les empereurs de chine i

13
ANDRE CASTELOT LES EMPEREURS DE CHINE I E n Chine, à Lin-t'ong, à l'est de Xi'an — capitale de onze dynasties successives — une poignante émotion m'a serré la gorge lorsque j'ai vu sortir de terre quel- ques-uns des sept mille guerriers en terre cuite — plus précisé- ment en limon ocre du fleuve Jaune. Cette armée fut placée en ordre de bataille dans trois gale- ries souterraines deux cent dix ans avant notre ère pour servir de cortège funèbre à Ts'in Che Houang-ti, « premier empereur auguste souverain d'un empire infini», et qui donna son nom — Ts'in à la Chine. Sa tombe — le tumulus en terre battue de quarante-sept mètres de hauteur et de près de mille cinq cents mètres de circonférence s'élève au-dessus des fosses décou- vertes par hasard à notre époque. A u mois de mai 1974, des paysans de la commune populaire de Yen-tchai, creusant un puits dans la cour d'une ferme, ramenèrent une tête, puis un guerrier enterré à une profondeur de 4,80 m. Des fouilles furent immédiatement entreprises et l'on découvrit trois fosses, trois galeries plutôt, remplies de guerriers. Tandis que les archéologues, armés de pinceaux et de petits balais, s'affairent — il leur faudra encore plusieurs années avant d'achever leur gigantesque travail — certains guerriers commen- cent seulement à quitter leur gangue terreuse. Sur les parois ocre, on peut voir parfois une main ou un profil apparaître, le reste du corps d'argile est encore enseveli... et c'est peut-être l'image qui hante, lorsqu'on regarde l'extraordinaire spectacle : des guerriers mesurant 1,78 m à 1,82 m, coiffés d'un pittoresque chignon planté sur le côté de la tête et qui sont, semble-t-il, autant de portraits ressemblants.

Upload: others

Post on 19-Jun-2022

9 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: LES EMPEREURS DE CHINE I

ANDRE CASTELOT

LES EMPEREURS DE CHINE

I

E n Chine, à Lin-t'ong, à l'est de Xi ' an — capitale de onze dynasties successives — une poignante

émotion m'a serré la gorge lorsque j 'a i vu sortir de terre quel­ques-uns des sept mille guerriers en terre cuite — plus précisé­ment en limon ocre du fleuve Jaune.

Cette armée fut placée en ordre de bataille dans trois gale­ries souterraines deux cent dix ans avant notre ère pour servir de cortège funèbre à Ts'in Che Houang-ti, « premier empereur auguste souverain d'un empire infini», et qui donna son nom — Ts'in — à la Chine. Sa tombe — le tumulus en terre battue de quarante-sept mètres de hauteur et de près de mille cinq cents mètres de circonférence — s'élève au-dessus des fosses décou­vertes par hasard à notre époque. A u mois de mai 1974, des paysans de la commune populaire de Yen-tchai, creusant un puits dans la cour d'une ferme, ramenèrent une tête, puis un guerrier enterré à une profondeur de 4,80 m. Des fouilles furent immédiatement entreprises et l'on découvrit trois fosses, trois galeries plutôt, remplies de guerriers.

Tandis que les archéologues, armés de pinceaux et de petits balais, s'affairent — i l leur faudra encore plusieurs années avant d'achever leur gigantesque travail — certains guerriers commen­cent seulement à quitter leur gangue terreuse. Sur les parois ocre, on peut voir parfois une main ou un profil apparaître, le reste du corps d'argile est encore enseveli... et c'est peut-être là l'image qui hante, lorsqu'on regarde l'extraordinaire spectacle : des guerriers mesurant 1,78 m à 1,82 m, coiffés d'un pittoresque chignon planté sur le côté de la tête et qui sont, semble-t-il, autant de portraits ressemblants.

Page 2: LES EMPEREURS DE CHINE I

74 LES EMPEREURS DE CHINE

Dans les trois fosses, les soldats sont placés en ordre de bataille. D'abord, sur trois rangs, l'avant-garde. Seuls les offi­ciers, casqués, portent l'armure et l'épée. Les autres, revêtus d'un uniforme de combat plus léger, ont les jambes gainées de bandes molletières et les pieds chaussés de sandales. Ils tiennent à la main des javelots et des flèches véritables formés d'un alliage de bronze, d'étain et — on croit rêver — chromés ! Oui, chro­més, deux cent dix ans avant Jésus-Christ !

