nous avons vu ici en s’appuyant sur le modèle du marketing mix de

Jerome McCarthy et ses « 4P » (product, price, place, promotion). Qu’il s’agisse des

produits, des prix ou des lieux de vente, les choix effectués par les entreprises de la drogue

relèvent de réflexions stratégiques en fonction des objectifs. Nous l’avons vu, les prix des

drogues sont fixés selon les coûts de production tandis que le lieu de vente peut être caché,

à ciel ouvert ou dématérialisé sur le darkweb selon le dilemme profitabilité-sécurité.

Toutes les décisions sont des choix réfléchis par les trafiquants qui calculent les avantages

et inconvénients de chaque décision comme n’importe quel agent économique. Comme

l’homo oeconomicus, les systèmes criminels cherchent à maximiser leur satisfaction (le

plus de profits) sous la contrainte de leur environnement (activité illégale qui nécessite

sécurité et confidentialité).

Le parallèle avec les entreprises légales est d’autant plus évident lorsqu’on étudie les

stratégies de communication des trafiquants, le quatrième et dernier « P » dans le modèle

de McCarthy. En effet, on observe que les entreprises de la drogue n’hésitent pas à

s’inspirer directement des stratégies de l’économie légale, par exemple Silk Road 2.0 qui a

été pensé à partir du modèle eBay. Alors même que l’addiction aux drogues chez les

consommateurs pourrait laisser aux trafiquants la possibilité de se délaisser du client, ceux-

ci mettent en place des systèmes de fidélisation et de suivi de la relation client. Au final, la

professionnalisation du trafic signifie que les trafiquants fonctionnent comme n’importe

quelle entreprise, que ce soit dans le mode d’organisation (carrières déviantes) ou dans les

techniques de vente (marketing). Il suffirait uniquement que le produit soit légal pour que

les systèmes criminels soient considérés comme des entreprises. Cela amène à s’interroger

sur une éventuelle légalisation du trafic qui consisterait alors en l’étape ultime de la

professionnalisation des entreprises de la drogue.

Page 66: Les entreprises criminelles de la drogue : de la ... · nombre de pays européens ont alors fait le choix dintégrer la prostitution et le trafic de ... Au-delà de cette définition

66

Deuxième partie

La légalisation, étape ultime de la professionnalisation ?

Le trafic de drogue est une activité professionnelle comme une autre, c’est le constat

que l’on peut tirer de la première partie de ce mémoire. Les organisations de la drogue

agissent comme n’importe quelle entreprise légale, elles déploient des stratégies

organisationnelles (chapitre 1) et marketing (chapitre 2) empruntées à l’économie non

criminelle pour s’imposer sur leur marché. Toutefois, cette activité n’est pas légale et c’est

bien là tout le paradoxe : d’un côté, on observe la professionnalisation du trafic ; d’un autre

côté, la production, la vente et la consommation de drogues restent interdites dans la quasi-

totalité des pays.

Aujourd’hui, ce contexte est en train d’évoluer dans les différentes régions du monde.

La légalisation du cannabis, considéré comme une drogue douce en raison de sa

dépendance faible et ses effets psychotropes limités, est au cœur de l’actualité depuis

quelques années. Trois exemples récents permettent de mettre en évidence cette évolution

du cadre législatif en jouant sur plusieurs leviers : l’autorisation thérapeutique en France

(janvier 2014), la légalisation au cas par cas aux Etats-Unis (janvier 2014) et la légalisation

nationale en Uruguay (mai 2014).

France, janvier 2014 : l’autorisation thérapeutique du médicament Sativex

à base de cannabis

Le 8 janvier 2014, l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de

santé (ANSM) a autorisé la mise sur le marché du Sativex, premier médicament à base de

cannabis à être commercialisé en France. Disponible dans les pharmacies d’ici 2015 pour

les patients atteints de sclérose en plaques, il s’agit d’une étape décisive en vue de la

légalisation thérapeutique du cannabis, déjà reconnue dans 17 pays européens et quelques

pays dans le reste du monde (Brésil, Argentine, Colombie, Venezuela, Russie, Iran ; Etats-

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67

Unis et Australie dans certains Etats)154

. En effet, le cannabis contient des molécules

reconnues dans le champ médical pour leur bienfait thérapeutique, les cannabinoïdes. C’est

en particulier le cas du tétrahydrocannibol ou THC, responsable de l’état euphorisant

ressenti par les fumeurs de marijuana. Le cannabis est ainsi utilisé pour traiter un certain

nombre de maladies : les douleurs et inflammations (effet analgésique et anti-

inflammatoire du cannabis), les glaucomes (réduction de la pression oculaire), la

dépendance aux drogues majeures comme les opiacés (drogue d’abandon) et même

l’anorexie (stimule l’appétit). De plus en plus, on retrouve des médicaments dérivés du

cannabis pour le traitement des cancers et du VIH/Sida155

.

Etats-Unis, janvier 2014 : l’Etat du Colorado, première légalisation du

cannabis dans le monde

Le 1er

janvier 2014, l’Etat du Colorado et ses 348 magasins homologués sont devenus

les premières terres dans le monde à autoriser la vente libre de marijuana156

. Cette décision

avait été approuvée par référendum par 55% des électeurs en novembre 2012. Désormais,

toute personne majeure âgée de plus de 21 ans est libre de se procurer une once (28

grammes) des nombreuses variétés de marijuana proposées dans les nouveaux magasins

spécialisés. Pour 50 dollars les 3,5 grammes, le prix moyen est plus cher qu’au marché noir

en raison des taxes étatiques mais sa qualité est certifiée par une production légale

encadrée157

. La légalisation est l’évolution logique alors que l’usage médical de la

marijuana était d’ores et déjà autorisé dans 19 Etats américains. L’Etat de Washington,

l’Oregon, l’Alaska et la capitale Washington D.C. ont imité le Colorado dans les mois

suivants, tandis que la Californie, le Massachussetts, le Maine, le Nevada et l’Arizona

réfléchissent actuellement à une loi (situation en mai 2015)158

. Antoine Maurice,

responsable du parti Europe Ecologie Les Verts à Toulouse (EELV) rencontré dans le

cadre de ce mémoire, voit dans cette évolution de la législation américaine un « événement

historique » qui marque le début d’une nouvelle approche de la lutte contre les drogues :

154

Le Monde, « Le Sativex, médicament à base de cannabis, autorisé en France », 9 janvier 2014, par Laetitia

Clavreul et Chloé Hecketsweiler 155

Ibid. 156

Et non les Pays-Bas comme on pourrait le penser. Voir explication page suivante. 157

Le Monde, « Au Colorado, le ‘moment historique’ des consommateurs de cannabis », 2 janvier 2014, par

Corine Lesnes 158

CNN, « Oregon, Alaska and Washington, D.C. legalize marijuana », 5 novembre 2014, par Dan Merica

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68

« Cet acte juridique d’un pays dont l’histoire du contrôle social des drogues se confond avec

celle de la Prohibition, est un événement historique. Au même titre que les initiatives du

Sénateur Blaine qui en 1933 débouchèrent sur l’abrogation du 18e amendement de la

Constitution américaine interdisant la consommation d’alcool, la légalisation du cannabis au

Colorado et dans l’Etat de Washington par Eric Holder (procureur général des Etats-Unis)

marquera le commencement d’une nouvelle politique face à la drogue. »

Uruguay, mai 2014 : la régulation nationale de toute la chaîne de production

de cannabis

C’est sans doute l’évolution la plus importante des législations récentes. Préparée

depuis plusieurs mois, la loi sur la légalisation du cannabis a été officiellement adoptée en

mai 2014 par le président uruguayen José « Pepe » Mujica. Celle-ci va même beaucoup

plus loin que celle promue par l’Etat du Colorado. En effet, la loi s’applique à l’échelle

nationale et la production est directement supervisée par le Ministère de la Santé Publique :

toute personne âgée de 18 ans peut acheter un maximum de 40 grammes par mois, les

achats étant enregistrés et surveillés dans une banque de données gérée par le Ministère.

Cette prise en main étatique de la chaîne de production a notamment permis d’obtenir des

prix ultra compétitifs de 20 à 22 pesos par gramme (environ 0,60 €). De plus, la loi autorise

la production personnelle de cannabis et il s’agit là de sa vraie spécificité. Les Uruguayens

sont autorisés à cultiver six plants de cannabis par an et peuvent même constituer des

groupes pour faire pousser des quantités plus importantes dans la limite de 99 plants. Plus

que jamais, le trafic de cannabis peut être vu comme une activité normale, chacun étant

libre de produire pour sa propre consommation159

.

Ainsi, on observe tout un contexte favorable à la vente et la consommation de

cannabis. Cela s’ajoute à d’autres pays progressistes dans ce domaine, en particulier les

Pays-Bas où la détention est historiquement dépénalisée depuis 1976 et la consommation

réglementée (mais non légalisée) dans des endroits spécifiques, les coffee shop. En Europe,

la possession de petites quantités est aussi tolérée ou décriminalisée dans de nombreux

pays : Belgique, Allemagne, Autriche, République Tchèque, Italie, Portugal, Espagne,

159

Le Monde, « Le cannabis est officiellement légal en Uruguay », 7 mai 2014

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69

Islande160

. On serait alors en droit de se demander si on n’assistera pas prochainement à

une légalisation massive, étape ultime de la professionnalisation du trafic de drogue. Face à

l’inefficacité de la politique répressive, la légalisation des drogues douces apparaît comme

une alternative crédible pour mettre fin aux problèmes de santé publique et à l’hyper

criminalité. Il est nécessaire de faire un état des lieux des moyens de contrôle classiques

(chapitre 3) afin de mieux comprendre pourquoi on se tourne aujourd’hui vers de nouvelles

solutions qui privilégient la libéralisation des drogues (chapitre 4).

160

Le Monde, « Cannabis : comment Etats-Unis et Europe ont évolué », 19 décembre 2014, par Samuel

Laurent

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70

Chapitre 3. La prohibition des drogues

Retour sur les cadres législatifs et juridiques

Les drogues n’ont pas toujours été interdites dans la société, loin de là. Pendant

longtemps, les anciennes puissances coloniales ont même encouragé le commerce de

l’opium dans la région asiatique pour des raisons financières. Au 19ème

siècle, le Royaume-

Uni, soutenu par la France, les Etats-Unis et la Russie, avait ainsi déclaré deux fois la

guerre à l’Empire chinois qui voulait interdire le commerce (très lucratif) de l’opium

devant les ravages de consommation dans le pays161

. Le revirement est apparu au tout

début du siècle dernier avec la banalisation de la consommation et la prise de conscience

des problématiques sociales. L’interdiction et le contrôle des drogues constituent

aujourd’hui une norme dans les sociétés modernes.

Le fondement théorique de la prohibition est simple : les drogues sont dangereuses.

Par leurs effets psychostimulants, elles participent à modifier les capacités et l’état de

conscience de l’individu. Les drogues sont responsables de troubles physiques (vertiges,

malaises, vomissements, insomnies, pertes de mémoires, augmentation ou baisse du

rythme cardiaque) et psychiques (euphorie, dépression, angoisses, hallucinations,

instabilité de l’humeur), c’est pourquoi elles sont potentiellement dangereuses pour la

santé. Cela est encore plus vrai pour la polyconsommation, c’est-à-dire quand l’usager

consomme deux substances psychoactives en même temps – le plus souvent cannabis,

ecstasy ou cocaïne mélangé avec de l’alcool162

. Les conséquences socio-économiques

d’une consommation privée peuvent être terribles pour les sujets qui n’arrivent plus à

maîtriser leur consommation : addiction (dépendance et accoutumance) aux drogues dures

qui rendent difficile l’exercice d’une activité professionnelle, transmission sanguine des

hépatites et du VIH/Sida par le sniff ou l’injection, overdose conduisant à la mort, etc. Les

drogues sont donc considérées comme un problème de santé publique qui justifie

l’intervention de l’Etat. Celle-ci se fait traditionnellement selon deux canaux que sont la

répression (I) et la prévention (II). Il s’agit de deux méthodes complémentaires qui doivent

161

Ce sont les deux guerres de l’opium, en 1839-1842 puis 1856-1860. Patrick PIRO, Dictionnaire des idées

reçues sur la drogue, Paris : Syros, 1995, p. 116 162

Site web de la Mildeca : www.drogues.gouv.fr

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71

être combinées, chacune étant dédiée à un aspect spécifique de la lutte contre les

drogues163

.

I. La politique répressive contre le trafic et l’usage des stupéfiants

La répression est l’intervention législative et juridique d’un pays qui consiste à

interdire et punir le trafic et l’usage de drogues. Autrement dit, la politique répressive

touche aussi bien les trafiquants de drogue que les consommateurs, même si les sanctions

sont beaucoup plus conséquentes pour les premiers.

Les premières législations sont apparues au début du 20ème

siècle aux Etats-Unis164

puis dans la communauté internationale face à la consommation de plus en plus massive.

En 1912, la Convention internationale de l’opium de La Haye est emblématique de la prise

de conscience internationale des conséquences sociales néfastes des drogues. Les

principales puissances de l’époque (Allemagne, Etats-Unis, Chine, France, Royaume-Uni,

Italie, Pays-Bas, Portugal, Russie) se déclareraient « résolues à poursuivre la suppression

progressive de l'abus de l'opium, de la morphine, de la cocaïne, ainsi que des drogues

préparées ou dérivées de ces substances donnant lieu, ou pouvant donner lieu, à des abus

analogues »165

. Cet effort va être poursuivi au fil des décennies, en témoigne la Convention

internationale relative aux stupéfiants de la Société des Nations (1925) qui élargissait le

contrôle au cannabis.

C’est véritablement à partir des années 1950-60 que cette lutte va s’accélérer, le

processus de décolonisation faisant définitivement perdre les derniers intérêts des

puissances occidentales sur le commerce de l’opium. A ce jour, au niveau international, on

retrouve trois grandes conventions relatives au contrôle des drogues :

- Convention unique sur les stupéfiants de 1961 : opium, morphine, héroïne,

méthadone, codéine, cocaïne, cannabis (ratifiée par 179 pays) ;

- Convention sur les substances psychotropes de 1971 : MDMA (ecstasy), LSD,

amphétamines, buprénorphine, benzodiazépines (ratifiée par 172 pays) ;

163

Pierre KOPP, Economie de la drogue, op. cit., pp. 70-73 164

Pure Food and Drug Act de 1906 et Harrison Narcotics Tax Act de 1914 165

Société des Nations, « Convention internationale de l’opium signée à La Haye, le 23 janvier 1912 », texte

intégral re-publié en 1923

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- Convention contre le trafic illicite de stupéfiants et de substances psychotropes de

1988 : elle n’ajoute pas de nouvelles drogues mais renforce la coopération

internationale en matière de lutte.

Au total, comme précisé en introduction, les conventions onusiennes recensent 234

drogues sous contrôle – dont le cannabis, ce qui fait techniquement des nouvelles lois

américaines et uruguayennes contraires au droit international. Cependant, toutes les

drogues ne sont pas enregistrées par les conventions actuelles. On retrouve également des

drogues dangereuses mais en circulation libre puisqu’elles ne sont interdites juridiquement

par aucune convention : en 2012, l’ONU recensait 251 de ces drogues qualifiées de

« nouvelles substances psychoactives ».

Figure 3. Le contrôle international des substances psychoactives166

De plus, il existe tout un tas de législations nationales inspirées directement de ces

conventions. On avait précédemment évoqué le concept de « localisme globalisé » pour

faire référence à la production locale d’une drogue (savoir-faire artisanal et climat d’un

pays) qui est ensuite exporté dans le monde entier. Ici, il est pertinent de parler de

« globalisme localisé » : la répression est pensée globalement pour influencer les

législations locales167

.

