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Les entreprises criminelles de la drogue :
de la professionnalisation du trafic à la légalisation
Mémoire de recherche présenté par M. Basile GROUSSIN
Sous la direction de Mme Wanda Maria de Lemos CAPELLER-ARNAUD
Juin 2015
IEP de Toulouse, 2 ter rue des Puits Creusés 31000 Toulouse
2
Avertissement :
L’IEP de Toulouse n'entend donner aucune approbation,
ni improbation dans les mémoires de recherche. Ces opinions
doivent être considérées comme propres à leur auteur(e).
3
As far back as I can remember,
I always wanted to be a gangster.
Goodfellas, Martin Scorsese (1990)
4
Remerciements
Je tiens en premier lieu à remercier Mme Wanda Cappeller d’avoir accepté de diriger mes
recherches ainsi que pour ses remarques et suggestions pertinentes.
Je remercie aussi très chaleureusement Thibaud et le Lieutenant du DOS pour leur
disponibilité, leurs entretiens sincères, passionnés et captivants.
Et bien évidemment ma famille, en particulier mon frère pour m’avoir mis en relation avec
le Lieutenant, mes amis et mes collègues qui ont contribué indirectement à ce mémoire par
leur soutien et le partage d’articles intéressants.
5
Liste des abréviations
ANSM – Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé
DOS – Département d’observation et de surveillance
Mildeca – Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives
Mildt – Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie (devenue la
Mildeca en mars 2014)
OICS – Organe international de contrôle des stupéfiants
OFDT – Observatoire français des drogues et des toxicomanies
ONDRP – Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales
SCMR – Salle de consommation à moindre risque (salle de shoot)
UNODC – United Nations Office on Drugs and Crime
6
Sommaire
Introduction ……………………………………………………………………………… 7
Première partie. La professionnalisation des entreprises de la drogue ………………… 16
Chapitre 1. S’organiser pour produire : les carrières déviantes
des trafiquants …………………………………………………………………… 17
Chapitre 2. Vendre le produit : le marketing mix de la drogue ………………… 44
Deuxième partie. La légalisation, étape ultime de la professionnalisation ? …………… 66
Chapitre 3. La prohibition des drogues : retour sur les cadres
législatifs et juridiques …………………………………………………………… 70
Chapitre 4. La libéralisation des drogues comme nouveau paradigme
de la lutte contre les entreprises criminelles …………………………………… 78
Conclusion …………………………………………………………………………… 100
Annexes ………………………………………………………………………………… 104
Bibliographie ………………………………………………………………………… 119
Table des matières …………………………………………………………………… 125
7
Introduction
« Calcul du PIB : Bruxelles pousse à intégrer les drogues et la prostitution. »
Cela peut paraître surprenant, pourtant il s’agit du titre d’un article publié par le
journal économique Les Echos, le 30 mai 20141. La drogue et la prostitution, activités
criminelles par nature parce qu’elles constituent une transgression des normes juridiques
dans la quasi-totalité des pays, pourraient être intégrées dans l’indice de référence pour le
calcul des richesses nationales, le produit intérieur brut (PIB).
C’est en tout cas ce que souhaitent les institutions européennes. Selon la Commission
européenne, les activités illégales doivent être intégrées dans le calcul du PIB dans la
mesure où elles représentent un échange librement consenti entre deux parties, une offre
(producteurs et trafiquants de drogue) et une demande (consommateurs de drogues). Même
si la vente de drogues ou la prostitution ne sont pas autorisées dans la plupart des pays
européens, cela n’empêche que ces activités participent à la création de richesses
économiques, justifiant leur intégration dans la comptabilité nationale.
L’institut des statistiques de l’Union européenne (UE) Eurostat a d’ailleurs rédigé une
note explicative qui précise aux pays comment calculer ces activités illégales, qualifiées de
« produit criminel brut » 2
. Pour le cas de la production et du trafic de drogue, le calcul de
la valeur ajoutée est le suivant : VA drogues = quantité consommée * prix moyen ayant
cours dans la rue. A noter qu’il s’agit d’un calcul simple basé sur la demande (quantité
totale consommée). De fait, toute approche reposant sur l’offre se révèle beaucoup trop
instable compte tenu des caractéristiques spécifiques au marché de la drogue : la
production est illégale et punit sévèrement par loi, par conséquent non déclarée par les
trafiquants.
1 Les Echos, « Calcul du PIB : Bruxelles pousse à intégrer les drogues et la prostitution », 30 mai 2014, par
Guillaume de Calignon 2 Eurostat, « How to Measure and Estimate Illegal Activities », 2014
8
Sous l’impulsion de Bruxelles et du Système européen des comptes3, un certain
nombre de pays européens ont alors fait le choix d’intégrer la prostitution et le trafic de
drogue dans le calcul de leur PIB – le dopant souvent au passage de près de 1%. Cela est
par exemple le cas des pays scandinaves (Norvège, Suède, Finlande) mais aussi des Pays-
Bas, du Royaume-Uni, de l’Espagne, de l’Autriche, de l’Estonie ou de la Slovénie4. De son
côté, l’Insee a pour l’instant refusé d’intégrer les activités souterraines dans le PIB français
au motif que l’échange n’est pas librement consenti entre l’offre et la demande.
L’exploitation des prostitués par des organisations mafieuses ou l’addiction des usagers de
drogue s’inscrivent notamment dans cette vision5.
Le choix d’intégrer ou non des activités illégales dans le calcul du PIB peut être élargi
à un dilemme rencontré depuis longtemps dans la pensée économique. Dès le 19ème
siècle,
il revient à Henry Sidgwick, philosophe anglais, d’avoir distingué en premier l’économie
générale (production des richesses) de l’économie du bien-être (distribution des richesses).
Ses travaux ont été le point de départ d’une réflexion sur les questions de la morale et du
bien-être en économie6. Plus récemment, Amartya Sen, prix Nobel d’économie en 1998, a
rappelé cette différence entre PIB et bien-être. Ses travaux ont contribué à l’élaboration
d’un nouvel indicateur de référence, l’Indicateur de développement humain (IDH),
aujourd’hui tout aussi incontournable que le PIB par habitant pour comparer les niveaux de
vie entre les pays. Pour l’économiste indien, le PIB est un indicateur imparfait qui ne prend
en compte que la production des richesses, d’où la nécessaire intégration d’indicateurs
complémentaires dans le domaine de la santé et l’éducation (taux de mortalité à la
naissance, durée de vie, taux d’alphabétisation) afin d’établir le niveau réel de
développement et de bien-être d’une population.
Aujourd’hui, le fait que plusieurs pays européens intègrent des activités illicites
renvoie à cette idée selon laquelle le PIB n’est qu’un indice d’évaluation des richesses
produites dans un pays au cours d’une année, et ce qu’elles participent ou non à
l’amélioration du bien-être général. En effet, la drogue présente indubitablement des
caractéristiques qui la rendent dangereuse pour la santé et la vie sociale de ses
consommateurs : addiction, overdoses, maladies, repli sur soi, licenciement, amendes et
3 Le Système européen des comptes (SEC 2010) est un règlement du Parlement européen et du Conseil de
l’UE dont l’objectif est l'harmonisation entre les systèmes de comptabilité nationale. 4 Les Echos, op. cit.
5 Le Monde, « Sexe, drogue et trafics en tout genre bientôt dans le PIB européen », 9 juin 2014, par Mathilde
Damgé et Samuel Laurent 6 Séminaire « Histoire de la pensée économique », suivi en 2013 à l’Université de Montréal
9
séjours en prison sont autant de conséquences négatives potentielles qui réduisent le bien-
être de ses usagers réguliers.
La volonté actuelle par les institutions européennes d’introduire la production et le
trafic de drogue dans le calcul du PIB témoigne d’une idée fondatrice au cœur de ce
mémoire : le trafic de drogue, bien qu’illégal dans la quasi-totalité des pays, serait une
activité comme une autre qui participerait à la création de richesses. Pour faire simple,
transformer de l’opium en morphine pour obtenir de l’héroïne contribuerait tout autant à la
richesse d’un pays que mélanger de la farine, de l’eau et de la levure pour réaliser une
baguette de pain.
Si cette affirmation est susceptible de choquer certaines personnes, on ne saurait
donner totalement tord à celle-ci tant le raisonnement semble simple en apparence :
l’argent de la drogue, gagné illégalement et bien souvent sur le malheur des autres
(addiction des usagers), est utilisé par les producteurs et trafiquants de drogue dans
l’économie réelle pour consommer, c’est-à-dire acquérir légalement des biens et services
auprès d’entreprises et commerces divers. Au final, l’argent sale – les revenus provenant
d’une activité illégale – se retrouve à l’intérieur de l’économie réelle et se mêle aux flux
légaux de la « valse économique » (production, revenus, dépenses). Dans le langage
courant, c’est ce qu’on appelle le blanchiment, c’est-à-dire « insérer au sein du système
financier de l’argent qui, à un moment ou un autre, a servi à une action délictueuse »7. De
fait, le trafic de drogue participe à la création de richesses dans un pays.
Figure 1. La valse économique et l’interpénétration des flux légaux et illégaux
7 Michel KOUTOUZIS, Pascale PEREZ, Crimes, trafics et réseaux : géopolitique de l’économie parallèle,
Paris : Ellipses, 2012, pp. 170-171
10
Avant de s’interroger plus en détails sur les cases ‘production’ et ‘revenus’ qui
occuperont une place importante de ce travail, il peut être pertinent d’effectuer quelques
rappels essentiels sur les ‘dépenses’, autrement dit sur la consommation de drogue.
Qu’est-ce que la drogue ? Définitions pharmacologique et sociologique
La drogue est médicalement définie comme une puissance psychoactive, chimique ou
naturelle, capable de modifier les comportements psychiques et physiologiques d’un
individu8. C’est précisément cette modification de l’état de conscience, à travers la levée
des inhibitions, qui motive initialement l’individu à prendre des drogues pour s’évader un
instant de la réalité. Comme l’explique Thibaud, consommateur de drogue rencontré dans
le cadre de ce mémoire9, « la drogue est une source exogène de plaisir, un plaisir
artificiel ».
Cette définition médicale signifie que l’alcool et le tabac sont également des drogues,
dans le sens où elles peuvent se traduire par un changement de comportement et des
capacités d’un individu (perte de lucidité, addiction). Cela est aussi le cas de n’importe
quel médicalement, par exemple de l’aspirine pour soigner un mal de tête. Dans ce travail,
le terme de drogues sera utilisé dans son acceptation courante, ce qu’on désigne
généralement comme les stupéfiants : marijuana, cocaïne, héroïne, opium, amphétamines,
MDMA (ecstasy), ketamine ou encore LSD, pour ne citer que les drogues illégales les plus
communes selon le National Institute on Drug Abuse10
.
Le terme de stupéfiant est utilisé lorsqu’une drogue fait l’objet d’une réglementation
spécifique : les conventions onusiennes de 1961 (Single Convention on Narcotic Drugs) et
1971 (Convention on Psychotropic Drugs Substances) constituent le cadre légal en matière
de lutte contre les drogues et recensent 234 stupéfiants, c’est-à-dire des drogues sous
contrôle. Cependant, toutes les drogues ne sont pas enregistrées par les conventions
actuelles, on retrouve également des drogues dangereuses mais en circulation libre qui ne
sont interdites juridiquement par aucune convention : en 2012, l’ONU recensait 251 de ces
8 Henri BERGERON, « Définition des drogues et gestion des toxicomanies » in BECKER Howard S.,
Qu’est-ce qu’une drogue ?, Biarritz : Atlantica, 2001, p. 61 9 Voir présentation des entretiens ci-après, page 13
10 The Washington Post, « The online illicit drug economy is booming. Here’s what people are buying »,
3 octobre 2014, par Christopher Ingraham
11
drogues qualifiées de « nouvelles substances psychoactives »11
. Ainsi, il existait 485
drogues illicites en 2012 (stupéfiants sous contrôle international et nouvelles substances
psychoactives).
Au-delà de cette définition pharmacologique, la drogue doit être étudiée dans une
perspective sociologique dans ce travail. Dans la sociologie interactionniste, la drogue est
davantage perçue comme un fait social qu’une catégorie scientifique : comme le rappelle
Howard Becker, le terme de drogue reflète la manière dont une société a décidé de traiter
une substance12
. Pour illustrer ces propos, il est possible de s’appuyer sur la comparaison
de David Matza avec les mûres sauvages. Lorsque celles-ci poussent dans la nature, elles
sont appelées par leur nom usuel et généralement appréciées des passants. En revanche,
lorsqu’elles occupent la place d’une autre plante dans un jardin, elles sont qualifiées de
« mauvaises herbes » : cela ne relève plus d’une catégorie botanique mais bien d’un
jugement moral. De la même manière, l’utilisation du mot drogue présente une connotation
péjorative dans les sociétés modernes, probablement parce qu’il est synonyme de
souffrance pour certaines personnes (addiction des consommateurs, modification des
comportements, guerre des gangs et violences). Pour Becker, « les drogues et les
narcotiques sont, pourrait-on dire, des mauvaises herbes pharmacologiques »13
.
La drogue est un fait social. Cela est d’autant plus vrai lorsque l’on observe sa
consommation très répandue dans la société : la multiplicité des drogues et la
diversification des pratiques sociales (pratique rebelle, milieu festif, addiction, etc.) ont
enraciné leur consommation dans la société, bien que son échange soit illégal dans la
quasi-totalité des pays14
. Selon l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies
(OFDT), 42% des jeunes de 17 ans ont déjà expérimenté le cannabis, substance pourtant
formellement interdite dans le pays15
. Cette transgression des normes sociales constitue
d’ailleurs une motivation importante à l’origine de la consommation de drogues. L’interdit
a toujours fasciné l’être humain, cela commence dès le plus jeune âge en voulant faire à
tout pris ce que les parents disent qu’il ne faut pas faire. On éprouve sans doute plus de
plaisir à faire quelque chose qui n’est pas autorisé : on se sent au-dessus des lois, on se sent
puissant, on se sent vivre. C’est ce qu’on retrouve dans les productions littéraires et
11
UNODC, « World Drug Report 2013 », p.59, p. 105 12
Howard S. BECKER, Qu’est-ce qu’une drogue ? Biarritz : Atlantica, 2001, p. 12 13
Howard S. BECKER, Ibid., p. 15 14
Patrice PINELL, « Les usages sociaux des drogues » in HOWARD S. Becker, Ibid., pp. 97-107 15
OFDT, « Drogues, chiffres clés. 5ème
édition », juin 2013
12
cinématographiques à travers les âges. On pense notamment au Scarface d’Howard Hawks
(1932) qui présentait assez tôt les dérives de gangsters en pleine prohibition, transgressant
le cadre légal pour faire régner leur loi. Cinquante ans plus tard, le remake de Brian de
Palma (1983) venait justement réactualiser cette problématique au trafic de drogue dans le
contexte de l’exode cubain de Mariel vers les Etats-Unis et la Floride16
.
Le choix d’un regard stratégique sur le trafic de drogue
Si la drogue fascine dans la culture populaire, le milieu universitaire ne semble pas
échapper à cet intérêt particulier. En effet, les articles scientifiques et les ouvrages
spécialisés abondent sur les questions des drogues. Du point de vue de la consommation et
des usages sociaux des drogues, Outsiders d’Howard Becker17
et son analyse des fumeurs
de marijuana reste l’un des ouvrages fondateurs de la sociologie de la déviance. Les
nombreux rapports annuels d’organisations nationales (OFDT, Mildeca) ou internationales
(UNODC)18
constituent des sources statistiques importantes relatives à l’usage actuel des
drogues dans les sociétés.
Depuis la fin des années 1980, les ouvrages et articles scientifiques sous l’angle de
l’offre se sont multipliés, favorisant l’apparition d’un nouveau paradigme, celui de
l’économie de la drogue qui s’intéresse davantage à l’organisation stratégique des réseaux
(production, importation, rôles des trafiquants, méthodes de vente). Le RAND Drug Policy
Research Center (1989), la théorie de l’addiction rationnelle (Becker, Grossman et
Murphy, 1990) ou les modèles d’analyse géographique du trafic de drogues (Eck, 1996 ;
Rengert, 1996) s’inscrivent notamment dans cette période de développement pour le
champ universitaire. En France, des chercheurs tels que Pierre Kopp, Michel Kokoreff,
Anne Coppel ou Alain Labrousse participent à cette nouvelle vague d’économistes,
sociologues et géopoliticiens de la drogue.
C’est sous cet angle économico-stratégique que sera traité le trafic de drogue dans ce
travail de recherche. Plus précisément, l’objet principal est d’étudier les stratégies des
16
Scarface, Howard Hawks, 1932 ; Scarface, Brian De Palma, 1983 17
Howard S. BECKER, Outsiders. Etudes de sociologie de la déviance, Paris : Métailié, 1985 (1963), 247
pages 18
OFDT : Observatoire français des drogues et des toxicomanies ; Mildeca : Mission interministérielle de
lutte contre la drogue et les conduites addictives (ex-Mildt) ; UNODC : United Nations Office on Drugs and
Crime
13
organisations liées au trafic de drogue afin de comprendre si une organisation illégale
fonctionne comme n’importe quelle entreprise légale. Ainsi, c’est analyser si les
« entreprises » de la drogue déploient des stratégies spécifiques pour s’imposer sur leur
marché spécifique, de la même manière qu’une entreprise classique – comprendre légale –
chercherait à minimiser ses coûts et maximiser ses profits. L’un des enjeux sera notamment
de montrer le paradoxe qu’il peut exister aujourd’hui entre d’une part la
professionnalisation de l’activité, et d’autre part le fait qu’elle soit illégale.
La professionnalisation du trafic est une dimension importante qui ressort à la fois des
lectures théoriques et du travail d’enquête : c’est comme si vendre de la drogue était un
« métier comme un autre ». Très simplement, on peut rappeler que les vendeurs de drogue
s’organisent (localement dans des quartiers, globalement dans des réseaux), se répartissent
les tâches (producteurs, grossistes, livreurs, détaillants, dealers, guetteurs) et mettent en
œuvre des stratégies marketing (création d’une image de marque pour diffuser
l’information sur la qualité/pureté du produit, distribution cachée pour limiter les risques
ou « à ciel ouvert » pour multiplier les ventes) en vue de maximiser leurs profits. Cette
professionnalisation semble d’autant plus intéressante qu’on assiste actuellement à tout un
débat sur la légalisation. C’est ce que met en évidence l’évolution récente des législations
dans certains pays, par exemple la légalisation de la marijuana dans l’Etat américain du
Colorado (janvier 2014) et en Uruguay (mai 2014). En France, l’autorisation du
médicament Savitex à base de marijuana (janvier 2014) peut également se concevoir
comme un signal favorable en ce sens.
Entretiens : trois visions différentes sur le trafic de drogue
Au côté des nombreuses lectures théoriques et empiriques, ce travail de recherche est
appuyé par trois entretiens réalisés sur le terrain avec des acteurs très différents en vue
d’apporter à chaque fois un nouveau regard. On retrouve un consommateur de drogue, un
représentant des forces de l’ordre ainsi qu’un homme politique.
Le consommateur de drogue s’appelle Thibaud (le prénom a été modifié). Etudiant en
maîtrise de droit public à l’Université de Toulouse, il s’agit d’un ancien usager régulier de
marijuana : en 2010 et 2011, il a fumé quotidiennement pendant six mois. Dans un cadre
désormais uniquement festif, Thibaud continue occasionnellement à fumer du cannabis, il
14
a également essayé de nombreux produits (cocaïne, MDMA, méthadone, speed). Son
niveau d’études et sa consommation maîtrisée lui permettent d’avoir un recul sur sa propre
expérience19
.
Autre regard, celui du Lieutenant du Département d’observation surveillance (DOS)
de Midi-Pyrénées, rattaché à la Section de recherche de Toulouse. Il s’agit d’une unité très
confidentielle qui s’occupe de fournir des informations (prise d’images, photos et vidéos,
pause de balise sur véhicules, filatures, etc.) en soutien à une enquête existante. Réalisé
dans les bureaux de la Gendarmerie nationale à la caserne Courrège, les contenus de cet
entretien s’avèrent extrêmement riches pour mieux cerner l’organisation professionnelle
des trafiquants de drogue20
.
Enfin, Antoine Maurice, conseiller municipal et responsable du parti Europe Ecologie
Les Verts (EELV) à Toulouse, constitue le troisième entretien réalisé pour ce mémoire.
N’ayant finalement pas pu se faire en personne pour des questions d’emploi du temps,
l’entretien a été réalisé par mail. Le contenu est très politique : il s’agit d’un plaidoyer pour
la légalisation des drogues, en insistant sur la mise en place d’une politique préventive au
nom de la santé publique21
.
Plan du mémoire
La dernière approche présentée par Antoine Maurice témoigne plus globalement d’une
évolution majeure dans l’approche de la lutte contre la drogue. On retrouve l’idée de
libéraliser le commerce des drogues afin de mieux contrôler la consommation et, par
répercussion, mettre fin au trafic des organisations criminelles. Ce qui est particulièrement
intéressant, c’est qu’on part d’un constat d’échec au niveau local de lutte contre des
systèmes criminels pour justifier la mise en œuvre de nouvelles politiques progressistes
(décriminalisation, salles de consommation à moindre risque, légalisation). La
libéralisation apparaît alors comme un outil pour répondre au commerce illégal de la
drogue par des organisations hyper structurées.
19
Voir annexe 1 20
Voir annexe 2 21
Voir annexe 3
15
Il découle de cette réflexion un plan en deux parties. La première s’attache à analyser
la professionnalisation de véritables « entreprises » de la drogue (approche micro). C’est
mettre en évidence la structuration professionnelle des trafiquants qui s’inspirent
directement de l’économie légale, notamment au regard des stratégies d’organisation
(s’organiser pour produire) et des stratégies marketing (vendre le produit). La seconde
partie est l’occasion de revenir sur la question actuelle de la légalisation, nouveau
paradigme de la lutte anti-drogue. La professionnalisation des entreprises criminelles, qui
ne cherchent qu’à faire du profit sans se soucier des enjeux de santé publique, amènent
justement les Etats à penser de nouvelles législations pour le contrôle étatique de la
production, la distribution et la consommation de drogues (approche macro).
16
Première partie
La professionnalisation des entreprises de la drogue
Comment parler de professionnalisation alors que le trafic de drogue est une activité
illégale ? Il est intéressant de noter que les drogues, même interdites, constituent une
marchandise au sens économique : elles sont produites, échangées et consommées par des
individus. Comme dans tout marché économique, on retrouve une offre (trafiquants de
drogue, ce qui nous intéresse ici) et une demande (consommateurs de drogue).
Plus précisément, le marché de la drogue est un marché noir dans le sens où les
activités touchent des produits qui n’ont aucune existence légale. Il convient de préférer le
terme de marché noir à celui de marché parallèle qui décrit surtout la possibilité de
s’approvisionner alternativement en produits identiques au marché officiel (trafic de
contrebande)22
. Or, en dehors de certaines utilisations strictes dans le cadre médical, par
exemple la morphine pour soulager les douleurs ou le médicament Subutex23
, la drogue est
illégale et il n’existe pas de marché officiel.
Dire que la drogue est un marché noir implique l’existence de producteurs et
trafiquants de drogue qui s’organisent au sein d’une structure plus ou moins
professionnelle dans le but de produire et/ou vendre leurs produits – marijuana, MDMA/
ecstasy, cocaïne, héroïne, LSD, champignons hallucinogènes, etc. C’est précisément
l’objet d’étude de cette première partie qui entend démontrer, en deux temps, que les
organisations criminelles fonctionnent comme n’importe quelle entreprise légale. Après
avoir identifié les structures et réseaux tissés par ces « entreprises » pour produire les
drogues (chapitre 1 sur les stratégies organisationnelles), il sera analysé comment sont
ensuite déployées des techniques commerciales pour vendre le produit aux consommateurs
(chapitre 2 sur les stratégies marketing).
22
Pierre KOPP, « Les analyses formelles des marchés de la drogue », Tiers-Monde, 1992, Tome 33,
n°131, pp. 565-569 23
Le Subutex® est un médicament utilisé pour le traitement de personnes dépendantes aux opiacés
(morphine, héroïne).
17
Chapitre 1. S’organiser pour produire
Les carrières déviantes des trafiquants
« As far back as I can remember, I always wanted to be a gangster ». C’est la fameuse
phrase d’ouverture du film Les Affranchis de Martin Scorsese24
, basé sur l’histoire vraie du
gangster américain Henry Hill25
. Et si gangster était une activité professionnelle comme
une autre et que certaines personnes aspiraient à devenir criminels ?
Pour présenter la structure organisationnelle de ces entreprises de la drogue, il a été
fait le choix de partir de ces personnes qui, à l’image de Henry Hill, ont décidé de faire
carrière dans des activités illégales. Cette tournure de phrase n’est pas sans rappeler le
concept de « carrières déviantes » d’Howard Becker. Chez le sociologue interactionniste
de l’école de Chicago, les carrières déviantes passent par trois étapes : 1. La transgression
d’une norme ; 2. La désignation publique (stigmate) ; 3. La répétition de la transgression
d’une norme à l’intérieur d’un groupe organisé26
.
On retrouve bien ici les différentes étapes des carrières déviantes pour les trafiquants
de drogue. D’une part, ils appartiennent à une organisation plus ou moins grande qui
transgresse de façon systématique les normes (étapes 1 et 3). D’autre part, ils sont
condamnés publiquement par le reste de la société en raison de leur activité dangereuse
pour la santé des consommateurs et ses répercussions négatives (guerre des gangs et
règlements de comptes) (étape 2).
Le concept de carrières déviantes présente l’avantage d’inclure l’idée d’une certaine
continuité. Les dealers de drogue, lorsqu’ils choisissent cette activité, se doivent d’acquérir
certains codes ainsi qu’une méthode de travail qui garantissent leur succès futur dans un
secteur périlleux, en particulier parce qu’il est illégal et par conséquent exposé à des
risques additionnels auprès des forces de l’ordre (prison) et des organisations criminelles
24
Les Affranchis (Goodfellas), Martin Scorsese, 1990. Traduction française : « Aussi loin que je me
souvienne, j’ai toujours voulu être un gangster ». 25
Henry Hill était un ganster américain actif dans les années 1960-1970 au sein de la famille Lucchese à New
York, rattachée à la Cosa Nostra sicilienne. Il est arrêté en 1980 pour trafic de stupéfiant et vol puis décide de
collaborer avec le gouvernement pour se protéger. Il racontera plus tard ses années dans la mafia dans son
autobiographie : Wiseguy, life in a mafia family (1985). 26
Howard S. BECKER, Outsiders, op. cit., pp. 47-62
18
concurrentes (blessure grave, meurtre). En quelque sorte, on ne naît pas Al Capone, on le
devient.
Certains auteurs ont critiqué cette notion dans le cadre de la drogue. C’est par exemple
le cas de Michel Kokoreff qui préfère la notion de cheminement. En effet, celle-ci traduit
davantage le caractère non linéaire et réversible des métiers liés à l’offre de drogue.
L’auteur parle également de trajectoire, de parcours, de ligne de vie ou encore
d’itinéraire27
. Néanmoins, on retiendra ici plutôt le concept de Becker qui ne perd pas
totalement sa pertinence : plus que le terme de cheminement, faire une carrière déviante,
même si elle n’est pas définitive et ne dure que quelques années, permet de bien mettre en
évidence comment un individu lambda intègre un groupe organisé, apprend les règles et les
méthodes de celui-ci puis gravit les échelons au fur et à mesure. En outre, même dans les
activités légales, les carrières professionnelles sont de plus en plus éclatées et hétérogènes ;
c’est toute une diversité de postes et de secteurs qu’un travailleur peut rencontrer au cours
de sa vie active.
Dans la très grande majorité des cas, les carrières types suivent la même trajectoire.
C’est le « modèle Scarface »28
composé de deux grandes étapes : l’entrée dans la carrière
(I) puis l’installation dans la carrière (II). La première étape est celle de l’observation et de
l’apprentissage, elle consiste à apprendre les règles du métier ; la seconde est celle de la
professionnalisation, quand le dealer décide de continuer dans cette activité et d’en faire
son métier à temps plein pour gagner sa vie. C’est sous cet angle que nous allons analyser
l’organisation des entreprises de la drogue.
I. L’entrée dans les carrières déviantes : comment devient-on dealer
de drogue ?
L’entrée dans les carrières déviantes, comme dans toute carrière professionnelle, est le
temps du recrutement (1) et de l’apprentissage (2). Dans les activités légales, l’entrée dans
une carrière est particulièrement formatée : un individu doit en général passer un entretien
d’embauche et faire ses preuves au sein de la société au cours d’une période provisoire
27
Michel KOKOREFF, La drogue est-elle un problème ?, Paris : Editions Payot & Rivages, 2010, p. 62 28
RACHID, « Génération Scarface. La place du trafic dans une cité de la banlieue parisienne », Déviance et
Société, 2004/1, Vol. 28, pp. 115-132
19
(stage, contrat à durée déterminée) avant de se voir proposer un contrat longue durée. C’est
plus ou moins le même processus que l’on retrouve pour les futurs dealers de drogue,
l’entrée dans le trafic constitue également un parcours à étapes.
1. Le recrutement : contexte social et motivations des dealers de drogue
Le recrutement n’est pas ce qui nous intéresse le plus d’un point de vue économique et
stratégique – regard davantage sociologique – mais il est nécessaire d’y revenir brièvement
pour comprendre à quel(s) type(s) de personnes nous avons affaire quand nous parlons de
trafiquants de drogue.
a. Devenir un dealer de drogue : de l’importance du milieu social…
Le mot dealer vient de l’anglais deal qui signifie « vente » ou « commerce ». Aussi, le
dealer n’est pas seulement la personne qui vend aux coins de rues ou dans les halls
d’accueil des quartiers défavorisés ; il correspond à une catégorie plus vaste qui inclut les
importateurs, les grossistes et les détaillants. Nous aurons l’occasion de revenir plus loin
sur les différentes facettes du métier de dealer.
Comment devient-on alors dealer de drogue ? Dans une approche holiste, le
déterminisme social est fondamental pour expliquer le choix d’une telle activité. Par
exemple, en Seine-Saint-Denis, le trafic de drogue est enraciné dans des cités bien connues
telles que Nanterre, Gennevilliers, Clichy-sous-Bois, La Courneuve, Saint-Denis ou
Aubervilliers. Ces quartiers présentent le point commun de réunir des populations dont les
conditions de vie se sont dégradées, touchées de plein fouet par la désindustrialisation au
tournant des années 1970. Pourtant à l’origine, il est intéressant de noter que la
consommation et la production des drogues étaient une contre-culture pour les classes
moyennes et supérieures. Dans la continuité du mouvement protestataire de Mai 68, les
pratiques liées à la drogue s’inscrivaient dans la libéralisation des consciences. Le tournant
est apparu dans les années 1980-1990 dans le contexte du ralentissement économique.
20
Comme l’explique Michel Kokoreff, « d’un attribut contre-culturel, la drogue est devenue
un fléau social »29
.
Avant, on retrouvait dans les quartiers une forte mixité sociale où se mélangeaient
classes moyennes d’origine française et travailleurs immigrés majoritairement du Maghreb
francophone (Algérie, Maroc, Tunisie). Ces quartiers étaient stratégiquement situés à
proximité des industries en périphérie des grandes villes dans le contexte des Trente
Glorieuses. Mais avec le ralentissement économique, les industries ont progressivement
fermé à partir du milieu des années 1970. C’est le début de l’exode pour les personnes qui
en ont les moyens (classes moyennes), celui du chômage et de la précarité pour les autres
populations immigrées qui n’ont pas d’autres choix que de rester. La désindustrialisation a
dans un premier temps précipité le déclin du quartier et le développement d’une
ségrégation socio-ethnique30
. Ensuite, les commerces ont progressivement disparu sans
être renouvelés au fil des décennies, le quartier se retrouvant en quasi-autarcie. C’est
pourquoi les habitants se sont tournés vers une économie informelle de proximité, c’est-à-
dire un ensemble d’activités souterraines pour palier aux manques : travail au noir, trafic
de contrebande (médicaments, alcool, cigarettes), prostitution, vol et bien entendu le
marché noir des drogues31
.
En fait, l’économie souterraine est devenue une façon de s’en sortir pour les jeunes
issus de milieux défavorisés (précarité, chômage, isolement). L’échec de la puissance
publique à mettre fin au déclin social et la stigmatisation des ghettos dans les journaux
télévisés ont conduit les jeunes de banlieues à penser qu’ils doivent s’en sortir par leurs
propres moyens, alors que la société les a abandonnés32
. Cela est d’autant plus vrai quand
on sait que ces jeunes grandissent dans un quartier où le trafic de drogue et le recours à la
violence sont banalisés. Dès leur plus jeune âge, les « petits » observent au grand jour le
trafic des « grands », parfois membres de la même famille (aînés, cousins), et reproduisent
naturellement le même itinéraire.