Puis suit une unité disposée en trente-huit colonnes entou­rant de nombreux chars de combat tirés par des chevaux à la crinière joliment tressée. Hauteur du garrot: 1,70 m, longueur: 2 m. Une double haie de guerriers a été placée sur les flancs du régiment, faisant face à droite et à gauche comme pour protéger la marche de la colonne.

Une troisième fosse contient une véritable division de cava­lerie : un millier d'hommes et de chevaux ! Un peu plus loin, on peut dénombrer soixante-huit gardes entourant un char. C'est le quartier général de la division !

Avant ce premier empire, une effarante tradition exigeait que l'on enterrât vivants, en compagnie du cadavre du roi, tous ses serviteurs et surtout ses femmes et ses concubines, ainsi qu'une partie de l'armée du défunt. Che Houang-ti voulut sans doute conserver l'armée intacte pour son fils, et préféra faire exécuter une division en terre cuite par des milliers d'artistes qui, affirme-t-on, furent, eux, enterrés bien vivants avec leur œuvre, tandis qu'une partie des femmes de l'empereur — sans doute celles qu'il préférait... — suivaient leur maître dans sa tombe. Or il possédait un nombre suffisant d'épouses pour en changer tous les soirs durant trente-six années, ce qui — et ce chiffre laisse rêveur — représente plus de treize mille femmes !

A dix-sept mètres, de l'autre côté du tumulus pillé autrefois, mais qui n'a pas encore été exploré à notre époque, deux véhicules en bronze de 1,20 m chacun viennent d'être mis au jour. Ils sont attelés de quatre chevaux deux fois plus petits que nature. L 'un des cochers est accroupi, l'autre debout, les yeux fixés sur son attelage. Il ne s'agit pas ici de chars de combat, mais de véritables calèches. Les deux voitures, peintes à l'origine, sont fermées par une seule porte et semblent avoir été desti­nées à l'impératrice et à la première concubine.

Page 3: LES EMPEREURS DE CHINE I

LES EMPEREURS DE CHINE 75

Celui que Mao admirait — et auquel i l se comparait — n'était d'abord que le prince féodal Tcheng-

wang qui, en 246 avant notre ère, succéda, à l'âge de treize ans, à son père Tchouang-siang, roi de Ts'in, dont le royaume s'éten­dait dans la vaste boucle du fleuve Jaune — le Shan-Hsi d'au­jourd'hui, une province stratégiquement bien placée et grande comme une fois et demie la France.

Le règne du père du futur empereur ne fut qu'un gigantes­que holocauste. Il passa son temps à faire la guerre aux autres rois — d'ailleurs l'époque s'appelle le Temps des rois combat­tants — et, en 260, i l fit décapiter quatre cent mille prisonniers à qui i l avait pourtant promis la vie sauve ! Précisons encore que la solde des combattants ts'in leur était payée seulement sur présentation de têtes coupées...

Après avoir vaincu les autres rois — Han, Zhao, Wei, Chu et Qi — le prince Tcheng-wang devient le premier empereur sous le nom de Houang-ti. Après avoir annexé les royaumes vaincus et s'être emparé du Fujian, Guangdong et du Nord-Vietnam, il annonce fièrement :

« L'Histoire commence avec moi ! » Et il le prouve ! Sur la fameuse stèle de Lang-Ya, on peut

lire ces mots : « J'ai institué, en les rendant égales pour tous les hommes, les lois, les règles et les conditions d'existence de mon peuple... L'empereur souverain a pacifié, chacun à son tour, les quatre coins du monde. »

Veut-on le voir par la plume de son biographe Sseuma-ts'ien : « L'empereur a le nez retroussé, les yeux fendus, la poi­trine bombée, la voix du loup, le cœur du tigre, retors, mesquin et dépravé. » Inutile de préciser que cette description a été faite peu après la mort du tyran...

