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Université Paris-Est École doctorale Ville, Transport et Territoire Laboratoire techniques, territoire et sociétés (LATTS) Doctorat de sociologie Les débordements de la mer d’Aral Qu’apporte la sociologie de l’acteur-réseau à la sociologie du développement ? Raphaël Jozan Thèse dirigée par Bernard Barraqué, directeur de recherche au CNRS Soutenue le 2 décembre 2010 Jury : Bernard Chavance, professeur d’économie de l’université de Paris 7 (président) Bernard Barraqué, directeur de recherche au CNRS (directeur) François Molle, directeur de recherche à l’IRD (rapporteur) Catherine Poujol, professeur à l’Inalco (rapporteur) Alain Desrosières, administrateur de l’INSEE Pierre Jacquet, professeur d’économie à l’École nationale des ponts et chaussées

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Université Paris-Est

École doctorale Ville, Transport et Territoire

Laboratoire techniques, territoire et sociétés (LATTS)

Doctorat de sociologie

Les débordements de la mer d’Aral

Qu’apporte la sociologie de l’acteur-réseau à la sociologie du développement ?

Raphaël Jozan

Thèse dirigée par Bernard Barraqué, directeur de recherche au CNRS

Soutenue le 2 décembre 2010

Jury :

Bernard Chavance, professeur d’économie de l’université de Paris 7 (président)

Bernard Barraqué, directeur de recherche au CNRS (directeur)

François Molle, directeur de recherche à l’IRD (rapporteur)

Catherine Poujol, professeur à l’Inalco (rapporteur)

Alain Desrosières, administrateur de l’INSEE

Pierre Jacquet, professeur d’économie à l’École nationale des ponts et chaussées

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Sommaire

SOMMAIRE ........................................................................................................................................... II

REMERCIEMENTS.............................................................................................................................IV

INTRODUCTION GENERALE............................................................................................................ 6

Chap. 1 – « Guerre de l’eau » et coopération internationale en Asie centrale (1991-2010) ............ 35

Chap. 2 – Dans les laboratoires de l’expertise..................................................................................... 94

Chap. 3 – De l’introduction du coton à l’émergence d’un imaginaire hydraulique (1850-1916) . 130

Chap. 4 – Le coton, l’hydraulique et le calcul pendant la période soviétique (1917-1990) ........... 172

Chap. 5 – Résilience de la vallée de Ferghana (1991-2010).............................................................. 224

CONCLUSION GENERALE............................................................................................................. 285

ANNEXES............................................................................................................................................ 293

BIBLIOGRAPHIE .............................................................................................................................. 422

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Remerciements

Cette thèse est l’aboutissement d’un travail rendu possible grâce aux investissements de

toute une série de personnes et de collectifs, que je tiens tout particulièrement à remercier

ici.

Michel Malere (Agromillenium), Richard Leroi (Dagris), Rémi Dor et Bayram Balci

(Institut français d’étude de l’Asie centrale), John Baxter et Iqbol Nazarov (Winrock

International Institute) m’ont accueilli en Asie centrale et m’ont permis de réaliser les

indispensables enquêtes de terrain au sein de la vallée de Ferghana. Johann Gely et Bakyt

Makhmutov (SDC), Anatoly Krutov, Alexander Platonov (IWMI) m’ont également

introduit aux problématiques générales de la gestion de l’eau en Asie centrale et mettant à

me disposition les nombreux rapports internationaux. Je suis en particulier très redevable

envers les administrateurs et les agriculteurs de la vallée de Ferghana, de Tachkent, de

Bichkek et de Douchanbé qui ont répondu à mes questions et m’ont appris à connaître

leurs pratiques.

Je tiens en particulier à remercier les étudiants ou jeunes consultants qui m’ont

accompagné au cours de mes travaux de recherche et m’ont épaulé dans la réalisation des

enquêtes et la compréhension des systèmes agraires de la vallée de Ferghana. Charles

Baubion et Rémi Laurenson (ENGREF), Marie Panarin, Samuel Martin, Romain Florent

et Olivier Munos (INA P-G), Mélanie Audois et Jérémy Salinier (CNEARC). Je remercie

également tous mes amis d’Asie centrale et plus particulièrement Sobir, Faroukh, Alexis,

Élise, Goulia, Kiril, Oumid, Sobiraka, Lylia, Jyparysa, Mukhabat, Ulugbek et la famille

Malère.

Bernard Barraqué a suivi et dirigé cette thèse avec un intérêt bienveillant, me laissant une

grande liberté pour pousser la problématique vers d’autres horizons que ceux prévus

initialement. Il m’a accueilli au sein du LATTS, laboratoire où j’ai pu toujours éveiller

ma curiosité intellectuelle, encadré par un collectif exigent et multidisciplinaire. Je

remercie en particulier Olivier Coutard, Jean-Marc Weller, Ashveen Peerbaye,

Kostantinos Chatzis, Gilles Jeannot, Marie d’Arcimoles, François-Matthieu Poupeau,

David Guéranger, Nicole May, Jean-Marc Offner et Sylvy Jaglin, qui ont largement

contribué à l’avancée de mon travail par les lectures qu’ils ont fait de mes écrits, au cours

des séminaires et des minisoutenances. Je remercie tout particulièrement Robin Foot.

Accompagné de Vincent Guiguenot et de Jean-Marc Weller, m’a introduit à la sociologie

de l’acteur-réseau et aux travaux de Timothy Mitchell. Un grand merci à mes collègues

doctorants, Antoine, Sarah, Éric, Fionn, Mathilde, Jian, Stéphanie, Fionn, Lionel,

Aubépine, Louise, Laura, Géry, Catharina, Sabrina, Laura, Aurélie et Vanessa. Enfin, un

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chaleureux remerciement à toute l’équipe administrative, et plus particulièrement Valérie

Bocquillon, Catherine Quettier, et Christine Dujardin.

Une fois à l’Agence française de développement (AFD), Pierre Jacquet et Jean-Bernard

Véron ont pris le relais. Regards sur la Terre et Afrique contemporaine ont largement

contribué à la poursuite de mon travail scientifique. Merci à Nicolas Courtin.

Cette thèse n’aurait pu être possible sans Claude Millier, directeur scientifique de

l’ENGREF au cours de mes études au sein de cette même école. Sa confiance a été

déterminante dans le choix d’une approche interdisciplinaire. Avec Jacques Weber et

Thierry Rieu, il m’a accompagné dans le projet de Formation complémentaire par la

recherche du Corps des ingénieurs du GREF, grâce auquel cette thèse a pu être en grande

partie financée. Je dois également beaucoup à l’UMR G-Eau, qui ont contribué à ma

formation, et notamment Sara Fernandez, Gabrielle Bouleau, Olivier Barreteau, Audrey

Richard-Ferroudji, Julien Trottier, Sami Bouarfa et Nils Ferrand.

L’écriture de cette thèse a été une aventure. Elle a bénéficié d’une encourageante énergie

d’amitié qui m’a entourée tout le long. Je tiens à remercier du plus profond du cœur

Annick Kayitesi, Antonin Vergez, Corentin Mercier, Cyaka Murenzi, Hugo Tateossian,

Jean-Philippe Daulaud, Jonathan Chatel, Jozan’s family, Marie d’Arcimoles, Pierre-

Henry Gomont, Raphaël Glucksmann et Sophie Vincent.

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Introduction générale

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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État délinquant ou modèle erroné ?

Depuis 1991, articles de presses, rapports d’expertise et articles scientifiques brandissent

la menace d’une « guerre de l’eau » sur l’Asie centrale. Des indicateurs et des modèles

hydroéconomiques viennent démontrer que la situation est critique, voire explosive, pour

le partage de la ressource d’eau du bassin versant de la mer d’Aral entre cinq anciennes

républiques soviétiques. À lire les publications, on comprend que l’implosion de l’URSS

risque de chambouler la gestion et les usages de l’eau, dont on dit qu’elle est « la

ressource rare d’une région extrêmement aride ». On lit que les prélèvements étaient

coordonnés jusqu’en 1991 par le pouvoir du Kremlin, à travers le Gosplan, pour

maximiser la production irriguée de coton. Mais depuis l’affirmation des frontières

républicaines, le système ne serait plus coordonné, chaque pays du bassin de la mer

d’Aral souhaitant s’approprier le « maximum » de ressources pour ses usages propres,

incompatibles avec ceux de ses voisins. La situation est particulièrement problématique

car la plupart des usages, majoritairement agricoles, sont réalisés dans les républiques

« de l’aval, pauvres en eau » – l’Ouzbékistan, le Kazakhstan ou le Turkménistan – et

« extrêmement dépendantes de pays amont » – le Kirghizstan ou le Tadjikistan – qui

maîtrisent les plus gros barrages de la région. Ces barrages sont au cœur de la

problématique, car les pays amont souhaiteraient orienter les lâchers pendant la période

hivernale pour produire de l’électricité. Cette stratégie est considérée incompatible avec

l’irrigation estivale des pays de l’aval. Ceci pourrait faire basculer la région dans un

conflit1.

La « guerre de l’eau » centrasiatique est d’autant plus intéressante qu’elle mobilise de très

nombreux experts internationaux, commandités par des organisations de l’Aide pour

épauler les républiques centrasiatiques vers une solution « rationnelle et équitable » au

partage de l’eau. Plusieurs modèles hydro-économiques sont développés et démontrent

tous l’existence d’un même point d’équilibre au problème et se traduit par l’orientation de

la gestion des barrages vers un régime favorisant l’irrigation estivale, moyennant des

1. Cette thèse sera analysée et critiquée dans le premier chapitre de la thèse. Sa forme la plus radicale s’exprime dans le Big Brother Syndrom selon lequel Staline aurait délibérément créé des républiques cotonnières pauvres en eau et des républiques riches en eau dans une politique du « diviser pour mieux régner ». La guerre de l’eau serait inscrite dans le projet stalinien de construire un système hydraulique ingérable sans l’intervention d’un despote hydraulique. Logiquement, en l’absence du « grand frère » qui décidait de tout, les petites sœurs ne pourraient faire autrement que se « chamailler pour le trésor familial » (Abdulaev, Manthrithilake et Kazbekov, 2006).

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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échanges énergétiques entre « pays aval » et « pays amont ». Sur les bases du point

d’équilibre des modèles, un accord régional promu par les organisations internationales

est signé en 1998 par les républiques du bassin versant. Mais, paradoxalement, jamais le

traité n’a pu se stabiliser dans la durée. L’Ouzbékistan, pourtant dessiné comme un pays

« extrêmement dépendant » des lâchers du Kirghizstan se détourne du traité, alors qu’il

est celui qui consomme le plus d’eau dans le bassin, notamment pour la culture de coton,

qu’il continue à irriguer selon des procédures héritées de la période soviétique. Malgré la

production de nouveaux modèles hydro-économiques construits sur des méthodes de

calculs toujours plus élaborées pour démontrer la « non-validité » (Banque mondiale,

2004) de l’attitude ouzbek, la coopération internationale n’arrivera jamais à faire

conformer l’attitude du pays avec celle préconisée par les modèles.

Comment expliquer cette situation incongrue et paradoxale ? La thèse généralement

admise, comme nous l’étudierons dans le premier chapitre, est inscrite dans les résultats

des modèles eux-mêmes. Elle consiste à reconnaître que ces derniers sont rationnels et

que les républiques ont effectivement intérêt à les suivre. Selon cette thèse, les

républiques, et plus particulièrement l’Ouzbékistan, suivent une attitude déviante et

anormale, voire même irrationnelle. Le modèle correspond en effet à « ce à quoi il faut se

référer », « ce qui est destiné à être reproduit »2. Outils scientifiques de quantification

sophistiqués, les modèles viennent légitimer la rationalité du chemin prescrit. Les calculs

sont sophistiqués. Grâce à leur approche « intégrée », les modèles hydro-économiques

seraient capables de prendre en considération l’ensemble du territoire. Non pas seulement

les écoulements d’eau, mais également les économies nationales, les règles de

fonctionnement des barrages, les usages de la ressource en eau des différents acteurs (ici

les républiques). La puissance des modèles permettrait de déplacer sur une même

plateforme des données physiques, politiques, institutionnelles et économiques du

territoire. Par leur puissance de calcul, les modèles offriraient la possibilité d’explorer

2. Cette signification reprend celle du terme italien modello, arrivé dans notre langue à l’époque où l’Italie règne sur les arts, utilisé pour désigner la personne qui pose dans l’atelier du peintre ou la maquette d’un élément architectural à réaliser. Sur les différentes acceptions de la notion de modèle, on pourra se référer aux travaux de Nicolas Bouleau et notamment (Bouleau, 1999), sur la « qualité et la pragmatique des modèles ».

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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l’ensemble des possibles, de les comparer et de déterminer la solution optimale à

prescrire3.

Les modèles placent les organisations de l’Aide en surplomb, en leur donnant les moyens

de proposer une solution rationnelle aux républiques centrasiatiques, comme l’ingénieur

savant de l’époque des lumières, tel qu’il est fréquemment présenté, répandait la science

contre les superstitions. Cette conception prescriptive de l’Aide a été très généralement

suivie à l’implosion de l’URSS par les organisations internationales, activement

impliquées pour guider les anciennes républiques socialistes vers l’économie de marché.

À l’implosion de l’URSS, elles ont largement proposé leur expertise pour éclairer des

Républiques dont le développement économique avait été dévoyé pendant soixante-dix

ans de socialisme et qu’il fallait nécessairement remettre sur le chemin capable pour

répondre aux exigences du développement, de la croissance, du progrès, de la paix, quatre

concepts considérés synonymes dans cette conception du développement largement

critiquée dès les années 1970, mais qui retrouve ses lettres de noblesse avec l’implosion

de l’URSS4.

L’Aide a largement fait appel aux chercheurs académiques et experts pour dresser ses

prescriptions au sein des territoires anciennement socialistes, nouvel espace

d’expérimentation de l’expertise internationale. Ces travaux ont conduit à la naissance

d’un nouveau champ disciplinaire, Economics of Transition (l’économie de la transition),

développé dans la lignée des théories standards5. Selon cette approche, le changement

doit se réaliser le plus rapidement, par « thérapie de choc », vers la situation d’équilibre

final, l’économie de marché. Celle-ci détermine la voie la plus courte depuis l’économie

socialiste inefficace, point de départ supposé unique de toutes les économies nationales de

3. Les modèles et leur mobilisation dans l’espace politique de la coopération internationale sont présentés dans le chapitre 1 de la thèse. Avec les progrès de la science, la modélisation devient même un outil d’optimisation – la plateforme GAMS – qui permet de trouver l’optimum hydro-économique, quand les autres outils de calculs utilisés au début des années 1990 – par exemple la plateforme WEAP – permettent seulement de construire des scénarios dont les résultats sont ensuite comparés.

4. La notion de « développement » a souvent été mise en relation, voire confondue avec celle de modernisation. Dans une telle perspective, les sociétés traditionnelles se transforment en sociétés modernes caractérisées par une technologie de pointe, une prospérité matérielle (Rostow, 1960).

5. La transition économique est pensée selon le raisonnement suivant : la stabilisation monétaire doit être assurée pour éliminer les effets pervers de l’inflation, la privatisation permettra de créer l’incitation des agents économiques, et la libéralisation laissera au marché la possibilité d’opérer la nécessaire « destruction créatrice » des industries et des entreprises léguées par le système socialiste (Chavance, 2004).

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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l’ensemble des républiques anciennement socialistes. De fait, la marche vers l’économie

de marche devait suivre des politiques construites sur les mêmes principes, sans

exception6, construits sur le Consensus de Washington.

Les modèles économiques quantitatifs ont été largement mobilisés dans cette démarche,

notamment par l’apparition concomitante d’outils informatiques toujours plus puissants,

qui permettaient de faire sauter un verrou technologique dans l’intégration de données

particulièrement nombreuses et hétérogènes nécessaires à la modélisation des économies

nationales. Les modélisations offraient également un outil particulièrement cohérent avec

l’économie de la transition, en proposant une méthode clé en main capable de définir

précisément et rationnellement la nature du point d’arrivée : un équilibre fondé non plus

sur des principes soviétiques d’allocation des ressources7 mais sur des principes supposés

de nature radicalement différents, ceux du marché.

Dans le cas des modèles hydro-économiques analysés dans cette thèse, le droit chemin est

démontré, construit sur le marché et la rationalité scientifique, et dont on espère qu’il sera

ensuite suivi par les républiques. Ne pas suivre les préconisations revient alors à conduire

la région vers une situation sous-optimale, de non-développement, qui pourrait se traduire

par une « guerre de l’eau ». D’ailleurs, l’acteur qui vient « transgresser » la norme n’est

autre que l’Ouzbékistan, ouvertement reconnu comme l’acteur d’Asie centrale qui se

montre le plus récalcitrant envers les propositions de réformes proposées par les

organisations internationales. Pays gouverné par un régime autoritaire, il s’est lancé dans

une « transition gradualiste » marquée par le maintien d’une production administrée et

planifiée du coton, dont l’irrigation est jugée « irrationnelle » et dont l’inefficacité aurait

conduit à l’assèchement de la mer d’Aral en amont des rivières pour lesquelles le traité

prévoit une gestion rationnelle et efficace. À l’opposé, le traité international est soutenu

par le Kirghizstan, le pays de l’Union soviétique qui s’est le mieux aligné sur les réformes

6. La théorie de la convergence des systèmes économiques retrouve un souffle nouveau avec l’implosion du bloc socialiste que certains analysent comme la « fin de l’histoire » (Fukuyama, 1992) et l’avènement d’un consensus universel autour de la démocratie et de l’économie de marché.

7. On verra dans le chapitre 1 comment la catastrophe écologique de la mer d’Aral sera mobilisée pour démontrer « l’inefficacité économique du système ». Dans le chapitre 5, on montrera comment le système économique « capitaliste » performe, au sens austinien, l’efficacité économique, et comment le système économique administré performe l’inefficacité.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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de thérapie de choc promue par les institutions financières internationales, fidèlement au

Consensus de Washington8.

Tout semble conduire à penser que l’Ouzbékistan suit effectivement une trajectoire non

rationnelle. Cependant, les expériences de transition suivies par les économies anciennes

démontrent la nécessité d’une analyse plus poussée. En effet, les transformations

postsocialistes ont largement « mis les théories économiques à l’épreuve » (Chavance,

2004). Elles ont conduit à de multiples « surprises » (Ellman, 1997). Comme dans le cas

du partage de la ressource en eau centrasiatique, de très nombreux programmes de

réformes se sont traduits par des situations inattendues, non-conformes, voire opposées

aux objectifs affichés initialement. La crise financière russe de 1998 ou l’effondrement

industriel de l’Allemagne de l’Est sont des exemples aujourd’hui bien connus. Les

programmes de privatisation de masse conduits en Europe de l’Est furent rapides « sur le

papier » mais très lents dans la réalité, engendrant des configurations particulièrement

complexes (Stark, 1996). Ces « recombinaisons » n’avaient pas été anticipées par les

experts, prenant parfois des configurations « inquiétantes » (Chavance, 2004) dans la

répartition de la propriété réelle et dans la gouvernance des entreprises. Ces « surprises »

ouvrent la voie pour une deuxième thèse permettant d’expliquer la difficulté à stabiliser

un traité international de partage de l’eau autour d’un équilibre démontré par les modèles

hydro-économique : l’échec des organisations internationales. L’instabilité du traité

international promu par les organisations internationales ne viendrait qu’allonger la liste

de ces surprises, qui ont conduit certains économistes hétérodoxes à critiquer la théorie de

la transition tout au long des années 1990 et 2000.

Les économistes institutionnalistes ont lourdement critiqué la conception téléologique et

déterministe du changement de la tradition mainstream classique. Le changement est

conçu comme « un processus indépendant du chemin suivi » (Chavance, 2004), quand les

trajectoires économiques nationales des républiques anciennement socialistes ont

8. Schématiquement, les cinq républiques centrasiatiques ont adopté trois types de trajectoires de transition hétérogènes (Pomfret, 2006) : les « trajectoires gradualistes », conduites par l’Ouzbékistan et le Turkménistan, les trajectoires de thérapie de choc, conduites par le « Kirghizstan et le Kazakhstan », et enfin la guerre civile pour le Tadjikistan entre 1992 et 1997.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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démontré de fortes dépendantes des héritages socialistes9. Une autre critique concerne la

non prise en compte des institutions informelles dans un espace économique déjà

fortement marquées par l’existence de pratiques implicites tout au long de la période

soviétique, malgré la dictature du Parti communiste et la planification centralisée des

productions (Kornai, 1984). Les individus et les organisations de l’espace soviétique se

sont en effet repliés sur des habitudes et des routines établies (Chavance et al., 1999) et

n’ont pas nécessairement suivi à la lettre les programmes de réformes impulsés par l’État.

Tous ces éléments viennent par ailleurs remettre en cause la conception des États-nations

comme des entités intègres et unifiées, alors qu’ils sont représentés comme tels dans les

travaux de modélisation10.

Alors, l’échec de la coopération internationale ne vient plus de la déviance d’un pays,

mais plutôt d’une représentation caricaturale offerte par le modèle, incapable de rendre

compte de la « réalité » économique. Plusieurs éléments de notre travail viendront

renforcer cette thèse, nos analyses de terrains ayant conduit à découvrir un monde

beaucoup plus complexe que celui représenté dans la littérature scientifique et dans les

travaux d’expertise. En Ouzbékistan, nous avons découvert une production de maïs

couvrant 30 % des terres irriguées mais restée « invisible11 », non seulement des relevés

statistiques agricoles ou d’usages de l’eau, mais aussi des études produites par les

chercheurs et les experts qui décrivent régulièrement ce pays comme une « monoculture

de coton12 ». Nous avons prolongé notre travail sur la production cotonnière ouzbek,

principal consommateur d’eau sur le bassin. Nos enquêtes et observations ont mis en

9. Ceci a d’ailleurs fortement contribué à produire une diversité de trajectoires de transition alors que la doctrine de la transition ne dessine qu’une et unique trajectoire vers un point d’équilibre connu à l’avance, l’« économie de marché » (Magnin, 1999).

10. Cette question se pose en particulier en Asie centrale postsoviétique qui voit en 1991 la naissance d’États-nation sur la base de républiques créées au cours des années 1920 et 1930 par la division du Turkestan russe avant d’être intégrées dans un même pays – l’Union soviétique. La question de l’État-nation est rendue d’autant plus complexe que les républiques sont multiethniques, avec un dessin de frontières très complexe dont la consistance était faible au cours de la période soviétique. Les espaces économiques et politiques débordaient des frontières administratives, organisés autour de Moscou par la planification centrale et organisés autour d’un bassin de production de coton, dirigé depuis Tachkent, aujourd’hui capitale de l’Ouzbékistan et alors quatrième ville de l’URSS.

11. Cette question est posée dans le chapitre 2, « Aral, bassin versant invisible ».

12. À l’implosion de l’URSS, le coton est la principale production de la république d’Ouzbékistan. Ce pays devient même le deuxième exportateur mondial de coton, après les États-Unis. Au cours de la période soviétique, il assurait près de 70 % de l’ensemble de la production de l’URSS.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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évidence de nouveaux débordements. De part et d’autre des balances de pesée du coton à

l’entrée des usines d’égrenage, deux valeurs du taux de fibre contenu dans la graine de

coton coexistent13. Le travail sur le coton ouzbek nous a paradoxalement amené à passer

en territoire kirghize, de l’autre côté de la frontière : une partie de la production de coton

ouzbek passe en effet au Kirghizstan par des réseaux de contrebande et représente la

moitié de la production de coton kirghize14. Les frontières du territoire ouzbek et avec

elles celles de son économie nationale, pourtant si contrôlés par l’armée et par

l’administration, sont littéralement débordées.

Nous avons poursuivi notre travail en entrant dans les modèles hydro-économiques. Ceci

a mis en évidence des débordements hydrologiques qui mettent en cause « l’extrême

vulnérabilité » des pays aval. L’Ouzbékistan, supposé « pays aval », fait en fait partie de

l’amont du bassin versant et reçoit de toute façon l’eau, quel que soit le régime des

barrages kirghizes. Non seulement ces ouvrages ne contrôlent qu’une partie des débits

d’eau, mais leurs caractéristiques techniques laissent peu de marges de manœuvre au

Kirghizstan pour contrôler l’eau qui traverse le barrage. Cette fois, ce n’est plus les

processus économiques qui débordent les cadres des statistiques et des modèles

économiques, mais l’eau qui déborde les ouvrages hydrauliques et (par conséquent) les

modèles hydrologiques. Quand le coton passe « en contrebande » de l’Ouzbékistan vers

le Kirghizstan, l’eau passe « en contrebande » du Kirghizstan vers l’Ouzbékistan,

échappant non seulement à l’autorité du pays amont mais également à celle de l’expertise.

