les enjeux du regard 01 : education à l'image, pour quoi faire?

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Automne 2015 - numéro 01-Un cahier proposé par l'équipe d'Education à l'image de Périphérieet ImaginemEdito // Philippe Troyon et Julien PornetConversation avec Marie José Mondzain et Jacques Rivières // Avec Emmanuel BurdeauL'enfant et l'écran // Jean-Louis ComoliEducation artistique // Jean-Pierre DanielObservatoires Documentaires, à propos de films à faire // Philippe Troyon et Julien Pornet

TRANSCRIPT

  • 1Les enjeux du regard |01

    Edito // Philippe Troyon & Julien Pornet

    Conversation avec Marie Jos Mondzain et Jacques Rancire // avec Emmanuel Burdeau

    Lenfant et lcran // Jean-Louis Comolli

    Observatoires Documentaires, propos de fi lms faire // Philippe Troyon & Julien Pornet

    ducation limage

    Cahiers proposs par Priphrie - Imaginem

    Autom

    ne 2015

    numro 01

    pour quoi faire ?

    ducation artistique // Jean-Pierre Daniel

  • Les enjeux du regard | 01 2015 Priphrie et Imaginem, Tous droits rservs.ISBN : 978-2-95518-83-16Dpt lgal : Novembre 2015Cet exemplaire ne peut tre vendu.www.peripherie.asso.fr / www.imaginem.fr

  • Sommaire

    dito 5// Philippe Troyon & Julien Pornet

    Conversation avec Marie Jos Mondzain et Jacques Rancire 7// avec Emmanuel Burdeau

    Lenfant et lcran 33// Jean-Louis Comolli

    ducation artistique 35// Jean-Pierre Daniel

    Observatoires Documentaires, propos de films faire 38// Philippe Troyon & Julien Pornet

    LES ENJEUX DU REGARD | 01ducation limage : pour quoi faire ?

    Priphrie - Imaginem

  • 4LES ENJEUX DU REGARD | 01 - DUCATION LIMAGE : POUR QUOI FAIRE ?

  • 5EDITO

    De toutes nos expriences cinmatographiques par-tages avec les enfants comme avec les adultes, en milieu scolaire autant que sur des lieux de travail, nous aimerions voquer limportance de la rencontre.

    Au commencement, il y a le dsir de provoquer chez lautre une rencontre avec une esthtique. Une ren-contre de cinma. De celle qui dstabilise, fait vaciller, renchante le rel mais aussi drange, fait douter. Avec toujours cette tension contradictoire qui consiste voir sesquisser un rapport intime (entre soi et luvre) dans un contexte collectif (de partage des motions, de circulation des ides).

    Cest en effet une gageure de laisser la possibilit au cinma de faire irruption dans nos ttes pour accueillir lmerveillement, accepter dtre saisi par ce coup de hache qui brise la mer gele en nous 1 et par lequel une oeuvre sidre, au mme titre quun plan, un geste, un regard, une lumire Any film that can be des-cribed in words isnt really a film. (Tout film qui peut tre dcrit avec des mots nest pas vraiment un film)2.

    Le cinma (celui que nous aimons) est un art exi-geant, un art buissonnier, qui rsiste aux consensus et la bien-pensance. Ds lors que les politiques publiques semparent de la question de lducation limage - et cest une chance -, il nous apparat indis-pensable de nourrir la rflexion de nos expriences de terrain en pointant les drives possibles. La tentation serait une instrumentalisation au nom dun saupou-

    dito // Philippe Troyon & Julien Pornet - Priphrie

    drage culturel avec des vises utilitaristes. Or il nest pas souhaitable de voir le cinma tre rduit une affaire de dcryptage des images , un devenir-outil, pour rpondre des proccupations sociologisantes, avec en arrire-pense lide dune moralisation des regards. Il ne faut pas non plus que les politiques de transmission du cinma cdent du terrain en suivant le plus petit dnominateur commun du got du public. Cette vise unanimiste et consensuelle, avec pour objectif le rendement (proche de lpandage culturel), est nos yeux la ngation de la relation intimiste au cinma. Priphrie prfre privilgier une approche singulire et non-systmique, pour une mancipation des regards et faire le pari du partage du sensible .

    Ensuite, il y a la rencontre avec tout ce qui borde le cinma. La rencontre induite par lexprience cinma-tographique elle-mme : voir des films, mais aussi en rver, sessayer en fabriquer et en discuter ensemble. Esquisser un geste cinmatographique.

    Notre approche de transmission a beaucoup voir avec lapproche documentaire. Nous sommes avant toute chose des ralisateurs, des monteurs, des opra-teurs qui partagent un savoir-faire. Nous ne sommes pas des professionnels de lducation limage.

    Pour nous, le cinma permet de faire des rencontres qui nauraient pas lieu en dehors de lalibi cinmato-graphique. Il sagit de rencontres inities par et autour des images. Le cur mme de lexprience

  • 6LES ENJEUX DU REGARD | 01 - DUCATION LIMAGE : POUR QUOI FAIRE ?

    cinmatographique. Une rencontre avec des uvres, des extraits de films, un langage mais aussi une ren-contre avec les autres. Bref, une rencontre avec le monde, par le regard et la parole.

    Que lon soit tour tour filmeur, film ou spectateur, nos ateliers tendent crer les conditions pour que la rencontre ait lieu. Ils rendent possible un renchan-tement des regards, un moment de jubilation parta-ge. Une prise de conscience o sopre une transfor-mation, un pas de ct. Ces rencontres, chaque fois singulires, nous ont amens inventer une faon de partager quelque chose dinhabituel, de potique Un ravissement, une belle insolence pour llve comme pour ladulte : savoir regarder par la fentre

    Nous souhaitons proposer des formes pdagogiques en mouvement, en gardant lesprit critique propre au cinma. Nous voulons privilgier le got la sensibili-t, aux ides, la parole et au dsir de voir ensemble. Pour ces raisons et par ces constats, il nous a sembl important dinterroger ce curieux label dducation limage et notre position dducateurs limage. Nous devons rflchir cette notion dducation acco-le limage et faire de nouvelles propositions. Nous devons revisiter ces notions dans leur contexte philosophique et anthropologique. Nous avons aussi le devoir de rapprendre partager des comptences, des dsirs et des penses qui constituent lessence de notre pratique cinmatographique pour viter de tomber dans le mimtisme institutionnel3.

    Nous avons la chance dtre entours de philosophes, de cinastes, dartistes, de critiques de cinma, dcri-vains qui clairent notre esprit par leur lucidit immdiate et leur pense en mouvement. Ils ouvrent des espaces et des chemins nouveaux. Ils nous aident voir et couter ce monde qui nous entoure et qui

    bouge sans cesse, avec le recul ncessaire, le langage juste, loin des approximations. Lart comme rsistance au flux.

    Nous tenons remercier les responsables culturels et ducatifs du dpartement de la Seine-Saint-Denis, les professeurs et les responsables dtablissements scolaires, saluer de nombreux professionnels de tous horizons qui sengagent nos cts dans des aventures cinmatographiques atypiques, qui osent des expriences nouvelles, afin douvrir le champ des connaissances, attiser la curiosit, pour mettre en partage avec les lves et les adultes, une rflexion critique sur le monde et sa reprsentation4.

    Nous remercions tout particulirement Marie Jos Mondzain, Jacques Rancire, Emmanuel Burdeau, pour leurs propos retranscrits dans ce cahier de conversation et aussi Jean-Louis Comolli et Jean-Pierre Daniel pour leurs textes. Il y a un vritable enjeu dans la manire de percevoir, de comprendre, de par-tager les tats de notre monde actuel, notamment travers leurs regards critiques et exigeants.

    Ce cahier est le premier dune srie et nous souhaitons vous proposer trs prochainement dautres conversa-tions publiques au sujet des images et de lducation.

    1. Lettre Oskar Pollak (1904) Franz Kafka.2. Propos de Michelangelo Antonioni.3. Il y a simplement une manire de vivre avec les images. Dans la mesure o vivre avec les images veut dire tre capable de plus pas simplement dimaginer mais de plus de vie Jacques Rancire.4. Pour plus de prcisions sur les actions menes Priphrie dans le cadre de lducation limage, voir lencadr Observatoires documentaires, propos de films faire et sur le site www.peripherie.asso.fr

  • 7CONVERSATION AVEC MARIE JOS MONDZAIN ET JACQUES RANCIRE

    Conversation avec Marie Jos Mondzain et Jacques Rancire // avec Emmanuel BurdeauDans le cadre du festival Ct court au Cin 104 Pantin, 13 juin 2014.

    Emmanuel Burdeau : Il est videmment trs dif-ficile, sinon impossible, de parler dducation sans parler denfance et, comme vous le savez, il est presque tout aussi difficile de parler de cinma sans parler denfance. Mais lune des difficults laquelle on aura sans doute affaire cet aprs-midi, cest que lenfance de lducation et lenfance du cinma ne sont peut-tre pas les mmes. Il y a toujours une sorte de paradoxe vouloir duquer au cinma alors que le cinma apparat trs volontiers comme quelque chose quoi on a affaire ct de lducation, hors de lcole. Beaucoup de scnes de films le montrent, commen-cer par celles o lon voit le jeune Antoine Doinel dans Les 400 coups scher les cours pour aller au cinma. Donc il y a cette premire difficult : comment peut-on duquer quelque chose qui est plutt une rponse lducation ?

    Ce que lon voit aussi, cest que mme si le cinma se tient a priori hors de lducation, beaucoup de fictions cinmatographiques et beaucoup de ce qui commande notre imaginaire du cinma passe par la transmission. Cest ce quon appelle un peu facilement le passeur. Les fictions cinmatographiques et mme souvent les thories cinmatographiques sont des rcits qui ont voir, peut-tre de manire contourne mais en tout cas de manire dcisive, avec lducation. Comme quoi, ducation et cinma ont faire lun avec lautre de manire trs troite.

    La troisime question est une question qui se pose aussi travers lducation limage : cest la possibilit de ce quon pourrait appeler le mauvais objet . Nous venons de regarder un extrait du dbut de LEsprit de la ruche, le film de Victor Erice1. La drlerie et le charme de la scne tiennent au fait que des enfants sont sur le point de voir Frankenstein, le film de James Whale. La question qui se pose est de savoir si cest une bonne ide de leur destiner de telles images, ou si, comme le dit avec bonhomie la personne qui prsente le film, ils ne risquent pas dtre horrifis. Faudrait-il, comme il le dit la fin de lextrait, renoncer prendre le cinma trop au srieux ?

    Voil une sorte de cadre la discussion, mais jaime-rais pour commencer revenir des choses plus terre terre et demander Marie Jos Mondzain et Jacques Rancire de nous dire deux choses : dabord de nous raconter par quel cheminement sest construit leur rap-port aux images, et au cinma en particulier, et dans un deuxime temps et je sais que leurs expriences en la matire ne se recouvrent pas de nous dire aussi quelles expriences ils ont eues ou continuent davoir en tant quducateurs, cest--dire videment de lautre ct.

    Marie Jos Mondzain, voulez-vous nous raconter comment sest construite votre propre ducation au cinma et limage ?