Il n'a régné que onze années, mais son œuvre est considé­rable. Qu'on en juge ! D'une intelligence moyenne, mais armé d'une volonté de fer, sans relâche, il parcourt son vaste empire, étudiant, la nuit, la course des étoiles et, le jour, la marche du soleil. Il lui faut créer des routes afin d'amener l'approvisionne­ment aux villes, mais les chemins n'étaient alors que de lamen­tables pistes où s'embourbaient les charrettes. Une paire d'orniè­res, soit ! Mais plusieurs, non ! Aussi Houang-ti standardise pour tout l'empire la largeur des essieux des véhicules et ira jusqu'à

Page 4: LES EMPEREURS DE CHINE I

76 LES EMPEREURS DE CHINE

supprimer les sentiers qui cloisonnaient par trop les champs. Toutes les parcelles devront être désormais égales.

« L'Histoire commence avec moi ! » Il n'y a pas que la largeur des essieux des charrettes qui

soit fixée par décret, les attelages sont, eux aussi, normalisés. Désormais les chars sont conçus pour être traînés par six che­vaux ; l'écriture, la langue, les poids et mesures sont unifiés, les mêmes lois sont appliquées dans tout l'empire divisé en trente-six provinces ou commanderies, subdivisées elles-mêmes en pré­fectures, arrondissements, cantons et villages. L a bureaucratie est centralisée, le corps des fonctionnaires créé et hiérarchisé. Les provinces ont à leur tête deux gouverneurs, l'un civil, l'autre militaire, qui vont d'ailleurs s'espionner mutuellement et bien souvent paralyser les services. « Telle fut, tout au long de son histoire, nous dit Amaury de Riencourt, l'essence même de la philosophie de l'administration chinoise : mieux valait paralyser tous les services, au point de les rendre irrémédiablement ineffi­caces, que risquer d'encourager, parmi les puissants fonctionnai­res provinciaux, une tendance séparatiste. On pouvait encore trouver, il y a quelques années, des séquelles de ce système au Tibet, où chaque province était administrée par deux gouver­neurs, ayant le même rang et la même autorité. »

Houang-ti décide que désormais seules auront cours dans l'empire les pièces rondes comme le ciel et percées d'un trou carré — image de la terre — qui rend ces sapèques faciles à grouper et à transporter.

L'empereur régularise les cours d'eau, cette eau qui encore aujourd'hui permet d'irriguer les rizières étagées bien joliment en terrasses à flanc de colline et donnant aux paysages chinois un charme incomparable. Aussi la dynastie est-elle placée sous le signe de l'eau, et l'agriculture connaît-elle un essor consi­dérable. Enfin, Houang-ti instaure des communes rurales et éla­bore des lois pénales. L a noblesse doit abandonner ses armes et ses privilèges.

Et la religion ? Houang-ti ordonne de construire des temples consacrés au

soleil, à la lune, aux étoiles, aux planètes, au vent, aux pluies ou aux divinités des champs.

Pour son usage personnel, i l fait élever par cent mille ouvriers deux cent soixante palais et, tout particulièrement, le

Page 5: LES EMPEREURS DE CHINE I

LES EMPEREURS DE CHINE 77

gigantesque ensemble de Hien-Yang, sur les bords de la rivière Wei. Pour s'y rendre, i l emprunte une route bordée de hautes levées de terre afin que nul ne puisse apercevoir le Fils du Ciel partant pour sa demeure privée, le palais A-Fang, long — en mesure d'aujourd'hui — de sept cents mètres sur cent vingt.

Certains chroniqueurs plus récents affirment que Houang-ti fit encore exécuter douze colosses de bronze pesant chacun cent vingt tonnes et d'une hauteur de quinze mètres... mais, depuis longtemps, ces monstres ont été transformés en pièces de monnaie.