Tous ces débordements semblent renforcer la thèse de la déviance des organisations

internationales et la critique prononcée contre la « doctrine de la transition », aveuglée par

des modèles purement théoriques dessinés abstraitement de loin, sans le souci d’intégrer

une importante « économie informelle » qui caractériserait les économies des pays en

développement, fréquemment rangée dans les « résidus » quand ceux-ci représentent

souvent plus de la moitié de l’économie « réelle » des pays. Il y aurait « défaillance de

calcul ». Selon cette deuxième thèse, l’expertise n’a pas les « bons » outils et les

« bonnes » approches capables de comprendre et de voir le monde tel qu’il est réellement.

13. La première correspond à une norme technique, vikhod volokna, reconnue formellement au niveau national, certifiée par les laboratoires officiels de la république, mais doublée d’une autre valeur reconnue seulement par quelques administrateurs, constituant la base d’un détournement de l’argent public. Ceci est traité dans les chapitres 4 et 5.

14. Ceci est traité dans le chapitre 5 de la thèse.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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Que nous dit la sociologie du développement ?

Nous avons souhaité éclairer cette situation paradoxale à travers ce travail de recherche,

sans considérer a priori que l’une ou l’autre des deux thèses présentées plus haut ne soit

bonne, et sans considérer qu’il faille nécessairement choisir entre l’une ou l’autre des

propositions. Notre propos n’est pas de dire que les calculs sont erronés et qu’une

représentation plus juste devrait introduire les débordements pour être valable, à la fois

pour les experts internationaux ou pour les administrateurs des États. Car le plus

intéressant dans cette histoire n’est pas tellement que les calculs oublient une partie du

réel mais que ces calculs résistent à un très grand nombre d’épreuves. Ils résistent

notamment à la présence d’administrateurs et d’experts nationaux et internationaux munis

de leurs outils sophistiqués. Malgré les signaux dissonants, la coopération internationale

ne corrige pas ses modèles et ses orientations. Les experts continuent à crier haut et fort le

risque d’une « guerre de l’eau », à reconnaître une « inégale répartition » de l’eau et une

« extrême vulnérabilité des pays aval ».

La question n’est finalement pas de savoir qui des gouvernements ou des experts mènent

des pratiques déviantes, mais comment se définit et se concrétise la relation entre les

gouvernements, l’expertise internationale et le territoire centrasiatique avec ses

productions agricoles, ses dispositifs techniques et son système politico-administratif. Ces

entités sont interdépendantes et le traité (et sa transgression) est le produit d’une

négociation par laquelle les acteurs, qui prennent part à la transaction, entendent définir

non pas le monde tel qu’il est mais celui qui devrait être. Pour réaliser ce travail, il est

important d’assumer au préalable que les catégories en jeu dans les modèles, et plus

largement dans les négociations internationales, ne sont pas des réalités inamovibles et

indiscutables. Cette démarche nous a été ouverte par la sociologie du développement15,

15. La sociologie du développement s’est constituée dans la lignée de l’anthropologie africaniste anglo-saxonne (notamment autour de l’École de Manchester) et de la science politique africaniste française. Les travaux les plus importants ont été réalisés à l’université d’Agronomie de Wageningen (autour de Norman Long). En France, la sociologie du développement s’est majoritairement constituée autour de Georges Balandier, René Dumont et de Samir Amin. Depuis les années 1990, l’Association euro-africaine pour l’anthropologie du changement social et du développement (APAD) a pris le relais, dans une perspective nouvelle et largement inspirée des travaux de Norman Long. L’un des principaux chefs de file est Jean-Pierre Olivier de Sardan. Ses les écrits sont désormais repris par David Mosse et David Lewis, deux figures majeures de la sociologie du développement internationale, notamment dans leur dernier ouvrage Development Brokers and Translators (2006), où ils proposent une tentative de rapprochement avec la notion de traduction de Bruno Latour (sur ce concept, lire le chapitre 3). Cette tentative reste peu convaincante, car les artéfacts techniques ne font pas l’objet d’une attention particulière.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

15

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dont les travaux, réalisés sur d’autres territoires, nous ont introduits à l’analyse de

situations semblables, avec deux apports majeurs. La sociologie du développement nous a

en particulier introduits à l’analyse des sociétés des pays en développement, d’une part, et

à celle de l’action des institutions de développement, d’autre part.

Les travaux permettent de dépasser une représentation réductrice des pays en voie de

développement, où les systèmes politiques ont longtemps été réduits à des systèmes de

tribus refermés sur elles-mêmes. Ces analyses, construites le plus souvent à partir des

écoles d’anthropologie classique et structuraliste, à l’encontre desquelles elles se sont

positionnées, ont démontré la modernité des systèmes politiques des pays en voie de

développement longtemps pensé archaïques et construite sur des catégories inamovibles

et cloisonnées. Le rôle politique moderne des chefferies africaines a été démontré dès

1949 par Gluckman, pilier de l’École de Manchester (Balandier, 1967), quand la science

politique africaniste française démontrait plus tard les fonctions néo-patrimonialistes des

États (Médart, 1991), comme l’importance du clientélisme, de la corruption, et plus

largement de l’économie informelle (Bayart, 1982). Les États et les sociétés des pays en

voie de développement ne sont pas des entités monolithiques mais sont traversés par une

pluralité de logiques, qui ne forment pas nécessairement un tout cohérent (Long, 1989 ;

Long et Long, 1992 ; Arce et Long, 2000).

L’analyse du développement agricole et minier dans la région centrale du Pérou a par

ailleurs permis à Norman Long et Brian Roberts de démontrer la coexistence de plusieurs

systèmes de valeurs et de forme de pouvoirs, qui ne se trouvent par uniquement entre les

mains du gouvernement, ni uniquement dans celles du pouvoir traditionnel, dont les

délimitations se sont révélées floues (Long, 1984). La notion d’« interface » s’est montrée

particulièrement importante pour comprendre les relations entre administrateur et paysans

(Arce, 1993 ; Arce, 2000) et mettre en lumière la coexistence de plusieurs formes

d’agencéité. L’analyse de la fluidité des agents au niveau « d’interfaces » démontrait la

fluidité des agents, malgré les discontinuités et les ruptures16. Ces travaux montraient

finalement la modernité des sociétés des pays en voies de développement, certes

marquées par des histoires et des règles propres, mais pour lesquelles les outils de la

sociologie, notamment celles des organisations sur le phénomène bureaucratique

(Crozier, 1971), pouvaient être utilisés et enrichis. Jeu de miroirs, c’est à cette époque que

les sociétés occidentales se trouvent analysées par l’anthropologie, longtemps focalisée

16. Les auteurs s’appuient sur les apports conceptuels de Granovetter (1973).

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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sur les mondes « exotiques », lorsque des régularités attribuées jusqu’ici à ces mondes se

trouvent décrites et analysées dans les sociétés occidentales, telles que la corruption,

l’économie informelle et même la sorcellerie (Favret-Saada, 1977). Ces régularités ne

sont plus considérées comme les réminiscences d’un monde traditionnel à développer,

mais comme faisant pleinement partie de monde politique moderne.

Ces éléments, bien connus, auraient pu conduire à la fin de la sociologie du

développement, mais celle-ci a évolué à partir de la toute fin des années 1980 vers

l’analyse des institutions de développement, particulièrement utile pour notre travail de

recherche. Les systèmes politiques et économiques des pays en voie de développement ne

sont pas renfermés sur eux-mêmes mais bien souvent extravertis (Bayart, 1989) et

Norman Long (1989) a attiré l’attention sur les interfaces entre populations locales et

institutions de développement, comme lieu stratégique de l’analyse des logiques sociales

en œuvre sur le territoire. Les auteurs montraient l’importance de « ressources

extralocales », certains travaux mettant en évidence, par l’intermédiaire d’analyse sur les

associations paysannes ou la mise en œuvre de politique publique, la captation et la

redistribution de la « rente du développement » (Biershenkl, Chauveau et Olivier de

Sardan, 1999). Ces mêmes auteurs mettaient par ailleurs en évidence la capacité de

certains acteurs, les « courtiers du développement », à créer des ponts entre le territoire

local et l’action du développement.

Peu à peu, la Sociologie du développement a considéré important d’intégrer les

institutions de développement au cœur de l’analyse, considérant celles-ci comme des

agents incontournables des évolutions politiques et économiques de ces territoires. Les

financements massifs de projets d’infrastructures, les politiques d’ajustement structurel

des années 1980, poursuivies au cours des années 1990 par les politiques d’aide à la

transition post-soviétique, et la montée en puissance des institutions de développement

sur les thématiques environnementales et la production de biens publics globaux, ont eu

des impacts très importants sur la réalité économiques et politiques de certains pays.

L’attention s’est rapidement focalisée sur les discours du développement. Dans un

premier temps, cette analyse s’est construite dans la lignée de la théorie de la

dépendance17, qui a relevé le décalage systématique entre la représentation du territoire

17. Selon la théorie de la dépendance, le concept de « développement » serait instrumentalisé pour créer de nouvelles dépendances des États-nations devenus indépendants après les vagues de décolonisation (Amin, 1970). Les « néodépendantistes » voient l’aide et les organisations internationales les outils d’une mise en discipline du monde selon les règles occidentales.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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proposée par les institutions de développement et les savoirs locaux indigènes. Pour

certains, serait en jeu ici la domination symbolique du savoir occidental sur les savoirs

locaux indigènes, méprisés et ignorés (Escobar, 1997) ou considérés comme des obstacles

au progrès rationnels proposé par les organisations de l’Aide. Dans une approche critique,

fréquemment construite sur une certaine lecture des travaux de Foucault18, la sociologie

du développement se proposait de jouer le rôle d’un rappel au réel par leur diagnostic des

« dérives » et des « échecs » des organisations internationales. Cela était notamment fait

par l’intermédiaire des analyses fines des « savoirs indigènes », qui permettaient d’en

démontrer la cohérence et la rationalité. Ceux-ci étaient bien souvent ignorés des

institutions de l’Aide, considérées par ces analystes comme relevant simplement d’une

rationalité extérieure, avançant sur de nouveaux territoires selon une dynamique

hégémonique. L’appropriation des instruments des institutions internationales par les

populations locales se trouvait bien souvent occultée.

La lecture critique du discours du développement prend un jour nouveau avec les travaux

de Ferguson (1994, 1997), qui voit sa différence dans la capacité à prendre au sérieux les

discours des institutions internationales, finement analysés. Fergusson concentre son

travail sur les rapports écrits par la Banque mondiale sur le Lesotho, pays présenté à

travers son « économie agraire de subsistance » et sa paysannerie isolée. Fergusson nous

rappelle que le Lesotho est avant tout un réservoir de main d’œuvre pour l’Afrique du

Sud et que le secteur des mines est prépondérant dans le revenu des habitants. Cependant,

il montre comment le rapport, par de multiples principes rhétoriques, fait du Lesotho un

pays sous-développé, dont la trajectoire de développement nécessite une action

internationale. Le rapport produit un territoire éligible aux « packages standardisés

d’aide » que la Banque mondiale souhaite apporter19 et les causes structurelles de la

pauvreté du pays se trouvent systématiquement ignorées, traduites et remplacées par des

causes techniques. C’est pourquoi Fergusson considère l’aide comme une « machine

antipolitique », car les études qu’elle produit construisent un objet isolé du monde, bien

circonscrit et gérable, démunie de toute considération politique.

18. Le développement fonctionnerait comme un mouvement de savoir/pouvoir par lequel se construirait une nouvelle domination de l’Occident sur le « Tiers-Monde ».

19. Le programme viserait à brancher l’économie de subsistance dans l’économie de marché par un effort de modernisation de la production et par la construction de routes qui permettront les échanges économiques.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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Dans cette « construction narrative » (Swift, 1996), la science tient une place centrale, qui

contribue (paradoxalement) à la construction d’une représentation partielle et partiale du

territoire, quitte à ce qu’elle appuie de « fausses idées ». J. Fairhead et M. Leach montrent

ainsi, dans le cas du couvert végétal de Guinée, que la thèse de la dégradation est

largement utilisée pour légitimée des projets des institutions du développement. Cette

thèse se trouve encore au milieu des années 1990 appuyée par des études réalisées par des

botanistes de l’administration coloniale française, contredites par une étude rigoureuse de

l’évolution du couvert végétal réalisée par Fairhead et Leach20. Légitimée par la

renommée des fameux botanistes, dont les travaux concernaient la forêt primaire et non

pas la forêt en général, l’« idée fausse » reste malgré tout dominante. Elle est soutenue

par ailleurs par les théories sociales malthusiennes, et par la montée en puissance des

préoccupations environnementales au niveau international21. Ces travaux montrent bien

que ce n’est pas la fiabilité des études qui est importante pour l’action internationale.

L’enjeu principal est de trouver les thèses scientifiques capables de soutenir une image

d’un monde sur lequel elle va pouvoir agir, quitte à ignorer, parfois délibérément, une

grande partie de la « réalité du terrain ». La stabilité de la « fausse idée » ne tient pas à

l’incompétence ou à l’ignorance de certains savoirs scientifiques qui auraient une « bonne

représentation » de la réalité. Le savoir scientifique est mobilisé pour l’action : élaborer et

mettre en application des politiques et des projets. Cela conduit les développeurs à

construire une image particulière des mondes sociaux sur lesquels ils projettent d’agir :

celle de mondes gérables, prévisibles, manœuvrables et surtout éligibles aux programmes

qu’ils proposent (Fergusson, 1997 ; Mosse, 1997 ; Swift, 1996).

La Sociologie du développement nous apporte donc des enseignements majeurs pour

conduire notre travail de recherche, orienté sur la compréhension d’un monde

particulièrement complexe où interagissent des acteurs multiples dotés d’intérêts et de

valeurs hétérogènes. Elle nous engage à emprunter une approche symétrique sur les

20. Les auteurs ont réalisé une importante enquête sur des villages d’une région supposée touchée par la déforestation. Ils réalisent des observations de pratiques, comparent le couvert avec des photographies aériennes prises au cours de plusieurs décennies. Cela leur permet de démontrer qu’il y a effectivement des défrichages, mais que les zones défichées se déplacent dans le temps, sans pour autant se traduire par une baisse du couvert.

21. Les savoirs locaux auraient pu remettre en cause la thèse, mais les auteurs soulignent un mépris pour ces savoirs de la part des institutions du développement. Swift (1996) produit une étude semblable sur la question de la désertification. Selon Quarles von Ufford (1997), le « bon problème du développement » se construirait sur un « faux savoir des réalités locales ». L’ignorance deviendrait un gage de la stabilité du système de développement.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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« autochtones » et les institutions du développement, qui acquièrent dans notre travail le

même statut d’indigène que l’agriculteur ou l’administrateur centrasiatique. Par ailleurs,

le discours des institutions internationales, qui présente ces dernières comme agissant

depuis l’extérieur sur le territoire décrit, est également mis au cœur du monde social

analysé. Les modèles font intégralement parti du monde qu’ils décrivent et qu’ils

participent à construire. Il est en effet important de bien saisir la nature des modèles : ce

sont des « discours symboliques » orientés vers l’action et portés par des « acteurs

partisans », et dont la pragmatique nécessite l’usage de « faits-stylisés » (Bouleau, 1999a,

1999b). Les modèles ne doivent pas être approchés comme des formes de connaissance

qui donne une image du monde, mais comme une activité « performative », dans le sens

qu’ils contribuent à la construction de la réalité qu’ils décrivent22.

Il est cependant important de relever certaines défaillances de la Sociologie du

développement, telle qu’elle a été mobilisée jusqu’ici. Bien souvent, elle n’est pas allée

jusqu’au bout de l’approche symétrique, en laissant les institutions de l’aide dans une tour

d’ivoire. Il est en effet important, de considérer que tout dispositif, technique ou

institutionnel, ne sort pas indemne au contact du terrain (Akrich, 1992). Par ailleurs, les

représentations produites ne sont pas de pures constructions théoriques construites ex

nihilo et uniquement pour mettre en œuvre des « packages » prédéterminés. Nous le

verrons dans le chapitre 2, les modèles mobilisent des informations issues du terrain.

Comment alors délier la capacité des modèles à représenter le territoire, avec celle des

administrateurs centrasiatiques qui n’enregistrent pas une partie des cultures irriguées

dans leurs statistiques ? Ceci permet alors de déplacer le problème : la performation du

modèle, définie comme sa capacité à contribuer à la transformation de l’objet décrit,

dépend également de sa capacité à remplir les rôles qui lui ont été attribués par les acteurs

en jeu dans la négociation. Par ailleurs, la sociologie du développement n’étend pas

22. Ceci est écrit par analogie avec ce qu’écrit Michel Callon à propos de la science économique (Callon, 1998b). Comme toutes les autres sciences, l’économie veut persuader que ce qu’elle dit est vrai (Mitchell, 2005). Mais, à la différence des sciences de laboratoire, elle a de sérieuses difficultés à établir des preuves empiriques. Occasionnellement cependant, les économistes utilisent le monde comme un grand laboratoire, comme l’Asie centrale par exemple, terrain « d’expériences de transition postsocialiste » de mise en application des « théories de la transition ». Timothy Mitchell montre également, dans le cas des réformes conduites dans les années 1990 au Pérou, comment des acteurs très divers (consultants, économistes, organisations internationales, organisations non-gouvernementales) ont conduit un important travail pour organiser le pays d’une manière qu’il pouvait rendre possible l’expérimentation des théories néolibérales (Mitchell, 2005).

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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l’approche symétrique aux artéfacts techniques. Nous proposons ici d’enrichir la

sociologie du développement par les Sciences and Technology Studies.

Pour en finir avec l’économie informelle ?

Revenons aux « débordements » évoqués plus haut. De nombreux travaux de recherche

les auraient considérés comme relevant d’une « économie informelle », concept

largement utilisé par les sociologues et les économistes, pour expliquer la défaillance des

États (Sacks, 1998) ou pour remettre en cause les politiques de coopération (Meisel,

2009). Nous avons choisi de ne pas l’utiliser dans cette thèse, du fait de son caractère peu

opératoire. « L’économie informelle » daterait des années 1970, lorsqu’elle aurait été

« découverte » en Afrique (Chen, 2002 ; Lautier, 1994)23. Régulièrement associée aux

systèmes « traditionnels » d’échange et de production, elle s’opposerait à l’économie

moderne des États-nations dotés d’un système statistique capable de mesurer les

productions et les échanges du territoire national, soit l’« économie nationale »24. De ce

point de vue, l’économie informelle serait comme une « économie résiduelle », qui se

réduirait avec la mise en place de puissants outils de mesures, de calculs et de contrôle,

dans un « processus d’institutionnalisation de l’activité économique » (Castells et Portes,

1989)25. L’économie informelle est donc pensée en négatif par rapport à l’économie

23. On attribue l’apparition de « l’informel » avec la notion de « secteur informel » utilisée par le « rapport Kenya » du Bureau international du travail (BIT, 1972). Ceci est particulièrement intéressant, car c’est l’une des rares notions (peut-être la seule) à avoir été créées dans le milieu de la coopération internationale, avant d’être utilisée par le milieu de la recherche, et par les politiques (Lautier, 1994).

24. Nous n’avons pas fait une étude exhaustive de la notion d’économie informelle, ce qui aurait été inutile pour notre propos tant la notion est peu opératoire. Pour P. Bairoch (1997), l’économie informelle est « 1) une économie de survie car il n’y a pas ou peu d’accumulation ; 2) une économie de la débrouille où des millions de gens s’organisent en marge de toute aide et réglementation de l’État ; 3) une économie qui privilégie des stratégies d’embauche au sein des groupes familiaux ; 4) une économie où les moyens de financement sont faibles ». Pour P. Hugon (1997) : « L’économie informelle est un secteur regroupant des unités de productions ou la production est effectuée à petite échelle, le capital avancé est faible, le salariat limité, mais ou il y a vérité des biens et des services. » Pour G.B. Gelinas (1987), « un ensemble d’unités d’intermédiation financière de production des biens à des services de commercialisation qui échappe à tout contrôle de l’État dans leurs activités ».

25. Des auteurs ont voulu en montrer son efficacité, pour conduire à son intégration dans l’économie formelle. Cette position a largement été suivie au cours des années 2000 par les organisations internationales. Les travaux d’Hernando de Soto (2000) sont les plus connus : l’auteur montre pourquoi le « capital mort », déconnecté de l’économie formelle, doit être formalisé pour réduire la pauvreté : il faudrait que les logements et droits de propriété informels

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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formelle. Elle fonctionnerait en « parallèle », sans influencer les processus économiques

formels qu’elle ne croiserait pas. L’économie informelle serait une économie de la

« marge », en dehors du contrôle de l’État, ce qui la laisserait « dans l’ombre », sa

marginalité la rendant invisible en soi.

Mais plusieurs arguments viennent démontrer que le concept d’économie informelle n’est

pas opératoire pour notre présent travail. Nous verrons que les débordements ne relèvent

pas d’une « économie parallèle », car économies formelles et informelles se trouvent

enchevêtrées l’une dans l’autre26. Il ne s’agit pas non plus d’une économie « à la marge »,

car elle représente finalement une importante partie des processus économiques – 30 %

des surfaces irriguées en Ouzbékistan, et 50 % du coton exporté par le Kirghizstan. Ce

n’est pas non plus une économie de « l’ombre » ou une économie « souterraine » : on

peut la voir en allant sur le terrain et en rencontrant les acteurs qui la pratiquent et ne s’en

cachent pas27. Par ailleurs, les « débordements » ne sont pas « informes » : ils sont mis en

forme par les normes techniques, les cartes, les canaux. Les débordements sont canalisés

et se définissent par rapport au cadre de l’économie officielle en utilisant les importants

« investissements de forme » d’une balance de pesée, d’une usine d’égrenage et d’un

laboratoire de certification.

Il nous apparaît plus pertinent d’utiliser les notions de « cadrage/débordement »

développées par Michel Callon (Callon, 1998a), dans la lignée du concept frame

développé par Erving (Goffman, 1971). L’intérêt de la notion de cadrage tient et à la

possibilité de la coexistence de plusieurs cadres28. Un cadre établit une frontière qui

sépare un extérieur et un intérieur. Il n’existe pas de cadre absolu et la notion de

soient reconnus pour permettre l’hypothèque aux propriétaires informels et l’accès au crédit. Pour une critique des travaux de De Soto, lire Mitchell (2007, 2005).

26. Nous verrons par exemple que la culture de maïs « invisible » est produite sur des champs qui appartiennent à l’État, en utilisant des ressources (en eau mais pas seulement) distribuée par l’État pour la production de coton, et détournées par les agriculteurs : il s’agit en quelque sorte d’une « culture dérobée ».

27. Nous verrons dans le chapitre 5 que la culture de maïs fait même l’objet de réunions dans les préfectures de l’ensemble de la république d’Ouzbékistan.

28. En utilisant la métaphore théâtrale, Goffman considère les personnes en interaction comme des acteurs qui mènent une représentation. Le cadre établit une « frontière » à l’intérieur de laquelle se déroulent, de manière relativement indépendante du contexte, des interactions dont la signification et le contenu s’imposent comme une évidence aux protagonistes. Dans Les Cadres de l’expérience (1974), il s’inspire cette fois de la métaphore cinématographique : la vie est composée de multiples constructions de la réalité, des cadrages, qui s’articulent les uns aux autres.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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« cadrage » s’applique sans difficulté aux processus économiques décrits au cours de nos

travaux de recherche, où les acteurs sont dotés d’une « rationalité limitée » (Simon,

1979). La culture de maïs peut être invisible par l’intermédiaire des statistiques étatiques,

cadre de l’État central, tout en étant présente dans les champs irrigués et produite par des

agriculteurs qui en connaissent exactement les caractéristiques. De même, la culture de

maïs peut raisonnablement être absente des études produites par l’expertise internationale,

pour peu que les experts utilisent seulement les données statistiques étatiques et pour peu

que leurs travaux de terrain n’ont pas permis de la reconnaître ou d’en mesurer

l’importance. Rationnellement, les experts peuvent « passer à côté29 ». Et quand bien

même voient-ils une culture de maïs dans les champs au cours de leurs travaux de terrain,

comment peuvent-ils faire le lien entre la culture de maïs produite dans tel champ et une

valeur agglomérée de 30 % de la surface irriguée, obtenue après un long travail de

recherche d’un an en Ouzbékistan. À l’extérieur des galeries dans lesquelles circule

l’expertise internationale, la culture de maïs est « dépourvue de signification » (Goffman,

1991)30.