  • 8LES ENJEUX DU REGARD | 01 - DUCATION LIMAGE : POUR QUOI FAIRE ?

    Marie Jos Mondzain : Avant de rpondre votre ques-tio, je voudrais mentionner Alain Bergala qui a fait ce travail formidable sur cole et cinma. Il est important de savoir quil na pas pu garder cette place, et cela fait sens politiquement. Cela nous renseigne sur le rapport de nos institutions au fait daccueillir la question des images et du cinma dans le cadre dune construction du lien social, de la pense, de la construction subjec-tive et de la construction collective. Voil, je le signale.

    Alors vous me demandez comment je suis alle vers les images Ce nest jamais trs simple quand on fait de la philosophie. Comme je lai souvent dit, la philo-sophie na jamais eu, ou pendant trs longtemps na pas eu de bons rapports avec la question du sensible de faon gnrale et des images en particulier. Elle a eu des soupons, et mme une disqualification. Donc il faut dj savoir que dans lhistoire de la pense et de la philosophie, lintrt que les philosophes ont pour les images est une affaire assez rcente. En tous les cas, cest peut-tre avec larrive du cinma que la philo-sophie semble stre mobilise sur cette question du visible et des images. Le cinma a t un des lments moteurs dans le srieux et lattention avec lesquels la philosophie sest tourne vers la cration visuelle, quelle soit fictionnelle ou documentaire.

    Lorsque jai commenc travailler sur les images (et ensuite sur le cinma mais l, ce ntait pas aussi nouveau), quand je me suis engage dans le champ dune rflexion sur ce que cest que voir, ce que cest quun regard, un spectateur, un art visuel, nous tions peu nombreux du point de vue dune histoire de la pense. Dans les annes 60, jusquen 80, nous tions trs peu prendre cette affaire au srieux comme un enjeu de pense et comme un enjeu politique ils sont insparables.

    Si je suis arrive aux images, cest sans doute aussi par une histoire personnelle qui nintressera pas

    ncessairement quiconque ici mais qui tait une dif-ficult : je faisais de lpistmologie, de la philosophie des sciences, javais mme commenc une thse en Logique mathmatique : tout tait fait au contraire pour manifester mon hostilit aux images et javais quelques raisons autobiographiques dtre tout fait contre. Cela sest construit peu peu et il est vrai que jai abandonn le terrain de la logique et de la philo-sophie des sciences pour un travail sur les images et les oprations visuelles depuis lAntiquit. Depuis lAn-tiquit et particulirement dans le monde chrtien. Et puis je suis de la gnration qui a lu Guy Debord avec grand intrt, et mme avec excitation et mobilisation : la gnration 68. Je me disais que dans la culture dans laquelle je vis, qui est loccident chrtien, capitaliste, il y a peut tre des choses trs importantes rflchir sur le plan de la construction de la collectivit et de la pense politique dans les rapports du spectateur. Pour Debord, qui a fait des films, la question du rapport entre le spectacle, le spectateur et le citoyen est essentielle. Je pense que cest par l que je me suis engage, ma faon, dans cette enqute l. Voil. Je dirais cela maintenant. Au fond cest plutt dans une atmosphre de lutte, de conflit et dinterrogation politique que je suis alle vers les images et pas du tout comme un historien de lart en train de se dire lart est une trop belle chose pour quon sen passe . Pas du tout. Jtais prte men passer.

    Emmanuel Burdeau : Avant que cela ne devienne un enjeu dcriture et de rflexion pour vous, quelle pra-tique de spectatrice aviez-vous ?

    Marie Jos Mondzain : De spectatrice aimant, jubi-lant, jouissant de ce que je pouvais aller voir dans les muses, dans les expositions, dans le monde artistique. Il se trouve que par ma famille jtais amene rencon-trer normment dartistes et de potes. Donc, il y avait un voisinage, une familiarit, une amiti avec un certain

  • 9CONVERSATION AVEC MARIE JOS MONDZAIN ET JACQUES RANCIRE

    monde de la cration, qui en mme temps tait trs mobilis politiquement. Comme jhabitais en Algrie et que ctait la guerre, il y avait trs peu de salles de cinma et peu doccasions daller au spectacle. Cest seulement quand je suis arrive Paris, assez jeune malgr tout, mais il ma quand mme fallu attendre darriver Paris et de frquenter la rue dUlm pour dcouvrir vraiment le cinma. Je lai dcouvert avec passion et en me posant des questions puisque dans cette mme rue japprenais faire de la philosophie et regarder des films. Je trouvais que ce ntait pas un hasard. En tous les cas je voulais profiter de cette proximit pour les articuler lun lautre.

    Dans ma pratique, il y a eu beaucoup plus tard len-vie dentrer dans des situations typiquement pdago-giques avec des enfants, des adolescents et des tu-diants, dans les coles dart, puis avec les enseignants, pour travailler sur cette question de quest-ce qui se construit quand on voit ensemble et de quelle faon ? Pour moi une expression comme ducation limage a ne veut pas dire grand chose, mais certainement que a ne veut dire grand chose pour personne. Au point de vue syntaxique, dj, on ne dit pas ducation au franais , ni ducation aux chiffres Je ne sais pas pour quoi on dit ducation limage , il y a l une sorte de mauvaise formulation qui mrite quon en reparle, peut-tre pour sen dbarrasser et poser le problme autrement.

    Emmanuel Burdeau : Jacques Rancire, votre propre histoire avec les images et avec le cinma en particulier est quelque chose que vous avez dj racont, si mes sou-venirs sont bons, dans louverture des carts du cinma.

    Jacques Rancire : Oui peut-tre, disons dabord je ne suis pas un philosophe qui sest, un moment donn, intress aux images. Je crois que pour chacun dentre nous, les images on les connat bien avant de connatre

    la philosophie. Cest prcisment pour a quil ny a pas duquer limage : il faudra revenir effectivement sur cette expression et sur son sens, mais disons que lon vit dabord parmi les images, et que cest au sein de notre rapport avec les images quventuellement se passent des vnements qui peuvent concerner ou avoir des chos avec notre faon de concevoir la philo-sophie. Jai vcu tout petit avec les images. Je ne vais pas raconter toute ma vie, mais je pourrais raconter, par exemple, quun de mes premiers rapports avec les images ctait au catchisme. On passait des films au catchisme et je me souviens de ce film extraordinaire sur Marie o on montrait des gens excits dans les rues qui disaient : il y a un enfant qui est n sans le pch originel . Voil, cest un de mes premiers rapports avec les images !

    On voit bien que a na pas dintrt de faire la critique des images, cest a qui est intressant, ce ne sont pas des images quil y aurait besoin ensuite de dmystifier. Dune certaine faon on vit avec elles, il y a un ge o on y croit et un ge o on sait que a na pas de sens. Mais disons que ce qui tait important pour moi un moment donn cest quelque chose comme une dissidence dans le rapport aux images et notamment dissidence dans le rapport au cinma.

    Disons que quand javais 20 ans ctait lpoque de Bergman et dAntonioni. Il y avait une forme de lgiti-mit du cinma qui tait fonde sur son srieux, cest--dire quil y avait du srieux mtaphysique, du srieux psychologique : ctait le cinma quil fallait aimer. Et puis javais un copain en Khgne qui ma dit : Mais tout a cest nul, ce quil faut aller voir cest Minnelli, cest Hawks, cest Cukor, cest Anthony Mann et pendant des annes donc je lai suivi notamment dans ce temple de la cinphilie qui sappelait le Mac-Mahon. Ctait intressant pour moi ce dbut de LEsprit de la ruche : tous ces enfants qui prennent leurs chaises pour venir se mettre sous lcran. On ne prenait pas ses chaises au

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    LES ENJEUX DU REGARD | 01 - DUCATION LIMAGE : POUR QUOI FAIRE ?

    Mac-Mahon mais il fallait tre absolument au premier rang. Au premier rang et prcisment avec ce rapport o on est vraiment au ras de limage ; cest--dire dans un rapport de confiance avec ce que les images ont nous montrer, nous dire, avec prcisment ce senti-ment que lon na pas se mettre trs loin pour voir sil ny a pas quelque chose derrire les images qui nous serait cach.

    Cela, cest la premire chose. Donc oui, peut-tre que ce qui a t important pour moi ctait de mintresser aux images un moment o ctait aussi le faire dans un rapport polmique avec ceux pour qui les images sont la part du pauvre, la part des ignorants et la part de ceux qui ne comprennent pas le dessous des choses. Je dirais quil y a comme une continuit entre une passion des images pour elles-mmes (des images sans com-mentaires et offertes tous) et puis ce quon pourrait appeler un intrt philosophico-politique qui a t un moment donn dessayer de prendre bras le corps toutes ces thmatiques sur limage trompeuse ou sur limage envahissante ou sur limage qui est devenue ralit, ou sur limage qui a aboli la distance mme entre ralit et image.

    Je nai pas lu Guy Debord en 68, je ne lai lu que beau-coup plus tard et dune certaine faon beaucoup de ce que jai crit sur les images est une espce de pol-mique contre cette ide du spectacle. Je crois que ce qui est important, ce qui mintresse, cest de travailler sur le rapport entre limage comme ralit visuelle et limage comme concept philosophique. Mais philoso-phique ne signifie pas forcment des philosophes mais limage comme concept de la part des ignorants, de la part de lenfant, de la part du peuple. Cest tout fait frappant chez Guy Debord, on a ce discours sur le spectacle mais on voit bien que spectacle ne veut pas dire ralit visuelle, en ralit spectacle dsigne lorganisation de tout un univers de la domination. Au

    fond on fait toujours comme si spectacle voulait dire un cran en face de nous devant lequel on est sens tre comme une espce dimbcile et je crois que ce serait intressant de revoir La socit du spectacle par rap-port a. Un de mes intrts a t de penser limage la fois comme quelque chose qui nous est donn et en mme temps aussi comme quelque chose qui est toujours le produit dun certain nombre doprations, sans que ces oprations soient ncessairement des oprations de manipulation

    Emmanuel Burdeau : Les deux histoires que vous racontez se rejoignent mon sens et intressent directement la discussion daujourdhui puisque son sujet est ducation limage : pour quoi faire ? et on pourrait prciser pour quoi faire aujourdhui . Alors sommes-nous aujourdhui sortis de ce moment o la philosophie avait du mal avec les images et voyait en elles quelque chose dmystifier, quelque chose voir distance. Avez-vous limpression quil y a tou-jours se battre contre cette distance, cette mfiance de la philosophie lgard des images ? Y a t il tou-jours se battre aussi contre ce travail de dmystifi-cation, ce que vous appelez aussi, Jacques Rancire, lcran fatal : il ny aurait dimages que l o elles nous trompent, elles nous manipulent toujours ?

    Pensez-vous que les choses aient boug ou seraient en train de bouger depuis que lun et lautre vous vous intressez cela de prs ?