U ne sanglante révolution culturelle, plus de deux millénaires avant celle que nous avons connue,

s'abat sur l'empire ts'in, de 213 à 207 avant J.-C. Il fallait — les stèles qui ont été conservées l'affirment — « corriger, purifier les mœurs, et faire table rase du passé ». Tout comme à notre époque la veuve de Mao dans le Drapeau rouge, Houang-ti déclare haïr les lettrés, les érudits, et les disciples de Confu-cius, fils de mandarin. Le confucianisme sera banni. Ces gens-là pensent et parlent trop ! Ils donnent leur avis à haute voix et constituent ainsi un danger pour l'Etat ! Le premier ministre de l'empereur, le nommé L i Sseu, n'y va pas de main morte en tenant ce violent et long discours à son maître :

« Jadis l'empire se désintégra et tomba dans le désordre, et il n'y avait personne qui fût capable d'en faire l'unité. Alors les féodaux vinrent au pouvoir. Dans leurs discours, ils chan­taient tous les louanges du passé afin de déprécier le présent et disaient de belles paroles vides afin de cacher la vérité. Cha­cun chérissait son école philosophique favorite et critiquait ce qui avait été institué par les autorités. A présent, en revanche, Votre Majesté possède un empire unifié ; elle a distingué le blanc du noir et a fermement établi sa suprématie. Pourtant, ces écoles indépendantes s'unissent pour critiquer les codes des lois et des ordonnances. Dès la promulgation d'un décret, elles le critiquent, chacune de son propre point de vue... Si une telle licence n'est pas interdite, le pouvoir souverain, en haut, décli­nera et les factions partisanes, en bas, se formeront... Votre serviteur suggère que tous les livres, dans les archives impériales, excepté les Mémoires du Ts'in, soient brûlés. Tous ceux qui,

Page 6: LES EMPEREURS DE CHINE I

78 LES EMPEREURS DE CHINE

dans l'empire — excepté les membres de l'Académie des lettrés — sont en possession du Canon des poèmes, du Canon de l'his­toire et des Discours des cent philosophes, les porteront chez les gouverneurs locaux et les feront brûler sans discrimination. Ceux qui oseront parler entre eux du Canon des poèmes et du Canon de l'histoire seront exécutés et leurs corps exposés sur la place du marché. Quiconque, se référant au passé, critiquera le présent, sera mis à mort avec tous les membres de sa famille. Les fonc­tionnaires qui manqueront à rapporter les cas de leur ressort seront coupables de la même façon. Ceux qui, trente jours après la promulgation du décret, n'auront pas détruit leurs livres, seront marqués au fer rouge. Les livres que l'on ne doit pas détruire sont ceux qui traitent de la médecine et de la pharmacie, de la divination par l'écaillé de tortue et l'achillée, de l'agriculture et de l'arboriculture. Les personnes désireuses de poursuivre des études prendront pour professeur des fonctionnaires. »

En somme, effacer le passé et les idées périmées pour commencer l'Histoire avec la lignée du Grand Empereur. Et le terrible autodafé se déchaîne ! Pour empêcher les lettrés de protester, Houang-ti fait mettre à mort quatre cent soixante contestataires après leur avoir fait couper les mains et les pieds.

Il n'y a rien de nouveau sous le soleil chinois ! Cependant, nombreux sont les poètes, les philosophes et les

lettrés qui ne se laissent pas faire et essayent de résister — ce qui met L i Sseu hors de lui :

« Qu'un individu refuse de se conformer, dans quelque domaine que ce soit, aux leçons du passé et prétende, malgré cela, jouer un rôle durable, cela ne s'est, à notre connaissance, jamais produit ! »

L a colère de L i Sseu n'a d'égale que celle de Houang-ti. Les récalcitrants sont mis à mort ou expédiés à la Grande Muraille que le Grand Empereur a conçue et dont i l commence l'extraordinaire exécution.

« L'Histoire commence avec moi ! »

L a Grande Muraille franchit vingt-deux méridiens ! « La plus belliqueuse de toutes les barrières sous

le ciel », constate la stèle de Lia-Yui-Kouan qui se dresse encore au Tibet. L a seule œuvre humaine que les astronautes ont vue

Page 7: LES EMPEREURS DE CHINE I

LES EMPEREURS DE CHINE 79

de la Lune ! Ici aussi, la stupéfaction vous étreint lorsqu'on découvre pour la première fois, face à la mystérieuse Mongolie, sur une longueur de près de six mille cinq cents kilomètres, ce ruban cyclopéen, ce cheminement de pierres crénelées courant sur les crêtes jusqu'à deux mille mètres d'altitude, descendant dans les vallées, se dédoublant, comme au nord de Pékin, ou devenant triple comme dans la région de Kan-sou !