Alors, « l’ombre » ne se définit plus de manière absolue, mais en relation avec un certain

« cadre », construit sur des outils, des ressources cognitives, des formes de

comportements et de stratégies. La reconnaissance de la coexistence de plusieurs cadres

nous permet de retrouver la sociologie de la quantification développée par Alain

Desrosières (1993) sur les statistiques administratives, construite dans la lignée du

programme-fort31. Il adopte un point de vue agnostique sur les statistiques et place la

vérité en dehors du champ de la discussion. Notre travail de recherche s’inscrit dans cette

lignée : l’objet n’est pas de dire que les statistiques administratives ouzbeks sont

« fausses » ni que les modèles hydroéconomiques sont erronés. Plutôt, notre travail

29. Cela permet de comprendre qu’un acteur peut ne pas voir une partie du monde sans pour autant le considérer irrationnel. Cela permet également de ne pas présupposer une négligence de sa part.

30. De même, ceux qui n’ont pas suivi la pesée du coton sur la balance d’une usine d’égrenage ne pourront pas voir que la valeur inscrite sur les relevés statistiques est différente de celle réellement pesée.

31. Le programme fort (ou strong programme) est un programme de recherche en sociologie des sciences mené dans les années 1970 par David Bloor et Barry Barnes. Les origines de la connaissance scientifique y sont expliquées par des facteurs exclusivement sociaux et culturels, en réaction contre les approches sociologiques qui restreignent leur objet d’étude aux théories scientifiques ayant échoué et considérées comme « fausses », et dont l’échec serait expliqué par des biais (intérêts politiques ou économiques de leurs défenseurs) quand les « vraies » théories ne faisaient que « révéler » une vérité naturelle. Le programme fort traite de manière symétrique les théories scientifiques, qu’elles soient « vraies » ou « fausses » (Bloor, 1976).

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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cherche à comprendre comment coexistent plusieurs valeurs, construites et véhiculées

dans plusieurs cadres en interaction32.

La reconnaissance de l’existence de plusieurs cadres et l’inscription de notre travail en

dehors du champ de la vérité ne signifient pas pour autant que les systèmes de valeurs

sont interchangeables. Car tout ne se vaut pas. Alain Desrosières montre ainsi que

l’homme moyen de Quetelet n’existe pas physiquement en tant qu’être humain, mais

dispose d’un degré de réalité élevé du fait de la solidité du réseau sociotechnique qui le

tient. Les « investissements de formes » – création de normes et des classes

d’équivalences, mise en place de procédures et d’organisations spécialisées dans la

mesure, création de centre de formation et de savoirs spécialisés – rendent les objets créés

particulièrement stables. Une réalité d’un autre ordre est construite, circule, mobilisée par

un très grand nombre d’acteurs. Alain Desrosières (1993) utilise la notion de consistance

pour exprimer ces degrés de réalité et rend compte ainsi de la stabilité des cadres : la

consistance d’un cadre repose sur la multiplicité, l’hétérogénéité et la solidité des liens

qu’il entretient, pour reprendre la terminologie callonienne (Callon, 1991)33.

Articulation de systèmes de valeurs autour de centres-frontière

La reconnaissance d’une coexistence de plusieurs systèmes de valeurs n’est pas suffisante

pour notre travail. Le véritable enjeu de la thèse est d’en comprendre l’articulation. Le

problème posé ici est de savoir comment plusieurs systèmes de valeurs peuvent cohabiter.

Une valeur n’existe pas en soi : elle est le produit d’un processus au cours duquel de

multiples dispositifs de mesures et de calculs sont mobilisés, ici des modèles hydro-

économiques, là des relevés statistiques, ou une balance d’une usine d’égrenage. La

culture de maïs « invisible » est elle-même mesurée dans les champs à l’aide des billons :

les agriculteurs mesurent son pourcentage par rapport à la proportion des billons qu’elle

recouvre dans le champ. Le calcul est également présent dans les rituels, tels que le

mariage en Asie centrale où les cadeaux sont enregistrés rigoureusement dans des cahiers

32. Voir les « débordements » ne signifie pas pour autant ce que certains appellent la « vraie dynamique du monde » ou la « base » des processus économiques (Chen, 1996). Ce n’est pas non plus analyser le monde « par le bas » (Bayart, Mbembe et Todabor, 1992), car les procédures administratives, que l’on range normalement dans le « formel » ne sont pas plus des éléments « du haut ».

33. En ce sens, notre approche est ni réaliste (ou positive), ni relativiste mais relationniste.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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soigneusement gardés par les familles (Pétric, 2002). Les acteurs s’inscrivent dans des

espaces calculables où se construit une partie de leur jugement.

La reconnaissance de l’importance des dispositifs dans la construction des valeurs est

compatible avec la notion de « cadre » de Goffman, qui ne prend pas uniquement appui

sur l’engagement des acteurs, mais s’ancre également sur des dispositifs matériels et

organisationnels. Cet élément est fondamental car les représentations et les valeurs dont il

est question ici sont toujours construites par l’intermédiaire d’instruments mobilisés pour

la mesure. Ceci nous introduit au choix d’une définition du « calcul » qui dépasse l’idée

que le calcul et le jugement appartiennent à des univers cloisonnés34, en nous appuyant

sur les travaux de Michel Callon et Fabien Muniesa sur les marchés économiques (2003) :

leur définition du « calcul » a l’avantage de reconnaître une frontière « brouillée » entre le

pur calcul et le pur jugement35. Ils citent d’ailleurs les travaux d’Emile Benveniste qui

montre une référence explicite à un mouvement matériel de « détachement » (découper)

et de ré-attachement (conduire à un résultat) (Benveniste, 1993 [1969]). Le calcul peut en

effet être compris comme un processus à trois étapes. « Pour être calculées, les entités

prises en compte doivent être détachées : un nombre fini d’entités est déplacé et disposé

dans un espace unique », où elles peuvent être manipulées, comparées. Ensuite, deuxième

étape, les entités sont associées entre elles : elles font l’objet d’une mise en relation.

Enfin, au cours du troisième mouvement, un résultat est extrait » (Callon et Muniesa,

2003)36. Dès lors, quantitatif et qualitatif ne sont pas deux réalités séparées.

34. Il n’y a donc pas d’un côté un monde par essence quantifiable et de l’autre un monde absolument impossible à quantifier. Nous l’avons vu plus haut, la surface de culture de maïs irrigué, non mesurée par l’appareil statistique, est tout à fait calculable : nous l’avons fait à l’aide de photos-satellite et il suffit de demander à chacun des agriculteurs pour se rendre compte qu’ils savent la mesurer.

35. « Le calcul commence en établissant des distinctions entre des choses ou des états du monde, puis en imaginant des cours d’action associés à ces choses ou à ces états, pour enfin évaluer les conséquences » (Callon et Muniesa, 2003).

36. Cette définition est en accord avec les travaux d’Alain Desrosières (2003). La définition qu’il donne de la statistique est très proche de celle de calcul considérée ici. Par statistique, il entend « l’ensemble formé par la mise en forme, l’enregistrement et l’analyse de données quantitatives ». La statistique nécessite un travail qualificatif de partition du réel, appelé « codage », au cours duquel sont établies des classes d’équivalence dans lesquelles la diversité du monde est rangée puis comptabilisées. On retrouve dans cette approche les différentes étapes du calcul (détachement, relation, résultat) la conception relationniste du calcul (à l’opposé de réaliste) et la reconnaissance d’une impossibilité de séparer ce qui relèverait du quantitatif et ce qui relèverait du qualitatif.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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Ces éléments nous donnent les instruments pour étudier l’« invisible » et

l’« incalculable », ce que l’on peut faire en suivant concrètement la production des

valeurs. L’étude du processus de calculs permet de voir comment certains éléments

entrent ou n’entrent pas en compte dans la production des valeurs. La description des

déplacements permet en effet de poser plus précisément le fait que, par exemple, la

culture du maïs produite dans les champs irrigués au même titre que le coton ou que le

blé n’apparaît pas dans le résultat du calcul sur les « cultures irriguées ». Fait-elle l’objet

d’un « détachement » ? Se trouve-t-elle placée dans l’espace d’équivalence sur lequel

toutes les cultures peuvent être mises en relation ? Il en est de même de l’eau qui déborde

les ouvrages hydrauliques : fait-elle l’objet d’un « déplacement » dans un espace

d’équivalence qui permettrait de la mettre en relation avec l’eau canalisée ? Y a-t-il une

relation qui permet de la manipuler de la même manière que l’eau qui se trouve maîtrisée

hydrauliquement ? Nous pouvons poser le problème dans des termes identiques pour

l’ensemble des débordements évoqués plus haut, et c’est l’avantage que nous avons

trouvé à l’usage de cette définition du « calcul » qui permet précisément d’identifier à

quel moment une partie du monde reste plongée dans l’invisible et l’incalculable.

Les dispositifs de calcul sont placés au cœur du travail de recherche, car les compétences

de manipulation ne résident pas principalement dans les cerveaux des sujets humains

mais également dans des dispositifs matériels, des systèmes de mesures, des « méthodes

de déplacement ». Ces opérations sont distribuées entre humains et non humains. « On ne

peut faire sans faire faire » (Latour, 1994) et les délégués sont massivement des artefacts

techniques37. La reconnaissance que les agences calculatrices sont des collectifs hybrides,

équipées d’instruments, va plus loin que de restituer l’hétérogénéité du monde découvert

au cours de notre travail de recherche, et va également plus loin que de dire que le

dispositif permet de faire de calcul plus compliqués que si les êtres humains n’étaient pas

dotés de ces outils. L’approche symétrique des humains et des non humains permet de

rendre compte des résistances propres des artéfacts techniques, qui imposent des cadres et

disposent d’une « socialité interne ». Les photos-satellite et les grilles statistiques ne

37. La sociologie de la traduction développée depuis les années 1980 au Centre de sociologie de l’innovation (Akrich, Callon et Latour, 2006) est particulièrement adaptée à notre travail, par son cadre de référence sociotechnique qui donne une place centrale aux objets techniques dans l’analyse des arrangements sociaux. Technique et société sont intégrées dans une même analyse sans choisir un terme au détriment de l’autre. Les réseaux sociaux purs n’existent pas. Ils sont toujours hétérogènes, faits d’humains et de non-humains. Ceci marque une différence fondamentale avec la sociologie économique développée par Granovetter (1985).

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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peuvent être réduites à une seule dimension instrumentale. Elles imposent elles-mêmes un

cadre dont il faut comprendre le fonctionnement pour saisir comment ils peuvent eux-

mêmes contribuer à laisser de côté certains éléments38.

Mais revenons à la question posée : comment plusieurs systèmes de valeurs peuvent-ils

coexister ? Parler de coexistence ou de cohabitation signifie qu’ils ne naviguent pas dans

des univers totalement cloisonnés. Il existe des points de rencontre où les valeurs sont

négociées. Pour réconcilier les différents systèmes de valeurs, nous faisons appel au

concept d’objet-frontière, développé en 1989 par les sociologues Susan Star et James

Griesemer39 : ce sont des objets positionnés à l’intersection de plusieurs mondes sociaux

et qui répondent en même temps aux nécessités de chacun des mondes. Dans notre thèse,

le système statistique administratif, tout comme les modèles hydro-économiques, joue

comme un objet-frontière, système de représentation construit sur des artefacts et des

chaînes métrologiques qui permettent à des mondes, dotés de systèmes de valeurs

différents, d’interagir, de discuter et de coexister.

La notion d’objet-frontière s’est avérée insuffisante pour la réalisation de notre travail.

Nous souhaitons en effet rendre compte de la distribution sur le territoire et entre acteurs

des capacités de calcul et de contrôle de ces dispositifs. Des sites particuliers produisent

concrètement les valeurs et font coexister les systèmes de valeurs. Ces sites concentrent à

la fois des dispositifs de calcul et des moyens pour fonctionner, qu’ils soient humains,

techniques ou financiers40 : nous pouvons citer le laboratoire des hydrologues mobilisés

38. L’eau, le coton et les statistiques ne sont pas des entités abstraites, mais bien des éléments concrets dont nous décrivons les caractéristiques les plus intimes. Dans la première partie de la thèse, nous verrons que les articles scientifiques sont nombreux à reconnaître un coton, comme si cette entité est uniforme et qu’elle peut être saisie dans sa totalité par la mesure statistique. Pour comprendre le coton, nous montrerons qu’il faut reconnaître les différences entre le coton des statistiques, le cotonnier (plante), la graine de coton, la fibre de coton. Mais pas seulement : il faut également considérer la qualité du sol, les conditions de température, les conditions hydriques.

39. Star et Griesemer (1989) ont étudié la mise en place d’un musée de zoologie sur la côte ouest des États-Unis. Leur idée était de saisir comment faire coopérer des acteurs autour d’un même projet et d’un même objet, alors que l’objet et le projet ont des sens différents pour des acteurs qui appartiennent à des « mondes sociaux » différents ? Afin de résoudre le problème de la réconciliation des significations différentes, les auteurs introduisent la notion d’objet-frontière : des objets qui sont positionnés à l’intersection de plusieurs mondes sociaux, mais qui répondent en même temps aux nécessités de chacun des mondes. « Ils sont suffisamment flexibles pour s’adapter aux besoins et aux nécessités spécifiques des différents acteurs qui les utilisent et sont suffisamment robustes pour maintenir une identité commune » (Star et Griesemer, 1989, p. 393).

40. La distribution du calcul n’est pas seulement entre une agence humaine et un dispositif technique, mais bien également entre plusieurs centres de calculs, en interaction.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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pour réaliser la modélisation hydro-économique ou la cité administrative d’un district

ouzbek, qui passe son temps à calculer, à produire des statistiques vouées à circuler dans

le territoire pour communiquer avec d’autres centres. La notion de centre de calculs

(Latour, 1995 [1987]) est particulièrement pertinente pour rendre compte de cette

concentration de pouvoir de calculs dans certains sites, qui tiennent une place toute

particulière dans le réseau sociotechnique étudié ici41. Nous avons toutefois jugé utile

d’utiliser une autre notion, pour faire le lien entre l’objet-frontière et de centre de calculs :

le centre-frontière, pour reconnaître la composante territoriale des réseaux étudiés et les

arrangements politico-administratifs. La métrologie statistique est le produit d’une chaîne

construite sur des niveaux territoriaux imbriqués les uns dans les autres42. Par ailleurs, les

chaînes métrologiques sont plurielles : le système statistique est lui-même composé d’une

multitude de chaînes, qui réfèrent chacune à un élément particulier du réseau – les

champs, les engrais, les semences, les productions, d’autre part, en plus du système

statistique, on retrouve d’autres systèmes de représentations, comme les cartes cadastrales

– organisées territorialement selon des niveaux emboîtés. Les centres-frontière con-

centre-nt des chaînes métrologiques et participent à leur production : les cités

administratives et les laboratoires de l’expertise, véritables nœuds du réseau, sont aussi

les lieux où sont négociés les mesures qui permettent la coexistence de mondes sociaux

aux systèmes de valeurs hétérogènes distribués sur le territoire43. Les centres-frontières

réalisent une solution de continuité entre territoires.

L’histoire du partage et de l’usage de la ressource en eau du bassin versant de la mer

d’Aral est celle d’une distribution de l’agence entre acteurs, dont les pouvoirs et les

valeurs sont définis autour de centres-frontière. Les solutions de continuité offertes par les

modèles ou par le système métrologique étatique ne sont pas éternelles, mais

41. « Espace de circulation », le réseau est au centre de notre travail. Individuels ou collectifs, les agents entrent en contact par des « intermédiaires » interposés « qui circule entre les acteurs et constitue la forme et la manière des relations qui s’instaurent entre eux » (Callon, 1991).

42. Dans le secteur agricole, plusieurs unités apparaissent, qui recouvrent des territoires de plus en plus grands : la parcelle, l’exploitation collective, le district, la province, la république. À chaque niveau territorial correspondent une mesure et un artefact d’enregistrement. Tous ces objets et procédures de mesures sont cohérents et construits de manière synchrone.

43. Ceci permet de retrouver les résultats des travaux de la sociologie des organisations développés sur les systèmes politico-administratifs, notamment la régulation croisée de (Grémion, 1976), tout en restant dans un cadre théorique sociotechnique qui ne hiérarchise pas a priori la relation entre un « centre » et une « périphérie ». Située en périphérie du territoire, la cité administrative d’un district est elle-même un « centre ».

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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perpétuellement renégociées. Par l’intermédiaire de modèles et de systèmes

métrologiques, les sources d’actions, les responsabilités, les profits et les pertes sont

distribués. Le traité ne peut tenir qu’en définissant un cadre et une frontière qui induisent

nécessairement un travail d’exclusion. Ce cadre de la transaction n’est pas perpétuel :

chacun des éléments qui participent à la transaction peut se faire déborder, sa nature étant

elle-même négociée, autour d’autres centres-frontières. La négociation ne se joue pas

seulement dans un bras de fer entre organisations internationales et gouvernements, mais

aussi avec un territoire, ses rapports de forces politiques, son environnement et ses

dispositifs techniques.

Méthodologie d’enquête et moyens d’investigation

Nous l’avons vu, nous nous intéressons à l’articulation de trois mondes radicalement

différents : l’expertise scientifique et technique ; la production agricole ; la bureaucratie

administrative. Ceci implique une démarche de recherche particulière dont nous

présentons ici les principes. Le point important est de suivre les pratiques et les « chaînes

opératoires » (Leroi-Gourhan, 1964) des acteurs sur des entités généralement considérées

comme intègres et unitaires, mais qui recouvrent des réalités différentes. Nous avons pour

cela suivi avec la même empathie les itinéraires techniques menés dans les champs de

production agricole, la fabrique des statistiques administratives, l’enregistrement des

données de terrain d’experts internationaux ou la construction de modèles hydro-

économiques.

Notre étude nécessitait de choisir des localités pertinentes pour rencontrer les acteurs en

action et d’en suivre les pratiques, et pour observer les rencontres entre agriculteurs,

administrateurs et experts. Nous avons réalisé pour cela dix-huit mois de travaux de

terrain dans la vallée de Ferghana, territoire situé sur les traces de l’expertise pour être

considérée comme le lieu le plus propice à l’explosion d’une guerre de l’eau (voir

chapitre 1). Cœur de la production cotonnière centrasiatique, mais partagée entre trois

républiques, la vallée de Ferghana laissait également la possibilité de travailler de part et

d’autre de la frontière kirghizo-ouzbek, les deux pays situés au cœur de la guerre de l’eau.

En travaillant dans cette vallée, nous avons eu la possibilité de circuler sur deux territoires

nationaux, pour étudier la construction concrète des économies nationales et l’évolution

des relations interrépublicaines après l’implosion de l’URSS.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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En Ouzbékistan comme au Kirghizstan, l’unité territoriale du district44 a été choisie pour

permettre la description de la production agricole et de la production bureaucratique :

c’est en effet à ce niveau précis que se réalisent la production agricole et les mesures

statistiques opérées par les administrateurs. Deux districts ont été étudiés, l’un en

territoire ouzbek (Namangan) et l’autre en territoire kirghiz (Bazar-Kurgan), où nous

avons engagé le même protocole d’enquêtes. Chaque district a fait l’objet d’un diagnostic

agro-économique sur une durée de six mois, avec l’aide d’une équipe de recherche

d’agroéconomistes45. Dans chacun des districts, plus d’une centaine d’entretiens semi-

directifs ont été réalisés pour rendre compte de la complexité du fonctionnement de

l’agriculture en partant de son fonctionnement technique et des éléments de

l’environnement naturel, technique, bureaucratique et institutionnel, et non pas seulement

au travers les données comptables ou statistiques. Notre attention ne s’est pas seulement

focalisée sur les agriculteurs, mais également sur les cités administratives, lieux

particulièrement intéressants pour comprendre la construction des économies.

Les travaux sur l’expertise ont fait l’objet d’une observation participante. En 2006, nous

avons conduit un travail d’expertise pour le Programme des Nations unies pour le

développement (PNUD) sur la thématique de l’eau46. Nous avons également été accueillis

sur les terrains d’action de l’équipe de l’International Water Management Institute

(IWMI) en 2005, pour conduire des enquêtes avec ses chercheurs et mobilisateurs sociaux

dans la vallée de Ferghana47. Ces expériences nous ont permis d’étudier précisément les

dispositifs de la coopération internationale et leur mise en œuvre concrète sur le terrain.

44. Au cours de la période soviétique, l’URSS a été découpée selon trois niveaux territoriaux aux compétences bien définies : (1) les républiques fédérées ; (2) la région (oblast’) ; (3) le district (rayon). Le rayon était et reste la maille la plus importante du système : par sa dimension, elle se prête à « l’exercice d’une autorité directe du Parti et de l’administration » sur les centres de production (les kolkhozes et les sovkhozes dans le cas des districts ruraux) (Maurel, 1982).

45. En Ouzbékistan, deux étudiants et deux jeunes consultants, tous agroéconomistes, ont pu venir faire l’étude de terrain avec moi au cours de six mois – Romain Florent, Samuel Martin, Romain, Olivier Munos et Marie Panarin. Au Kirghizstan, Mélanie Audois et Jeremy Salinier. Toutes ces personnes maîtrisaient la méthodologie du diagnostic agro-économique, dont le protocole est présenté dans l’annexe 15.

46. Au sein du projet Enhancement of Living Standards (ELS), dans la vallée de Ferghana, nous avons étudié la possibilité d’introduire des techniques de micro-irrigation capables « d’améliorer l’efficience de la l’usage de la ressource en eau » et, par le même coup, « de réduire la pauvreté des populations » de la vallée.

47. Il s’agissait du programme de recherche action Integrated Water Resources Management in Ferghana Valley (IWRM-Ferghana) dont l’objectif était « d’améliorer l’efficacité de la gestion de l’eau ».

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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Les travaux sur l’expertise ont été prolongés par l’analyse de la pragmatique des modèles

hydrologiques construits sur le bassin versant de la mer d’Aral. L’ensemble des modèles

et des publications intermédiaires ont été épluchés, permettant de tracer l’histoire de la

modélisation hydro-économique centrasiatique, depuis le premier modèle prospectif de

suivi du niveau de la mer d’Aral produit à la fin des années 1980, jusqu’aux modèles

hydro-économiques d’optimisation du partage de l’eau entre républiques centrasiatiques

entre 1996 et 2005. Plusieurs semaines ont été consacrées en 2007 à l’étude des

dispositifs de calculs. Plus tard, au cours de l’année 2007, un travail de scientométrie a

été réalisé à partir des publications de recherche et d’expertise pour cartographier les

réseaux de connaissances de l’expertise internationale.

À cheval entre deux mondes normalement étudiés indépendamment l’un de l’autre dans

les travaux de recherche48, nous pouvions mettre en évidence les débordements du cadre

officiel, confirmés ensuite par l’usage de photos-satellite (pour la culture de maïs) ou par

l’intermédiaire de nouvelles enquêtes (dans le cas de la contrebande de coton ou de la

norme khlopkotserets). De plus, dans chacun des territoires, deux mois ont été passés à la

lecture du paysage et à des entretiens historiques, l’idée étant de comprendre et

d’identifier la trajectoire sociotechnique de la vallée de Ferghana, en essayant de

« restituer au passé l’incertitude de l’avenir », selon l’expression de Raymond Aron. Ce

travail historique et paysager nous a permis de nous évader des limites administratives du

district en élargissant notre analyse historique à l’échelle de la vallée de Ferghana.

Le travail de terrain s’est construit par l’intermédiaire d’alliés, qui nous ont permis

d’avoir accès à la vallée de Ferghana, territoire particulièrement difficile d’accès49. Les

travaux de terrain en territoire ouzbek ont été réalisés grâce à l’accueil et au financement

de la joint-venture franco-ouzbek Mirishkor installée sur une usine d’égrenage50. À

48. De très nombreuses recherches et expertises se sont concentrées sur les agriculteurs en considérant le monde bureaucratique comme faisant partie du « contexte ». À ce jour, aucune étude n’a été réalisée en Asie centrale en prenant un point de vue symétrique entre les agriculteurs et les administrateurs.