    Marie Jos Mondzain : Que les choses aient boug, elles ne cessent de bouger, non seulement du ct de la philosophie, de la rflexion sur le monde des images et du cinma en particulier, mais parce que mme dans les modalits de la production, de la construction, de la cration, de la technique, de la diffusion, il y a eu une acclration exponentielle de la possibilit de voir de plus en plus de choses et den faire de plus en plus. Si la

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    CONVERSATION AVEC MARIE JOS MONDZAIN ET JACQUES RANCIRE

    philosophie mais quest-ce que que la philosophie ? si ceux qui sexercent plus particulirement avec la parole peuvent donner tout autre le maximum de res-sources pour recueillir, dans tout ce quon nous montre, le moins de servitude possible mais le plus de plaisir, le plus de libert et le plus despoir, alors la philosophie a effectivement quelque chose faire. Je disais dailleurs Emmanuel Burdeau que son propre mtier qui est dcrire sur le cinma et davoir un travail de critique nest pas non plus tranger cela. Il ny a pas que la philosophie qui soit interpelle par comment apprendre voir et le mtier que vous faites en fait partie. Il ny a pas que les philosophes qui parlent des images. En fait, tout le monde en ce moment a envie de parler des images et beaucoup du cinma. Donc je crois dabord

    quil ny a pas un privilge spcifique dune discipline semparer de cette question tout en reconnaissant que la philosophie est sollicite particulirement par le monde des images et du cinma en ce moment. Elle est sollicite au sens o tout ce quon nous donne voir et qui surabonde est la fois magnifique et pour certains inquitant. Je suis daccord avec Jacques Rancire lorsquil dit quil faut sortir dune dploration catastrophique devant les flux visuels en considrant que nous sommes passifs, manipuls et victimes dun trop de visibilit.

    Vous savez quactuellement les institutions se posent de grandes questions sur le temps priscolaire. Ce temps priscolaire sera-t-il un temps dans lequel le

    LEsprit de la ruche, Victor Erice, 1973

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    LES ENJEUX DU REGARD | 01 - DUCATION LIMAGE : POUR QUOI FAIRE ?

    rle des images, de lart, de la cration sera particuli-rement favoris ? Parce que lducation Nationale est en charge, sinon dune ducation limage, de ce que notre ministre appelle de faon si stupide ducation artistique et culturelle . Comme sil y avait une duca-tion qui ntait pas culturelle ! Cest absurde. Donc il sagit de savoir en quoi les institutions qui construisent laccs la parole, la pense, au savoir et au lien social peuvent se saisir de toutes les forces de la cration pour rassembler et augmenter les nergies au service de la libert.

    Tu disais Jacques : il ny a pas dalination, nous ne sommes pas passifs, nous ne sommes pas des vic-times , pourquoi ? Parce que justement cest un monde dans lequel la question de la cration, des nergies de transformation et de lexercice de la libert non seu-lement sont possibles mais sont lenjeu mme de la transmission. Donc, je pense quil y a effectivement une transformation, cest--dire que ceux qui pensent, qui parlent, qui transmettent, qui accompagnent par toutes les formes de leurs activits, quelles soient pdago-giques, critiques ou philosophiques, doivent tre au service de cette stimulation, de cette construction dun regard, dun regard qui a une nergie critique, une vita-lit cratrice. Il sagit de donner aux enfants, le plus tt possible, le moyen de faire des images, la possibilit den voir. Si Jean-Louis Comolli tait l, je crois quil irait dans ce sens, il souhaiterait que lon fasse des images, quon ait un appareil photographique, quon ait des camras, quon nait pas peur de lordinateur, quon fabrique ! Car cette exprience est trs enrichis-sante sur le plan du lien social et de la construction la fois subjective et collective, parce que lenjeu mme est celui de la libert. Donc ce nest pas une ducation limage, cest : Est-ce quon peut apprendre tre libre ? Eh bien il ny a pas de gens spcialiss dans ce domaine, ce nest pas une spcialit. Ce devrait tre le souci de tous ceux qui transmettent et accompagnent

    de sassurer quils protgent, respectent et accueillent avec le maximum de gnrosit toute cette libert qui commence trs tt ds lenfance. Je crois que cest en ce sens que les philosophes peuvent entrer en lien et en dialogue avec le monde dit de lducation. Mais pas seulement celui-l, il y a dautres secteurs de la vie col-lective qui sont concerns par limportance de laccueil, de la faveur et des moyens accords la cration et au dsir dinventer. Cela me parat bien plus important que de se focaliser sur des expressions comme ducation artistique et culturelle ou ducation limage etc Cest vraiment aussi un enjeu de dmocratie, encore faut-il manier ce vocabulaire dlicatement puisque cest un mot qui suscite son tour des dbats

    Emmanuel Burdeau : Jacques Rancire, cette mfiance que vous dcriviez tout lheure et dont vous disiez ctait en partie contre elle que vous aviez crit, cette mfiance a-t-elle toujours cours aujourdhui ? Et si elle na plus cours, et si les images ne sont pas quelque chose quil faut dfaire, dmystifier, traverser quelle pourrait tre alors la tche de ce quon va continuer appeler par commodit ducation limage ? Je sais que cest une objection que lon fait parfois votre travail en demandant : pourquoi sintresser lmancipation si elle est toujours dj faite et que lon na pas armer les gens ou le regard des spectateurs contre des choses qui les manipuleraient ?

    Jacques Rancire : Je nai jamais dit que lmancipation tait toujours dj faite. Ce que jai effectivement essay de reprendre la suite de lillustre - enfin illustre, grce moi quand mme largement (NDLR: en riant)- Joseph Jacotot2, cest lcart entre lide de lducation et lide normale de linstruction. Cela veut dire mettre en cause lide quil y a des institutions qui sont naturellement en charge de produire un certain nombre deffets bn-fiques et que nous avons leur demander de remplir

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    CONVERSATION AVEC MARIE JOS MONDZAIN ET JACQUES RANCIRE

    leur rle, qui serait de produire ces effets bnfiques en encourageant la cration, la libert, lesprit critique et autres choses du mme genre. Je dirais que je me place toujours dans une situation o il ny a pas pr-supposer que linstruction publique ait pour fonction dmanciper les gens. Linstruction publique a toutes sortes de fonctions : prparer les gens toutes sortes de formes de vies. Finalement les institutions sociales ont surtout pour fonction de reproduire les formes dexis-tences sociales, ce qui veut dire que si lmancipation y arrive, elle y arrive travers des choix individuels et des mthodes individuelles, et pas du tout parce que ce serait la vocation de linstitution. Je pense que lon na pas tre quelque chose comme la conscience de lins-titution, la rappelant sa fonction mancipatrice. Cela veut dire aussi quil faut interroger un certain nombre de liens. Quand je dis cela, bon nombre de personnes dans le champ de la cration artistique commencent dire que je sabote un peu le mtier : mais il ny a pas prsupposer que lart en gnral libre les gens ou quenseigner lart lcole forme lesprit critique ! Non. Je crois quil y a vritablement des logiques diffrentes qui saffrontent au sein dune mme institution, au sein des mmes lieux.

    Donc, pour moi, ce qui est contenu dans lide dman-cipation, ce sont essentiellement deux choses : tout dabord, le fait de susciter une capacit. Susciter une capacit se servir des images, vivre parmi les images. Ce nest pas forcement critiquer les images. Prenons par exemple les deux petites filles du film de Victor Erice. On pourrait dire : cest une histoire de fascination, cest une histoire dillusion, la petite fille dcouvre Frankenstein et ensuite elle va rencontrer ce soldat rpublicain bless en qui elle va reconnatre sa version elle de Frankenstein On nest absolument pas dans la logique de lducation limage ou par limage. Il y a simplement une manire de vivre avec les images. Dans la mesure o vivre avec les images veut

    dire tre capable de plus. Au fond, ce qui est important pour la petite fille du film cest que les images sont la possibilit de plus, pas simplement dimaginer, mais de plus de vie. Je dirais que limportant cest de multiplier les possibilits dentrer dans des mondes qui sont des mondes diffrents. Cest pour a que pour moi il ny a pas prsupposer que parce quil y aura de lart lcole les gens vont tre mancips. Non. Un artiste nest pas forcement mancip, nous connaissons une masse dartistes qui finalement vivent compltement lintrieur du systme et le reproduisent Ce qui est important, cest cette possibilit pour les enfants de participer toutes les formes dexpriences et cest ce qui est fort dans lide dmancipation. Ce que jai tudi dans La nuit des proltaires ou travers Le matre ignorant, cest prcisment qu travers lman-cipation on a droit toutes les jouissances y compris aux jouissances de limagination ou de lart, qui sont en principe rserves aux gens qui ont le temps et qui sont forms pour a. Je pense quune tche mancipatrice ne peut jamais vraiment tre assimile une tche institutionnelle. Cest une tche qui met disposition de tous, le maximum dimages, le maximum de mots et le maximum de manires de jouer avec les mots et de jouer avec les images. Ce qui est videmment superbe dans Lesprit de la ruche cest cette possibilit de jouer avec les images, de les mettre dans sa vie, de transformer la vie avec. Ce sont des choses qui par ailleurs ont souvent t considres comme extrme-ment dangereuses ! On a considr quil fallait faire attention et mettre en garde les enfants et les gens des classes populaires (comme on disait dans le temps) contre ce risque-l. Cest de ce ct-l que je verrais le rle de lmancipation : dans un cart assez grand par rapport une espce de revendication professionnelle argumente par le fait que si on est ducateur, si on est artiste, si on est critique, on uvre pour le dvelop-pement de la libert. Je suis absolument daccord avec Marie Jos Mondzain mais je pense quon est toujours

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    LES ENJEUX DU REGARD | 01 - DUCATION LIMAGE : POUR QUOI FAIRE ?

    oblig de situer une dmarche mancipatrice dans un cart par rapport toute logique de lgitimation dune fonction.