Il fallait élever à perte de vue un gigantesque rempart barrant les routes de l'invasion de Houang-nou, autrement dit les terribles Huns. Cavaliers et archers prestigieux et intrépides, ils dévalaient des montagnes, dévastaient et pillaient les villages, violant les filles, incendiant les récoltes. Déjà les rois combat­tants avaient érigé çà et là, au débouché des cols, des fortins et quelques ouvrages défensifs... mais dérisoires. Aussi Houang-ti décide-t-il de réunir ces fortifications isolées et de les souder de montagne en montagne et de vallée en vallée, par un chemin en pierre, une muraille s'étendant depuis la mer Jaune jusqu'au tibétain Toit du monde.

Sur un soubassement de pierre, il ordonne d'élever un dou­ble mur de briques liées par un mortier défiant le temps. Chaque mur, coiffé d'un parapet crénelé, mesurait — et mesure encore — sur une grande partie de son parcours, 4 m de hauteur et 1,50 m d'épaisseur. L'intervalle entre chacun des murs, distants l'un de l'autre de sept mètres, a été rempli d'un agglomérat de glaise, d'argile et de pierres. Chevaux et chars peuvent se croiser sur la voie dallée aménagée au sommet de la muraille. Tous les cent à cinq cents mètres, des tours de guet de douze mètres de côté sont construites, tandis que des fortins se dressent aux prin­cipaux chemins de passage et servent de garnisons, fortes de cent à deux cents hommes. Quarante mille tours se voyaient ainsi sur l'interminable parcours. Un million d'hommes se répartis-saient la garde du colossal ouvrage qui, paraît-il, correspondrait à un mur de 2,50 m de hauteur ceinturant la Terre à la hauteur de l'équateur.

Pourquoi la muraille a-t-elle une forme sinueuse ? Une vieille légende chinoise nous en donne la raison : « Quand les fondations eurent été établies, une chute de neige suspendit les travaux, et, de ce fait, les briques se ramollirent. Un dragon, qui passait par là, s'endormit machinalement en s'appuyant sur le mur devenu fragile et lui donna sa forme gracieuse. Les

Page 8: LES EMPEREURS DE CHINE I

80 LES EMPEREURS DE CHINE

ouvriers, revenus au chantier, virent là une indication et en pour­suivirent la sinuosité. »

Le général Moung-Tien, le « Victorieux Tartare », réussit à drainer jusqu'au gigantesque chantier un million de travailleurs et de travailleuses — car les femmes étaient transformées en bêtes de somme, comme encore trop fréquemment aujourd'hui en Chine. Quatre cent mille ouvriers et ouvrières périrent d'épui­sement — et on les enterra, symboliquement, dans l'ouvrage même.

Et ce n'est pas tout ! Un devin aurait prédit que dix mille hommes devaient être

ensevelis vivants dans la muraille afin de lui donner une âme. Et un poète du temps pourra versifier :

Si on n'enlevait pas les blancs ossements des morts, Ils parleraient à la hauteur de la Grande Muraille.

Tandis que des centaines de caravanes convergent chaque jour vers les chantiers, on construit, non loin de la muraille, trente-quatre villes fortifiées où vivent les chefs et où l'on a aménagé de vastes entrepôts.

On le devine, la muraille était loin d'être terminée lorsque disparut Houang-ti. On y travaillera encore durant des siècles. A u x v i r siècle, le minutieux Père de Magalha nous précise que 902 054 fantassins et 389 167 chevaux formaient la garnison de l'œuvre commencée par le Grand Empereur.

H ouang-ti rendit l'âme loin de Xi 'an . Afin que l'odeur ne décelât pas la présence de son cadavre,

lors de la lente procession funèbre, on accompagna le convoi d'une cargaison de poissons avariés et salés, puis on se dirigea, à quatre-vingts kilomètres de la capitale, vers le mausolée de Lin-t'ong auquel avaient travaillé sept cent mille hommes, et que protégeaient deux enceintes rectangulaires d'un kilomètre sur deux.