49. Les Ouzbeks sont fortement marqués par l’« espionnite ». Malgré les autorisations, les agents du SNB (Slujba natsional’noy bezopasnosti, ex-KGB) débarquaient régulièrement au cours de nos entretiens et nous nous trouvions dans la situation loufoque (et stressante) de devoir donner des cours d’hydrologie à ces agents pour démontrer nos compétences d’agronome spécialisé sur les problématiques de l’eau, et les rassurer.

50. Le capital était majoritairement détenu par l’entreprise de commercialisation de coton Dagris, ancienne Compagnie française de développement du textile (CFDT). Dagris avait pu exceptionnellement entrer dans le capital d’une usine d’égrenage de la vallée de Ferghana, par

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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l’écoute des problèmes des agriculteurs qui lui vendaient du coton, son directeur, Richard

Leroi était sensible à l’idée d’avoir à sa disposition une étude agro-financière complète

des sphères productives et administratives du district de Namangan, où est implantée

l’usine. Au Kirghizstan, nous avons été accueillis par l’entreprise Winrock International,

qui conduisait un programme de création d’Associations d’usagers de l’eau (AUE) dans

la vallée de Ferghana (Water User Association Support Project – WUASP)51. Nous avons

également bénéficié de l’aide de Michel Malere, agronome installé en Ouzbékistan depuis

1992. Bien introduit, très bon connaisseur de l’Asie centrale et de la vallée de Ferghana

où il a vécu près de dix ans, il nous a amicalement ouverts à ses relations entretenues avec

de nombreux Ouzbeks, agriculteurs et administrateurs.

Architecture générale de la thèse

Le premier chapitre cherche à comprendre comment une représentation partielle et

hydrocentrée du territoire centrasiatique s’est construite et maintenue, jusqu’à devenir le

prisme à partir duquel le territoire centrasiatique est interprété. Pour cela, nous étudions la

pragmatique des discours de la « guerre de l’eau », qu’ils soient ou non formalisés

mathématiquement. Nous testons la robustesse des hypothèses de ces discours, et nous

étudions comment ils sont mobilisés par les acteurs de la coopération internationale. Ceci

nous permet en particulier de montrer que les modèles ne sont pas produits pour apporter

une connaissance supplémentaire sur le monde mais pour construire des arrangements

sociotechniques (agencements) qui organisent les agents du bassin. Ils construisent un

monde apolitique sur lequel peut être conduite une « expérience naturelle ». Cependant, la

modélisation ne se construit pas dans l’abstrait par des agents venus de l’extérieur qui

viendraient appliquer des recettes de manière autoritaire. Les agencements sont négociés

avec le territoire. Outil d’expérimentation économique régionale, la modélisation est elle-

même construite sur un ensemble d’expérimentations économiques conduites notamment

l’intermédiaire d’un projet de la Banque mondiale, dans l’objectif de conduire le projet de production de semences cotonnières, et trouvait son intérêt par l’achat de coton aux agriculteurs ouzbek, vendu ensuite sur le marché international.

51. Le projet devait normalement être conduit avec l’IWMI. Le projet de recherche était rédigé et envoyé au bureau de Tachkent pour validation. Tombé entre les mains d’un ancien administrateur du ministère ouzbek des Affaires étrangères travaillant au sein de l’antenne centrasiatique du Consultative Groupe on International Agricultural Research (CGIAR) – auquel est rattaché le bureau du l’IWMI – le projet a été subitement refusé une semaine avant le départ, par le véto du ministère suscité : trop orienté « sciences sociales » et sur les territoires kirghize de la vallée de Ferghana, le projet ne pouvait se faire depuis l’Ouzbékistan.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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par les gouvernements nationaux pour la construction des trajectoires économiques

nationales après l’implosion de l’URSS.

Le deuxième chapitre, nous entrons dans les localités où sont produits les discours

totalisants portés sur l’Asie centrale, tels que « l’eau est la ressource rare de l’Asie

centrale ». Nous cherchons à comprendre pourquoi, au cours des travaux concrets menés

par les experts, une partie du monde reste invisible, quand celle-ci pourrait mettre le

doute sur la foi de la pénurie d’eau. « L’expérience naturelle » proposée dans la

coopération ne se construit pas « dans la nature » mais par la construction de faits dans un

monde organisé d’une manière qui rend possible la mise en œuvre de connaissances et de

techniques. En plongeant dans le laboratoire de l’expertise, où nous décrivons les

pratiques et les instruments, nous montrons comment, rationnellement, les informations

rapportées du terrain viennent construire le monde fidèle à la représentation hydrocentrée

et renforcer le Gospel de la pénurie d’eau. Nous étudions le cas particulier de la culture de

maïs « invisible », en montrant comment les travaux des experts passent à côté, canalisés

par des schémas cognitifs hydrocentrés, et par des intermédiaires (humains ou non

humains) par lesquels il faut nécessairement passer et qui transmettent une représentation

du monde fidèle à ce que les États donnent formellement à voir.

Dans le troisième chapitre, nous suivons l’introduction du coton au cours de la période

de 1850 à 1917. Nous montrons que l’avancée du coton se réalise de manière contingente,

incrémentale et par une succession de traductions au cours desquelles les acteurs locaux

contribuent à donner forme au projet cotonnier supposé russe. Ceci nous permet de

remettre en question les modèles diffusionnistes et technicistes de l’avancée du coton

présentés dans le chapitre 1, qui font eux-mêmes partie du Gospel de la pénurie d’eau,

pour construire la nécessité d’une action extérieure sur un monde délaissé par le Kremlin

qui aurait décidé seul le destin de l’Asie centrale, dont le « vide » doit être comblé depuis

l’implosion de l’URSS. L’eau n’est qu’un élément parmi d’autre, mais vient peu à peu

s’imposer, dans le discours des promoteurs du coton, comme un point de passage obligé à

l’avancée du coton, pour contourner les espaces de production « trop appropriés » par les

populations autochtones, et rendre le territoire centrasiatique conforme à l’idée que s’en

font les promoteurs du coton : un champ de coton.

Dans le quatrième chapitre, nous poursuivons l’histoire de l’épopée cotonnière dans la

vallée de Ferghana, de 1917 à 1991, période au cours de laquelle est construit un réseau

sociotechnique cotonnier irréversible. L’hydraulique est un instrument particulièrement

important car elle permet de fixer le territoire et de le rendre calculable. Le territoire ne

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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peut entrer dans le système d’équivalence de l’économie planifiée que s’il est cadré par

l’hydraulique, point de passage obligé pour conformer les espaces de productions de

coton au modèle de la planification établis dans les laboratoires du Gosplan. Cela

n’empêche pas la coexistence de plusieurs systèmes de valeurs et l’existence de

débordements du cadre. Mais l’hydraulique est l’instrument ad hoc permettant de

réaligner le monde sur le script cotonnier. De fait, l’intégration hydraulique n’est pas le

fruit d’un programme prémédité inventé par Staline, comme le soutiennent les thèses de

« la guerre de l’eau », mais le résultat d’une succession de cycles de

cadrage/débordement, qui a conduit à l’hydraulicisation de la vallée de Ferghana et à

l’assèchement de la mer d’Aral.

Dans le cinquième chapitre, nous cherchons à comprendre la production concrète des

indicateurs statistiques utilisés ensuite pour construire les indicateurs macro-économiques

et pour alimenter les modèles de la coopération internationale. Qu’est-ce qui fait que

« l’Ouzbékistan est le cinquième producteur mondial de coton » et que le « Kirghizstan

connaît une croissance de 246 % de sa production cotonnière » ? De part et d’autre de la

frontière ouzbéko-kirghize de la vallée de Ferghana, nous étudions l’évolution du réseau

sociotechnique cotonnier au cours de la période de transition postsoviétique. Malgré

l’implosion de l’URSS, il est marqué par une très forte résilience, qui dépasse les

trajectoires de transition divergentes de deux républiques depuis l’implosion de l’Union

soviétique. Les « débordements » économiques sont très importants, mais ne viennent pas

pour autant contredire l’économie officielle, telle qu’elle est inscrite dans les statistiques

administratives. Il n’y a pas d’un côté l’« économie réelle » produite par les agriculteurs

et une économie abstraite produite par les administrateurs. La relation est construite au

sein des cités admnistratives, que nous qualifions de centres-frontière. Centres de calculs

et sites producteurs d’objets-frontière (les grilles statistiques administratives), les cités

administratives construisent les économies nationales comme un « tissu sans couture »

conforme à l’expérience économique conduite par chacune des républiques.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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Chap. 1 – « Guerre de l’eau » et coopération internationale en Asie centrale (1991-2010)

L’Asie centrale n’échappe pas à la « loi des experts » décrite par Timothy Mitchell dans

The Rule of Experts (Mitchell, 2002). Ce territoire est pensé selon une équation simple

qui vient cadrer les politiques de coopération internationale : l’Asie centrale serait un

territoire « extrêmement aride », où l’eau est « inégalement répartie » entre oasis irriguées

entourées de déserts et soumises à des densités démographiques très élevées52. Cette

équation a son corollaire : l’Asie centrale pourrait faire l’objet d’une « guerre de l’eau »

pour la maîtrise de la ressource en eau. Composée d’une seule variable d’ajustement – la

disponibilité de l’eau – cette équation fait de l’Asie centrale un « objet de

développement » (Mitchell, 2002) sur lequel on peut agir.

Par le discours du développement, l’action internationale se présente elle-même comme

une force agissant depuis l’extérieur pour corriger un territoire qu’elle présente comme

« gérable » et dénué de toute dimension politique. Pour autant, l’action internationale est-

elle effectivement seulement le fruit d’une force extérieure ? Les experts appliquent-ils

« leur théorie à plusieurs milliers de kilomètres de distance » (Sachs, 2005) ? L’action

internationale n’est-elle pas plutôt le fruit d’une négociation avec un territoire, l’Asie

centrale, qui participe largement à la définition de l’agenda ?

A - Les modèles hydroéconomiques et le Gospel de la pénurie d’eau

La pragmatique des discours portés sur la « guerre de l’eau centrasiatique » peut être mise

en regard de la dynamique hydrologique et hydraulique du bassin versant de la mer

d’Aral. La « guerre de l’eau » ne tient que si l’on fait abstraction d’une importante partie

des ressources en eau et des modes de gestion des ouvrages hydrauliques. La thèse ne

tient que si l’eau est considérée comme un minerai qu’une république pourrait posséder

52. On ne compte pas le nombre d’articles publiés sur cette problématique. Citons seulement quelques titres évocateurs : « Bataille pour l’eau en Asie centrale : une guerre est-elle possible ? » (Raballand, 2002), “Water, Conflict, and Regional Security in Central Asia” (Siever, 2002), “Managing the Water Resources in Central Asia. Is Cooperation Possible?” (Karaev, 2004) ou “Water Crisis in Central Asia” (ICG, 2002).

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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comme une mine d’or. Or, l’eau ne peut être stockée ou transportée du fait de son poids et

de son volume, et n’est donc pas un minerai. Dans le bassin du Syr-Darya, les débits sont

créés en amont mais l’eau finit toujours par s’écouler vers l’aval, pourtant considérée

comme une région pauvre en eau et « extrêmement vulnérable ».

1) « Guerre de l’eau » : mécanique d’un discours tautologique

La thèse d’une guerre de l’eau centrasiatique est construite sur un discours plus large

porté sur l’Asie centrale où l’eau est unanimement présentée comme « objet total »,

prisme absolu à travers lequel sont décrites à la fois la géographie, l’histoire, l’économie

et la société de la région centrasiatique. Nous présentons la pragmatique de ce discours,

tel que nous pouvons les lire dans des publications très diverses ou les entendre au cours

de conférences portant sur cette région53. Tautologique, le discours démontre la

« dépendance » hydrique de région centrasiatique, conduisant nécessairement à poser

l’eau comme un problème.

De l’hydrodépendance à la guerre de l’eau

Les publications de l’expertise multiplient les « effets de réel » (Barthes, 1968)54 pour

soutenir la thèse d’une pénurie d’eau dans la région centrasiatique. Avant de manipuler

les arguments offerts par la « science dure », le discours s’inscrit d’emblée dans une

dimension mythologique. Il mobilise d’abord les contes ancestraux et les vérités qui

auraient été travaillées au fil des siècles. Les auteurs commencent leurs textes par un

proverbe centrasiatique écrit en épitaphe, qui vient montrer la valeur culturelle ancestrale

donnée à la ressource en eau. S. Klötzli ouvre son étude par le proverbe ouzbek « Dans

chaque goutte d’eau se trouve une pépite d’or » (Klötzli, 1994). D’où vient ce proverbe ?

Nul ne le sait. L’auteur l’a-t-il lu ou entendu ? Peu importe, ce dicton est une vérité

générale. Est-il Ouzbek ? On n’en sait finalement pas grand-chose car le même proverbe

est attribué aux Turkmènes par l’Unicef dans la présentation de son programme

53. Les modèles hydro-économiques sont l’incarnation formalisée mathématiquement de ce discours, dont les principes rhétoriques existent aussi bien dans les écrits d’historiens (Sarah O’Hara de l’université de Nottingham), ceux d’hydrologues soviétiques et dirigeants des institutions centrasiatiques de gestion de l’eau (Victor Dukhovny, du Saniiri et de l’ICWC) ou d’experts de la Banque mondiale (Guy Lemoigne).

54. « L’effet de réel » désigne un élément d’un texte littéraire dont la fonction est de donner au lecteur l’impression que le texte décrit le « monde réel ». Il vient affirmer la contiguïté entre le texte et le monde réel concret, celui-ci étant perçu comme une référence absolue.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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d’adduction d’eau potable au Turkménistan55. L’historienne Sarah O’Hara le reprend à

son compte, mais le fameux dicton est tout simplement « centrasiatique » (O’Hara,

2000b). Turkmène, Ouzbek, quelle différence ? Les Turkmènes et les Ouzbeks sont

centrasiatiques (!). Au-dessus du temps et des différentes cultures centrasiatiques, une

conscience centrasiatique se serait construite autour de l’eau, élément suprême sans

lequel aucune vie n’est possible : « L’eau c’est la vie ! »

La valeur donnée à l’eau est ensuite démontrée avec la précision d’arguments

scientifiques empruntés à plusieurs disciplines. L’argument premier est généralement tiré

de la climatologie. Les conditions climatiques d’Asie centrale sont « extrêmement

arides » : il ne tombe en moyenne que deux cents millimètres sur la région, recouverte

principalement par des espaces désertiques aux demandes climatiques extrêmement

élevées56. Les auteurs poursuivent avec la biologie et l’agronomie : dans cet espace,

aucune vie n’est possible sans eau. L’histoire et l’archéologie prennent alors le relais :

depuis des millénaires, les peuples centrasiatiques vivent dans des oasis et maîtrisent les

techniques d’irrigation depuis des millénaires57. L’argumentaire se clôt en donnant la

parole à la démographie et à l’économie : les millions de centrasiatiques vivent

concentrés dans des oasis irriguées, aux densités démographiques astronomiques et

entourées de déserts particulièrement hostiles. La boucle est bouclée et l’axiome

immuable peut être énoncé avec autorité : « L’eau est la ressource rare de l’Asie

centrale » (Spoor et Krutov, 2003).

Une fois l’espace ainsi décrit, ce n’est finalement pas tellement l’eau qui est

fondamentale mais sa gestion, qui ouvre sur la nécessité d’une action hydraulique. Les

experts le soulignent : l’Asie centrale est un bassin où l’eau est « géographiquement

répartie de manière inégale » (Raballand, 2002). La région est décrite selon une division

en trois grands ensembles : l’amont, zone de précipitation où se forment les débits des

deux grandes rivières régionales, le Syr-Darya et l’Amou Darya ; l’aval où se trouve la

mer d’Aral, exutoire des deux rivières ; la zone de transit entre l’amont et l’aval, espace

« extrêmement aride » où se trouve concentrée la quasi-totalité des populations dans les

55. Voir le site de l’Unicef : www.unicef.org/ceecis/reallives_7185.html

56. Il serait vain de citer toutes les études qui se réfèrent à cet argument pour expliquer l’importance de l’eau. On pourra tout de même se référer aux publications suivantes : (Dukhovny (1995) ; Dukhovny et Sokolov (2000) ; Létolle et Mainguet (1993) ; Micklin (1991) ; O’Hara, (2000b) ; Spoor, (1998).

57. Dukhovny, 1995 ; Dukhovny et Sokolov, 2000 ; O’Hara, 2000b ; Spoor, 1998.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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oasis irriguées où l’eau est « indispensable58 ». Cette description du monde conduit au

corollaire du théorème-vérité : pour corriger l’inégale répartition de l’eau, sa gestion est

absolument fondamentale et devient le principal problème de populations « dépendantes »

pour l’accès à la ressource en eau (nous utiliserons le néologisme d’« hydrodépendance »

dans la suite de la thèse).

C’est alors que les textes font intervenir le génie hydraulique centrasiatique : la nécessité

d’adaptation des populations locales aux conditions particulièrement extrêmes aurait

donné l’impulsion originelle et définitive au développement du génie scientifique

centrasiatique, à l’origine du développement d’un important système de gestion de l’eau

et d’un rayonnement culturel de la région au niveau mondial. Foyer de la gestion de l’eau,

la région, extrêmement aride, aurait permis un développement humain sans précédent,

« quand les occidentaux vivaient encore dans l’obscurité du Moyen Âge », selon Guy Le

Moigne de la Banque mondiale. L’eau n’est pas seulement source de vie mais source de

tout, élément structurant de l’organisation de la société, de ses dispositifs techniques, de

son histoire et même de son rayonnement culturel59.

La guerre de l’eau centrasiatique serait inscrite dans la chaîne de causalité que nous

venons de décrire. Depuis l’implosion de l’URSS et l’émergence de républiques

centrasiatiques indépendantes, l’affirmation des frontières internationales entre

républiques dessinerait « deux types de pays » (Raballand, 2002 ; Dukhovny, 2000 ;

Micklin, 2001) : d’un côté les « pays riches en eau », de l’autre, les « pays pauvres en

eau », définis selon les conditions physiques et climatiques décrites plus haut. À l’aval du

bassin et pays de montagne où il pleut beaucoup, le Kirghizstan et le Tadjikistan sont

« riches en eau ». Pays de steppes arides, où il pleut peu, l’Ouzbékistan, le Turkménistan

58. Abbink, Moller et O’Hara (2005) ; Dukhovny (1995, 2003) ; McKinney (1996) ; SPECA (2002).

59. « Tout le monde sait seul le développement de l’usage de l’eau, nécessaire à l’adaptation du regime des rivières, a pu donner l’impulsion à de telles extraordinaires tendances de la pensée humaine comme l’astronomie, l’algèbre, les mathématiques, et ce n’est pas un accident que seuls les grands spécialistes de l’eau – comme Rustaveli, Navoi, Al Khorezmi – ont été les personnes les plus brillantes qui ont promu à la fois la science et la culture de nos régions. » Plus loin : « Ce n’est pas un hasard que les épopées historiques centrasiatiques donnent une très forte attention à l’eau et que l’eau soit le principal facteur de la survie des peoples dans des conditions arides difficiles » (Sokolov, 1999). Le sentiment est partagé par les experts internationaux, comme Guy Le Moigne de la Banque mondiale : « L’histoire du basin versant de la mer d’Aral nous dit que ses peoples ont donné au monde littérature, science et l’art en ce temps où l’Europe était encore plongée dans le Moyen Âge » (Le Moigne, 2003).

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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et le Kazakhstan sont « pauvres en eau60 ». La richesse hydrique des pays est certifiée par

la construction d’indicateurs, qui viendraient démontrer l’aggravation de l’inégalité de la

distribution de la ressource en eau depuis l’apparition de nouvelles frontières

internationales. Nous verrons plus loin la faible robustesse de ces indicateurs au regard

des écoulements d’eau, mais ils viennent malgré tout consolider le « Gospel de la pénurie

d’eau » quand ils sont énoncés dans des articles scientifiques.

Encadré 1 – L’Aral et les indicateurs de pénurie d’eau

L’usage des indicateurs de pénurie d’eau est fréquent dans le cas du bassin versant de la mer d’Aral, et en particulier celui du Syr-Darya. Ces indicateurs numériques sont généralement construits selon un rapport entre la disponibilité en eau « indigène » d’un territoire (une eau « générée » sur ce territoire) et sa population.

Ces indicateurs sont particulièrement en vogue au début des années 1990, par les travaux de Falkenmark (1986) selon lesquels un stress hydrique apparaît au-dessus du seuil de 2 000 m3/an/habitant. Ces indicateurs ont été critiqués (Ohlsson et Turton, 2000), car un tel calcul amène à voir la Belgique en stress hydrique. D’autre part, ces indicateurs ne tiennent pas compte de l’« eau virtuelle », que peut importer un pays par l’intermédiaire de ses importations de blé ou de légume61.

Dans le bassin versant de la mer d’Aral, plusieurs indicateurs ont été développés pour montrer un problème de répartition de l’eau entre républiques. Le premier est proposé par l’hydrologue N. Myers. Il construit un indice de pénurie en eau, le Water Scarcity Index, qui intègre les données démographiques et la disponibilité en eau des pays (Myers, 1993). Les indices prennent en compte l’ensemble des ressources de la région et mettent en lumière les conséquences de l’avènement des frontières internationales. Au niveau régional, l’eau est suffisante mais lorsqu’on considère uniquement les ressources nationales (« les offres en eaux indigènes »), le diagnostic serait alarmant : l’Ouzbékistan et le Turkménistan, les deux pays les plus consommateurs d’eau, utilisée à 90 % pour des usages agricoles dans des oasis

60. La distribution des précipitations du bassin est liée à la géographie du bassin : par effet de foehn, elles tombent essentiellement à l’amont sur les montagnes du Tian Shan et de l’Alai avec 1 200 mm de pluie de moyenne. À l’inverse, les conditions climatiques sont « extrêmement » arides avec 20 mm de pluie en moyenne sur le reste du bassin et des minima de 70 mm dans le désert de Kyzylkum à l’aval. Pour une description physique, climatique, hydrologique du bassin du Syr-Darya, lire les annexes 1 (carte administrative de l’Asie centrale), 2 (le relief d’Asie centrale) et 4 (météoriologie du bassin du Syr-Darya).

61. Le concept d’« eau virtuelle » a été créé par Tony Allan. Elle correspond à la quantité d’eau nécessaire à la production d’un bien. En important le bien, on peut considérer qu’un pays importe l’eau qui a été nécessaire à la production de ce bien. C’est ainsi que des pays arides peuvent s’affranchir d’une pénurie d’eau, par le commerce international. L’Arabie Saoudite est un bon exemple, avec ces importations de blé.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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irriguées (Raskin, 1992 ; Micklin, 2000), n’ont pratiquement pas de « ressources propres62 ».

La dichotomie entre « pays riches » et « pays pauvres en eau » serait aggravée par la position des ouvrages hydrauliques. N. Klötzi révèle en effet que ces « indicateurs de vulnérabilité à la pénurie en eau » sont accentués par les capacités inégales des pays à « contrôler la ressource par la possession de barrages de stockage ». Les pays riches en eau, le Kirghizstan et le Tadjikistan, ne concentrent pas seulement les précipitations régionales mais disposent aussi des plus grands barrages de la région, respectivement le barrage tadjik de Nurek et le barrage kirghize de Toktogul, avec des « usages contradictoires : hydroélectricité versus agriculture » (Klötzi, 1994, p. 29).

David Smith, expert américain de la gestion des ressources naturelles d’Asie centrale, établit un indicateur des conflits potentiels, fondés sur le degré d’indépendance hydrique des provinces vis-à-vis des pays voisins. La vallée de Ferghana dépend à plus de 98 % des apports d’eau du voisin kirghize et présenterait, selon David Smith, l’un des potentiels de conflit le plus important (Smith, 1995).

Le problème de répartition de la richesse hydrique est considéré comme une vérité

générale du bassin versant de la mer d’Aral mais les chercheurs et les experts de la

coopération internationale se tournent plus particulièrement vers le Syr-Darya, l’un des

deux fleuves du bassin avec l’Amou Darya. « Extrêmement contrôlée » (McKinney et

Cai, 1997) par des ouvrages hydrauliques, la rivière se joue des frontières

internationales63 et connaîtrait une dichotomie amont/aval très nette. Dans le bassin du

Syr-Darya en effet (carte dans l’annexe 3 et annexe 4) , le Kirghizstan concentre la

plupart des précipitations et assure la formation de 75 % du débit du Syr-Darya : cette

condition est jugée suffisante pour attribuer au Kirghizstan le qualificatif de pays

« producteur d’eau du Syr-Darya64 » et de « pays privilégié » pour l’accès à la ressource

en eau alors qu’il ne peut maîtriser et utiliser toute l’eau qui tombe sur son territoire et

s’écoule donc librement vers l’aval (nous le verrons plus loin). Le Kirghizstan possède

62. Pendant la période soviétique, on comptait 52 personnes par million de mètres cubes utilisés par an au Turkménistan et 192 personnes en Ouzbékistan. Depuis l’implosion de l’URSS, ces chiffres s’envolent : respectivement 3 287 et 2 180 personnes pour chaque million de mètres cubes d’eau.