Dans ces conditions, « rentrer dans le business, c’est prendre sa vie en mains : être un
self-made man, gagner de l’argent, consommer, s’élever dans l’échelle sociale, devenir
29
Michel KOKOREFF, La drogue est-elle un problème ?, op. cit., pp 64-65 30
Wesley SKOGAN, « Fear of Crime and Neighborhood Change » in Crime and Justice, The University of
Chicago Press, 1986, pp. 203-229 31
Pacale JAMOULLE, « Business is business. Enjeux et règles du jeu de l'économie clandestine », Déviance
et Société, 2003/3, Vol. 27, p. 299 32
Ibid., p. 300
21
quelqu’un »33
. Car au fond l’enjeu est bien là, il s’agit d’exercer un métier pour gagner de
l’argent qui servira à payer son loyer, se nourrir, acheter des vêtements comme n’importe
quel individu. Le dealer de drogue moderne, plus que le gangster de la Prohibition qui
recherchait le prestige et le respect, est un pur produit de la société de consommation ; il
est une synthèse réussie entre l’enfant des rues et l’économie capitaliste34
. Cette position
est assez bien résumée dans les paroles de la chanson « Petit Frère » du groupe IAM35 :
Et je ne crois pas que petit frère soit pire qu'avant
Juste surexposé à la pub, aux actes violents
Pour les grands, le gosse est le meilleur citron
La cible numéro 1, le terrain des produits de consommation
Et pour être sûr qu'il s'en procure
Petit frère s'assure, flingue à la ceinture
b. … aux opportunités de carrière
Néanmoins, il semble aussi nécessaire de rompre avec certaines idées reçues et
d’apporter quelques précisions : ce n’est pas parce qu’on vient d’une banlieue qu’on sera
forcément dealer de drogue ; et ce n’est pas parce qu’on est dealer de drogue qu’on a
forcément grandit dans une banlieue. Si le déterminisme social est indéniable, le profil des
trafiquants de drogue est beaucoup plus hétérogène que peut le laisser supposer certains
reportages télévisées ou magazines d’actualités qui répondent souvent à un choix éditorial
plus qu’à l’aboutissement d’une véritable enquête.
D’autres raisons peuvent expliquer l’entrée dans les carrières des trafiquants de drogue
comme le met en évidence un rapport du RAND Drug Policy Research Center36
:
- Le milieu de la fête : un certain nombre de trafiquants de drogues psychostimulantes
(cocaïne, ecstasy, LSD) exerçaient des métiers légaux avant de se tourner vers le marché
noir. C’est le cas des propriétaires ou managers de bars, nightclubs ou restaurants qui, déjà
insérés dans le milieu de la fête, ont noué des contacts privilégiés avec des trafiquants ;
33
Ibid., p. 305 34
Ibid., p. 306 35
IAM, « Petit Frère », tiré de l’album L’Ecole du micro d’argent (1997) 36
RAND Drug Policy Research Center, « The Organization of High Level Drug Markets », 1989, p. 38
22
- Les réseaux de sociabilité (famille, amis, voisinage) : nombreux sont également les
dealers qui ont été embarqués dans le trafic par des connaissances plus ou moins proches.
S’il y a besoin d’un coup de main par une tâche simple tels que conduire, charger ou
décharger un camion, il est plus facile de demander à quelqu’un de confiance que l’on
connaît ;
- L’emploi stratégique : certaines professions légales réclament un savoir-faire unique
acquis au cours d’une formation universitaire et pratique de plusieurs années. C’est par
exemple le cas d’un pilote d’avion, généralement approché par un importateur pour
déplacer la marchandise d’un point A à un point B. De même, la corruption des forces de
l’ordre, des métiers de la justice (avocats, juges) ou des hommes politiques rentrent à
l’intérieur de cette catégorie ;
- Le passage en prison : enfin, des criminels spécialisés dans une autre activité
souterraine (racket, vol, braquage) peuvent également faire le choix de se tourner vers le
trafic de drogue après une rencontre fortuite lors d’un séjour en prison. Loin d’avoir un
caractère toujours apaisant sur les intentions des condamnés, la prison peut se traduire par
un renforcement de la criminalité, à l’image du Prophète de Jacques Audiard37
.
Ainsi, lorsque l’on présente une de ces « qualités », on peut devenir plus facilement un
dealer de drogue. A noter que la motivation principale reste la même que les jeunes de
quartiers défavorisés, il s’agit bien sûr de l’argent pour gagner sa vie (temps plein) ou
arrondir ses fins de mois.
A ces profils, on pourrait également ajouter celui du consommateur-trafiquant. Cela
consiste à acheter dans des grosses quantités avant de revendre à des personnes de son
entourage. L’objectif n’est pas tant de faire de l’argent que d’acheter pour plusieurs
personnes afin de réduire le coût unitaire. C’est ce qu’explique Thibaud, le consommateur
de drogue rencontré dans le cadre de ce mémoire : « Pour le haschich, [j’achète à] un
membre de la famille ou les potes. Généralement ils achètent en gros parce que ça coûte
moins cher et ils revendent. C’est cool parce qu’ils sont pas là pour faire un bénef ». En
allant plus loin, on peut élargir à ce modèle celui du consommateur-producteur. C’est le
cas des cannabiculteurs-consommateurs (7 à 8 plants en moyenne par an) ou des
cannabiculteurs-sociaux (40 plants), c’est-à-dire des fumeurs de cannabis qui s’occupent
37
Un Prophète, Jacques Audiard, 2008
23
chez eux, comme des jardiniers amateurs, de la production de cannabis pour leur
consommation et celle de leur entourage38
.
Ce modèle endogène production-consommation ne se retrouve pas seulement avec la
marijuana mais aussi les drogues dures. C’est ce que montre l’exemple original de
l’héroïne. En effet, cette substance présente la particularité de rendre extrêmement
dépendant son consommateur, mais cette dépendance extrême rend impossible l’exercice
d’une activité professionnelle. Il se pose alors un dilemme aux addicts de l’héroïne :
comment continuer à se procurer « l’or blanc » sans un revenu régulier ? Les
consommateurs expérimentés achètent en gros, une partie servant pour leur consommation
personnelle et l’autre vendue à des consommateurs débutants. L’argent récupéré des ventes
permet de financer leurs achats futurs39
. A travers les cas de la marijuana et de l’héroïne,
on voit bien l’importance de la consommation avant de devenir dealer de drogue.
En résumé, on retrouve un profil assez hétérogène des dealers de drogue. Si une
grande majorité est recrutée dans les rues des quartiers difficiles, il ne faut pas perdre de
vue que les dealers peuvent venir de milieux plus variés qui ne sont pas toujours
synonymes de violence et de précarité. Néanmoins, ce qui nous intéresse véritablement
dans ce mémoire, ce sont les organisations et les stratégies des entreprises de la drogue.
Après le recrutement vient le temps de la formation aux règles et techniques du trafic de
drogue.
2. L’apprentissage des règles et des méthodes de travail : « l’école de la rue »
Dans les carrières déviantes, l’apprentissage est l’étape logique après le recrutement.
Si un individu souhaite rejoindre une organisation criminelle, faut-il encore qu’il en ait les
capacités pour continuer dans le milieu. Qu’on ait grandi à côté des dealers dans les cités
ou qu’on arrive suite à des opportunités de carrière, il faut apprendre les règles du jeu du
trafic de drogue car la délinquance est un métier. Il existe d’ailleurs un terme pour ceux qui
38
ONDRP, « La criminalité en France. Rapport de l’Observatoire national de la délinquance et des réponses
pénales en 2010 », sous la direction d’Alain BAUER, Paris : CNRS éditions, 2010, p. 803 39
RAND Drug Policy Research Center, « Money from Crime », 1990, p. 15
24
ont fait le choix de se tourner vers le crime pour gagner leur vie : c’est la délinquance
professionnelle40
.
Toutefois, si le trafic de drogue se retrouve être un métier comme un autre, il n’est
évidemment pas possible d’y apprendre les codes et les méthodes de travail en allant à
l’université. Cela s’apprend sur le tas auprès d’autres dealers de drogue, le savoir-faire est
transmis de personne à personne à travers les échanges oraux et l’imitation. Il s’agit d’un
parcours à étapes dans lequel il faut faire ses preuves pour gravir les échelons. C’est
notamment ce que met en avant l’entretien avec le Lieutenant du DOS (Département
d’observation surveillance), rattaché à la Section de recherche de Toulouse. La nature des
activités du DOS41
permet un regard privilégié sur le trafic de drogue et l’observation des
trafiquants :
« Les mecs commencent tous en tant que chouffe (guetteur) quand ils sont gamins. A Marseille
où j’ai travaillé, le chouffe se fait 50 € par jour, ça attire forcément les jeunes. Ensuite le
chouffe devient petit dealer, puis semi-grossiste, grossiste… Tu gravis les échelons petit à petit
en fait. A la fin, il y a de moins en moins de monde donc tu prends forcément la place de
quelqu’un. C’est pour ça qu’il y a des problèmes à Marseille. »
A partir de cet entretien, celui de Thibaud (usager de drogue) ainsi que le recoupement
de trois articles scientifiques42
, il a été identifié cinq grandes étapes pour devenir un dealer
de drogue qualifié, c’est-à-dire maîtriser les techniques et les méthodes de travail pour
mener à bien son organisation locale. Pour mieux comprendre le processus d’élévation au
sein de l’organisation hiérarchique des entreprises de la drogue, il a été fait le choix de se
concentrer sur le premier type de trafiquants qui correspond au deal dans les cités. En effet,
plus que les modèles qualifiés d’opportunités (milieu de la fête, réseaux de sociabilité,
consommateur-trafiquant, etc.), le trafic lié au deal de rue permet de mettre en avant cette
période d’apprentissage sur une plus longue période et la montée dans la hiérarchie. C’est
ce que Pascale Jamoulle appelle « l’école de la rue »43
.
40
RACHID, « Génération Scarface », op. cit., p. 121 41
Recueillir des informations en soutien à une enquête existante : prise d’images, photos et vidéos, pause de
balise sur véhicules, filatures, etc. 42
Pascale JAMOULLE, « Business is business », op. cit., pp. 297-311 ; RACHID, « Génération Scarface »,
op. cit., pp 115-132 ; Julie LACOSTE, Pierre TREMBLAY, « De l'insertion sociale des marchés urbains de
drogues prohibées : deux cas de figure nord-américains », Déviance et société, 1999, Vol. 23, n°1, pp. 41-58 43
Pascale JAMOULLE, « Business is business », op. cit., p. 297
25
Etape 1 : l’observation
Pour rappel, le contexte social joue un rôle prédominant dans le deal de rue que l’on
retrouve dans les cités. Dès leur plus jeune âge, les « petits » observent les « grands » qui
leur servent de modèle. Comme l’explique le Lieutenant du DOS, « ça attire forcément les
jeunes ». On retrouve une phase d’observation qui a lieu alors que les jeunes ne sont pas
encore dans l’organisation. Toute initiation au trafic de drogue commence par une présence
passive dans le groupe44
: suivre les dealers de drogue au quotidien, observer leurs
moindres faits et gestes pour mieux les reproduire par la suite mais surtout pour
s’imprégner d’un environnement.
Etape 2 : la confiance
Parallèlement à l’observation, le futur dealer est amené à faire ses preuves et doit
montrer à l’organisation locale qu’il est une personne de confiance avant de l’intégrer de
façon active. Cette étape passe d’abord par la consommation de drogues douces (fumer des
joints). De plus en plus, les jeunes dealers se mettent également aux drogues dures, une
sorte de défi pour tester ses limites et montrer qu’on est capable de résister. A côté,
l’intégration se traduit par la banalisation de la violence : vol, conduire un véhicule à
grande vitesse sans permis de conduire ou porter une arme (sans même avoir l’intention de
l’utiliser). C’est transgresser les règles pour démontrer sa force45
.
Etape 3 : le guetteur
Une fois que le jeune a fait ses preuves, il intègre officiellement l’organisation et se
voit confier les premières responsabilités. Cela commence par la tâche la plus simple : faire
le « chouffe » comme le dit le Lieutenant. Arrivé à cette étape, le jeune n’est pas forcément
très âgé, il s’agit d’une période décisive dans l’entrée dans les carrières déviantes car le
futur dealer arrête d’aller à en cours pour se consacrer à temps plein sur sa première
mission : « T’as plus de 16 ans, tu vas plus à l’école, en même temps ton cercle de
sociabilité proche est lié au trafic… Tu commences petit sans te rendre compte que tu
deales » explique Thibaud. Le rôle du chouffe est de se positionner dans des endroits
stratégiques, dans la rue ou sur les toits, pour prévenir les livreurs et les dealers d’un
éventuel danger – par exemple, la présence d’un policier ou d’une organisation
44
Ibid., p. 301 45
Ibid., p. 304
26
concurrente46
. Les compétences ne requièrent pas un savoir-faire exceptionnel mais
nécessitent tout de même de faire attention pour reconnaître les menaces et informer
rapidement ses partenaires.
Etape 4 : le livreur
Le livreur ou « porte valise » représente la montée d’une étape supplémentaire dans la
hiérarchie des organisations du trafic à ciel ouvert. Il est chargé de livrer la marchandise
d’un point A à un point B en évitant les menaces. Le livreur s’appuie sur les guetteurs aux
alentours qui dévoilent des signaux d’alerte (siffler très fort pour avertir d’un risque) et doit
se tenir prêt à changer d’itinéraire en cas d’imprévu47
. Ce sont les capacités de réaction et à
prendre les bonnes décisions qui sont évaluées ici.
Etape 5 : le dealer
Pour devenir in fine dealer de drogue, c’est-à-dire commerçant de drogue, il est
nécessaire d’acquérir tout un ensemble de compétences beaucoup plus techniques, en
particulier dans deux domaines spécifiques : la préparation et la vente.
La préparation consiste tout d’abord à s’approvisionner en marchandises. Le dealer
indépendant se tourne généralement vers un trafiquant ; le dealer qui travaille en équipe
achète en plus grosses quantités (plusieurs kilos de drogue) auprès d’un fournisseur. Cela
requiert de savoir reconnaître les quantités et la qualité d’un produit pour ne pas se faire
avoir. Le dealer doit aussi apprendre à maîtriser les techniques de coupe pour diffuser la
drogue achetée en gros en petites quantités : barrette (5 g), 12 g, 25 g ou savonnette (250
g)48
. Comme le fait remarquer le Lieutenant du DOS, la coupe est tout un savoir-faire
stratégique qui permet d’économiser le produit d’origine : « Tu prends le produit d’origine
et le produit de coupe qu’on sniffe, au final t’as moins de 15% de cocaïne. Parfois, on te
met du verre pilé à l’intérieur pour que ça coupe les veines et que ça rentre plus facilement
dans le sang ».
Une fois que le produit est réparti en sachets, il faut le vendre auprès des
consommateurs. De par l’interaction directe entre le vendeur et le consommateur, cette
46
RACHID, « Génération Scarface », op. cit., pp. 118-119 47
Ibid, pp. 118-119 48
Ibid, pp. 125-126
27
étape nécessite des techniques commerciales pour mettre en valeur et vendre son produit.
Dans leur analyse des marchés urbains illicites, Lacoste et Tremblay présentent la méthode
de transaction reposant sur trois étapes en vue de se protéger des risques (défaut de
paiement, discrétion impérative) : prise d’information, négociation, transaction49
.
L’expérience de Thibaud, qui raconte un achat de cocaïne dans le quartier d’Arnaud
Bernard à Toulouse, connu pour son trafic à ciel ouvert en plein cœur de la ville, permet de
mettre en évidence ces trois étapes.
« Quand tu fais un deal de coke à Arnaud B, t’es pas serein. (…) Le procédé, c’est un mec qui
va te voir dans la rue, il te propose des cigarettes ou du shit. Tu lui demandes s’il a de la
cocaïne, il te dit oui et t’amène à son pote dealer qui a tout sur lui. Là le mec est super
sympa : il te dit « ça va mon pote », « y a pas de soucis ». C’est normal, si tu veux vendre le
produit il faut que le mec soit en confiance. Il te fait goûter, tu mets un peu de poudre sur le
doigt et t’en mets sur ta langue pour savoir si elle est bonne. Il faut pas donner l’image de la
proie facile qui ne connait pas le produit. Tu insistes sur le goûtage pour montrer que tu
connais, que tu sais ce que t’achètes. Tu veux pas de la mauvaise qualité. »
La prise d’information constitue l’étape initiale dans le sens où le consommateur
cherche à se renseigner sur les produits disponibles et leur qualité. Le dealer doit être en
mesure de répondre aux sollicitations du consommateur ; cela passe à la fois à travers des
discussions informelles (« ça va mon pote », « y a pas de soucis ») et des pratiques
concrètes (faire goûter le produit) afin d’instaurer une relation de confiance avec le client-
consommateur.
« Après, le dealer il veut très vite donner le produit. C’est limite il veut le donner avant de
payer [rires]. Il lance des regards furtifs autour de lui, il est hyper stressé. C’est stressant
parce que c’est pas les mêmes conséquences [de vendre de la cocaïne] et le deal a lieu en
public. Moi c’était devant le Carrefour [de Compans Cafarelli], juste à côté du distributeur.
Tu marchandes un peu, genre de 55 à 45 euros. »
La seconde étape est celle de la négociation : le dealer et le consommateur s’entendent
sur les termes de l’échange, à savoir le lieu de livraison (ici, en public, « devant le
Carrefour ») et le prix (de 55 à 45 euros).
49
Julie Lacoste, Pierre Tremblay, « De l'insertion sociale des marchés urbains de drogues prohibées : deux
cas de figure nord-américains », op. cit., p. 45
28
« Puis tu donnes l’argent en public, tu récupères le sachet et voilà. »
C’est la dernière étape, celle de la transaction, c’est-à-dire l’échange entre le dealer et
le consommateur. La livraison de la marchandise et le versement du paiement sont
effectués dans un endroit prévu lors de la négociation (étape précédente), le consommateur
repart avec le produit et l’action est décrite comme un simple échange produit-argent.
Il est intéressant de noter que les techniques peuvent varier selon les trafiquants, par
exemple le lieu de transaction peut avoir lieu à ciel ouvert ou être caché – nous aurons
l’occasion de revenir dessus dans le chapitre 2. S’il n’existe pas une seule méthode utilisée
par tous les dealers, les trois grandes étapes (information, négociation, transaction)
reviennent à chaque fois au moment de l’échange et il est nécessaire pour le trafiquant de
se familiariser avec ces règles. Chacun a sa propre technique de vente à l’intérieur du cadre
afin de s’adapter au contexte et réduire les risques de se faire prendre : « Une fois, j’ai
acheté du shit dans le métro à Toulouse. A cause des caméras, le mec balance par terre et
c’est toi qui ramasse. C’est différent, ça dépend du contexte et du dealer ».
Ainsi, devenir dealer est un parcours à étapes – « l’école de la rue » – au cours
desquelles le futur dealer doit faire ses preuves (observation, confiance) avant d’apprendre
un ensemble de règles et de techniques propres à l’exercice de sa profession illégale
(guetter, livrer, s’approvisionner auprès d’un fournisseur, couper le produit, transaction
sans risque). Dealer est un métier comme un autre et il est nécessaire de se former
progressivement aux méthodes de travail de plus en plus spécifiques pour gravir les
échelons. Comme le souligne un rapport RAND qui s’appuie sur l’entretien de 41
individus arrêtés et condamnés pour trafic de drogue : « An individual who inspires trust
and is affable, moderately intelligent, well organized, ambitious and willing to take risks
can prosper »50
. S’il présente toutes ces qualités nécessaires à n’importe quel manager
d’une activité légale, le dealer peut dépasser son organisation locale pour arriver dans les
niveaux les plus hauts du marché de la drogue.
50
RAND Drug Policy Research Center, « The Organization of High Level Drug Markets », op. cit., p. 35.
Traduction française : « Un individu qui inspire la confiance et qui est aimable, modérément intelligent, bien
organisé, ambitieux et prêt à prendre des risques peut réussir [dans le trafic de drogue] ».
29
II. L’installation dans les carrières déviantes : la mise en place d’organisations
structurées sur le modèle entrepreneurial
Recruté par une organisation et formé aux méthodes de travail par ses collègues
expérimentés, le trafiquant de drogue est désormais entré de plain-pied dans les carrières
déviantes. Pour continuer dans cette voie et faire carrière dans le milieu, il doit s’organiser
encore davantage pour mettre en place un modèle de création de valeur durable sans attirer
l’attention des forces de l’ordre et la justice. Les règles de bases sont amplifiées et les
structures pensées sur le modèle d’une entreprise légale. De la même manière que l’homo
oeconomicus, le trafiquant cherche à maximiser ses profits sous les contraintes de son
environnement (ne pas se faire prendre).
Une bonne illustration de cette évolution réside dans l’interdiction stricte de la
consommation de drogues par les trafiquants. C’est la différence entre le rabatteur et le
dealer professionnel, ce dernier ne peut plus se permettre de fumer ou se shooter sous peine
de perdre sa lucidité dans l’exercice de son métier, par conséquent des clients et des
sources de revenus potentiels51
. On retrouve une véritable éthique du travail ; l’installation
dans les carrières déviantes est le début de la professionnalisation. Le professionnalisme
est bien le terme clé dans cette seconde section de la première partie. Comme le met en
évidence Thierry Colombié dans son ouvrage consacré à la French Connection, les
organisations criminelles de la drogue sont de véritables « firmes qui définissent des
objectifs et mettent en place des stratégies »52
.
Dans cette section, nous allons étudier trois de ces stratégies fondées sur le modèle
entrepreneurial : la répartition des tâches au sein de l’organisation avec des travailleurs
spécialisés (1) ; le développement transnational des activités pour profiter des nouvelles
opportunités commerciales offertes par la mondialisation (2) ; la mise en œuvre d’un
système de rémunération hiérarchique et d’une « sécurité sociale » criminelle pour se
protéger des risques du métier (3).
51
Michel KOKOREFF, La drogue est-elle un problème ?, op. cit., p. 98 52
Thierry COLOMBIE, La French Connection : les entreprises criminelles en France, Paris : Non Lieu,
2012, p. 21
30
1. La division scientifique du travail : les quatre principaux niveaux du trafic
de drogue
Si cette sous-partie est avant tout descriptive, elle n’en reste pas moins décisive pour la
suivante qui analysera l’organisation en réseaux des trafiquants de drogue. En fait, l’un des
objectifs est de décrire maintenant séparément les principaux niveaux du trafic pour mieux
comprendre ensuite l’articulation et la collaboration entre ces différentes échelles.
De même que les entreprises classiques, les organisations criminelles se répartissent
les tâches pour gagner en productivité. Economiste de la drogue, Pierre Kopp identifie
quatre niveaux d’organisation du trafic de drogue : la production, le trafic international, la
distribution en gros et la distribution finale53
. Cette organisation présente certains
avantages pour les entreprises de la drogue. En effet, contrairement aux marchés légaux où
la tendance est à l’intégration verticale des activités – maîtriser l’ensemble de la chaîne de
valeur, de l’approvisionnement en matière premières à la distribution finale en passant par
la fabrication – pour minimiser les coûts de transaction, les organisations liées au trafic de
drogue cherchent plutôt à fractionner la chaîne de production54
. Cela s’explique
simplement par des raisons de sécurité : les activités liées au trafic de drogue étant
interdites dans la quasi-totalité des pays, il est important pour ces organisations de réduire
leur taille afin de ne pas attirer l’attention des autorités publiques et se resserrer autour
d’une équipe de confiance.
a. Production
Cannabis/marijuana, cocaïne, héroïne, crack, amphétamines, ecstasy/MDMA, LSD,
champignons hallucinogènes… Les drogues peuvent prendre des formes et avoir des effets
très divers, chaque région du monde est spécialisée dans la production d’un ou plusieurs
types de drogue. On observe une sorte de division internationale du travail en fonction du
climat et des matières premières qui varient dans les différentes régions du monde. Pour les
drogues, les spécialistes identifient cinq espaces de production55
:
53
Pierre KOPP, Economie de la drogue, Paris : La Découverte, 2006, p. 11 54
Ibid., p. 15 55
Emmanuelle GALLOUËT, Le transport maritime de stupéfiants, Aix-en-Provence : Presses universitaires
d’Aix-Marseille, 2013, pp. 38-45
31
- Le Croissant d’Or : Afghanistan, Irak, Pakistan. Il s’agit d’une région riche en pavot
à opium, à partir duquel est obtenu la morphine et l’héroïne. En Afghanistan, l’opium est la
première production nationale et sa culture représente plus de la moitié du PIB56
;
- Le Triangle d’Or : Myanmar, Laos, Thaïlande. La production de pavot à opium est
également importante dans cette région mais sa spécificité par rapport au Croissant d’Or
réside dans les psychotropes, en particulier les champignons hallucinogènes, et les
amphétamines ;
- La zone andine : Bolivie, Colombie, Pérou. Ces trois pays sud-américains
représentent 98% de la cocaïne mondiale. La surface de coca atteint 200 000 hectares dans
cette région, dont la moitié se situe en Colombie ;
- Le Maroc : le pays du Maghreb est spécialisé dans la production de haschich, la
résine de cannabis. Selon l’Organe international de contrôle des stupéfiants (OICS), le
Maroc reste le pays source de référence dans ce domaine puisqu’il constitue environ 60%
de la production mondiale de cannabis ;
- Le Mexique : le pays est connu dans le milieu pour le narcotrafic omniprésent et la
guerre que se mènent les cartels de la drogue. Pays de transit de la cocaïne de la zone
andine vers les Etats-Unis, un certain nombre de drogues sont également produites sur
place, notamment la marijuana, le pavot (héroïne) et les métamphétamines. Au total, 90%
des drogues en circulation aux Etats-Unis, premier consommateur mondial, sont produites
ou acheminées via le Mexique57
.
Les Etats-Unis et l’Europe sont absents de ce classement étant donné que les climats
de ces régions sont moins propices à la production de drogues (la production de cannabis
se caractérise dans des pays au climat chaud et humide). Pourtant, cette situation est en
train d’évoluer avec l’arrivée de la culture indoor de cannabis. Un groupe de hippies
californiens experts en biologie ont inventé une nouvelle variété de cannabis pour leur
consommation personnelle. A partir de croisements génétiques, ils ont mis au point une
nouvelle espèce de cannabis cultivable en zone tempérée mais aussi plus forte en puissance
active, la Sinsemilla. Résultat, la culture indoor de cannabis a explosé depuis la fin des
années 1980 en Europe occidentale58
. En mai 2014, un article du Monde soulignait
56
Pierre KOPP, Economie de la drogue, p. 7 57
Le Monde, « Les tentaculaires cartels mexicains », 5 novembre 2013, par Frédéric Saliba 58
ONDRP, « La criminalité en France », op. cit., pp. 799-806
32
justement l’apparition d’un « cannabis made in France » de plus en plus important59
. En
2010, l’ONDRP recensait ainsi plus de 200 000 cannabiculteurs en France, des simples
cannabiculteurs-consommateurs (7,5 plants en moyenne) aux cannabiculteurs-commerciaux
(209 plants). Cela est d’autant plus facile qu’un certain nombre de sites internet spécialisés
dans la « jardinerie d’intérieur », les growshops, vendent tout à fait légalement l’ensemble
du matériel pour une production locale et le livrent en moins de 24 heures60
.
b. Trafic international
Comme l’a montré le point précédent, la production est concentrée dans certaines
régions du monde (Moyen-Orient, Asie, Amérique latine, Maroc). Toutefois, la
consommation reste très majoritairement européenne et américaine ; l’espace Schengen est
la première région et les Etats-Unis sont le premier pays en termes de demande. En
résumé, les drogues sont produites dans certains pays et consommées dans d’autres. Cela
donne naturellement lieu à des échanges internationaux et des organisations se spécialisent
dans l’importation des drogues par les voies routière, maritime ou aérienne. Il est possible
de distinguer quatre zones de transit importantes61
: l’Afrique occidentale et centrale62
entre l’Amérique du Sud et l’Europe ; l’Amérique centrale et les Caraïbes63
entre le sud et
le nord du continent américain ; la Turquie, place géostratégique au carrefour de trois
continents que sont le Moyen-Orient, l’Afrique et l’Europe ; et l’Algérie, qui assure la
liaison entre le Maghreb et l’Europe.
c. Distribution en gros, distribution finale
La marchandise produite localement dans les pays spécialisés est ensuite achetée
directement par des grossistes et semi-grossistes auprès des importateurs (distribution en
gros), avant d’être revendue aux dealers (distribution finale). Concernant le premier cas, le
grossiste préfère travailler avec quelques dealers qui achètent en gros et avec qui il a
l’habitude de travailler. Certains grossistes font même passer des tests préalables aux
59
Le Monde, « L’émergence d’un cannabis made in France », 13 mai 1014, par Laetitia Clavreul 60
ONDRP, « La criminalité en France », op. cit., pp. 799-806 61
Emmanuelle GALLOUËT, Le transport maritime de stupéfiants, op. cit., pp. 46-51 62
Togo, Gambie, Côte d’Iboire, Nigéria, Bénin, Mali, Sénégal, Cameroun, Ghana, Burundi, Burkina Faso. 63
Mexique, Jamaïque, République Dominicaine, Belize, Guatemala, Nicaragua, El Salvador.
33
dealers pour mieux évaluer leur personnalité64
. Par exemple, il est possible de fumer un
joint avec le dealer de rue au moment de lui présenter la qualité de la marchandise. Activité
sociale à part entière, cela permet d’instaurer un climat propice à la discussion entre les
deux types de trafiquants : si le dealer de rue est plutôt discret, le test est réussi car le
grossiste cherche à limiter les risques ; en revanche, il est préférable de l’éviter si le dealer
met trop en valeur son activité ou son profil de petit caïd. Le grossiste cherche à travailler
avec des dealers professionnalisés pour diminuer les risques de se faire prendre.
De son côté, le dealer vend directement aux consommateurs. Après la préparation de
la marchandise (coupe du produit acheté en gros), cette étape correspond à celle décrite
précédemment par Thibaud pour l’achat de cocaïne dans le quartier d’Arnaud Bernard65
.
Avec la distribution finale, on passe d’un modèle B2B (business to business) jusqu’à
présent à un modèle B2C (business to consumer) ; la drogue a fait son chemin des pays
producteurs – Asie du sud-est, Amérique latine, Maghreb, laboratoires occidentaux –
jusqu’au consommateur final en passant par plusieurs entreprises criminelles.
2. Du local ou global : l’émergence de systèmes criminels transnationaux
Ainsi, on retrouve quatre niveaux du trafic de drogue : la production, l’importation, la
distribution en gros et la distribution finale. Cette organisation implique toute une division
du travail dans laquelle chacun exerce un poste qui requiert des compétences et des savoir-
faire spécifiques : producteur, chimiste, importateur, passeur, convoyeur, gardien des
stocks, guetteur, rabatteur, revendeur, blanchisseur, etc.66
Pour autant, dire que
l’organisation est éclatée ne signifie pas que les différents niveaux ne peuvent pas tisser
des liens entre eux. On retrouve dans le trafic de drogue un certain nombre de « systèmes
criminels transnationaux » qui regroupent généralement trois des quatre niveaux – la
production, l’importation et la distribution en gros. Trop risquée, la distribution finale
(quatrième niveau) est quant à elle laissée aux dealers de rue.
64
RAND Drug Research Policy Center, « The Organization of High Level Drug Market », op. cit., p. 44 65
Voir page 27 66
Michel KOKOREFF, La drogue est-elle un problème ?, op. cit., p. 112, p. 180
34
a. Le « localisme globalisé » du trafic de drogue
Les organisations criminelles transnationales sont la conséquence directe de la
mondialisation. Décloisonnement géographique, révolution des technologies de
l’information et de la communication, baisse des coûts de transport : tous ces processus ont
conduit à l’explosion des flux humains (personnes), économiques (marchandises) et
financiers (capitaux) si nombreux qu’ils sont devenus incontrôlables. Dans ce contexte, les
trafiquants en ont logiquement profité pour exporter leurs marchandises à l’international
tout en blanchissant leurs revenus dans la sphère économique réelle et financière (création
d’entreprises légales, financement de lobbies et partis politiques, spéculation) ; des
échanges parmi d’autres dans la masse des flux quotidiens. Comme l’expliquent les
spécialistes Jean-François Gayraud et François Thual67
: « De nos jours, plus rien ou
presque n’échappe à l’empire des échanges. A mesure que l’empire de l’économie se
déploie et conquiert de nouveaux territoires, celui des prédations criminelles suit, telle une
ombre portée »68
.
De plus, au-delà du processus de mondialisation et de regroupement en réseaux, le
territoire joue souvent un rôle déterminant dans les organisations criminelles. C’est ce que
met particulièrement bien en évidence le concept de « localisme globalisé » de Santos pour
qualifier l’évolution de la production dans le contexte de mondialisation69
. On produit
localement une drogue (savoir-faire artisanal) qui est ensuite exportée dans le monde
entier. Autrement dit, les réseaux présentent l’originalité de s’appuyer sur un territoire
spécifique (local) pour s’exporter dans le monde entier (global). Comme nous l’avons vu
précédemment, l’Afghanistan possède par exemple un savoir-faire pour l’opium (héroïne),
la Colombie pour la cocaïne ou le Maroc pour le cannabis ; les drogues sont ensuite
exportées et consommées dans le monde entier.
Cette interpénétration complexe entre local et global ne saurait être possible sans une
organisation et une professionnalisation poussées à leur paroxysme. Plus que de réseaux
criminels ou de criminalité organisée, il semble désormais plus pertinent de parler de
« systèmes criminels transnationaux » au regard de l’organisation hyper structurée des
67
J.-F. Gayraud est commissaire de police et doctorant en droit spécialisé sur les questions criminelles ; F.