166

UNODC, « World Drug Report 2013 », op. cit., p. 106 167

Wanda de Lemos CAPELLER, « La transnationalisation du champ pénal », op. cit., p. 62

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Pour le cas de la France, l’objectif n’est pas de résumer l’ensemble des textes

législatifs qui interdisent et sanctionnent les activités et pratiques liées à la drogue. La loi

du 31 décembre 1970 sur la lutte contre la toxicomanie a posé le socle de la politique

répressive dans le pays. Inscrite dans le Code de la santé publique, elle précise pour la

première fois que « l’usage illicite de stupéfiants est punissable d’un emprisonnement de

deux mois à un an et/ou d’une amende de 500 à 15 000 Francs » (art L628)168

. Par la suite,

cette loi fondamentale a été modifiée et accentuée par de nouvelles lois, notamment le

nouveau Code pénal de 1992. La France présente aujourd’hui l’une des législations

européennes les plus dures :

- la classification des stupéfiants et psychotropes, qualifiées de manière générale

comme des « substances et préparations vénéneuses », est définie dans les articles

L51-32-1 à L5132-9 du Code de la santé publique169

. Aucune différence n’est faite

entre drogues dures et douces ;

- les sanctions liées à l’usage illicite de stupéfiants (consommation) sont énoncées

dans les articles L3421-1 à L3421-7 du Code de la santé publique. L’acte est puni

d’un an d’emprisonnement et de 3 750 euros d’amende, les responsables doivent

également assister à un stage de sensibilisation obligatoire sur les dangers de la

drogue170

;

- les sanctions liées au trafic de stupéfiants sont déterminées dans les articles 222-34

à 222-43-1 du Code pénal. Les sanctions sont très largement supérieures à celles

prévues pour la consommation et font parties des plus graves dans le droit

français : 7,5 millions d’euros et des peines de prison allant de 10 ans minimum

jusqu’à la perpétuité pour « la production, la fabrication, l'importation,

l'exportation, le transport, la détention, l'offre, la cession, l'acquisition ou l'emploi

illicites de stupéfiants »171

.

En théorie, la législation française est l’une des plus dures au monde à la fois pour les

trafiquants et les consommateurs. Dans la réalité, si la loi sur la toxicomanie ne distingue

pas les produits (drogues douces ou drogues majeures) ni les usages (simples ou

dépendants), les forces de l’ordre et les juges apprécient au cas par cas le niveau de la

peine à infliger selon la gravité de l’acte. Il est évidemment impossible de sanctionner tous

168

Légifrance, Code de la santé publique, article L628 169

Légifrance, Code de la santé publique, articles L51-32-1 à L5132-9 170

Légifrance, Code de la santé publique, articles L3421-1 à L3421-7 171

Légifrance, Code pénal, articles 222-34 à 222-43-1

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les usagers de cannabis d’un an de prison et de 3 750 €, cela se traduit par des exceptions

devenues quotidiennes comme l’explique le Lieutenant du DOS :

« Quand tu contrôles un gars avec une petite quantité, quand tu vois la lourdeur de la

procédure (car la réponse pénale est très faible au final), cela fait perdre énormément de

temps. Il faut prendre en compte le ratio temps perdu/effet. Le code pénal français est le plus

répressif au monde mais il est peu appliqué dans la réalité. C’est impossible de donner un an

de taule à tous ceux qui fument ou qui ont sur eux du cannabis. »

Sur le terrain, la lutte contre la consommation et le trafic des drogues se traduit par les

forces de l’ordre (police, gendarmerie) et la justice qui sont chargés de faire appliquer la

loi. Le Département d’observation et de surveillance (DOS) de Midi-Pyrénées illustre

justement la mise en place de la politique répressive contre les trafiquants. Pour rappel, le

DOS est rattaché à la gendarmerie et la section de recherche de Toulouse, il s’agit d’une

unité régionale spécialisée dans la récolte d’informations en soutien à une enquête déjà

ouverte par un juge d’instruction (caractère complémentaire). La nature de ses missions la

rend confidentielle et quasi inconnue du grand public, il est d’ailleurs très difficile

d’obtenir des informations publiques.

Lors de la venue dans les bureaux du DOS à la caserne Courrège de Toulouse,

l’accueil a été réalisé par quatre hommes mal rasés, habillés en civil avec des jeans ou des

survêtements volontairement mal entretenus (tâchés, déchirés) ; sur l’écran d’ordinateur, il

était possible d’apercevoir le logo du DOS, un fantôme avec la devise Videre Sine Videri,

littéralement « voir sans être vu ». Cet accueil permet de mieux comprendre le quotidien de

ces gendarmes qui consiste en la prise d’images, de vidéos ou encore la pause de balise sur

les véhicules. Pour ce faire, l’unité dispose de moyens conséquents, le Lieutenant parle lui-

même d’une unité privilégiée : plusieurs caméras thermiques (10 000 € chaque), des

véhicules banalisés pour la surveillance et les filatures, un « sous-marin » (camionnette

équipée), 14 personnes à Toulouse. Cela permet de donner un exemple concret des moyens

déployés sur le terrain par les forces de l’ordre et la justice pour la mise en place de la

politique répressive.

Lors de l’entretien, le Lieutenant précisait également que toutes les saisies dans le

cadre du trafic de stupéfiant (argent, véhicules, maisons) sont ensuite revendues – sauf les

drogues qui sont détruites. La Mildeca est chargée de reverser l’argent de ses ventes : une

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partie permet de financer les moyens engagés sur le terrain à destination de la police, la

gendarmerie et les douanes ; l’autre partie sert à la prévention. Il s’agit du deuxième

instrument de lutte contre les drogues.

II. La politique préventive ou la lutte sociale contre les drogues

Au côté de la politique répressive, on retrouve également une politique sociale moins

basée sur la sanction que sur l’accompagnement des usagers de drogues. Cette politique

complémentaire s’est surtout développée à partir des années 1980, dans le contexte des

nouveaux mouvements sociaux s’intéressant de plus près aux problèmes de société172

. On

réalise à cette époque que la répression ne se contente que d’intervenir après-coup et de

punir les usagers de la drogue, sans les aider à sortir de la dépendance.

La prévention consiste en l’intervention du secteur social et médical pour prévenir la

consommation de drogues. Par exemple, elle se traduit par des séances obligatoires dans

les collèges et lycées pour sensibiliser aux risques (article L312-18 du Code de

l’éducation), ce sont aussi des organismes et des numéros gratuits173

à la disposition des

personnes dépendantes pour les écouter et les soutenir. La prévention a donc lieu à la fois

en amont et en aval, elle intervient dès le plus jeune âge pour prévenir l’usage initial puis

on la retrouve tout au long de la vie à travers des programmes de soins destinés aux

consommateurs enfermés dans la dépendance. L’ensemble des services proposés sont gérés

par la Mildeca, la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites

addictives. De fait, il est de la responsabilité éthique de l’Etat d’intervenir pour garantir à

tous ses citoyens le droit à la santé : c’est la « démocratie sanitaire », c’est-à-dire que l’Etat

doit mettre en place une administration sanitaire pour prévenir et soigner les maladies174

.

L’entretien avec Antoine Maurice, responsable d’EELV à Toulouse, permet de mettre en

lumière les fondements de la prévention, notamment l’objectif de santé publique :

172

En France, les fondations de SOS Racisme en 1984 et des Resto du Cœur en 1985 sont emblématiques de

ce nouveau contexte. 173

Drogues info service : 0 800 23 13 13. Ecoute cannabis : 0 980 980 940. 174

Albert OGIEN, « Qu'est-ce qu'un problème de santé publique ? » in FAUGERON Claude, KOKOREFF

Michel, Société avec drogues. Enjeux et limites, Paris : ERES, 2002, p. 243

Page 76: Les entreprises criminelles de la drogue : de la ... · nombre de pays européens ont alors fait le choix dintégrer la prostitution et le trafic de ... Au-delà de cette définition

76

« Les écologistes militent en faveur d’une approche globale de santé publique, fondée sur

l’évaluation scientifique des politiques de réduction des risques, soucieuse des droits de

l’individu et de la promotion de sa santé. (…) Nous soutenons la mise en place d’une véritable

politique d’accompagnement médico-social pour les personnes en situation de dépendance, le

développement de programmes de prévention efficaces et disposant de moyens conséquents,

permettant d’offrir des alternatives crédibles à l’usage des drogues légales et illégales. Les

mesures répressives doivent être renforcées et concentrées uniquement sur les organisations

criminelles. »

Ce qui semble intéressant, c’est qu’on note une complémentarité de la politique

préventive au côté de la politique répressive. Si la dernière est tournée vers la lutte du trafic

illégal par les organisations criminelles, la prévention a pour objectif de se concentrer sur

le consommateur qui est considéré comme un malade et non comme un délinquant. La

prévention consiste alors à s’appuyer sur des programmes médico-sociaux en vue de

prévenir une première consommation (information des risques) mais aussi aider le

consommateur à sortir de sa dépendance. Contrairement à la politique répressive,

l’ambition n’est plus de punir l’usager mais de l’accompagner, de l’aider à sortir d’une

consommation régulière dangereuse. D’ailleurs, il est à noter que la loi française inscrit les

sanctions aux consommateurs de drogues dans le Code de la santé publique, alors que la

classification des drogues et les peines applicables aux trafiquants sont inscrites dans le

Code pénal175

. Cela permet de souligner le fait que les problématiques ne sont pas les

mêmes pour la lutte contre les usagers et les trafiquants.

La politique préventive ne relève pas seulement du ressort de l’Etat. En effet, les

domaines d’intervention ne sont pas toujours évidents à définir dans le sens où ils peuvent

être synonymes d’ingérence dans la vie privée. Par exemple, la loi peut-elle obligée un

usager à se soigner dans un centre si celui-ci n’en a pas envie ? C’est pourquoi des

associations viennent compléter en parallèle l’action étatique en matière de prévention,

celles-ci relèvent alors de la dimension privée et il revient aux individus le choix de les

rejoindre ou non176

.

De plus en plus, l’aspect social tend à prendre le dessus sur la répression. C’est

notamment ce que mettent en avant les stages de sensibilisation obligatoires sur les dangers

de la drogue mentionnés précédemment. Surtout, il est à noter l’existence d’une loi

175

Voir page 73 176

Albert OGIEN, « Qu'est-ce qu'un problème de santé publique ? », p. 227

Page 77: Les entreprises criminelles de la drogue : de la ... · nombre de pays européens ont alors fait le choix dintégrer la prostitution et le trafic de ... Au-delà de cette définition

77

progressiste dans le Code de la santé publique : si un toxicomane décide de se soigner,

l’Etat ferme les yeux sur ses actes passés pour l’aider à surmonter sa dépendance177.

« Article L3414-1. Les toxicomanes qui se présentent spontanément dans un dispensaire ou

dans un établissement de santé, afin d'y être traités, ne sont pas soumis aux dispositions

indiquées aux chapitres II et III du présent titre. Ils peuvent, s'ils le demandent expressément,

bénéficier de l'anonymat au moment de l'admission. Cet anonymat ne peut être levé que pour

des causes autres que la répression de l'usage illicite de stupéfiants. »

***

En résumé, la répression et la prévention sont les deux modes d’intervention

complémentaires pour lutter contre le trafic et l’usage de drogues. Cependant, ces

politiques présentent un coût important pour la société : coûts d’application de la loi

(forces de l’ordre, justice) pour la politique de répression, dépenses de prévention et de

soins pour la politique sociale. A cela, il faut ajouter des conséquences perverses liées à la

consommation des drogues, par exemple les accidents de la route ou les licenciements qui

contribuent non seulement à réduire les recettes (perte de prélèvements obligatoires) mais

aussi à augmenter les dépenses (allocations précarité et chômage)178

.

On parle de coût social de la drogue pour qualifier le montant des richesses

annuellement produites qui est gaspillé du fait de la drogue. Au début des années 2000,

celui-ci était évalué à 1,4% du PIB179

. Autrement dit, il s’agit d’une politique qui coûte

chère, cela d’autant plus que les objectifs de santé publique (réduction du trafic et de la

consommation) ne sont pas atteints ; c’est comme si les politiques de lutte contre les

drogues, en particulier la politique répressive, se révélaient inefficaces voire carrément

contre-productives. Devant ce constat, certains pays se sont tournés vers de nouvelles

solutions que sont la décriminalisation et la légalisation. Ces dernières années, il est apparu

l’idée que le meilleur moyen de contrôler le trafic et l’usage des drogues serait de les

autoriser.

177

Légifrance, Code de la santé publique, article L3414-1 178

Pierre KOPP, « Les analyses formelles des marchés de la drogue », op. cit., p. 570 179

Pierre KOPP, Economie de la drogue, op. cit., p. 69

Page 78: Les entreprises criminelles de la drogue : de la ... · nombre de pays européens ont alors fait le choix dintégrer la prostitution et le trafic de ... Au-delà de cette définition

78

Chapitre 4. La libéralisation des drogues

comme nouveau paradigme de la lutte

contre les entreprises criminelles

Nous l’avons vu au début de cette seconde partie, la légalisation du cannabis est au

cœur du débat politique. Alors qu’une vingtaine de pays dans le monde autorisent déjà le

cannabis médical et que les Pays-Bas tolèrent la consommation de marijuana depuis

quarante ans dans les coffee shops (1976), on assiste surtout à de nouvelles législations

progressistes en Uruguay et dans certains Etats américains (Colorado, Washington, Alaska,

Oregon, Washington D.C.). Ces dernier cas sont particulièrement intéressants car on ne se

situe plus seulement dans la légalisation d’un usage thérapeutique mais bien d’un usage

récréatif : dans ces régions, les personnes peuvent désormais fumer de la marijuana comme

ils consomment de l’alcool, librement et avec modération.

On assiste aujourd’hui à un changement de paradigme, pas tant dans les objectifs que

dans les moyens qui sont utilisés. En effet, l’objectif principal reste toujours le même, il est

celui de la santé publique. Les stupéfiants et psychotropes sont toujours considérés comme

dangereux, néanmoins on considère désormais que le meilleur moyen de contrôler leur

usage est de les autoriser. Au côté de la répression et de la prévention qui continuent à

persister, on retrouve ainsi un troisième outil, la libéralisation des drogues. Celle-ci peut

s’exprimer à travers plusieurs degrés, la légalisation bien sûr mais aussi la

décriminalisation ou la régulation dans des endroits spécifiques (coffee shop, clubs sociaux

cannabiques, zones franches, salles de shoot). Le sentiment d’une « guerre perdue contre la

drogue » face à l’inefficacité de la politique répressive depuis des décennies (I) a conduit

les politiques à rechercher de nouvelles solutions progressistes au prisme de la prévention ;

c’est légaliser pour mieux contrôler (II).

Page 79: Les entreprises criminelles de la drogue : de la ... · nombre de pays européens ont alors fait le choix dintégrer la prostitution et le trafic de ... Au-delà de cette définition

79

I. De l’inefficacité de la politique répressive : la guerre perdue contre

la drogue

C’est une idée que l’on retrouve dans de nombreux ouvrages et articles scientifiques :

la guerre contre la drogue serait perdue depuis longtemps. A ce titre, la dernière phrase du

Lieutenant du DOS lors de l’entretien résume parfaitement la situation : « De toute façon,

tu coupes une tête, derrière quelqu’un revient. C’est un cercle vicieux, ça ne peut pas

s’arrêter ». Ce sentiment, on le retrouve également dans la série The Wire. Dans le tout

premier épisode, il est expliqué qu’on ne devrait même pas parler de « guerre contre la

drogue ». Pourquoi ? Parce que les guerres commencent et se terminent, or la lutte contre

la drogue est perpétuelle180.

“You can't even call this shit a war [on drugs].”

“Why not?”

“Wars end.”

A l’heure actuelle, seulement 10% des drogues sont saisies par la police. Autrement

dit, cela signifie que 90% des substances sont en circulation libre ce qui permet de

souligner l’échec de la politique répressive181

. La guerre contre la drogue semble perdue

d’avance pour une raison simple : le trafic de drogue est enraciné dans la société, que ce

soit du point de la consommation (1) ou du trafic (2).

1. La drogue est un phénomène social

En mai 2014, Le Monde publiait un article reprenant une série de témoignages de

consommateurs de drogues, intitulé « Je vais chercher mon herbe comme j’irais acheter ma

baguette de pain »182

. La consommation de substances illicites est une réalité, bien qu’elle

soit interdite et poursuivie pénalement dans les sociétés modernes. Aujourd’hui, fumer un

joint est devenu un acte banal dans toutes les couches de la société ; dans une moindre

180

The Wire, saison 1, épisode 1, « The Target » (HBO, 2002) 181

Libération, « La prohibition ne fonctionne pas : 90% des drogues circulent sans problème », 20 janvier

2011, questions-réponses avec Michel Henry 182

Le Monde, « Je vais chercher mon herbe comme j'irais acheter ma baguette de pain », 11 mai 2014, par

Nicolas Bastuck, Laetitia Clavreul et Luc Leroux

Page 80: Les entreprises criminelles de la drogue : de la ... · nombre de pays européens ont alors fait le choix dintégrer la prostitution et le trafic de ... Au-delà de cette définition

80

mesure, avaler une pilule d’ecstasy ou sniffer de la cocaïne se développe également dans

une partie de la société. Plus qu’une banalisation, on pourrait même parler de

démocratisation dans le sens où la consommation n’est plus le fait des musiciens de jazz

décrits par Howard Becker183

ou d’autres milieux fermés (marginaux, milieu artistique,

industrie du spectacle). Désormais, les usagers de la drogue représentent une grande

diversité de catégories sociales184

.