    Marie Jos Mondzain : Si jai fait allusion au ministre, cest pour indiquer quel point les institutions sont actuellement dans un trs grand malaise, ne sachant pas quelle place donner aux nergies - que tu appel-lerais mancipatrices - dans la mesure o elles aime-raient pouvoir sapproprier la lgitimation dtre ceux qui soccupent de faire savoir, de faire voir Quand je pense par exemple lexprience que je pouvais faire avec des enfants dans le cadre dune classe ou dune mdiathque, il est vident que ce qui les nourrit cest dabord les images quils voient dans la rue, la publicit, la tlvision et actuellement tout ce quils voient sur les rseaux. Ce qui est intressant, comme tu le signales partir du film dErice, cest darticuler les mots pour dire ce quon voit. Cest quelque chose qui a t essen-tiel dans les expriences pdagogiques que jai faites partir dailleurs de la rencontre dun ami que nous avons eu en commun qui tait Jean-Toussaint Desanti3. Il a fait une confrence dans mon sminaire aux Beaux-Arts quil avait intitul Voir ensemble . Ctait trs intressant dentendre Jean-Toussaint Desanti dire quil avait eu cette formule lemporte pice : nous ne voit rien cest dire : pour voir ensemble il faut parler. Apprendre voir ce nest alors rien dautre quapprendre parler. Jen ai fait lexprience avec les enfants : on parlait de ce quon avait vu, la tlvision, dans la rue Parler de ce quon voit et trouver les mots pour dire leffroi, le plaisir, linterrogation, le dsarroi Il sagit dtre l pour donner les moyens non seulement de dire mais aussi den faire quelque chose. De faire, de prendre des crayons et donc de disposer le plus vite possible et le plus simplement possible des moyens de passer de ces mots que lon trouve des formes quon invente. Le plaisir de voir saccompagne donc aussi de cette augmentation du voir par les mots pour le dire et

    de cette augmentation des mots par le plaisir et lenvie de faire. Jai toujours t frappe par ce double excs : nous voyons infiniment plus de choses que nous ne pouvons en dire et nous sommes capables de dire infi-niment plus de choses que nous nen voyons. Ce double excs est prcisment l o se joue une sorte de dyna-mique daugmentation de la libert. Il sagit de se rap-proprier notre capacit tre acteur dans le monde o nous vivons. Etre acteur, agir et ne pas tre simplement spectateur, dans le sens o les mots spectateur comme spectacle seraient les synonymes dune passivit, mais au contraire que la meilleure faon de voir cest davoir envie de faire et envie de dire. Voil, ctait dans cette articulation que jvoquais cette question donc pas du tout dans le cadre institutionnel : et le ministre naime pas beaucoup a

    Emmanuel Burdeau : Peut-tre pourriez-vous nous expliquer plus en dtail cette exprience que vous voquiez linstant, elle semble trs riche pour vous et il me semble quelle est assez belle et rare

    Marie Jos Mondzain : Oui, oui, a a t un grand moment ! Jai pass deux annes avec les classes. Gallimard Jeunesse mavait demand de travailler pour une collection : vous savez maintenant on demande beaucoup des philosophes de service parce quil y a une paraphilosophie comme il y a une parapharmacie de parler des problmes de la philosophie avec les enfants Jai dit non , je ne vais pas faire un livre pour les enfants sur la libert, la mort, la justice ou le sexe : je vais aller avec eux . Et ils ont accept, cest--dire que jai pris mon cartable, je leur ai demand dassumer simplement quelques frais de dplacement et je suis alle dans les classes. Jai rencontr des directeurs dcoles primaires qui mont prsent des instituteurs et quelques-uns dentre eux mont accueillie dans leur classe. Jai donc pass deux ans aller chaque semaine une journe en CE2 ou CM1. Dans certaines classes,

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    CONVERSATION AVEC MARIE JOS MONDZAIN ET JACQUES RANCIRE

    jai pass un mois, deux mois, chez dautres quelques journes. Je suis alle Paris, dans divers arrondis-sements, puis dans des zones dites difficiles, des ZEP, et puis je suis alle la campagne, la montagne, en province, Strasbourg, dans les Pyrnes, rencontrer ces enfants. Je me suis assise au milieu deux et je leur ai pos la question qui fait le titre du livre : Quest-ce que tu vois ? Quest-ce quon voit ? Ou comment la philoso-phie, comment une philosophe veut apprendre auprs des enfants. Je voulais entendre les questions quils se posaient, les plaisirs dont ils voulaient me parler, les mots dont ils avaient besoin... Je me souviens dune institutrice Paris, qui stait prise au jeu et qui ma dit : cest formidable parce quen mme temps, on apprend crire les mots, construire des phrases . Cest apprendre voir, apprendre parler, apprendre sentir et partager. Ils ont fait normment dimages. Le livre a t traduit dans plusieurs langues et il est possible quil y ait des ditions avec les illustrations des enfants, ce qui me fait assez plaisir. Donc a a t pour moi une formidable aventure, jai beaucoup appris : les enfants sont loin dtre nafs, passifs et primaires devant les images. Ils ont une familiarit formidable, un voisinage, une entente, un plaisir immdiat. Et en plus une agilit dans les faons den faire, den voir, den fabriquer aujourdhui ils sont trs agiles.

    Emmanuel Burdeau : Je crois que cest selon une cer-taine mthode que vous aviez choisie o des lves prsentaient dautres des extraits ?

    Marie Jos Mondzain : a, cest ce que jai fait avec les adolescents quand jtais Blanc-Mesnil. Ca na dur quune seule anne, avec une classe de quatrime dans une zone particulirement difficile. Le professeur dHistoire-Gographie mamne tous ses lves et me dit : voil, jai un problme, je voulais leur raconter lhitlrisme en histoire et leur montrer Le dictateur de

    Chaplin. Je me suis totalement plant, a nest pas pass du tout . Alors quest-ce que quon peut faire ? Jai dit : venez, on va se retrouver . Nous nous sommes donc retrouvs ensemble avec la classe et jai commenc leur dire comment je travaillais, les questions que je me posais Je leur ai dit : coutez, vous navez pas aim tel film, on nest pas oblig daimer un film, moi jai surtout envie de savoir ce que vous aimez : quest-ce que vous aimez ? Comme je ne vais pas vous deman-der chacun, rendez-vous la semaine prochaine, ou dans quinze jours selon le temps dont vous avez besoin. Chacun dentre vous, si vous avez une possibilit denre-gistrement votre disposition, en vous aidant les uns les autres, vous mapportez une squence, un chantillon de cinq ou six minutes de quelque chose que vous aimez vraiment beaucoup . Alors la tl, madame , la tl, oui , mais a peut tre nimporte quoi ? , oui, vraiment, ce que vous aimez, ce que vous ne voulez pas rater : vous rentrez chez vous, vous vous dites : je ne veux pas rater a , ah oui, on a tous envie... Donc des sries, des jeux tlviss, il y avait de tout. Ils ont tous particip et je leur ai dit : maintenant, est-ce que vous tes daccord pour que lon passe devant la classe et chacun pourra expliquer aux autres ce quil aime et pourquoi il aime tant Mimi Mati dans tel truc etc Et alors l, le dbat sest dclench : mais comment ! tu aimes a ? pourquoi ? Et notamment entre les filles et les garons, ctait un milieu maghrbin trs fort, donc a a dmnag entre les filles et les garons sur la question du sexe, par exemple, parce quil y avait des choix Pendant cette anne on a vraiment eu une construction dune pense autour de : quest-ce que jaime et pourquoi jaime , et ctait eux-mmes, entre eux, qui expliquaient ce qui nallait pas du tout dans le choix du copain : mais cest nul ! ah tu dis que cest nul, pourquoi ? et ils taient obligs dargumenter. Et a a t pour moi, et daprs ce que le professeur ma dit aussi, un moment trs mouvant, trs fort. A la fin de lanne, jai dit : est-ce quavec tout ce qui sest

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    LES ENJEUX DU REGARD | 01 - DUCATION LIMAGE : POUR QUOI FAIRE ?

    pass entre nous, travers toutes ces choses quon a vues, et on a vu plein de choses, avez-vous envie quon reprenne par exemple le film que votre professeur vous avait propos et qui linquitait : Le dictateur de Chaplin ou autre chose qui vous pose problme et quon verrait maintenant ensemble ? Alors cest trs curieux ils ont voulu revoir Le dictateur, et l, ils ne se sont pas tous dit : oui cest un chef-duvre, a y est, on est mrs pour a Pas du tout ! Ctait le dsaccord. Mais a a dbattu. Cest--dire quils ont commenc dbattre sur lintrt du noir et blanc aujourdhui, est-ce que a marche encore, et est-ce quon peut vraiment com-prendre aujourdhui quelque chose de lHistoire, est-ce que la faon quavait Chaplin de jouer pourrait tre reprise aujourdhui, si quelquun faisait quelque chose de similaire (ctait lpoque Sarko)... Et il y a eu un dbat sur la pertinence de reconnatre aujourdhui un chef-duvre dans ce film (en tout cas quelque chose qui soit dit) et on a continu Je ne vais pas en dire plus parce quil faut faire vite, mais je crois quil faut toujours passer par ce que lautre aime avant de lui dire ce quil doit aimer. Il faut construire les raisons daimer : si tu veux que jaime ce que tu aimes, il faut que tu me dises pourquoi cest si bien. Et on avance, on avance et on partage des choses Voil, cest tout ce que je peux dire !

    Emmanuel Burdeau : Jose peine vous poser la ques-tion, Jacques Rancire : avez-vous eu des expriences en quelque manire comparables celle-l ? Et plus large-ment, le travail, la rflexion sur le cinma ne sont-ils pas toujours aussi une rflexion sur la transmission ? Je parlais de cette figure du passeur qui revient avec tellement dinsistance et de la manire dont beaucoup de fictions cinmatographiques, dont certaines sur les-quelles vous avez crit, sont aussi des fictions ddu-cation et de transmission : il me semble que cest un de vos textes sur Fritz Lang qui sappelle Lenfant metteur en scne Donc de quelle manire, pratiquement et

    thoriquement, avez-vous eu affaire des questions qui rejoignent celles qui viennent dtre voques ?

    Jaques Rancire : Je nai pas du tout dexprience comme celle de Marie Jos, donc je dirais que jai travaill dune manire beaucoup plus gnrale. Effectivement on pourrait voquer les fictions de la transmission o ce qui ma intress, et au fond ce qui mintresse dans ce que dit Marie Jos, cest cette espce de renversement qui est : on part de ce que les gens aiment et on part de ce que les gens peuvent. Parce que normalement lducation part de ce que les gens ne peuvent pas. Cest toujours le problme du grand renversement : normalement qui dit ducation dit que les gens ne savent pas, donc il faut leur apprendre, ou bien ils ne comprennent pas, ils se font avoir par les apparences, donc il faut bien sr retourner lappa-rence pour partir de ce que les gens ne peuvent pas. Le grand renversement mancipateur, cest partir de ce que les gens peuvent. Ce que les gens peuvent tant trs fortement li ce quils aiment. On pourrait dailleurs voquer plus largement aujourdhui dans le contexte politique gnral o on se demande pourquoi des dcennies et des dcennies de dnonciation de tout ce quon naime pas dans la socit aboutissent finalement des rsultats aussi mdiocres en termes de capacit de rsistance ce qui nous advient. Disons que lon nest pas l pour parler de a mais globale-ment il y a quand mme cet lment fondamental : ce que les gens peuvent partir de ce quils aiment, parce quaimer cest aussi une capacit et au fond cest tou-jours trs important. Mais effectivement, a cest aussi lexprience de la cinphilie travers moi : ce qui est important, cest de partir de cette capacit aimer, de cette capacit tre mu, ressentir quelque chose, et partir de l susciter une capacit le mettre en par-tage, qui ncessairement est une capacit en parler. Je suis compltement daccord avec Marie Jos sur ce point fondamental. Cest ce quon prouve toujours avec

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    CONVERSATION AVEC MARIE JOS MONDZAIN ET JACQUES RANCIRE

    les enfants : limportant quand les enfants disent : ah a cest beau ! ce nest pas de savoir si cest vraiment beau, ce nest pas de leur dire : bon ben coute, non ; excuse-nous mais cest vraiment kitsch ou excuse-nous, ce nest pas beau . Limportant, cest le point de dpart qui est cette espce de sentiment positif : il y a quelque chose de beau et il faut tirer la capacit dprouver, de voir, la capacit de juger, disons effec-tivement la dvelopper comme une capacit de parler et de dire aux autres. Cest a qui est trs important : mettre en valeur cette espce de rapport du voir au dire. Pas du tout sur le mode o le dire donne les raisons, donne lexplication du voir mais o le dire fonctionne comme une espce de supplmentation du voir. Sur ce point je crois quon est compltement daccord. Au fond,

    contrairement une espce de doxa rpandue qui dit quil y a trop, trop dimages, le problme cest de crer du plus. Crer comme une espce dexcs des mots, dexcs dimages. Ce qui veut dire au fond : excs de manires de jouer avec les mots et avec les images, de jouer avec le rapport des mots et des images. Cest effectivement ce qui ma toujours intress mme si je nai absolument pas dexprience pdagogique du genre de celles de Marie Jos Mondzain. Ce qui ma intress, cest de mettre au premier plan cette capacit. Vous faisiez rfrence ce livre Lenfant metteur en scne donc le Moonfleet de Fritz Lang. On peut dire que ce film a t la grande icne de la cinphilie : pas simple-ment parce que le petit enfant y est tellement mignon quil est difficile de ne pas craquer, et pas simplement

    Les Contrebandiers de Moonfleet, Fritz Lang, 1955.