Ici aussi, les ouvriers et artisans furent enterrés vivants. Le chroniqueur Sseuma-Ts'ien nous raconte qu'à l'intérieur du tumu-lus impérial, éclairée par des lampes à huile, une voûte céleste tournait au sommet de l'édifice, tandis que le sol recouvert de plaques de bronze, était sillonné par des rivières simulées grâce

Page 9: LES EMPEREURS DE CHINE I

LES EMPEREURS DE CHINE 81

au mercure. Le réseau alimentait un lac intérieur bordé de végétaux et d'animaux en jade, en or et en argent. Des arbalètes automatiques devaient tirer sur ceux qui auraient oser violer la sépulture. Une légende ? Un beau conte oriental ? Et si c'était vrai ? Pouvait-on croire, avant le mois de mars 1974, à la présence d'une armée de sept mille hommes grandeur nature, les armes de bronze à la main, et veillant sur leur maître après deux mille deux cents ans ?

Ceux-ci commencent maintenant à sortir du sol et, comme la Grande Muraille, viennent témoigner de la grandeur et de la puissance de l'empereur Houang-ti.

S on fils Hou Haï — « une tête d'homme poussant des cris de brute » — mit à mort toutes les femmes

de son père qui avaient survécu au massacre ordonné par son père Houang-ti et qui n'avaient donné naissance qu'à des filles. Puis, emporté par son élan, i l massacra douze princes, douze princesses et tous les ministres du précédent gouvernement, selon les dires de son confident et complice L i Si.

Légende ? Or on vient d'exhumer, près du tumulus, non seulement cinq cadavres dont les crânes portent encore des traces de pointes de flèche, mais aussi soixante-dix tombes contenant les corps de « jeunes soldats morts étouffés, enterrés vivants, sans cercueil ni linceul. Leurs membres désarticulés témoignent de leurs efforts pour tenter d'échapper à la mort ».

Deux ans après la mort de Houang-ti, la guerre civile se déchaîne, contrecoup normal après une aussi sanglante dictature. Un aventurier nommé L i n Pang — un homme madré « au front de dragon » — prend le pouvoir de pittoresque façon. Officier de police, il enlève les chaînes d'une forte troupe d'hommes qu'il devait conduire en prison et se trouve, de cette façon cava­lière, à la tête d'un groupe de combattants. Il fait disparaître l'héritier de Houang-ti, écrase l'aristocratie rebelle et devient l'empereur Kao-tsu.

Son premier geste est de se précipiter au tombeau du Grand Empereur, de s'emparer de ses richesses qui avaient été accu­mulées dans le tumulus et de mettre le feu aux constructions.

J'ai vu, au-dessus des fosses, à l'emplacement des poutres recouvrant les galeries, dans lesquelles est encore rangée l'armée

Page 10: LES EMPEREURS DE CHINE I

82 LES EMPEREURS DE CHINE

impériale, les traces d'un violent incendie. Des charpentes, en s'écroulant, ont bousculé les guerriers, en ont brisé un grand nombre... puis la terre et les eaux ont recouvert les débris des statues funéraires qui, aujourd'hui, renaissent de leurs cendres.

Et près de vingt-deux siècles passèrent...

Q uand j 'ai regardé se dresser pour la première fois devant moi à Pékin la célèbre porte Tien an Men,

ce gigantesque monument de couleur pourpre qui permet d'accé­der à l'entrée sévèrement gardée de la Cité interdite de Pékin, je ne pus m'empêcher de penser que son approche était autrefois « absolument défendue aux bonzes, aux aveugles, aux boiteux, aux estropiés, aux mendiants, à ceux qui ont le visage défiguré par quelque cicatrice, et qui ont le nez et les oreilles coupés ; en un mot, à tous ceux qui ont quelque difformité remarquable ». Mais en pénétrant dans la Cité interdite par la porte Wu Men longue de quatre-vingt-douze mètres, surmontée de cinq pavillons et coiffée de tuiles jaunes, couleur réservée à l'empereur, com­ment ne pas penser à P'ou-yi, dernier empereur de Chine, qui demeura là durant près de dix-huit années, et dont l'atroce destin fut le plus insolite de l'Histoire.