Ce constat est particulièrement vrai pour les drogues douces comme le cannabis.

Comme le montre le tableau ci-dessous, le cannabis est une sorte de drogue intermédiaire,

moins consommée que les drogues classiques (alcool, tabac) mais beaucoup plus populaire

que les psychotropes. En 2013, 13,4 millions de français avait déjà essayé le cannabis, soit

un cinquième de la population. Cette statistique devrait largement progresser avec le

renouvellement générationnel : 41,5% des jeunes de 17 ans ont expérimenté le cannabis et

6,5% sont des fumeurs réguliers185

. Dès lors, le cannabis est un phénomène social tant sa

consommation s’est diffusée à l’intérieur de la population, y compris chez les plus jeunes.

Alcool

Tabac

Cannabis

Cocaïne

Ecstasy

Héroïne

Expérimentateurs

44,4 M 35,5 M 13,4 M 1,5 M 1,1 M 500 000

… dont usagers

dans l’année 41,3 M 15,8 M 3,8 M 400 000 150 000 //

… dont usagers

réguliers 5 M 13,4 M 550 000 // // //

Tableau 5. La consommation de substances psychoactives

en France métropolitaine parmi les 11-75 ans (2013)186

De leur côté, les autres stupéfiants – poppers, cocaïne, champignons hallucinogènes,

ecstasy, solvants, LSD, amphétamine, héroïne – font encore l’objet d’un marché de niche

par rapport au cannabis. Leur expérimentation reste assez faible dans la société puisqu’elle

est toujours inférieure à 5% de la population. L’usage au moins une fois dans l’année est

encore plus rare puisqu’il se situe en-dessous de 1% pour les différentes substances

psychoactives citées. On tombe même à 0,2% de consommation annuelle pour des

substances particulièrement dangereuses comme l’héroïne ou les amphétamines187

.

183

Howard S. BECKER, Outsiders, op. cit. 184

Michel KOKOREFF, La drogue est-elle un problème ?, p. 23 185

OFDT, « Drogues, chiffres clés. 5ème édition », op. cit. 186

Ibid. 187

Ibid.

Page 81: Les entreprises criminelles de la drogue : de la ... · nombre de pays européens ont alors fait le choix dintégrer la prostitution et le trafic de ... Au-delà de cette définition

81

Lorsque l’on parle de démocratisation et de fait social, il est donc principalement fait

référence au cannabis.

Comme le souligne justement Michel Kokoreff, « dès lors que l’usage de drogues

illicites devient un phénomène social de masse, on ne peut plus se contenter de penser en

termes de pathologie, de déviances ou de désordres »188

. La consommation du cannabis est

une réalité profondément ancrée dans la société. On ne peut plus continuer à mener une

politique répressive qui punit les usagers de cannabis (peine d’un an de prison théorique)

tellement sa consommation est importante dans la société. Kokoreff parle d’une triple

hypocrisie : sociale, pénale et sanitaire189

.

L’hypocrisie sociale, nous venons juste d’en parler : le cannabis constitue une

consommation de masse dans la société. Comme l’explique Antoine Maurice, responsable

EELV à Toulouse qui s’appuie probablement sur les mêmes chiffres de l’OFDT, le nombre

de consommateurs de cannabis à titre expérimental a été multiplié par plus de 100 depuis

1970, et ce malgré une politique répressive élargie : « Un des paradoxes des lois

prohibitionnistes est que moins elles parviennent à enrayer la progression de la demande,

plus elles sont défendues par ceux et celles qui ont été convaincus qu’elles protégeraient

les populations les plus vulnérables ». La consommation est une réalité dans la société

avec plus de 13 millions d’usagers, dont 1,5 millions de réguliers (500 000 personnes

quotidiennement)190

.

Concernant l’hypocrisie sanitaire, cela signifie que les stupéfiants ne sont pas plus

dangereux que l’alcool ou la cigarette. En fait, en analysant les chiffres en profondeur, on

se rend compte que cette drogue est indiscutablement moins dangereuse : le tabac est

responsable de 50 000 morts par an, l’alcool 70 000 morts et les stupéfiants moins de 800

morts. « Pendant quarante ans l'approche prohibitionniste a conforté les attitudes

discriminatoires entre usagers de produits illicites et usagers de produits licites (alcool,

tabac, médicaments psychotropes) » souligne Antoine Maurice.

188

Michel KOKOREFF, La drogue est-elle un problème ?, p. 47 189

Ibid., p. 219 190

Voir annexe 3

Page 82: Les entreprises criminelles de la drogue : de la ... · nombre de pays européens ont alors fait le choix dintégrer la prostitution et le trafic de ... Au-delà de cette définition

82

Décès par an

Remarques

Alcool 49 048191

Causes principales : cancers de l’appareil digestif,

maladies cardiovasculaires

Tabac 73 000192

Causes principales : cancers (principalement du

poumon), maladies cardiovasculaires et respiratoires

Stupéfiants

env. 800193

60 fois moins que l’alcool, 90 fois moins que le tabac

… dont

cannabis 170 à 190

Causes principales : accidents de la route (le risque

est multiplié par 2, voire par 14 si polyconsommation

avec de l’alcool)

… dont

opiacés env. 600

Causes principales : surdoses (392), VIH/Sida (75),

hépatites B et C (une centaine de cas)

Tableau 6. Mortalité comparative de l’alcool, du tabac et des stupéfiants en France

En outre, concernant le cannabis, les 170 à 190 décès par an liés à cette drogue

seraient évitables en jouant davantage sur la prévention puisqu’ils sont tous imputables à

des accidents de la route. En effet, contrairement aux opiacés, la marijuana ne provoque

pas d’intoxication (surdoses) et son mode de consommation (fumer un joint) n’entraîne pas

la transmission de maladies sanguines comme c’est le cas du sniff ou des injections par

seringue. Au final, le cannabis fait beaucoup moins de morts que le tabac et l’alcool. Si

cette position est largement relayée depuis plusieurs années par le milieu universitaire,

l’idée commence également à germer chez les hommes politiques. En janvier 2014, au

moment de la légalisation au Colorado, le président américain Barack Obama déclarait que

le cannabis n’était pas plus dangereux que l’alcool ou le tabac, il avouait même avoir

consommé des joints lorsqu’il était adolescent194

:

“As has been well documented, I smoked pot as a kid, and I view it as a bad habit and a

vice, not very different from the cigarettes that I smoked as a young person up through a

big chunk of my adult life. I don't think it is more dangerous than alcohol in terms of its

impact on the individual consumer.”

On retrouve donc une double hypocrisie à la fois sociale et sanitaire. Il reste à voir le

troisième type identifié par Michel Kokoreff, l’hypocrisie pénale.

191

OFDT, « Drogues et addictions, données essentielles », op. cit., p. 93 (données : 2009) 192

Ibid., p. 101 (données : 2004) 193

Ibid., p. 105 (données : 2010) 194

Reuters, « Obama: pot 'a vice' but no more dangerous than alcohol », 19 janvier 2014

Page 83: Les entreprises criminelles de la drogue : de la ... · nombre de pays européens ont alors fait le choix dintégrer la prostitution et le trafic de ... Au-delà de cette définition

83

2. Guerre des gangs et hyper criminalité, l’exemple du Mexique

Nous venons de le voir, la politique répressive est inefficace. Les drogues font l’objet

d’une consommation de masse dans les sociétés face à laquelle il est difficile de lutter

(hypocrisie sociale) et elles ne sont pas si dangereuses pour les consommateurs (hypocrisie

sanitaire). En allant plus loin, on pourrait dire que la politique répressive n’est pas

seulement inefficace, elle est aussi contre-productive : c’est l’hypocrisie pénale. Le cas du

Mexique est particulièrement évocateur pour illustrer ces propos.

70 000. C’est le nombre de morts liés au trafic de drogue au Mexique en seulement six

années, entre 2007 et 2012195

. Pourtant, cette période correspond à l’une des politiques

répressives les plus importantes de l’histoire du narcotrafic. Elu en décembre 2006

président du Mexique, Felipe Calderón a fait de la lutte contre les narcotrafiquants la

priorité dès son élection au nom de la sécurité nationale. Aidé financièrement par les Etats-

Unis dans le cadre de l’initiative Mérida196

, le nouveau président mexicain en a profité

pour fortement accentuer la politique anticriminelle commencée par son prédécesseur

Vicente Fox. A la fin de son mandat, Felipe Calderón aura mobilisé plus de 400 000

policiers et 50 000 militaires sur tout le territoire pour lutter contre le narcotrafic. Cette

stratégie offensive a permis des saisies et des arrestations record. Il est possible de citer

quelques chiffres impressionnants : 400 millions de dollars saisis, 6 500 tonnes de

cannabis, 100 tonnes de cocaïne, 950 kilos d’héroïne, 7 000 armes et 90 000 arrestations. A

cela, il faut ajouter la purge massive des services administratifs avec les renvois d’officiers

de police et de responsables politiques suspectés de corruption197

.

Toutefois, dans la réalité, le bilan n’est pas aussi positif que les chiffres précédents le

laisse paraître. En effet, la politique anticriminelle s’est traduite par un renforcement des

tensions entre cartels et autorités. Les affrontements entre l’armée et les cartels ont ainsi

conduit à cette statistique effrayante de 70 000 morts en six ans. Cela en fait tout

simplement le conflit le plus meurtrier dans le monde sur cette période198

. Malgré certains

succès indéniables, le cas mexicain témoigne de l’échec de la politique répressive.

195

Le Monde, « Mexique, la spirale de la barbarie », 23 août 2012 196

L’Initiative Mérida est une aide financière lancée en octobre 2007 par les Etats-Unis pour lutter contre les

cartels de la drogue au Mexique en Amérique latine. Le Mexique a récupéré 40% des fonds, soit 1,3 milliards

de dollars. 197

Agathe PIQUET, Les politiques répressives face aux systèmes criminels transnationaux. L’exemple de

l’Amérique latine, op. cit., p. 151 198

Kevin CHALTON, La narco-criminalité au Mexique, Paris : Editions du Cygnes, 2013, p. 39

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84

Comment se fait-il que la politique aux moyens exceptionnels de Felipe Calderón n’ait pas

permis de mettre fin au trafic de stupéfiants au Mexique ? Toute simplement, parce que la

guerre était perdue d’avance.

En premier lieu, il convient de revenir sur la position géostratégique du Mexique.

Comme nous l’avons vu précédemment au cours de ce mémoire, le pays est une véritable

plaque tournante de la drogue. D’une part, il s’agit d’un pays producteur de drogues en

raison de son climat favorable, le Mexique bénéficie d’un savoir-faire reconnu pour la

marijuana, le pavot (héroïne) et les métamphétamines. D’autre part, c’est aussi un pays de

transit de la cocaïne de la zone andine (Bolivie, Colombie, Pérou) vers les Etats-Unis. Au

total, 90% des drogues en circulation aux Etats-Unis, premier consommateur mondial, sont

produites ou acheminées via le Mexique199

. Il n’y a qu’à regarder les deux cartes en

annexes répertoriant l’ensemble des laboratoires, des villes de transit ainsi que les routes

commerciales terrestres, aériennes et maritimes pour comprendre que le pays est gangréné

par le trafic de drogue200

. Répartis sur l’ensemble du territoire mexicain, les cartels de la

drogue se livrent alors une guerre féroce pour la conquête du marché américain ; il en

résulte une hyper criminalité (violence, meurtres) et une corruption maximale dans toutes

les sphères de la société – fonctionnaires, policiers, militaires, Etat, justice201

. En fait, les

cartels se disputent le marché illégal de la drogue avec des méthodes tout aussi illégitimes.

Le cartel de Juarez, porte d’entrée vers les Etats-Unis, constitue un exemple

intéressant. Ciudad Juarez est tout simplement devenu la capitale mondiale du crime. En

2008, le taux d’homicide était de 130 morts pour 100 000 habitants, soit 3 000 morts par

an. A titre de comparaison, une ville comme Bagdad était trois fois moins violente à la

même époque (40 morts pour 100 000 habitants). Ce qui est incroyable, c’est que la ville

de Juarez est voisine à celle d’El Paso au Texas, juste de l’autre côté de la frontière et du

Rio Bravo, qui a été élue ville la plus sûre des Etats-Unis deux années consécutives en

2010 et 2011. En fait, la violence est tellement concentrée à Juarez et les cartels ne voulant

surtout pas attirer l’attention du gouvernement américain, El Paso s’en retrouve être une

ville totalement sûre alors qu’elle est jumelle à la capitale mondiale du crime202

.

199

Le Monde, « Les tentaculaires cartels mexicains », 5 novembre 2013, par Frédéric Saliba 200

Voir annexe 8 201

Alain LABROUSSE, Dictionnaire géopolitique des drogues. La drogue dans 134 pays : productions,

trafics, conflits, usages, Bruxelles : De Boeck, 2003, p. 439 202

Le Monde, « Cartels mexicains : le jeu trouble des autorités », 30 mars 2012, par Rémy Ourdan

Page 85: Les entreprises criminelles de la drogue : de la ... · nombre de pays européens ont alors fait le choix dintégrer la prostitution et le trafic de ... Au-delà de cette définition

85

Cela montre à quel point il est difficile de lutter contre la criminalité. La politique

répressive de Calderón, en mobilisant jusqu’à 400 000 policiers et 50 000 militaires sur

l’ensemble du territoire, s’est prouvée totalement contre-productive en renforçant les

tensions avec les cartels en en conduisant à faire plus de 70 000 morts en six ans. Elle est

aussi très hypocrite dans le sens où personne n’a intérêt à ce que le Mexique ne mette fin

au narcotrafic. C’est en tout cas ce que confiait Nicolas Foucras, enseignant-chercheur au

TEC de Monterrey203

: « On ne peut pas lutter contre les cartels. D’abord parce qu’ils sont

trop importants, ensuite parce que le gouvernement mexicain ne le souhaite pas ». Nicolas

Foucras précisait que les activités générées par les narcotrafiquants représenteraient 20 à

30 milliards de dollars, dont une partie conséquente est utilisée pour le financement des

partis politiques mexicains et des campagnes électorales du voisin américain.

De son côté, Jean-François Boyer parle de « guerre perdue contre la drogue » dans son

ouvrage éponyme pour souligner cette hypocrisie de l’Etat mexicain204

. Boyer s’appuie

notamment sur un rapport des renseignements militaires mexicains (CIAN), daté du 2

septembre 1995 et signé par le général ministre de la Défense nationale. Celui-ci révèle un

accord inédit entre l’Etat mexicain et les cartels, les deux parties s’engageant à investir les

revenus de la drogue dans l’économie nationale alors en pleine restructuration dans le

contexte de l’entrée du Mexique en 1994 dans l’Alena, la zone de libre-échange nord-

américaine205

. En contrepartie, la police et l’armée du « narco-Etat » fermaient les yeux ;

les deux parties s’engageaient également à la non violence et à d’éventuelles arrestations

occasionnelles pour satisfaire les Etats-Unis206

. Si la recrudescence des violences montre

que l’accord n’a pas été pleinement respecté au tournant des années 2000 et l’arrivée au

pouvoir de Vincente Fox, cela explique malgré tout aujourd’hui l’implantation tentaculaire

des cartels de la drogue au Mexique.