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    LES ENJEUX DU REGARD | 01 - DUCATION LIMAGE : POUR QUOI FAIRE ?

    parce que cest une belle histoire o le mchant est finalement rachet : parce quil y a tous ces canons qui sont en quelque sorte des canons hollywoodiens, alors que le roman dorigine na pratiquement rien voir avec le film. Ce qui est important, enfin ce que moi jai essay de dgager, cest cette espce de pouvoir, cette capacit daccueil de lenfant. Lenfant, dans lhistoire de Fritz Lang, est confi un type dont on pense quil est bien mais qui, en fait, est une espce de fripouille. Donc lenfant arrive chez la fripouille en question et la fripouille lui dit demble : coute, excuse-moi, mais tu tombes mal, ne me fais pas confiance etc et len-fant dit si si et lenfant, obstinment, fait confiance. Cest dire que lenfant vritablement recre lhistoire sa manire. Ce nest quune fable, mais cest une fable tout fait importante sur la manire dont une forme de croyance que lon considre normalement comme une forme dillusion, dimbcilit, est une force relle de transformation dune situation.

    De mme, au dbut de Au travers des oliviers de Kiarostami, il y a cette espce de rsistance de len-fant au rapport dautorit ou de manipulation que le metteur en scne introduit Effectivement, lenfant au cinma, lenfant spectateur, lenfant acteur a souvent ce rle de mise mal de la logique pdagogique qui est toujours une logique o lon veut lui enlever sa navet, ou alors o lon joue sur la navet mais a cest un genre particulier au fond ce qui est intressant, cest la manire dont la navet mme change de sens et devient une force.

    Marie Jos Mondzain : Oui, je pensais aussi La nuit du chasseur, ces films qui mettent en scne lenfant acteur de la vie, prenant une initiative, crant, prenant en main lhistoire et o ce sont les grandes personnes qui apprennent des enfants quelque chose. Et cest vrai que les enfants aujourdhui ont un trs grand savoir sur les images et a vaut vraiment la peine de travailler

    pour eux, avec eux et auprs deux pour avancer nous mme dans la faon de communiquer avec eux Ce que je trouve trs beau dailleurs dans LEsprit de la ruche, cest quon voit les jeunes et les vieux : le camion est accueilli par les enfants mais dans la salle il y a toutes les gnrations. Il y a une dame qui arrive avec le brasero Cest--dire que le cinma met la totalit de ceux qui seront les spectateurs dans un tat que je nappellerais pas un tat denfant, mais un tat natif. Quelque chose commence alors cest vrai, les enfants sont plus prs de leur propre commencement mais au cinma chacun de nous a la possibilit de rejoindre son propre commencement, de revivre quelque chose qui nest pas naf mais natif. Cette navet dont tu parles est de lordre de la naissance, cest--dire de lclosion de quelque chose de lordre de lmotion, du dsir de vivre et du dsir dagir dans le monde dont on est pro-tagoniste. On est agoniste : on nest pas l pour subir le monde, on est l pour en faire quelque chose.

    Emmanuel Burdeau : Il me semble quune des proc-cupations qui revient avec le plus dinsistance lors-quil est question dducation limage cest le souci doprer des distinctions qui peuvent tre fermes entre diffrents types dimages, les uns appartenant plutt la tlvision, les autres appartenant plutt au cinma, et la volont de faire passer entre ces diff-rents rgimes des diffrences de nature, comme si derrire ducation limage ce quon entendait en vrit ctait ducation au cinma. Comme si on esp-rait que les jeunes gens passent travers les images vers lesquelles ils se tournent le plus volontiers pour aller enfin vers quelque chose de meilleure qualit Cela vous semble-t-il important doprer ce type de distinction, ou est-ce que, comme vous avez dj com-menc le dire, aprs tout, lorsquon demande un enfant ce quil aime, on a plus de chance de tomber sur un jeu vido ou un jeu tlvis que sur Moonfleet ou

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    CONVERSATION AVEC MARIE JOS MONDZAIN ET JACQUES RANCIRE

    Au travers des oliviers. Doit-on sen inquiter? Je sais que vous y avez dj rpondu mais peut-tre on peut essayer de prciser les choses. Jacques Rancire ?

    Jacques Rancire : Je dirais deux choses : la ques-tion la plus importante pour moi nest pas de faire des distinctions mais plutt dinterroger quelle ralit on donne limage. Parce quau fond, toute la question traditionnelle de limage, cest le rapport de limage en tant que fantme fabriqu et de limage en tant quelle est limage de celui-ci ou de celle-l, limage dune humanit partage. Toute la question traditionnelle de limage, cest la question entre ce qui est notre copie

    et ce qui nest quun reflet qui danse sur un cran. Et a, cest tout fait intressant, justement dans le film dErice, il y a la discussion entre les deux petites filles, la nuit, aprs avoir vu Frankenstein. La petite demande lane : quest-ce qui se passe ? Pourquoi Frankenstein tue la petite fille ? Et pourquoi on tue Frankenstein ? Et lane lui dit quelle va lui expliquer, et en fait elle ne lui explique rien et la petite lui dit finalement : tu ne sais rien . Tu ne sais rien parce quau fond le gros problme, cest ce rapport entre quelque chose qui est la fois entirement artificiel et la fois limage de quelque chose qui est entirement rel. Je crois que la force ducatrice de limage (et non pas ducatrice

    Frankenstein, James Whale, 1931

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    LES ENJEUX DU REGARD | 01 - DUCATION LIMAGE : POUR QUOI FAIRE ?

    limage) cest peut-tre toujours cette tension, cette ambigut de limage. Pour moi le problme avec les images daujourdhui, cest de maintenir cette tension par rapport toutes sortes de formes o limage se donne comme entirement artificielle. On est dans lartifice. Pour moi cest a, la question de la division des images, cest la division entre le fabriqu et le semblable nous. Il y a une autre question qui tait dans le film de Kiarostami et qui est aussi une question importante, cest le rapport entre celui qui prend les images et ceux qui peuvent les recevoir. On sait que cest aussi une grande plainte et peut-tre aussi une forme dappropriation sauvage : il y a toujours des gens pour prendre des images et recueillir des mots un peu partout, et effectivement la question des gens dont on prend les images et dont on prend les mots cest : est-ce que vous allez nous les rendre ? Est-ce que vous allez nous les donner ? Et au fond la question des filles nest pas simplement est-ce quon pourra le voir la tl et sur quelle chane mais est-ce que vous tes l pour prendre notre image pour vous (et ventuellement avec des buts ducatifs, que sais-je ?) ou est-ce que cette image, nous aussi, on a droit la recevoir ?

    Marie Jos Mondzain : Par le trajet que jai pris dans mon travail, et l aussi je pense au travail de Jean-Louis Comolli sur ce mme sujet, je te suis dans ce que tu ouvres sur la fois la question du fantme et celle du rel. Cest ce que Jean-Louis explique trs bien et qui ma moi-mme intresse dans mon propre tra-vail : cest le fait que ce que nous appelons des images est fondamentalement et en toute circonstance un site de croyance. Les images sont quelque chose qui nous fait croire. Mme quand elles nous font savoir quelque chose de rel cest le relais de la croyance qui prime sur linformation. Je pense dailleurs cette fameuse phrase de Raymond Aron au sujet des camps quil navait pas vus . On lui dit : vous tiez inform et

    navez pas ragi et il rpond comme je ne lai pas cru, je ne lai pas su4. Cette rponse a t rapporte par pas mal de gens dans les chroniques sur cette priode, au moment o il y avait les dbats autour de Yannick Haenel. Comme je ne lai pas cru, je ne lai pas su . Il sagissait des camps qui justement taient visibles ou invisibles. Mais en tout cas on voyait, et on voulait ne pas avoir vu : vous savez que les avions avaient quand mme pris des images qui par la suite rendaient trs vidente lexistence de ces camps ; mais je ne lai pas cru, je ne lai pas vu ; ne layant pas cru ne layant pas vu, je ne lai pas su. Il y a entre le faire-voir et le faire-croire quelque chose qui porte la respon-sabilit du faire-savoir. Ce qui fait que ce caractre de croyance de toute image touche au problme que tu voquais qui est celui du rapport la ralit. Il sagit de savoir si on prend quelque chose de rel, ou si on prend quelque chose qui na aucune ralit, qui nest rien, quune monnaie de singe. Ou au contraire est-ce que cela touche quelque chose dun rel sur lequel celui dont cest limage pourrait par exemple revendi-quer des droits, un effet de retour, une proprit, ou le fait quon lui rende quelque chose quon lui a pris

    Dailleurs, dans lextrait de LEsprit de la ruche que nous avons vu le prsentateur de Frankenstein annonce : vous allez tre pris dun effroi rel mais lhistoire, ce nest pas vrai. Cest--dire quon dit la fois vous allez y croire et y croyant vous allez ressentir une motion relle mais noubliez pas que tout a, cest du cinma, ce nest pas rel. Donc il y a cette espce de battement de diastole et systole entre ce que lon croit, ce que lon sait, la ralit de ce que lon sent et le peu de ralit de ce qui apparat sur lcran. Une image finalement ce nest rien du tout et pourtant quelque chose sy joue du lien que nous avons soit avec notre identit, soit avec tout autre. Cest ce qui ma amene parler de limage comme fiction constituante. Ce qui est un peu un paradoxe dans les termes, le mot fiction indiquant

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    CONVERSATION AVEC MARIE JOS MONDZAIN ET JACQUES RANCIRE

    la fragilit et lincrdulit lgitime que peut susciter quelque chose que lon ne fait que voir et qui nexiste pas plus que a et qui va disparatre, qui apparat et qui disparat. Jaime bien dire fiction constituante pour dire quau fond il y a une faon pour lirrel dappa-ratre o se joue quelque chose qui nous constitue la fois comme sujet et comme lment, ou sujet dans une communaut, dans des liens. Cest bien un batte-ment non ? Cest une oscillation sans fin qui fait que le cinma provoque toujours un effet rel mais dans une crise de la croyance : jy crois, je ny crois pas tout se passe comme si. Voil, donc ce que disent les jeunes filles dans le film de Kiarostami, cest quelles ont le sentiment quon est en train de les choisir pour de vrai et quon va en faire quelque chose quon leur doit ou qui peut-tre au contraire va leur chapper pour toujours, ou qui na aucune ralit, aucune importance. Cest cette espce de basculement de la valeur de ralit et donc de la valeur politique des enjeux du regard.