Thual est un géopolitique et professeur au Collège interarmées de défense (ex-école de Guerre). 68
Jean-François GAYRAUD, François THUAL, Géostratégie du crime, Paris : O. Jacob, 2012, p. 153 69
Wanda de Lemos CAPELLER, « La transnationalisation du champ pénal : réflexions sur les mutations du
crime et du contrôle », Droit et Société, LGDJ, Paris, n°35, 1997, p. 62
35
trafiquants70
. Nous l’avons vu, les trafiquants professionnalisés incorporent des règles, des
savoir-faire et se répartissent les tâches selon une division scientifique du travail
(production, commerce international, distribution). Dire que la criminalité est un
phénomène global systémique, c’est mettre en avant que le système criminel survit aux
acteurs. La disparition des membres (arrestation, décès, changement de carrière) ne remet
pas en cause l’existence et le fonctionnement du système qui prime sur des acteurs
considérés comme éphémères, remplaçables à tout moment par d’autres personnes au sein
de l’organisation71
. Cette dimension cognitive permet notamment au système de s’ajuster
par rapport aux troubles qui viennent de l’extérieur, par conséquent de s’installer dans la
durée.
Pour donner un exemple concret de système criminel transnational et de son
implantation locale, il est possible de revenir brièvement sur la French Connection, l’un
des systèmes criminels de la drogue les plus importants du 20ème
siècle, évoqué par
Thibaud lors de l’entretien : « Tu devrais regarder le film sur la French Connection, c’est
un film avec Gene Hackmann sur le trafic organisé par des français aux Etats-Unis. Tu
vois que les mecs sont hyper organisés ».
b. La French Connection (1935-1985), un exemple de système criminel
transnational
La French Connection, ou « filière française », est le nom donné à l’organisation
criminelle marseillaise qui a organisé le trafic d’héroïne vers les Etats-Unis pendant un
demi-siècle (1935-85). Connue sous le nom de la blanche ou white horse en référence à sa
couleur, cette héroïne se distinguait de ses concurrentes asiatiques et mexicaines par une
pureté exceptionnelle : 98%, 1 kg de pure permettait de revendre 14 kg de produit coupé.
Dans les années 1960, à l’apogée du réseau, elle représentait 90% du marché américain de
l’héroïne. La ville de Marseille était alors considérée comme la capitale mondiale de la
drogue72
. La fascination pour ce réseau criminel transnational de la drogue, qui a réussi à
s’installer durablement à travers les générations, a donné lieu à deux films à succès dans
70
Agathe PIQUET, Les politiques répressives face aux systèmes criminels transnationaux. L’exemple de
l’Amérique latine, mémoire sous la direction de CAPELLER-ARNAUD Wanda Maria de Lemos, Toulouse :
Institut d’études politiques de Toulouse, 2013, pp. 30-43 71
André-Jean ARNAUD, Dictionnaire de la globalisation : droit, science politique, sciences sociales, Paris :
LGDJ, pp. 484-486 72
Thierry Colombié, La French Connection : les entreprises criminelles en France, op. cit., p. 21
36
les années 197073
et de multiples ouvrages, notamment La French Connection de Thierry
Colombié74
sur lequel nous nous appuyons principalement ici.
A l’origine, le réseau a été pensé dans les années 1920-30 par les gangsters marseillais
Paul Carbone, originaire et proche du milieu mafieux corse, et François Sipito.
L’organisation de la French Connection repose alors sur trois grandes étapes qu’il est
possible de visualiser graphiquement en annexe75
:
1. L’importation de morphine-base depuis l’Orient : Turquie, Syrie (culture légale
dans ces pays) et Indochine (via la Régie française de l’opium) ;
2. La transformation de la morphine-base en chlorhydrate d’héroïne dans les
laboratoires français situés dans le sud de la France, près de Marseille ;
3. L’exportation de l’héroïne à destination du marché américain, et dans une moindre
mesure le marché canadien.
Pourquoi les Etats-Unis ? Cela s’explique tout simplement par les opportunités en
raison de la forte demande en héroïne dans ce pays. En pleine Prohibition après le vote du
Volstead Act (1919-1933) qui interdisait la production, la vente et la consommation
d’alcool, le pays voit se multiplier les organisations mafieuses qui prennent en main le
trafic d’alcool. Ce trafic constitue une mine d’or mais le nombre important d’organisations
conduit rapidement à réduire la part du gâteau. Certains gangsters décident de se tourner
vers un business plus lucratif : le trafic d’héroïne, alors monopole des gangs yiddish et des
triades chinoises76
. La demande américaine en héroïne et les opportunités sont bien réelles
mais il se pose la question de savoir comment exporter aux Etats-Unis sans se faire
prendre. C’est pourquoi la French Connection va se structurer autour de deux équipes
principales77
:
73
Pendant l’âge d’or du trafic, le film French Connection (William Friedkin, 1971) avec Gene Hackmann a
remporté 5 Oscars et 3 Golden Globes ; il a donné lieu à une suite, French Connection II (John
Frankenheimer, 1975). A noter aussi plus récemment le film français La French (Cédric Jimenez, 2014) avec
Jean Dujardin et Gilles Lelouche. 74
Thierry COLOMBIE, La French Connection : les entreprises criminelles en France, op. cit. L’auteur
s’appuie notamment sur sept témoins anonymes membres du milieu à cette période. 75
Voir annexe 4 76
La série télévisée Boardwalk Empire (HBO, 2010-2014), au cours de ces cinq saisons, présente la
transition alcool-héroïne du milieu criminel aux Etats-Unis. 77
Thierry COLOMBIE, La French Connection : les entreprises criminelles en France, op. cit., pp. 50-52
37
- Une équipe isolée qui s’occupe de la fabrication en toute confidentialité dans le sud
de la France : Thierry Colombié parle d’un véritable « tour de main » des chimistes
surqualifiés pour transformer la morphine-base en chlorhydrate d’héroïne avec des
taux de pureté atteignant 98%. 10 kg de morphine sont nécessaires pour produire 1
kg d’héroïne ;
- Une grande équipe qui assure l’importation de la morphine-base, l’exportation du
produit final sur le sol américain ainsi que le rapatriement et le blanchiment des
gains : cette grande équipe est dispersée dans plusieurs villes françaises, à Marseille
mais aussi à Paris, au Havre ou encore à Bordeaux.
En fait, Thierry Colombié décrit une véritable firme structurée sur le modèle
entrepreneurial. Par exemple, tout un système de veille stratégique emprunté à l’économie
légale est mis en place par la French Connection : veille commerciale (surveiller les
fournisseurs, les clients, les circuits de distribution), veille concurrentielle (surveiller les
prix pratiqués par les concurrents, leur organisation voire d’éventuelles ententes), veille
qualitative (mesurer la satisfaction des grossistes78
), veille juridique (relations étroites avec
des avocats ou experts juridiques pour se tenir au courant des évolutions et former des
groupes de pression), etc.79
L’objectif est de contrôler l’ensemble des personnes proches,
de près ou de loin, de la French Connection pour en assurer la confidentialité sur le long
terme. Les années 1950-60 correspondent à l’âge d’or de ce modèle : en 1970, le trafic était
estimé à plus de 40 tonnes d’héroïne blanche par an, soit 90% de la consommation
d’héroïne américaine80
.
Le déclin intervient à partir des années 1970 à la suite du renforcement de la lutte
contre les organisations de la French Connection. En 1970, 14 000 américains meurent par
surdose et Nixon déclare l’héroïne « ennemie publique n°1 » l’année suivante. Sous la
pression américaine, les autorités françaises décident de s’attaquer au problème : les
arrestations se multiplient et les sanctions juridiques considérablement alourdies (passage
de 5 à 30 années de prison pour le trafic d’héroïne)81
. Après un demi-siècle, la French
Connection disparaît complètement au milieu des années 1980 ; elle sera remplacée par la
Pizza Connection des mafieux sicilo-américains.
78
Ibid., p. 148 : « Si les clients n’étaient pas satisfaits, ils pouvaient renvoyer le produit (500g d’héroïne)
accompagné d’un petit cheval en plastique à l’équipe de chimistes. » 79
Ibid., pp. 147-149 80
Ibid., p. 44 81
Ibid., pp. 66-67
38
Si le système a fini par disparaître face à la réponse répressive des autorités
américaines, son maintien dans le temps, pendant cinq décennies, permet de bien illustrer
cette idée de système criminel transnational. En s’appuyant sur une structure hyper
professionnalisée, la French Connection a su se maintenir, au-delà des arrestations, des
meurtres et le renouvellement naturel de ses membres (nouvelles générations). De plus, le
système criminel ne s’est pas seulement préservé mais il a su aussi évoluer en fonction des
nouvelles contraintes extérieures. Thierry Colombié parle de trois cycles d’activités de la
French Connection : la phase de lancement du trafic de l’héroïne blanche et la prostitution
(premier cycle, années 1920-30) ; des activités de fraude fiscale et délinquance financière
pour accumuler le capital et blanchir les revenus importants (second cycle, années 1940-
60) ; des activités de contrebande de matière premières – pétrole, pierres précieuses,
uranium – pour répondre à la phase de déclin (troisième cycle, années 1970-80)82
. La
French Connection témoigne de l’innovation organisationnelle et des stratégies déployées
par de véritables entreprises criminelles en vue d’assurer leur pérennité dans le temps.
3. Le partage des richesses : distribution pyramidale des revenus et sécurité
sociale criminelle
Au stade de l’installation dans les carrières déviantes, les trafiquants se regroupent
donc dans des systèmes criminels locaux ou transnationaux. Quelque soit l’échelle, même
si cela est encore plus évident à l’international, nous avons affaire à des entreprises
criminelles dont le mot d’ordre est la professionnalisation. Cette analyse peut être poussée
jusqu’à l’étude des revenus perçus par les trafiquants de drogue. En effet, on remarque une
nouvelle fois que les organisations criminelles de la drogue sont fondées sur le modèle
entrepreneurial en témoigne une rémunération selon la hiérarchie dans l’organisation mais
aussi, de façon plus originale, une sorte de « sécurité sociale » pour protéger les
travailleurs des risques liés à l’exercice de leur activité illégale (blessures graves, meurtres,
arrestations, emprisonnement).
« Pourquoi est-ce que les dealers de drogue vivent toujours chez leurs mères ? ». C’est
la question que se posent l’économiste Steven D. Levitt et le journaliste Stephen J. Dubner
82
Ibid., p. 44
39
dans un chapitre de leur best-seller Freaknomics83
. Avant de répondre à cette interrogation
des deux auteurs, il est nécessaire de présenter brièvement les revenus des dealers de
drogue. En France, les ouvrages spécialisés et les institutions s’appuient systématiquement
sur les mêmes statistiques en ce qui concerne les revenus des trafiquants de cannabis84
. Ces
données ont été reprises dans le tableau ci-dessous.
Effectif Volume
distribué
Nombre
de clients
Revenu
annuel
Semi-grossistes 700 à 1 500 132 à 308 kg une dizaine 253 000 à
552 000 €
Fournisseurs 6 000 à 13 000 16 à 35 kg une dizaine 35 000 à
76 000 €
Dealers 58 000 à 127 000 3,5 kg en
moyenne entre 3 et 8
4 500 à
10 000 €
Tableau 1. Les revenus des trafiquants de cannabis en France (2013)
En analysant le tableau, on observe que les effectifs et les revenus des trafiquants de
cannabis varient considérablement en fonction du poste occupé dans la hiérarchie générale
du trafic. Si les deux premières catégories de trafiquants – grossistes et fournisseurs –
gagnent particulièrement bien leur vie (de 2 916 € par mois pour les fournisseurs les moins
actifs jusqu’à 46 000 € par mois pour les semi-grossistes les plus importants), ce n’est en
revanche pas le cas des dealers, tout en bas de la hiérarchie, qui touchent seulement entre
375 et 833 € par mois. Autrement dit, nettement moins que le SMIC qui s’élevait en France
à 1 445 € en 2014.
En fait, on retrouve le même partage inégal des richesses que dans les activités légales
d’une façon encore plus accentuée. Plus on s’élève vers les sommets de la hiérarchie, plus
les revenus sont importants ; les richesses sont captées par une minorité dans les plus
hautes sphères du trafic de drogue. Pour preuve, en prenant la moyenne des effectifs et des
revenus, on remarque que les semi-grossistes (1% des trafiquants) et les fournisseurs (9%)
gagnent respectivement 56 fois et 8 fois plus que les dealers (90%). Cela apparaît très
clairement : les 1% les plus riches captent 87% des richesses alors que les dealers
spécialisés dans la distribution finale se partagent seulement 1,5% du gâteau. Ces données
83
Steven D. LEVITT, Stephen J. DUBNER, « Why do drug dealers still live with their moms? » in
Freakonomics : A Rogue Economist Explores the Hidden Side of Everything, Harper Perennial, 2009, pp. 85-
113 84
Ces données ont été retrouvées dans trois ouvrages ou rapports distincts : Christian BEN LAKHDAR, Le
trafic de cannabis en France. Estimation des gains des dealers afin d’apprécier le potentiel de blanchiment,
Saint-Denis : OFDT, 2007 ; Michel KOKOREFF, La drogue est-elle un problème ?, op. cit., p. 21 ; OFDT,
« Drogues et addictions, données essentielles », 2013, p. 167
40
correspondent avec les études menées aux Etats-Unis et en Europe depuis une vingtaine
d’années85
.
Revenons à la question initiale : « Pourquoi est-ce que les dealers de drogues vivent-ils
toujours chez leurs mères ? ». Pour les auteurs de Freakonomics, cela s’explique tout
simplement parce qu’ils ne gagnent pas assez d’argent pour payer un loyer. A l’exception
d’une minorité qui occupe les postes les plus importants, être dealer de rue au sein d’une
organisation ne rapporte finalement que très peu de revenus86
. Les auteurs en sont arrivés à
cette conclusion en s’appuyant sur une enquête de Sudhir Venkatesh87
, alors étudiant en
sociologie à l’Université de Chicago et aujourd’hui professeur à l’Université de Columbia.
Pendant près de dix ans, il va observer « JT », le chef d’un gang spécialisé dans la vente de
crack dans l’un des housing projetcs de Chicago, dont l’équivalent en France serait les
habitations à loyer modéré (HLM). Quelques uns de ses résultats ont été repris en annexe
car ils offrent un regard pertinent pour mieux comprendre la structure complexe de
l’organisation (trois niveaux : un leader, trois officiers, une vingtaine de « soldats » chargés
de dealer directement dans la rue) et la redistribution inégale des richesses entre les
membres88
.
En résumé, le trafic de drogue fonctionne sur un modèle pyramidal : les rares qui sont
dans les sommets monopolisent la quasi-totalité des richesses au détriment des dealers de
rue pourtant largement majoritaires. Cette situation est poétiquement résumée dans la série
télévisée The Wire89
, acclamée par les journalistes et les sociologues pour son traitement
hyperréaliste des problématiques sociales américaines au début des années 2000. Dans le
troisième épisode de la série, les auteurs effectuent une comparaison du trafic de drogue
avec le jeu des échecs90
:
85
Michel KOKOREFF, La drogue est-elle un problème ?, op. cit., p. 21 86
Steven D. LEVITT, Stephen J. DUBNER, Freakonomics, op. cit., p. 100 87
Sudhir VENKATESH, Gang Leader for a Day: A Rogue Sociologist Takes to the Streets, Penguin Books,
Reprint edition, 2008, 320 pages 88
Voir annexe 5 89
The Wire (titre francophone : Sur Ecoute) est une série télévisée diffusée sur la chaîne câblée américaine
HBO entre 2002 et 2008. Co-créée par un ancien journaliste et un ancien inspecteur de Baltimore, David
Simon et Ed Burns, elle est considérée par de nombreux journaux et magazines comme la meilleure fiction de
l’histoire de la télévision. 90
The Wire, saison 1, épisode 3, « The Buys » (HBO, 2002). N.B. : les fautes de grammaire sont retranscrites
telles quelle.
41
1. Le roi est le responsable de l’organisation. Pour gagner le jeu, il faut coincer le roi
de l’adversaire, tout en protégeant le sien. C’est le rôle des autres pièces qui
correspondent aux hiérarchies diverses dans l’organisation (par exemple, la reine
est le bras droit, les pions sont les soldats). Le roi avance d’une seule case car c’est
aux autres pièces de le protéger.
“You get the other dude’s king, you got the game. But he trying to get your king too, so
you gotta protect it. Now, the king, he move one space any direction he damn choose,
‘cause he’s the king. (…) He ain’t got no hustle. But the rest of these motherfuckers on the
team, they got his back. And they run so deep, he really ain’t gotta do shit.”
2. Les pions sont l’équivalent des soldats, c’est-à-dire des dealers de rue. Ils gagnent
peu d’argent et sont fortement exposés aux risques (meurtre, prison). Les chances
sont infimes pour eux de durer dans le jeu mais les rares qui arrivent au bout
montent dans la hiérarchie. Un pion peut devenir reine, mais le roi restera toujours
le roi.
“See, the king stay the king, a’ight? Everything stay who he is. Except for the pawns. Now,
if the pawn make it all the way down to the other dude’s side, he get to be queen. And like I
said, the queen ain’t no bitch. She got all the moves.”
“A’ight, but if I make it to the end, I’m top dog.”
“Nah, yo, it ain’t like that. Look, the pawns, man, in the game, they get capped quick. They
be out the game early.”
De façon plus originale, on observe également la mise en place d’une sorte de sécurité
sociale pour les trafiquants de drogue afin de prévenir les accidents liés à l’exercice du
métier : meurtres, blessures graves, arrestations, emprisonnement. En effet, le trafic de
drogue est une activité illégale et cela signifie deux grands types de risques pour les
trafiquants. D’une part, l’activité est combattue par les forces de l’ordre et la justice
(arrestations, amendes, peines de prison) ; d’autre part, les dealers sont exposés à la
violence des clients, des fournisseurs et des organisations concurrentes (guerre des
gangs)91
.
91
RAND Drug Policy Research Center, « Money from Crime », op. cit., p. 94
42
Ces risques, on les retrouve notamment dans l’enquête de Sudhir Venkatesh. Après
quelques années passées dans l’organisation de JT, le sociologue américain note que les
risques pour les dealers de rue sont considérablement élevés avec 25% de chances d’être
tué au bout de quatre ans. Cela en fait tout simplement le métier le plus dangereux des
Etats-Unis92
. C’est précisément pour cela que sont mis en place des systèmes de
compensation financière des risques, sorte de sécurité sociale criminelle. Ainsi, on retrouve
des primes pour les membres arrêtés et emprisonnés pour qu’ils gardent le silence sur
l’organisation ou encore des rentes versées à la famille en cas de décès. Il s’agit d’un
moyen d’acheter le silence et de conserver une confidentialité dans le milieu mais aussi de
témoigner son respect aux membres du gang et leur entourage.
Risques après 4 ans passés
dans l’organisation de JT
Nombre de fois arrêtés 5,9
Nombre de blessures non fatales 2,4
Chances d’être tué 1 sur 4
Tableau 2. Les risques pour les trafiquants
A noter que le risque élevé peut également être vu comme une barrière à l’entrée pour
les trafiquants. Etant donné que les revenus sont particulièrement élevés93
, comment
expliquer le fait qu’il n’y ait pas plus de trafiquants ? Les risques importants liés à
l’exercice de ce métier particulier viennent expliquer cette situation. Face aux probabilités
de se faire tuer, blesser ou emprisonner, les individus préfèrent une activité légale sans
doute moins rémunératrice mais plus sûre94
.
***
En conclusion de ce premier chapitre, à partir du concept de carrières déviantes
d’Howard Becker, il a été présenté comment les systèmes criminels de la drogue sont
pensés et structurés sur le modèle entrepreneurial. L’entrée dans les carrières déviantes se
traduit par le recrutement des membres et l’apprentissage d’une méthode de travail
spécifique. Dealer est un métier qui requiert des savoir-faire, par exemple apprendre à
92
Steven D. LEVITT, Stephen J. DUBNER, Freakonomics, op. cit., p. 101 93
Nous l’avons précédemment : de 35 000 à 76 000 € par an pour les fournisseurs de cannabis et de 253 000
à 552 000 € pour les semi-grossistes (voir page 39). 94
RAND Drug Policy Research Center, « Money from Crime », op. cit., p.106
43
couper le produit pour le distribuer aux consommateurs ou encore respecter une méthode
de transaction sûre qui assure la confidentialité du deal. Après cette période
d’apprentissage, l’installation dans les carrières déviantes est le temps de la
professionnalisation, les trafiquants mettent en place des stratégies d’organisation
directement inspirées de l’économie légale (division du travail, transnationalisation,
sécurité sociale criminelle). Au final, c’est bien de carrière dont il s’agit ; dealer est un
métier comme un autre du point de vue des trafiquants. Ces derniers travaillent plusieurs
heures par jour, se spécialisent, ont des revenus qu’ils dépensent pour consommer des
biens et services.
En s’appuyant sur une étude regroupant 63 affaires impliquant 441 personnes, Michel
Kokoreff présente ce profil normal des trafiquants des bandes organisées : 68% des
trafiquants interrogés vivent en couple (contre 41% pour les trafiquants locaux), 27% ont
fait des études supérieures (contre 15%) et seulement 6% sont des usagers de stupéfiants
(contre 48%)95
. On a affaire à de véritables professionnels qui gèrent leur activité de façon
responsable en bons managers et qui se révèlent parfaitement intégrés socialement (vie
familiale, études universitaires, non usagers de drogues). En outre, Kokoreff souligne la
féminisation des réseaux, les femmes étant davantage impliquées que dans le commerce
local, y compris dans des activités majeures telles que la négociation et la transaction. Cela
vient renforcer l’idée d’une activité professionnelle comme une autre, accessible à tous. La
seule différence est que leur activité est illégale et poursuivie pénalement dans les sociétés
modernes (jusqu’à 35 ans pour trafic d’héroïne en France).
De carrières déviantes, il pourrait alors être plus pertinent de parler de carrières
criminelles. Pour rappel, la déviance est ce qui est perçu comme « mal » dans la société à
travers le regard des personnes (stigmate, étiquette) tandis que le crime est ce qui est punit
par la loi et la justice. Dans le cas du trafic de drogue, on se situe bien dans cette deuxième
définition. Parler de carrières criminelles renvoie alors à l’idée d’une firme, d’une
entreprise criminelle. Ce premier chapitre consistait en l’étude des stratégies
organisationnelles de ces entreprises de la drogue, c’est-à-dire comment elles se structurent
autour d’un modèle de création de valeur ; il se pose désormais la question de savoir
comment vendre les produits aux consommateurs.
95
Michel Kokoreff, La drogue est-elle un problème ?, op. cit., p. 181
44
Chapitre 2. Vendre le produit
Le marketing mix de la drogue
La professionnalisation des trafiquants de drogue se traduit par la mise en place de
structures organisées qui permettent la production, l’importation et la distribution de
drogues. Comment vendre alors les produits qui ont été élaborés à partir de ce modèle ?
Quels types de drogues ? Pour quelles cibles ? A quels prix ? Dans quels lieux ? C’est là
tout l’objet de ce second chapitre consacré à l’analyse marketing du trafic de drogue. C’est
moins la nature de l’organisation – structure, réseaux, hiérarchie, rémunération – qui nous
intéresse ici que les stratégies marketing qui sont déployées pour vendre le produit final
aux consommateurs.
Le marketing est la science qui s’intéresse à la vente des produits. Elle se définit
comme « la stratégie d’adaptation des organisations à des marchés concurrentiels, pour
influencer en leur faveur le comportement des publics dont elles dépendent, par une offre
dont la valeur perçue est durablement supérieur à celles des concurrents »96
. Autrement dit,
le marketing consiste à vendre un produit à un consommateur en jouant sur différent
levier : le prix, le design, l’image de marque, la publicité, etc. Il s’agit d’inciter le
consommateur à l’achat, de stimuler, renouveler ou créer ses besoins.
En 1960, il revient à Edmund Jerome McCarthy d’avoir élaboré le célèbre plan de
marchéage ou marketing mix. Il s’agit d’un plan à court terme qui consiste à jouer sur
quatre volets principaux en vue d’atteindre des objectifs marketing stratégiques clairement
définis – par exemple proposer un prix compétitif ou un produit haut de gamme, toucher
une catégorie sociale précise dans la population. Le marketing mix est également appelé le
modèle des « 4P » en référence à ses quatre volets :
- le produit (Product) : qualité, caractéristiques, design, emballage, image de marque,
brevet, service après-vente ;
- le prix (Price) : tarifs, discount vs haut de gamme, conditions générales de vente ;
- la distribution (Place) : canal de distribution, zones géographiques, points de vente,
entrepôts, moyens de transport ;
96
Jacques LANDREVIE, Julien LEVY, Mercator 11e édition, Paris : Dunod, 2014, pp. 2-3
45
- la communication (Promotion) : publicité, promotions et offres spéciales, relations
publiques.
En résumé, le marketing mix repose sur les questions suivantes : quoi vendre
(Product), à quel prix (Price), où (Place) et comment (Promotion) ? Un schéma plus
détaillé est disponible en annexe afin de mieux cerner la diversité des questions induites
par un plan de marchéage97
.
Dans cette partie, l’analyse du trafic de drogue va être traitée à partir de ce modèle. Il
s’agit de s’interroger sur l’existence de stratégies marketing chez les trafiquants de drogue.
Quels sont les différents types de drogue en circulation ? Quels sont les prix et comment
sont-ils fixés ? Où peut-on se procurer des drogues ? Quelle sont les stratégies de
communication ? Ces questions semblent d’autant plus intéressantes que la vente de
drogues est strictement illégale dans la quasi-totalité des pays, il n’est pas possible
d’acheter des stupéfiants dans des pharmacies ou autres magasins spécialisés98
. Compte
tenu des contraintes juridiques et législatives, il semble pertinent d’analyser comment les
trafiquants remplacent les canaux traditionnels (magasins de vente, publicité, etc.) pour
vendre leurs produits. En fait, de la même manière que le révélait le chapitre précédent
relatif à l’organisation et les carrières déviantes des trafiquants, les stratégies de vente ne
sont pas si différentes d’une entreprise classique. C’est ce que nous allons étudier en
portant un regard sur les différents volets du marketing mix : les différents types de
produits ainsi que leurs prix (Product, Price) (I), l’analyse géographique des lieux de
distribution (Place) (II) et les stratégies originales de communication (Promotion) (III).
I. Quels produits et à quels prix ? La constitution d’une offre par les
trafiquants (Product, Price)
Le produit et le prix constituent les deux premiers volets du marketing mix dans le
modèle de Jerome McCarthy (1960). Avant de définir où vendre un produit (lieu) et
comment le vendre (publicité), il se pose en premier lieu la question de constituer une offre
par les trafiquants. Cette offre passe en deux temps : quels produits vendre avec quelles
97
Voir annexe 6 98
Même si les législations récentes aux Etats-Unis et en Uruguay depuis début 2014 tendent à revenir sur
cette situation pour les drogues douces, nous aurons justement l’occasion d’y revenir dans la seconde partie
de ce mémoire.
46
caractéristiques, sous entendu quels effets recherchés par le consommateur (1), puis à quels
prix (2) ? Le prix dépend notamment, en partie, des caractéristiques du produit et ses effets.
1. La grande diversité des drogues et de leurs effets
« Le tabac et l’alcool c’est une drogue ? Pour ce qui est des drogues dans le sens où tu
l’entends, je consomme dans des usages festifs seulement, c’est exceptionnel. Je dirai tous les
trimestres à peu près. J’ai essayé la cocaïne, la MDMA, la méthadone qu’on appelle aussi
Subutex, le speed... Le haschich/marijuana, j’en fume un peu plus souvent, ça dépend. (…)
Sinon, j’ai jamais fait les champignons, l’héroïne, le crack, les acides, la kétamine.
[Pourquoi ?] Parce que j’ai jamais eu l’occasion. J’aimerai bien tout tester, sauf
l’héroïne. L’héroïne c’est trop dangereux. »
En l’espace d’une minute, Thibaud, à travers son regard de consommateur, a résumé la
très grande diversité des drogues. Comme précisé en introduction, Thibaud fait justement
remarquer que le tabac et l’alcool constitue également des drogues, mais des drogues
légales. Pour rappel, l’ONU recensait 485 drogues en 2012 (234 stupéfiants et 251
nouvelles substances psychoactives). Devant une telle diversité, l’idée n’est évidemment
pas de reprendre une à une les drogues, ni de décrire leurs effets multiples. En France, la
Mission interministérielle de lutte contre la drogue et les conduites addictives (Mildeca,
ex-Mildt jusqu’en mars 2014) comptabilise neuf grandes catégories de drogues illicites
dans une optique de prévention99
. Il s’agit des drogues les plus populaires en France, que
ce soit en termes de consommation ou après du grand public (dans les fictions écrites ou
audiovisuelles).
99
Site web de la Mildeca : www.drogues.gouv.fr
47
Description brève par la Mildeca100
Cannabis
Le cannabis est le produit illicite le plus largement consommé en
France, surtout par les jeunes. Les dangers d’une consommation
régulière sont nombreux.
Cocaïne,
Crack
La cocaïne est un psychostimulant qui peut provoquer une forte
dépendance. Le crack est l’un de ses dérivés, appelé aussi cocaïne
base ou free base.
Ecstasy L’ecstasy est un produit de synthèse recherché pour ses effets
stimulants, particulièrement dans les milieux festifs.
Amphétamines Appelées aussi « speed » ce sont de puissants psychostimulants.
Les risques liés à leur consommation sont importants.
Héroïne
La consommation d'héroïne entraîne des risques importants,
parfois mortels. Depuis les années 1980, la politique de réduction
des risques a permis d'enrayer la contamination par le virus du
sida.
LSD Le LSD est un hallucinogène très puissant dont l’expérimentation
peut être très dangereuse.
Kétamine C’est un anesthésiant ayant des effets hallucinogènes pouvant
entrainer des troubles psychiques.
Champignons,
Plantes
Les champignons hallucinogènes sont surtout consommés dans un
but expérimental, la consommation régulière reste rare.
GHB En France, le GHB reste rare, cantonné à certains milieux festifs.
Il est classé comme stupéfiant.
Tableau 3. Les neuf grandes catégories de drogues illicites en France
Au-delà de cette classification, on note plusieurs mots clés qui permettent d’aller plus
loin dans l’analyse de la diversité des drogues illicites. C’est par exemple le cas de termes
comme « psychostimulant », « hallucinogène » ou « anesthésiant » qui mettent bien en
avant le fait que les drogues appartiennent à des classifications diverses et qu’elles ont des
effets différents.
Ce sont précisément ces différents effets qui sont recherchés par les consommateurs.
Lorsque Thibaud va dans le quartier d’Arnaud Bernard à Toulouse101
, il demande un
produit spécifique qui est la cocaïne. Il décrit lui-même sa consommation comme festive et
occasionnelle, la cocaïne est un moyen d’atteindre une sensation euphorisante immédiate,
accompagnée d’un sentiment d’énergie et de performance – si l’on ne s’attache que sur les
côtés « positifs » recherchés et non les effets indésirables. Ce jour-là, si Thibaud avait été
dans un club, il aurait sans doute préféré de l’ecstasy ou MDMA qui permet de mieux
ressentir le son de la musique et se traduit par la levée de toutes les inhibitions, pour aller
plus facilement vers les gens. A une soirée plus tranquille entre amis, un samedi soir avec
de l’alcool, il aurait fumer un joint (marijuana) pour planer et rigoler, dans une atmosphère
100
Ibid. 101
Voir annexe 1
48
de détente. En fait, les drogues, par leurs effets psychostimulants, modifient les capacités et
l’état de conscience de l’individu. C’est cet état nouveau (recherche d’euphorie, de calme
ou de sensations étrangères) qui motive les consommateurs dans leur prise de drogue ;
chaque drogue entraîne une sensation différente. Il est possible ici de renvoyer à la
définition des drogues par Thibaud, un point de vue forcément particulier en tant
qu’usager : « la drogue est une source exogène de plaisir, un plaisir artificiel ».
On pourrait approfondir encore l’analyse des différents types de drogues. L’opposition
entre drogues douces (cannabis) et drogues dures est souvent utilisée pour mettre en avant
le fait que les effets néfastes et les conséquences ne sont pas les mêmes selon les produits.
Le cannabis reste de loin la drogue la plus consommée : selon l’OFDT, en 2013, 13,4
millions de personnes, soit un cinquième de la population, avaient déjà essayé le cannabis.
Encore plus intéressant, 41,5% des jeunes de 17 ans ont expérimenté le cannabis102
, ce qui
permet de souligner la consommation extrêmement forte chez la nouvelle génération.
Concernant les drogues dures, la consommation reste beaucoup moins importante avec un
taux d’expérimentation inférieur à 5%103
. D’autres comparaisons courantes existent pour
décrire la grande diversité des drogues, par exemple la distinction entre drogues d’origine
végétale (résine de cannabis ou marijuana, cocaïne, héroïne) et drogues chimiques (ecstasy,
LSD)104
ou la différenciation selon les modes d’administration (fumer, absorber, injecter,
sniffer, etc.).
De son côté, la loi ne fait pas de différence selon les types de drogue. En théorie, toute
consommation, qu’il s’agisse d’une drogue douce ou dure, végétale ou chimique, est punie
indistinctement par la loi d’un an de prison et de 3 750 euros d’amende105
. C’est ce qui est
mis en évidence par l’entretien avec le Lieutenant du DOS à Toulouse : « Nous on ne va
pas voir s’il s’agit d’une substance psychotrope, si le produit est plus ou moins répandu.
C’est interdit donc c’est interdit. Ce n’est pas le rôle du gendarme d’avoir un jugement
moral, il faut appliquer la loi ». Le chapitre 3 sera notamment l’occasion de revenir plus en
détails sur le cadre législatif.