Voilà ce que l’on pouvait dire pour résumer le cas mexicain. Autres exemples

intéressants, on aurait tout aussi bien pu parler de la Colombie ou même de la ville de

Marseille pour le cas européen. Cette dernière fait régulièrement la une de l’actualité

203

Echanges informels avec Nicolas Foucras à la suite d’une conférence sur l’émergence en Amérique latine,

organisée à l’Institut d’études politiques de Toulouse en avril 2014 204

Jean-François BOYER, La guerre perdue contre la drogue, Paris : La Découverte, 2001, 349 pages 205

Dans ce contexte de transition vers une économie libérale, les Etats-Unis et le Canada imposaient au

Mexique toute une série de mesures coûteuses : décollectivisation des terres, privatisation des entreprises

nationales, etc. 206

Jean-François BOYER, La guerre perdue contre la drogue, op. cit., pp. 102-118

Page 86: Les entreprises criminelles de la drogue : de la ... · nombre de pays européens ont alors fait le choix dintégrer la prostitution et le trafic de ... Au-delà de cette définition

86

française pour ses multiples règlements de compte (plus d’une centaine depuis 2010207

) et

montre que la criminalité n’est pas seulement le fait des pays en développement. En fin de

compte, on retient ici l’échec de la politique répressive, qualifiée de war on drugs dans les

pays anglophones : la guerre à la drogue n’empêche pas le trafic ni la consommation

massive, tandis qu’elle amplifie les risques sociaux et sanitaires (transmission de maladies,

hyper criminalité) et coûte des milliards à la société. Devant ce constat, le milieu

universitaire et les politiques ont réfléchi ces dernières années à de nouveaux instruments.

De manière paradoxale, la libéralisation apparaît aujourd’hui comme le meilleur moyen

pour contrôler la consommation et le trafic des drogues.

II. La libéralisation des drogues et la nouvelle priorité donnée à la prévention

Face à l’échec de la politique répressive, que faire ? En 2009, trois anciens présidents

de pays en Amérique latine, Fernando Henrique Cardoso (Brésil, 1995-2003), César

Gaviria (Colombie, 1990-1994) et Ernesto Zedillo (Mexique, 1994-2000), ont écrit un

plaidoyer dans le Wall Street Journal pour proposer de nouvelles solutions208

:

“The war on drugs has failed. And it's high time to replace an ineffective strategy with

more humane and efficient drug policies. (…)

Prohibitionist policies based on eradication, interdiction and criminalization of

consumption simply haven't worked. Violence and the organized crime associated with the

narcotics trade remain critical problems in our countries. (…)

In this spirit, we propose a paradigm shift in drug policies based on three guiding

principles: reduce the harm caused by drugs, decrease drug consumption through

education, and aggressively combat organized crime. To translate this new paradigm into

action we must start by changing the status of addicts from drug buyers in the illegal

market to patients cared for by the public-health system.

We also propose the careful evaluation, from a public-health standpoint, of the possibility

of decriminalizing the possession of cannabis for personal use. Cannabis is by far the most

widely used drug in Latin America, and we acknowledge that its consumption has an

adverse impact on health. But the available empirical evidence shows that the hazards

caused by cannabis are similar to the harm caused by alcohol or tobacco.”

207

La Provence, « Règlements de compte à Marseille » (carte interactive), dernière consultation en mai 2015 208

The Wall Street Journal, « The war on drug is a failure », 23 février 2009, par Fernando H. Cardoso,

César Gaviria et Ernesto Zedillo

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87

Le constat que tirent les trois anciens présidents est simple : la guerre contre la drogue

est un échec. Cette analyse est basée sur le regard depuis trente ans de la politique

répressive en Colombie et au Mexique, comme nous l’avons vu précédemment pour ce

dernier cas. C’est pourquoi ils proposent un changement de paradigme dans la lutte contre

les drogues en s’attaquant aux origines du problème, la consommation. Plutôt que de

regarder les consommateurs comme des criminels, les anciens dirigeants sud-américains

expliquent qu’il faut les considérer comme un problème de santé publique. Autrement dit,

cela ne sert à rien de les arrêter ou de les enfermer en prison mais qu’il faut davantage les

encourager à la réduction de leur propre consommation. F. H. Cardoso, C. Gaviria et E.

Zedillo appellent explicitement à l’abandon de la politique anticriminelle vis-à-vis des

consommateurs au profit d’une politique préventive fondée sur la décriminalisation du

cannabis. Depuis quelques années, la libéralisation des drogues apparaît comme un nouvel

instrument pour mieux contrôler leur circulation et leur consommation. Dans ce nouveau

modèle, la prévention l’emporte sur la répression même si une politique agressive doit

évidemment continuer à être menée en parallèle contre les organisations criminelles – mais

elle n’est plus la priorité.

1. Décriminalisation, réglementation, légalisation : les nouveaux instruments

de lutte contre les drogues

Quand on parle de libéralisation des drogues, il est souvent question des drogues

douces, à savoir le cannabis/marijuana. Nous renvoyons ici au tableau présenté

précédemment sur la mortalité des drogues209

: le cannabis est moins dangereux que les

drogues majeures telles que la cocaïne, l’héroïne ou l’ecstasy dans le sens où sa

consommation ne provoque pas d’overdose ou de transmission sanguine de maladies (VIH,

hépatites). Toutefois, le cannabis n’est pas la seule drogue à faire actuellement l’objet d’un

débat et les exemples étrangers témoignent du succès de la décriminalisation et de la

réglementation de toutes les drogues.

Quels sont alors les outils pour la libéralisation les drogues ? Les solutions alternatives

sont largement détaillées dans de nombreux ouvrages et articles scientifiques. Aujourd’hui,

209

Voir page 82

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88

si la législation française en matière de lutte contre les drogues est l’une des plus dures en

Europe, d’autres pays se sont tournés vers la libéralisation tandis que la France continuait à

renforcer les lois répressives, en particulier sous la présidence de Nicolas Sarkozy et la

« tolérance zéro » à partir 2007. Lorsque l’on regarde les exemples étrangers, on observe

que plusieurs degrés existent dans la libéralisation de l’usage récréatif210

: certains pays ont

dépénalisé les drogues douces et dures, d’autres ont régularisé le commerce dans des

endroits spécifiques (coffee shop, clubs sociaux, salles de shoot), enfin des pays comme

l’Uruguay et les Etats-Unis se tournent vers la légalisation. Nous allons revenir sur ces

nouvelles solutions qui se substituent de plus en plus aux politiques répressives dans les

pays occidentaux et d’Amérique latine.

a. La décriminalisation ou dépénalisation

La décriminalisation signifie que les offenses liées à la consommation de drogue ne

sont plus poursuivies au pénal, c’est pour cela qu’on parle aussi de dépénalisation. Pour

autant, cela ne veut pas dire que les drogues sont légales dans la société. Par exemple,

lorsqu’une personne est prise avec une quantité raisonnable pour sa consommation

personnelle (les quantités varient selon les drogues et les pays), elle ne fait pas l’objet

d’une arrestation ou d’une peine de prison. Si quelques pays comme la Belgique et les

Pays-Bas ont entièrement décriminalisés, c’est-à-dire que les consommateurs ne font

l’objet d’aucune sanction, la plupart continuent à appliquer des sanctions légères

(amendes) non plus pour punir mais pour décourager la consommation211

. En 2012, on

retrouvait la décriminalisation dans 21 pays : Argentine, Arménie, Belgique, Brésil, Chili,

Colombie, République Tchèque, Estonie, Allemagne, Italie, Mexique, Pays-Bas, Paraguay,

Pérou, Pologne, Portugal, Russie, Espagne, Uruguay ainsi que l’Australie et les Etats-Unis

dans certains Etats212

.

Dans cette liste, le Portugal est probablement l’un des meilleurs exemples de réussite.

En 2001, il est devenu le premier pays européen à décriminaliser la consommation

210

Anne COPPEL, Olivier DOUBRE, Drogue : sortir de l’impasse. Expérimenter des alternatives crédibles à

la prohibition, Paris : La Découverte, 2012, pp. 139-202 (Chapitre 5 : Ce que nous savons), pp. 225-268

(Chapitre 8 : Ce que nous voulons) 211

The Economist, « The difference between legalisation and decriminalisation », 18 juin 2014 212

Release, « A Quiet Revolution: Drug Decriminalisation Policies in Practice Across the Globe », juillet

2012, p. 4

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personnelle pour toutes les drogues, douces et dures. Ce système repose notamment sur

deux volets principaux213

:

- En premier lieu, on trouve un volet préventif reposant sur des investissements

massifs pour la prévention des risques liés à la consommation : campagnes de

sensibilisation dans les écoles, multiplication des centres d’accueil pour

toxicomanes (qui fournit notamment des seringues propres), création d’unités de

santé mobile, programme de prescriptions, etc. ;

- Ensuite, la politique préventive est accompagnée d’un volet répressif fondé sur des

sanctions mineures. Par exemple, on note la mise en place de limites de

consommation : 25 grammes pour le cannabis, 1 gramme pour la MDMA/ecstasy,

2 grammes pour la cocaïne, 1 gramme pour l’héroïne, etc. En dessous de cette

limite, les usagers font l’objet d’un simple rappel à la loi, parfois d’une amende (de

25 et 150 euros selon les substances) voire d’un retrait de permis si nécessaire. Ce

n’est qu’au dessus de la limite de consommation que l’acte est considéré comme

grave, par conséquent passible de poursuites pénales. Dans chacun des 18 districts

du Portugal, une commission de dissuasion, la Comissões para a Dissuasão da

Toxicodependência (CDT), est chargée d’appliquer les sanctions.

Cette politique s’est traduite par un véritable succès en termes de santé publique.

Après dix ans, la consommation de drogues a stagné dans la société et la consommation a

même décliné chez les plus jeunes grâce à une meilleure prévention. Pour la tranche d’âge

15-24 ans, la consommation de cannabis est aujourd’hui l’une des plus faibles d’Europe.

En outre, le nombre d’usagers problématiques des drogues a été réduit de moitié entre le

début des années 1990 et 2012 pour s’établir à 50 000 personnes. Cela a eu un effet

bénéfique sur la transmission de maladies, les cas de VIH ont été divisé par trois (de 907

en 2000 à 267 en 2008) et ceux du Sida par quatre (de 505 à 108 sur la même période)214

.

Si ces données sont toujours élevées par rapport aux standards internationaux, il faut dire

que le Portugal partait de très loin. Il s’agit d’une large réussite en matière de santé

publique, cela d’autant plus que le nombre de délits et d’incarcération sont trois fois moins

importants depuis la décriminalisation en 2001215

.

213

Cato Institute, « Drug Decriminalization in Portugal: Lessons for Creating Fair and Successful Drug

Policies », 2009, pp. 3-6 214

Release, « A Quiet Revolution: Drug Decriminalisation Policies in Practice Across the Globe », op. cit.,

p. 28 215

Ibid., p. 29

Page 90: Les entreprises criminelles de la drogue : de la ... · nombre de pays européens ont alors fait le choix dintégrer la prostitution et le trafic de ... Au-delà de cette définition

90

Au final, la politique de décriminalisation des drogues, actuellement présente dans une

vingtaine de pays dans le monde, est une première étape efficace vers la libéralisation et

témoigne du changement de paradigme en insistant davantage sur la prévention que sur le

volet répressif.

b. La régulation

La régulation des drogues constitue une nouvelle étape dans la libéralisation. Elle va

plus loin que la dépénalisation puisqu’elle ne se contente pas de « fermer les yeux » devant

la consommation personnelle mais l’autorise officiellement dans des endroits spécifiques et

réglementés. Dans ce système, on se rapproche progressivement d’une légalisation, à la

différence près que la consommation n’est pas autorisée n’importe où dans le pays. Trois

exemples sont intéressants ici pour présenter la régulation des drogues, les Pays-Bas et

l’Espagne pour le cannabis ainsi que la Suisse pour l’héroïne.

Aux Pays-Bas et en Espagne, on retrouve des lieux spécifiques dans lesquels il est

possible de fumer de la marijuana sans encourir la moindre sanction. Ce sont les coffee

shop et les clubs sociaux cannabiques.

Concernant les Pays-Bas, il s’agit d’un pays pionner en matière de décriminalisation

puisque la consommation est officiellement tolérée depuis 1976 dans les coffee shop. Il

s’agit de magasins spécialisés qui autorisent la consommation de cannabis et fonctionnent

sur le même modèle qu’un bar avec une carte des produits disponibles, des serveurs

professionnels. La consommation dans ces endroits est encadrée par des règles strictes :

avoir 18 ans, pas de drogues dures (uniquement le cannabis) et un maximum de 5 grammes

par jour et par personne. Aujourd’hui, un quart des villes hollandaises accueillent au moins

un coffee shop216

.

De son coté, l’Espagne fait également office de pays novateur puisque la

décriminalisation est officielle depuis 1982, reconnue même avant les Pays-Bas par la

Cour Suprême dès 1974. Néanmoins, l’apparition d’endroits spécifiques est beaucoup plus

récente. Au tournant des années 2000, il s’est développé tout une série de clubs, les

Asociacion de consumidores de cannabis. Ce sont des associations à but non lucratif qui

gèrent la production de cannabis et proposent la consommation à leurs membres, un peu

216

Ibid., p. 25

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91

comme une sorte de jardin communautaire. A l’heure actuelle, il existe environ 300 clubs

sociaux cannabiques en Espagne ouverts aux personnes majeures217

.

En Suisse, on retrouve un système plus original qui permet de mettre en évidence que

la libéralisation des drogues ne concerne pas seulement les drogues douces. Si les

helvétiques ont refusé la dépénalisation du cannabis par référendum, ils ont néanmoins

accepté à 65% la distribution médicale d’héroïne dans des salles d’injection supervisée en

2008218

. Cette politique était déjà menée dans certaines fédérations depuis le milieu des

années 1980, il s’agit désormais d’une approbation nationale devant les succès importants

au niveau des fédérations. Entre 1991 et 2007, le nombre de décès par overdose a été divisé

par trois tandis que les infections de type VIH/Sida ont baissé de 60%.

A l’origine de cette politique, on retrouve l’échec de la zone franche de Platzspitz. Le

parc de Platzspitz, surnommé « Needle-Park » (parc des aiguilles), était une scène ouverte

expérimentale à Zurich où les héroïnomanes pouvaient se droguer librement entre 1987 et

1992. L’idée initiale était de déplacer toute la consommation dans un endroit spécifique

pour ne plus avoir à perdre son temps dans la lutte contre les drogues et mieux prévenir les

risques (seringues propres, overdoses). Dans la réalité, cette zone franche s’est traduite par

un échec socio-économique avec la concentration des problèmes et la diffusion perverse de

l’image d’un « paradis » pour se shooter librement chez les usagers problématiques de

drogues. C’est à la suite de cet échec que ce sont développés les dispositifs médicaux

encadrés en Suisse219

.

Les salles de shoot, ou salles de consommation à moindre risque (SCMR) dans le

milieu médical, constituent des structures d’accueil performantes qui offrent la possibilité à

des usagers dépendants de consommer dans de meilleures conditions (éviter les overdoses

ou la transmission du VIH, des hépatites). Ces structures ne sont en aucun cas des lieux de

défonce libre où la société fermerait les yeux ; la distribution médicale d’héroïne est

réservée aux toxicomanes qui ont échoué à plusieurs reprises dans les thérapies de sevrage

classique, soit environ 1 300 personnes en Suisse220

. Le choix s’inscrit directement dans la

politique helvétique des quatre piliers en matière de lutte contre les drogues (prévention,

217

Ibid., p. 32-33 218

Le Monde, « Les Suisses avalisent par référendum la prescription d'héroïne à certains toxicomane »,

1er

décembre 2008 219

Anne COPPEL, Olivier DOUBRE, Drogues : sortir de l’impasse, op. cit., pp. 234-235. A noter que la

saison 3 de The Wire est librement inspirée du parc de Platzspitz avec le quartier fictif d’Hamsterdam ; on y

retrouve les mêmes conséquences que dans la réalité (concentration de la pauvreté, overdoses, délinquance,

violences, etc.). 220

Le Monde, « Les Suisses avalisent par référendum la prescription d'héroïne », op. cit.

Page 92: Les entreprises criminelles de la drogue : de la ... · nombre de pays européens ont alors fait le choix dintégrer la prostitution et le trafic de ... Au-delà de cette définition

92

thérapie, réduction des risques et répression). On se situe ici dans une logique transversale

qui réunit les trois premiers piliers, l’idée est d’accompagner une minorité de toxicomanes

qui n’arrivent pas à décrocher en créant du lien social et en proposant un suivi médical

avec une population marginalisée221

. Devant le succès en matière de santé publique, ces

salles supervisées se sont par la suite développées dans d’autres pays : l’Allemagne et les

Pays-Bas accueillent actuellement une vingtaine de SCMR, les salles sont aussi

expérimentées en Espagne, en Norvège, au Danemark, au Luxembourg, en Australie ou au

Canada222

.