Lorsque P'ou-yi vient au monde, le 7 février 1906, c'est sa tante, l'abominable impératrice douairière Tseu-hi, qui — « maternelle et propice » — après avoir gouverné d'abord au nom de son fils, dirige maintenant l'empire de son neveu. Elle règne pratiquement depuis 1874. Sa cruauté laisse pantois. Le fouet claque chaque jour dans tous les coins du palais. Paul Kramer, qui a fort bien préfacé les Mémoires du P'ou-yi, nous rapporte que l'impératrice se rendit compte un matin que l'eunu-que-femme-de-chambre, en la coiffant, avait découvert un cheveu blanc. Il essaya fort gentiment de le dissimuler, ce qui n'empê­cha nullement Tseu-hi de faire rouer de coups le malheureux. Celui-ci s'estima encore heureux de n'avoir pas été décapité ou jeté dans un puits comme la jolie concubine Perle, qui avait osé ne pas être de l'avis de la terrible femme. On ne comptait plus les parents de l'impératrice ou les conseillers de la cour qui furent condamnés à mort et obligés d'avaler du poison.

On peut encore voir dans le palais de la Nourriture céleste la pièce où l'impératrice accordait ses audiences et gouvernait

Page 11: LES EMPEREURS DE CHINE I

LES EMPEREURS DE CHINE 83

l'empire. Un rideau la séparait du reste de la salle où l'on avait placé sur un divan le jeune empereur Kouang-siu, puis le petit P'ou-yi.

Celle que les Pékinois ont surnommée le Vieux Bouddha meurt peu après l'empereur Kouang-siu. Et P'ou-yi, âgé de deux ans et dix mois, monte, le 2 décembre 1908, sur le trône du Dragon. Son père, l'incapable prince Tch'ouen — i l ne pouvait prononcer deux mots à la suite sans bafouiller — exercerait la régence. Devenu ainsi le dixième empereur de la dynastie tsing, le jeune P'ou-yi voit désormais ses visiteurs exécuter devant lui l'humble salut kotow consistant, depuis la porte jusqu'au trône, en trois agenouillements et en neuf prosternations.

Alors que le vieil et turbulent empire commence à être déchiré par des bandes rebelles et par des hordes révolution­naires, alors que la guerre civile bouillonne aux portes de Pékin, P'ou-yi, à l'abri des rouges murailles de la Cité interdite encer­clant quarante-cinq hectares de palais coiffés de tuiles cuivrées, vit là comme sur une autre planète.

Autour de lui, tout devait être jaune brillant : sièges, rideaux, coussins, habits, harnais des chevaux... jusqu'aux théiè­res ! Un jour, l'empereur entrevoit la doublure de la manche de la robe de son jeune frère Pou-Chieh ; elle était du fameux jaune impérial.

« Pou-Chieh, lui fait remarquer sèchement l'empereur, que fait sur toi ma couleur ? Qui te fait croire que tu as le droit de la porter ?

— Mais, balbutie Pou-Chieh... c'est du jaune orangé... ce n'est pas le jaune impérial...

— Pas du tout, c'est du jaune brillant ! — Oui, sire, oui, sire, reconnaît bien vite le malheureux

Pou-Chieh en s'inclinant respectueusement. — C'est du jaune brillant, fit P'ou-yi, péremptoire. Tu ne

dois pas le porter. — Oui, sire, oui... » Les moindres déplacements de l'empereur, même pour se

rendre d'un palais à l'autre à l'intérieur de la Cité interdite, déclenchent une extraordinaire procession. Un eunuque de l'inten­dance précède ses pas et émet continuellement un bruit nasillard destiné à avertir les gens d'avoir à s'écarter et à se prosterner. Derrière lui, deux eunuques marchent en crabe de chaque côté