63. Après avoir traversé les provinces du sud du Kirghizstan puis la partie ouzbek de la vallée du Ferghana, l’eau s’écoule dans la province de Khodjent au nord du Tadjikistan, sort de la vallée du Ferghana pour revenir en Ouzbékistan, dans la province homonyme du Syr-Darya. Plus en aval, le fleuve poursuit son cours au sud du Kazakhstan avant de se jeter dans la mer d’Aral.

64. Nous développerons la critique de cette conception courante en Asie centrale. On la trouve également utilisée par l’ICG pour décrire le Kirghizstan. C’est sur le territoire kirghize que l’eau est générée comme s’il s’agissait d’une ressource produite selon un processus industriel : « Bien que le Kirghizstan et le Tadjikistan ne couvrent que 20 % du territoire du basin de la mer d’Aral, près de 80 % de la ressource en eau de la région est générée sur leur territoire » (ICG, 2002, p. 2).

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aussi le barrage de Toktogul, « le plus grand barrage de la région, situé sur le lit du

Naryn, la principale source du Syr-Darya » : il « contrôle la ressource en eau du bassin »

(McKinney et Cai, 1997). À l’opposé, pays de steppes arides, l’Ouzbékistan et le

Kazakhstan ont « peu de ressources propres ».

Depuis l’implosion de l’URSS, le barrage de Toktogul est reconnu comme hot-spot de la

guerre de l’eau centrasiatique (Gallagher, 1998 ; Klötzli, 1994 ; Lange, 2001b ;

McKinney et Cai, 1997 ; Spoor et Krutov, 2003 ; Wegerich, 2004). Pendant la période

soviétique, le fonctionnement du barrage de Toktogul fonctionnait selon un « régime

irrigation », orienté pour « maximiser à tout prix l’irrigation du coton » (Spoor, 1998)

conduite dans les républiques aval, priorité imposée depuis Moscou qui avait fait de

l’Asie centrale son atelier de production cotonnière de l’URSS, capable de produire 17 %

de la production mondiale et d’assurer l’indépendance cotonnière de l’Union. Après la

construction du barrage, un accord entre républiques avait été instauré en 1984 (le

Protocole de 1984) pour « maximiser la disponibilité en eau » des champs de coton

essentiellement concentrés dans les pays aval, en Ouzbékistan et au Kazakhstan (Banque

mondiale, 2004). Le protocole instaurait alors un échange énergétique permettant

d’indemniser de stabiliser un « régime irrigation65 ». Mais depuis l’implosion de l’URSS,

le barrage créerait une compétition entre usages électriques et usages agricoles de l’eau

du barrage, source de conflit entre pays amont et pays aval. « Pays pauvres », les pays

aval sont dits « extrêmement vulnérables » (Lange, 2001b ; Lange, 2001a) : ils

concentrent la plupart des territoires irrigués du bassin66 et irriguent toujours le coton, à la

fois une « culture stratégique »67 et une « culture assoiffée » (Smith, 1995), étant

65. Le traité inter-républicain de 1984 crée l’organisme de bassin BVO et cadre un « régime irrigation » pour le barrage de Toktogul : en année humide, l’eau est lâchée à 75 % pendant la période estivale et à 25 % pendant la période hivernale (octobre à février) avec un débit limité à 180 m3/s. L’accord prévoit un échange énergétique : le surplus d’énergie produit à Toktogul, non consommé par le Kirghizstan, est envoyé vers le Kazakhstan et l’Ouzbékistan (notamment pour l’alimentation du système de pompe et de drainage qui fonctionne depuis la fin des années 1970 à l’électricité) qui restituent l’énergie sous forme fossile (charbon et gaz) permettant au Kirghizstan de couvrir ses besoins énergétique, à l’aide de centrales thermiques.

66. Le bassin du Syr-Darya concentre 2,8 millions d’hectares irrigués situés principalement en Ouzbékistan et au Kazakhstan, respectivement 68 % et 14 %, contre 7 % au Tadjikistan et 11 % au Kirghizstan (Raskin et al., 1992).

67. En Ouzbékistan, le secteur agricole est stratégique car 60 % de la population sont des ruraux et participent dans leur majorité à la production agricole. La principale culture, le coton, est la source de plus de 25 % des exportations de la république et son exportation monopolisée par des agences publiques assure une majeure partie du budget de l’État. La province sud du Kazakhstan, irriguée par le Syr-Darya, est elle aussi spécialisée dans la production cotonnière et ses exportations se sont

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irriguées selon des techniques particulièrement considérées « inefficaces », comme nous

le verrons plus loin dans ce chapitre.

La position même du barrage de Toktogul serait problématique : le plus gros ouvrage

hydraulique de la région est localisé juste au-dessus de la vallée de Ferghana, considérée

comme la région « la plus hydrodépendante » au regard des indicateurs de pénurie d’eau

présentés plus haut. Selon les indicateurs de David Smith par exemple (encadré 1), la

partie ouzbek de la vallée de Ferghana a le plus fort indicateur de risque de conflits liés à

la ressource en eau : la vallée cumulerait une totale hydrodépendance à l’égard du

Kirghizstan (la totalité de l’eau utilisée dans ces régions provient du Kirghizstan), une

pression démographique la plus importante d’Asie centrale et le fait d’être le principal

centre de production de coton de l’Ouzbékistan, considéré comme une « culture

assoiffée » (Smith, 1995). Vallée partagée entre trois républiques – l’Ouzbékistan, le

Kirghizstan et le Tadjikistan (figure 1) – elle est considérée comme une « véritable

poudrière », labélisée « trou du diable » par des journalistes68. Les conflits pour le

contrôle des ressources risqueraient « à tout moment de dégénérer » (Cheterian, 1999).

E.W. Siever, chercheur au Davis Center for Russian and Eurasion Studies de l’université

d’Harvard et du MIT, fait le lien explicite entre la localisation de la vallée de Ferghana au

sein du bassin du Syr-Darya et la forte probabilité d’émergence d’un conflit pour l’eau69.

Pourtant, comme nous le verrons par la suite, la partie ouzbek de la vallée de Ferghana,

même si elle est située juste en dessous de Toktogul, est la première à recevoir l’eau, qui

ne provient pas uniquement de la section de rivière maîtrisée par Toktogul, mais

également par une multitude de rivières que le Kirghizstan ne peut contrôler.

élevées à 104,6 millions de dollars en 2002, contre plus d’un milliard pour l’Ouzbékistan (World Bank et al., 2004).

68. La vallée cumule une « densité de population multiethnique, très pauvre, terreau de l’islamisme radical comme des réseaux de trafic de drogue, aux problèmes d’eau, objets de graves litiges (barrages hydro-électriques, irrigation du coton) » (Gente, 2006).

69. « Comme le bassin du Syr-Darya contient la vallée de Ferghana, qui est la partie la plus sensible de l’Asie centrale contemporaine en terme de violence ethnique, il représente un cas spécial de conflit » (Siever, 2002, p. 373-374). Pour l’International Crisis Group dans son rapport Water in Crisis in Central Asia, « la compétition sur la ressource en eau ne peut qu’augmenter » (ICG, 2002, p. II), « en particulier dans la région sensible de la vallée de Ferghana » (ICG, 2002, p. 5).

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Figure 1 – Toktogul, en amont de la vallée de Ferghana

Des modèles hydroéconomiques pour optimiser le partage de l’eau

L’hydrocentrisme et la foi en une pénurie d’eau centrasiatique sont poussés à l’extrême

lors des travaux de modélisation hydroéconomique pour l’optimisation du partage de la

ressource en eau du bassin versant du Syr-Darya, développés entre 1996 à 2006 par la

coopération technique et internationale pour « optimiser la distribution de la ressource en

eau du barrage » entre les pays et entre les secteurs d’activité70. Nous étudions ici la

pragmatique de la modélisation, dont les stylisations reprennent mot pour mot, cette fois

formalisée mathématiquement, la représentation hydrocentrée de l’Asie centrale présentée

plus haut.

70. Quatre modèles sont développés et apportent chacun le résultat de l’intérêt à coopérer autour du « régime irrigation », comme celui opéré au cours de la période soviétique. Nous suivrons l’histoire de la modélisation plus loin dans le chapitre. Les efforts sont d’abord pris en charge par l’USAid, avec le Multiobjective Water Resource Allocation Model for Toktogul Reservoir, complexifié en 2000 dans le cadre d’un programme EPIC de l’USAid. Augmentée, la partie hydraulique du premier modèle est couplée à une partie énergétique qui rend compte du système de production énergétique du Kirghizstan. En 2003, le volet hydraulique du modèle est complété par une étude réalisée pour coordonner le régime des grands barrages du bassin (Lennaerts et al., 2003). En 2002-2004, la Banque mondiale propose un autre modèle, sans plate-forme hydraulique. Le modèle de la banque mondiale est amendé en 2005 par une équipe d’économistes de l’université de Nottingham, associé à l’historienne Sarah O’Hara.

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Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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D’abord, la gestion de l’eau du bassin, dont les infrastructures sont décrites comme un

« étonnant et complexe réseau de canaux, de champs irrigués et d’infrastructures de

gestion d’eau » (Raskin et al., 1992), se trouve réduite à la définition du régime du

barrage de Toktogul et au choix entre un « régime irrigation » ou un « régime énergie ».

Cette traduction est réalisée par un renversement de la relation d’inclusion entre le

« bassin du Syr-Darya » et le « barrage de Toktogul » par une phrase introductive que

l’on retrouve dès le premier modèle de 1996 jusqu’à celui développé par la Banque

mondiale : « L’une des principales sources du Syr-Darya est la rivière Naryn qui coule

des montagnes kirghizes. Cette source est contrôlée par une cascade de réservoirs dont

Toktogul est le principal » (McKinney et Cai, 1997 ; McKinney et Kenshimov, 2000).

Par cette phrase, le barrage de Toktogul contient l’ensemble des problèmes du bassin du

Syr-Darya, fleuve long de 2 200 kilomètres et alimenté par 1 907 rivières de plus de

10 kilomètres de section, dont le problème de gestion est résumé au choix du régime de

lâchers de Toktogul71.

Les modélisateurs dessinent alors les acteurs impliqués dans sa gestion : c’est le

deuxième travail de stylisation qui vise à caractériser les pays et leur stratégie vis-à-vis de

l’eau du barrage (et donc du Syr-Darya, selon le premier fait stylisé). Les objectifs sont

inscrits dans la même chaîne de causalité déterministe présentée plus haut, qui part de

critères physiques du milieu naturel (la répartition des précipitations dans le bassin du

Syr-Darya et la description du relief), passe par la « richesse hydrique relative des pays »,

pour arriver au degré de vulnérabilité pour l’accès à l’eau. Le Kirghizstan devient le

« pays producteur d’eau » du Syr-Darya et donc un pays « privilégié » pour l’accès à

l’eau. À l’opposé, « pays de steppe », l’Ouzbékistan et le Kazakhstan ont peu de

« ressources propres » : ils sont vulnérables, d’autant plus que l’agriculture, l’une des

principales activités économiques de ces pays, n’est « possible que grâce à l’irrigation ».

L’opposition d’un aval aride et d’un amont riche en eau existe déjà dans les discours et

dans les indicateurs de pénurie d’eau développés bien avant les modèles d’optimisation

(entre 1993 et 1995, par Myers, Klötzli et Smith). La dichotomie est d’autant plus

marquée ici que la modélisation d’optimisation et la théorie des jeux « imposent » de

71. On retrouve la même phrase dans les autres modèles. Par exemple, avec celui développé par la Banque mondiale : « La rivière Naryn est le plus important affluent du Syr-Darya, sur lequel cinq gros ouvrages hydroélectriques sont localisés, tous construit sur le territoire kirghiz. Le barrage de Toktogul, le plus gros d’entre eux, a un volume actif de stockage de 14 km3 et un rendement de 9 km3. Cela signifie qu’il est la principale source d’eau du bassin du Syr-Darya, dont dépendent fortement (greatly) le Kazakhstan et l’Ouzbékistan, deux pays aval » (World Bank et al., 2004).

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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ranger les pays du bassin en deux catégories, seule manière de trouver un équilibre au

modèle72. Par conséquent, le Tadjikistan, pays dont le territoire couvre pourtant une

partie du bassin, est tout simplement écarté et l’Ouzbékistan et le Kazakhstan se trouvent

regroupés dans la même entité « pays aval », utilisée dans l’ensemble des travaux de

modélisation73. Les objectifs respectifs des pays peuvent alors être définis, selon une

formulation compatible avec la modélisation d’optimisation. Pour l’Ouzbékistan et le

Kazakhstan, « l’objectif est de maximiser leur utilisation en eau pour l’irrigation »

(Mckinney et Cai, 1997). Pour le Kirghizstan, « l’objectif premier de gestion de la rivière

est de maximiser la production d’énergie hydro-électrique du barrage de Toktogul »

(Mckinney et Cai, 1997).

Les formules sont posées, place alors au calcul associé à des scénarios où coûts et

bénéfices de chacun des « joueurs » sont comparés. Dans chacun des modèles

développés, le choix des scénarios et les données utilisées viennent poursuivre la

construction d’une représentation qui assoiffe le bassin du Syr-Darya. Des ressources en

eau sont évacuées et le débit du Syr-Darya au niveau de Toktogul sous-évalué74. Par

ailleurs, lors du calcul des bénéfices et des coûts dans le cas d’un régime énergétique, les

modélisateurs, examinent « un mode extrême, basé sur l’hypothèse qu’il n’y a aucun

lâcher pour l’irrigation pendant la période végétative », hypothèse non réaliste quand on

sait que le Kirghizstan doit nécessairement réaliser des lâchers pendant la période estivale

pour couvrir ses propres besoins énergétiques (voir infra). De même, dans le régime

72. Seuls les jeux à deux acteurs peuvent facilement conduire à un équilibre, ce qui a été bien compris par les théoriciens des jeux qui ont montré que la méthode de choix rationnelle et formelle n’est applicable qu’à une partie infime de l’action humaine. Comme la souligné Rappoport (1966, p. 214), la science politique ne peut utiliser ces jeux que pour mettre en évidence le « squelette » d’une situation. Plus la situation est complexe, moins il y a de chance de pratiquer la modélisation et de faire en sorte qu’elle apporte des orientations pour l’action (Rappoport, 1986, p. 119).

73. Cela signifie que les modèles reconnaissent explicitement que les deux pays jouent nécessairement le même jeu, du fait de leur position en aval du barrage. Dans la matrice des gains des différents scénarios, l’Ouzbékistan et le Kazakhstan sont regroupés.

74. Le modèle développé par la Banque mondiale en 2004 évacue ainsi les études sur le débit de la rivière Naryn au niveau de Toktogul pour imposer un débit de 9km3 calculé sur une série historique des débit depuis 1919, avec toute l’imprécision de la mesure des débits avant 1974, date à laquelle le Syr-Darya est effectivement canalisée. On peut lire « Disponibilité de l’eau : l’étude Haskoning reporte que le débit annuel moyen entre 1975 et 2001 est de 12 km3. L’étude TACIS Verbundplan déclare que le débit annuel est de 11 km2. L’examen des débits depuis 1919 suggère une moyenne de seulement 9 km3. C’est pourquoi, pour le besoin de cette analyse, nous prendrons comme débit de base 9 km3 » (Mckinney et Cai, 1997, p. 37).

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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irrigation, le Kirghizstan subit des pertes financières à cause de la réduction de sa

production électrique, ce qui n’a jamais été le cas au cours de la période postsoviétique.

La modélisation surimpose les éléments du langage à la réalité et fait du Kirghizstan un

simple « producteur d’énergie », alors qu’il est également consommateur. Ce n’est que

dans ces conditions que le problème de conflit peut être transformé en un jeu ayant une

solution coopérative. Pauvres en eau, les pays de l’aval sont riches en ressources

énergétiques fossiles alors que le Kirghizstan, riche en eau, est pauvre en ressources

énergétiques fossiles (tableau 1 de l’annexe n° 6). Les pays sont finalement

complémentaires et la coopération devient l’issue du problème de gestion de l’eau. Le

problème ainsi posé, la solution coule de source et le calcul économique permet de

dresser la matrice des gains (des coûts) des pays, lesquels démontrent l’intérêt de

coopérer autour du « régime irrigation75 », résultat qui sera démontré par l’ensemble des

modèles hydroéconomiques développés sur la région centrasiatiques, chaque modèle

étant développés sur des méthodes différentes mais construits sur les mêmes hypothèses

« d’inégale répartition de l’eau ».

2) La « guerre de l’eau » débordée

Peu de temps après la production des premières simulations, un traité est signé entre les

républiques du bassin du Syr-Darya pour assurer un régime irrigation, fidèlement aux

résultats de la modélisation : le « Barter Agreement », signé en avril 1998 (annexe 5),

construit sur l’équilibre démontré par les premiers modèles produits par l’USAid.

Cependant, le traité se montre particulièrement instable : le « pays vulnérable »,

l’Ouzbékistan, se détournant de la table de négociation, alors qu’il serait celui qui a le

plus besoin de la ressource en eau. L’Ouzbékistan « dévie-t-il76 » du chemin rationnel

démontré par les modèles ?

75. Par exemple, le modèle de la Banque mondiale démontre qu’il suffit aux « pays d’aval » d’indemniser en gaz et charbon le Kirghizstan entre 35,1 et 67,3 millions de dollars pour assurer le maintien du régime irrigation (Banque mondiale, 2004).

76. Le terme de « déviance » est explicitement utilisé par certains analystes (Antipova et al., 2002 ;Kemelova, Zhalkubaev, 2002). En 2004, la Banque mondiale considère la position de l’Ouzbékistan comme « invalide » (Banque mondiale, 2004).

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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L’Asie centrale manque-t-elle d’eau ?

Pour comprendre l’étonnant désintérêt de l’Ouzbékistan à l’égard du traité, nous

choisissons d’ouvrir les hypothèses fondatrices des modèles pour les tester au regard de la

dynamique hydrologique et hydraulique du bassin du Syr-Darya77. Ceci nous permet de

montrer que la thèse de la guerre de l’eau ne tient que si l’on évacue l’ensemble de l’eau

non maîtrisée par le barrage de Toktogul et si on ne considère pas les dispositifs de

gestion de l’eau. « L’hydropouvoir » du Kirghizstan, d’une part, et la vulnérabilité de

l’Ouzbékistan, d’autre part, sont tous les deux surestimées par les modèles. Le

Kirghizstan n’est pas « producteur » d’eau du bassin versant du Syr-Darya et ne peut

imposer un « régime énergie » du barrage de Toktogul.

Les modèles proposent une représentation hydraulique du bassin versant : seule l’eau

maîtrisée par des barrages est prise en compte, alors qu’elle ne représente qu’une partie

de l’eau utilisée par les agriculteurs. Les débits du Syr-Darya se forment très largement

(75 %) sur le territoire kirghize où tombe la majeure partie des précipitations du bassin

mais cette condition n’est pas suffisante pour que le Kirghizstan puisse « maîtriser »

l’eau. Le Kirghizstan ne dispose pas des capacités hydrotechniques pour retenir

l’ensemble des débits formés sur son territoire. Certes, certains barrages (dont le plus

gros, Toktogul) sont construits sur le territoire kirghize mais ces infrastructures ne

peuvent contenir l’ensemble des précipitations qui tombent sur le territoire kirghize. Avec

une capacité de stockage utile de 14,58 km3 (dont 14 km3 au barrage de Toktogul), le

Kirghizstan ne peut stocker que 53 % des débits annuels moyens du Syr-Darya78. L’eau

non-maîtrisée ou non-utilisée par les petits périmètres irrigués kirghizes s’écoule

librement vers l’aval vers l’Ouzbékistan ou le Kazakhstan79.

La dichotomie amont/aval n’a de sens que par rapport aux ouvrages construits sur les lits

des rivières. Quand bien même pleut-il peu sur les territoires ouzbek et kazakh, l’eau du

77. La démonstration complète se trouve dans les annexes 10 et 11.

78. Au regard des capacités utiles des barrages, la rivière du Syr-Darya n’est pas « extrêmement contrôlée » comme le voudrait Deane McKinney, créateur des trois premiers modèles d’optimisation. Le taux de contrôle est de 77 % et non pas de 93 %, comme l’affirme l’expert modélisateur en 2000 (McKinney et Kenshimov, 2000).

79. C’est d’autant plus vrai que les périmètres irrigués kirghizes, peu nombreux et de taille réduite, ne sont pas connectés hydrauliquement au barrage de Toktogul. Situés dans d’autres bassins versants que celui de la rivière Naryn, ils ne peuvent bénéficier de l’eau qui transite par Toktogul. Juste derrière la cascade de Naryn, l’eau entre directement sur le territoire ouzbek, qui reçoit l’eau directement, sans qu’elle ne puisse être ponctionnée par les périmètres irrigués kirghizes.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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territoire kirghize s’écoule vers les régions « extrêmement arides », qui ne sont

finalement pas « pauvres en eau » du fait de l’écoulement des rivières vers l’aval,

contrairement à ce qui est reconnu par les modèles. D’autres éléments viennent montrer

les hypothèses des modélisations assoiffent les pays situés en aval de Toktogul : ils

évacuent par exemple certaines ressources en eau « générées » sur le territoire des

républiques de l’aval : sources, eaux souterraines et eaux de récupération qui représentent

tout de même chaque année 8,3 km3 d’eau, dont 4,3 km3 dans la vallée de Ferghana

(Raskin et al., 1992) et qui ne peuvent de toute façon pas être récupérées par le

Kirghizstan, situé en amont de ces sources80. Par ailleurs, le Kirghizstan dispose bien du

plus grand barrage du bassin, mais n’a pas le monopole des infrastructures de rétention

d’eau, car les trois autres pays du bassin possèdent tout de même 47 % des capacités de

stockage. En plus de disposer des nappes phréatiques, réservoirs naturels en place bien

avant les infrastructures hydrauliques, chacun des pays du bassin a plusieurs grands

barrages81. Si on prend en compte toutes les infrastructures de stockage et qu’on retient le

cadrage hydraulique des modèles, on découvre que le Kirghizstan n’est clairement pas le

seul pays « producteur » d’eau82.

Deux autres caractéristiques de Toktogul viennent d’ailleurs contredire le pouvoir de

contrôle : sa position géographique sur le lit de la rivière Naryn et son dimensionnement

en rapport avec le débit de la section de rivière sur laquelle il se trouve installé. Toute

l’eau qui rejoint la rivière Naryn ne transite pas par Toktogul : entre Toktogul et le point

de confluence de la rivière Naryn avec le Kara Darya, plusieurs rivières aux débits

cumulés de 2,43 km3 rejoignent Naryn. Cela signifie que le barrage ne contrôle pas la

80. Inscrites dans le cycle de l’eau que peut déceler l’approche hydrologique, elles sont dites « non conventionnelles » du point de vue hydraulique et se trouvent alors écartées des modèles développés en 1997 et 2004, respectivement par l’USAid et la Banque mondiale.

81. L’Ouzbékistan possède dans le bassin du Syr-Darya le barrage d’Andijan (1,9 km3), le complexe de barrages de Chakir (2,4 km3) et le barrage de Charvak (2 km3) en plus d’une dizaine de petits barrages. Le Kazakhstan possède, entre autres, le barrage de Chardara (5,2 km3) et le Tadjikistan le barrage de Kayrakum (3,4 km3).