102
OFDT, « Drogues, chiffres clés. 5ème édition », op. cit. 103
OFDT, « Drogues et addictions, données essentielles », op. cit., p. 18 104
Pierre KOPP, Economie de la drogue, op. cit., p. 7 105
Articles L51-32-1 à L5132-9 du Code de la santé publique (sur la classification et la définition des
drogues) ; articles L3421-1 à L3421-7 du Code de la santé publique (sanctions applicables)
49
2. Comment les trafiquants fixent-ils le prix des drogues ?
La grande diversité des drogues entraîne une incidence logique sur les prix ; acheter de
la marijuana ou de la cocaïne ne coûte pas le même prix. Dans son rapport de 2013,
l’OFDT recensait le prix médian des différentes drogues : 8 euros pour un gramme
d’herbe, 35 euros pour un gramme d’héroïne brune et 65 euros pour un gramme de
cocaïne106
. Ces prix correspondent globalement avec les prix pratiqués dans le monde
entier en dollars américains. Le moteur de recherche The Price Geek, qui recense le prix de
marché de n’importe quel produit, a justement analysé les prix des drogues illicites dans un
article de blog. Dans cette enquête, on apprend qu’un gramme d’herbe dans le monde
entier coûte environ 10 dollars américains, tandis que le prix de la cocaïne est d’environ
100 dollars107
.
De plus, la qualité des produits joue également un rôle important pour expliquer les
différences de prix. Dans le langage de la drogue, utilisé par les trafiquants, les
consommateurs et les forces de l’ordre, on parle de pureté, c’est-à-dire de la quantité réelle
de produit que l’on retrouve dans le produit final, généralement exprimée en pourcentage.
Plus le produit est pur, plus il est de meilleur qualité et plus les effets se font ressentir
(donc plus le produit est cher). Cela signifie aussi que la drogue est coupée avec moins
d’éléments extérieurs pouvant être dangereux pour la santé. Toutefois, dans la réalité, les
taux ne sont pas si élevés. Selon l’OFDT, les taux de pureté des échantillons de cocaïne
saisis dans la rue se situent entre 10 et 20% tandis que le taux de pureté moyen de l’héroïne
brune est d’environ 7%108
– loin derrière la pureté exceptionnelle la French Connection
allant jusqu’à 98%. Pour la marijuana, le taux moyen de THC (Tétrahydro-cannabinol, la
molécule qui provoque les effets psychoactifs) est de 12% pour la résine et 11% pour
l’herbe109
.
En fait, les dealers finaux, qui achètent en gros puis revendent au détail aux usagers,
cherchent à utiliser le moins de produit possible. Le lieutenant du DOS explique comment
les trafiquants recoupent le produit plusieurs fois en vue d’économiser les coûts et vendre
plus de sachets dans les rues : « C’est scandaleux. Tu prends le produit d’origine et le
106
OFDT, « Drogues, chiffres clés. 5ème édition », op. cit. 107
Soit des prix relativement similaire avant l’effondrement du taux de change euro-dollar américain fin
février 2015 (1 euro = 1,3 USD). 108
Ibid. 109
Ibid.
50
produit de coupe qu’on sniffe, au final t’as moins de 15% de cocaïne. Parfois, on te met du
verre pilé à l’intérieur pour que ça coupe les veines et que ça rentre plus facilement dans
le sang ». Les conséquences de la coupe peuvent alors se révéler très dangereuse en
mélangeant des éléments extérieurs avec le produit d’origine. Par exemple, à l’été 2014,
une cocaïne mortelle avait entraîné la mort de plusieurs touristes à Amsterdam amenant les
autorités à mettre en garde les consommateurs et afficher des messages d’alerte dans la
rue110
.
Mais au-delà de la diversité des produits et de leur pureté, comment les prix sont-ils
fixés par les trafiquants ? De même que n’importe quelle entreprise légale, les prix sont en
premier lieu définis par les coûts de production, c’est-à-dire l’ensemble des coûts supportés
lors des différentes étapes de la production jusqu’au consommateur (production,
importation, distribution en gros, distribution finale). Publiée en 2001, une étude de Reuter
& MacCoun permet de mettre en évidence la répartition des coûts dans le prix final de la
cocaïne111
.
Participation au prix final
de la cocaïne (en %)
Prix de gros en Colombie 1
Importation de la drogue 12
Rémunération du travail non qualifié 13
Rémunération du travail qualifié 3
Saisie de drogues et de patrimoine 8-11
Commission de blanchiment 2-4
Packaging et R&D 2
Compensation du risque d’incarcération 24
Compensation du risque de violence 33
Tableau 4. La répartition des coûts dans le prix final de la cocaïne (2001)
Il s’agit de statistiques intéressantes qui permettent de faire le lien avec plusieurs
points évoqués dans ce mémoire. En effet, on note que les salaires et la compensation du
risque d’incarcération ou de violence (qualifiée de sécurité sociale criminelle dans le
chapitre précédent) représentent les trois-quarts des dépenses – en rouge sur le graphique
ci-après. Plus que jamais, trafiquant de drogue apparaît comme un métier classique dans
lequel le capital humain joue un rôle décisif dans le processus de production. Ainsi, une
110
The Washington Post, « ‘You will not be arrested for using drugs': What a sane drug policy looks like »,
2 décembre 2014, par Christopher Ingraham 111
Pierre Kopp, Economie de la drogue, op. cit., p.18
51
partie consacrée à la rémunération du travail qualifié témoigne de l’existence de
compétences et d’un savoir-faire véritable chez certains trafiquants ; c’est le cas par
exemple des chimistes de la French Connection dont le tour de main permettait d’atteindre
des ratios de pureté exceptionnels (98%). Concernant le travail non qualifié, celui-ci reste
important avec l’objectif de rémunérer différents métiers clés exposés aux risques, par
exemple transporteur ou guetteur.
Le reste des coûts est partagé à la fois entre des dépenses en amont (achat en gros de la
drogue, importation – en jaune) et en aval (blanchiment – en bleu) de la vente finale, ce qui
met en avant l’idée de plusieurs niveaux dans le trafic. Les trafiquants ne sont pas
seulement ceux qui vendent aux consommateurs (dealers) mais aussi les producteurs, les
importateurs, les stratèges, les blanchisseurs. On retrouve donc dans les coûts de la drogue
la rémunération des trafiquants (avec une marge pour compensation des risques), des
intermédiaires et des partenaires.
Figure 2. La répartition des coûts dans le prix final de la cocaïne (2001)
A noter également qu’une partie non négligeable (8-11%) est consacrée à la saisie de
drogues et de patrimoine – en vert. Cette partie correspond au montant perdu par les
trafiquants lors des saisies de police dans le cadre de la politique répressive pour lutter
contre le trafic.
Ainsi, comme dans n’importe quelle entreprise, les coûts de production influencent le
prix des drogues. Tout à la fin, il est intéressant de noter que le prix final est arrondi à la
l’unité. Les transactions se font généralement par tranche de cinq ou dix (en euros, livres,
52
dollars, etc.) afin d’obtenir des comptes ronds facilement payables en billets. Etant donné
que les transactions sont risquées, cela pourrait faire perdre du temps et de la discrétion si
le vendeur devait rendre la monnaie112
. Ce dernier élément conduit in fine à fixer le prix
final, celui que l’usager des drogues va effectivement payer – et qui peut s’avérer
extrêmement élevé, l’héroïne coûte ainsi 30 fois plus que l’or à poids égal113
. Cela
constitue également un signal pour les usagers des drogues en vue de les désinciter à une
consommation régulière dangereuse, on retrouve l’idée que les prix sont naturellement
élevés pour prévenir les usagers du coût réel en termes de santé114
.
II. Où vendre le produit ? Le choix stratégique des lieux de vente par les
trafiquants (Place)
Les trafiquants ont constitué une offre toute prête pour les consommateurs ; ils ont une
gamme de produits et ont fixé les prix. Ce sont les deux premiers « P » du marketing mix
(product, price). La question logique qui se pose désormais est celle du troisième point
abordé par le marketing mix : où vendre les drogues pour les trafiquants (place) ? Il s’agit
d’une dimension particulièrement intéressante du trafic. En effet, les drogues étant illégales
dans la quasi-totalité des pays, il est par conséquent impossible de les acheter dans un
magasin en dehors de quelques exceptions115
. Si le deal a historiquement lieu de personne
à personne, en face à face dans des endroits publics ou cachés (1), on note également le
développement d’un nouveau mode de vente avec la digitalisation du trafic sur Internet (2).
1. La vente à ciel ouvert ou cachée : le dilemme profitabilité-sécurité des
marchés urbains illicites
Les lieux d’échange de la drogue entre les dealers et les usagers sont nombreux. Les
acteurs ont le choix entre des lieux entièrement publics (rue, parc), des lieux semi-publics
(bars, restaurants, clubs) ou des lieux privés (appartement, à domicile) : ce sont les
112
Peter REUTER, Jonathan P. CAULKINS, « Illegal Lemons: price dispersion in cocaine and heroin
markets », Bulletin on Narcotics, vol. LVI, Nos. 1 and 2, 2004, p. 45 113
Ibid., p. 144 114
Pierre Kopp, Economie de la drogue, op. cit., p. 36 115
Dans les coffee-shops aux Pays-Bas depuis 1976, en Uruguay et dans certains Etats américains depuis
début 2014 : nous le verrons plus en détails dans la seconde partie de ce mémoire.
53
« marchés urbains illicites »116
. Il revient notamment à John Eck (1994, 1996)117
et George
F. Rengert (1996)118
d’avoir proposés des modèles d’analyse géographique des lieux de
vente de la drogue.
Dans ces deux études intéressantes, J. Eck et G.F. Rengert mettent chacun en évidence
le fait que le choix du marché n’est pas évident mais qu’il relève avant tout d’un calcul
stratégique. Dans l’analyse d’Eck, on retrouve un raisonnement similaire à celui de l’homo
oeconomicus : les vendeurs doivent à la fois maximiser leur gain (le plus de profit) et
minimiser les risques de se faire prendre puisque le produit est illégal et le trafiquant peut
aller en prison pour son activité. Autrement dit, cela laisse deux grandes possibilités pour
les trafiquants : soit ils privilégient des marchés fermés où les profits sont moindres mais la
sécurité et la confiance dominent (vente en appartement, dans son réseau social) ; soit ils
vendent dans des marchés ouvert où les profits sont plus élevés en s’adressant à tout le
monde mais forcément plus risqués comme les individus ne se connaissent pas (risque de
vendre à un indicateur ou un agent infiltré)119
. C’est le dilemme sécurité-profitabilité.
Le choix entre sécurité ou profit par les trafiquants détermine alors le lieu de vente,
public ou privé. Une nouvelle fois, ceux-ci apparaissent comme de véritables agents
économiques stratégiques qui adaptent leur espace géographique au public cible. De la
même manière qu’une multinationale agroalimentaire choisirait un supermarché pour
distribuer ses tomates produites en grande quantité (public large, prix faible) et des
producteurs biologiques locaux une épicerie locale (public de niche qui accorde de
l’importance aux produits locaux et à l’environnement), les trafiquants de drogue
choisissent le lieu de vente en fonction de leurs objectifs. C’est par exemple le cas du
marché de la cocaïne, segmenté en deux catégories selon les publics cibles. En effet, l’une
des particularités de la cocaïne est qu’il s’agit d’une drogue largement diffusée à la fois
chez les populations riches (industrie du spectacle et monde de la finance pour son côté
stimulant) et les milieux populaires, notamment à travers l’image diffusée dans les films et
la musique120
. Les publics sont donc très différents et cela a forcément une incidence sur le
116
Julie LACOSTE, Pierre TREMBLAY, « De l'insertion sociale des marchés urbains de drogues prohibées :
deux cas de figure nord-américains », op. cit., p. 41 117
John E. ECK, « A general model of the geography of illicit retail market places » in Crime and Place,
Monsey, NY, Criminal Justice Press, 1996, pp. 67-93 118
George F. RENGERT, « A geographic analysis of illegal drug markets » in Crime Prevention Studies,
Westview Press, Boulder, 1996, pp. 219-239 119
Julie LACOSTE, Pierre TREMBLAY, « De l'insertion sociale des marchés urbains de drogues prohibées :
deux cas de figure nord-américains », op. cit., p. 42 120
RAND Drug Policy Research Center, « Money from Crime », op. cit., p. 17
54
choix du lieu de vente. D’un côté, on observe un marché des « riches » caractérisé par des
transactions sécurisées en grosses quantités qui s’effectuent dans des lieux cachés, au
bureau ou à domicile. De l’autre côté, on retrouve un marché des « pauvres » dans lequel
les échanges ont lieu en petites quantités (sachets) dans la rue à ciel ouvert, par conséquent
avec des chances plus grandes de se faire prendre121
.
Dans l’étude de G. F. Rengert, on retrouve un raisonnement similaire à J. Eck. En
poussant l’analyse plus loin, Rengert distingue quatre types de marché selon le même
dilemme, la profitabilité (market threshold) et le rayon d’action du marché (market range) :
1. Le quasi marché ou marché virtuel : réseaux d’amis, de quartier ;
2. Le marché facilitateur pré existant : les amis d’amis, le réseau s’élargit à travers un
système de parrainage ;
3. Le marché urbain : plusieurs points fixes dans toute la ville (sortie de métro, bars,
clubs, universités) ;
4. Le marché aux puces : n’importe où, dans la rue à ciel ouvert122
.
Ce modèle est-il pertinent pour décrire le trafic urbain des drogues ? Il est intéressant
de se poser la question s’il pourrait être appliqué à une ville comme Toulouse, quatrième
ville la plus peuplée en France.
Les marchés de type 1 et 2 sont le quasi-marché (réseaux d’amis) et le marché
facilitateur pré existant (amis d’amis, par extension au marché 1). Dans ce modèle,
l’étendue du marché est faible et l’objectif n’est pas tant de réaliser des profits et d’en faire
son métier. La sécurité est maximale dans ces marchés : tout le monde se connaît, on vend
dans des lieux cachés à domicile (maison, appartement) entre personnes qui se connaissent
directement (type 1) ou indirectement (type 2). En général, un ami achète en gros pour son
réseau puis redistribue la drogue en petite quantité aux personnes qu’il connaît. Cela
correspond au modèle type de la soirée étudiante ou entre jeunes professionnels,
principalement des drogues douces pour rechercher une sensation de détente. C’est ce qui
est décrit par Thibaud pour sa consommation de marijuana : « Pour le haschich, c’est un
membre de la famille ou les potes. Généralement ils achètent en gros parce que ça coûte
moins cher et ils revendent. C’est cool parce qu’ils sont pas là pour faire un bénef ».
121
Ibid., p. 13 122
Julie LACOSTE, Pierre TREMBLAY, « De l'insertion sociale des marchés urbains de drogues prohibées :
deux cas de figure nord-américains », op. cit., pp. 42-44
55
Concernant les marchés urbains (type 3), ils consistent en plusieurs points fixes dans la
ville, généralement des lieux de la vie nocturne connus du public, par exemple des bars,
des clubs ou des festivals. Ici, il n’est plus question de marijuana mais de drogues dures :
on consomme de la cocaïne et de la MDMA dans un cadre festif, les usagers cherchent à
profiter des effets stimulants et psychotropes des drogues dures pour mieux ressentir la
musique. Dans ce marché, on perd de la sécurité car on s’adresse à un public plus large, ce
sont des personnes qui viennent faire la fête et achètent un produit de façon occasionnelle.
A Toulouse, il s’agit de n’importe quel club ou boîte de nuit ; partout où il y a des lieux de
la fête, il y a de la drogue. En novembre 2013, le night-club du Ramier avait justement été
dévasté par un incendie criminel en raison d’histoires liées au trafic de drogue123
.
Enfin, le marché de type 4 correspond au modèle de la vente à ciel ouvert, c’est-à-dire
en public, dans la rue, sans se cacher. Il s’agit du marché auquel on pense tout de suite
quand on parle de trafic de drogues, notamment à travers l’imaginaire véhiculé dans les
films, séries télévisées ou reportages divers. Les quartiers d’Arnaud Bernard, des Izards et
du Mirail sont réputés dans la ville rose pour proposer la vente de drogues à ciel ouvert ;
tout le monde sait qu’on achète des drogues facilement dans ces quartiers, y compris les
autorités publiques. Si Thibaud nous a déjà raconté son expérience de consommateur dans
le quartier d’Arnaud Bernard, cela constitue aussi le terrain d’action privilégié du
Lieutenant du DOS :
« Les lieux de vente sont biens connus à Toulouse : les Izards, le Mirail… Cela s’explique
parce que ce sont des cités mal agencées, cela rend quasi impossible la mise en place de
dispositifs. Les gens y sont nés, ils ont toujours été dans cette surface d’1 km², ils connaissent
tous les véhicules et se méfient si une nouvelle est dans le quartier. Ils connaissent tout, c’est
normal quand tu vois que les guetteurs commencent à l’âge de 10 ans. Quand tu arrives dans
ces cités, les gens liés au trafic vont voir qui tu es, qu’est-ce que tu fais là. Il faut toujours
avoir une histoire. Par exemple, si tu es garé à côté d’une pharmacie, si on te demande qu’est-
ce que tu fais là, tu t’adaptes et tu dis que tu vas à la pharmacie. Tu sors du véhicule, tu
achètes quelque chose (si tu reviens les mains vides, c’est suspect) et tu repars tout de suite
après. Les mecs vont jusqu’à te suivre derrière pour vérifier si tu as bien dit la vérité donc il
faut mettre en place un système de contre filature. »
123
La Dépêche, « Incendie du Ramier : les dessous du monde de la nuit », 1er
décembre 2013
56
Ce qui est intéressant, c’est qu’on observe dans ce type de marché une appropriation
du lieu de vente comme terrain de jeu par les trafiquants qui maîtrisent leur environnement
de travail afin d’être plus performants. Dans ces quartiers, le lieu de vente est un choix
stratégique : les trafiquants connaissent parfaitement tous les recoins, les cachettes, les
habitants du quartier pour éviter la police et les indicateurs. Comme l’explique le
Lieutenant, « les gens y sont nés, ils connaissent tout ». Ce modèle des quartiers et de la
vente à ciel ouvert est celui qui est décrit par le journaliste David Simon dans le livre The
Corner124
ainsi que la série télévisée The Wire125
, analyses sociologiques du trafic à travers
la ville de Baltimore.
Ainsi, il existe une très grande diversité des lieux de vente à laquelle n’échappe pas la
ville de Toulouse. Si les marchés de rue à ciel ouvert fascinent dans l’imaginaire populaire,
les marchés cachés (réseaux interpersonnels, lieux festifs) restent souvent les plus
importants en vue de maintenir une certaine confidentialité étant donné qu’il s’agit d’une
activité qui reste illégale126
. Le lieu de vente est un choix stratégique après la réalisation
d’un calcul coûts-avantages par les entreprises de la drogue selon le dilemme entre sécurité
et profitabilité.
2. La digitalisation du trafic sur le darkweb
Dans l’économie légale, il existe un autre lieu de vente extrêmement populaire :
Internet. Avec la montée en puissance de sites comme Amazon ou eBay, le web a
bouleversé les modes de consommation. En France, en 2014, le marché des ventes en ligne
représentait 57 milliards d’euros ; en moyenne, les consommateurs français dépensaient
1 625 euros par an lors de 20 achats en ligne127
. Le commerce en ligne est largement utilisé
par les consommateurs pour acheter des vêtements, des appareils électroniques ou même
des produits alimentaires. De même, les trafiquants de drogue se sont tournés vers ce
modèle économique porteur qui s’est traduit, à côté des marchés urbains illicites, par le
développement récent de toute une série de marchés dématérialisés en ligne.
124
David SIMON, The Corner : Tome 1, printemps/hiver, Paris : J’ai lu, 2012 (1997), 477 pages 125
The Wire, op. cit. 126
Julie LACOSTE, Pierre TREMBLAY, « De l'insertion sociale des marchés urbains de drogues prohibées :
deux cas de figure nord-américains », op. cit., pp. 54-55 127
ZDNet, « Chiffres clés, l’e-commerce en France », 6 février 2015
57
Entre 2011 et 2014, Silk Road, littéralement « route de la soie » en français, était l’un
des sites les plus populaires pour acheter librement des stupéfiants. Jusqu’à sa fermeture
définitive par le Federal Bureau of Investigation (FBI) aux Etats-Unis en novembre 2014,
Silk Road consistait en un marché noir sur Internet qui mettait directement en relation des
dealers et des consommateurs. Grâce au réseau informatique chiffré Tor128
, qualifié de
darkweb dans le langage courant, ainsi que l’échange en monnaie numérique cryptée
Bitcoin129
, le site fonctionnait comme un eBay anonyme et sécurisé pour le trafic de
drogues en ligne : un usager commande un produit parmi plusieurs choix sur le site
accessible via le navigateur Tor (voir captures d’écran en annexe130
), règle son achat en
Bitcoin au trafiquant puis reçoit le colis chez lui ou dans un relais quelques jours plus
tard131
.
Commander de la drogue sur Internet est d’une incroyable facilité. Cela est d’autant
vrai plus que le logiciel Tor et la monnaie Bitcoin sont tout à fait légaux étant donné qu’ils
ont été pensés pour garantir la liberté d’expression et contourner la censure dans les pays
aussi bien antidémocratiques que démocratiques (cf. PRISM, le programme de surveillance
électronique américain mis en évidence par Edward Snowden)132
. Tor et Bitcoin sont donc
accessibles à tous sans même nécessiter des connaissances avancées en informatique et
c’est précisément ce fonctionnement simple et anonyme qui a assuré le succès de la
plateforme Silk Road pendant près de quatre ans. Entre février 2011 et juillet 2013, date de
la première fermeture du site, plus d’1,2 millions de transactions avaient été complétées sur
le site, représentant 1,2 milliards de chiffre d’affaires (9,5 millions de Bitcoins)133
.
Si Silk Road est connu comme la référence du commerce électronique illicite jusqu’à
sa fermeture définitive en novembre 2014, de nombreux autres sites existent sur le
darkweb. Toujours à l’aide de Tor (navigateur crypté) et de Bitcoin (monnaie numérique
cryptée) qui garantissent l’anonymat des échanges, le commerce électronique illégal de la
drogue a connu une croissance phénoménale ces dernières années134
. Au début de l’année
128
Seulement 10% du web est accessible via les moteurs de recherche traditionnels comme Google ou
Yahoo. 129
Le Bitcoin (BTC) est une monnaie numérique cryptée. Fin mai 2015, 1 BTC était égal à 214 euros. 130
Voir annexe 7 131
Le Monde, « Comment le FBI a fait tomber Silk Road », 9 septembre 2014, par Yves Eudes 132
Envoyé spécial, « Le côté obscur du net », France 2, 2014 133
The Verge, « FBI seizes underground drug market Silk Road, owner indicted in New York », 2 octobre
2013, Adrianne Jeffries 134
The Washington Post, « The online illicit drug economy is booming. Here’s what people are buying »,
op. cit.
58
2015, on recensait une quinzaine de sites sur lesquels il était possible d’acheter librement
des drogues : BlueSky Marketplace, Pandora Marketplace, Tor Bazaar Alpha, The Pirate
Market, Cloud 9, Hydra Marketplace, 1776, Andromeda Market, Cannabis Road, Alpaca
Marketplace, Nucleus Marketplace, Silkkitien, Panacea Flower Sanctuary, System D,
Topina135
. Au total, en 2014, ces marchés noirs électroniques ont proposé plus de 32 029
articles de drogues illégales en circulation libre136
. La confidentialité des échanges sur le
darkweb rendent extrêmement difficile la lutte contre les drogues comme le souligne le
Lieutenant du D.O.S :
« Le DOS ne s’occupe pas du tout de la digitalisation de la vente, c’est une unité de terrain.
De toute façon c’est quelque chose qui est peu exploité aujourd’hui car on n’en a pas les
moyens. Il y a peu d’experts en cybercriminalité, il faut faire au moins des études de niveau
master. Il y a énormément de boulot sur le web (escroquerie, faux virements, pédophilie) pour
très peu de résultats au final. »
Au-delà de la volonté d’échapper aux forces de l’ordre grâce à la confidentialité des
échanges, le succès de ces sites illégaux s’explique aussi par le rapport qualité-prix très
attractif pour les consommateurs. Une fois de plus, le site apparaît véritablement comme
un « eBay de la drogue » dans son mode de fonctionnement. Par exemple, l’une des
particularités de ce marché est d’avoir mis en place, lors de la seconde version en 2013, un
système de notes en ligne : les consommateurs, comme sur eBay, peuvent noter sur cinq le
produit qu’ils ont acheté ou mentionner des commentaires divers (« qualité bonne, envoi
rapide, 5/5 », « well hidden and packed »)137
. Ce système permet d’établir une évaluation
publique du vendeur et d’établir la confiance dans un contexte d’incertitude ; plutôt que
d’acheter un produit inconnu dans la rue, l’usager est ici rassuré sur la qualité par les notes
et commentaires des usagers précédents. Cela explique pourquoi des drogues chimiques
comme la MDMA (ecstasy) sont extrêmement populaires sur le darkweb comme le note un
article du Washington Post138
:
135
Digital Citizens Alliance, « Busted, but not broken: The state of Silk Road and the darknet marketplaces »,
2014, p. 5 136
Ibid., p. 22 137
Envoyé spécial, « Le côté obscur du net », op. cit., 17e minute
138 The Washington Post, « The online illicit drug economy is booming », op. cit.
59
« It's interesting and probably not surprising that the most popular drug on the Silk Road 2.0
(and probably other darknet marketplaces) is MDMA. MDMA is difficult to find in pure forms
and impurities can kill you. If you buy MDMA from a vendor with a 4.9/5 rating, you can be
reasonably certain you're getting quality product. »
Ainsi, les trafiquants de drogue, comme n’importe quelle entreprise, évoluent avec les
nouvelles technologies et leur environnement. Le commerce électronique est devenu un
nouveau moyen de s’aligner sur les nouveaux modes de consommation (achats en ligne)
tout en répondant au dilemme profitabilité-sécurité des marchés urbains illicites. En effet,
la vente en ligne sur le darkweb garantit non seulement la profitabilité à travers la large
diffusion sur Internet, mais aussi la sécurité des échanges via les réseaux cryptés Tor
(navigateur) et Bitcoin (monnaie numérique). Si Ross Ubricht, fondateur de Silk Road, a
été arrêté et accusé de sept chefs d’accusation dont entreprise criminelle, il n’a pas été
possible d’identifier les milliers de trafiquants qui ont diffusé leurs produits sur le site139
.
III. Comment vendre sans publicité ? Addiction et image de marque
(Promotion)
Avec la digitalisation du trafic, on observe à travers le cas de Silk Road que les
trafiquants utilisent des stratégies originales de publicité pour communiquer sur la qualité
de leurs produits, par exemple la mise en place d’un système d’évaluation des vendeurs.
Les produits avec les meilleures notes permettent ainsi d’envoyer un message rassurant au
consommateur qui est prêt à l’acheter. Cela pose la question des moyens de
communication utilisés par les trafiquants, c’est le quatrième et dernier « P » du marketing
mix : promotion. L’une des particularités des drogues est qu’il n’est pas possible d’en faire
la publicité ; étant donné qu’il s’agit de produits illégaux, impossible d’utiliser les canaux
traditionnels de publicités (affiche, flyer, presse, radio, télévision). Dans ces conditions,
comment faire la promotion de ses produits auprès des consommateurs ? Si l’absence de
communication reste la norme avec l’idée que la drogue se vend « toute seule » (1), les
entreprises criminelles ne sont pas totalement dépourvues de moyens et développent des
images de marque afin de diffuser l’information sur la qualité des produits qu’elles vendent
(2).
139
Le Monde, « Le fondateur de Silk Road reconnu coupable de sept chefs d'accusation », 6 février 2015
60
1. Le développement endogène de la drogue : des réseaux interpersonnels
à l’addiction
Les drogues sont illégales et paradoxalement, c’est sans doute cet interdit qui explique
pourquoi celles-ci sont aussi consommées dans la société. En tout temps, l’interdit a
toujours fasciné l’être humain ; il existe une forme de plaisir et d’excitation
supplémentaires dans le fait de réaliser quelque chose d’illégal. Dans l’analyse des
stratégies organisationnelles des trafiquants de drogue, la réflexion avait été construite
autour du concept de carrières déviantes d’Howard Becker (entrée puis installation dans les
carrières déviantes). Pour rappel, les carrières déviantes, que l’auteur applique notamment
aux fumeurs de marijuana dans son ouvrage Outsiders, consistent en la transgression d’une
norme dans la société qui s’institutionnalise et se ritualise à l’intérieur d’un groupe140
. En
fait, lorsque les consommateurs consomment de la drogue pour la première fois, c’est très
souvent à l’intérieur d’un groupe : il s’agit d’un comportement transmis de personne à
personne par d’autres consommateurs, les réseaux interpersonnels primaires (amis,
connaissances) pour la marijuana et les réseaux de sociabilité nocturne pour les drogues
dures (MDMA, cocaïne, LSD) jouent un rôle primordial à l’origine d’une initiation aux
drogues141
. C’est en ce sens que la vente de la drogue répond à un développement
endogène.
La fascination pour l’interdit est un aspect que l’on retrouve également dans la
littérature, au cinéma ou à la télévision (reportages, séries télévisées) à travers des fictions
ou l’adaptation d’histoires vraies de gangsters et trafiquants en tout genre. Comme nous
l’avons vu précédemment, cela est le cas de la French Connection en témoigne les deux
films éponymes dans les années 1970 avec Gene Hackman ou plus récemment La French
(2014) avec Jean Dujardin et Gilles Lelouche142
. Il existe bien évidemment d’autres
références nombreuses dans la culture populaire : les films Trainspotting (Danny Boyle,
1996) et Requiem for a Dream (Darren Aronofsky, 2000) ou la série télévisée Breaking
Bad (2008-2013) en font partie pour ne citer que quelques exemples. Pour reprendre
l’expression de Thibaud, consommateur de drogues, « le mal est ciné-génique ».
140
Howard S. BECKER, Outsiders, op. cit., pp. 46-62 141
Julie LACOSTE, Pierre TREMBLAY, « De l'insertion sociale des marchés urbains de drogues prohibées :
deux cas de figure nord-américains », op. cit., pp. 54-55 142
French Connection, William Friedkin, 1971 ; French Connection II, John Frankenheimer, 1975 ;
La French, Cédric Jimenez, 2014
61
C’est à se demander si les fictions ne participent pas à la promotion de la
consommation des drogues malgré elles. Le cas le plus emblématique à ce jour reste très
certainement le film Scarface de Brian de Palma (1983)143
. Adaptation du film original
d’Howard Hawks en 1932 inspiré d’Al Capone, le film de Brian de Palma est une critique
évidente du trafic de drogue, de même que le film de Hawks était une critique du
gangstérisme pendant la Prohibition aux Etats-Unis (1919-1933). A la fin du film, la mort
de l’antihéros Tony Montana, dépendant à sa propre marchandise et coupé de son
entourage, est loin de dresser un portrait flatteur des trafiquants de drogue. Pourtant, le film
a été mal interprété par la jeune génération qui a vu dans le film une façon de réussir en se
faisant un nom et en gagnant de l’argent rapidement. C’est la fameuse « génération
Scarface » présentée dans un article de la revue Déviances et Société qui met en avant la
fascination pour le trafic de drogue dans l’imaginaire des jeunes de cités pour s’en sortir144
.
Toutefois, si les réseaux interpersonnels et les films peuvent expliquer l’origine d’une
première consommation, par défi et par curiosité, ils ne permettent pas de comprendre
pourquoi les usagers continuent à consommer. L’addiction aux drogues est un des points
fondamentaux qui permet d’expliquer cette continuité, et c’est précisément sur cet aspect
que s’appuient les trafiquants pour vendre leurs produits. En effet, l’addiction aux drogues
se traduit par deux facteurs : l’accoutumance (tolerance) et la dépendance (reinforcement).
D’une part, l’accoutumance est le fait de s’habituer au produit, c’est-à-dire que pour
ressentir les mêmes effets, une quantité plus importante sera nécessaire la prochaine fois.
D’autre part, la dépendance signifie que la personne devient dépendante au produit,
autrement dit qu’elle ne peut plus s’en passer au quotidien sous peine de ressentir un mal-
être. Comme l’ont mis en évidence Becker, Grossman et Murphy dans leur théorie de
l’addiction rationnelle (1990), la consommation actuelle diminue l’utilité de la
consommation dans le futur à travers l’augmentation du capital d’addiction145
. Plus les
individus consomment, plus ils prennent des quantités importantes (accoutumance) et plus
ils consomment régulièrement (dépendance).
Ainsi, la drogue se développe selon un modèle endogène. La consommation appelle à
plus de consommation ; c’est le cercle vicieux de l’achat perpétuel pour les consommateurs
143
Scarface, Brian De Palma, 1983 144
RACHID, « Génération Scarface », op. cit. 145
Pierre KOPP, Economie de la drogue, op. cit., pp. 36-43 ; Gary S. BECKER, Michael GROSSMAN,
Kevin M. MURPHY, « An Empirical Analysis of Cigarette Addiction », American Economic Review,
American Economic Association, Vol. 84, 1994, pp. 396-418
62
de drogue, qui deviennent consommateurs pour toute la vie, et le cercle vertueux de la
vente pour les trafiquants. L’absence de canaux traditionnels pour la publicité (affiche,
flyer, presse, radio, télévision) ne remet pas en cause les très bonnes ventes de drogues au
regard de leur caractère addictif, c’est comme si la drogue se vendait toute seule. Cela
correspond en particulier au cas des drogues dures comme la cocaïne, les amphétamines ou
l’héroïne qui rendent extrêmement dépendant l’usager dès une première consommation. De
plus, ce modèle fonctionne aussi avec la marijuana sur le long terme comme le met en
évidence le Lieutenant du DOS : « J’ai vu en garde à vue des mecs qui fumaient de
l’herbe, qui en fumaient tellement que cela avait les mêmes effets que les drogues dures,
c’était une conduite addictive et plus du tout récréative ». Si certaines personnes arrivent à
maintenir une consommation récréative occasionnelle de marijuana, celle-ci peut
rapidement devenir une addiction dangereuse pour la vie sociale. Il est intéressant de noter
que les propos du Lieutenant coïncident avec ceux de Thibaud malgré leur regard
radicalement opposé sur le trafic (consommateur vs. force de l’ordre). Lorsque Thibaud a
fumé quotidiennement de la marijuana pendant près de six mois, il se souvient surtout des
effets négatifs sur sa vie personnelle : « Y a un moment j’avais toujours envie de fumer des
joints sinon ma journée n’était pas remplie. (…) J’ai arrêté, ça réduit trop les capacités
intellectuelles : la mémoire est moins bonne, l’esprit est moins tolérant, tu perds patience,
t’es égocentrique. C’est mauvais pour ta vie sociale et étudiante ».