    Emmanuel Burdeau : Et cest une question qui est devenue pressante ces dernires annes si lon pense laffaire du documentaire de Nicolas Philibert tre et avoir. Je reviens un peu en arrire avant de laisser la parole la salle : Jacques Rancire, quand vous voquiez tout lheure des images qui ne sont quartifice ou fabrication, pensiez-vous des uvres ou pensiez-vous des rgimes particuliers ?

    Jaques Rancire : Je pense notamment aux images de jeux vido qui sont des images dont on sait que ce nest que de la construction, alors queffectivement ce qui est au cur traditionnellement du cinma, cest cette double croyance. Cest cela, je crois, qui est trs important et qui est notamment trs fort dans le film dErice. Au fond, cest un enjeu de construction subjec-tive, cest--dire aussi un enjeu dhumanit partage dans la capacit de se rapporter quelque chose qui la fois est et nest pas.

    Marie Jos Mondzain : Avant que vous ne passiez la parole la salle, javais envie que vous, Emmanuel Burdeau, vous disiez quelque chose.

    Emmanuel Burdeau : Non non non, je chanterai peut-tre une chanson la fin

    Marie Jos Mondzain : En quelle mesure le travail de critique de cinma qui est si important, enfin je veux dire, regardez ce qui se passe sur le festival de Cannes, on vous lit tous : vous tes dune corporation qui nest pas sans impact sur la construction du public sur la frquentation des films, sur la construction du regard, sur le fait de transmettre un instrument danalyse ou pas, sur le fait de faire reprer des choses et pourquoi vous voulez seulement chanter une chanson ?

    Emmanuel Burdeau : Parce que cest une chanson qui parle de a non, je

    Marie Jos Mondzain : Alors chantez ! Non mais a mimporte.

    Emmanuel Burdeau : Javoue que mme si jtais pr-venu, je suis un peu pris de court.

    Marie Jos Mondzain : Je lai prvenu, je lui ai crit la veille.

    Emmanuel Burdeau : Je suis un peu embarrass, parce que beaucoup de choses que vous avez dites tous les deux sont des choses qui rsonnent pour moi. Cest--dire que mon travail ny est pas absolument tranger. Notamment cette ide que le travail critique nest pas dabord et cela me semble un truisme nest pas dabord un travail de dmystification ni un travail qui devrait oprer un tri : soit un tri entre les diffrentes productions dimages, soit un tri lintrieur de ce quune production (disons un film ou autre chose) peut offrir. Ce en quoi je me reconnais. La phrase qui me vient toujours lesprit, est une phrase qui date

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    LES ENJEUX DU REGARD | 01 - DUCATION LIMAGE : POUR QUOI FAIRE ?

    maintenant et qui est dun auteur quil faudrait videm-ment discuter, cest la phrase de Bazin quand il dit que le travail critique consiste prolonger aussi loin que possible le choc de luvre dart dans la sensibilit du spectateur. Quelque chose comme a, parce que je ne suis pas sr quil le dise comme a. Il me semble que cest quelque chose que jai toujours dans un coin de ma tte. Cela tant dit, et cest un autre dbat, vous dites on vous lit tous , enfin quand vous dites vous , ce nest pas de moi quil sagit mais bien de la critique, moi je considre que la critique aujourdhui nexiste pas. Quon est dans un moment o, comme instance, elle nexiste pas.

    Marie Jos Mondzain : Cest important quon lentende

    Emmanuel Burdeau : Et cest quand mme un peu grave ! Dune certaine manire, moi, je nai pas me plaindre et si je le dis cest que je mexcepte un peu de cette inexistence, mais je pense quelle nexiste pas. Je ne dis pas que je suis le seul, ce nest pas du tout ce que je veux dire, mais quelle nexiste pas dans le sens o elle ne fait pas ce travail qui consiste aug-menter le partage et cest ce que vous avez dit tous les deux : limportant cest daugmenter le partage. Je pense que cest un travail qui nest pas fait par la critique comme instance, institution, profession. Ce propos qui a lair cruel ne lest absolument pas, parce que quand je dis cela je nai pas en tte un tri entre les bons et les mauvais. Jai en tte une situation dans laquelle, pour mille raisons, qui sont ltat du cinma ou la situation de la presse (qui est quand mme catas-trophique), la critique, pour le dire de manire plus exacte, ne peut pas faire ce travail. Elle se trouve tre requise par dautres tches qui vont du promotionnel au tri et cela fait que ce travail qui consiste dire : cest pour tout le monde et cest pour laugmentation par tout le monde de tout le monde, me semble ne pas

    se faire. a ne date pas daujourdhui, mais a va en saggravant, pour des raisons qui tiennent beaucoup ltat de la presse mais ltat de la presse nest pas une situation isole. Ce que je veux dire aussi par l, pour vritablement ouvrir, cest que cette situation que vous dcriviez en commenant qui est dun intrt de plus en plus marqu de la philosophie pour les images, pour le cinma, ces lectures-l, pour moi et pour dautres ce sont substitues des compagnonnages plus strictement critiques. Alors cela fonctionne dans les deux sens, votre travail est pour moi dun intrt ncessaire et quotidien, ce qui se perd quelque part, dune certaine manire, se regagne ailleurs, en tout cas je lespre.

    Questions du public

    Intervenant 1 : Bonjour, jai une question par rapport ma pratique dducatrice limage . Jenseigne, enfin jessaie dduquer limage dans un lyce. Ce public lycen nest pas vident, comme tous les publics, enfants, collgiens Mais jai remarqu que les lycens taient particulirement difficiles. Sachant que cest un lyce avec ce quon appelle des dcrocheurs, cest une notion qui vous dit quelque chose ?

    Les dcrocheurs sont des lycens qui ont plus de 16 ans et qui ne sont plus censs aller lcole, du moins ils ny sont plus obligs, et lducation Nationale essaie de les remobiliser. Donc, toujours est-il que, quand jai commenc, je connaissais peu ce public. L, cest une autre gnration, cest Aubervilliers, cest un autre monde vraiment pour moi. Jai eu ce reflexe de leur demander ce quils aimaient, mais l o jai t due

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    CONVERSATION AVEC MARIE JOS MONDZAIN ET JACQUES RANCIRE

    cest que je nai eu aucune rponse, cest--dire quils naimaient rien. Alors aprs on peut creuser, puisquau fur et mesure de lanne, je me suis rendue compte quils aimaient des choses, mais ils ntaient pas capables de dire ce quils aimaient. Donc il a fallu que je fouille et que je me rende compte quvidemment ils ne vont pas au cinma (a je le savais), ils ne regardent pas la tl (a je le savais moins, mais je le savais dj quand mme) et ils regardent beaucoup de choses sur internet.

    Donc jtais assez dmunie face un public qui jus-tement naime rien. Comment faire alors pour trans-mettre mon got, sinon du cinma, du documentaire, du moins de limage des gens qui ne sont peut-tre pas dans la capacit daimer ? Enfin, je nai pas dit quils ne pouvaient pas du tout, mais du moins narrivaient pas lexprimer je nai pas dit quils sont dcrbrs.

    Marie Jos Mondzain : Donc vous avez fini par changer davis quand mme.

    Intervenant 1 : Oui, tout fait.

    Marie Jos Mondzain : Alors au moins ils ont russi quelque chose Vous tes partie avec lide quils naimaient rien et vous avez dcouvert peu peu quils aimaient des choses, cest bien ! Je veux dire que quelque chose sest pass entre vous, et cest bien, a sest dplac. Il arrive effectivement quils aiment des choses quils vont trouver sur internet ou quils vont faire avec leur tlphone portable Mais de a on peut parler

    Intervenant 1 : Tout fait, on peut en parler mais ils ne le partagent pas tant que a ou en tout cas pas avec moi dans un premier temps.

    Marie Jos Mondzain : Alors, le deuxime temps va tre le bon. Ils ont tellement peu lhabitude quon leur

    demande ce quils aiment et ils ont tellement lhabitude quon leur dise quils naiment pas ce quil faut aimer, quil faut du temps pour que tout dun coup ils souvrent. Il y a normment de prventions : les parents arrivent catastrophs il est tout le temps devant On part toujours dune catastrophe ! Pourtant on peut sortir de l : parce quil y a du dsir et quil y a de lamour, a circule, il faut lattraper comme il se prsente.

    Emmanuel Burdeau : Sinon, leur montrer Le Dictateur apparemment ne marche pas

    Jacques Rancire : Il y a aussi un autre lment qui se mle tout cela cest que parler de ce quon aime sup-pose que cela vaille le coup den parler au professeur, aux autres Cest toujours cela qui est au cur de ces logiques : ne pas penser que a vaille le coup de pouvoir le faire pour les autres ou pour le professeur.

    Marie Jos Mondzain : Alors quentre eux ils parlent normment, vraiment !

    Intervenant 2 : On a beaucoup parl dducation limage avec des publics denfants, mais jai eu loc-casion de voir des choses qui ont t faites avec des publics un peu diffrents, avec des dtenus qui ont eu loccasion de faire du cinma ou davoir accs ce quon appelle, entre guillemets, lducation limage . Je trouve que ce sont des publics assez intressants. Au cours de mon parcours, jai eu loccasion de travailler avec des publics venant dethnies indignes, pour qui limage est justement un moyen de smanciper au niveau la fois de lestime de soi et du faire-valoir, mais aussi au niveau politique. Mais je viens surtout avec beaucoup dinterrogations, parce que jaimerais monter des ateliers pour faire des documentaires trs courts, avec des publics de dtenus, et justement tout lheure Jacques Rancire disait que le cinma est un moyen de rencontrer des mondes quon ne connat pas. Moi, jai surtout envie de rflchir comment dialoguer avec des

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    LES ENJEUX DU REGARD | 01 - DUCATION LIMAGE : POUR QUOI FAIRE ?

    publics que je ne connais pas. Parce que ce nest pas vident ; avec les enfants, comme vous le disiez tout lheure, il y a beaucoup de spontanit, les enfants sont trs naturels, ils ne sont pas du tout formats comme peuvent ltre des adultes. Cest compliqu.