La régulation est donc un deuxième outil pour la libéralisation des drogues. Elle

constitue une politique intéressante dans la mesure où elle montre qu’il est possible

d’organiser un marché régulé du cannabis ou même d’une drogue majeure comme

l’héroïne pour mieux atteindre les objectifs de santé publique. Comme le résume le

journaliste pro-libéralisation Michel Henry, « l’idée n’est pas de vendre du cannabis dans

les supermarchés mais de le rendre disponible uniquement dans certains endroits bien

précis, sans publicité, sans marques »223

.

c. La légalisation

Enfin, l’étape ultime de la libéralisation des drogues réside dans la légalisation, qu’il

s’agisse de la consommation ou du trafic. Nous l’avons vu au début de cette partie, la

légalisation a gagné du terrain sur le continent américain au tournant de l’année 2014, que

ce soit au niveau fédéré aux Etats-Unis ou au niveau national en Uruguay.

Il semble pertinent d’effectuer quelques rappels essentiels sur le cas uruguayen, dont

la loi sur la légalisation du cannabis a été adoptée en décembre 2013 et officiellement mis

en œuvre à partir de mai 2014224

. Celle-ci se caractérise notamment par trois mesures

principales : la prise en main par l’Etat de toute la chaîne de production, de la culture

agricole à la distribution finale ; la consommation surveillé par le Ministère de la Santé

Publique grâce à des bases de données statistiques qui répertorient les achats ;

221

Pierre CHAPPARD, Jean-Pierre COUTERON, Salle de shoot. Les salles d’injection supervisée à l’heure

du débat français, Paris : La Découverte, 2013, p. 20 222

Ibid., p. 36 223

Libération, « La prohibition ne fonctionne pas : 90% des drogues circulent sans problème », op. cit. 224

Voir page 68

Page 93: Les entreprises criminelles de la drogue : de la ... · nombre de pays européens ont alors fait le choix dintégrer la prostitution et le trafic de ... Au-delà de cette définition

93

l’autorisation d’une production domestique dans la limite de six plants par an et par

personne. Autrement dit, pour la première fois au monde, le cannabis circule librement sur

tout le territoire national. Plus que jamais, les drogues douces constituent une marchandise

comme une autre étant donné que la production (étatique et domestique), la vente et la

consommation sont pleinement autorisées en Uruguay. On avait vu dans la première partie

de ce mémoire la professionnalisation des entreprises de la drogue qui déployaient des

stratégies organisationnelles et marketing, la légalisation de l’ensemble du trafic de

cannabis – culture, transformation, transport, distribution – peut être vue comme l’étape

ultime de la professionnalisation de cette activité.

En fait, comme expliqué précédemment, la légalisation est décrite comme « la moins

mauvaise des solutions » dans des pays comme l’Uruguay ou les Etats-Unis qui se sont

heurtés dans leur histoire récente à l’échec de la guerre à la drogue225

. Devant le constat

d’inefficacité de la politique répressive et dans la continuité des politiques de

décriminalisation et de régulation, la légalisation a pour objectif de garantir la santé

publique tout en mettant fin à l’hyper criminalité des gangs et des cartels de la drogue.

D’une part, le contrôle étatique de l’ensemble de la chaîne de production permet d’assurer

l’objectif de santé publique, à la fois en proposant un produit de meilleur qualité aux

consommateurs et à travers l’instauration d’un contrôle ministériel. D’autre part, la fin de

la prohibition permet d’affaiblir considérablement l’économie parallèle, par conséquent

l’hyper criminalité des organisations illégales. De la même manière que la fin de la

Prohibition en 1933 aux Etats-Unis avait mis fin au trafic illégal d’alcool par les mafias en

quelques semaines, la légalisation du trafic de drogue remettrait en cause l’existence des

trafiquants du marché noir226

.

Cela est d’autant plus vrai que la légalisation est synonyme de nouvelles recettes

fiscales. Si le produit est légal, cela signifie qu’il fait l’objet d’une taxe sur la valeur

ajoutée (TVA) comme n’importe quelle marchandise. L’alcool et le tabac rapportent

respectivement 6 et 14 milliards d’euros, nul doute que la légalisation des drogues devrait

rapporter des sommes conséquentes. En France, compte tenu de la consommation actuelle

de cannabis, on estime les recettes entre 1,3 et 1,8 milliards d’euros selon les scénarios,

incluant les économies réalisées avec la fin de la politique répressive vis-à-vis des

225

The Economist, « Failed states and failed policies. How to stop the drug wars », 5 mars 2009 226

Michel HENRY, Drogues : Pourquoi la légalisation est inévitale, Paris : Denoël, 2011, pp. 14-15

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consommateurs (baisse de 90% du budget répressif avec la réduction considérable des frais

de police, de justice et d’incarcération)227

. Cela représente autant d’argent qui doit être

réinvesti pour mener des campagnes de prévention.

Par exemple, au Colorado, l’achat de cannabis est taxé à 30% dans les nouveaux

magasins de distribution. Conformément à la volonté des électeurs lors du référendum de

2012 sur la légalisation, les premiers 40 millions de dollars récoltés grâce aux taxes seront

réinvestis dans l’enseignement228

. Désormais, l’argent de la drogue ne sert plus à financer

la guerre des gangs mais les écoles et les centres de prévention. On observe la mise en

place d’un cercle vertueux : la légalisation des drogues permet de multiplier les ressources

financières (entrées d’argent avec les taxes, économies avec moins de répression) qui sont

nécessaires pour financer une politique de prévention efficace. Les exemples précédents du

Portugal (décriminalisation de toutes les drogues) et de la Suisse (salles de consommation

à moindre risque) ont montré statistiquement les succès qu’il est possible d’atteindre à

travers une meilleure prévention.

Ainsi, la légalisation constitue une opportunité réelle. Ce nouvel instrument paradoxal

– lutter contre les drogues en autorisant leur production et leur consommation – est

reconnu depuis longtemps dans les champs universitaire et médical et commence

aujourd’hui à se diffuser dans la sphère politique au tournant de l’année 2014. Les cas de

l’Uruguay et de certains Etats américains nous montrent l’évolution du paradigme en

passant d’une politique principalement répressive à une nouvelle politique fondée sur la

libéralisation et la prévention. L’objectif de santé publique est toujours le même mais les

moyens changent ; c’est légaliser pour mieux contrôler.

2. La légalisation inévitable du cannabis en France, mais pour quand ?

La path dependence du politique

D’une manière générale, cette partie n’a pas pour objet de prendre parti pour ou contre

la légalisation, elle est l’observation objective d’une situation. Aujourd’hui, tout porte à

croire que l’on va évoluer vers un modèle de libéralisation des drogues en France dans les

prochaines années. Lorsque l’on regarde les quelques exemples qui ont été traités, les

227

Le Monde, « Cannabis : les bénéfices objectifs de la légalisation », 19 décembre 2014, par Laetitia Clavreul 228

Le Monde, « Au Colorado, le ‘moment historique’ des consommateurs de cannabis », op. cit.

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Etats-Unis et l’Uruguay bien sûr mais aussi l’Espagne, les Pays-Bas, la Suisse ou le

Portugal, on observe que la libéralisation des drogues, en insistant davantage sur la

politique préventive, a permis des succès majeurs en matière de santé publique, réduisant

considérablement le nombre d’usagers problématiques de drogues et les cas de maladies

par transmission sanguine (VIH/Sida, hépatite B, hépatite C). Comme l’expliquait Pierre

Kopp dans une interview au Monde en janvier 2014 au moment de l’autorisation du

médicament Sativex en France et de la légalisation du cannabis au Colorado, les nouvelles

politiques constituent un tournant majeur dans la lutte contre les drogues et il sera sans

doute « difficile de revenir à une politique de criminalisation de la consommation du

cannabis »229

.

Dans les champs universitaire et médical français, l’idée de la libéralisation des

drogues pour mieux contrôler le trafic est très présent depuis une dizaine d’années. Les

ouvrages et articles scientifiques sur la question des drogues défendent quasi

systématiquement la libéralisation au nom de la santé publique, ils ont d’ailleurs été repris

largement au cours de ce mémoire230

. Plus récemment, des titres de presse comme Le

Monde et Libération relaient régulièrement des articles et entretiens avec des chercheurs

pro-légalisation. Le 19 décembre 2014, Le Monde publiait un éditorial, accompagné d’un

dossier complet, assumant une prise de position pour la légalisation du cannabis, un après

les légalisations en Uruguay (loi adoptée en décembre 2013) et au Colorado (janvier

2014)231

:

« A l’instar de ce qui existe pour le tabac, une légalisation contrôlée par la puissance

publique pourrait permettre de contrôler les prix – donc une bonne part de la consommation –,

de mettre en place une vraie politique de prévention, d’assécher l’essentiel du marché

clandestin, enfin, par effet ricochet, de générer des recettes fiscales. »232

Cet éditorial permet de souligner que la légalisation sort d’un cadre strictement

universitaire et médical en France pour entrer dans le débat public. Il est particulièrement

229

Le Monde, « La légalisation du cannabis, ‘un jeu gagnant-gagnant économiquement’ », 2 janvier 2014,

interview de Pierre Kopp par Laetitia Clavreul 230

Les chercheurs Anne Coppel (sociologue), Michel Kokoreff (sociologue) et Pierre Kopp (économiste)

apparaissent comme les auteurs incontournables sur la question des drogues en France. 231

Le Monde, « Cannabis : pour la légalisation » (éditorial), « Comment Etats-Unis et Europe ont évolué »,

« Pourquoi la répression n’est sans doute plus la solution », « Les bénéfices objectifs de la légalisation »,

19 décembre 2014 232

Le Monde, « Cannabis : pour la légalisation », op. cit.

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intéressant de noter que dans ce dossier, les journalistes du Monde tirent les mêmes

conclusions précédentes, à savoir le constat d’échec de la politique répressive et la

nécessité de repenser les moyens d’action alors qu’un certain nombre de pays américains et

européens se tournent vers la libéralisation des drogues. En allant plus loin dans l’analyse,

le journal envisage trois scénarios pour la France dans les prochaines années : 1. la

dépénalisation de l’usage ; 2. la légalisation de la production, de la vente et de l’usage dans

le cadre d’un monopole public (modèle de l’Uruguay, recommandé par les économistes) ;

3. la légalisation dans un cadre concurrentiel (modèle du Colorado)233

. Pour chacun des

scénarios, le journal s’appuie sur des études scientifiques et les exemples étrangers pour

anticiper l’évolution de la consommation et l’impact budgétaire.

Si l’idée commence à se diffuser dans la société française, le politique reste encore

réticent à se tourner vers une politique de libéralisation des drogues. En effet, les

changements majeurs se heurtent souvent à la « path dependence » (sentier de dépendance)

des institutions politiques ; ces dernières sont elles-mêmes encastrées dans des matrices

d’institutions qui créent des interdépendances et limitent la vitesse du changement

institutionnel234

. Par exemple, la France ayant fait le choix de se tourner vers le tout-

répressif en 2007 avec l’élection de Nicolas Sarkozy alors que les autres pays occidentaux

exploraient de nouvelles solutions (dépénalisation), il est difficile aujourd’hui d’effectuer

un retour en arrière radical. L’entretien avec Antoine Maurice rappelle qu’Europe Ecologie

Les Verts (EELV) est aujourd’hui le seul parti majeur du paysage politique français à

défendre ouvertement la libéralisation des drogues malgré les études scientifiques. En

janvier 2014, la sénatrice écologiste Esther Benbassa déposait ainsi une proposition de la

loi sur la dépénalisation du cannabis, sans suite235

.

Pourtant, on assiste depuis longtemps à une dépénalisation de facto : dès 1978, la

circulaire Pelletier recommandait à la justice de ne pas poursuivre pénalement les individus

interpellés pour l’usage de cannabis et de haschich, revenant ainsi sur la loi de 1970 sur la

lutte contre la toxicomanie (un an de prison pour tous les usagers)236

. De même, la réalité

du terrain décrite précédemment par le Lieutenant du DOS correspond à une politique de

laisser-faire, avec l’idée qu’il n’est pas possible d’arrêter tous les usagers de drogues.

233

Le Monde, « Les bénéfices objectifs de la légalisation », op. cit. 234

Séminaire « Théorie économique des institutions » (Jérôme Vicente), suivi en 2014 à l’Institut d’études

politique de Toulouse : en référence aux travaux de Douglas North 235

Le Monde, « EELV veut ‘autoriser l'usage contrôlé du cannabis’ », 5 février 2014, par Philippe Euzen 236

Hélène MARTINEAU, Laurence SIMMAT-DURAND, « Vingt-cinq années de répression de l'usage

illicite de stupéfiants », Population, Volume 54, 1999, p. 780

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Malgré cette situation, le politique ne souhaite pas aujourd’hui trancher sur la question des

drogues. Cette frilosité trouve notamment une illustration dans la polémique

gouvernementale de septembre 2012. Vincent Peillon, alors Ministre de l’éducation,

déclarait dans une émission de France Inter que la dépénalisation du cannabis était une

question sérieuse, puis de préciser : « Je suis très étonné parfois du côté un peu

retardataire de la France sur un sujet qui pour moi est d'ampleur. (…) On peut lutter par

les moyens de la répression, je suis absolument pour. En même temps, cela fait combien

d’années et combien de lois qu’on nous dit ça ? ». Le lendemain, la presse était convoquée

à Matignon et le Premier ministre Jean-Marc Ayrault critiquait une réflexion personnelle

qui n’était pas la position du gouvernement, rappelant que la dépénalisation n’aurait pas

lieu237

. Les propos de M. Peillon montrent que les politiques sont parfaitement au courant

des études et des succès à l’étranger des différentes formes de libéralisation

(dépénalisation, régulation dans des endroits spécifiques, légalisation). En 2012, les

expérimentations des salles de shoot étaient d’ailleurs une promesse de campagne du futur

président François Hollande238.

Comment alors expliquer ce statu quo législatif en France ? En fait, la path

dependence s’explique par la peur du politique de prendre une décision sur une question de

société majeure. Cela est d’autant plus vrai que l’opinion publique n’est pas forcément

pour la libéralisation des drogues à l’heure actuelle (dépénalisation, SCMR, clubs

cannabiques, légalisation). Certes, les études et les exemples étrangers témoignent d’un

succès, mais la population n’est pas au courant de ces faits. En janvier 2014, au moment de

la légalisation au Colorado, un sondage réalisé par l’institut CSA révélait que 55% des

français jugeaient négativement la dépénalisation239

. Cela explique aussi pourquoi les

hommes politiques ne sont pas prêts à prendre des décisions, par peur de réaction dans la

société et d’impopularité – la loi sur le mariage gay en 2013 a récemment rappelé qu’une

partie de la France était conservatrice.

C’est quelque chose que l’on retrouve également avec deux personnes rencontrées

dans le cadre de ce mémoire, interrogées sur la légalisation du cannabis au Colorado et en

237

Libération, « Cannabis : ‘Il n'y aura pas de dépénalisation’, assure Matignon », 15 octobre 2012 238

Pierre CHAPPARD, Jean-Pierre COUTERON, Salle de shoot , op. cit., pp. 187-190. « J’ai entendu avec

intérêt les propositions de maires de grandes villes, comme Marseille et Paris, visant à améliorer la réduction

des risques en s’appuyant sur des travaux scientifiques et sur les exemples européens. Je leur laisserai donc la

possibilité de mener des expérimentations pour améliorer la santé des usagers de drogues et réduire les

nuisances dans nos quartiers. » (François Hollande) 239

Le Monde, « Cannabis : les Français restent opposés à une dépénalisation, mais les lignes bougent »,

2 janvier 2014, Par Laetitia Clavreul

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98

Uruguay. De son côté, Thibaud parle d’un effet de mode et explique que la légalisation est

dangereuse car la marijuana est une drogue asociale, comme il l’a expérimenté quand il

était consommateur régulier240

. Ce point de vue est très intéressant parce qu’il s’agit du

regard d’un usager des drogues ; alors que cela pourrait s’inscrire dans son intérêt

personnel, Thibaud ne souhaite la légalisation au regard des risques d’une consommation

régulière. Cette vision est partagée par le Lieutenant du DOS : « Je ne pense pas que ce

soit la solution, qu’il faut plus de préventif par rapport à la répression. Le problème c’est

qu’on n’est plus sur l’herbe du soixante-huitard (…) On retrouve des taux de THC énorme.