En résumé, les entreprises de la drogue ne peuvent certes pas recourir aux canaux
classiques de publicité mais l’impact sur les ventes est négligeable. Pour rappel, d’après
l’OFDT, 41,5% des jeunes de 17 ans ont expérimenté le cannabis témoignant d’une
consommation largement répandue dans la société146
. La fascination pour l’interdit, les
réseaux interpersonnels ainsi que les productions littéraires et audiovisuelles donnent envie
aux individus d’essayer la drogue tandis que l’addiction (tolérance et accoutumance)
amène les utilisateurs à continuer leur consommation dans le temps. Pas besoin de recourir
à la publicité pour les trafiquants, la drogue se vend toute seule à travers un développement
endogène.
146
OFDT, « Drogues, chiffres clés. 5ème
édition », op. cit.
63
2. Le « marché citron » de la drogue : développer une image de marque pour
communiquer sur la pureté du produit
Pour autant, cela ne veut pas dire que les trafiquants n’utilisent pas des stratégies de
communication pour vendre leurs produits. Les moyens de communication sont moins
utilisés pour vendre de la drogue en générale que pour vendre des produits à un public
connaisseur. En effet, les usagers des drogues ne disposent pas de toute l’information sur la
qualité des produits, or les consommateurs expérimentés recherchent généralement des
produits de meilleure qualité pour de plus grandes sensations et éviter les effets
indésirables (mal coupé, le produit peut être dangereux pour la santé jusqu’à entraîner des
overdoses mortelles). C’est pourquoi les entreprises criminelles utilisent des méthodes
innovantes pour communiquer sur la qualité de leurs produits.
Parmi les stratégies innovantes, l’une d’entre elles a déjà été évoqué quelques pages
auparavant, c’est le système d’évaluation qui est utilisé par les sites du darkweb comme
Silk Road147
. Donner la possibilité aux usagers de noter les trafiquants est une façon
d’établir la confiance dans l’échange consommateur-trafiquant puisque le premier peut
obtenir des informations (notes, commentaires) sur la fiabilité du second. En fait, le marché
des drogues est un « marché citron » tel que théorisé par George Akerlof dans les années
1970 pour décrire un marché dans lequel une partie des offreurs ou des demandeurs se
retirent du marché car ils ne connaissent pas la qualité exacte des produits148
. Ici, dans le
cas du trafic de drogue, l’incertitude se situe au niveau de la pureté : les usagers ne peuvent
en aucun cas connaître par avance la qualité du produit qu’ils ont acheté étant donné que
les drogues sont coupées ou diluées à chaque étape du trafic (production, distribution en
gros, distribution finale). Cela est d’autant plus vrai que le produit est illégal et qu’il
n’existe pas d’étiquettes avec l’obligation de préciser les ingrédients du produit – comme
stipulé par les normes internationales en matière de produits alimentaires.
Dans ce contexte d’incertitude, les trafiquants mettent en place des moyens de
communication pour diffuser l’information, rassurer les consommateurs et les inciter in
fine au comportement d’achat. L’une des stratégies les plus utilisées consiste en la création
147
Voir page 56 148
George A. AKERLOF, « The market for ‘lemons’: quality uncertainty and the market mechanism »,
Quarterly Journal of Economics, Vol. 84, No. 3 (1970), pp. 488-500
64
de marques à travers des surnoms donnés aux drogues. Par exemple, pour le cas de
l’héroïne, celle de la French Connection était connue sous le nom de la banche ou white
horse dans les rues mais elle était loin d’être la seule. Entre 1975 et 1982, alors que
l’héroïne marseillaise était dans sa phase de déclin, une étude a recensé plus de 400
marques d’héroïne existantes149
. On retrouvait ainsi des noms de marque sur les sachets
d’héroïne afin d’envoyer des signaux positifs aux consommateurs. Quand un produit est
d’excellente qualité, cela présente l’avantage de transmettre le nom du produit par bouche
à oreille, amenant de nouveaux clients aux trafiquants. A l’inverse, quand un produit ne
marche pas, les trafiquants se contentent simplement de modifier le nom comme si un
nouveau produit révolutionnaire était sur le marché150
. De la même manière que dans
l’économie légale, l’image de marque d’une drogue est liée à un nom, un slogan, un logo.
Par exemple, c’est le cas de la « blue meth » fictive de Breaking Bad, la méthamphétamine
extra pure qui se distingue par sa couleur bleue auprès des consommateurs151
.
D’autres stratégies de publicité existent pour fidéliser la clientèle. Après avoir recroisé
Thibaud plusieurs semaines après l’entretien, il racontait de manière informelle que son
nouveau dealer lui envoyer des messages textes (SMS) pour lui demander comment il
allait, bien qu’ils ne soient pas amis. Aure exemple, lors d’un reportage d’Envoyé Spécial
sur le darkweb, un trafiquant 2.0 explique naturellement devant les journalistes qu’il met
toujours un peu plus de produits que prévu pour « fidéliser le client » selon ses propres
mots152
. Enfin, dans l’ouvrage de Thierry Colombié sur la French Connection, l’auteur
décrit un système original qui permettait d’échanger la drogue après l’achat : si les clients
n’étaient pas satisfaits, ils renvoyaient le paquet d’héroïne (500 grammes) accompagné
d’un petit cheval en plastique afin qu’il soit analysé par l’équipe de chimistes153
. Ces trois
illustrations mettent en évidence que les systèmes criminels fonctionnent comme de
véritables entreprises qui attachent une attention particulière à la qualité du service fourni
et au service après-vente en vue de développer une image de marque positive.
***
149
Peter REUTER, Jonathan P. CAULKINS, « Illegal Lemons: price dispersion in cocaine and heroin
markets », op. cit., p. 147 150
Ibid. 151
Breaking Bad (série télévisée diffusée sur AMC, 2008-2013) 152
Envoyé spécial, « Le côté obscur du net », op. cit. 153
Thierry COLOMBIE, La French Connection : les entreprises criminelles en France, op. cit., pp. 147-149
65
Ce chapitre a été l’occasion d’achever la réflexion de la première partie sur la
professionnalisation des entreprises de la drogue. Si les trafiquants s’organisent et se
structurent pour créer de véritables systèmes criminels qui perdurent dans le temps,
produire ne suffit pas ; il faut ensuite vendre le produit aux consommateurs. C’est
précisément ce que nous avons vu ici en s’appuyant sur le modèle du marketing mix de
Jerome McCarthy et ses « 4P » (product, price, place, promotion). Qu’il s’agisse des
produits, des prix ou des lieux de vente, les choix effectués par les entreprises de la drogue
relèvent de réflexions stratégiques en fonction des objectifs. Nous l’avons vu, les prix des
drogues sont fixés selon les coûts de production tandis que le lieu de vente peut être caché,
à ciel ouvert ou dématérialisé sur le darkweb selon le dilemme profitabilité-sécurité.
Toutes les décisions sont des choix réfléchis par les trafiquants qui calculent les avantages
et inconvénients de chaque décision comme n’importe quel agent économique. Comme
l’homo oeconomicus, les systèmes criminels cherchent à maximiser leur satisfaction (le
plus de profits) sous la contrainte de leur environnement (activité illégale qui nécessite
sécurité et confidentialité).
Le parallèle avec les entreprises légales est d’autant plus évident lorsqu’on étudie les
stratégies de communication des trafiquants, le quatrième et dernier « P » dans le modèle
de McCarthy. En effet, on observe que les entreprises de la drogue n’hésitent pas à
s’inspirer directement des stratégies de l’économie légale, par exemple Silk Road 2.0 qui a
été pensé à partir du modèle eBay. Alors même que l’addiction aux drogues chez les
consommateurs pourrait laisser aux trafiquants la possibilité de se délaisser du client, ceux-
ci mettent en place des systèmes de fidélisation et de suivi de la relation client. Au final, la
professionnalisation du trafic signifie que les trafiquants fonctionnent comme n’importe
quelle entreprise, que ce soit dans le mode d’organisation (carrières déviantes) ou dans les
techniques de vente (marketing). Il suffirait uniquement que le produit soit légal pour que
les systèmes criminels soient considérés comme des entreprises. Cela amène à s’interroger
sur une éventuelle légalisation du trafic qui consisterait alors en l’étape ultime de la
professionnalisation des entreprises de la drogue.
66
Deuxième partie
La légalisation, étape ultime de la professionnalisation ?
Le trafic de drogue est une activité professionnelle comme une autre, c’est le constat
que l’on peut tirer de la première partie de ce mémoire. Les organisations de la drogue
agissent comme n’importe quelle entreprise légale, elles déploient des stratégies
organisationnelles (chapitre 1) et marketing (chapitre 2) empruntées à l’économie non
criminelle pour s’imposer sur leur marché. Toutefois, cette activité n’est pas légale et c’est
bien là tout le paradoxe : d’un côté, on observe la professionnalisation du trafic ; d’un autre
côté, la production, la vente et la consommation de drogues restent interdites dans la quasi-
totalité des pays.
Aujourd’hui, ce contexte est en train d’évoluer dans les différentes régions du monde.
La légalisation du cannabis, considéré comme une drogue douce en raison de sa
dépendance faible et ses effets psychotropes limités, est au cœur de l’actualité depuis
quelques années. Trois exemples récents permettent de mettre en évidence cette évolution
du cadre législatif en jouant sur plusieurs leviers : l’autorisation thérapeutique en France
(janvier 2014), la légalisation au cas par cas aux Etats-Unis (janvier 2014) et la légalisation
nationale en Uruguay (mai 2014).
France, janvier 2014 : l’autorisation thérapeutique du médicament Sativex
à base de cannabis
Le 8 janvier 2014, l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de
santé (ANSM) a autorisé la mise sur le marché du Sativex, premier médicament à base de
cannabis à être commercialisé en France. Disponible dans les pharmacies d’ici 2015 pour
les patients atteints de sclérose en plaques, il s’agit d’une étape décisive en vue de la
légalisation thérapeutique du cannabis, déjà reconnue dans 17 pays européens et quelques
pays dans le reste du monde (Brésil, Argentine, Colombie, Venezuela, Russie, Iran ; Etats-
67
Unis et Australie dans certains Etats)154
. En effet, le cannabis contient des molécules
reconnues dans le champ médical pour leur bienfait thérapeutique, les cannabinoïdes. C’est
en particulier le cas du tétrahydrocannibol ou THC, responsable de l’état euphorisant
ressenti par les fumeurs de marijuana. Le cannabis est ainsi utilisé pour traiter un certain
nombre de maladies : les douleurs et inflammations (effet analgésique et anti-
inflammatoire du cannabis), les glaucomes (réduction de la pression oculaire), la
dépendance aux drogues majeures comme les opiacés (drogue d’abandon) et même
l’anorexie (stimule l’appétit). De plus en plus, on retrouve des médicaments dérivés du
cannabis pour le traitement des cancers et du VIH/Sida155
.
Etats-Unis, janvier 2014 : l’Etat du Colorado, première légalisation du
cannabis dans le monde
Le 1er
janvier 2014, l’Etat du Colorado et ses 348 magasins homologués sont devenus
les premières terres dans le monde à autoriser la vente libre de marijuana156
. Cette décision
avait été approuvée par référendum par 55% des électeurs en novembre 2012. Désormais,
toute personne majeure âgée de plus de 21 ans est libre de se procurer une once (28
grammes) des nombreuses variétés de marijuana proposées dans les nouveaux magasins
spécialisés. Pour 50 dollars les 3,5 grammes, le prix moyen est plus cher qu’au marché noir
en raison des taxes étatiques mais sa qualité est certifiée par une production légale
encadrée157
. La légalisation est l’évolution logique alors que l’usage médical de la
marijuana était d’ores et déjà autorisé dans 19 Etats américains. L’Etat de Washington,
l’Oregon, l’Alaska et la capitale Washington D.C. ont imité le Colorado dans les mois
suivants, tandis que la Californie, le Massachussetts, le Maine, le Nevada et l’Arizona
réfléchissent actuellement à une loi (situation en mai 2015)158
. Antoine Maurice,
responsable du parti Europe Ecologie Les Verts à Toulouse (EELV) rencontré dans le
cadre de ce mémoire, voit dans cette évolution de la législation américaine un « événement
historique » qui marque le début d’une nouvelle approche de la lutte contre les drogues :
154
Le Monde, « Le Sativex, médicament à base de cannabis, autorisé en France », 9 janvier 2014, par Laetitia
Clavreul et Chloé Hecketsweiler 155
Ibid. 156
Et non les Pays-Bas comme on pourrait le penser. Voir explication page suivante. 157
Le Monde, « Au Colorado, le ‘moment historique’ des consommateurs de cannabis », 2 janvier 2014, par
Corine Lesnes 158
CNN, « Oregon, Alaska and Washington, D.C. legalize marijuana », 5 novembre 2014, par Dan Merica
68
« Cet acte juridique d’un pays dont l’histoire du contrôle social des drogues se confond avec
celle de la Prohibition, est un événement historique. Au même titre que les initiatives du
Sénateur Blaine qui en 1933 débouchèrent sur l’abrogation du 18e amendement de la
Constitution américaine interdisant la consommation d’alcool, la légalisation du cannabis au
Colorado et dans l’Etat de Washington par Eric Holder (procureur général des Etats-Unis)
marquera le commencement d’une nouvelle politique face à la drogue. »
Uruguay, mai 2014 : la régulation nationale de toute la chaîne de production
de cannabis
C’est sans doute l’évolution la plus importante des législations récentes. Préparée
depuis plusieurs mois, la loi sur la légalisation du cannabis a été officiellement adoptée en
mai 2014 par le président uruguayen José « Pepe » Mujica. Celle-ci va même beaucoup
plus loin que celle promue par l’Etat du Colorado. En effet, la loi s’applique à l’échelle
nationale et la production est directement supervisée par le Ministère de la Santé Publique :
toute personne âgée de 18 ans peut acheter un maximum de 40 grammes par mois, les
achats étant enregistrés et surveillés dans une banque de données gérée par le Ministère.
Cette prise en main étatique de la chaîne de production a notamment permis d’obtenir des
prix ultra compétitifs de 20 à 22 pesos par gramme (environ 0,60 €). De plus, la loi autorise
la production personnelle de cannabis et il s’agit là de sa vraie spécificité. Les Uruguayens
sont autorisés à cultiver six plants de cannabis par an et peuvent même constituer des
groupes pour faire pousser des quantités plus importantes dans la limite de 99 plants. Plus
que jamais, le trafic de cannabis peut être vu comme une activité normale, chacun étant
libre de produire pour sa propre consommation159
.
Ainsi, on observe tout un contexte favorable à la vente et la consommation de
cannabis. Cela s’ajoute à d’autres pays progressistes dans ce domaine, en particulier les
Pays-Bas où la détention est historiquement dépénalisée depuis 1976 et la consommation
réglementée (mais non légalisée) dans des endroits spécifiques, les coffee shop. En Europe,
la possession de petites quantités est aussi tolérée ou décriminalisée dans de nombreux
pays : Belgique, Allemagne, Autriche, République Tchèque, Italie, Portugal, Espagne,
159
Le Monde, « Le cannabis est officiellement légal en Uruguay », 7 mai 2014
69
Islande160
. On serait alors en droit de se demander si on n’assistera pas prochainement à
une légalisation massive, étape ultime de la professionnalisation du trafic de drogue. Face à
l’inefficacité de la politique répressive, la légalisation des drogues douces apparaît comme
une alternative crédible pour mettre fin aux problèmes de santé publique et à l’hyper
criminalité. Il est nécessaire de faire un état des lieux des moyens de contrôle classiques
(chapitre 3) afin de mieux comprendre pourquoi on se tourne aujourd’hui vers de nouvelles
solutions qui privilégient la libéralisation des drogues (chapitre 4).
160
Le Monde, « Cannabis : comment Etats-Unis et Europe ont évolué », 19 décembre 2014, par Samuel
Laurent
70
Chapitre 3. La prohibition des drogues
Retour sur les cadres législatifs et juridiques
Les drogues n’ont pas toujours été interdites dans la société, loin de là. Pendant
longtemps, les anciennes puissances coloniales ont même encouragé le commerce de
l’opium dans la région asiatique pour des raisons financières. Au 19ème
siècle, le Royaume-
Uni, soutenu par la France, les Etats-Unis et la Russie, avait ainsi déclaré deux fois la
guerre à l’Empire chinois qui voulait interdire le commerce (très lucratif) de l’opium
devant les ravages de consommation dans le pays161
. Le revirement est apparu au tout
début du siècle dernier avec la banalisation de la consommation et la prise de conscience
des problématiques sociales. L’interdiction et le contrôle des drogues constituent
aujourd’hui une norme dans les sociétés modernes.
Le fondement théorique de la prohibition est simple : les drogues sont dangereuses.
Par leurs effets psychostimulants, elles participent à modifier les capacités et l’état de
conscience de l’individu. Les drogues sont responsables de troubles physiques (vertiges,
malaises, vomissements, insomnies, pertes de mémoires, augmentation ou baisse du
rythme cardiaque) et psychiques (euphorie, dépression, angoisses, hallucinations,
instabilité de l’humeur), c’est pourquoi elles sont potentiellement dangereuses pour la
santé. Cela est encore plus vrai pour la polyconsommation, c’est-à-dire quand l’usager
consomme deux substances psychoactives en même temps – le plus souvent cannabis,
ecstasy ou cocaïne mélangé avec de l’alcool162
. Les conséquences socio-économiques
d’une consommation privée peuvent être terribles pour les sujets qui n’arrivent plus à
maîtriser leur consommation : addiction (dépendance et accoutumance) aux drogues dures
qui rendent difficile l’exercice d’une activité professionnelle, transmission sanguine des
hépatites et du VIH/Sida par le sniff ou l’injection, overdose conduisant à la mort, etc. Les
drogues sont donc considérées comme un problème de santé publique qui justifie
l’intervention de l’Etat. Celle-ci se fait traditionnellement selon deux canaux que sont la
répression (I) et la prévention (II). Il s’agit de deux méthodes complémentaires qui doivent
161
Ce sont les deux guerres de l’opium, en 1839-1842 puis 1856-1860. Patrick PIRO, Dictionnaire des idées
reçues sur la drogue, Paris : Syros, 1995, p. 116 162
Site web de la Mildeca : www.drogues.gouv.fr
71
être combinées, chacune étant dédiée à un aspect spécifique de la lutte contre les
drogues163
.
I. La politique répressive contre le trafic et l’usage des stupéfiants
La répression est l’intervention législative et juridique d’un pays qui consiste à
interdire et punir le trafic et l’usage de drogues. Autrement dit, la politique répressive
touche aussi bien les trafiquants de drogue que les consommateurs, même si les sanctions
sont beaucoup plus conséquentes pour les premiers.
Les premières législations sont apparues au début du 20ème
siècle aux Etats-Unis164
puis dans la communauté internationale face à la consommation de plus en plus massive.
En 1912, la Convention internationale de l’opium de La Haye est emblématique de la prise
de conscience internationale des conséquences sociales néfastes des drogues. Les
principales puissances de l’époque (Allemagne, Etats-Unis, Chine, France, Royaume-Uni,
Italie, Pays-Bas, Portugal, Russie) se déclareraient « résolues à poursuivre la suppression
progressive de l'abus de l'opium, de la morphine, de la cocaïne, ainsi que des drogues
préparées ou dérivées de ces substances donnant lieu, ou pouvant donner lieu, à des abus
analogues »165
. Cet effort va être poursuivi au fil des décennies, en témoigne la Convention
internationale relative aux stupéfiants de la Société des Nations (1925) qui élargissait le
contrôle au cannabis.
C’est véritablement à partir des années 1950-60 que cette lutte va s’accélérer, le
processus de décolonisation faisant définitivement perdre les derniers intérêts des
puissances occidentales sur le commerce de l’opium. A ce jour, au niveau international, on
retrouve trois grandes conventions relatives au contrôle des drogues :
- Convention unique sur les stupéfiants de 1961 : opium, morphine, héroïne,
méthadone, codéine, cocaïne, cannabis (ratifiée par 179 pays) ;
- Convention sur les substances psychotropes de 1971 : MDMA (ecstasy), LSD,
amphétamines, buprénorphine, benzodiazépines (ratifiée par 172 pays) ;
163
Pierre KOPP, Economie de la drogue, op. cit., pp. 70-73 164
Pure Food and Drug Act de 1906 et Harrison Narcotics Tax Act de 1914 165
Société des Nations, « Convention internationale de l’opium signée à La Haye, le 23 janvier 1912 », texte
intégral re-publié en 1923
72
- Convention contre le trafic illicite de stupéfiants et de substances psychotropes de
1988 : elle n’ajoute pas de nouvelles drogues mais renforce la coopération
internationale en matière de lutte.
Au total, comme précisé en introduction, les conventions onusiennes recensent 234
drogues sous contrôle – dont le cannabis, ce qui fait techniquement des nouvelles lois
américaines et uruguayennes contraires au droit international. Cependant, toutes les
drogues ne sont pas enregistrées par les conventions actuelles. On retrouve également des
drogues dangereuses mais en circulation libre puisqu’elles ne sont interdites juridiquement
par aucune convention : en 2012, l’ONU recensait 251 de ces drogues qualifiées de
« nouvelles substances psychoactives ».
Figure 3. Le contrôle international des substances psychoactives166
De plus, il existe tout un tas de législations nationales inspirées directement de ces
conventions. On avait précédemment évoqué le concept de « localisme globalisé » pour
faire référence à la production locale d’une drogue (savoir-faire artisanal et climat d’un
pays) qui est ensuite exporté dans le monde entier. Ici, il est pertinent de parler de
« globalisme localisé » : la répression est pensée globalement pour influencer les
législations locales167
.
166
UNODC, « World Drug Report 2013 », op. cit., p. 106 167
Wanda de Lemos CAPELLER, « La transnationalisation du champ pénal », op. cit., p. 62
73
Pour le cas de la France, l’objectif n’est pas de résumer l’ensemble des textes
législatifs qui interdisent et sanctionnent les activités et pratiques liées à la drogue. La loi
du 31 décembre 1970 sur la lutte contre la toxicomanie a posé le socle de la politique
répressive dans le pays. Inscrite dans le Code de la santé publique, elle précise pour la
première fois que « l’usage illicite de stupéfiants est punissable d’un emprisonnement de
deux mois à un an et/ou d’une amende de 500 à 15 000 Francs » (art L628)168
. Par la suite,
cette loi fondamentale a été modifiée et accentuée par de nouvelles lois, notamment le
nouveau Code pénal de 1992. La France présente aujourd’hui l’une des législations
européennes les plus dures :
- la classification des stupéfiants et psychotropes, qualifiées de manière générale
comme des « substances et préparations vénéneuses », est définie dans les articles
L51-32-1 à L5132-9 du Code de la santé publique169
. Aucune différence n’est faite
entre drogues dures et douces ;
- les sanctions liées à l’usage illicite de stupéfiants (consommation) sont énoncées
dans les articles L3421-1 à L3421-7 du Code de la santé publique. L’acte est puni
d’un an d’emprisonnement et de 3 750 euros d’amende, les responsables doivent
également assister à un stage de sensibilisation obligatoire sur les dangers de la
drogue170
;
- les sanctions liées au trafic de stupéfiants sont déterminées dans les articles 222-34
à 222-43-1 du Code pénal. Les sanctions sont très largement supérieures à celles
prévues pour la consommation et font parties des plus graves dans le droit
français : 7,5 millions d’euros et des peines de prison allant de 10 ans minimum
jusqu’à la perpétuité pour « la production, la fabrication, l'importation,
l'exportation, le transport, la détention, l'offre, la cession, l'acquisition ou l'emploi
illicites de stupéfiants »171
.
En théorie, la législation française est l’une des plus dures au monde à la fois pour les
trafiquants et les consommateurs. Dans la réalité, si la loi sur la toxicomanie ne distingue
pas les produits (drogues douces ou drogues majeures) ni les usages (simples ou
dépendants), les forces de l’ordre et les juges apprécient au cas par cas le niveau de la
peine à infliger selon la gravité de l’acte. Il est évidemment impossible de sanctionner tous
168
Légifrance, Code de la santé publique, article L628 169
Légifrance, Code de la santé publique, articles L51-32-1 à L5132-9 170
Légifrance, Code de la santé publique, articles L3421-1 à L3421-7 171
Légifrance, Code pénal, articles 222-34 à 222-43-1
74
les usagers de cannabis d’un an de prison et de 3 750 €, cela se traduit par des exceptions
devenues quotidiennes comme l’explique le Lieutenant du DOS :
« Quand tu contrôles un gars avec une petite quantité, quand tu vois la lourdeur de la
procédure (car la réponse pénale est très faible au final), cela fait perdre énormément de
temps. Il faut prendre en compte le ratio temps perdu/effet. Le code pénal français est le plus
répressif au monde mais il est peu appliqué dans la réalité. C’est impossible de donner un an
de taule à tous ceux qui fument ou qui ont sur eux du cannabis. »
Sur le terrain, la lutte contre la consommation et le trafic des drogues se traduit par les
forces de l’ordre (police, gendarmerie) et la justice qui sont chargés de faire appliquer la
loi. Le Département d’observation et de surveillance (DOS) de Midi-Pyrénées illustre
justement la mise en place de la politique répressive contre les trafiquants. Pour rappel, le
DOS est rattaché à la gendarmerie et la section de recherche de Toulouse, il s’agit d’une
unité régionale spécialisée dans la récolte d’informations en soutien à une enquête déjà
ouverte par un juge d’instruction (caractère complémentaire). La nature de ses missions la
rend confidentielle et quasi inconnue du grand public, il est d’ailleurs très difficile
d’obtenir des informations publiques.
Lors de la venue dans les bureaux du DOS à la caserne Courrège de Toulouse,
l’accueil a été réalisé par quatre hommes mal rasés, habillés en civil avec des jeans ou des
survêtements volontairement mal entretenus (tâchés, déchirés) ; sur l’écran d’ordinateur, il
était possible d’apercevoir le logo du DOS, un fantôme avec la devise Videre Sine Videri,
littéralement « voir sans être vu ». Cet accueil permet de mieux comprendre le quotidien de
ces gendarmes qui consiste en la prise d’images, de vidéos ou encore la pause de balise sur
les véhicules. Pour ce faire, l’unité dispose de moyens conséquents, le Lieutenant parle lui-
même d’une unité privilégiée : plusieurs caméras thermiques (10 000 € chaque), des
véhicules banalisés pour la surveillance et les filatures, un « sous-marin » (camionnette
équipée), 14 personnes à Toulouse. Cela permet de donner un exemple concret des moyens
déployés sur le terrain par les forces de l’ordre et la justice pour la mise en place de la
politique répressive.
Lors de l’entretien, le Lieutenant précisait également que toutes les saisies dans le
cadre du trafic de stupéfiant (argent, véhicules, maisons) sont ensuite revendues – sauf les
drogues qui sont détruites. La Mildeca est chargée de reverser l’argent de ses ventes : une
75
partie permet de financer les moyens engagés sur le terrain à destination de la police, la
gendarmerie et les douanes ; l’autre partie sert à la prévention. Il s’agit du deuxième
instrument de lutte contre les drogues.
II. La politique préventive ou la lutte sociale contre les drogues
Au côté de la politique répressive, on retrouve également une politique sociale moins
basée sur la sanction que sur l’accompagnement des usagers de drogues. Cette politique
complémentaire s’est surtout développée à partir des années 1980, dans le contexte des
nouveaux mouvements sociaux s’intéressant de plus près aux problèmes de société172
. On
réalise à cette époque que la répression ne se contente que d’intervenir après-coup et de
punir les usagers de la drogue, sans les aider à sortir de la dépendance.
La prévention consiste en l’intervention du secteur social et médical pour prévenir la
consommation de drogues. Par exemple, elle se traduit par des séances obligatoires dans
les collèges et lycées pour sensibiliser aux risques (article L312-18 du Code de
l’éducation), ce sont aussi des organismes et des numéros gratuits173
à la disposition des
personnes dépendantes pour les écouter et les soutenir. La prévention a donc lieu à la fois
en amont et en aval, elle intervient dès le plus jeune âge pour prévenir l’usage initial puis
on la retrouve tout au long de la vie à travers des programmes de soins destinés aux
consommateurs enfermés dans la dépendance. L’ensemble des services proposés sont gérés
par la Mildeca, la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites
addictives. De fait, il est de la responsabilité éthique de l’Etat d’intervenir pour garantir à
tous ses citoyens le droit à la santé : c’est la « démocratie sanitaire », c’est-à-dire que l’Etat
doit mettre en place une administration sanitaire pour prévenir et soigner les maladies174
.
L’entretien avec Antoine Maurice, responsable d’EELV à Toulouse, permet de mettre en
lumière les fondements de la prévention, notamment l’objectif de santé publique :
172
En France, les fondations de SOS Racisme en 1984 et des Resto du Cœur en 1985 sont emblématiques de
ce nouveau contexte. 173
Drogues info service : 0 800 23 13 13. Ecoute cannabis : 0 980 980 940. 174
Albert OGIEN, « Qu'est-ce qu'un problème de santé publique ? » in FAUGERON Claude, KOKOREFF
Michel, Société avec drogues. Enjeux et limites, Paris : ERES, 2002, p. 243
76
« Les écologistes militent en faveur d’une approche globale de santé publique, fondée sur
l’évaluation scientifique des politiques de réduction des risques, soucieuse des droits de
l’individu et de la promotion de sa santé. (…) Nous soutenons la mise en place d’une véritable
politique d’accompagnement médico-social pour les personnes en situation de dépendance, le
développement de programmes de prévention efficaces et disposant de moyens conséquents,
permettant d’offrir des alternatives crédibles à l’usage des drogues légales et illégales. Les
mesures répressives doivent être renforcées et concentrées uniquement sur les organisations
criminelles. »
Ce qui semble intéressant, c’est qu’on note une complémentarité de la politique
préventive au côté de la politique répressive. Si la dernière est tournée vers la lutte du trafic
illégal par les organisations criminelles, la prévention a pour objectif de se concentrer sur
le consommateur qui est considéré comme un malade et non comme un délinquant. La
prévention consiste alors à s’appuyer sur des programmes médico-sociaux en vue de
prévenir une première consommation (information des risques) mais aussi aider le
consommateur à sortir de sa dépendance. Contrairement à la politique répressive,
l’ambition n’est plus de punir l’usager mais de l’accompagner, de l’aider à sortir d’une
consommation régulière dangereuse. D’ailleurs, il est à noter que la loi française inscrit les
sanctions aux consommateurs de drogues dans le Code de la santé publique, alors que la
classification des drogues et les peines applicables aux trafiquants sont inscrites dans le
Code pénal175
. Cela permet de souligner le fait que les problématiques ne sont pas les
mêmes pour la lutte contre les usagers et les trafiquants.
La politique préventive ne relève pas seulement du ressort de l’Etat. En effet, les
domaines d’intervention ne sont pas toujours évidents à définir dans le sens où ils peuvent
être synonymes d’ingérence dans la vie privée. Par exemple, la loi peut-elle obligée un
usager à se soigner dans un centre si celui-ci n’en a pas envie ? C’est pourquoi des
associations viennent compléter en parallèle l’action étatique en matière de prévention,
celles-ci relèvent alors de la dimension privée et il revient aux individus le choix de les
rejoindre ou non176
.
De plus en plus, l’aspect social tend à prendre le dessus sur la répression. C’est
notamment ce que mettent en avant les stages de sensibilisation obligatoires sur les dangers
de la drogue mentionnés précédemment. Surtout, il est à noter l’existence d’une loi
175
Voir page 73 176
Albert OGIEN, « Qu'est-ce qu'un problème de santé publique ? », p. 227
77
progressiste dans le Code de la santé publique : si un toxicomane décide de se soigner,
l’Etat ferme les yeux sur ses actes passés pour l’aider à surmonter sa dépendance177.
« Article L3414-1. Les toxicomanes qui se présentent spontanément dans un dispensaire ou
dans un établissement de santé, afin d'y être traités, ne sont pas soumis aux dispositions
indiquées aux chapitres II et III du présent titre. Ils peuvent, s'ils le demandent expressément,
bénéficier de l'anonymat au moment de l'admission. Cet anonymat ne peut être levé que pour
des causes autres que la répression de l'usage illicite de stupéfiants. »
***
En résumé, la répression et la prévention sont les deux modes d’intervention
complémentaires pour lutter contre le trafic et l’usage de drogues. Cependant, ces
politiques présentent un coût important pour la société : coûts d’application de la loi
(forces de l’ordre, justice) pour la politique de répression, dépenses de prévention et de
soins pour la politique sociale. A cela, il faut ajouter des conséquences perverses liées à la
consommation des drogues, par exemple les accidents de la route ou les licenciements qui
contribuent non seulement à réduire les recettes (perte de prélèvements obligatoires) mais
aussi à augmenter les dépenses (allocations précarité et chômage)178
.