Page 12: LES EMPEREURS DE CHINE I

84 LES EMPEREURS DE CHINE

du chemin. Puis, à dix pas, P'ou-yi s'avance. S'il est assis dans sa chaise, deux jeunes eunuques trottinent à ses côtés, attentifs à ses moindres désirs. S'il va à pied, leur rôle consiste à soutenir les pas impériaux. Un eunuque tient au-dessus de sa tête un grand parasol de soie. Vient ensuite un groupe encombré par de multiples objets. L 'un porte un petit fauteuil pour le cas où P'ou-yi voudrait se reposer, un autre a les bras chargés de vête­ments impériaux de rechange, un troisième brandit un parapluie, un quatrième une ombrelle. A la suite marchent encore les « eunuques de service du thé impérial » coltinant des pâtisseries, des boîtes de biscuits, de la vaisselle et des pots d'eau chaude. Suivent les eunuques de la pharmacie impériale, ayant au bout de leur palanche tout un équipement de secours d'urgence, des coffrets de médicaments, des bottes de racines, d'écorces et de feuilles de bambous. E n été, les serviteurs transportent respec­tueusement de l'essence de graine de péthoine destinée à lutter contre les bouffées de chaleur, des pilules des Six Harmonies pour combattre les douleurs des organes centraux, des dragées dorées de cinabre pour calmer les convulsions, les contractures et la soif, des préparations aux herbes odorantes, des poudres fébrifuges. En toute saison, on trimbale le breuvage des Trois Immortelles qui facilite la digestion impériale. Enfin, fermant la marche, des eunuques bardés de pots de chambre, de récipients et autres ustensiles. Si l'empereur préfère marcher, sa chaise, tendue d'étoffe lourde ou légère, selon la saison, suit la proces­sion qui s'avance dans le silence le plus absolu.

P'ou-yi dort dans le palais du Long Printemps et vit dans cet admirable palais de la Nourriture de l'esprit construit sous les Ming. Lorsque l'empereur a faim, i l s'exclame :

« Apportez les viandes ! » L'ordre est alors transmis d'eunuque en eunuque, de garde

en garde, jusqu'aux salles des Viandes impériales, situées au fond de l'avenue de l'Ouest. Les plats sortent ausitôt des réchauf-foirs où ils attendaient l'impérial appétit. Et cinquante eunuques, en livrées rutilantes, transportant tables et coffres, se dirigent en une longue procession vers le palais de la Nourriture terrestre. Les « viandes » — environ vingt-cinq plats — sont placées sur la table, mais P'ou-yi ne touche pas à ce repas d'apparat. L'impé­ratrice douairière, et plus tard les impératrices-épouses, envoyaient une vingtaine de plats provenant de leurs propres cuisines et

Page 13: LES EMPEREURS DE CHINE I

LES EMPEREURS DE CHINE 85

infiniment mieux préparés, paraît-il. Les impératrices expédiaient ensuite un eunuque vers le palais de la Nourriture terrestre chargé de savoir comment P'ou-yi avait trouvé le repas. A u retour, prosterné devant ses maîtresses, le serviteur annonçait :

« Votre esclave informe ses maîtresses : le Seigneur des Dix Mille Années a consommé un bol de riz, un pain au sésame et un bol d'eau de riz. Il a consommé ses viandes avec satisfac­tion. »

La cruauté de l'empereur — il l'avoue lui-même dans son autobiographie — est affreuse. « Un jour, nous dit-il, j'avais huit ou neuf ans, l'idée me vint brusquement de mettre les eunuques à l'épreuve pour voir s'ils étaient vraiment prêts à exécuter sans discussion n'importe quel ordre du "Divin Fils du Ciel". Je repé­rai une crotte sur le sol et la montrai du doigt en disant :

— Mangez ça. Le plus rapide se jeta à genoux et s'exécuta sans hésiter.

Une autre fois, je jouais près d'une lance à incendie ; un vieil eunuque vint à passer. Pris d'une envie irrésistible, je saisis la lance. Au lieu de s'enfuir en courant, le vieillard s'agenouilla sous le jet. C'était l'hiver et sous cette trombe d'eau glacée il perdit connaissance. Il fallut force massages pour le ranimer. »

On peut lire dans le Journal de son précepteur : « Sa Majesté cherche fréquemment querelle aux eunuques. Il en a déjà fait fouetter dix-sept pour des fautes insignifiantes. Son dévoué serviteur Chen-Pao-Chen et d'autres ont tenté de le reprendre, mais il ne daigne pas les écouter. »

A N D R E C A S T E L O T (A suivre)

Extrait de l'Histoire insolite, à paraître à la Librairie académique Perrin.