L’enjeu est assez énorme au niveau de la santé publique ». Les avis négatifs de l’opinion

publique sont une réalité à prendre en compte.

Néanmoins, on remarque que les arguments fréquemment avancés par les partisans de

la criminalisation des consommateurs ont été réfutés par les chercheurs dans leurs

nombreuses études. Avec le recul des premières mesures, qui pour certains pays ont été

prises il y a presque quarante ans (1976 aux Pays-Bas), on se rend compte que les

arguments classiques se heurtent à un imaginaire sans fondement empirique. Par exemple,

on retrouve très souvent l’idée que la dépénalisation des drogues ou la légalisation du

cannabis va entraîner une hausse de la consommation. Il s’agit d’un raccourci qui n’est pas

prouvé dans la réalité : l’interdit n’empêche pas ceux qui le souhaitent déjà de se procurer

des drogues auprès d’organisations illégales sur le marché noir. D’après les études du

Monde dans leur dossier de décembre 2014, la consommation augmentera mais pas de

façon significative241

. Nous avons même vu avec l’exemple du Portugal que la

consommation globale des drogues, y compris le cannabis, avait baissé chez les plus jeunes

dix ans après la décriminalisation grâce à une politique préventive plus efficiente242

.

Autre fausse idée souvent avancée, c’est celle que les usagers continueront à

s’approvisionner sur le marché noir. C’est en partie vrai dans le sens où un marché illégal

continuera toujours à exister pour les drogues dures, mais cela ne sera pas le cas du

cannabis qui ne sera plus assez rentable pour les trafiquants. A terme, les économistes

prévoient la disparition quasi-totale du marché noir à travers une stratégie de

marginalisation en deux étapes : légaliser à un prix proche du marché noir dans un premier

240

Voir annexe 1 : « Je suis complètement contre, vraiment. La marijuana, c’est pas une drogue sociale. (…)

Ca nuit au développement du cerveau, ça a des effets sur le caractère, ça détourne les priorités de la vie sans

que le consommateur s’en rende compte. » 241

Le Monde, « Les bénéfices objectifs de la légalisation », op. cit. 242

Voir page 89

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99

temps, puis l’augmenter progressivement. Comme le souligne l’enquête du Monde publiée

en janvier 2015, « les chercheurs rappellent que c’est cette approche, fondée sur la

prévention et une majoration des prix, qui a permis de réduire le tabagisme »243

.

De plus en plus, des signaux positifs existent en faveur de la libéralisation des drogues

dans le monde politique en France même s’ils sont encore timides. C’est le cas notamment

sous l’impulsion de l’actuelle Ministre de la santé Marisol Touraine, en témoigne

l’autorisation sur le marché du médicament Sativex à base de cannabis pour le traitement

de la sclérose en plaques (janvier 2014)244

ou sa tribune devant l’Assemblée national pour

défendre l’expérimentation des salles de shoot (octobre 2014)245

. Tout récemment, au

moment d’écrire ces dernières lignes, le 25 mai 2015, la Ville de Paris confirmait

l’expérimentation prochaine pendant six ans de la première salle de consommation à

moindre risque (SCMR ou salle de shoot) au sein de l’hôpital Lariboisière, dans le 10e

arrondissement. L’Assemblé nationale a déjà approuvé le projet en avril, le Sénat devra

débattre à l’automne pour une ouverture prévue début 2016246

.

Dans un futur proche qu’on ne saurait situer exactement, la libéralisation des drogues

semble inévitable dans l’hexagone sur le modèle des pays occidentaux et sud-américains,

au nom de la santé publique et de l’intérêt général. Depuis plusieurs années, celle-ci a déjà

fait son chemin dans de nombreux pays : cannabis thérapeutique, décriminalisation,

régulation dans des endroits spécifiques (coffee shop, clubs sociaux cannabiques, SCMR).

De façon incrémentale, la France va elle aussi se tourner vers des politiques libérales,

nouveau moyen de lutte contre les entreprises criminelles de la drogue.

243

Le Monde, « Les bénéfices objectifs de la légalisation », op. cit. 244

Voir page 66 245

Le Monde, « Marisol Touraine défend l'expérimentation de ‘salles de shoot’ devant les députés »,

15 octobre 2014 246

Le Monde, « La future ‘salle de shoot’ parisienne à Lariboisière », 25 mai 2015, par François Béguin

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100

Conclusion

Revenons ici à la question initiale de ce mémoire : les organisations criminelles de la

drogue fonctionnent-elles comme n’importe quelle entreprise légale ? La réponse est oui

dans la mesure où celles-ci déploient des stratégies pour s’imposer sur leur marché, qu’il

s’agisse de stratégies d’organisation pour mettre en place un système de création de valeur

ou de stratégies marketing pour vendre aux consommateurs. En fait, ces organisations sont

tellement structurées qu’il convient davantage de parler de systèmes criminels ou

d’entreprises criminelles.

Aujourd’hui, être trafiquant de drogue constitue une véritable entreprise économique

qui requiert des savoir-faire et compétences, une méthode de travail, une organisation

structurée pour produire les drogues, les échanger et les vendre. Nous l’avons vu, les

stratégies déployées par les entreprises criminelles présentent de nombreuses similitudes

avec l’économie légale, avec bien sûr des spécificités en raison du caractère illégal de la

marchandise (être discret, fractionner la chaîne de valeur pour réduire les risques, recours à

la violence, etc.). Cela conduit à l’ingéniosité des trafiquants qui mettent en places des

stratégies innovantes en vue d’atteindre leurs objectifs et contourner les forces de l’ordre.

Par exemple, en juillet 2014, la police colombienne annonçait le démantèlement d’un

réseau qui fabriquait des sous-marins pour acheminer la cocaïne vers les Etats-Unis et

l’Europe ; ceux-ci pouvaient accueillir quatre personnes et jusqu’à sept tonnes de drogues

par trajet247

.

En fait, comme l’ont montré le croisement de recherches entre le philosophe Michel

Foucault et l’économiste Gary Becker, on est passé de l’homo criminalis à une forme

universelle d’homo oeconomicus248

. L’homme criminel moderne est un homo oeconimicus

tel que définit classiquement en science économique, à savoir un agent économique qui

247

Le Monde, « En Colombie, des narcotrafiquants fabriquaient des sous-marins pour passer leur drogue »,

1er

août 2014 248

Andrew DILTS, « Michel Foucault meets Gary Becker: Criminality Beyond Discipline and Punish »,

American Political Science Association (APSA), Annual Meeting, 2008, pp. 77-100 : « Their approach to

the question of crime and punishment demonstrates all the hallmarks of the neo-liberal shift in analysis and,

most importantly, represents a complete rejection of the multiple figures of homo legalis, homo penalis, and

homo criminalis in favor of a universal homo oeconomicus. » (p. 82)

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101

cherche à maximiser son utilité sous contraintes. C’est bien le cas du trafic illégal des

drogues étant donné que les trafiquants souhaitent maximiser leurs profits sous les

contraintes de leur environnement illégal (risque de se faire arrêter, aller en prison, se faire

tuer). Il est possible de faire ici le lien avec la fameuse phrase « All in the game » de la

série The Wire : le trafic est un jeu qui consiste à gagner sa vie sans se faire prendre ; le jeu

est perdu dès lors qu’on se fait arrêter ou assassiner. Comme toute entreprise légale, le

trafic de drogue répond à un environnement économique avec des opportunités et des

menaces qu’il est nécessaire pour les trafiquants de prendre en compte afin d’assurer leur

pérennité sur le marché.

Mais au fond, cette question de savoir si les trafiquants fonctionnent comme n’importe

quelle entreprise n’est pas la plus importante. On pourrait poser la question autrement : est-

ce une bonne chose que les organisations de la drogue fonctionnent comme n’importe

quelle entreprise ? Ici, la réponse est clairement non. C’est d’ailleurs là le principal

problème du trafic, le fait que les trafiquants fonctionnent trop comme une entreprise

classique. Les entreprises criminelles recherchent le profit, par conséquent elles vendent

des produits dangereux peu importe les conséquences sur le consommateur. C’est à se

demander si elles ne souhaitent pas l’addiction de ces derniers, les usagers problématiques

de drogues sont alors enfermés dans une spirale négative dont il est difficile de sortir : la

prise de drogues appelle à une consommation future plus régulière (dépendance) et dans

des quantités plus importantes (accoutumance).

La drogue n’est pas un produit comme un autre et elle ne peut être dans les mains

d’une entreprise illégale. L’actuelle prohibition des drogues a créé un système de marché

noir dans lequel s’enrichissent les trafiquants. Aujourd’hui, l’Etat des narcotrafiquants

représenterait le 21ème

PIB mondial249

mais cela est en contradiction totale avec l’intérêt

général : dépendance, overdoses, VIH, hépatites, isolement social, criminalité, etc. Il est

temps d’en finir avec les organisations criminelles et les politiques répressives inefficaces

pour la santé publique, pour ne pas dire contre-productives – 70 000 morts en six ans lors

de la « guerre à la drogue » menée par Felipe Calderón au Mexique. De nombreux

exemples montrent que la répression actuelle est une politique hypocrite qui multiplie les

effets pervers sans impacter le trafic, ni la consommation.

249

7 jours sur la planète, « La dépénalisation des drogues », interview de Michel Henry, TV5 Monde, 2011

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102

Depuis le début des années 2000, le milieu universitaire et médical s’accorde à dire

que la libéralisation des drogues, fondée sur le prisme de la prévention, est une alternative

crédible face aux transformations des pratiques sociales et l’échec de la politique

répressive. En 2009, l’appel de trois anciens présidents d’Amérique latine (F. H. Cardoso,

C. Gaviria, E. Zedillo) à un « changement de paradigme » dans le Wall Street Journal

marque une étape dans la lutte contre les drogues, en proposant d’abandonner la politique

répressive pour donner une priorité nouvelle à la santé publique. Deux ans plus tard, ces

trois anciens présidents étaient à l’origine de l’initiative Global Commission on Drug

Policy (Commission globale de politique en matière des drogues), qui réunit à l’heure

actuelle une vingtaine d’anciens dirigeants politiques et intellectuels reconnus, dont l’un

des plus emblématiques est l’ancien secrétaire général de l’ONU Kofi Annan. En

septembre 2014, la commission publiait un rapport extrêmement détaillé et documenté,

« Prendre le contrôle : Sur la voie de politiques efficaces en matières de drogues »250

.

Les politiques libérales en matière de drogues se multiplient aujourd’hui dans le

champ politique ; c’est libéraliser pour mieux contrôler. Les exemples portugais et suisse

nous montrent depuis plus d’une décennie les succès d’une politique libérale en insistant

sur la santé publique. Qu’il s’agisse de la décriminalisation de toutes les drogues au

Portugal (y compris majeures) ou de la distribution médicale d’héroïne en Suisse dans des

salles de consommation à moindre risque, cela s’est traduit par un succès retentissant en

termes de santé publique à travers une meilleure prévention, notamment la réduction du

nombre d’usagers problématiques de drogues et des maladies graves.

L’année 2014 a constitué un tournant majeur dans la politique de libéralisation des

drogues avec la légalisation du cannabis en Uruguay et au Colorado aux Etats-Unis251

.

Cela constitue une étape de plus vers la libéralisation étant donné qu’il s’agit désormais

d’autoriser la production, la vente et la consommation de drogues, soit directement par

l’Etat (Uruguay), soit régulé par l’Etat (Etats-Unis). Il sera intéressant d’observer dans les

mois et années à venir des études détaillées mesurant l’impact, positif ou négatif, de ces

nouvelles lois. Le recul n’est pas encore assez important à l’heure actuelle même si les

autorités publiques ont transmis les premiers bilans. Ainsi, au Colorado, le nombre de

consommateurs n’a pas augmenté de façon significative, les taxes ont rapporté 44 millions

250

Global Commission on Drug Policy, « Prendre le contrôle : Sur la voie de politiques efficaces en matières

de drogues », 2014, 45 pages (traduit en 5 langues : anglais, espagnol, français, portugais, russe) 251

Suivi les mois suivants par l’Oregon, l’Alaska et Washington D.C. En mai 2015, la Californie, le

Massachussetts, le Maine, le Nevada et l’Arizona réfléchissaient également à une loi.

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de dollars qui seront investis dans l’éducation et la politique préventive, et surtout le crime

a baissé de 10%. Le seul échec se trouve dans les produits comestibles (cookies, bonbons

et boissons au cannabis) qui ont entraîné plusieurs intoxications et visites à l'hôpital ; en

réaction, l’Etat a mené une meilleure campagne de prévention et durci leur accès par la

loi252

. De son côté, l’Uruguay recense 17 clubs cannabiques et 1 500 auto cultivateurs. La

consommation des jeunes (13-17 ans), qui inquiétait le grand public, n’a en réalité

augmenté que de 5% sur l’année 2014 selon l'Observatoire national des drogues

uruguayen253

. Après un an, le bilan semble plutôt positif dans les deux pays.

On est tenté de dire que la libéralisation des drogues et la légalisation actuelle du

cannabis sont des mesures nécessaires. Attention toutefois à ne pas tomber dans les pièges

du modèle capitaliste, les drogues ne sont pas une marchandise comme une autre. Dans un

article daté de juin 2014, l’hebdomadaire The Economist, qui soutient ouvertement la

légalisation des drogues depuis plus de vingt années, accueillait positivement la mise en

place de service de livraison à domicile dans l’Etat du Colorado, précisant que le cannabis

est « la nouvelle pizza »254

. On pourrait être plus réservé que le journal britannique. Si les

futures entreprises légales de la drogue, comme les actuelles entreprises criminelles, vont

développer des stratégies marketing pour se différencier (livraison à domicile, commande

sur internet, service après vente, etc.), cela ne doit pas être totalement abandonné au

marché privé ; les entreprises ne chercheront qu’à faire du profit sans se préoccuper des

consommateurs. Il faut garder en tête que la légalisation des drogues est une méthode

alternative pour mieux prévenir leur consommation.

L’Etat devra donc continuer à jouer un rôle important, soit direct par la production et

la distribution étatique comme c’est le cas en Uruguay, soit indirect par la régulation du

marché libre aux Etats-Unis. De même que cela existe pour l’alcool aujourd’hui, il faut une

prévention efficace rappelant que « l’abus de drogues est dangereux pour la santé » et est

« à consommer avec modération ». La légalisation est une bonne chose, à condition que

l’objectif de santé publique prime toujours sur la logique économique du profit.

252

Le Monde, « Marijuana an 1: bilan globalement positif dans le Colorado », 19 décembre 2014, par Corine

Lesnes sur le blog Big Picture 253

RFI, « Bilan de la légalisation du cannabis en Uruguay », 23 février 2015, par Edmond Sadaka 254

The Economist, « Why pot is the new pizza: Dope to your door », 21 juin 2014

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Annexes

Annexe 1 : Entretien avec Thibaud, consommateur de drogues

Annexe 2 : Entretien avec le Lieutenant du DOS de Midi-Pyrénées

Annexe 3 : Entretien avec Antoine Maurice, conseiller municipal EELV à Toulouse

Annexe 4 : Carte simplifiée de la French Connection (1935-1985)

Annexe 5 : Organisation du gang de JT à Chicago

Annexe 6 : Les 4P du marketing mix selon le modèle de J. McCarthy (1960)

Annexe 7 : Silk Road, « l’eBay » de la drogue

Annexe 8 : Cartes du trafic de drogue au Mexique

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Annexe 1 : Entretien avec Thibaud, consommateur de drogues

Entretien réalisé le 11 octobre 2014, à Toulouse.

Thibaud (le prénom a été changé) a 22 ans et est étudiant en master de droit public à

l’Université Toulouse 1 Capitole. Il se dit boursier et venir d’un milieu populaire. Ancien

usager régulier de cannabis, il a fumé quotidiennement pendant six mois entre 2010 et

2011. Dans un cadre désormais uniquement festif, Thibaud continue occasionnellement à

consommer du cannabis, il a également essayé de nombreux produits (cocaïne, MDMA,

méthadone, speed). Son niveau d’études et sa consommation maîtrisée lui permettent

d’avoir un recul sur sa propre expérience.

– Qu’est-ce que la drogue ?

[En rigolant] La drogue, c’est une source exogène de plaisir, un plaisir artificiel. Dit

autrement, la drogue rend le bonheur consommable.