On parle de coût social de la drogue pour qualifier le montant des richesses
annuellement produites qui est gaspillé du fait de la drogue. Au début des années 2000,
celui-ci était évalué à 1,4% du PIB179
. Autrement dit, il s’agit d’une politique qui coûte
chère, cela d’autant plus que les objectifs de santé publique (réduction du trafic et de la
consommation) ne sont pas atteints ; c’est comme si les politiques de lutte contre les
drogues, en particulier la politique répressive, se révélaient inefficaces voire carrément
contre-productives. Devant ce constat, certains pays se sont tournés vers de nouvelles
solutions que sont la décriminalisation et la légalisation. Ces dernières années, il est apparu
l’idée que le meilleur moyen de contrôler le trafic et l’usage des drogues serait de les
autoriser.
177
Légifrance, Code de la santé publique, article L3414-1 178
Pierre KOPP, « Les analyses formelles des marchés de la drogue », op. cit., p. 570 179
Pierre KOPP, Economie de la drogue, op. cit., p. 69
78
Chapitre 4. La libéralisation des drogues
comme nouveau paradigme de la lutte
contre les entreprises criminelles
Nous l’avons vu au début de cette seconde partie, la légalisation du cannabis est au
cœur du débat politique. Alors qu’une vingtaine de pays dans le monde autorisent déjà le
cannabis médical et que les Pays-Bas tolèrent la consommation de marijuana depuis
quarante ans dans les coffee shops (1976), on assiste surtout à de nouvelles législations
progressistes en Uruguay et dans certains Etats américains (Colorado, Washington, Alaska,
Oregon, Washington D.C.). Ces dernier cas sont particulièrement intéressants car on ne se
situe plus seulement dans la légalisation d’un usage thérapeutique mais bien d’un usage
récréatif : dans ces régions, les personnes peuvent désormais fumer de la marijuana comme
ils consomment de l’alcool, librement et avec modération.
On assiste aujourd’hui à un changement de paradigme, pas tant dans les objectifs que
dans les moyens qui sont utilisés. En effet, l’objectif principal reste toujours le même, il est
celui de la santé publique. Les stupéfiants et psychotropes sont toujours considérés comme
dangereux, néanmoins on considère désormais que le meilleur moyen de contrôler leur
usage est de les autoriser. Au côté de la répression et de la prévention qui continuent à
persister, on retrouve ainsi un troisième outil, la libéralisation des drogues. Celle-ci peut
s’exprimer à travers plusieurs degrés, la légalisation bien sûr mais aussi la
décriminalisation ou la régulation dans des endroits spécifiques (coffee shop, clubs sociaux
cannabiques, zones franches, salles de shoot). Le sentiment d’une « guerre perdue contre la
drogue » face à l’inefficacité de la politique répressive depuis des décennies (I) a conduit
les politiques à rechercher de nouvelles solutions progressistes au prisme de la prévention ;
c’est légaliser pour mieux contrôler (II).
79
I. De l’inefficacité de la politique répressive : la guerre perdue contre
la drogue
C’est une idée que l’on retrouve dans de nombreux ouvrages et articles scientifiques :
la guerre contre la drogue serait perdue depuis longtemps. A ce titre, la dernière phrase du
Lieutenant du DOS lors de l’entretien résume parfaitement la situation : « De toute façon,
tu coupes une tête, derrière quelqu’un revient. C’est un cercle vicieux, ça ne peut pas
s’arrêter ». Ce sentiment, on le retrouve également dans la série The Wire. Dans le tout
premier épisode, il est expliqué qu’on ne devrait même pas parler de « guerre contre la
drogue ». Pourquoi ? Parce que les guerres commencent et se terminent, or la lutte contre
la drogue est perpétuelle180.
“You can't even call this shit a war [on drugs].”
“Why not?”
“Wars end.”
A l’heure actuelle, seulement 10% des drogues sont saisies par la police. Autrement
dit, cela signifie que 90% des substances sont en circulation libre ce qui permet de
souligner l’échec de la politique répressive181
. La guerre contre la drogue semble perdue
d’avance pour une raison simple : le trafic de drogue est enraciné dans la société, que ce
soit du point de la consommation (1) ou du trafic (2).
1. La drogue est un phénomène social
En mai 2014, Le Monde publiait un article reprenant une série de témoignages de
consommateurs de drogues, intitulé « Je vais chercher mon herbe comme j’irais acheter ma
baguette de pain »182
. La consommation de substances illicites est une réalité, bien qu’elle
soit interdite et poursuivie pénalement dans les sociétés modernes. Aujourd’hui, fumer un
joint est devenu un acte banal dans toutes les couches de la société ; dans une moindre
180
The Wire, saison 1, épisode 1, « The Target » (HBO, 2002) 181
Libération, « La prohibition ne fonctionne pas : 90% des drogues circulent sans problème », 20 janvier
2011, questions-réponses avec Michel Henry 182
Le Monde, « Je vais chercher mon herbe comme j'irais acheter ma baguette de pain », 11 mai 2014, par
Nicolas Bastuck, Laetitia Clavreul et Luc Leroux
80
mesure, avaler une pilule d’ecstasy ou sniffer de la cocaïne se développe également dans
une partie de la société. Plus qu’une banalisation, on pourrait même parler de
démocratisation dans le sens où la consommation n’est plus le fait des musiciens de jazz
décrits par Howard Becker183
ou d’autres milieux fermés (marginaux, milieu artistique,
industrie du spectacle). Désormais, les usagers de la drogue représentent une grande
diversité de catégories sociales184
.
Ce constat est particulièrement vrai pour les drogues douces comme le cannabis.
Comme le montre le tableau ci-dessous, le cannabis est une sorte de drogue intermédiaire,
moins consommée que les drogues classiques (alcool, tabac) mais beaucoup plus populaire
que les psychotropes. En 2013, 13,4 millions de français avait déjà essayé le cannabis, soit
un cinquième de la population. Cette statistique devrait largement progresser avec le
renouvellement générationnel : 41,5% des jeunes de 17 ans ont expérimenté le cannabis et
6,5% sont des fumeurs réguliers185
. Dès lors, le cannabis est un phénomène social tant sa
consommation s’est diffusée à l’intérieur de la population, y compris chez les plus jeunes.
Alcool
Tabac
Cannabis
Cocaïne
Ecstasy
Héroïne
Expérimentateurs
44,4 M 35,5 M 13,4 M 1,5 M 1,1 M 500 000
… dont usagers
dans l’année 41,3 M 15,8 M 3,8 M 400 000 150 000 //
… dont usagers
réguliers 5 M 13,4 M 550 000 // // //
Tableau 5. La consommation de substances psychoactives
en France métropolitaine parmi les 11-75 ans (2013)186
De leur côté, les autres stupéfiants – poppers, cocaïne, champignons hallucinogènes,
ecstasy, solvants, LSD, amphétamine, héroïne – font encore l’objet d’un marché de niche
par rapport au cannabis. Leur expérimentation reste assez faible dans la société puisqu’elle
est toujours inférieure à 5% de la population. L’usage au moins une fois dans l’année est
encore plus rare puisqu’il se situe en-dessous de 1% pour les différentes substances
psychoactives citées. On tombe même à 0,2% de consommation annuelle pour des
substances particulièrement dangereuses comme l’héroïne ou les amphétamines187
.
183
Howard S. BECKER, Outsiders, op. cit. 184
Michel KOKOREFF, La drogue est-elle un problème ?, p. 23 185
OFDT, « Drogues, chiffres clés. 5ème édition », op. cit. 186
Ibid. 187
Ibid.
81
Lorsque l’on parle de démocratisation et de fait social, il est donc principalement fait
référence au cannabis.
Comme le souligne justement Michel Kokoreff, « dès lors que l’usage de drogues
illicites devient un phénomène social de masse, on ne peut plus se contenter de penser en
termes de pathologie, de déviances ou de désordres »188
. La consommation du cannabis est
une réalité profondément ancrée dans la société. On ne peut plus continuer à mener une
politique répressive qui punit les usagers de cannabis (peine d’un an de prison théorique)
tellement sa consommation est importante dans la société. Kokoreff parle d’une triple
hypocrisie : sociale, pénale et sanitaire189
.
L’hypocrisie sociale, nous venons juste d’en parler : le cannabis constitue une
consommation de masse dans la société. Comme l’explique Antoine Maurice, responsable
EELV à Toulouse qui s’appuie probablement sur les mêmes chiffres de l’OFDT, le nombre
de consommateurs de cannabis à titre expérimental a été multiplié par plus de 100 depuis
1970, et ce malgré une politique répressive élargie : « Un des paradoxes des lois
prohibitionnistes est que moins elles parviennent à enrayer la progression de la demande,
plus elles sont défendues par ceux et celles qui ont été convaincus qu’elles protégeraient
les populations les plus vulnérables ». La consommation est une réalité dans la société
avec plus de 13 millions d’usagers, dont 1,5 millions de réguliers (500 000 personnes
quotidiennement)190
.
Concernant l’hypocrisie sanitaire, cela signifie que les stupéfiants ne sont pas plus
dangereux que l’alcool ou la cigarette. En fait, en analysant les chiffres en profondeur, on
se rend compte que cette drogue est indiscutablement moins dangereuse : le tabac est
responsable de 50 000 morts par an, l’alcool 70 000 morts et les stupéfiants moins de 800
morts. « Pendant quarante ans l'approche prohibitionniste a conforté les attitudes
discriminatoires entre usagers de produits illicites et usagers de produits licites (alcool,
tabac, médicaments psychotropes) » souligne Antoine Maurice.
188
Michel KOKOREFF, La drogue est-elle un problème ?, p. 47 189
Ibid., p. 219 190
Voir annexe 3
82
Décès par an
Remarques
Alcool 49 048191
Causes principales : cancers de l’appareil digestif,
maladies cardiovasculaires
Tabac 73 000192
Causes principales : cancers (principalement du
poumon), maladies cardiovasculaires et respiratoires
Stupéfiants
env. 800193
60 fois moins que l’alcool, 90 fois moins que le tabac
… dont
cannabis 170 à 190
Causes principales : accidents de la route (le risque
est multiplié par 2, voire par 14 si polyconsommation
avec de l’alcool)
… dont
opiacés env. 600
Causes principales : surdoses (392), VIH/Sida (75),
hépatites B et C (une centaine de cas)
Tableau 6. Mortalité comparative de l’alcool, du tabac et des stupéfiants en France
En outre, concernant le cannabis, les 170 à 190 décès par an liés à cette drogue
seraient évitables en jouant davantage sur la prévention puisqu’ils sont tous imputables à
des accidents de la route. En effet, contrairement aux opiacés, la marijuana ne provoque
pas d’intoxication (surdoses) et son mode de consommation (fumer un joint) n’entraîne pas
la transmission de maladies sanguines comme c’est le cas du sniff ou des injections par
seringue. Au final, le cannabis fait beaucoup moins de morts que le tabac et l’alcool. Si
cette position est largement relayée depuis plusieurs années par le milieu universitaire,
l’idée commence également à germer chez les hommes politiques. En janvier 2014, au
moment de la légalisation au Colorado, le président américain Barack Obama déclarait que
le cannabis n’était pas plus dangereux que l’alcool ou le tabac, il avouait même avoir
consommé des joints lorsqu’il était adolescent194
:
“As has been well documented, I smoked pot as a kid, and I view it as a bad habit and a
vice, not very different from the cigarettes that I smoked as a young person up through a
big chunk of my adult life. I don't think it is more dangerous than alcohol in terms of its
impact on the individual consumer.”
On retrouve donc une double hypocrisie à la fois sociale et sanitaire. Il reste à voir le
troisième type identifié par Michel Kokoreff, l’hypocrisie pénale.
191
OFDT, « Drogues et addictions, données essentielles », op. cit., p. 93 (données : 2009) 192
Ibid., p. 101 (données : 2004) 193
Ibid., p. 105 (données : 2010) 194
Reuters, « Obama: pot 'a vice' but no more dangerous than alcohol », 19 janvier 2014
83
2. Guerre des gangs et hyper criminalité, l’exemple du Mexique
Nous venons de le voir, la politique répressive est inefficace. Les drogues font l’objet
d’une consommation de masse dans les sociétés face à laquelle il est difficile de lutter
(hypocrisie sociale) et elles ne sont pas si dangereuses pour les consommateurs (hypocrisie
sanitaire). En allant plus loin, on pourrait dire que la politique répressive n’est pas
seulement inefficace, elle est aussi contre-productive : c’est l’hypocrisie pénale. Le cas du
Mexique est particulièrement évocateur pour illustrer ces propos.
70 000. C’est le nombre de morts liés au trafic de drogue au Mexique en seulement six
années, entre 2007 et 2012195
. Pourtant, cette période correspond à l’une des politiques
répressives les plus importantes de l’histoire du narcotrafic. Elu en décembre 2006
président du Mexique, Felipe Calderón a fait de la lutte contre les narcotrafiquants la
priorité dès son élection au nom de la sécurité nationale. Aidé financièrement par les Etats-
Unis dans le cadre de l’initiative Mérida196
, le nouveau président mexicain en a profité
pour fortement accentuer la politique anticriminelle commencée par son prédécesseur
Vicente Fox. A la fin de son mandat, Felipe Calderón aura mobilisé plus de 400 000
policiers et 50 000 militaires sur tout le territoire pour lutter contre le narcotrafic. Cette
stratégie offensive a permis des saisies et des arrestations record. Il est possible de citer
quelques chiffres impressionnants : 400 millions de dollars saisis, 6 500 tonnes de
cannabis, 100 tonnes de cocaïne, 950 kilos d’héroïne, 7 000 armes et 90 000 arrestations. A
cela, il faut ajouter la purge massive des services administratifs avec les renvois d’officiers
de police et de responsables politiques suspectés de corruption197
.
Toutefois, dans la réalité, le bilan n’est pas aussi positif que les chiffres précédents le
laisse paraître. En effet, la politique anticriminelle s’est traduite par un renforcement des
tensions entre cartels et autorités. Les affrontements entre l’armée et les cartels ont ainsi
conduit à cette statistique effrayante de 70 000 morts en six ans. Cela en fait tout
simplement le conflit le plus meurtrier dans le monde sur cette période198
. Malgré certains
succès indéniables, le cas mexicain témoigne de l’échec de la politique répressive.
195
Le Monde, « Mexique, la spirale de la barbarie », 23 août 2012 196
L’Initiative Mérida est une aide financière lancée en octobre 2007 par les Etats-Unis pour lutter contre les
cartels de la drogue au Mexique en Amérique latine. Le Mexique a récupéré 40% des fonds, soit 1,3 milliards
de dollars. 197
Agathe PIQUET, Les politiques répressives face aux systèmes criminels transnationaux. L’exemple de
l’Amérique latine, op. cit., p. 151 198
Kevin CHALTON, La narco-criminalité au Mexique, Paris : Editions du Cygnes, 2013, p. 39
84
Comment se fait-il que la politique aux moyens exceptionnels de Felipe Calderón n’ait pas
permis de mettre fin au trafic de stupéfiants au Mexique ? Toute simplement, parce que la
guerre était perdue d’avance.
En premier lieu, il convient de revenir sur la position géostratégique du Mexique.
Comme nous l’avons vu précédemment au cours de ce mémoire, le pays est une véritable
plaque tournante de la drogue. D’une part, il s’agit d’un pays producteur de drogues en
raison de son climat favorable, le Mexique bénéficie d’un savoir-faire reconnu pour la
marijuana, le pavot (héroïne) et les métamphétamines. D’autre part, c’est aussi un pays de
transit de la cocaïne de la zone andine (Bolivie, Colombie, Pérou) vers les Etats-Unis. Au
total, 90% des drogues en circulation aux Etats-Unis, premier consommateur mondial, sont
produites ou acheminées via le Mexique199
. Il n’y a qu’à regarder les deux cartes en
annexes répertoriant l’ensemble des laboratoires, des villes de transit ainsi que les routes
commerciales terrestres, aériennes et maritimes pour comprendre que le pays est gangréné
par le trafic de drogue200
. Répartis sur l’ensemble du territoire mexicain, les cartels de la
drogue se livrent alors une guerre féroce pour la conquête du marché américain ; il en
résulte une hyper criminalité (violence, meurtres) et une corruption maximale dans toutes
les sphères de la société – fonctionnaires, policiers, militaires, Etat, justice201
. En fait, les
cartels se disputent le marché illégal de la drogue avec des méthodes tout aussi illégitimes.
Le cartel de Juarez, porte d’entrée vers les Etats-Unis, constitue un exemple
intéressant. Ciudad Juarez est tout simplement devenu la capitale mondiale du crime. En
2008, le taux d’homicide était de 130 morts pour 100 000 habitants, soit 3 000 morts par
an. A titre de comparaison, une ville comme Bagdad était trois fois moins violente à la
même époque (40 morts pour 100 000 habitants). Ce qui est incroyable, c’est que la ville
de Juarez est voisine à celle d’El Paso au Texas, juste de l’autre côté de la frontière et du
Rio Bravo, qui a été élue ville la plus sûre des Etats-Unis deux années consécutives en
2010 et 2011. En fait, la violence est tellement concentrée à Juarez et les cartels ne voulant
surtout pas attirer l’attention du gouvernement américain, El Paso s’en retrouve être une
ville totalement sûre alors qu’elle est jumelle à la capitale mondiale du crime202
.
199
Le Monde, « Les tentaculaires cartels mexicains », 5 novembre 2013, par Frédéric Saliba 200
Voir annexe 8 201
Alain LABROUSSE, Dictionnaire géopolitique des drogues. La drogue dans 134 pays : productions,
trafics, conflits, usages, Bruxelles : De Boeck, 2003, p. 439 202
Le Monde, « Cartels mexicains : le jeu trouble des autorités », 30 mars 2012, par Rémy Ourdan
85
Cela montre à quel point il est difficile de lutter contre la criminalité. La politique
répressive de Calderón, en mobilisant jusqu’à 400 000 policiers et 50 000 militaires sur
l’ensemble du territoire, s’est prouvée totalement contre-productive en renforçant les
tensions avec les cartels en en conduisant à faire plus de 70 000 morts en six ans. Elle est
aussi très hypocrite dans le sens où personne n’a intérêt à ce que le Mexique ne mette fin
au narcotrafic. C’est en tout cas ce que confiait Nicolas Foucras, enseignant-chercheur au
TEC de Monterrey203
: « On ne peut pas lutter contre les cartels. D’abord parce qu’ils sont
trop importants, ensuite parce que le gouvernement mexicain ne le souhaite pas ». Nicolas
Foucras précisait que les activités générées par les narcotrafiquants représenteraient 20 à
30 milliards de dollars, dont une partie conséquente est utilisée pour le financement des
partis politiques mexicains et des campagnes électorales du voisin américain.
De son côté, Jean-François Boyer parle de « guerre perdue contre la drogue » dans son
ouvrage éponyme pour souligner cette hypocrisie de l’Etat mexicain204
. Boyer s’appuie
notamment sur un rapport des renseignements militaires mexicains (CIAN), daté du 2
septembre 1995 et signé par le général ministre de la Défense nationale. Celui-ci révèle un
accord inédit entre l’Etat mexicain et les cartels, les deux parties s’engageant à investir les
revenus de la drogue dans l’économie nationale alors en pleine restructuration dans le
contexte de l’entrée du Mexique en 1994 dans l’Alena, la zone de libre-échange nord-
américaine205
. En contrepartie, la police et l’armée du « narco-Etat » fermaient les yeux ;
les deux parties s’engageaient également à la non violence et à d’éventuelles arrestations
occasionnelles pour satisfaire les Etats-Unis206
. Si la recrudescence des violences montre
que l’accord n’a pas été pleinement respecté au tournant des années 2000 et l’arrivée au
pouvoir de Vincente Fox, cela explique malgré tout aujourd’hui l’implantation tentaculaire
des cartels de la drogue au Mexique.
Voilà ce que l’on pouvait dire pour résumer le cas mexicain. Autres exemples
intéressants, on aurait tout aussi bien pu parler de la Colombie ou même de la ville de
Marseille pour le cas européen. Cette dernière fait régulièrement la une de l’actualité
203
Echanges informels avec Nicolas Foucras à la suite d’une conférence sur l’émergence en Amérique latine,
organisée à l’Institut d’études politiques de Toulouse en avril 2014 204
Jean-François BOYER, La guerre perdue contre la drogue, Paris : La Découverte, 2001, 349 pages 205
Dans ce contexte de transition vers une économie libérale, les Etats-Unis et le Canada imposaient au
Mexique toute une série de mesures coûteuses : décollectivisation des terres, privatisation des entreprises
nationales, etc. 206
Jean-François BOYER, La guerre perdue contre la drogue, op. cit., pp. 102-118
86
française pour ses multiples règlements de compte (plus d’une centaine depuis 2010207
) et
montre que la criminalité n’est pas seulement le fait des pays en développement. En fin de
compte, on retient ici l’échec de la politique répressive, qualifiée de war on drugs dans les
pays anglophones : la guerre à la drogue n’empêche pas le trafic ni la consommation
massive, tandis qu’elle amplifie les risques sociaux et sanitaires (transmission de maladies,
hyper criminalité) et coûte des milliards à la société. Devant ce constat, le milieu
universitaire et les politiques ont réfléchi ces dernières années à de nouveaux instruments.
De manière paradoxale, la libéralisation apparaît aujourd’hui comme le meilleur moyen
pour contrôler la consommation et le trafic des drogues.
II. La libéralisation des drogues et la nouvelle priorité donnée à la prévention
Face à l’échec de la politique répressive, que faire ? En 2009, trois anciens présidents
de pays en Amérique latine, Fernando Henrique Cardoso (Brésil, 1995-2003), César
Gaviria (Colombie, 1990-1994) et Ernesto Zedillo (Mexique, 1994-2000), ont écrit un
plaidoyer dans le Wall Street Journal pour proposer de nouvelles solutions208
:
“The war on drugs has failed. And it's high time to replace an ineffective strategy with
more humane and efficient drug policies. (…)
Prohibitionist policies based on eradication, interdiction and criminalization of
consumption simply haven't worked. Violence and the organized crime associated with the
narcotics trade remain critical problems in our countries. (…)
In this spirit, we propose a paradigm shift in drug policies based on three guiding
principles: reduce the harm caused by drugs, decrease drug consumption through
education, and aggressively combat organized crime. To translate this new paradigm into
action we must start by changing the status of addicts from drug buyers in the illegal
market to patients cared for by the public-health system.
We also propose the careful evaluation, from a public-health standpoint, of the possibility
of decriminalizing the possession of cannabis for personal use. Cannabis is by far the most
widely used drug in Latin America, and we acknowledge that its consumption has an
adverse impact on health. But the available empirical evidence shows that the hazards
caused by cannabis are similar to the harm caused by alcohol or tobacco.”
207
La Provence, « Règlements de compte à Marseille » (carte interactive), dernière consultation en mai 2015 208
The Wall Street Journal, « The war on drug is a failure », 23 février 2009, par Fernando H. Cardoso,
César Gaviria et Ernesto Zedillo
87
Le constat que tirent les trois anciens présidents est simple : la guerre contre la drogue
est un échec. Cette analyse est basée sur le regard depuis trente ans de la politique
répressive en Colombie et au Mexique, comme nous l’avons vu précédemment pour ce
dernier cas. C’est pourquoi ils proposent un changement de paradigme dans la lutte contre
les drogues en s’attaquant aux origines du problème, la consommation. Plutôt que de
regarder les consommateurs comme des criminels, les anciens dirigeants sud-américains
expliquent qu’il faut les considérer comme un problème de santé publique. Autrement dit,
cela ne sert à rien de les arrêter ou de les enfermer en prison mais qu’il faut davantage les
encourager à la réduction de leur propre consommation. F. H. Cardoso, C. Gaviria et E.
Zedillo appellent explicitement à l’abandon de la politique anticriminelle vis-à-vis des
consommateurs au profit d’une politique préventive fondée sur la décriminalisation du
cannabis. Depuis quelques années, la libéralisation des drogues apparaît comme un nouvel
instrument pour mieux contrôler leur circulation et leur consommation. Dans ce nouveau
modèle, la prévention l’emporte sur la répression même si une politique agressive doit
évidemment continuer à être menée en parallèle contre les organisations criminelles – mais
elle n’est plus la priorité.
1. Décriminalisation, réglementation, légalisation : les nouveaux instruments
de lutte contre les drogues
Quand on parle de libéralisation des drogues, il est souvent question des drogues
douces, à savoir le cannabis/marijuana. Nous renvoyons ici au tableau présenté
précédemment sur la mortalité des drogues209
: le cannabis est moins dangereux que les
drogues majeures telles que la cocaïne, l’héroïne ou l’ecstasy dans le sens où sa
consommation ne provoque pas d’overdose ou de transmission sanguine de maladies (VIH,
hépatites). Toutefois, le cannabis n’est pas la seule drogue à faire actuellement l’objet d’un
débat et les exemples étrangers témoignent du succès de la décriminalisation et de la
réglementation de toutes les drogues.
Quels sont alors les outils pour la libéralisation les drogues ? Les solutions alternatives
sont largement détaillées dans de nombreux ouvrages et articles scientifiques. Aujourd’hui,
209
Voir page 82
88
si la législation française en matière de lutte contre les drogues est l’une des plus dures en
Europe, d’autres pays se sont tournés vers la libéralisation tandis que la France continuait à
renforcer les lois répressives, en particulier sous la présidence de Nicolas Sarkozy et la
« tolérance zéro » à partir 2007. Lorsque l’on regarde les exemples étrangers, on observe
que plusieurs degrés existent dans la libéralisation de l’usage récréatif210
: certains pays ont
dépénalisé les drogues douces et dures, d’autres ont régularisé le commerce dans des
endroits spécifiques (coffee shop, clubs sociaux, salles de shoot), enfin des pays comme
l’Uruguay et les Etats-Unis se tournent vers la légalisation. Nous allons revenir sur ces
nouvelles solutions qui se substituent de plus en plus aux politiques répressives dans les
pays occidentaux et d’Amérique latine.
a. La décriminalisation ou dépénalisation
La décriminalisation signifie que les offenses liées à la consommation de drogue ne
sont plus poursuivies au pénal, c’est pour cela qu’on parle aussi de dépénalisation. Pour
autant, cela ne veut pas dire que les drogues sont légales dans la société. Par exemple,
lorsqu’une personne est prise avec une quantité raisonnable pour sa consommation
personnelle (les quantités varient selon les drogues et les pays), elle ne fait pas l’objet
d’une arrestation ou d’une peine de prison. Si quelques pays comme la Belgique et les
Pays-Bas ont entièrement décriminalisés, c’est-à-dire que les consommateurs ne font
l’objet d’aucune sanction, la plupart continuent à appliquer des sanctions légères
(amendes) non plus pour punir mais pour décourager la consommation211
. En 2012, on
retrouvait la décriminalisation dans 21 pays : Argentine, Arménie, Belgique, Brésil, Chili,
Colombie, République Tchèque, Estonie, Allemagne, Italie, Mexique, Pays-Bas, Paraguay,
Pérou, Pologne, Portugal, Russie, Espagne, Uruguay ainsi que l’Australie et les Etats-Unis
dans certains Etats212
.
Dans cette liste, le Portugal est probablement l’un des meilleurs exemples de réussite.
En 2001, il est devenu le premier pays européen à décriminaliser la consommation
210
Anne COPPEL, Olivier DOUBRE, Drogue : sortir de l’impasse. Expérimenter des alternatives crédibles à
la prohibition, Paris : La Découverte, 2012, pp. 139-202 (Chapitre 5 : Ce que nous savons), pp. 225-268
(Chapitre 8 : Ce que nous voulons) 211
The Economist, « The difference between legalisation and decriminalisation », 18 juin 2014 212
Release, « A Quiet Revolution: Drug Decriminalisation Policies in Practice Across the Globe », juillet
2012, p. 4
89
personnelle pour toutes les drogues, douces et dures. Ce système repose notamment sur
deux volets principaux213
:
- En premier lieu, on trouve un volet préventif reposant sur des investissements
massifs pour la prévention des risques liés à la consommation : campagnes de
sensibilisation dans les écoles, multiplication des centres d’accueil pour
toxicomanes (qui fournit notamment des seringues propres), création d’unités de
santé mobile, programme de prescriptions, etc. ;
- Ensuite, la politique préventive est accompagnée d’un volet répressif fondé sur des
sanctions mineures. Par exemple, on note la mise en place de limites de
consommation : 25 grammes pour le cannabis, 1 gramme pour la MDMA/ecstasy,
2 grammes pour la cocaïne, 1 gramme pour l’héroïne, etc. En dessous de cette
limite, les usagers font l’objet d’un simple rappel à la loi, parfois d’une amende (de
25 et 150 euros selon les substances) voire d’un retrait de permis si nécessaire. Ce
n’est qu’au dessus de la limite de consommation que l’acte est considéré comme
grave, par conséquent passible de poursuites pénales. Dans chacun des 18 districts
du Portugal, une commission de dissuasion, la Comissões para a Dissuasão da
Toxicodependência (CDT), est chargée d’appliquer les sanctions.
Cette politique s’est traduite par un véritable succès en termes de santé publique.
Après dix ans, la consommation de drogues a stagné dans la société et la consommation a
même décliné chez les plus jeunes grâce à une meilleure prévention. Pour la tranche d’âge
15-24 ans, la consommation de cannabis est aujourd’hui l’une des plus faibles d’Europe.
En outre, le nombre d’usagers problématiques des drogues a été réduit de moitié entre le
début des années 1990 et 2012 pour s’établir à 50 000 personnes. Cela a eu un effet
bénéfique sur la transmission de maladies, les cas de VIH ont été divisé par trois (de 907
en 2000 à 267 en 2008) et ceux du Sida par quatre (de 505 à 108 sur la même période)214
.
Si ces données sont toujours élevées par rapport aux standards internationaux, il faut dire
que le Portugal partait de très loin. Il s’agit d’une large réussite en matière de santé
publique, cela d’autant plus que le nombre de délits et d’incarcération sont trois fois moins
importants depuis la décriminalisation en 2001215
.
213
Cato Institute, « Drug Decriminalization in Portugal: Lessons for Creating Fair and Successful Drug
Policies », 2009, pp. 3-6 214
Release, « A Quiet Revolution: Drug Decriminalisation Policies in Practice Across the Globe », op. cit.,
p. 28 215
Ibid., p. 29
90
Au final, la politique de décriminalisation des drogues, actuellement présente dans une
vingtaine de pays dans le monde, est une première étape efficace vers la libéralisation et
témoigne du changement de paradigme en insistant davantage sur la prévention que sur le
volet répressif.
b. La régulation
La régulation des drogues constitue une nouvelle étape dans la libéralisation. Elle va
plus loin que la dépénalisation puisqu’elle ne se contente pas de « fermer les yeux » devant
la consommation personnelle mais l’autorise officiellement dans des endroits spécifiques et
réglementés. Dans ce système, on se rapproche progressivement d’une légalisation, à la
différence près que la consommation n’est pas autorisée n’importe où dans le pays. Trois
exemples sont intéressants ici pour présenter la régulation des drogues, les Pays-Bas et
l’Espagne pour le cannabis ainsi que la Suisse pour l’héroïne.
Aux Pays-Bas et en Espagne, on retrouve des lieux spécifiques dans lesquels il est
possible de fumer de la marijuana sans encourir la moindre sanction. Ce sont les coffee
shop et les clubs sociaux cannabiques.
Concernant les Pays-Bas, il s’agit d’un pays pionner en matière de décriminalisation
puisque la consommation est officiellement tolérée depuis 1976 dans les coffee shop. Il
s’agit de magasins spécialisés qui autorisent la consommation de cannabis et fonctionnent
sur le même modèle qu’un bar avec une carte des produits disponibles, des serveurs
professionnels. La consommation dans ces endroits est encadrée par des règles strictes :
avoir 18 ans, pas de drogues dures (uniquement le cannabis) et un maximum de 5 grammes
par jour et par personne. Aujourd’hui, un quart des villes hollandaises accueillent au moins
un coffee shop216
.
De son coté, l’Espagne fait également office de pays novateur puisque la
décriminalisation est officielle depuis 1982, reconnue même avant les Pays-Bas par la
Cour Suprême dès 1974. Néanmoins, l’apparition d’endroits spécifiques est beaucoup plus
récente. Au tournant des années 2000, il s’est développé tout une série de clubs, les
Asociacion de consumidores de cannabis. Ce sont des associations à but non lucratif qui
gèrent la production de cannabis et proposent la consommation à leurs membres, un peu
216
Ibid., p. 25
91
comme une sorte de jardin communautaire. A l’heure actuelle, il existe environ 300 clubs
sociaux cannabiques en Espagne ouverts aux personnes majeures217
.
En Suisse, on retrouve un système plus original qui permet de mettre en évidence que
la libéralisation des drogues ne concerne pas seulement les drogues douces. Si les
helvétiques ont refusé la dépénalisation du cannabis par référendum, ils ont néanmoins
accepté à 65% la distribution médicale d’héroïne dans des salles d’injection supervisée en
2008218
. Cette politique était déjà menée dans certaines fédérations depuis le milieu des
années 1980, il s’agit désormais d’une approbation nationale devant les succès importants
au niveau des fédérations. Entre 1991 et 2007, le nombre de décès par overdose a été divisé
par trois tandis que les infections de type VIH/Sida ont baissé de 60%.