82. Les modélisateurs poussent l’hydro-pouvoir du Kirghizstan et surévaluent même la capacité de rétention d’eau du barrage de Toktogul en confondant parfois la capacité de stockage totale du barrage – de 19,5 km3 – avec la capacité réelle de stockage : 4,3 km3 de la capacité totale du barrage est un volume mort et ne peut pas être mobilisé, situé en dessous des vannes du barrage. L’hydrologue Deane Mc Kinney écrit « le degré de régulation a atteint 0,93 » (McKinney et Kenshimov, 2000, p. 45). En considérant les volumes morts des barrages, on obtient une évaluation erronée : une fois stockée dans un barrage, l’eau morte ne peut être mobilisée et réduit d’autant la capacité de stockage du barrage.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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rivière Naryn en tant que telle. Par ailleurs, une simulation permet de démontrer qu’il est

de toute façon impossible au gestionnaire du barrage de Toktogul de contrôler totalement

l’eau qui transite par Toktogul. Si le gestionnaire du barrage ne conduit des lâchers que

pour produire de l’énergie électrique permettant de couvrir seulement les consommations

énergétiques du Kirghizstan, le barrage de Toktogul déborderait dès la deuxième année83.

Le débit de la rivière Naryn est trop important par rapport à la capacité du barrage, ce qui

limite d’autant plus le pouvoir du Kirghizstan sur l’eau qui s’écoule dans la rivière

Naryn84.

Notre analyse nous permet donc de montrer que les modèles oublient le territoire. Le

Kirghizstan est dessiné comme un « producteur » d’eau et d’électricité. Or, une partie

importante de l’énergie produite à Toktogul est consommée par la population kirghize, en

hiver comme en été, « période végétative » des espaces irrigués. Cette demande n’est pas

nulle et contraint un lâcher d’eau incompressible de 3,37 km3 au cours de la période

estivale. Contrairement à ce que peuvent laisser penser les modèles, usages agricoles et

électriques ne sont pas exclusifs : l’eau qui fait tourner les turbines hydroélectriques

pendant l’été est également utilisée pour l’irrigation en aval du barrage. Cela signifie que

les demandes énergétiques internes au Kirghizstan réduisent d’autant plus la capacité du

gestionnaire à « contrôler » l’eau de la rivière Naryn. L’opérateur doit de toute façon

coller au « régime irrigation » sans même qu’une pression extérieure ne soit exercée.

Ce ne sont pas seulement les infrastructures d’eau, mais aussi les autres réseaux

techniques qui « gouvernent85 » le régime du barrage. Une fois produite, l’électricité ne

peut être stockée et doit être injectée dans un réseau électrique vers des localités de

consommation. Or, la production hydroélectrique du Kirghizstan est enfermée dans une

83. Nous avons fait une simulation des conséquences, en prenant les débits réels saisonniers de la rivière Naryn jusqu’à Toktogul sur la période de 1992-2003. Avec un tel régime du barrage, et un niveau initial de 10 km3 d’eau en avril 1992, on remarque que le niveau du barrage dépasse le niveau maximal de stockage de Toktogul de 19,5 km3 au cours de l’été de la deuxième année à compter du début de la simulation.

84. La capacité du Kirghizstan à contrôler l’eau du Syr-Darya est affaiblie voire annulée par le régime du fleuve, dont les débits sont maximums au printemps et à l’été. Une fois le barrage du Toktogul plein, le Kirghizstan ne peut retenir l’eau et l’opérateur du barrage est obligé d’ouvrir les vannes et de turbiner l’eau.

85. Ce terme est utilisé en référence à l’ouvrage dirigé par Michel Marié et Michel Gariépy (1997).

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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grille qui passe nécessairement par le territoire ouzbek ou kazakh86. Le réseau électrique

du pays empêche de libérer le pouvoir hydraulique du Kirghizstan sur l’eau stockée à

Toktogul : pour exporter l’énergie qu’il produit en surplus de ces capacités de

consommation87, le Kirghizstan doit passer par les lignes à haute tension qui transitent

par le Kazakhstan et l’Ouzbékistan, qui contrôlent d’une certaine manière le marché de

l’énergie au niveau régional et peuvent empêcher le transit énergétique et orienter la

production d’énergie pendant l’été, lorsqu’ils ont besoin d’eau pour l’irrigation88. Le

dispositif technique verrouille la situation et met finalement l’Ouzbékistan en position de

force qui n’est pas seulement une position délibérée mais également imposée par le

dispositif technique qui dresse le champ des possibles des échanges.

Qu’en est-il de la vulnérabilité de l’Ouzbékistan ? Nous l’avons vu, l’hydro-vulnérabilité

de l’Ouzbékistan est réduite proportionnellement à la révision de l’hydro-pouvoir du

Kirghizstan par l’existence de sources d’eau non contrôlées par le Kirghizstan, par les

lâchers incompressibles. D’autres éléments viennent renforcer l’analyse. Contrairement à

ce que peut laisser penser la représentation hydraulique, tous les territoires ouzbeks de ce

bassin ne sont pas connectés hydrauliquement au barrage de Toktogul : dans la vallée de

Ferghana par exemple, seul 60 % des surfaces irriguées y sont reliées, sans être pour

autant exclusivement alimentée par ce barrage89. Plus on avance vers l’aval du bassin et

plus les sources se diversifient, le Naryn n’étant qu’un affluent parmi d’autres : les « pays

aval » peuvent utiliser l’eau provenant des autres rivières, ce qui réduit d’autant plus

l’aspect stratégique de Toktogul. Par ailleurs, l’hydrodépendance de l’Ouzbékistan, s’il en

86. On pourra se référer à la carte donnée dans l’annexe 6. On pourra également se référer à l’annexe 18 qui donne les évolutions récentes de la grille électrique centrasiatique, suite à la construction de nouvelles infrastructures à haute tension (500kV) par les pays centrasiatiques.

87. Les besoins énergétiques hivernaux nets du Kirghizstan sont de 4 950 GWh, soit 5 820 GWh bruts (World Bank et al., 2004). Or, en « régime énergie », le Kirghizstan turbine 6 km3 d’eau pour une production de 5 170 GWh. Il y a alors de toute façon un déficit de 650 GWh, à produire par des centrales thermiques, situées sur des territoires qui ne sont d’ailleurs pas connectés au territoire de Toktogul.

88. C’est ainsi qu’au cours de l’hiver 2006-2007, le Kirghizstan prévoyait de vendre de l’énergie au Tadjikistan par une ligne électrique qui traverse le territoire ouzbek. Mais en octobre 2006, le gouvernement ouzbek a mis son veto et a empêché la transaction de se faire.

89. L’étude des dispositifs hydrauliques du bassin versant du Syr-Darya montre que l’ensemble des périmètres irrigués ouzbeks du bassin versant du Syr-Darya ne sont pas connectés au barrage de Toktogul. Une fois que les périmètres irrigués connectés hydrauliquement avec le barrage de Toktogul sont identifiés, nous évaluons l’évolution de la demande en eau des périmètres au cours de la période de transition, en regard avec le changement du régime du barrage de Toktogul.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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est, s’est réduite au cours de la période de transition postsoviétique. Malgré sa trajectoire

économique cotonnière (lire les chapitres 2 et 5), l’Ouzbékistan pratique de nouveaux

assolements agricoles, moins consommateurs d’eau90.

Le barrage de Toktogul est uniquement stratégique au cours des années sèches, dont

l’occurrence globale est d’une année sur cinq dans les conditions normales d’humidité du

climat du bassin du Syr-Darya (Savoskul et al., 2003). Or, au cours de la période de

transition, les années humides se sont succédées et le débit moyen des rivières du bassin a

été de 15 à 20 % supérieur à la moyenne des débits enregistrés au cours du XXe siècle, ce

qui n’est pas intégré dans les modèles, qui ont tendances à assécher la région91. Tous ces

éléments nous permettent de dire que le non-alignement des pays avec le traité

international n’est pas tellement le fruit de pratiques « non valides » (World Bank et al.,

2004) ou du fait que « les États se méfient les uns des autres et ne les respectent pas

toujours » (Raballand, 2002). L’Ouzbékistan se détourne du traité international car il n’a

pas nécessairement besoin de la ressource en eau stockée à Toktogul et que la maîtrise

kirghize sur l’eau stockée à Toktogul est réduite de par la dépendance gazière du « pays

amont ». Non seulement le Kirghizstan n’a pas assez d’infrastruture hydro-électrique

pour couvrir l’ensemble de sa consommation, mais la système de chauffage de ses villes

fonctionne avec des centrales thermiques (annexe 10).

Staline, antipolitics machine

Une approche réaliste conduirait à dire que les modèles sont erronés. Notre position

relationniste nous conduit plutôt à considérer que le discours unanime sur le problème de

l’eau centrasiatique fait en fait partie intégrante de la « problématique de l’eau

centrasiatique » ou de « guerre de l’eau ». Nous montrons ici que le discours dessine un

monde éligible à une action internationale orientée sur la thématique de l’eau, présenté

comme « l’objet total centrasiatique », à travers une lecture déterministe de l’Asie

centrale et de son dispositif hydraulique. L’histoire, telle qu’elle est racontée, non

seulement rend nécessaire la correction des méfaits d’un pouvoir soviétique démoniaque

90. Voir le chapitre 2 et le chapitre 5. Dans les champs de grandes cultures, la rotation soviétique coton – luzerne a laissé place à la rotation coton/blé/maïs de deuxième cycle.

91. Au cours de la période postsoviétique, à part les années 1995, 1997 et 2000, le bassin du Syr-Darya a cumulé les années humides. Les débits d’eau de surfaces du bassin du Syr-Darya ont été 23 % au-dessus de la moyenne, si on considère les années de 1988 à 1999. Le débit moyen est de 12 km3 par an, mais les modélisateurs choisissent un débit annuel de 9 km3, soit 25 % de moins. À ce sujet, se reporter aux annexes 10 et 17.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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mais impose également l’affirmation d’une nouvelle « force extérieure » capable de

combler le « vide » laissé par ce même pouvoir hydraulique depuis l’implosion de

l’URSS.

Telle qu’on peut le lire dans les publications de l’expertise, l’état de l’Asie centrale est le

produit d’une seule rationalité, définie unilatéralement depuis Moscou, lecture que nous

remettons en question dans la deuxième partie de la thèse. Le pouvoir du Kremlin aurait

mis en place, de manière délibérée, un système hydraulique unifié pour la réalisation d’un

objectif clairement défini : l’indépendance cotonnière de l’Union soviétique. Chaque

augmentation de plan de production cotonnière décidée par Moscou aurait conduit à la

construction de nouveaux ouvrages pour maximiser l’accès à la ressource en eau de

champs de coton toujours plus grands92. Selon cette thèse, les gigantesques

infrastructures hydrauliques installées pour canaliser le Syr-Darya et l’Amou-Darya sont

les « pièces centrales » du « plan soviétique d’expansion de la culture du coton » (Raskin

et al., 1992, p. 57)93. Les rivières étaient détournées de leur lit naturel pour finir leur

cours dans des champs de coton mis en place pour certains au milieu de désert selon

l’ordre « définis centralement depuis Moscou » (Raskin, 1992, p. 55).

L’intégration hydraulique du territoire centrasiatique – nous avons vu plus haut qu’elle

est partielle – aurait permis au pouvoir du Kremlin de s’imposer comme la seule

puissance capable de « gérer l’eau centralement » « depuis Moscou » (Spoor, 1998)

(Abbink, Moller et O’Hara, 2005 ; World Bank et al., 2004). Les frontières, dont le

dessin a construit une « répartition inégale de la ressource », ont été « charcutées par

Staline »94 dans les années 1920 et 1930 dans le seul objectif d’imposer un système de

gestion de l’eau ne pouvant être géré que par une puissance en surplomb. Le « Big

Brother Syndrome » est alors énoncé : depuis le départ du « grand frère » qui « dictait ce

qu’il fallait faire », les républiques se chamaillent la « richesse familiale » et sont prises

92. La construction de Toktogul s’inscrit dans cette logique, « appelée par les objectifs de production agricoles imposés par le gouvernement de l’Union soviétique » (Antipova, Mc Kinney, 2003).

93. L’Asie centrale permet effectivement d’assurer l’indépendance cotonnière soviétique. L’Union soviétique produit 17 % de la production mondiale, pratiquement exclusivement produit dans les républiques centrasiatiques (Baffes, 2007).

94. Selon le géographe Daniel Balland : « Une frontière politique a pourtant été tracée, mais elle aurait pu l’être à peu près n’importe où. » Le politologue Olivier Roy souligne « l’absence de rationalité [des] frontières. […] Ni la répartition ethnique ni des considérations d’ordre géographique (lignes de crêtes, réseaux hydrauliques) ne peuvent expliquer un tel découpage » (Roy, 1992, 1997).

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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par le péché de « convoitise » (encadré 2). Une fois la tutelle du Kremlin disparue, le

« vide » ne demande qu’à être comblé par la coopération internationale, qui a l’habitude

de se représenter elle-même comme une force extérieure (Mitchell, 2002). La gestion de

l’eau ne serait plus « coordonnée » depuis 1991 et devrait être encadrée par une nouvelle

entité de coordination, matérialisée par un traité promu par l’action internationale.

Encadré 2 – Staline, Big Brother hydraulique

Citons quelques travaux qui mettent la figure de Staline au cœur du partage de la ressource en eau centrasiatique. Par exemple, le politologue Jeremy Allouche les problèmes de partage de la ressource en eau sont « largement dus à l’intervention soviétique, quand Staline, dans les années 1920, a développé dans la région sa politique du diviser pour mieux régner » (Allouche, 2003, p. 130). Staline aurait délibérément créé deux petites républiques bénéficiant d’énormes ressources en eau mais disposant de peu de terrains agricoles (le Tadjikistan et le Kirghizstan) et trois grandes républiques avec d’énormes potentiels agricoles mais « virtuellement sans ressources en eau indigènes » (Wegerich, p. 99) : le Turkménistan, le Kazakhstan et l’Ouzbékistan.

Cette représentation se trouve elle-même dans l’introduction de chacun des modèles développés par l’expertise internationale, comme par exemple celui développé par une équipe d’hydro-économistes conduit par Abbink et l’historienne Sarah O’Hara de l’université de Nottingham : « Quand Staline a délimité les frontières des républiques d’Asie centrale dans les années 1920 et 1930, il a délibérément créé des républiques riches en eau et des républiques pauvres en eau. Cela assurait qu’il y avait toujours une compétition entre les pays-amont et les pays-aval. Ces compétitions donnaient deux avantages à Moscou. D’abord, les disputes sur la ressource en eau renforçaient la distinction nationale des républiques, ce qui limitait la coopération régionale qui aurait menacé le contrôle soviétique. Ensuite, comme la compétition pour l’eau augmentait, les républiques étaient contraintes de demander à Moscou d’intervenir ; un rôle qu’il voulait plus qu’endosser » (Abbink, Moller et O’Hara, 2005, p. 2).

La figure du despote Big Brother est explicitement utilisée en 2006 par les experts internationaux de l’International Water Management Institute (IWMI), pour expliquer la difficulté de trouver un accord international sur le partage de la ressource en eau : « Avant, la Russie était le big brother, et les autres devaient le suivre. Par conséquent, il dictait ce qu’il fallait faire, comme le faire, etc. Maintenant, chacun essaie de décider comment aller (how to go about), comme dans une famille, lorsque les enfants grandissent, les combats commencent pour mettre la main sur la richesse familiale. Comme nous l’avons indiqué plus eau, il y a de l’eau pour tout le monde, mais la convoitise vient d’abord » (Abdulaev, Manthrithilake et Kazbekov, 2006).

La nécessité de l’action internationale est renforcée par la figure démoniaque logée au

Kremlin, dont les ouvrages hydrauliques ont conduit irrémédiablement à la mort de la

mer d’Aral. Les publications poursuivent en énonçant une ribambelle de chiffres pour

soutenir la démesure des ouvrages hydrauliques mis en place par la puissance

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soviétique95. Cette figure démoniaque, matérialisée par celle de Staline, à l’origine de la

planification, vient en miroir de la représentation cohérente et idéale de l’Asie centrale

présoviétique présentée plus haut, selon laquelle les populations centrasiatiques vivaient

de manière durable96 jusqu’à l’arrivée du despote logé au Kremlin. « Naturalisés », les

centrasiatiques d’avant la période soviétique deviennent « naturalistes »97, rangés dans

une icône du « bon sauvage » qui ne trouve son sens que parce qu’elle est placée en

regard d’une autre image emblématique, cette fois répulsive, de la catastrophe de l’Aral.

Le contraste est là : d’un côté une peinture d’une société durable et consciente des

principes de la vie, en accord avec la nature ; de l’autre, l’emblème de la « Terre

outragée », la fulgurante mort de l’Aral illustrée par les clichés photographiques et les

images satellites98. Havre de paix durable, douée d’un génie scientifique inscrit dans une

conscience ancestrale donnant une juste valeur aux choses, la société centrasiatique n’a

pu basculer par elle-même mais bien par l’intervention d’un agent maléfique surpuissant

venu de l’extérieur, dont il faudrait nécessairement corriger les méfaits.

Nous avons vu plus haut que la gestion de l’eau est distribuée, qu’il n’y a pas une seule

ressource en eau mais des ressources hétérogènes qui ne peuvent pas être considérées

unitaires. Dans les chapitres 3 et 4, nous irons plus loin en montrant à quel point la

conduite des politiques de l’eau centrasiatique était négociée entre le centre politico-

95. Selon cette logique, la disparition de la mer d’Aral est inévitable : en moins d’une trentaine d’années, les prélèvements en eau sont passés de 65 km3 à plus de 110 km3 et ont dépassé le « seuil de non-renouvellement des ressources en eau ». La mer d’Aral reçoit entre 6 et 8 km3 par an quand il faudrait environs 50 km3 d’apports annuels pour compenser les pertes par évaporation sous un climat « extrêmement aride » (Kotlyakov et al., 1992).

96. Les écrits dessinant une Asie centrale pré-soviétique plongée dans le « développement durable » sont particulièrement nombreux. On peut citer quelques exemples : O’Hara (2003) ; O’Hara (2000b) ; Spoor (1998) ; Thurman (1997, 1999a) ; Thurman (1999b) ; Wegerich (2000) ; Wegerich (2004). Nous discutons cette image dans le troisième chapitre de la thèse, qui montre la nature extravertie du système économique centrasiatique avant l’invasion des Russes et sa non-durabilité, facteurs importants pour expliquer la « réussite » du projet cotonnier russe.

97. Ce regard ressemble fortement au « regard occidental » porté sur les Indiens achuar et décrit par Philippe Descola : après avoir « naturalisé » les Indiens, l’Occident les aurait rendus « naturalistes » (Descola, 1985, p. 225). Nous avons ici une situation identique, sauf que le regard est partagé par une communauté à cheval entre l’occident et l’Asie centrale.

98. Dans les mêmes études, en plus d’une photo prise sur les rivages désolés de la mer d’Aral, on voit régulièrement une succession de photo satellites qui permettent de suivre l’état de la mer d’Aral depuis les années 1960 (Glantz, 2002 ; Glantz, Rubinstein et Zonn, 1994a ; Glantz, 1999 ; Glantz, Rubinstein et Zonn, 1994b ; Micklin, 2000 ; Spoor, 1998 ; Spoor et Krutov, 2003).

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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administratif et les pouvoirs centrasiatiques au cours de la période soviétique99, et non

décidée inulatéralement par le Kremlin comme le prétendent les thèses diffusionnistes

utilisées dans les rapports d’experts. L’analyse historique montre également que la

répartition des frontières et des ouvrages hydrauliques ne relèvent pas d’une seule

rationalité pensée dans les années 1930 par Staline, mais ont été construits de manière

discontinue et incrémentale au cours de l’histoire et ont été négociés avec les pouvoirs

locaux100. Mais la figure mythologique construite sur le personnage de Staline est

particulièrement efficace. Elle s’appuie sur une réalité historique d’un système autoritaire

et répressif conduit au cours d’une période qui a vu la mise en œuvre de la planification

centralisée et la création des républiques socialistes soviétiques centrasiatique. Elle

reprend à son compte l’image véhiculée par la propagande soviétique, chantée par les

« ingénieurs de l’âme », écrivains et peintres soviétiques qui ont représenté Staline assis

dans son bureau, un crayon à la main101.

C’est ainsi que se caractérise le discours du développement : il dessine un « monde

gérable », problématisé dans sa dimension technique, pour le rendre éligible à l’action

(Mitchell, 2002 ; Fergusson, 1990). En mettant en scène une force politique titanesque,

Staline, qui aurait agi « de l’extérieur » pour transformer et diviser l’Asie centrale par un

pouvoir hydraulique digne du despotisme oriental102, le discours ouvre la voie à la

99. À ce sujet, on peut lire les récents travaux d’histoire écrits par K. Collins (2006) : « À l’opposé des présomptions occidentales sur la nature totalitaire de la gouvernance soviétique et sur le succès de la modernisation soviétique, une perspectives postsoviétique de l’histoire de l’Asie centrale révèle que cette région a gardé un niveau significatif d’auto-gouvernance non-officielle ou informelle, qui lui a permis de résister à la transformation imposée par Moscou. »

100. Sur l’implication des forces politiques locales dans le dessin des frontières, on pourra se référer aux travaux de Hirsch (2000).

101. Formule célèbre utilisée par Staline en 1932 pour orienter les écrivains soviétiques à devenir les « ingénieurs de l’âme humaine ». L’éloge des grands travaux devint un genre littéraire en soi dans les années 1930. Les constructions hydrauliques ont en particulier fait l’objet d’une production littéraire intense. À ce sujet, on pourra lire l’ouvrage de Franck Wersteman (2002). On peut citer l’exemple de Maxime Gorki dont les écrits exaltent la construction du canal Baltique-mer Blanche : « Staline tient un crayon. Devant lui, une carte de la région. Des côtes désertes. Des villages éloignés… trop de forêts et de marécages… le labour doit s’étendre, les marais doivent être drainés. » « La raison scientifiquement organisée a atteint une liberté sans limite dans sa lutte contre les forces élémentaires de la nature » (Gorki, 1935).

102. La figure du Despotisme oriental de Karl Wittfogel (1964) est mobilisée par de nombreux chercheurs. Cette lecture de l’histoire, comme nous le développerons dans la conclusion de la première partie, sert la création d’une figure politique titanesque et démoniaque dont il faudrait nécessairement corriger les méfaits. Ainsi, le discours construit un monde éligible à permettre l’action, pour corriger l’action de la force malfaisante. Ce point est discuté en conclusion de partie.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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poursuite de la « mission hydraulique », toujours vue comme la clé du développement

(tout comme pendant la période soviétique), mais cette fois selon de nouveaux principes,

considérés antinomiques à ceux de la période soviétique. L’usage de la rhétorique du

Staline démon nous montre ici que les postulats hydrocentriques dépassent les modèles de

partage de la ressource en eau entre républiques centrasiatiques et la thèse de guerre de

l’eau. Ils sont plus généralement ceux de la coopération internationale mobilisée en Asie

centrale, qui considère plus généralement l’eau comme « levier d’Archimède »

(Dukhovny, 2003) pour le développement centrasiatique.

Figure 2 – « Et nous vaincrons la sécheresse ! », V. Govorkov (1949)

L’usage de cette rhétorique permet de justifier le titre que nous avons donné à ce chapitre,

le « gospel de la pénurie d’eau ». Écrits de recherche et rapports d’expertise utilisent la

même chanson, les mêmes harmoniques, les mêmes gammes pour décrire l’Asie centrale.

Qu’ils soient écrits par les géographes, historiens, hydrologues, qu’ils soient américains,

français ou ouzbeks, ils utilisent les mêmes effets de styles, les mêmes constructions

rhétoriques, pour énoncer le même « récit symbolique » : celui d’une pénurie d’eau

clairement en décalage avec les écoulements d’eau tels qu’ils se réalisent dans le bassin

versant du Syr-Darya, et plus largement dans le bassin versant de la mer d’Aral. La

deuxième section de ce chapitre cherche à comprendre l’origine de la foi en la pénurie de

l’eau, foi partagée par les partenaires de la coopération internationale.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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B - Les modèles, plateformes de négociations internationales

Les modèles hydro-économiques produits par l’expertise internationale ne semblent

s’appuyer que sur la surface des choses. Comment expliquer alors qu’ils puissent faire

l’objet d’une attention importante ? Comment expliquer qu’ils aient pu engager les

républiques centrasiatique à s’entendre sur un traité, le Barter Agreement, pourtant

intenable ? Pour répondre à ces questions, une approche réaliste du modèle serait vouée à

l’échec, car le modèle n’est pas là pour décrire le monde tel qu’il est : le modèle est un

« récit symbolique » mobilisé pour l’action et la décision (Bouleau, 1999). Nous

proposons donc d’étudier l’histoire de l’action publique qui a mobilisé les modèles.