    Marie Jos Mondzain : a nest pas si compliqu que a. Jai travaill pendant deux ans la Prison de la Sant avec Alain Moreau dans la structure qui sap-pelait Fentre sur cour. Il y avait Jean-Louis Comolli et beaucoup dautres quAlain Moreau avait associs cette entreprise. Nous avons travaill sur la pr-sence de la tlvision dans les prisons, puisquen 83 Mitterrand avait autoris la location de postes dans les cellules. Les dtenus parlaient de ce quavait repr-sent cette intrusion de la tlvision dans les cellules, la perte du sentiment du temps, la regarder jour et nuit Alain Moreau et lquipe quil avait runie (jai travaill avec eux pendant deux ans) a cr avec les dtenus une chane interne de tlvision, cre par eux, qui passait des documentaires, des films Les dtenus faisaient des informations et a avait lieu la Prison de la Sant, ctait formidable. Et ce qua fait Nicolas Frize Saint-Maur ou Chteauroux ! Nous avons travaill pendant un an avec lui. Les dtenus sont des gens pour qui la question de la construction dun regard et de la problmatique de la libert dans le rap-port aux images est dune vivacit douloureuse, mais en mme temps tellement puissante que nous appre-nons aussi beaucoup auprs deux. Nous avions aussi fait une vido-confrence avec des dtenus au Forum des Images et ils staient prsents comme a alors que cest dfendu normalement pour les dtenus de se prsenter visage dcouvert ils lavaient fait

    Intervenant 3 : Est-ce quil est selon vous lgitime ou oprant de parler dimage dominante dans le sens o le systme de valeur qui est luvre ou lidologie qui est luvre, serait majoritaire aujourdhui ? Je

    pose la question parce que les images qui sont le plus partages sur la plante viennent du mme endroit qui est Hollywood aux tats Unis

    Jacques Rancire : Je ne sais pas sil faut parler dimage dominante, je parlerais plutt dun rapport dominant constitu entre limage et ce que limage est cense signifier. Ce que jai appel consensus, cest dabord cela. Cest--dire quau fond et mon avis ce nest pas tellement li au cinma dHollywood mais plutt ce qui se passe tous les jours sur nos crans de tlvision. Disons par exemple quil y a en quelque sorte une fonction dominante de limage qui est dillus-trer simplement ce que la personne est en train de dire. Le rgime normal de limage que lon voit la tlvision cest une voix qui sait ce qui se passe et des images qui sont l pour dire que ce quon dit existe. Cest--dire quil y a l un mpris de limage invraisemblable, loppos de tout ce quon dit sur le dferlement des images. Cest absolument le contraire : limage est l comme attestation dexistence. Donc, disons quil y a des rapports qui sont constitus, savoir que si on parle dun certain pays, il y a certaines images quon va voir, il y a certains mots qui correspondent ces images, il y a des images qui vont correspondre aux mots par lesquels ltat du monde se dit, et effectivement tout le travail que font souvent les artistes est dessayer de produire dautres images, dautres rapports entre ces images et ce que ces images peuvent dire. Je crois alors quil faut sortir de lide quil y a une image domi-nante. Il y a un rgime normal, un rgime normal de fonctionnement des images o limage nest rien, o elle est une illustration, une espce de confirmation de lautorit de la voix qui dit ce que sont les choses et ce quil faut en penser. Donc, je crois que cest cela le rgime dominant contre lequel il faut essayer de se battre tous les jours et que bien des personnes qui crent des rseaux de diffusion alternatifs et beau-coup dartistes essayent prcisment de contourner.

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    CONVERSATION AVEC MARIE JOS MONDZAIN ET JACQUES RANCIRE

    Au fond, on sait toujours par avance ce que les images veulent dire et au fond le problme tant justement de produire, darriver produire des images dont on ne sait pas davance ce quelles veulent dire. Voil, mon avis ce nest pas vraiment la question de Hollywood en tant quHollywood reflterait une idologie dominante, cest la question vritablement du rgime normal de ce quon nous montre pour nous informer sur le monde. Si on pense par exemple au rle qua la reprsentation des victimes, on voit bien que quand on nous montre les conflits du monde, on nous montre un monde de victimes et pratiquement jamais un monde de gens qui ont une certaine matrise sur leur destin justement.

    Intervenant 4 : Bonjour, je voudrais revenir lducation limage et cette ide que cette interrogation serait en explosion depuis les annes 80 et surtout depuis les annes 2000. Je minterroge sur une amnsie et sur la mise en perspective de cette amnsie. Les philosophes mais aussi les psychologues, les historiens ou encore les sociologues se sont mobiliss ds les annes 48-50 pour se poser des questions autour de limage, des images. lpoque, et en France en particulier, il y avait une explosion totale autour de Cohen-Sat, le philosophe qui a cr lInstitut de filmologie, mais aussi autour de Bazin, de lENS dUlm, qui sinterrogeait sur les images, autour de la tlvision qui faisait un atelier

    Chronique dun t, Jean Rouch et Edgar Morin, 1960

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    de recherche sur les images Il y avait quantit dinter-rogations extrmement importantes : Etienne Souriau et bien dautres, se posaient la question des images ; Rouch et Morin aussi, puisquon doit voir quelque chose de Chronique dun t.

    Dans cette floraison, il y avait la fois des cinastes, des critiques, des thoriciens du cinma et des cher-cheurs en sciences sociales ou en sciences humaines qui sinterrogeaient conjointement sur les images. De mme dans des institutions telles que lUnesco qui proposait une approche qui rejoignait les politiques puisque cette floraison dinterrogations sur lduca-tion limage touchait une question qui tait : com-ment faire la paix aprs la guerre ? Comment faire de lanti-racisme aprs le racisme ? Comment faire de lanti-violence aprs la guerre ?

    Cette amnsie mintresse aussi parce quen 68 en Afrique ou dans les pays dits du Tiers Monde sest cr un cinma contre cette vague dinterrogations pour justement dnoncer le fait que ctait peut-tre un vecteur idologique comparable celui dHollywood et tout aussi tentaculaire. Il y a eu comme a une rflexion politique contre cette ducation limage-l partir de 68. Ma question aujourdhui cest : si lducation limage revient, sil y a nouveau des cinastes, des critiques et des chercheurs en sciences sociales qui sinterrogent sur la faon daborder et dinterroger les images, pourquoi cela revient aujourdhui et dans quelle perspective politique ou critique cette interro-gation sintroduit ?

    Marie Jos Mondzain : Je ne pense pas quil y ait une amnsie dans linterrogation sur les images, il ny a pas damnsie. Comme vous, on sait trs bien qu partir du moment o il y a eu la Nouvelle Vague, enfin trs tt, il y a eu la question de savoir ce quon montre, qui on le montre, pourquoi on le montre et comment on le

    montre. Mais quand nous disons qu partir des annes 80 et puis dans les annes 2000 il y a eu une modifica-tion du champ qui rflchit la question des images avec un nouveau vocabulaire, il y a deux choses : cest quil y a des rvolutions technologiques qui ont modifi le paysage de diffusion et de production des images, qui a fait que les modes de pense critique et de rflexion se sont aussi dplacs, ce qui a entran ncessaire-ment une sorte dinflation de la rflexion. Cela ne venait plus de la culture bourgeoise, du Vme arrondissement qui se posait en termes de cinphilie des questions de cinma. Et dautre part, il y a le fait quen France, par exemple, le Ministre de la Culture sappelle aussi Ministre de la Communication, ce qui est une mons-truosit, mais qui montre que la question de limage a t confisque par ce quon appelle les TIC, les Technologies de lInformation et de la Communication. Cest cela qui a modifi le paysage de la rflexion. Parce que tout ce quoi vous faites allusion et qui avait sa noblesse, sa grandeur et qui est inpuisable jusqu aujourdhui, ne se posait pas la question de ce quon voit, de ce quon donne voir, qui et pourquoi, en terme de technologie de la communication. Le pou-voir politique aujourdhui, et le berlusconisme en a t un signal trs important, le pouvoir politique est devenu une vritable thtralisation spectaculaire et bouffonne. Les images sont utilises pour occuper une certaine scne du pouvoir. Et cest cela qui a modifi de faon singulire le paysage de la rflexion elle-mme. Donc il ne sagit pas dune amnsie, il sagit de prendre en compte les modifications du temps et dun contexte dans lequel on doit mobiliser les forces de la pense, de la rflexion et de la formation du regard. Lenjeu est de trouver comment prserver toutes les nergies de la libert, de la cration et de laction dans un monde qui, avec ou sans images, na quun but : le march. Limage est devenue un march de la communication dans lequel les enjeux de pouvoir ou de domination ont pris une importance assez colossale et cela mrite

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    CONVERSATION AVEC MARIE JOS MONDZAIN ET JACQUES RANCIRE

    de repenser, de redistribuer et de dplacer le curseur traditionnel dune rflexion sur les images car ce mot na pas gard le mme sens de 1940 2015. On ne parle pas de la mme chose.

    Jacques Rancire : Cela dit, il y a peut-tre un autre lment. Il y a effectivement eu ce travail sur les images qui concernait un monde sans grande visibi-lit lpoque. Et puis, il y a quand mme eu dans les annes 60, le dferlement de la critique des images et du spectacle. Cest prcisment une forme de discours dans lequel limage tait le mal, et dans la mesure o limage tait le mal, il ny avait pas de raisons de sy intresser. Alors il y a toutes sortes de raisons, dune part un retour de balancier sur la question de savoir si limage est le mal, mais aussi lapparition de toute une srie de nouveaux types dimages qui ont remis au pre-mier plan une rflexion sur limage qui avait t un peu occulte par le dferlement de ce que nous appellerons la critique du spectacle .

    Intervenant 5 : Bonjour et merci pour ces changes intressants. Jai juste une interrogation sur la termi-nologie ducation limage qui effectivement me pose aussi problme dans ma pratique. Je cherche dautres manires de le dire. Vous parliez tout lheure, Emmanuel Burdeau, de passeur, passeur de cinma, ce qui me semble aussi une bonne formulation en rf-rence Serge Daney, qui tait dans un travail de critique. Avez-vous une autre proposition de terminologie ?

    Jacques Rancire : Je crois queffectivement il faudrait supprimer ce limage , pas simplement pour des raisons grammaticales, mais parce quil reconduit lide que limage est quelque chose de tellement compli-qu quil faut des spcialistes pour laborder. Alors ducation par limage nest pas non plus tellement bon Effectivement nous serions dans un pays anglo-phone, on dirait Image Studies , mais tudes des

    images cest un peu plat. Non, on na pas dide vri-tablement positive

    Marie Jos Mondzain : Tu parlais dinstruction, je pense quinstruire le regard, linstruction du regard cest quelque chose qui

    Emmanuel Burdeau : Je crois quinstruction a ne pas-sera pas ! Quand image studies cest pas mal, cest un anglicisme, a va plaire

    Intervenant 6 : Il me semble quautrefois cette ducation limage tait avant tout dsigne par un lieu : le cin-club. Dans ce cin-club on ne venait pas pour apprendre, on venait rencontrer. Ctait dabord un lieu de mixit, comme notre poque on avait peu de mixit, ctait trs intressant. Et ctait surtout un lieu de parole, o les gens venaient changer. Bien sr, il y avait un meneur, quelquun qui dirigeait ces cin-clubs mais on se fichait un peu de ce que le prsentateur disait, il y avait une mulation, un partage, un plus. On ne parlait pas dducation limage : on venait dans un lieu dchange. Aujourdhui la question que je pose cest : o sont ces lieux ? O est-ce quon pourrait en crer ? Parce que ctait dans un ensemble dducation populaire bien sr. Mais aujourdhui cela disparat, on carte un certain nombre de choses et on na plus de lieux, on na plus dchanges de parole et cette duca-tion limage, moi videmment elle ne me plat pas du tout.