A l’origine de cette politique, on retrouve l’échec de la zone franche de Platzspitz. Le
parc de Platzspitz, surnommé « Needle-Park » (parc des aiguilles), était une scène ouverte
expérimentale à Zurich où les héroïnomanes pouvaient se droguer librement entre 1987 et
1992. L’idée initiale était de déplacer toute la consommation dans un endroit spécifique
pour ne plus avoir à perdre son temps dans la lutte contre les drogues et mieux prévenir les
risques (seringues propres, overdoses). Dans la réalité, cette zone franche s’est traduite par
un échec socio-économique avec la concentration des problèmes et la diffusion perverse de
l’image d’un « paradis » pour se shooter librement chez les usagers problématiques de
drogues. C’est à la suite de cet échec que ce sont développés les dispositifs médicaux
encadrés en Suisse219
.
Les salles de shoot, ou salles de consommation à moindre risque (SCMR) dans le
milieu médical, constituent des structures d’accueil performantes qui offrent la possibilité à
des usagers dépendants de consommer dans de meilleures conditions (éviter les overdoses
ou la transmission du VIH, des hépatites). Ces structures ne sont en aucun cas des lieux de
défonce libre où la société fermerait les yeux ; la distribution médicale d’héroïne est
réservée aux toxicomanes qui ont échoué à plusieurs reprises dans les thérapies de sevrage
classique, soit environ 1 300 personnes en Suisse220
. Le choix s’inscrit directement dans la
politique helvétique des quatre piliers en matière de lutte contre les drogues (prévention,
217
Ibid., p. 32-33 218
Le Monde, « Les Suisses avalisent par référendum la prescription d'héroïne à certains toxicomane »,
1er
décembre 2008 219
Anne COPPEL, Olivier DOUBRE, Drogues : sortir de l’impasse, op. cit., pp. 234-235. A noter que la
saison 3 de The Wire est librement inspirée du parc de Platzspitz avec le quartier fictif d’Hamsterdam ; on y
retrouve les mêmes conséquences que dans la réalité (concentration de la pauvreté, overdoses, délinquance,
violences, etc.). 220
Le Monde, « Les Suisses avalisent par référendum la prescription d'héroïne », op. cit.
92
thérapie, réduction des risques et répression). On se situe ici dans une logique transversale
qui réunit les trois premiers piliers, l’idée est d’accompagner une minorité de toxicomanes
qui n’arrivent pas à décrocher en créant du lien social et en proposant un suivi médical
avec une population marginalisée221
. Devant le succès en matière de santé publique, ces
salles supervisées se sont par la suite développées dans d’autres pays : l’Allemagne et les
Pays-Bas accueillent actuellement une vingtaine de SCMR, les salles sont aussi
expérimentées en Espagne, en Norvège, au Danemark, au Luxembourg, en Australie ou au
Canada222
.
La régulation est donc un deuxième outil pour la libéralisation des drogues. Elle
constitue une politique intéressante dans la mesure où elle montre qu’il est possible
d’organiser un marché régulé du cannabis ou même d’une drogue majeure comme
l’héroïne pour mieux atteindre les objectifs de santé publique. Comme le résume le
journaliste pro-libéralisation Michel Henry, « l’idée n’est pas de vendre du cannabis dans
les supermarchés mais de le rendre disponible uniquement dans certains endroits bien
précis, sans publicité, sans marques »223
.
c. La légalisation
Enfin, l’étape ultime de la libéralisation des drogues réside dans la légalisation, qu’il
s’agisse de la consommation ou du trafic. Nous l’avons vu au début de cette partie, la
légalisation a gagné du terrain sur le continent américain au tournant de l’année 2014, que
ce soit au niveau fédéré aux Etats-Unis ou au niveau national en Uruguay.
Il semble pertinent d’effectuer quelques rappels essentiels sur le cas uruguayen, dont
la loi sur la légalisation du cannabis a été adoptée en décembre 2013 et officiellement mis
en œuvre à partir de mai 2014224
. Celle-ci se caractérise notamment par trois mesures
principales : la prise en main par l’Etat de toute la chaîne de production, de la culture
agricole à la distribution finale ; la consommation surveillé par le Ministère de la Santé
Publique grâce à des bases de données statistiques qui répertorient les achats ;
221
Pierre CHAPPARD, Jean-Pierre COUTERON, Salle de shoot. Les salles d’injection supervisée à l’heure
du débat français, Paris : La Découverte, 2013, p. 20 222
Ibid., p. 36 223
Libération, « La prohibition ne fonctionne pas : 90% des drogues circulent sans problème », op. cit. 224
Voir page 68
93
l’autorisation d’une production domestique dans la limite de six plants par an et par
personne. Autrement dit, pour la première fois au monde, le cannabis circule librement sur
tout le territoire national. Plus que jamais, les drogues douces constituent une marchandise
comme une autre étant donné que la production (étatique et domestique), la vente et la
consommation sont pleinement autorisées en Uruguay. On avait vu dans la première partie
de ce mémoire la professionnalisation des entreprises de la drogue qui déployaient des
stratégies organisationnelles et marketing, la légalisation de l’ensemble du trafic de
cannabis – culture, transformation, transport, distribution – peut être vue comme l’étape
ultime de la professionnalisation de cette activité.
En fait, comme expliqué précédemment, la légalisation est décrite comme « la moins
mauvaise des solutions » dans des pays comme l’Uruguay ou les Etats-Unis qui se sont
heurtés dans leur histoire récente à l’échec de la guerre à la drogue225
. Devant le constat
d’inefficacité de la politique répressive et dans la continuité des politiques de
décriminalisation et de régulation, la légalisation a pour objectif de garantir la santé
publique tout en mettant fin à l’hyper criminalité des gangs et des cartels de la drogue.
D’une part, le contrôle étatique de l’ensemble de la chaîne de production permet d’assurer
l’objectif de santé publique, à la fois en proposant un produit de meilleur qualité aux
consommateurs et à travers l’instauration d’un contrôle ministériel. D’autre part, la fin de
la prohibition permet d’affaiblir considérablement l’économie parallèle, par conséquent
l’hyper criminalité des organisations illégales. De la même manière que la fin de la
Prohibition en 1933 aux Etats-Unis avait mis fin au trafic illégal d’alcool par les mafias en
quelques semaines, la légalisation du trafic de drogue remettrait en cause l’existence des
trafiquants du marché noir226
.
Cela est d’autant plus vrai que la légalisation est synonyme de nouvelles recettes
fiscales. Si le produit est légal, cela signifie qu’il fait l’objet d’une taxe sur la valeur
ajoutée (TVA) comme n’importe quelle marchandise. L’alcool et le tabac rapportent
respectivement 6 et 14 milliards d’euros, nul doute que la légalisation des drogues devrait
rapporter des sommes conséquentes. En France, compte tenu de la consommation actuelle
de cannabis, on estime les recettes entre 1,3 et 1,8 milliards d’euros selon les scénarios,
incluant les économies réalisées avec la fin de la politique répressive vis-à-vis des
225
The Economist, « Failed states and failed policies. How to stop the drug wars », 5 mars 2009 226
Michel HENRY, Drogues : Pourquoi la légalisation est inévitale, Paris : Denoël, 2011, pp. 14-15
94
consommateurs (baisse de 90% du budget répressif avec la réduction considérable des frais
de police, de justice et d’incarcération)227
. Cela représente autant d’argent qui doit être
réinvesti pour mener des campagnes de prévention.
Par exemple, au Colorado, l’achat de cannabis est taxé à 30% dans les nouveaux
magasins de distribution. Conformément à la volonté des électeurs lors du référendum de
2012 sur la légalisation, les premiers 40 millions de dollars récoltés grâce aux taxes seront
réinvestis dans l’enseignement228
. Désormais, l’argent de la drogue ne sert plus à financer
la guerre des gangs mais les écoles et les centres de prévention. On observe la mise en
place d’un cercle vertueux : la légalisation des drogues permet de multiplier les ressources
financières (entrées d’argent avec les taxes, économies avec moins de répression) qui sont
nécessaires pour financer une politique de prévention efficace. Les exemples précédents du
Portugal (décriminalisation de toutes les drogues) et de la Suisse (salles de consommation
à moindre risque) ont montré statistiquement les succès qu’il est possible d’atteindre à
travers une meilleure prévention.
Ainsi, la légalisation constitue une opportunité réelle. Ce nouvel instrument paradoxal
– lutter contre les drogues en autorisant leur production et leur consommation – est
reconnu depuis longtemps dans les champs universitaire et médical et commence
aujourd’hui à se diffuser dans la sphère politique au tournant de l’année 2014. Les cas de
l’Uruguay et de certains Etats américains nous montrent l’évolution du paradigme en
passant d’une politique principalement répressive à une nouvelle politique fondée sur la
libéralisation et la prévention. L’objectif de santé publique est toujours le même mais les
moyens changent ; c’est légaliser pour mieux contrôler.
2. La légalisation inévitable du cannabis en France, mais pour quand ?
La path dependence du politique
D’une manière générale, cette partie n’a pas pour objet de prendre parti pour ou contre
la légalisation, elle est l’observation objective d’une situation. Aujourd’hui, tout porte à
croire que l’on va évoluer vers un modèle de libéralisation des drogues en France dans les
prochaines années. Lorsque l’on regarde les quelques exemples qui ont été traités, les
227
Le Monde, « Cannabis : les bénéfices objectifs de la légalisation », 19 décembre 2014, par Laetitia Clavreul 228
Le Monde, « Au Colorado, le ‘moment historique’ des consommateurs de cannabis », op. cit.
95
Etats-Unis et l’Uruguay bien sûr mais aussi l’Espagne, les Pays-Bas, la Suisse ou le
Portugal, on observe que la libéralisation des drogues, en insistant davantage sur la
politique préventive, a permis des succès majeurs en matière de santé publique, réduisant
considérablement le nombre d’usagers problématiques de drogues et les cas de maladies
par transmission sanguine (VIH/Sida, hépatite B, hépatite C). Comme l’expliquait Pierre
Kopp dans une interview au Monde en janvier 2014 au moment de l’autorisation du
médicament Sativex en France et de la légalisation du cannabis au Colorado, les nouvelles
politiques constituent un tournant majeur dans la lutte contre les drogues et il sera sans
doute « difficile de revenir à une politique de criminalisation de la consommation du
cannabis »229
.
Dans les champs universitaire et médical français, l’idée de la libéralisation des
drogues pour mieux contrôler le trafic est très présent depuis une dizaine d’années. Les
ouvrages et articles scientifiques sur la question des drogues défendent quasi
systématiquement la libéralisation au nom de la santé publique, ils ont d’ailleurs été repris
largement au cours de ce mémoire230
. Plus récemment, des titres de presse comme Le
Monde et Libération relaient régulièrement des articles et entretiens avec des chercheurs
pro-légalisation. Le 19 décembre 2014, Le Monde publiait un éditorial, accompagné d’un
dossier complet, assumant une prise de position pour la légalisation du cannabis, un après
les légalisations en Uruguay (loi adoptée en décembre 2013) et au Colorado (janvier
2014)231
:
« A l’instar de ce qui existe pour le tabac, une légalisation contrôlée par la puissance
publique pourrait permettre de contrôler les prix – donc une bonne part de la consommation –,
de mettre en place une vraie politique de prévention, d’assécher l’essentiel du marché
clandestin, enfin, par effet ricochet, de générer des recettes fiscales. »232
Cet éditorial permet de souligner que la légalisation sort d’un cadre strictement
universitaire et médical en France pour entrer dans le débat public. Il est particulièrement
229
Le Monde, « La légalisation du cannabis, ‘un jeu gagnant-gagnant économiquement’ », 2 janvier 2014,
interview de Pierre Kopp par Laetitia Clavreul 230
Les chercheurs Anne Coppel (sociologue), Michel Kokoreff (sociologue) et Pierre Kopp (économiste)
apparaissent comme les auteurs incontournables sur la question des drogues en France. 231
Le Monde, « Cannabis : pour la légalisation » (éditorial), « Comment Etats-Unis et Europe ont évolué »,
« Pourquoi la répression n’est sans doute plus la solution », « Les bénéfices objectifs de la légalisation »,
19 décembre 2014 232
Le Monde, « Cannabis : pour la légalisation », op. cit.
96
intéressant de noter que dans ce dossier, les journalistes du Monde tirent les mêmes
conclusions précédentes, à savoir le constat d’échec de la politique répressive et la
nécessité de repenser les moyens d’action alors qu’un certain nombre de pays américains et
européens se tournent vers la libéralisation des drogues. En allant plus loin dans l’analyse,
le journal envisage trois scénarios pour la France dans les prochaines années : 1. la
dépénalisation de l’usage ; 2. la légalisation de la production, de la vente et de l’usage dans
le cadre d’un monopole public (modèle de l’Uruguay, recommandé par les économistes) ;
3. la légalisation dans un cadre concurrentiel (modèle du Colorado)233
. Pour chacun des
scénarios, le journal s’appuie sur des études scientifiques et les exemples étrangers pour
anticiper l’évolution de la consommation et l’impact budgétaire.
Si l’idée commence à se diffuser dans la société française, le politique reste encore
réticent à se tourner vers une politique de libéralisation des drogues. En effet, les
changements majeurs se heurtent souvent à la « path dependence » (sentier de dépendance)
des institutions politiques ; ces dernières sont elles-mêmes encastrées dans des matrices
d’institutions qui créent des interdépendances et limitent la vitesse du changement
institutionnel234
. Par exemple, la France ayant fait le choix de se tourner vers le tout-
répressif en 2007 avec l’élection de Nicolas Sarkozy alors que les autres pays occidentaux
exploraient de nouvelles solutions (dépénalisation), il est difficile aujourd’hui d’effectuer
un retour en arrière radical. L’entretien avec Antoine Maurice rappelle qu’Europe Ecologie
Les Verts (EELV) est aujourd’hui le seul parti majeur du paysage politique français à
défendre ouvertement la libéralisation des drogues malgré les études scientifiques. En
janvier 2014, la sénatrice écologiste Esther Benbassa déposait ainsi une proposition de la
loi sur la dépénalisation du cannabis, sans suite235
.
Pourtant, on assiste depuis longtemps à une dépénalisation de facto : dès 1978, la
circulaire Pelletier recommandait à la justice de ne pas poursuivre pénalement les individus
interpellés pour l’usage de cannabis et de haschich, revenant ainsi sur la loi de 1970 sur la
lutte contre la toxicomanie (un an de prison pour tous les usagers)236
. De même, la réalité
du terrain décrite précédemment par le Lieutenant du DOS correspond à une politique de
laisser-faire, avec l’idée qu’il n’est pas possible d’arrêter tous les usagers de drogues.
233
Le Monde, « Les bénéfices objectifs de la légalisation », op. cit. 234
Séminaire « Théorie économique des institutions » (Jérôme Vicente), suivi en 2014 à l’Institut d’études
politique de Toulouse : en référence aux travaux de Douglas North 235
Le Monde, « EELV veut ‘autoriser l'usage contrôlé du cannabis’ », 5 février 2014, par Philippe Euzen 236
Hélène MARTINEAU, Laurence SIMMAT-DURAND, « Vingt-cinq années de répression de l'usage
illicite de stupéfiants », Population, Volume 54, 1999, p. 780
97
Malgré cette situation, le politique ne souhaite pas aujourd’hui trancher sur la question des
drogues. Cette frilosité trouve notamment une illustration dans la polémique
gouvernementale de septembre 2012. Vincent Peillon, alors Ministre de l’éducation,
déclarait dans une émission de France Inter que la dépénalisation du cannabis était une
question sérieuse, puis de préciser : « Je suis très étonné parfois du côté un peu
retardataire de la France sur un sujet qui pour moi est d'ampleur. (…) On peut lutter par
les moyens de la répression, je suis absolument pour. En même temps, cela fait combien
d’années et combien de lois qu’on nous dit ça ? ». Le lendemain, la presse était convoquée
à Matignon et le Premier ministre Jean-Marc Ayrault critiquait une réflexion personnelle
qui n’était pas la position du gouvernement, rappelant que la dépénalisation n’aurait pas
lieu237
. Les propos de M. Peillon montrent que les politiques sont parfaitement au courant
des études et des succès à l’étranger des différentes formes de libéralisation
(dépénalisation, régulation dans des endroits spécifiques, légalisation). En 2012, les
expérimentations des salles de shoot étaient d’ailleurs une promesse de campagne du futur
président François Hollande238.
Comment alors expliquer ce statu quo législatif en France ? En fait, la path
dependence s’explique par la peur du politique de prendre une décision sur une question de
société majeure. Cela est d’autant plus vrai que l’opinion publique n’est pas forcément
pour la libéralisation des drogues à l’heure actuelle (dépénalisation, SCMR, clubs
cannabiques, légalisation). Certes, les études et les exemples étrangers témoignent d’un
succès, mais la population n’est pas au courant de ces faits. En janvier 2014, au moment de
la légalisation au Colorado, un sondage réalisé par l’institut CSA révélait que 55% des
français jugeaient négativement la dépénalisation239
. Cela explique aussi pourquoi les
hommes politiques ne sont pas prêts à prendre des décisions, par peur de réaction dans la
société et d’impopularité – la loi sur le mariage gay en 2013 a récemment rappelé qu’une
partie de la France était conservatrice.
C’est quelque chose que l’on retrouve également avec deux personnes rencontrées
dans le cadre de ce mémoire, interrogées sur la légalisation du cannabis au Colorado et en
237
Libération, « Cannabis : ‘Il n'y aura pas de dépénalisation’, assure Matignon », 15 octobre 2012 238
Pierre CHAPPARD, Jean-Pierre COUTERON, Salle de shoot , op. cit., pp. 187-190. « J’ai entendu avec
intérêt les propositions de maires de grandes villes, comme Marseille et Paris, visant à améliorer la réduction
des risques en s’appuyant sur des travaux scientifiques et sur les exemples européens. Je leur laisserai donc la
possibilité de mener des expérimentations pour améliorer la santé des usagers de drogues et réduire les
nuisances dans nos quartiers. » (François Hollande) 239
Le Monde, « Cannabis : les Français restent opposés à une dépénalisation, mais les lignes bougent »,
2 janvier 2014, Par Laetitia Clavreul
98
Uruguay. De son côté, Thibaud parle d’un effet de mode et explique que la légalisation est
dangereuse car la marijuana est une drogue asociale, comme il l’a expérimenté quand il
était consommateur régulier240
. Ce point de vue est très intéressant parce qu’il s’agit du
regard d’un usager des drogues ; alors que cela pourrait s’inscrire dans son intérêt
personnel, Thibaud ne souhaite la légalisation au regard des risques d’une consommation
régulière. Cette vision est partagée par le Lieutenant du DOS : « Je ne pense pas que ce
soit la solution, qu’il faut plus de préventif par rapport à la répression. Le problème c’est
qu’on n’est plus sur l’herbe du soixante-huitard (…) On retrouve des taux de THC énorme.
L’enjeu est assez énorme au niveau de la santé publique ». Les avis négatifs de l’opinion
publique sont une réalité à prendre en compte.
Néanmoins, on remarque que les arguments fréquemment avancés par les partisans de
la criminalisation des consommateurs ont été réfutés par les chercheurs dans leurs
nombreuses études. Avec le recul des premières mesures, qui pour certains pays ont été
prises il y a presque quarante ans (1976 aux Pays-Bas), on se rend compte que les
arguments classiques se heurtent à un imaginaire sans fondement empirique. Par exemple,
on retrouve très souvent l’idée que la dépénalisation des drogues ou la légalisation du
cannabis va entraîner une hausse de la consommation. Il s’agit d’un raccourci qui n’est pas
prouvé dans la réalité : l’interdit n’empêche pas ceux qui le souhaitent déjà de se procurer
des drogues auprès d’organisations illégales sur le marché noir. D’après les études du
Monde dans leur dossier de décembre 2014, la consommation augmentera mais pas de
façon significative241
. Nous avons même vu avec l’exemple du Portugal que la
consommation globale des drogues, y compris le cannabis, avait baissé chez les plus jeunes
dix ans après la décriminalisation grâce à une politique préventive plus efficiente242
.
Autre fausse idée souvent avancée, c’est celle que les usagers continueront à
s’approvisionner sur le marché noir. C’est en partie vrai dans le sens où un marché illégal
continuera toujours à exister pour les drogues dures, mais cela ne sera pas le cas du
cannabis qui ne sera plus assez rentable pour les trafiquants. A terme, les économistes
prévoient la disparition quasi-totale du marché noir à travers une stratégie de
marginalisation en deux étapes : légaliser à un prix proche du marché noir dans un premier
240
Voir annexe 1 : « Je suis complètement contre, vraiment. La marijuana, c’est pas une drogue sociale. (…)
Ca nuit au développement du cerveau, ça a des effets sur le caractère, ça détourne les priorités de la vie sans
que le consommateur s’en rende compte. » 241
Le Monde, « Les bénéfices objectifs de la légalisation », op. cit. 242
Voir page 89
99
temps, puis l’augmenter progressivement. Comme le souligne l’enquête du Monde publiée
en janvier 2015, « les chercheurs rappellent que c’est cette approche, fondée sur la
prévention et une majoration des prix, qui a permis de réduire le tabagisme »243
.
De plus en plus, des signaux positifs existent en faveur de la libéralisation des drogues
dans le monde politique en France même s’ils sont encore timides. C’est le cas notamment
sous l’impulsion de l’actuelle Ministre de la santé Marisol Touraine, en témoigne
l’autorisation sur le marché du médicament Sativex à base de cannabis pour le traitement
de la sclérose en plaques (janvier 2014)244
ou sa tribune devant l’Assemblée national pour
défendre l’expérimentation des salles de shoot (octobre 2014)245
. Tout récemment, au
moment d’écrire ces dernières lignes, le 25 mai 2015, la Ville de Paris confirmait
l’expérimentation prochaine pendant six ans de la première salle de consommation à
moindre risque (SCMR ou salle de shoot) au sein de l’hôpital Lariboisière, dans le 10e
arrondissement. L’Assemblé nationale a déjà approuvé le projet en avril, le Sénat devra
débattre à l’automne pour une ouverture prévue début 2016246
.
Dans un futur proche qu’on ne saurait situer exactement, la libéralisation des drogues
semble inévitable dans l’hexagone sur le modèle des pays occidentaux et sud-américains,
au nom de la santé publique et de l’intérêt général. Depuis plusieurs années, celle-ci a déjà
fait son chemin dans de nombreux pays : cannabis thérapeutique, décriminalisation,
régulation dans des endroits spécifiques (coffee shop, clubs sociaux cannabiques, SCMR).
De façon incrémentale, la France va elle aussi se tourner vers des politiques libérales,
nouveau moyen de lutte contre les entreprises criminelles de la drogue.
243
Le Monde, « Les bénéfices objectifs de la légalisation », op. cit. 244
Voir page 66 245
Le Monde, « Marisol Touraine défend l'expérimentation de ‘salles de shoot’ devant les députés »,
15 octobre 2014 246
Le Monde, « La future ‘salle de shoot’ parisienne à Lariboisière », 25 mai 2015, par François Béguin
100
Conclusion
Revenons ici à la question initiale de ce mémoire : les organisations criminelles de la
drogue fonctionnent-elles comme n’importe quelle entreprise légale ? La réponse est oui
dans la mesure où celles-ci déploient des stratégies pour s’imposer sur leur marché, qu’il
s’agisse de stratégies d’organisation pour mettre en place un système de création de valeur
ou de stratégies marketing pour vendre aux consommateurs. En fait, ces organisations sont
tellement structurées qu’il convient davantage de parler de systèmes criminels ou
d’entreprises criminelles.
Aujourd’hui, être trafiquant de drogue constitue une véritable entreprise économique
qui requiert des savoir-faire et compétences, une méthode de travail, une organisation
structurée pour produire les drogues, les échanger et les vendre. Nous l’avons vu, les
stratégies déployées par les entreprises criminelles présentent de nombreuses similitudes
avec l’économie légale, avec bien sûr des spécificités en raison du caractère illégal de la
marchandise (être discret, fractionner la chaîne de valeur pour réduire les risques, recours à
la violence, etc.). Cela conduit à l’ingéniosité des trafiquants qui mettent en places des
stratégies innovantes en vue d’atteindre leurs objectifs et contourner les forces de l’ordre.
Par exemple, en juillet 2014, la police colombienne annonçait le démantèlement d’un
réseau qui fabriquait des sous-marins pour acheminer la cocaïne vers les Etats-Unis et
l’Europe ; ceux-ci pouvaient accueillir quatre personnes et jusqu’à sept tonnes de drogues
par trajet247
.
En fait, comme l’ont montré le croisement de recherches entre le philosophe Michel
Foucault et l’économiste Gary Becker, on est passé de l’homo criminalis à une forme
universelle d’homo oeconomicus248
. L’homme criminel moderne est un homo oeconimicus
tel que définit classiquement en science économique, à savoir un agent économique qui
247
Le Monde, « En Colombie, des narcotrafiquants fabriquaient des sous-marins pour passer leur drogue »,
1er
août 2014 248
Andrew DILTS, « Michel Foucault meets Gary Becker: Criminality Beyond Discipline and Punish »,
American Political Science Association (APSA), Annual Meeting, 2008, pp. 77-100 : « Their approach to
the question of crime and punishment demonstrates all the hallmarks of the neo-liberal shift in analysis and,
most importantly, represents a complete rejection of the multiple figures of homo legalis, homo penalis, and
homo criminalis in favor of a universal homo oeconomicus. » (p. 82)
101
cherche à maximiser son utilité sous contraintes. C’est bien le cas du trafic illégal des
drogues étant donné que les trafiquants souhaitent maximiser leurs profits sous les
contraintes de leur environnement illégal (risque de se faire arrêter, aller en prison, se faire
tuer). Il est possible de faire ici le lien avec la fameuse phrase « All in the game » de la
série The Wire : le trafic est un jeu qui consiste à gagner sa vie sans se faire prendre ; le jeu
est perdu dès lors qu’on se fait arrêter ou assassiner. Comme toute entreprise légale, le
trafic de drogue répond à un environnement économique avec des opportunités et des
menaces qu’il est nécessaire pour les trafiquants de prendre en compte afin d’assurer leur
pérennité sur le marché.
Mais au fond, cette question de savoir si les trafiquants fonctionnent comme n’importe
quelle entreprise n’est pas la plus importante. On pourrait poser la question autrement : est-
ce une bonne chose que les organisations de la drogue fonctionnent comme n’importe
quelle entreprise ? Ici, la réponse est clairement non. C’est d’ailleurs là le principal
problème du trafic, le fait que les trafiquants fonctionnent trop comme une entreprise
classique. Les entreprises criminelles recherchent le profit, par conséquent elles vendent
des produits dangereux peu importe les conséquences sur le consommateur. C’est à se
demander si elles ne souhaitent pas l’addiction de ces derniers, les usagers problématiques
de drogues sont alors enfermés dans une spirale négative dont il est difficile de sortir : la
prise de drogues appelle à une consommation future plus régulière (dépendance) et dans
des quantités plus importantes (accoutumance).
La drogue n’est pas un produit comme un autre et elle ne peut être dans les mains
d’une entreprise illégale. L’actuelle prohibition des drogues a créé un système de marché
noir dans lequel s’enrichissent les trafiquants. Aujourd’hui, l’Etat des narcotrafiquants
représenterait le 21ème
PIB mondial249
mais cela est en contradiction totale avec l’intérêt
général : dépendance, overdoses, VIH, hépatites, isolement social, criminalité, etc. Il est
temps d’en finir avec les organisations criminelles et les politiques répressives inefficaces
pour la santé publique, pour ne pas dire contre-productives – 70 000 morts en six ans lors
de la « guerre à la drogue » menée par Felipe Calderón au Mexique. De nombreux
exemples montrent que la répression actuelle est une politique hypocrite qui multiplie les
effets pervers sans impacter le trafic, ni la consommation.
249
7 jours sur la planète, « La dépénalisation des drogues », interview de Michel Henry, TV5 Monde, 2011
102
Depuis le début des années 2000, le milieu universitaire et médical s’accorde à dire
que la libéralisation des drogues, fondée sur le prisme de la prévention, est une alternative
crédible face aux transformations des pratiques sociales et l’échec de la politique
répressive. En 2009, l’appel de trois anciens présidents d’Amérique latine (F. H. Cardoso,
C. Gaviria, E. Zedillo) à un « changement de paradigme » dans le Wall Street Journal
marque une étape dans la lutte contre les drogues, en proposant d’abandonner la politique
répressive pour donner une priorité nouvelle à la santé publique. Deux ans plus tard, ces
trois anciens présidents étaient à l’origine de l’initiative Global Commission on Drug
Policy (Commission globale de politique en matière des drogues), qui réunit à l’heure
actuelle une vingtaine d’anciens dirigeants politiques et intellectuels reconnus, dont l’un
des plus emblématiques est l’ancien secrétaire général de l’ONU Kofi Annan. En
septembre 2014, la commission publiait un rapport extrêmement détaillé et documenté,
« Prendre le contrôle : Sur la voie de politiques efficaces en matières de drogues »250
.
Les politiques libérales en matière de drogues se multiplient aujourd’hui dans le
champ politique ; c’est libéraliser pour mieux contrôler. Les exemples portugais et suisse
nous montrent depuis plus d’une décennie les succès d’une politique libérale en insistant
sur la santé publique. Qu’il s’agisse de la décriminalisation de toutes les drogues au
Portugal (y compris majeures) ou de la distribution médicale d’héroïne en Suisse dans des
salles de consommation à moindre risque, cela s’est traduit par un succès retentissant en
termes de santé publique à travers une meilleure prévention, notamment la réduction du
nombre d’usagers problématiques de drogues et des maladies graves.
L’année 2014 a constitué un tournant majeur dans la politique de libéralisation des
drogues avec la légalisation du cannabis en Uruguay et au Colorado aux Etats-Unis251
.
Cela constitue une étape de plus vers la libéralisation étant donné qu’il s’agit désormais
d’autoriser la production, la vente et la consommation de drogues, soit directement par
l’Etat (Uruguay), soit régulé par l’Etat (Etats-Unis). Il sera intéressant d’observer dans les
mois et années à venir des études détaillées mesurant l’impact, positif ou négatif, de ces
nouvelles lois. Le recul n’est pas encore assez important à l’heure actuelle même si les
autorités publiques ont transmis les premiers bilans. Ainsi, au Colorado, le nombre de
consommateurs n’a pas augmenté de façon significative, les taxes ont rapporté 44 millions
250
Global Commission on Drug Policy, « Prendre le contrôle : Sur la voie de politiques efficaces en matières
de drogues », 2014, 45 pages (traduit en 5 langues : anglais, espagnol, français, portugais, russe) 251
Suivi les mois suivants par l’Oregon, l’Alaska et Washington D.C. En mai 2015, la Californie, le
Massachussetts, le Maine, le Nevada et l’Arizona réfléchissaient également à une loi.
103
de dollars qui seront investis dans l’éducation et la politique préventive, et surtout le crime
a baissé de 10%. Le seul échec se trouve dans les produits comestibles (cookies, bonbons
et boissons au cannabis) qui ont entraîné plusieurs intoxications et visites à l'hôpital ; en
réaction, l’Etat a mené une meilleure campagne de prévention et durci leur accès par la
loi252
. De son côté, l’Uruguay recense 17 clubs cannabiques et 1 500 auto cultivateurs. La
consommation des jeunes (13-17 ans), qui inquiétait le grand public, n’a en réalité
augmenté que de 5% sur l’année 2014 selon l'Observatoire national des drogues
uruguayen253
. Après un an, le bilan semble plutôt positif dans les deux pays.
On est tenté de dire que la libéralisation des drogues et la légalisation actuelle du
cannabis sont des mesures nécessaires. Attention toutefois à ne pas tomber dans les pièges
du modèle capitaliste, les drogues ne sont pas une marchandise comme une autre. Dans un
article daté de juin 2014, l’hebdomadaire The Economist, qui soutient ouvertement la
légalisation des drogues depuis plus de vingt années, accueillait positivement la mise en
place de service de livraison à domicile dans l’Etat du Colorado, précisant que le cannabis
est « la nouvelle pizza »254
. On pourrait être plus réservé que le journal britannique. Si les
futures entreprises légales de la drogue, comme les actuelles entreprises criminelles, vont
développer des stratégies marketing pour se différencier (livraison à domicile, commande
sur internet, service après vente, etc.), cela ne doit pas être totalement abandonné au
marché privé ; les entreprises ne chercheront qu’à faire du profit sans se préoccuper des
consommateurs. Il faut garder en tête que la légalisation des drogues est une méthode
alternative pour mieux prévenir leur consommation.
L’Etat devra donc continuer à jouer un rôle important, soit direct par la production et
la distribution étatique comme c’est le cas en Uruguay, soit indirect par la régulation du
marché libre aux Etats-Unis. De même que cela existe pour l’alcool aujourd’hui, il faut une
prévention efficace rappelant que « l’abus de drogues est dangereux pour la santé » et est
« à consommer avec modération ». La légalisation est une bonne chose, à condition que
l’objectif de santé publique prime toujours sur la logique économique du profit.
252
Le Monde, « Marijuana an 1: bilan globalement positif dans le Colorado », 19 décembre 2014, par Corine
Lesnes sur le blog Big Picture 253
RFI, « Bilan de la légalisation du cannabis en Uruguay », 23 février 2015, par Edmond Sadaka 254
The Economist, « Why pot is the new pizza: Dope to your door », 21 juin 2014
104
Annexes
Annexe 1 : Entretien avec Thibaud, consommateur de drogues
Annexe 2 : Entretien avec le Lieutenant du DOS de Midi-Pyrénées
Annexe 3 : Entretien avec Antoine Maurice, conseiller municipal EELV à Toulouse
Annexe 4 : Carte simplifiée de la French Connection (1935-1985)
Annexe 5 : Organisation du gang de JT à Chicago
Annexe 6 : Les 4P du marketing mix selon le modèle de J. McCarthy (1960)
Annexe 7 : Silk Road, « l’eBay » de la drogue
Annexe 8 : Cartes du trafic de drogue au Mexique
105
Annexe 1 : Entretien avec Thibaud, consommateur de drogues
Entretien réalisé le 11 octobre 2014, à Toulouse.