Travail d’abstraction, le modèle ne se réalise pas dans l’abstrait, mais dans un site social

où prennent position des « acteurs partisans » (ibid.).

1) Construction d’un cadre hydrocentré pour la coopération internationale

La robustesse du discours de la « guerre de l’eau » ne tient pas par son réalisme mais

plutôt par le fait qu’il est utilisé par de multiples acteurs dans leur action politique. Il

s’inscrit bien dans l’espace politique, dans lequel les acteurs centrasiatiques ont

également voix au chapitre. Les experts des organisations internationales ne sont pas les

seuls à tirer les manettes, contrairement à ce que certaines thèses présentées en

introduction de cette thèse peuvent le proposer.

L’Aral et la réforme du socialisme (des années 1970 à 1991)

On n’a pas attendu la disparition de l’URSS et l’arrivée des experts de la Banque

mondiale pour voir l’eau au centre du débat sur l’Asie centrale. Dès le début des

années 1980, un consensus international émerge et se solidifie autour de la catastrophe de

la mer d’Aral, emblème de la non-durabilité du système soviétique. Avant même

l’implosion de l’Union soviétique, c’est en URSS que les voix les plus virulentes

viennent se focaliser sur l’Aral, à travers la critique portée sur les impacts

environnementaux du système économique soviétique. Le système autoritaire soviétique

laisse peu de place à l’opposition politique et c’est autour des problématiques

environnementales que la critique est possible, souvent portée par des scientifiques

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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soutenus par leurs arguments techniques103. Les mouvements écologistes soviétiques

deviennent particulièrement importants dès le début des années 1960, après la mort de

Staline, et se concentrent essentiellement en Sibérie contre la construction de centrales

hydroélectriques sur l’Ob (Smith, Rich, 1995).

Dans les années 1970, les mouvements d’opposition se renforcent et se déplacent en

partie de Sibérie vers la mer d’Aral pour s’opposer au projet de détournement des fleuves

sibériens (notamment l’Ob et l’Irtych), le Sibaral104. Promu par des ingénieurs

hydrologues et par des élites politiques centrasiatiques – cet élément est traité dans le

chapitre 4 –, le « projet du siècle » prévoit un transfert d’eau à grande échelle pour

l’irrigation de nouvelles terres désertiques du bassin versant de la mer d’Aral. Il fait

l’objet de discussions de financement au plus haut niveau de l’État et trouve une

opposition politique autour des mouvements écologistes sibériens. Dès la fin des

années 1970 et plus encore au début des années 1980, des dissidents soviétiques

critiquent l’irréversibilité de la crise écologique de l’URSS due à « l’absurdité du

système, l’hypercentralisation, les (in)cohérences et contradictions bureaucratiques, la

militarisation de l’économie, la désinformation systématique et le caractère par nature

prédateur du modèle soviétique de société » (Pliouchtch, 1981, p. 199). Le système

socialiste est décrit comme centré sur une « économie politique de la prédation » fondée

sur la « dilapidation des masses et de la nature » : le système soviétique tel qu’il

fonctionne est bien loin de celui représenté dans les textes formels et est dirigé d’une

façon profondément clientéliste qui marque un fossé grandissant entre les élites du parti et

le peuple105.

103. Sur la critique du système soviétique à travers la cause environnementale, on se réfèrera aux travaux de Jean-Robert Raviot (1995).

104. Imaginé par les ingénieurs du Tsar et étudié par les instituts de recherche soviétiques, le projet propose de transférer l’eau depuis la Sibérie vers l’Asie centrale en inversant le cours de fleuves Ob et Irtych. Les premières études remontent aux années 1850, contemporaines aux grands projets de canaux pour la navigation maritime (Suez et Panama). Pour plus d’information, lire Micklin (1987), “The Fate of Sibaral: Soviet Water Politics in the Gorbachev Era”, Central Asian Survey, vol. VI, n° 2, p. 67-88, et Jacob (1986), « L’eau en URSS. Miroir des conflits d’intérêts et de pouvoirs ou objet de préoccupations écologiques ? », PCM, n° 12, p. 56-59.

105. Ceci sera rendu plus explicite dans le chapitre 4.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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Confinée autour de quelques intellectuels et écrivains106, l’opposition prend une nouvelle

ampleur après la mort de Brejnev, l’avènement d’Iouri Andropov et, plus tard, le début de

la Perestroïka. La thèse de la « kleptocratie » fait écho à l’activisme du Premier secrétaire,

Iouri Andropov, qui part en croisade contre l’économie grise soviétique. L’opposition au

projet Sibaral est alors utilisée comme levier politique pour montrer la nécessité

d’actionner des réformes de fond du système économique de l’Union soviétique (Raviot,

1995). Iouri Andropov puis Mikhaïl Gorbatchev se saisissent entre autres de

l’environnement pour démontrer la non-durabilité d’un système à réformer sans pour

autant remettre en cause les principes de base du système – la dictature du parti et le

monopole de la propriété publique (Chavance, 1989). « L’économie grise » est

généralisée et fait système avec l’économie planifiée (Kornai, 1986 ; Chavance, 1989),

mais c’est en particulier sur l’Asie centrale qu’Andropov met plus particulièrement en

œuvre son plan d’assainissement politique et économique, pour mettre fin à la « mafia

ouzbek » qui aurait détourné plusieurs milliards de roubles le long de la filière cotonnière.

La catastrophe de la mer d’Aral est également utilisée pour démontrer la défaillance de la

mise en œuvre concrète des principes du socialisme, et la nécessité de changement107.

Dès 1986, le Politburo abandonne les projets de transfert des rivières sibériennes vers

l’Asie centrale (Glantz, 1999). Il compte ainsi éteindre la « soif de capital » du

Minvodkhoz, ministère sectoriel de l’Eau, qui cherche toujours à étendre son « empire

industriel » et son autonomie en proposant des projets toujours plus grands, pratique

caractéristique du système économique socialiste (Chavance, 1989). Le Politburo ouvre

également une « fenêtre d’opportunité » au développement de nouvelles stratégies de

gestion des ressources naturelles, notamment dans le bassin versant de la mer d’Aral, où

les scientifiques sont encouragés à développer des modèles hydro-économiques pour une

106. Le plus connu est Sergeï Zalyguine, agronome sibérien ayant soutenu sa thèse en science hydraulique, avant de devenir écrivain engagé. Il est reconnu comme la personnalité la plus active dans l’opposition sibérienne aux grands travaux hydrauliques (Smith et Rich, 1995).

107. Le scandale du coton est une affaire de livraison fictive de coton, pratiquée au moins au cours des années 1970 et jusqu’en 1983, date à laquelle la « mafia ouzbek » et son activité furent découvertes et dénoncées par Andropov, ancien directeur du KGB et nouvellement investi comme Premier secrétaire du PCUS. La « mafia ouzbek » aurait berné l’État soviétique de l’équivalent de 4,5 millions de tonnes de coton entre 1978 à 1983, soit plus de quatre fois la production annuelle actuelle de la République d’Ouzbékistan, cinquième producteur mondial en 2006. Ce sujet est étudié dans la deuxième partie de la thèse.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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gestion de l’eau « plus efficace » et moins dispendieuse108, rhétorique déjà présente en

Union soviétique au cours des années 1980 avant de constituer la grammaire du discours

de l’expertise internationale au cours des années 1990 et 2000109.

La focalisation sur l’Aral est donc d’abord interne au bloc soviétique et n’est relayée au

niveau international que dans un deuxième temps. Les scandales de la mafia ouzbek et de

la mer d’Aral sont bien connus en Occident mais l’attention internationale sur l’Asie

centrale ne devient intense qu’après l’accident de la centrale nucléaire ukrainienne de

Tchernobyl en 1986 qui accélère l’ouverture de l’Union soviétique vers l’Occident par

des canaux officiels. L’État soviétique convient de la nécessité de participer à une

coopération internationale sur l’état de l’environnement110 et organise la diffusion

d’informations statistiques et scientifiques vers l’Occident. L’ouverture se cristallise sur

le bassin versant de la mer d’Aral, dans la continuité de l’action gouvernementale contre

les dérives centrasiatiques, ce qui permet au pouvoir soviétique de confiner les dérives du

système soviétique dans une région lointaine du cœur de l’Union soviétique, et de

construire un ennemi commun : la « mafia ouzbek », tenue pour responsable du maintien

d’un système « féodal » construit sur des réseaux informels contraires au système

soviétique tel qu’il est pensé officiellement111.

L’ouverture de l’Union soviétique permet en particulier à Philipp Micklin, soviétologue

américain de l’université de Michigan, de recueillir assez d’informations transmises par

des scientifiques soviétiques pour nourrir un article publié dans la revue prestigieuse

108. Deux modèles sont produits par l’équipe de G.V. Voropaev, G.K. Ismailov et V.M. Fedorov à l’Institut des problèmes de l’eau de Moscou : « Modélisation des systèmes hydro-économiques des zones arides de l’URSS » en 1984 et « Développement des systèmes hydro-économiques » en 1989. En 1991, l’Institut étatique hydrologique de Saint-Pétersbourg publie « Développement de modèle mathématiques des reservoirs de l’Amou Darya et du Syr-Darya ».

109. Le débat entre une « mauvaise » gestion de l’eau et une « bonne » gestion de l’eau est déjà présent en Union soviétique. On peut lire à ce sujet Sadykov (1975). Déjà au cours de la période soviétique, la communauté de l’eau est garante du développement économique de l’Asie centrale, et c’est par l’eau que doit se faire le développement économique futur. Dans les chapitres 3 et 4, on explique comment l’eau, qui n’est qu’un élément parmi d’autres de l’Asie centrale, a acquis un statut « d’objet sociotechnique total ».

110. Des coopérations scientifiques internationales sont lancées autour de la mer d’Aral, dans la lignée de celles lancées autour de la catastrophe de Tchernobyl, où un « “accident national” […] s’est mué en “catastrophe internationale” » (Mandrillon, 1992, 1998, p. 131).

111. Ce sujet sera étudié dans la deuxième partie. Notons seulement que plusieurs centaines d’officiels ont été démis de leur fonction au cours des années 1980 et mis en prison. Parallèlement à ce qui peut être apparenté à une chasse aux sorcières ouzbeks, de nombreux romans et articles de journaux sont publiés pour décrire les pratiques « féodales » conduites par les « Barons du coton ».

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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Science dès 1988 (Micklin, 1988). Lanceur d’alerte et premier porte-parole des travaux

scientifiques soviétiques développés sur la question depuis plus d’une dizaine d’années,

son article fait l’effet d’une bombe : la catastrophe de la mer d’Aral, « Tchernobyl

silencieux » (Glantz et Zonn, 1991) devient l’emblème de la nécessité d’un

développement durable déjà défini en 1987 par le rapport Brundland, Notre avenir à tous,

publié lors de la Commission mondiale sur l’environnement et le développement.

Dans la continuité de l’article de Philipp Micklin et sous l’impulsion commune du

gouvernement soviétique et des organismes internationaux, le Stockholm Environmental

Institute (SEI), créé en 1989 par le gouvernement suédois, lance un projet de coopération

scientifique pour la préparation de la conférence de 1992 sur l’environnement et le

développement (conférence de Rio) et propose la construction d’un modèle prospectif sur

la gestion des ressources en eau, le modèle Water Evaluation and Planning System

(WEAP). Le bassin versant de la mer d’Aral est justement choisi pour caler le modèle et

une équipe internationale est constituée autour d’experts hydrologues des États-Unis et de

l’Union soviétique, mis à disposition par le pouvoir réformiste de Moscou. Le panel est

alors conseillé par le soviétologue Philip Micklin lui-même et par des hydrologues

soviétiques artisans de la « mission hydraulique » soviétiques qui avaient promu

l’irrigation des déserts centrasiatiques112.

Outil de simulation, le modèle WEAP évalue l’impact de stratégies de gestion de l’eau de

la région de la mer d’Aral. Publiés en 1992, les résultats sont formels : l’actuelle gestion

de l’eau va droit vers la catastrophe (Raskin, 1992). Un scénario tendanciel (business as

usual) affirme deux constats : à ce rythme, la gestion de l’eau n’est pas durable et la mer

d’Aral poursuivra son assèchement ; la région est en situation de « pénurie hydrique » se

traduisant par des inégalités de distribution de l’eau entre l’amont et l’aval du bassin. La

circulation de l’article au niveau international certifie la catastrophe de l’Aral par la

112. On compte parmis eux Stavitsky, chercheur à l’Institut de géographie de l’Académie des sciences de Moscou. Il est invité par le Stockholm Environmental Institute de Boston, aux États-Unis, où travaillent P. Raskin, E. Hansen, et Z. Zhu, trois hydrologues américains membres de l’International Water Resources Association (IWRA). Le groupe bénéficie des compétences des experts américains, comme P. Micklin, et d’experts soviétiques, comme I. Zonn, vice-directeur de Soyzvodproject (centre de recherche de l’ingénierie de l’eau de l’Union soviétique, basé à Moscou), et vice-président de la représentation soviétique à l’UNEP (UNEPCOM), spécialisé sur les problèmes de désertification. Des hydrotechniciens et économistes du SANIIRI, centre de recherche centrasiatique sur l’irrigation sont également consultés, comme Horst et Victor Dukhovny, futur directeur du centre d’information de la commission internationale pour la coordination de l’eau de l’Asie centrale et défenseur l’irrigation à grande échelle en Asie centrale. (http://www.worldandihomeschool.com/public_articles/1991/september/wis19725.asp).

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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communauté scientifique internationale dont la représentation hydrocentrée dressent les

ornières de la future action internationale toujours canalisée par la question de l’eau et

d’une « pénurie » dont nous montrerons dans le troisième chapitre qu’elle est justement

l’argument ayant permis de nourrir la « mission hydraulique » soviétique en Asie

centrale, et qui a finalement mené à l’assèchement de la mer d’Aral. Les modèles

développés plus tard par la coopération internationale emprunteront la représentation

hydraulique du modèle WEAP : c’est dire qu’il est difficile de sortir de l’ornière dessinée

par les représentations du passé, malgré la volonté exprimée par les modélisateurs de

perfectionner la modélisation par l’usage de nouvelles techniques et de nouvelles

technologies de calculs (McKinney, 1996).

« Sauver l’Aral » et la tabula rasa de l’ère soviétique (1991-1996)

Les autorités soviétiques n’ont pas le temps de mettre en œuvre de nouvelles réformes ou

de nouveaux projets113. L’Union soviétique implose à la surprise générale, alors même

que les résultats de la modélisation WEAP sont en train d’être édités par le journal de

référence Water International, un peu moins d’un an avant la Conférence de Rio.

Paradoxalement, cet événement majeur conduit à une accélération du mouvement déjà en

œuvre au cours des années 1980 : la focalisation internationale sur l’eau et sur le

sauvetage de la mer d’Aral, slogan de sortie du socialisme. La disparition de l’Union

soviétique de l’échiquier géopolitique international va poursuit la « clôture politique »

(Lascoumes, 2006) du problème de développement de l’Asie centrale, marquée par

l’absence de controverse entre acteurs centrasiatiques et acteurs internationaux sur la

nature du levier de développement de l’Asie centrale : l’eau.

Les coopérations scientifiques se poursuivent sous l’égide du Programme des Nations

unies pour l’environnement (PNUE) et produisent de nouveaux résultats qui viennent

entretenir la diabolisation de la gestion soviétique des ressources naturelles. La tragédie

de la mer d’Aral serait la résultante d’un système technique de gestion de l’eau

particulièrement « inefficace » : les pertes en eau sont astronomiques, à la fois au long des

113. À l’époque, deux écoles soviétiques s’affrontent dans le règlement du problème de la mer d’Aral. La première école parie sur le projet Sibaral, selon les mêmes principes d’offre mis en œuvre au cours de la deuxième partie du XX

e siècle, « aller chercher l’eau toujours plus loin ». La deuxième école prévoit de jouer sur le « demande » par la mise en œuvre d’une irrigation plus économe en eau.

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transferts d’eau et au niveau des parcelles irriguées114. Non bétonnés, la grande majorité

des canaux centrasiatiques sont poreux et engendrent des pertes gigantesques : grande

fierté soviétique, le canal de Karakum est sableux et les pertes par infiltration ou par

évaporation sont d’autant plus importantes que la longueur de son linéaire à ciel ouvert se

situe en plein désert. Au lieu de ramener vers l’Aral le surplus d’eau non utilisé, le

système d’irrigation et de drainage se perd dans les déserts où l’eau s’accumule dans des

dépressions salines. À l’aulne des calculs financiers, nouvel étalon de l’expertise

internationale au début des années 1990, la folie soviétique est encore plus évidente : la

productivité de l’eau est excessivement faible, voire la plus faible de la planète115.

D’autres études viennent démontrer que la catastrophe de la mer d’Aral est bien plus

qu’une catastrophe environnementale, mais également une catastrophe économique,

sanitaire et sociale116. Tous ces éléments font boule de neige, récupérés par les voix

politiques occidentales pour qui la chute de l’Union soviétique marque la victoire du

système capitalisme sur le système socialiste. La violence symbolique des images

d’épaves de bateaux échouées sur les rives d’une mer située à plusieurs dizaines de

kilomètres du rivage de 1960 viendrait démontrer de manière incontestable la dérive d’un

système inefficace orienté irrémédiablement vers l’échec. L’hydrocentrisme

s’institutionnalise : tous les maux de la région, ainsi que son avenir, sont pensés à travers

une seule variable, l’eau, autour de laquelle sont produites les analyses. L’eau est déjà

reconnue la seule variable structurante de la région centrasiatique. L’ensemble des

problèmes économiques, sociaux, environnementaux et sanitaires est alors interprété

114. Les usages de la ressources en eau seraient de 25 à 75 % pourcents supérieurs aux normes techniques (Rumer, 1989, p. 79). De nombreux experts évaluent l’efficience de l’usage de la ressource en eau est très bas. Selon les estimations, elle se situe entre 60-70 % (Klötzli, 1994, p. 9), 40-50 % (Micklin, 1987, p. 242) et même 30-35 % (Precoda, 1991) : qu’importe le résultat du calcul, le système est jugé « inefficace ». Selon Micklin, l’efficience de l’irrigation est la plus basse de toute l’Union soviétique (Micklin, 1988). À notre connaissance, aucune étude n’explicite comment est réalisé le calcul.

115. Estimée sur la base de la marge brute, la productivité de l’eau d’Asie centrale y serait de 0,016 à 0,06 dollar/m3 contre 0,52 dollar/m3 en Israël, où une importante partie des champs est irriguée à l’aide de techniques modernes d’irrigation comme le goutte-à-goutte (Micklin, 2002).

116. L’évaporation de l’eau conduit à des problèmes sanitaires auxquels seraient exposés 3,5 millions de centrasiatiques, soit 10 % de la population du bassin versant de la mer d’Aral, concentrés dans les régions aval des deux fleuves de la région : le Karakalpakistan, et le Khorezm en Ouzbékistan, la région de Dashowuz au Turkménistan et la province de Kyzyl Orda au sud du Kazakhstan (International Conference for Sustainable Development of the Aral sea basin, 1995, p. 2). Pour plus d’informations, voir Vinogradov et Langford (2001, p. 349).

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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comme la résultante d’une mauvaise gestion de l’eau, les autres variables étant alors

écartées.

Les voix politiques occidentales se trouvent alignées à celle des élites centrasiatiques.

Pour la plupart anciens Premiers secrétaires du parti communiste de leur république, les

présidents des nouvelles républiques centrasiatiques indépendantes, qui avaient pourtant

promu de nouveaux projets hydrauliques comme le Sibaral117, doivent marquer leur

distance à l’égard de l’ère soviétique. La critique de la période soviétique est nécessaire,

alors même qu’ils étaient les premiers à en désirer le maintien (Roy, 1996). Un nouvel

avenir politique est à construire, en dehors d’un système politique et économique

soviétique qu’il est de bon ton de critiquer et de rejeter tout d’un bloc. La « tragédie de

l’Aral » (Glantz, Rubinstein et Zonn, 1994b) est par exemple mobilisée par le président

ouzbek Islam Karimov, ancien Premier secrétaire du parti communiste ouzbek, pour qui

l’origine de la catastrophe de la mer d’Aral ne fait pas de doute : « C’était Moscou, le

centre de l’Union soviétique… c’était l’usage barbare des ressources en eau qui a conduit

à la tragédie de l’Aral » – cité dans (Smith, 1995) – manière de rejeter l’ensemble de la

responsabilité de l’état du monde sur Moscou et de dédouaner les pouvoirs en place en

Asie centrale.

C’est ce contexte politique particulier qui permet de stabiliser la lecture diffusionniste de

l’histoire hydraulique centrasiatique, dont nous avons présenté la pragmatique dans la

première section du chapitre118. Tous s’entendent pour dire que l’Aral a été

« délibérément sacrifiée par les autorités du Kremlin »119. Le drame écologique serait

inscrit dans la décision des Russes puis des Soviétiques de spécialiser l’Asie centrale dans

la production cotonnière pour « assurer leur indépendance cotonnière » (Spoor, 1998 ;

O’hara, 2000 ; Rumer, 1989 ; Banque mondiale, 2004). Les autorités de Saint Petersburg

puis celles de Moscou auraient alors délibérément transformé l’Asie centrale en un

« vaste champ de coton » aux dépens d’une agriculture irriguée traditionnelle durable

productrice de cultures vivrières, contraignant les peuples centrasiatiques à répondre à des

117. À ce propos, on se reportera au chapitre 4.

118. Dans les chapitres 3 et 4, nous montrons que la catastrophe de la mer d’Aral s’est construite selon une histoire qui avance de manière incrémentale, non linéaire et non déterministe. L’assèchement de l’Aral n’est pas le produit d’un pouvoir exclusivement situé à Moscou, mais d’un pouvoir distribué et négocié entre Moscou et l’Asie centrale.

119. « La mer d’Aral a été délibérément sacrifiée par les planificateurs soviétiques. L’eau des deux principales rivières dont l’Aral est l’exutoire, le Syr-Darya et l’Amou-Darya, ont été détournées pour les besoins de l’irrigation intensive du coton » (http://enrin.grida.no/aral/maps/aral.htm).

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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objectifs de production toujours plus élevés120. Mécaniquement, la « politique de

développement du coton à tout prix » imposée « depuis Moscou » aurait conduit à la

« surexploitation de la ressource en eau du bassin de la mer d’Aral » (Rumer, 1989 ;

Spoor, 1998, p. 420).

La situation politique de la transition postsoviétique permet la naissance d’un consensus :

hommes politiques centrasiatiques et occidentaux, organisations internationales et

organisations non gouvernementales se réunissent au chevet de la mer d’Aral. Le mot

d’ordre est avant tout de « sauver la mer d’Aral », slogan qui porte en lui la sortie d’un

système politique et l’entrée dans une nouvelle ère politique dans laquelle les anciens

apparatchiks soviétiques cherchent leur place. Le consensus est établi et la disparition de

la mer d’Aral est reconnue par le Programme des Nations unies pour le développement

(PNUD) comme « le désastre le plus stupéfiant du XXe siècle » ou « l’exemple suprême

du désastre environnemental » pour le Programme des Nations unies pour

l’environnement (UNEP, 1992).

L’eau, point de convergence de visions hétérogènes du développement

Nous poursuivons ici l’analyse du processus d’institutionnalisation de la « focale

hydrique » en montrant qu’au-delà des intérêts géopolitiques de la transition

postsoviétique, des intérêts et des systèmes d’actions concrets de groupes bien précis ont

solidifié l’ornière hydrique. Les gouvernements des républiques centrasiatiques

indépendantes « subissent » une indépendance qui les prive des importantes subventions

financières et aides matérielles offertes par l’Union soviétique pour l’entretien et le

fonctionnement d’un système de gestion de l’eau gigantesque mais aussi pour faire vivre

des institutions, des ministères et des centres de recherche spécialisés dans le domaine de

l’eau, véritables empires administratifs et financiers au cours de la période soviétique

(Thurman, 1999). Habituées à recevoir des financements pour fonctionner121, ces

120. Cette région a assuré plus de 90 % de la production cotonnière d’une Union soviétique placée au deuxième rang mondial derrière les États-Unis.