    Emmanuel Burdeau : Cest vrai que lexpression est sans doute malheureuse, mais en mme temps si elle demeure cest quelle a ses raisons. Il me semble quune des choses quelle cherche nouer, cest de dire en une seule expression une position de spectateur et une position dacteur, de quelquun qui fait. ducation limage comme quelquun qui en regarde et comme quelquun qui en produit aussi. En ce sens-l, elle a quand mme une raison dexister. Mais cest dautres

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    choses dont vous parliez linstant, les lieux Cest trange, mais puisque je suis invit parler de mon exprience, jai limpression que si les cin-clubs nexistent plus (le mouvement des cin-clubs a vcu) il me semble que les critiques de cinma nont jamais t autant sollicits quaujourdhui pour prsenter des films, intervenir, partager. Ce nest pas une rponse ce que vous dites, mais je peux tmoigner de manire trs positive que cest un lment capital de mon exp-rience. Alors, certes, ce sont des occurrences locales, qui ne sont pas systmatises comme les cin-clubs. On peut le dire autrement : on sait bien quaujourdhui la vie des films en salle est de plus en plus difficile et que parmi les initiatives qui se mettent en place pour essayer de faire en sorte que des films dapparence difficile aient une vie en salle, linsistance qui est mise sur la possibilit que ces films narrivent pas seuls, mais soient accompagns par une parole, que ce soit une parole critique ou une parole de cinaste Jai limpression que ce sont des choses qui se mettent de plus en plus en place, et qui, mme minoritaires, font que la conscience de ce problme existe.

    Jacques Rancire : Enfin je pense que cest un peu dif-frent, la question des cin-clubs comme lieux ntait pas lie aux problmes de diffusion, ctait des lieux o les gens venaient parce quils aimaient le cinma comme tel. Mais aujourdhui il y a quand mme des lieux : on a t invits ici par Priphrie et on connat aussi un certain nombre dinstitutions qui essaient de faire vivre et de faire circuler les films. Cest vrai pour le documentaire, cest vrai pour un certain nombre de choses et a ne peut pas tre remplac par lappel la parole de celui qui va venir forcer les gens voir ce quils nont pas envie de voir.

    Intervenant 7 : Jai le sentiment davoir entendu deux choses cet aprs-midi : dune part quil ny avait effec-tivement plus de lieux pour changer, pour lducation

    limage, et, dautre part, quil ne fallait quasiment pas en faire, de lducation limage ! Moi je suis ensei-gnante et des lieux o lon montre des films et o lon peut dbattre, des lieux o il y a de vraies expriences dducation limage, il y en a normment. Il y en a ici via le festival Ct court avec un projet qui sappelle Classe festival. Il y en a avec beaucoup dassociations en rgion parisienne dont Priphrie ou Cinma 93. Des institutions comme le Forum des images ou la Cinmathque franaise mettent en place des projets pdagogiques qui questionnent rellement que mon-trer et comment en parler. Donc a existe ! Dautre part, je ne dis pas quil ne faut pas partir de ce quaiment les lves pour quils puissent en parler, mais il est clair que toutes les images ne se valent pas. Dans la socit dans laquelle on vit, on sait trs bien quil y a une culture dominante, on peut en dire ce que lon veut, quelle est bonne ou mauvaise, mais il y a des tablis-sements scolaires o les enfants nauront pas accs cette culture. Cest un enjeu politique et cest aussi un enjeu de cration et de libert : quils puissent voir ces films, quils puissent sapproprier cette culture-l, quils puissent en faire, sans leur laisser croire que ce quils voient sur internet ou ce quils peuvent faire en bidouillant avec un petit logiciel de montage, cest tout fait la mme chose que lEsprit de la ruche. Je trouve que cest tout fait important de montrer cer-tains extraits de cinma, den parler avec eux et de passer pour a par des partenaires culturels qui ont rflchi la question.

    Marie Jos Mondzain : On ne peut qutre daccord. Jai le sentiment que vous avez dit avec dautres mots ce que nous avons essay de dire. Nous ne sommes pas en train de remettre en cause ce qui existe : ce qui existe, existe et il y a des lieux o on fait un vrai travail commun. Personne na dit quil suffisait de demander un enfant ce quil aimait pour quil constitue quelque chose. Nous cherchons des mthodes, des itinraires

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    CONVERSATION AVEC MARIE JOS MONDZAIN ET JACQUES RANCIRE

    pour constituer du lien partir dexpriences extrme-ment htrognes. Que les moyens soient donns dans les tablissements pour faire intervenir des enseignants et surtout des artistes, des crateurs et des cinastes pour associer la dcouverte du cinma au fait de pouvoir en faire est trs important. On est tout fait daccord. Je veux dire que, pour moi, il ny a pas eu un soupon ou une dfiance. Que lon dise que lexpression ducation limage met plutt dans lembarras quelle ne facilite la rflexion, ne remet pas du tout en question la valeur ou le srieux de ce qui existe ou de ce qui se fait.

    Intervenant 8 : Sur cette question de lducation limage, au-del de la terminologie, je voulais rfl-chir au fait que jusqu prsent nous avons discut de lducation limage surtout comme une ducation au cinma, voire plus gnralement une ducation lart. Je ne sais pas si cest vraiment la question. On deman-dait tout lheure si limage tait le mal. Elle nest certainement pas rductible cela, mais aujourdhui limage peut quand mme tre dangereuse. Elle peut tre utilise mauvais escient. La grosse majorit de la production dimages aujourdhui cest du commercial, de la propagande, et il y a des images partout. Est-ce quil ny a pas justement un rle de spcialiste (ce nest peut-tre pas le bon mot), de personnes qui connaissent et expliquent les trucs et astuces qui constituent ces images ? Parce que la cration dune image aujourdhui ce sont des trucs et astuces qui manipulent son mes-sage. Est-ce que le rle de lducation limage ce ne serait pas expliquer et dconstruire comment ?

    Jacques Rancire : Sur la manipulation des images, on sait peu prs tout ce quil faut savoir. La question du rapport entre ducation et image, ce nest pas de montrer les trucs : je suis quand mme frapp de voir quel point ceux qui utilisent des images aujourdhui ny croient pas eux-mmes. Je devais faire une inter-vention un colloque qui sappelait Ce que peuvent

    les images et jai fait une exprience test : jai fait le tour de mon quartier en regardant toutes les affiches publicitaires. Jai t frapp par linintrt de 95% des marques pour ce quil y avait sur leurs images. Je veux dire : on a connu lpoque, celle de Roland Barthes notamment, o on pouvait scruter les images pour dire ceci et cela Mais aujourdhui, la plupart des images publicitaires sont des images qui disent simplement on est puissant, on est grand. Regardez les images des Dior et compagnie, cest quand mme incroyable, on met juste une crature prsentant bien, bon chic bon genre, et puis cest fini. Je crois que, dune cer-taine faon lducation limage (gardons le terme), ce nest pas tellement enseigner aux gens se mfier des images, mais plutt leur apprendre sy fier, faire quelque chose avec. a na pas grand intrt de savoir ce qui est mal fait, parce que cest pareil la tl et cest pareil partout. Les images dominantes sont des images dune pauvret absolue. Les images de la tl-vision illustrent ce que dit la personne : cest comme a et pas autrement. Les images publicitaires disent on peut occuper tant de terrain sur un panneau parce quon est plus riche que les autres. Il me semble que lon nest pas tellement dans la situation davoir dmasquer les images, parce que les gens qui les utilisent ny croient pas vraiment.

    Marie Jos Mondzain : Je suis daccord avec ce que dit Jacques, cest le constat de la pauvret iconique du dploiement visuel. Cela nchappe personne quon est devant de la communication commerciale, que limage est l pour faire vendre et que ce quon vend ce nest pas un objet, cest dabord son image. Personne nest dupe.

    Intervenant 8 : Mais a marche, on se fait avoir quand mme, ce nest pas parce quon le sait quon vite les piges.

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    LES ENJEUX DU REGARD | 01 - DUCATION LIMAGE : POUR QUOI FAIRE ?

    Marie Jos Mondzain : Mais ce nest pas limage, le pige.

    Emmanuel Burdeau : Et ce nest peut-tre pas par a quon se fait avoir.

    Marie Jos Mondzain : La capture arrive dans la mesure o on est les agents du march. A partir du moment o vous acceptez la place de consommateur dimages, que ce soit de limage ou que ce soit du Nutella, cest pareil, cest le fait daccepter la situation de consommateur.

    Intervenant 8 : Mais je nai pas le choix, cest tous les jours

    Marie Jos Mondzain : Bien sr que vous avez le choix

    Question 8 : Mais les affiches dans le mtro je ne peux pas les viter

    Marie Jos Mondzain : Mais quest-ce que cest ne pas viter ? Cest--dire vous font-elles quelque chose ou ne vous font-elles rien ? Cest a, la question. Les images ne sont pas par elles-mmes toutes puis-santes. Ce nest pas une affaire diabolique qui, ds quil y un produit Armani, Dior, Nutella nous engouffre. Tout lheure quelque chose de trs juste a t dit : le pro-blme est politique. Le problme est politique : cest savoir qui on donne le pouvoir et de quelle faon on accepte de perdre tout pouvoir, voil

    Emmanuel Burdeau : Je pense quen effet la discus-sion pourrait se poursuivre longtemps. Le troisime et dernier extrait qui a t prvu au programme est la fin de Chronique dun t, le film que Jean Rouch et Edgar Morin ont cosign en 1960. Cest une remise en jeu la fois trs ironique, savoureuse et au fond infiniment ruse de toutes les choses dont nous avons discut cette aprs-midi. Avant que lextrait ne commence et que les lumires ne steignent je voudrais remercier pour la gnrosit de leur parole Marie Jos Mondzain et Jacques Rancire, et merci vous aussi davoir t l nombreux et attentifs. Merci.

    MARIE JOS MONDZAIN est philosophe et directrice de recherche au CNRS. Elle travaille notamment sur ltude du rapport aux images (de liconoclasme de la priode byzantine jusquaux reprsentations modernes). Elle est lauteur de plu-sieurs ouvrages parmi lesquels : Homo Spectator, images ( suivre) et Quest-ce que tu vois ?

    JACQUES RANCIRE est philosophe et professeur mrite lUniversit Paris VIII. Il est lauteur notamment de : Le matre ignorant, La fable cinmatographique, Les Ecarts du Cinma et Le spectateur mancip.

    EMMANUEL BURDEAU est critique de cinma. Il a t r-dacteur en chef des Cahiers du cinma de 2004 2009 et crit aujourdhui pour : Mediapart, Le magazine littraire, Trafic... Il est notamment lauteur de Vincente Minnelli...

    1. LEsprit de la ruche (El Espritu de la colmena) est un film espagnol ralis par Victor Erice en 1973. 2. Voir Le Matre ignorant : Cinq leons sur lmancipation intellectuelle, Jacques Rancire.3. En juin 2001, Jean-Toussaint Desanti (1914-2002), philosophe, prononait une confrence intitule : Voir ensemble (disponible aux ditions Gallimard, le texte est enrichi dune discussion entre Marie Jos Mondzain, Jean-Louis Comolli, Nicolas Philibert... )4. Je lai su mais je ne lai pas cru. Puisque je ne lai pas cru, je ne lai pas su cette phrase de Raymond Aron, philosophe