Thibaud (le prénom a été changé) a 22 ans et est étudiant en master de droit public à
l’Université Toulouse 1 Capitole. Il se dit boursier et venir d’un milieu populaire. Ancien
usager régulier de cannabis, il a fumé quotidiennement pendant six mois entre 2010 et
2011. Dans un cadre désormais uniquement festif, Thibaud continue occasionnellement à
consommer du cannabis, il a également essayé de nombreux produits (cocaïne, MDMA,
méthadone, speed). Son niveau d’études et sa consommation maîtrisée lui permettent
d’avoir un recul sur sa propre expérience.
– Qu’est-ce que la drogue ?
[En rigolant] La drogue, c’est une source exogène de plaisir, un plaisir artificiel. Dit
autrement, la drogue rend le bonheur consommable.
– Combien de fois tu consommes par semaine ? Quels types de drogues ?
Le tabac et l’alcool c’est une drogue ? Pour ce qui est des drogues dans le sens où tu
l’entends, je consomme dans des usages festifs seulement, c’est exceptionnel. Je dirai tous
les trimestres à peu près. J’ai essayé la cocaïne, la MDMA, la méthadone qu’on appelle
aussi Subutex, le speed... Le haschich/marijuana, j’en fume un peu plus souvent, ça
dépend. Mais je fais attention. Y a un moment j’avais toujours envie de fumer des joints
sinon ma journée n’était pas remplie. J’ai fumé pendant un semestre tous les jours en
2010. J’ai arrêté, ça réduit trop les capacités intellectuelles : la mémoire est moins bonne,
l’esprit est moins tolérant, tu perds patience, t’es égocentrique. C’est mauvais pour ta vie
sociale et étudiante. Sinon, j’ai jamais fait les champignons, l’héroïne, le crack, les acides,
la kétamine. [Pourquoi ?] Parce que j’ai jamais eu l’occasion. J’aimerai bien tout tester,
sauf l’héroïne. L’héroïne c’est trop dangereux.
– Comment est-ce que tu achètes ces drogues ?
Pour le haschich, c’est un membre de la famille ou les potes. Généralement ils achètent en
gros parce que ça coûte moins cher et ils revendent. C’est cool parce qu’ils sont pas là
pour faire un bénef. Sinon Arnaud Bernard. Quand tu fais un deal de coke à Arnaud B, t’es
pas serein.
– Comment ça ? Est-ce que tu peux décrire une situation d’échange avec un dealer ?
Même le dealer est très stressé car là il ne vend pas de la beuh, c’est pas les mêmes
conséquences s’il se fait prendre. Le procédé, c’est un mec qui va te voir dans la rue, il te
propose des cigarettes ou du shit. Tu lui demandes s’il a de la cocaïne, il te dit oui et
t’amène à son pote dealer qui a tout sur lui. Là le mec est super sympa : il te dit « ça va
mon pote », « y a pas de soucis ». C’est normal, si tu veux vendre le produit il faut que le
mec soit en confiance. Il te fait goûter, tu mets un peu de poudre sur le doigt et t’en mets
sur ta langue pour savoir si elle est bonne. Il faut pas donner l’image de la proie facile qui
ne connait pas le produit. Tu insistes sur le goûtage pour montrer que tu connais le
produit, que tu sais ce que t’achètes. Tu veux pas de la mauvaise qualité.
106
Après, le dealer il veut très vite donner le produit. C’est limite il veut le donner avant de
payer [rires]. Il lance des regards furtifs autour de lui, il est hyper stressé. C’est stressant
parce que c’est pas les mêmes conséquences et le deal a lieu en public. Moi c’était devant
le Carrefour [de Compans Cafarelli], juste à côté du distributeur. Tu marchandes un peu,
genre de 55 à 45 euros. Puis tu donnes l’argent en public, tu récupères le sachet et voilà.
En gros c’était ça. Mais chacun a sa méthode je pense. Une fois, j’ai acheté du shit dans le
métro à Toulouse. A cause des cameras, le mec balance par terre et c’est toi qui ramasse.
C’est différent, ça dépend du contexte et du dealer.
– La façon dont tu décris l’interaction… Est-ce que dealer de drogue est un métier ?
On peut faire de l’argent très vite mais c’est très risqué, c’est pas viable à long terme. Je
pense que tu fais ça plus par contrainte : t’as plus de 16 ans, tu vas plus à l’école, en
même temps ton cercle de sociabilité proche est lié au trafic… De fil en aiguille, tu
commences petit sans te rendre compte que tu deales. Suivant ta personnalité, on te
propose de vendre plus et tu gravis les échelons. Ouais, je pense qu’on peut dire que c’est
un métier dans le sens où les mecs fonctionnent tout le temps dans une organisation. Qui
dit drogue dit territoire, chaque organisation a son territoire propre.
– Est-ce que tu as un avis sur la légalisation du cannabis ?
Je suis complètement contre, vraiment. La marijuana, c’est pas une drogue sociale, au
contraire de l’alcool. Les effets négatifs de la marijuana ne se ressentent pas sur le court
terme mais sur long terme. Avec l’alcool, t’as la gueule de bois et c’est fini, c’est du court
terme. La marijuana, ça nuit au développement du cerveau, ça a des effets sur le
caractère, ça détourne les priorités de la vie sans que le consommateur s’en rende compte.
Si l’Etat autorise l’alcool, il sait que c’est un moyen d’extérioriser les pulsions, c’est un
prétexte, on se retrouve autour d’un verre, on discute… Pas autour d’un joint. La
légalisation c’est un effet de mode.
[Echanges informels au moment de se quitter]
Tu devrais regarder le film sur la French Connection. C’est un film avec Gene Hackmann
sur le trafic organisé par des français aux Etats-Unis. Tu vois que les mecs sont hyper
organisés. C’est fou de voir à quel point les films de gangster ont la côte. « Le mal est ciné
génique », tu devrais écrire ça dans ton mémoire, c’est cool comme phrase.
En fait, ce qu’il faut retenir :
- Petit 1. Il faut savoir consommer la drogue. Tous les excès sont dangereux.
- Petit 2. L’alcool, c’est la meilleure des drogues. T’es pas dans la recherche de
performance comme avec de la coke, c’est une drogue du court terme, c’est moins
addictif. Et puis la marijuana, c’est une drogue du chômage. L’alcool, c’est mieux.
107
Annexe 2 : Entretien avec le Lieutenant du DOS de Midi-Pyrénées
Entretien réalisé le 16 janvier 2015, dans les bureaux de la gendarmerie nationale à la
caserne Courrège de Toulouse.
Le Département d’observation et de surveillance (DOS) est rattaché à la gendarmerie et à
la section de recherche de Toulouse. Il s’agit d’une unité très confidentielle qui s’occupe
de fournir des informations (prise d’images, photos et vidéos, pause de balise sur
véhicules, filatures, etc.) en soutien à une enquête existante. Les contenus de cet entretien
s’avèrent extrêmement riches pour mieux cerner l’organisation professionnelle des
organisations de la drogue. Le Lieutenant est arrivé à Toulouse en décembre 2014.
Observations générales : 4 hommes présents dans les locaux, tous habillés en civil, en jean
ou jogging, mal rasés ou avec une barbe. Sur l’écran d’ordinateur, on aperçoit le logo du
DOS, un fantôme avec la devise Videre Sine Videri (voir sans être vu).
– Qu’est-ce que la drogue ?
Il existe une grande différence entre la définition juridique et ce que voit le flic ou le
gendarme au quotidien. Nous on ne va pas voir s’il s’agit d’une substance psychotrope, si
le produit est plus ou moins répandu. C’est interdit donc c’est interdit. Ce n’est pas le rôle
du gendarme d’avoir un jugement moral, il faut appliquer la loi.
Ca ne veut pas dire qu’on n’étudie pas au cas pour cas quand la situation l’impose. Il y a
aussi une part de compréhension : quand tu contrôles un gars avec une petite quantité,
quand tu vois la lourdeur de la procédure, car la réponse pénale est très faible au final,
cela fait perdre énormément de temps. Il faut prendre en compte le ratio temps perdu/effet.
Le code pénal français est le plus répressif au monde mais il est peu appliqué dans la
réalité. C’est impossible de donner un an de taule à tous ceux qui fument ou qui ont sur
eux du cannabis.
Un système intéressant, c’est celui de la transaction. C’est un système qui est appliqué par
les douaniers (en accord avec le parquet et le procureur de la République). C’est un
barème qui adapte le prix de l’amende en fonction des quantités. Par exemple : la
première fois tu prends une amende, la deuxième une amende plus importante, la troisième
tu vas en taule.
– Quel est le rôle de la section de recherche à Toulouse ?
Tout d’abord, il faut savoir que le DOS n’est pas du tout spécialisé dans la drogue. Ca fait
parti de la SR (section de recherche), c’est une unité régionale. Le DOS participe à tout
type de missions : prise d’images, photos, vidéos, pause de balise sur véhicules… On peut
aussi effectuer des interpellations en milieu ouvert. Ce n’est pas la direction de l’enquête
mais le soutien à une enquête déjà existante, majoritairement au profit des unités de
recherches et des SR. Le travail est équivalent à la BRI (Brigade de recherche et
d’intervention) chez la police. A Toulouse, on est 14 personnes et 1 « sous-marin ».
108
– Quels sont les lieux de vente à Toulouse ?
Les lieux de vente sont biens connus à Toulouse : les Izards, le Mirail… Cela s’explique
parce que ce sont des cités mal agencées, cela rend quasi impossible la mise en place de
dispositifs. Les gens y sont nés, ils ont toujours été dans cette surface d’1 km², ils
connaissent tous les véhicules et se méfient si une nouvelle est dans le quartier. Ils
connaissent tout, c’est normal quand tu vois que les guetteurs commencent à l’âge de 10
ans.
Quand tu arrives dans ces cités, les gens liés au trafic dans les cités vont voir qui tu es,
qu’est-ce que tu fais là. Il faut toujours avoir une histoire. Par exemple, si tu es garé à côté
d’une pharmacie, si on te demande qu’est-ce que tu fais là, tu t’adaptes et tu dis que tu vas
à la pharmacie. Tu sors du véhicule, tu achètes quelque chose (si tu reviens les mains
vides, c’est suspect) et tu repars tout de suite après. Les mecs vont jusqu’à te suivre
derrière pour vérifier si tu as bien dit la vérité donc il faut mettre en place un système de
contre filature pour déjouer la filature.
– Et la vente sur Internet ?
Le DOS ne s’occupe pas du tout de la digitalisation de la vente, c’est une unité de terrain.
De toute façon c’est quelque chose qui est peu exploité aujourd’hui car on n’en a pas les
moyens. Il y a peu d’experts en cybercriminalité, il faut faire au moins des études de
niveau master. Il y a énormément de boulot sur le web (escroquerie, faux virements,
pédophilie) pour très peu de résultats au final.
– Est-ce qu’on peut parler de « carrière professionnelle » pour un dealer de drogue ? Est-ce
que dealer est un métier ?
Oui, complètement. Les réseaux criminels sont des entreprises. Les mecs commencent tous
en tant que chouffe (guetteur) quand ils sont gamins. A Marseille où j’ai travaillé, le
chouffe se fait 50 € par jour, ça attire forcément les jeunes. Ensuite le chouffe devient petit
dealer, puis semi-grossiste, grossiste… Tu gravis les échelons petit à petit en fait. A la fin,
il y a de moins en moins de monde donc tu prends forcément la place de quelqu’un. C’est
pour ça qu’il y a des problèmes à Marseille.
– Que penser de la politique de dépénalisation voire carrément de légalisation qu’on peut
observer aujourd’hui dans certains pays (Etats-Unis, Uruguay) ?
C’est mon avis personnel, je trouve que c’est une erreur. Je ne pense pas que ce soit la
solution, qu’il faut plus de préventif par rapport à la répression. Le problème c’est qu’on
n’est plus sur l’herbe du soixante-huitard. La drogue est déjà extrêmement répandue chez
les jeunes. Dépénaliser, ça voudrait dire un accès encore plus facile. En plus maintenant,
on retrouve des taux de THC énorme. L’enjeu est assez énorme au niveau de la santé
publique. Dans les pays où ça a été légalisé, ça n’a pas empêché le trafic de perdurer étant
donné qu’on a taxé la marchandise, donc c’est plus cher que c’était avant. OK les bobos
vont fumer l’herbe légale, mais les autres vont continuer à se fournir dans la rue.
En plus, ce n’est pas mon cas mais j’ai déjà entendu ça, certains estiment qu’on a besoin
d’un marché noir. C’est politique, c’est comme si on avait une politique de laisser-faire du
trafic de drogue. Dans les cités, il y en a beaucoup qui n’ont que le trafic pour gagner leur
109
vie. Le jour où on leur enlève le trafic, cela va se traduire par une multiplication des
braquages, des enlèvements crapuleux… Ce sont des gens qui sont habitués à vivre au-
dessus de leur moyen alors autant leur laisser le trafic de drogue sinon les quartiers vont
exploser.
Pour revenir sur la politique de libéralisation des drogues, je pense qu’il est vraiment
nécessaire de faire la différence entre un usage récréatif et ceux qui fument de manière
récurrente. J’ai vu en garde à vue des mecs qui fumaient de l’herbe, qui en fumaient
tellement que cela avait les mêmes effets que les drogues dures, c’était une conduite
addictive et plus du tout récréative. Que ce soit pour les drogues dures ou les drogues
qu’on va qualifier de douces, la légalisation serait une erreur. Les drogues dures, c’est
scandaleux. Tu prends le produit d’origine et le produit de coupe qu’on sniffe, au final t’as
moins de 15% de cocaïne. Parfois, on te met du verre pilé à l’intérieur pour que ça coupe
les veines et que ça rentre plus facilement dans le sang.
Donc il faut mener une répression. Il existe un DOS par région. On a des caméras
thermiques (qui coûtent 10 000 €), des véhicules banalisés pour la surveillance et
organiser des filatures. Ca sort du cadre habituel de la gendarmerie, on est une unité
privilégiée en termes de moyens car on ne peut pas avoir de résultats avec des moyens
classiques. En fait, toutes les saisies dans le cadre du trafic de stupéfiant (argent,
véhicules, maisons) sont vendus, tout va à la Mildt. Et chaque année elle demande des
propositions d’achat de matériels. Une partie sert à la prévention et l’autre à la police, la
gendarmerie et aux douanes. Ca permet de financer les moyens engagés sur le terrain.
[Echanges informels au moment de se quitter]
De toute façon, tu coupes une tête, derrière quelqu’un revient. C’est un cercle vicieux, ça
ne peut pas s’arrêter.
110
Annexe 3 : Entretien avec Antoine Maurice, conseiller municipal EELV à Toulouse
Entretien réalisé par mail, le 3 mars 2015.
Antoine Maurice est conseiller municipal dans l’opposition et responsable du parti Europe
Ecologie Les Verts (EELV) à Toulouse. N’ayant finalement pas pu se faire en personne
pour des raisons d’emploi du temps, l’entretien a été réalisé par mail. Le contenu est très
politique : il s’agit d’un plaidoyer pour la légalisation des drogues, en insistant sur la mise
en place d’une politique préventive au nom de la santé publique. A noter qu’une grande
partie du contenu envoyé par Antoine Maurice est en fait un copier-coller de rapports
officiels du parti écologiste.
– EELV a pris ouvertement parti pour la dépénalisation de la consommation de drogues.
Quels sont les arguments qui fondent EELV à adopter cette position ? Quelle(s) forme(s) la
dépénalisation pourrait-elle prendre ?
La position des écologistes part de constats qui marquent une hypocrisie de la législation
française :
- La discrimination qu'engendre la législation actuelle : pendant quarante ans l'approche
prohibitionniste a conforté les attitudes discriminatoires entre usagers de produits illicites
et usagers de produits licites (alcool, tabac, médicaments psychotropes).
- L'absence d'effet sur la consommation : en France, depuis 1970, le nombre de
consommateurs de cannabis, ne serait ce qu’à titre expérimental, a été multiplié par plus
de 100 ! Il est passé de quelques centaines de milliers à plus de 13 millions aujourd’hui
dont 1,5 millions de réguliers (le tiers quotidiennement).
- L'inefficacité en termes de santé publique de la pénalisation : un des paradoxes des lois
prohibitionnistes est que moins elles parviennent à enrayer la progression de la demande,
plus elles sont défendues par ceux et celles qui ont été convaincus qu’elles protégeraient
les populations les plus vulnérables. Certains de leurs partisans confondant les effets
répressifs (hausse des interpellations) avec leur efficacité sanitaire (réduction de l’offre).
Ils refusent toujours d’admettre que le niveau de consommation et d’expérimentation le
plus élevé fut atteint au cours de la période 1995-2008, qui vit pourtant le nombre
d’interpellations pour usage de cannabis multiplié par 4 !
- Le bilan de la guerre sociale et économique dramatique : depuis 1970, plus de 4 millions
de personnes ont été interpellées pour un motif lié à un usage de cannabis, plus de 150 000
d’entre elles ont été incarcérées. Au total, près de 15 milliards d’euros ont été dépensés en
frais de répression, de justice et d’incarcération alors qu’une part de ces dépenses aurait
largement pu être déployée au service d’une véritable politique de prévention des drogues
légales ou illégales.
C'est pourquoi les écologistes militent en faveur de la promotion nationale d’une approche
globale de santé publique, fondée sur l’évaluation scientifique des politiques de réduction
des risques, soucieuse des droits de l’individu et de la promotion de sa santé. Les
écologistes souhaitent parvenir à la dépénalisation rapide de l’usage du cannabis
récréatif, avec des réserves incluant notamment le contrôle des prix, les interdictions aux
111
mineurs et au volant. L’objectif est de réduire l’emprise des mafias locales et les pouvoirs
du crime organisé. Nous soutenons la mise en place d’une véritable politique
d’accompagnement médico-social pour les personnes en situation de dépendance, le
développement de programmes de prévention efficaces et disposant de moyens
conséquents, permettant d’offrir des alternatives crédibles à l’usage des drogues légales et
illégales. Les mesures répressives doivent être renforcées et concentrées uniquement sur
les organisations criminelles.
– La possession et l’usage de drogues (douces et parfois dures) est dépénalisée dans plus
d’une vingtaine de pays dans le monde. En Uruguay et dans certains Etats américains
(Colorado, Washington), on retrouve même une légalisation du trafic. Est-ce que cette
évolution peut avoir une incidence sur la politique anti-drogue en France ? Comment
voyez-vous les évolutions en France dans les prochains mois ou les prochaines années ?
Aux Etats-Unis, les Etats du Colorado et de Washington ont légiféré dans ce sens,
autorisant la production, la distribution et la consommation de cannabis à des fins
récréatives sous les réserves propres aux drogues légales (protection des mineurs, contrôle
usage public notamment au volant, licence et taxation, répression des trafics et
contrebande, etc.). Cet acte juridique d’un pays dont l’histoire du contrôle social des
drogues se confond avec celle de la Prohibition, est un événement historique. Au même
titre que les initiatives du Sénateur Blaine qui en 1933 débouchèrent sur l’abrogation du
18e amendement de la Constitution américaine interdisant la consommation d’alcool, la
légalisation du cannabis au Colorado et dans l’Etat de Washington par Eric Holder
[procureur général des Etats-Unis] marquera le commencement d’une nouvelle politique
face à la drogue.
La Commission des stupéfiants des Nations Unies a organisé en 2014 un examen en
profondeur de la mise en œuvre du « Plan d’action pour le problème mondial de la
drogue ». Ce sont des signaux positifs qui témoignent d’une volonté de trouver des
solutions.
L'évolution de la politique anti-drogue pourrait alors se faire en jouant sur plusieurs
leviers. Cela doit notamment passer par une initiative publique, associant les mouvements
progressistes, les associations (ex : cannabis clubs) et les professionnels de la dépendance,
des questions de sécurité et de justice, pour dénoncer les effets contre productifs des
législations passées, promouvoir la dépénalisation de l’usage et la mise en place
progressive de mesures de légalisation accompagnée d’une réelle régulation. L’Europe
doit aussi jouer un rôle : le Parlement européen doit ce saisir de cette occasion pour
défendre une renégociation communautaire de conventions internationales actuellement
hostiles à la transition du tout répressif vers une régulation publique de l’usage, de la
production et de la distribution du cannabis à des fins récréatives.
112
Annexe 4 : Carte simplifiée de la French Connection (1935-1985)
Source : Creative Commons par Lenka Vybíralová, Wikipedia
1 - Turquie - culture de l'opium
2 - Marseille - production d'héroïne
3 - Corse - organisation du trafic
4 - Miami - distribution d'héroïne aux Etats-Unis
113
Annexe 5 : Organisation du gang de JT à Chicago
Pendant près de dix ans, Sudhir Venkatesh, alors étudiant en sociologie à l’Université de
Chicago, a observé « JT », le chef d’un gang spécialisé dans la vente de crack dans l’un des
housing projetcs de Chicago. Son enquête offre un regard pertinent pour mieux
comprendre la structure complexe de l’organisation (un leader, trois officiers, une
vingtaine de « soldats » chargés de dealer directement dans la rue) et la redistribution
inégale des richesses entre les membres.
Sudhir VENKATESH, Gang Leader for a Day: A Rogue Sociologist Takes to the Streets, Penguin Books,
Reprint edition, 2008, 320 pages
Steven D. LEVITT, Stephen J. DUBNER, « Why do drug dealers still live with their moms? » in
Freakonomics : A Rogue Economist Explores the Hidden Side of Everything, Harper Perennial, 2009, pp. 85-
113
Organisation pyramidale du gang de JT
Revenus mensuels $ 32,000
Cotisations et taxes d’extorsiona $ 7,200
Vente de drogues $ 24,800
Note a : les cotisations sont payées par les personnes qui souhaitent rejoindre l’organisation
(droits d’entrée) et les taxes d’extorsion par les commerçants pour la protection des gangs
concurrents.
Dépenses mensuelles non salariales $ 14,000
Achat en gros de drogues $ 5,000
Conseil d’administrationb $ 5,000
Mercenairesc $ 1,300
Armes et munitions $ 300
Frais diversd $ 2,400
Note b : 20% des revenus sont payés à un board of directors qui autorise le gang à vendre
du crack dans un territoire de 12 blocs au carré. Il s’agit de la seule contrainte financière, le
reste des revenus peut être utilisé et distribué comme il l’entend par le leader du gang.
JT, leader du gang
3 officiers : bras droit, trésorier, livreur
25 à 27 soldats chargés de vendre la drogue
dans les rues
114
Note c : les mercenaires ne sont pas des employés permanents mais des contrats de court
terme pour faire face à une situation spécifique.
Note d : les frais divers incluent les frais de justice, les frais de corruption (pots de vin),
l’organisation d’évènements au sein de la communauté, etc.
Salaires mensuels $ 18,000
Leader du gang (JT) $ 8,500
Salaires combinés des 3 officierse
$ 2,100
Salaires combinés des soldatsf $ 7,400
Note e : les trois officiers assistent le leader à temps plein. On retrouve un bras droit
(enforcer) qui assure la sécurité des membres du gang ; un trésorier (treasurer) qui
surveille et comptabilise les entrées et sorties d’argent ; un livreur (runner) qui transporte
de larges quantités de drogues et d’argent entre le gang et le fournisseur. Ils sont payés
l’équivalent de 7$ de l’heure (700$ par mois).
Note f : tous les jours, 25 à 27 soldats (foot soldiers) sont chargés de vendre la drogue dans
les rues. Ils sont tout en bas de l’organisation hiérarchique et sont payés l’équivalent de
3,30$ de l’heure.
Après quatre ans passés dans l’organisation de JT, les chances de se faire tuer sont de 25%,
soit le métier le plus dangereux aux Etats-Unis.
Risques après 4 ans passés
dans l’organisation de JT
Nombre de fois arrêtés 5,9
Nombre de blessures non fatales 2,4
Chances d’être tué 1 sur 4
115
Annexe 6 : Les 4P du marketing mix selon le modèle de J. McCarthy (1960)
Source : Emineo Media, site web spécialisé en marketing
116
Annexe 7 : Silk Road, « l’eBay » de la drogue
Source : vocativ.com
Source : gawker.com
117
Annexe 8 : Cartes du trafic de drogue au Mexique
Trafic d’éphédrine et de méthamphétamine au Mexique
Source : Alain LABROUSSE, Dictionnaire géopolitique des drogues, op. cit., p. 443
118
Production et trafic de cocaïne au Mexique
Source : Alain LABROUSSE, Dictionnaire géopolitique des drogues, op. cit., p. 444
119
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parallèle, Paris : Ellipses, 2012, 314 pages
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LANDREVIE Jacques, LEVY Julien, Mercator 11e édition, Paris : Dunod, 2014, 1040 pages
LEVITT Steven D., DUBNER Stephen J., Freakonomics : A Rogue Economist Explores the
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120
SIMON David, The Corner : Tome 1, printemps/hiver, Paris : J’ai lu, 2012 (1997), 477 pages
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Lois et textes juridiques
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Légifrance, Code de la santé publique, articles L3421-1 à L3421-7 : http://bit.ly/1KG4pAZ
Légifrance, Code de la santé publique, articles L5132-1 à L5132-9 : http://bit.ly/1JhgU3X
Légifrance, Code de la santé publique, article L628 : http://bit.ly/1HXSuOa
Légifrance, Code de l’éducation, article L312-18 : http://bit.ly/1Qghx3x
124
Références multimédias
- Films :
Howard Hawks, Scarface, 1932
William Friedkin, French Connection, 1971
John Frankenheimer, French Connection II, 1975
Brian de Palma, Scarface, 1983
Martin Scorsese, Les Affranchis (Goodfellas), 1990
Danny Boyle, Trainspotting, 1996
Darren Aronofsky, Requiem for a Dream, 2000
Jacques Audiard, Un Prophète, 2008
Cédric Jimenez, La French, 2014
- Séries télévisées :
David Simon, The Wire (HBO, 2002-2008)
Vince Gilligan, Breaking Bad (AMC, 2008-2013)
Terrence Winter, Boardwalk Empire (HBO, 2010-2014)
- Musique :
IAM, « Petit Frère », tiré de l’album L’Ecole du micro d’argent (1997)
- Reportages et interviews :
7 jours sur la planète, « La dépénalisation des drogues », interview de Michel Henry, TV5 Monde,
2011 : https://www.youtube.com/watch?v=NZSuv1Y4828
Envoyé spécial, « Le côté obscur du net », France 2, 2014 :
https://www.youtube.com/watch?v=lBn7RO1_Ecw
Autres sources
Cours magistral « Théorie économique des institutions » (Jérôme Vicente), suivi en 2014 à
l’Institut d’études politique de Toulouse
Echanges informels avec Nicolas Foucras, enseignant-chercheur au Tec de Monterrey, à la suite
d’une conférence sur l’émergence en Amérique latine, organisée à l’Institut d’études politiques de
Toulouse en avril 2014
Séminaire « Histoire de la pensée économique » (Peter Dietsch), suivi en 2013 à l’Université de
Montréal
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Table des matières
Introduction .…………………………………………………………………………………
Calcul du PIB : Bruxelles pousse à intégrer les drogues et la prostitution ...…………………
Qu’est-ce que la drogue ? Définitions pharmacologique et sociologique ……………………
Le choix d’un regard stratégique sur le trafic de drogue ..……………………………………
Entretiens : trois visions différentes sur le trafic de drogue ..…………………………………
Plan du mémoire ...……………………………………………………………………………
Première partie. La professionnalisation des entreprises de la drogue .…………………
Chapitre 1. S’organiser pour produire : les carrières déviantes des trafiquants .………
I. L’entrée dans les carrières déviantes : comment devient-on dealer de drogue ? ...…………
1. Le recrutement : contexte social et motivations des dealers de drogue ...………………
a. Devenir un dealer de drogue : de l’importance du milieu social ……………………
b. … aux opportunités de carrière ...……………………………………………………
2. L’apprentissage des règles et des méthodes de travail : « l’école de la rue » ..…………
II. L’installation dans les carrières déviantes : la mise en place d’organisations structurées
sur le modèle entrepreneurial …………………………………………………………………
1. La division scientifique du travail : les quatre principaux niveaux du trafic de drogue …
a. Production ...…………………………………………………………………………
b. Trafic international ..…………………………………………………………………
c. Distribution en gros, distribution finale ..……………………………………………
2. Du local ou global : l’émergence de systèmes criminels transnationaux ………………
a. Le « localisme globalisé » du trafic de drogue ………………………………………
b. La French Connection (1935-1985), un exemple de système criminel transnational
3. Le partage des richesses : distribution pyramidale des revenus et sécurité sociale
criminelle .…………………………………………………………………………………
Chapitre 2. Vendre le produit : le marketing mix de la drogue .…………………………
I. Quels produits et à quels prix ? La constitution d’une offre par les trafiquants (Product,
Price) .…………………………………………………………………………………………
1. La grande diversité des drogues et de leurs effets ...……………………………………
2. Comment les trafiquants fixent-ils le prix des drogues ? .………………………………
II. Où vendre le produit ? Le choix stratégique des lieux de vente par les trafiquants (Place)
1. La vente à ciel ouvert ou cachée : le dilemme profitabilité-sécurité des marchés
urbains illicites ..………………………………………………………………………………
2. La digitalisation du trafic sur le darkweb .………………………………………………
III. Comment vendre sans publicité ? Addiction et image de marque (Promotion) .…………
1. Le développement endogène de la drogue : des réseaux interpersonnels à l’addiction …
2. Le « marché citron » de la drogue : développer une image de marque pour
communiquer sur la pureté du produit .……………………………………………………
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Deuxième partie. La légalisation, étape ultime de la professionnalisation ? .……………
France, janvier 2014 : l’autorisation thérapeutique du médicament Sativex à base de cannabis
Etats-Unis, janvier 2014 : l’Etat du Colorado, première légalisation du cannabis dans le monde
Uruguay, mai 2014 : la régulation nationale de toute la chaîne de production de cannabis .….
Chapitre 3. La prohibition des drogues : retour sur les cadres législatifs et juridiques
I. La politique répressive contre le trafic et l’usage des stupéfiants .…………………………
II. La politique préventive ou la lutte sociale contre les drogues .……………………………
Chapitre 4. La libéralisation des drogues comme nouveau paradigme de la lutte contre
les entreprises criminelles ...…………………………………………………………………
I. De l’inefficacité de la politique répressive : la guerre perdue contre la drogue ……………
1. La drogue est un phénomène social .……………………………………………………
2. Guerre des gangs et hyper criminalité, l’exemple du Mexique ...………………………
II. La libéralisation des drogues et la nouvelle priorité donnée à la prévention ...……………
1. Décriminalisation, réglementation, légalisation : les nouveaux instruments de lutte
contre les drogues .…………………………………………………………………………
a. La décriminalisation ou dépénalisation ... ……………………………………………
b. La régulation ...………………………………………………………………………
c. La légalisation .………………………………………………………………………
2. La légalisation inévitable du cannabis en France, mais pour quand ? La path
dependence du politique ...…………………………………………………………………
Conclusion ...…………………………………………………………………………………
Annexes ………………………………………………………………………………………
Annexe 1 : Entretien avec Thibaud, consommateur de drogues ...……………………………
Annexe 2 : Entretien avec le Lieutenant du DOS de Midi-Pyrénées …………………………
Annexe 3 : Entretien avec Antoine Maurice, conseiller municipal EELV à Toulouse ………
Annexe 4 : Carte simplifiée de la French Connection (1935-1985) .…………………………
Annexe 5 : Organisation du gang de JT à Chicago ...…………………………………………
Annexe 6 : Les 4P du marketing mix selon le modèle de J. McCarthy (1960) ………………
Annexe 7 : Silk Road, « l’eBay » de la drogue .………………………………………………
Annexe 8 : Cartes du trafic de drogue au Mexique ...…………………………………………
Bibliographie ...………………………………………………………………………………
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Résumé
Les organisations criminelles de la drogue fonctionnent-elles comme n’importe quelle
entreprise ? La professionnalisation du trafic est une évidence, c’est comme si vendre de la
drogue était un métier comme un autre. De la même manière qu’une entreprise classique,
les vendeurs de drogue s’organisent (localement dans des quartiers, globalement dans des
réseaux), se répartissent les tâches (producteurs, importateurs, grossistes, dealers, livreurs,
guetteurs, etc.) et mettent en œuvre des stratégies innovantes en vue de maximiser leurs
profits. Plus que d’organisations, il convient en fait de parler d’entreprises criminelles ou
de systèmes criminels.
Cette professionnalisation du trafic semble d’autant plus intéressante qu’on assiste
actuellement à tout un débat sur la libéralisation des drogues. L’année 2014 a constitué un
tournant majeur dans la politique de lutte contre les drogues, en témoigne la légalisation du
cannabis au Colorado aux Etats-Unis (janvier) et en Uruguay (mai). Face au constat
d’échec de la guerre à la drogue contre des entreprises criminelles hyper structurées, on
observe l’apparition d’un nouveau paradigme, en passant d’une politique principalement
répressive à une politique fondée sur la libéralisation des drogues et la prévention ; c’est
légaliser pour mieux contrôler.
Mots-clefs : drogues, entreprise criminelle, système criminel, stratégie, carrières déviantes,
marketing mix, répression, prévention, légalisation