– Combien de fois tu consommes par semaine ? Quels types de drogues ?

Le tabac et l’alcool c’est une drogue ? Pour ce qui est des drogues dans le sens où tu

l’entends, je consomme dans des usages festifs seulement, c’est exceptionnel. Je dirai tous

les trimestres à peu près. J’ai essayé la cocaïne, la MDMA, la méthadone qu’on appelle

aussi Subutex, le speed... Le haschich/marijuana, j’en fume un peu plus souvent, ça

dépend. Mais je fais attention. Y a un moment j’avais toujours envie de fumer des joints

sinon ma journée n’était pas remplie. J’ai fumé pendant un semestre tous les jours en

2010. J’ai arrêté, ça réduit trop les capacités intellectuelles : la mémoire est moins bonne,

l’esprit est moins tolérant, tu perds patience, t’es égocentrique. C’est mauvais pour ta vie

sociale et étudiante. Sinon, j’ai jamais fait les champignons, l’héroïne, le crack, les acides,

la kétamine. [Pourquoi ?] Parce que j’ai jamais eu l’occasion. J’aimerai bien tout tester,

sauf l’héroïne. L’héroïne c’est trop dangereux.

– Comment est-ce que tu achètes ces drogues ?

Pour le haschich, c’est un membre de la famille ou les potes. Généralement ils achètent en

gros parce que ça coûte moins cher et ils revendent. C’est cool parce qu’ils sont pas là

pour faire un bénef. Sinon Arnaud Bernard. Quand tu fais un deal de coke à Arnaud B, t’es

pas serein.

– Comment ça ? Est-ce que tu peux décrire une situation d’échange avec un dealer ?

Même le dealer est très stressé car là il ne vend pas de la beuh, c’est pas les mêmes

conséquences s’il se fait prendre. Le procédé, c’est un mec qui va te voir dans la rue, il te

propose des cigarettes ou du shit. Tu lui demandes s’il a de la cocaïne, il te dit oui et

t’amène à son pote dealer qui a tout sur lui. Là le mec est super sympa : il te dit « ça va

mon pote », « y a pas de soucis ». C’est normal, si tu veux vendre le produit il faut que le

mec soit en confiance. Il te fait goûter, tu mets un peu de poudre sur le doigt et t’en mets

sur ta langue pour savoir si elle est bonne. Il faut pas donner l’image de la proie facile qui

ne connait pas le produit. Tu insistes sur le goûtage pour montrer que tu connais le

produit, que tu sais ce que t’achètes. Tu veux pas de la mauvaise qualité.

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Après, le dealer il veut très vite donner le produit. C’est limite il veut le donner avant de

payer [rires]. Il lance des regards furtifs autour de lui, il est hyper stressé. C’est stressant

parce que c’est pas les mêmes conséquences et le deal a lieu en public. Moi c’était devant

le Carrefour [de Compans Cafarelli], juste à côté du distributeur. Tu marchandes un peu,

genre de 55 à 45 euros. Puis tu donnes l’argent en public, tu récupères le sachet et voilà.

En gros c’était ça. Mais chacun a sa méthode je pense. Une fois, j’ai acheté du shit dans le

métro à Toulouse. A cause des cameras, le mec balance par terre et c’est toi qui ramasse.

C’est différent, ça dépend du contexte et du dealer.

– La façon dont tu décris l’interaction… Est-ce que dealer de drogue est un métier ?

On peut faire de l’argent très vite mais c’est très risqué, c’est pas viable à long terme. Je

pense que tu fais ça plus par contrainte : t’as plus de 16 ans, tu vas plus à l’école, en

même temps ton cercle de sociabilité proche est lié au trafic… De fil en aiguille, tu

commences petit sans te rendre compte que tu deales. Suivant ta personnalité, on te

propose de vendre plus et tu gravis les échelons. Ouais, je pense qu’on peut dire que c’est

un métier dans le sens où les mecs fonctionnent tout le temps dans une organisation. Qui

dit drogue dit territoire, chaque organisation a son territoire propre.

– Est-ce que tu as un avis sur la légalisation du cannabis ?

Je suis complètement contre, vraiment. La marijuana, c’est pas une drogue sociale, au

contraire de l’alcool. Les effets négatifs de la marijuana ne se ressentent pas sur le court

terme mais sur long terme. Avec l’alcool, t’as la gueule de bois et c’est fini, c’est du court

terme. La marijuana, ça nuit au développement du cerveau, ça a des effets sur le

caractère, ça détourne les priorités de la vie sans que le consommateur s’en rende compte.

Si l’Etat autorise l’alcool, il sait que c’est un moyen d’extérioriser les pulsions, c’est un

prétexte, on se retrouve autour d’un verre, on discute… Pas autour d’un joint. La

légalisation c’est un effet de mode.

[Echanges informels au moment de se quitter]

Tu devrais regarder le film sur la French Connection. C’est un film avec Gene Hackmann

sur le trafic organisé par des français aux Etats-Unis. Tu vois que les mecs sont hyper

organisés. C’est fou de voir à quel point les films de gangster ont la côte. « Le mal est ciné

génique », tu devrais écrire ça dans ton mémoire, c’est cool comme phrase.

En fait, ce qu’il faut retenir :

- Petit 1. Il faut savoir consommer la drogue. Tous les excès sont dangereux.

- Petit 2. L’alcool, c’est la meilleure des drogues. T’es pas dans la recherche de

performance comme avec de la coke, c’est une drogue du court terme, c’est moins

addictif. Et puis la marijuana, c’est une drogue du chômage. L’alcool, c’est mieux.

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Annexe 2 : Entretien avec le Lieutenant du DOS de Midi-Pyrénées

Entretien réalisé le 16 janvier 2015, dans les bureaux de la gendarmerie nationale à la

caserne Courrège de Toulouse.

Le Département d’observation et de surveillance (DOS) est rattaché à la gendarmerie et à

la section de recherche de Toulouse. Il s’agit d’une unité très confidentielle qui s’occupe

de fournir des informations (prise d’images, photos et vidéos, pause de balise sur

véhicules, filatures, etc.) en soutien à une enquête existante. Les contenus de cet entretien

s’avèrent extrêmement riches pour mieux cerner l’organisation professionnelle des

organisations de la drogue. Le Lieutenant est arrivé à Toulouse en décembre 2014.

Observations générales : 4 hommes présents dans les locaux, tous habillés en civil, en jean

ou jogging, mal rasés ou avec une barbe. Sur l’écran d’ordinateur, on aperçoit le logo du

DOS, un fantôme avec la devise Videre Sine Videri (voir sans être vu).

– Qu’est-ce que la drogue ?

Il existe une grande différence entre la définition juridique et ce que voit le flic ou le

gendarme au quotidien. Nous on ne va pas voir s’il s’agit d’une substance psychotrope, si

le produit est plus ou moins répandu. C’est interdit donc c’est interdit. Ce n’est pas le rôle

du gendarme d’avoir un jugement moral, il faut appliquer la loi.

Ca ne veut pas dire qu’on n’étudie pas au cas pour cas quand la situation l’impose. Il y a

aussi une part de compréhension : quand tu contrôles un gars avec une petite quantité,

quand tu vois la lourdeur de la procédure, car la réponse pénale est très faible au final,

cela fait perdre énormément de temps. Il faut prendre en compte le ratio temps perdu/effet.

Le code pénal français est le plus répressif au monde mais il est peu appliqué dans la

réalité. C’est impossible de donner un an de taule à tous ceux qui fument ou qui ont sur

eux du cannabis.

Un système intéressant, c’est celui de la transaction. C’est un système qui est appliqué par

les douaniers (en accord avec le parquet et le procureur de la République). C’est un

barème qui adapte le prix de l’amende en fonction des quantités. Par exemple : la

première fois tu prends une amende, la deuxième une amende plus importante, la troisième

tu vas en taule.

– Quel est le rôle de la section de recherche à Toulouse ?

Tout d’abord, il faut savoir que le DOS n’est pas du tout spécialisé dans la drogue. Ca fait

parti de la SR (section de recherche), c’est une unité régionale. Le DOS participe à tout

type de missions : prise d’images, photos, vidéos, pause de balise sur véhicules… On peut

aussi effectuer des interpellations en milieu ouvert. Ce n’est pas la direction de l’enquête

mais le soutien à une enquête déjà existante, majoritairement au profit des unités de

recherches et des SR. Le travail est équivalent à la BRI (Brigade de recherche et

d’intervention) chez la police. A Toulouse, on est 14 personnes et 1 « sous-marin ».

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– Quels sont les lieux de vente à Toulouse ?

Les lieux de vente sont biens connus à Toulouse : les Izards, le Mirail… Cela s’explique

parce que ce sont des cités mal agencées, cela rend quasi impossible la mise en place de

dispositifs. Les gens y sont nés, ils ont toujours été dans cette surface d’1 km², ils

connaissent tous les véhicules et se méfient si une nouvelle est dans le quartier. Ils

connaissent tout, c’est normal quand tu vois que les guetteurs commencent à l’âge de 10

ans.

Quand tu arrives dans ces cités, les gens liés au trafic dans les cités vont voir qui tu es,

qu’est-ce que tu fais là. Il faut toujours avoir une histoire. Par exemple, si tu es garé à côté

d’une pharmacie, si on te demande qu’est-ce que tu fais là, tu t’adaptes et tu dis que tu vas

à la pharmacie. Tu sors du véhicule, tu achètes quelque chose (si tu reviens les mains

vides, c’est suspect) et tu repars tout de suite après. Les mecs vont jusqu’à te suivre

derrière pour vérifier si tu as bien dit la vérité donc il faut mettre en place un système de

contre filature pour déjouer la filature.

– Et la vente sur Internet ?

Le DOS ne s’occupe pas du tout de la digitalisation de la vente, c’est une unité de terrain.

De toute façon c’est quelque chose qui est peu exploité aujourd’hui car on n’en a pas les

moyens. Il y a peu d’experts en cybercriminalité, il faut faire au moins des études de

niveau master. Il y a énormément de boulot sur le web (escroquerie, faux virements,

pédophilie) pour très peu de résultats au final.

– Est-ce qu’on peut parler de « carrière professionnelle » pour un dealer de drogue ? Est-ce

que dealer est un métier ?

Oui, complètement. Les réseaux criminels sont des entreprises. Les mecs commencent tous

en tant que chouffe (guetteur) quand ils sont gamins. A Marseille où j’ai travaillé, le

chouffe se fait 50 € par jour, ça attire forcément les jeunes. Ensuite le chouffe devient petit

dealer, puis semi-grossiste, grossiste… Tu gravis les échelons petit à petit en fait. A la fin,

il y a de moins en moins de monde donc tu prends forcément la place de quelqu’un. C’est

pour ça qu’il y a des problèmes à Marseille.

– Que penser de la politique de dépénalisation voire carrément de légalisation qu’on peut

observer aujourd’hui dans certains pays (Etats-Unis, Uruguay) ?

C’est mon avis personnel, je trouve que c’est une erreur. Je ne pense pas que ce soit la

solution, qu’il faut plus de préventif par rapport à la répression. Le problème c’est qu’on

n’est plus sur l’herbe du soixante-huitard. La drogue est déjà extrêmement répandue chez

les jeunes. Dépénaliser, ça voudrait dire un accès encore plus facile. En plus maintenant,

on retrouve des taux de THC énorme. L’enjeu est assez énorme au niveau de la santé

publique. Dans les pays où ça a été légalisé, ça n’a pas empêché le trafic de perdurer étant

donné qu’on a taxé la marchandise, donc c’est plus cher que c’était avant. OK les bobos

vont fumer l’herbe légale, mais les autres vont continuer à se fournir dans la rue.

En plus, ce n’est pas mon cas mais j’ai déjà entendu ça, certains estiment qu’on a besoin

d’un marché noir. C’est politique, c’est comme si on avait une politique de laisser-faire du

trafic de drogue. Dans les cités, il y en a beaucoup qui n’ont que le trafic pour gagner leur

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vie. Le jour où on leur enlève le trafic, cela va se traduire par une multiplication des

braquages, des enlèvements crapuleux… Ce sont des gens qui sont habitués à vivre au-

dessus de leur moyen alors autant leur laisser le trafic de drogue sinon les quartiers vont

exploser.

Pour revenir sur la politique de libéralisation des drogues, je pense qu’il est vraiment

nécessaire de faire la différence entre un usage récréatif et ceux qui fument de manière

récurrente. J’ai vu en garde à vue des mecs qui fumaient de l’herbe, qui en fumaient

tellement que cela avait les mêmes effets que les drogues dures, c’était une conduite

addictive et plus du tout récréative. Que ce soit pour les drogues dures ou les drogues

qu’on va qualifier de douces, la légalisation serait une erreur. Les drogues dures, c’est

scandaleux. Tu prends le produit d’origine et le produit de coupe qu’on sniffe, au final t’as

moins de 15% de cocaïne. Parfois, on te met du verre pilé à l’intérieur pour que ça coupe

les veines et que ça rentre plus facilement dans le sang.

Donc il faut mener une répression. Il existe un DOS par région. On a des caméras

thermiques (qui coûtent 10 000 €), des véhicules banalisés pour la surveillance et

organiser des filatures. Ca sort du cadre habituel de la gendarmerie, on est une unité

privilégiée en termes de moyens car on ne peut pas avoir de résultats avec des moyens

classiques. En fait, toutes les saisies dans le cadre du trafic de stupéfiant (argent,

véhicules, maisons) sont vendus, tout va à la Mildt. Et chaque année elle demande des

propositions d’achat de matériels. Une partie sert à la prévention et l’autre à la police, la

gendarmerie et aux douanes. Ca permet de financer les moyens engagés sur le terrain.

[Echanges informels au moment de se quitter]

De toute façon, tu coupes une tête, derrière quelqu’un revient. C’est un cercle vicieux, ça

ne peut pas s’arrêter.

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Annexe 3 : Entretien avec Antoine Maurice, conseiller municipal EELV à Toulouse

Entretien réalisé par mail, le 3 mars 2015.

Antoine Maurice est conseiller municipal dans l’opposition et responsable du parti Europe

Ecologie Les Verts (EELV) à Toulouse. N’ayant finalement pas pu se faire en personne

pour des raisons d’emploi du temps, l’entretien a été réalisé par mail. Le contenu est très

politique : il s’agit d’un plaidoyer pour la légalisation des drogues, en insistant sur la mise

en place d’une politique préventive au nom de la santé publique. A noter qu’une grande

partie du contenu envoyé par Antoine Maurice est en fait un copier-coller de rapports

officiels du parti écologiste.

– EELV a pris ouvertement parti pour la dépénalisation de la consommation de drogues.

Quels sont les arguments qui fondent EELV à adopter cette position ? Quelle(s) forme(s) la

dépénalisation pourrait-elle prendre ?

La position des écologistes part de constats qui marquent une hypocrisie de la législation

française :

- La discrimination qu'engendre la législation actuelle : pendant quarante ans l'approche

prohibitionniste a conforté les attitudes discriminatoires entre usagers de produits illicites

et usagers de produits licites (alcool, tabac, médicaments psychotropes).

- L'absence d'effet sur la consommation : en France, depuis 1970, le nombre de

consommateurs de cannabis, ne serait ce qu’à titre expérimental, a été multiplié par plus

de 100 ! Il est passé de quelques centaines de milliers à plus de 13 millions aujourd’hui

dont 1,5 millions de réguliers (le tiers quotidiennement).

- L'inefficacité en termes de santé publique de la pénalisation : un des paradoxes des lois

prohibitionnistes est que moins elles parviennent à enrayer la progression de la demande,

plus elles sont défendues par ceux et celles qui ont été convaincus qu’elles protégeraient

les populations les plus vulnérables. Certains de leurs partisans confondant les effets

répressifs (hausse des interpellations) avec leur efficacité sanitaire (réduction de l’offre).

Ils refusent toujours d’admettre que le niveau de consommation et d’expérimentation le

plus élevé fut atteint au cours de la période 1995-2008, qui vit pourtant le nombre

d’interpellations pour usage de cannabis multiplié par 4 !

- Le bilan de la guerre sociale et économique dramatique : depuis 1970, plus de 4 millions

de personnes ont été interpellées pour un motif lié à un usage de cannabis, plus de 150 000

d’entre elles ont été incarcérées. Au total, près de 15 milliards d’euros ont été dépensés en

frais de répression, de justice et d’incarcération alors qu’une part de ces dépenses aurait

largement pu être déployée au service d’une véritable politique de prévention des drogues

légales ou illégales.

C'est pourquoi les écologistes militent en faveur de la promotion nationale d’une approche

globale de santé publique, fondée sur l’évaluation scientifique des politiques de réduction

des risques, soucieuse des droits de l’individu et de la promotion de sa santé. Les

écologistes souhaitent parvenir à la dépénalisation rapide de l’usage du cannabis

récréatif, avec des réserves incluant notamment le contrôle des prix, les interdictions aux

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mineurs et au volant. L’objectif est de réduire l’emprise des mafias locales et les pouvoirs

du crime organisé. Nous soutenons la mise en place d’une véritable politique

d’accompagnement médico-social pour les personnes en situation de dépendance, le

développement de programmes de prévention efficaces et disposant de moyens

conséquents, permettant d’offrir des alternatives crédibles à l’usage des drogues légales et

illégales. Les mesures répressives doivent être renforcées et concentrées uniquement sur

les organisations criminelles.

– La possession et l’usage de drogues (douces et parfois dures) est dépénalisée dans plus

d’une vingtaine de pays dans le monde. En Uruguay et dans certains Etats américains

(Colorado, Washington), on retrouve même une légalisation du trafic. Est-ce que cette

évolution peut avoir une incidence sur la politique anti-drogue en France ? Comment

voyez-vous les évolutions en France dans les prochains mois ou les prochaines années ?

Aux Etats-Unis, les Etats du Colorado et de Washington ont légiféré dans ce sens,

autorisant la production, la distribution et la consommation de cannabis à des fins

récréatives sous les réserves propres aux drogues légales (protection des mineurs, contrôle

usage public notamment au volant, licence et taxation, répression des trafics et

contrebande, etc.). Cet acte juridique d’un pays dont l’histoire du contrôle social des

drogues se confond avec celle de la Prohibition, est un événement historique. Au même

titre que les initiatives du Sénateur Blaine qui en 1933 débouchèrent sur l’abrogation du

18e amendement de la Constitution américaine interdisant la consommation d’alcool, la

légalisation du cannabis au Colorado et dans l’Etat de Washington par Eric Holder

[procureur général des Etats-Unis] marquera le commencement d’une nouvelle politique

face à la drogue.

La Commission des stupéfiants des Nations Unies a organisé en 2014 un examen en

profondeur de la mise en œuvre du « Plan d’action pour le problème mondial de la

drogue ». Ce sont des signaux positifs qui témoignent d’une volonté de trouver des

solutions.

L'évolution de la politique anti-drogue pourrait alors se faire en jouant sur plusieurs

leviers. Cela doit notamment passer par une initiative publique, associant les mouvements

progressistes, les associations (ex : cannabis clubs) et les professionnels de la dépendance,

des questions de sécurité et de justice, pour dénoncer les effets contre productifs des

législations passées, promouvoir la dépénalisation de l’usage et la mise en place

progressive de mesures de légalisation accompagnée d’une réelle régulation. L’Europe

doit aussi jouer un rôle : le Parlement européen doit ce saisir de cette occasion pour

défendre une renégociation communautaire de conventions internationales actuellement

hostiles à la transition du tout répressif vers une régulation publique de l’usage, de la

production et de la distribution du cannabis à des fins récréatives.

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Annexe 4 : Carte simplifiée de la French Connection (1935-1985)

Source : Creative Commons par Lenka Vybíralová, Wikipedia

1 - Turquie - culture de l'opium

2 - Marseille - production d'héroïne

3 - Corse - organisation du trafic

4 - Miami - distribution d'héroïne aux Etats-Unis

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Annexe 5 : Organisation du gang de JT à Chicago

Pendant près de dix ans, Sudhir Venkatesh, alors étudiant en sociologie à l’Université de

Chicago, a observé « JT », le chef d’un gang spécialisé dans la vente de crack dans l’un des

housing projetcs de Chicago. Son enquête offre un regard pertinent pour mieux

comprendre la structure complexe de l’organisation (un leader, trois officiers, une

vingtaine de « soldats » chargés de dealer directement dans la rue) et la redistribution

inégale des richesses entre les membres.

Sudhir VENKATESH, Gang Leader for a Day: A Rogue Sociologist Takes to the Streets, Penguin Books,

Reprint edition, 2008, 320 pages

Steven D. LEVITT, Stephen J. DUBNER, « Why do drug dealers still live with their moms? » in

Freakonomics : A Rogue Economist Explores the Hidden Side of Everything, Harper Perennial, 2009, pp. 85-

113

Organisation pyramidale du gang de JT

Revenus mensuels $ 32,000

Cotisations et taxes d’extorsiona $ 7,200

Vente de drogues $ 24,800

Note a : les cotisations sont payées par les personnes qui souhaitent rejoindre l’organisation

(droits d’entrée) et les taxes d’extorsion par les commerçants pour la protection des gangs

concurrents.

Dépenses mensuelles non salariales $ 14,000

Achat en gros de drogues $ 5,000

Conseil d’administrationb $ 5,000

Mercenairesc $ 1,300

Armes et munitions $ 300

Frais diversd $ 2,400

Note b : 20% des revenus sont payés à un board of directors qui autorise le gang à vendre

du crack dans un territoire de 12 blocs au carré. Il s’agit de la seule contrainte financière, le

reste des revenus peut être utilisé et distribué comme il l’entend par le leader du gang.

JT, leader du gang

3 officiers : bras droit, trésorier, livreur

25 à 27 soldats chargés de vendre la drogue

dans les rues

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Note c : les mercenaires ne sont pas des employés permanents mais des contrats de court

terme pour faire face à une situation spécifique.

Note d : les frais divers incluent les frais de justice, les frais de corruption (pots de vin),

l’organisation d’évènements au sein de la communauté, etc.

Salaires mensuels $ 18,000

Leader du gang (JT) $ 8,500

Salaires combinés des 3 officierse

$ 2,100

Salaires combinés des soldatsf $ 7,400

Note e : les trois officiers assistent le leader à temps plein. On retrouve un bras droit

(enforcer) qui assure la sécurité des membres du gang ; un trésorier (treasurer) qui

surveille et comptabilise les entrées et sorties d’argent ; un livreur (runner) qui transporte

de larges quantités de drogues et d’argent entre le gang et le fournisseur. Ils sont payés

l’équivalent de 7$ de l’heure (700$ par mois).

Note f : tous les jours, 25 à 27 soldats (foot soldiers) sont chargés de vendre la drogue dans

les rues. Ils sont tout en bas de l’organisation hiérarchique et sont payés l’équivalent de

3,30$ de l’heure.

Après quatre ans passés dans l’organisation de JT, les chances de se faire tuer sont de 25%,

soit le métier le plus dangereux aux Etats-Unis.

Risques après 4 ans passés

dans l’organisation de JT

Nombre de fois arrêtés 5,9

Nombre de blessures non fatales 2,4

Chances d’être tué 1 sur 4

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Annexe 6 : Les 4P du marketing mix selon le modèle de J. McCarthy (1960)

Source : Emineo Media, site web spécialisé en marketing

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Annexe 7 : Silk Road, « l’eBay » de la drogue

Source : vocativ.com

Source : gawker.com

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117

Annexe 8 : Cartes du trafic de drogue au Mexique

Trafic d’éphédrine et de méthamphétamine au Mexique

Source : Alain LABROUSSE, Dictionnaire géopolitique des drogues, op. cit., p. 443

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Production et trafic de cocaïne au Mexique

Source : Alain LABROUSSE, Dictionnaire géopolitique des drogues, op. cit., p. 444

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The Washington Post, « The online illicit drug economy is booming. Here’s what people are

buying », 3 octobre 2014, par Christopher Ingraham

The Washington Post, « ‘You will not be arrested for using drugs': What a sane drug policy looks

like », 2 décembre 2014, par Christopher Ingraham

ZDNet, « Chiffres clés, l’e-commerce en France », 6 février 2015

Lois et textes juridiques

Légifrance, Code pénal, articles 222-34 à 222-43-1 : http://bit.ly/1FMVWrv

Légifrance, Code de la santé publique, articles L3421-1 à L3421-7 : http://bit.ly/1KG4pAZ

Légifrance, Code de la santé publique, articles L5132-1 à L5132-9 : http://bit.ly/1JhgU3X

Légifrance, Code de la santé publique, article L628 : http://bit.ly/1HXSuOa

Légifrance, Code de l’éducation, article L312-18 : http://bit.ly/1Qghx3x

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Références multimédias

- Films :

Howard Hawks, Scarface, 1932

William Friedkin, French Connection, 1971

John Frankenheimer, French Connection II, 1975

Brian de Palma, Scarface, 1983

Martin Scorsese, Les Affranchis (Goodfellas), 1990

Danny Boyle, Trainspotting, 1996

Darren Aronofsky, Requiem for a Dream, 2000

Jacques Audiard, Un Prophète, 2008

Cédric Jimenez, La French, 2014

- Séries télévisées :

David Simon, The Wire (HBO, 2002-2008)

Vince Gilligan, Breaking Bad (AMC, 2008-2013)

Terrence Winter, Boardwalk Empire (HBO, 2010-2014)

- Musique :

IAM, « Petit Frère », tiré de l’album L’Ecole du micro d’argent (1997)

- Reportages et interviews :

7 jours sur la planète, « La dépénalisation des drogues », interview de Michel Henry, TV5 Monde,

2011 : https://www.youtube.com/watch?v=NZSuv1Y4828

Envoyé spécial, « Le côté obscur du net », France 2, 2014 :

https://www.youtube.com/watch?v=lBn7RO1_Ecw

Autres sources

Cours magistral « Théorie économique des institutions » (Jérôme Vicente), suivi en 2014 à

l’Institut d’études politique de Toulouse

Echanges informels avec Nicolas Foucras, enseignant-chercheur au Tec de Monterrey, à la suite

d’une conférence sur l’émergence en Amérique latine, organisée à l’Institut d’études politiques de

Toulouse en avril 2014

Séminaire « Histoire de la pensée économique » (Peter Dietsch), suivi en 2013 à l’Université de

Montréal

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Table des matières

Introduction .…………………………………………………………………………………

Calcul du PIB : Bruxelles pousse à intégrer les drogues et la prostitution ...…………………

Qu’est-ce que la drogue ? Définitions pharmacologique et sociologique ……………………

Le choix d’un regard stratégique sur le trafic de drogue ..……………………………………

Entretiens : trois visions différentes sur le trafic de drogue ..…………………………………

Plan du mémoire ...……………………………………………………………………………

Première partie. La professionnalisation des entreprises de la drogue .…………………

Chapitre 1. S’organiser pour produire : les carrières déviantes des trafiquants .………

I. L’entrée dans les carrières déviantes : comment devient-on dealer de drogue ? ...…………

1. Le recrutement : contexte social et motivations des dealers de drogue ...………………

a. Devenir un dealer de drogue : de l’importance du milieu social ……………………

b. … aux opportunités de carrière ...……………………………………………………

2. L’apprentissage des règles et des méthodes de travail : « l’école de la rue » ..…………

II. L’installation dans les carrières déviantes : la mise en place d’organisations structurées

sur le modèle entrepreneurial …………………………………………………………………

1. La division scientifique du travail : les quatre principaux niveaux du trafic de drogue …

a. Production ...…………………………………………………………………………

b. Trafic international ..…………………………………………………………………

c. Distribution en gros, distribution finale ..……………………………………………

2. Du local ou global : l’émergence de systèmes criminels transnationaux ………………

a. Le « localisme globalisé » du trafic de drogue ………………………………………

b. La French Connection (1935-1985), un exemple de système criminel transnational

3. Le partage des richesses : distribution pyramidale des revenus et sécurité sociale

criminelle .…………………………………………………………………………………

Chapitre 2. Vendre le produit : le marketing mix de la drogue .…………………………

I. Quels produits et à quels prix ? La constitution d’une offre par les trafiquants (Product,

Price) .…………………………………………………………………………………………

1. La grande diversité des drogues et de leurs effets ...……………………………………

2. Comment les trafiquants fixent-ils le prix des drogues ? .………………………………

II. Où vendre le produit ? Le choix stratégique des lieux de vente par les trafiquants (Place)

1. La vente à ciel ouvert ou cachée : le dilemme profitabilité-sécurité des marchés

urbains illicites ..………………………………………………………………………………

2. La digitalisation du trafic sur le darkweb .………………………………………………

III. Comment vendre sans publicité ? Addiction et image de marque (Promotion) .…………

1. Le développement endogène de la drogue : des réseaux interpersonnels à l’addiction …

2. Le « marché citron » de la drogue : développer une image de marque pour

communiquer sur la pureté du produit .……………………………………………………

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Deuxième partie. La légalisation, étape ultime de la professionnalisation ? .……………

France, janvier 2014 : l’autorisation thérapeutique du médicament Sativex à base de cannabis

Etats-Unis, janvier 2014 : l’Etat du Colorado, première légalisation du cannabis dans le monde

Uruguay, mai 2014 : la régulation nationale de toute la chaîne de production de cannabis .….

Chapitre 3. La prohibition des drogues : retour sur les cadres législatifs et juridiques

I. La politique répressive contre le trafic et l’usage des stupéfiants .…………………………

II. La politique préventive ou la lutte sociale contre les drogues .……………………………

Chapitre 4. La libéralisation des drogues comme nouveau paradigme de la lutte contre

les entreprises criminelles ...…………………………………………………………………

I. De l’inefficacité de la politique répressive : la guerre perdue contre la drogue ……………

1. La drogue est un phénomène social .……………………………………………………

2. Guerre des gangs et hyper criminalité, l’exemple du Mexique ...………………………

II. La libéralisation des drogues et la nouvelle priorité donnée à la prévention ...……………

1. Décriminalisation, réglementation, légalisation : les nouveaux instruments de lutte

contre les drogues .…………………………………………………………………………

a. La décriminalisation ou dépénalisation ... ……………………………………………

b. La régulation ...………………………………………………………………………

c. La légalisation .………………………………………………………………………

2. La légalisation inévitable du cannabis en France, mais pour quand ? La path

dependence du politique ...…………………………………………………………………

Conclusion ...…………………………………………………………………………………

Annexes ………………………………………………………………………………………

Annexe 1 : Entretien avec Thibaud, consommateur de drogues ...……………………………

Annexe 2 : Entretien avec le Lieutenant du DOS de Midi-Pyrénées …………………………

Annexe 3 : Entretien avec Antoine Maurice, conseiller municipal EELV à Toulouse ………

Annexe 4 : Carte simplifiée de la French Connection (1935-1985) .…………………………

Annexe 5 : Organisation du gang de JT à Chicago ...…………………………………………

Annexe 6 : Les 4P du marketing mix selon le modèle de J. McCarthy (1960) ………………

Annexe 7 : Silk Road, « l’eBay » de la drogue .………………………………………………

Annexe 8 : Cartes du trafic de drogue au Mexique ...…………………………………………

Bibliographie ...………………………………………………………………………………

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Résumé

Les organisations criminelles de la drogue fonctionnent-elles comme n’importe quelle

entreprise ? La professionnalisation du trafic est une évidence, c’est comme si vendre de la

drogue était un métier comme un autre. De la même manière qu’une entreprise classique,

les vendeurs de drogue s’organisent (localement dans des quartiers, globalement dans des

réseaux), se répartissent les tâches (producteurs, importateurs, grossistes, dealers, livreurs,

guetteurs, etc.) et mettent en œuvre des stratégies innovantes en vue de maximiser leurs

profits. Plus que d’organisations, il convient en fait de parler d’entreprises criminelles ou

de systèmes criminels.

Cette professionnalisation du trafic semble d’autant plus intéressante qu’on assiste

actuellement à tout un débat sur la libéralisation des drogues. L’année 2014 a constitué un

tournant majeur dans la politique de lutte contre les drogues, en témoigne la légalisation du

cannabis au Colorado aux Etats-Unis (janvier) et en Uruguay (mai). Face au constat

d’échec de la guerre à la drogue contre des entreprises criminelles hyper structurées, on

observe l’apparition d’un nouveau paradigme, en passant d’une politique principalement

répressive à une politique fondée sur la libéralisation des drogues et la prévention ; c’est

légaliser pour mieux contrôler.

Mots-clefs : drogues, entreprise criminelle, système criminel, stratégie, carrières déviantes,

marketing mix, répression, prévention, légalisation