121. Après le Kazakhstan, on estime que l’Ouzbékistan était le pays le plus bénéficiaire en subventions de l’Union, recevant en moyenne 5,3 % par an de son produit national (Belkindas et Sagers, 1990 ; Raballand, 2003). En fait, l’Asie centrale était la seule région de l’URSS où n’est pas vérifiée « l’accumulation primitive » de Proebrejenski (Asselain, 1981) qui consistait à ponctionner les richesses créées par le secteur agricole pour l’injecter vers les secteurs industriels. D’ailleurs, au regard des prix du coton pratiqués en URSS, la vente du coton centrasiatique sur le marché international se faisait à perte pendant toutes les années 1970, les subventions s’élevant de

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organisations locales se mettent dans un régime de survie et partent en quête de

financements au niveau international. L’enjeu est d’autant plus crucial que les

républiques prennent de plein fouet la récession transformationnelle qui se traduit par la

chute des produits intérieurs bruts et des budgets des États (Raballand, 2003).

Encadré 3 – Transitions et récessions en Asie centrale (Pomfret, 2006)

Jusqu’à l’implosion de l’Union soviétique, les stratégies de développement économique des cinq républiques centrasiatiques étaient construites dans le cadre de la planification centralisée. Les républiques étaient relativement ouvertes, intégrées dans la division du travail de l’Union, mais isolée du reste du monde. Dans cette économie, elles produisaient essentiellement des matières premières : le coton, mais aussi des ressources énergétiques et minières, et du blé pour le nord du Kazakhstan.

L’implosion de l’URSS se traduit par plusieurs chocs violents pour ces républiques : le premier choc concerne la construction de la nation, qui doit pratiquement être initiée tant elle avait été mise de côté au cours de la période soviétique, qui a pourtant vu la naissance des républiques. La rupture économique, déjà sévère avec la fin de l’économie centralisée, est exacerbée par la cessation des transferts financiers et la rupture des relations d’échanges internes à l’Union. L’impact négatif (en terme économique) de l’implosion de l’URSS est accentué par l’enclavement géographique de l’Asie centrale et l’héritage de réseaux de transport qui compliquent la réorientation des échanges commerciaux (Raballand, 2005).

Les gouvernements centrasiatiques n’ont pas le temps d’évaluer une situation imprévue et largement non voulue, qu’ils doivent engager des réformes dès les premiers mois d’indépendance. La libéralisation des prix pratiquée en Russie dès janvier 1992 doit être suivie par les pays qui utilisent la même monnaie, le rouble. Parallèlement, les caractéristiques de la zone rouble contribuent à l’accélération d’une inflation à trois chiffres en 1991 et à quatre chiffres en 1992 et 1993.

Les républiques centrasiatiques étaient déjà les plus pauvres de l’Union soviétique. L’implosion de l’URSS et la « récession transformationnelle » conduisent les cinq républiques vers une crise sans précédent, qui voit la réduction de leur Produit intérieur brut, la fermeture d’usines déconnectées du réseau économique qui leur donnait sens, le chômage. La situation est la plus inquiétante pour le Kirghizstan et le Tadjikistan, pays pauvres et enclavés. Le Tadjikistan sombre dans la guerre civile (1992-1997). Le Kirghizstan est sûrement le pays qui subit le plus fortement la récession transformationnelle, la plupart de son industrie ayant été établie dans une logique de dispersion de l’arsenal industriel sur l’ensemble de l’Union soviétique. Démunie de mines122 et de ressources énergétiques, le Kirghizstan se trouve en

50 à 60 % du prix mondial. La production cotonnière recevait des incitations économiques et les paysans des salaires élevés, plus élevés que dans à celui des usines des villes contrairement au reste de l’URSS (Khan et Ghai, 1979).

122. La mine d’or de Kumtor est la seule mine exploitable, mais ses réserves sont très limitées (700 tonnes d’or). La santé économique du Kirghizstan est particulièrement corrélée au fonctionnement de cette mine. Quand un glissement de terrain ferme la mine en 2002, la PIB du pays est réduit à zéro (Pomfret, 2007).

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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périphérie des grands bassins industriels auxquelles ses usines sont attachées (par exemple l’armement).

Le besoin des gouvernements centrasiatiques d’agir dans le domaine de l’eau entre en

résonance avec un contexte international particulièrement favorable à cette orientation.

Les programmes de développement lancés par les organisations internationales pour

faciliter la « transition » du système socialiste au système capitaliste sont canalisés vers le

problème de l’eau, car l’expertise internationale est mobilisée en continuité de celle

conduite au cours de la période soviétique. Terra incognita, l’Asie centrale n’est plus

connue qu’à travers les rapports d’experts qui ont figé le problème de développement

centrasiatique autour de l’eau. Les experts hydrologues, déjà réunis pour certains dans

l’équipe WEAP, conseillent les organisations internationales dans la définition de leurs

stratégies. Ils ont déjà clos le problème autour du slogan « l’eau, c’est la vie », qui se

trouve d’ailleurs placardé sur les devantures des administrations centrasiatiques, que ce

soit dans les capitales ou en campagne (voir à ce sujet le chapitre 2). L’expertise du

développement suit les liens transnationaux déjà construits sur les réseaux de l’expertise

hydrologique. Tout cela conduit à solidifier la focale hydrique du problème de

développement de la région.

Les scénarios du modèle WEAP permettent par exemple à Philipp Micklin d’envisager

des solutions techniques reprises ensuite par les hommes politiques centrasiatiques pour

négocier des financements internationaux : les techniques modernes d’irrigation

permettraient de diminuer la défaillance des techniques vétustes mises en place par les

autorités soviétiques123. Le bétonnage des canaux permettrait de réduire les pertes de

charge au cours des transferts, le planage au laser des parcelles permettrait une irrigation

plus rapide et plus homogène et conduirait à réduire les besoins en eau. L’objectif de

réduction des consommations d’eau fait consensus, car la politique répond à la fois à la

volonté des gouvernements de capter des financements internationaux, à celles des

ministères et des instituts de recherche de poursuivre le bétonnage des canaux, à celle des

organisations internationales de réparer les méfaits du système socialiste et de mettre

l’Asie centrale sur le chemin d’un développement durable. Le principe d’usage efficace

de la ressource écarte toujours plus le projet Sibaral de l’agenda international, mais les

123. Plusieurs scenarios sont proposés pour réduire les consommations d’eau agricole et chaque scénario fait l’objet d’un chiffrage financier : ainsi, une réduction des consommations de 12 km3 d’eau par an nécessiterait un investissement de 3 000 à 4 000 dollars par hectare, soit 16 milliards de dollars pour la réhabilitation des 5,4 millions d’hectares irrigués du bassin (Jalalov, 1996). Jalalov est alors le ministre de l’Eau de la République d’Ouzbékistan.

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ministères et les instituts de gestion de l’eau restent prêts pour un éventuel financement,

qu’ils espèrent possible en négociant avec de nouveaux partenaires (Pomfret, 2007)124.

Le prisme hydrique est renforcé par la capacité de la communauté internationale de l’eau

à proposer un cadre institutionnel dont la rhétorique colle parfaitement avec les critiques

faites au système soviétique – l’inefficacité de l’économie administrée par l’État,

l’absence de transparence et de démocratie, l’injustice – tout en collant avec la vision

hydrique unifiée. Cette communauté, organisée notamment autour de l’International

Water Resources Association (qui a publié en 1991 le modèle WEAP) et de

l’International Commission for Irrigation and Drainage (ICID), a l’habitude de ces

thématiques discutées au cours de forums internationaux pour aboutir au cours des

années 1980 aux principes de la Gestion intégrée des ressources en eau (Gire), fondation

d’une « gestion de la ressource en eau rationnelle et efficace125 ». La Gire se développe

dans le contexte d’une confiance croissante dans les forces du marché et du

désengagement financier de l’État, permettant une rationalisation économique des choix

de gestion et de développement des infrastructures hydrauliques, autant de principes qui

s’accordent bien avec ceux mis en avant par les principes libéraux en vogue pour

conduire l’Asie centrale dans sa transition vers l’économie de marché.

Encadré 4 – La Gire, levier d’Archimède pour le développement de l’Asie centrale

Le principe majeur de la Gire est la gestion de l’eau dans les limites des bassins hydrographiques, où l’ensemble des ressources en eau est pris en compte, permettant une gestion de l’eau plus juste : elle permet à la solidarité amont-aval de

124. Il est particulièrement intéressant de remarquer que l’Institut Saniiri, fer de lance de la recherche pour l’irrigation et le drainage centrasiatique au cours de la période soviétique et institut incontournable pour la réalisation de projet internationaux dans le domaine de l’eau (il loge d’ailleurs l’IC-ICWC, le centre d’information de la Commission interétatique pour la coordination de l’eau d’Asie centrale), maintient au rez-de-chaussée les gigantesques maquettes du projet Sibaral. Quand les experts internationaux viennent rendre visite, ils sont systématiquement accueillis par une visite de ce site. Le projet Sibaral est régulièrement remis au goût du jour. Récemment encore, il a fait l’objet d’une réunion informelle entre les gouvernements centrasiatiques réunis en 2003 autour du maire de Moscou, Iouri Loujkov (Komsomol’skaâ pravda, 5 janvier 2003).

125. Ces forums ont donné naissance à des textes d’orientation qui définissent deux principes majeurs devant guider les nouvelles politiques de l’eau. Le premier est la valeur économique de l’eau, affirmée par la déclaration de Dublin publiée à l’issue de la conférence internationale sur l’Eau et l’Environnement (1992). Le second reconnaît la nécessité d’une nouvelle gouvernance de ce que les Nations unies nomment la « révolution bleue » du XXI

e siècle, avec un processus de décentralisation d’une gestion désormais participative, l’intervention de nouveaux acteurs non-publics, le désengagement de l’État et la réforme des mécanismes d’allocation de l’eau.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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s’exprimer au sein d’un cadre territorial clair et supposé neutre, car délimité par des critères scientifiques et non pas selon des critères administratifs ou politiques. Les limites hydrauliques, définies scientifiquement, se veulent plus justes, car indépendantes de tout arbitraire politique soviétique, nécessairement considéré comme injuste. Le deuxième principe de la Gire répond à la critique du trop fort centralisme du système politique et économique soviétique : la gestion de l’eau est décentralisée et démocratique. Elle est participative et s’organise autour d’une agence de bassin administrée par un comité de bassin regroupant des représentants de la société. Le troisième principe est celui de la gestion dans la durée : les décisions sont prises sur le long terme et font appel à la prospective pour préparer une planification. Enfin, le point clef de ce dispositif est que ces institutions ne doivent pas faire appel au budget de l’État, mais percevoir une redevance auprès de chaque usager.

Plusieurs auteurs ont lancé de lourdes critiques à ce concept. La plus récente et magistrale est celle de François Molle, présentée en 2007 à la World Water Week de Stockholm et publiée ensuite dans Water Alternatives (2008). Il décrit la Gire comme un « concept Nirvana », assis à la fois sur une représentation chaotique d’une situation problématique et « l’incarnation dans une réconciliation consensuelle de visions du monde et d’intérêts antagonistes ». Monnaie commune dans les politiques internationales, et écrans de fumée pour poursuivre les pratiques de manière tendancielle, ces concepts, selon François Molle, donnent également des opportunités pour la négociation. Notre analyse sur le cas centrasiatique rejoint les propos de l’auteur, à ceci près qu’il utilise le concept « d’objet frontière » pour le décrire, alors que nous concentrerons notre analyse sur des artéfacts techniques, des outils de calculs et de mesures, ce qui permet de rester fidèle à l’approche de Star et Griesemer (1989).

L’exemple de l’accord autour de la Gire montre bien comment des acteurs très différents

viennent s’agglomérer autour d’une notion abstraite mais qui fait consensus. Neutre,

apolitique et construite sur une rationalité scientifique et économique supposée autre que

la « science prolétarienne », la Gire doit également son succès à son caractère englobant,

cristallisé dans l’adjectif « intégrée ». La Gire n’aurait pas seulement la capacité à prendre

en charge la problématique de l’eau mais pourrait régler tous les problèmes de

développement de l’Asie centrale : elle forme le lien permettant de tout englober autour

d’une même thématique et d’une même formule, H2O, génie diffus et omniprésent dans

les territoires, l’être humain et les plantes. L’eau serait l’élément pouvant lier les

différents pans de la société : lien entre territoires, lien entre niveaux hiérarchiques, lien

entre secteur public et privé, entre républiques, liens entre problématiques économiques,

politiques et de santé publique. Ainsi, en axant l’action internationale autour de la

ressource en eau selon les principes de la Gire, les organisations internationales et non

gouvernementales entendent toucher l’ensemble de la société et prendre en charge, dans

une approche intersectorielle, l’ensemble de la transition de la région centrasiatique. Le

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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devient ainsi le « levier d’Archimède » (Dukhovny, 2003) du développement

centrasiatique126.

La force de la Gire est sa capacité à faire converger des acteurs très différents, dotés de

visions hydriques radicalement divergentes. Ainsi, les hydrologues soviétiques du Saniiri,

centre de recherche qui a élaboré les plans de l’irrigation soviétique (lire à ce sujet le

chapitre 4), considèrent que « la Gire était bien développée pendant la période soviétique

dans les années 1950-1980 au cours du développement de l’irrigation de la Steppe de la

Faim, de la Steppe de Karchi et celle de Djizzak » (Dukhovny, Sokolov, Ziganshina,

2004). La Gire fait également le lien avec les défenseurs de la petite irrigation

traditionnelle, qui s’opposent radicalement aux développements hydrauliques soviétiques,

mais qui voient dans la Gire le moyen de donner plus de pouvoir aux communautés

d’irrigant, par l’intermédiaire de principes de gestion décentralisées (O’Hara, 2000).

Enfin, la Gire reconnaît la valeur économique de l’eau et se trouve donc compatible avec

la position de certains d’imposer un système de tarification de l’usage de la ressource en

eau dans le domaine agricole pour agir comme une « incitation à l’innovation et à

l’investissement dans les technologies d’irrigation » (Klötzli, 1994) pour un usage « plus

efficace ».

Les premières années de transition démontrent l’entente cordiale dans les relations de la

coopération internationale autour de l’eau, réponse à tous les imaginaires, aussi différents

soient-ils. Le « bassin versant de la mer d’Aral » remplace « l’Asie centrale » comme

référent territorial de l’action internationale. Dès 1992, la Banque mondiale enclenche le

programme ASBP-1 (Aral Sea Basin Project) pour répondre au défi humanitaire et

environnemental de la catastrophe de la mer d’Aral. Ce programme se décline dans un

programme d’action concret pour la période 1994-1998, entériné avec les pays

centrasiatiques au cours de la conférence de Noukous du 11 janvier 1994, autour du

slogan « sauver la mer d’Aral ». Pour la première fois, le programme de sauvetage de la

126. Construit au niveau international sur la critique de la gestion publique des ressources en eau, la Gire est le modèle parfait pour le développement de l’Asie centrale et fait de l’eau le « levier d’Archimède » d’un développement rationnel et efficace en Asie centrale, après avoir été le bras armé d’une folie stalinienne pourtant critiqué. Les bonnes pratiques de gouvernance de la ressource en eau feraient tache d’huile et pourraient s’ancrer ensuite dans l’ensemble de la société centrasiatique censée découvrir la démocratie après avoir été malmenée sous le joug d’une dictature soviétique. Les principes de la Gire (transparence, participation, reconnaissance de la valeur économique de l’eau) seraient autant de leviers capables d’aider les peuples d’Asie centrale à franchir le difficile cap de la transition d’un système économique et politique socialiste vers un système capitaliste soucieux de l’environnement et démocratique.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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mer d’Aral intègre les considérations économiques et sociales aux considérations

environnementales. Deux institutions régionales internationales sont créées pour faire le

lien entre les organisations internationales et les territoires : l’ICAS, pour la coordination

du programme, et l’IFAS, pour soulever et gérer les fonds internationaux127. Ces deux

organisations régionales complètent une troisième institution créée par les républiques

lors du traité d’Almaty, en 1992, pour le partage de la ressource en eau du bassin,

l’ICWC128, et nourrissent les espoirs centrasiatiques de voir affluer des financements

massifs pour de nouveaux projets hydrauliques (Weinthal, 2005).

Il faut bien avoir en tête ces éléments pour comprendre comment des personnages très

différents tiennent les mêmes discours-vérités, dotés d’une argumentation puissante pour

affirmer formellement (catégoriquement), avec la méthode qu’on utiliserait pour

démontrer un théorème de mathématique, que l’eau est l’élément clef de l’Asie centrale et

que l’action publique doit nécessairement être pensée par rapport au bassin versant de la

mer d’Aral. L’eau crée un terrain d’entente a priori improbable entre Sarah O’Hara,

géographe de l’université de Nottingham et militante de la petite irrigation traditionnelle,

Vladimir Dukhovny, hydrotechnicien qui a « ouvert » les steppes d’Asie centrale à

l’irrigation et directeur de l’ancien institut soviétique Saniiri, et Guy Le Moigne,

économiste de la Banque mondiale et de nombreux autres.

Le modèle de référence est le WEAP, relativement réaliste du point de vue hydrologique :

toutes les ressources en eaux sont considérées, mêmes les ressources dites « non

conventionnelles » qui seront plus tard écartées par les modélisations conduites par

l’USAid et la Banque mondiale. La représentation WEAP est encore éloignée de celle

utilisée plus tard par la coopération internationale, qui ne reconnaît pas encore les usages

énergétiques, ce qui correspond bien avec la focalisation sur les usages agricoles

127. Les actions s’organisent autour des quatre piliers de l’ASBP inscrits dans le programme d’action stratégique : (a) la stabilisation du l’état de l’environnement ; (b) la réhabilitation des zones sinistrée (desastered) autour du la mer ; (c) l’amélioration de la gestion de l’eau des rivières internationales et (d) les « capacités » des institutions régionales.

128. L’accord d’Alma-Ata, signé le 6 avril 1992. Le traité crée l’ICWC, Commission interétatique pour la coopération autour de l’eau, en charge de la distribution saisonnière de l’eau entre les pays du bassin de la mer d’Aral. Elle chapote deux organisations de bassin établies par le protocole de 1984, le BVO Syr-Darya et le BVO Amou Darya. L’ICWC se réunit quatre fois par an pour décider de la distribution des quotas d’attribution d’eau (limit), ajustés selon la variabilité interannuelle de disponibilité en eau (World Bank, 1993). Il prévoit une répartition de l’eau du bassin du Syr-Darya comme suit : 51 % de l’eau pour l’Ouzbékistan, 38,1 % pour le Kazakhstan, 9,2 % de l’eau pour le Tadjikistan et 1 % pour le Kirghizstan.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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(principaux consommateurs d’eau de la région) en relation avec le sauvetage de la mer

d’Aral, synonyme de sortie de la période soviétique. La représentation WEAP ne

reconnaît pas non plus de dichotomie « pays producteur »/« pays consommateur d’eau »,

en accord avec le climat politique et économique régional de début de la période de

transition, qui voit naître plusieurs tentatives d’intégration économique régionale, dans la

continuité de l’Union soviétique (Pomfret, 2006). Les premières années de transition

postsoviétique, les frontières sont plus théoriques que réelles. Dessinées sur la carte, elles

n’ont pas de réalité concrète sur le terrain jusqu’en 1999 (lire infra). Parfois seulement

marquées d’un panneau sur les routes principales, elles ne sont pas matérialisées par une

barrière ou par un poste frontière pendant les premières années de transition

postsoviétique. La circulation des biens et des personnes est libre sur un territoire où de

nombreux villages sont établis sur les frontières, utilisent souvent des terroirs

transfrontaliers et complémentaires129 et échangent avec la même monnaie, le rouble.

2) Les modèles hydroéconomiques et la « guerre de l’eau »

L’entente sur un cadre hydrique général ne signifie pas pour autant que tous les acteurs

sont alignés. La mise en œuvre des principes d’action de la coopération internationale

conduit à glisser d’un cadrage hydrique vers un cadrage hydraulique et plus

particulièrement à focaliser l’attention sur le barrage de Toktogul, dénominateur commun

des intérêts et des valeurs des acteurs impliqués dans la coopération internationale.

L’emballement hydraulique de la coopération internationale (1996-1998)

L’incapacité de la Russie à jouer de son leadership, la volonté de chacun des pays à

diversifier ses partenaires commerciaux, l’adoption de politiques commerciales nationales

non-coordonnées, la volonté des gouvernements des républiques de mettre la main sur les

richesses produites par leur économique et de prélever une taxe pour alimenter le budget

de l’État, sont reconnues comme les principales raisons de la désintégration économique

et politique de la région (Pomfret, 2001a ; 2001b). Celle-ci se matérialise par l’abandon

de la monnaie unique, le rouble, dès 1993 et la mise en place de barrières commerciales.

129. Les familles sont bien souvent installées de part et d’autre des frontières, du fait des mouvements de migration et des échanges matrimoniaux. En ce qui concerne l’usage des terroirs, les exploitations agricoles cotonnières ouzbeks emmènent encore le troupeau de leur ferme en transhumance dans les estives kirghizes au début de la période de transition. L’usage des terroirs transfrontaliers est documenté dans le chapitre 4 de la thèse.

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Ces barrières s’instaurent du fait de la divergence des trajectoires économiques prises par

les républiques, dépendantes des économies mises en place au cours de la période

soviétiques130. L’Ouzbékistan, dont le tissu économique est spécialisé dans la production

cotonnière, poursuit la production planifiée de coton et les prix administrés en dessous du

prix mondial pour permettre à l’État de prélever des ressources nécessaires à son

fonctionnement. Ce système ne fonctionne que si les frontières sont maîtrisées, générateur

d’un gradient de prix avec le marché international. À l’opposé, le Kirghizstan, qui ne

produit pratiquement rien sur son territoire, et qui doit tout acheter de l’extérieur, doit

faire tomber les taxes aux frontières et l’administration des prix : il opte donc pour une

libéralisation des marchés.

Les républiques souveraines, dont on reconnaît les richesses de leur territoire, s’affirment.

Avec la désintégration de l’Union économique, les ressources naturelles de la région se

trouvent requalifiées et acquièrent le statut de « nationales ». À l’opposé des autres

républiques de la région (à l’exception du Tadjikistan), le Kirghizstan ne dispose pas de

ressources énergétiques fossiles, ni de minerais. L’eau est finalement la seule ressource

naturelle de cette république enclavée, dont la valeur économique, justement reconnue au

niveau international par le traité de Dublin de 1992, ne peut être maîtrisée que par

l’intermédiaire de barrages hydroélectriques. Avec la cascade de Toktogul, le Kirghizstan

ne peut exploiter que 10 % de ce potentiel (annexe 6) et malgré la taille du barrage, la

cascade de Naryn ne permet pas au Kirghizstan d’être indépendant énergétiquement131.

Le pays doit importer (et acheter) du gaz et du charbon pour alimenter les deux centrales

thermiques du nord du pays. Le Kirghizstan, dont le tissu économique tombe en ruine dès

les premières années de la transition, nourrit l’espoir de voir ce potentiel s’exprimer,

moyennant la construction de nouveaux barrages et notamment ceux de Kambarata 1 et 2,

dont les études de faisabilité ont été réalisées pendant la période soviétique sans que les

travaux n’aient abouti.

130. Les trajectoires de transition sont largement dépendantes de la situation initiale de systèmes politiques et économiques de chacune des républiques socialistes. À ce propos, on pourra se référer à Chavance (2004) ou à Pomfret (2006). Ce dernier montre en quoi le capital humains, physique, technologique et la nature des tissus économiques expliquent les résultats macroéconomiques de chacune des républiques centrasiatiques au cours de la période de transition.

131. Ainsi, les besoins énergétiques hivernaux nets du Kirghizstan sont de 4 950 GWh, soit 5 820 GWh bruts. En « régime énergie », le Kirghizstan turbine 6 km3 d’eau pour une production de 5 170 GWh. Il y a alors un « déficit » de 650 GWh, à produire par les centrales thermiques.

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La dépendance en gaz du Kirghizstan, qui excède les quantités d’énergie échangées dans

le cadre du Protocole de 1984, concorde bien avec la volonté des pays producteurs

d’hydrocarbures : eux-mêmes en quête de devises étrangères pour alimenter leur budget

respectif, les gouvernements des pays producteurs d’hydrocarbures cherchent à vendre

leurs ressources énergétiques fossiles. Ceci conduit l’Ouzbékistan, le Kazakhstan et le

Kirghizstan à poursuivre les pratiques instaurées au cours de la période soviétique. Mais,

le Kirghizstan est un client peu fiable : frappé par la récession la plus sévère de la région,

le Kirghizstan accumule les dettes et les arriérés. Au début de la période de transition, le

ministère ouzbek de l’Énergie est prêt à faire des concessions et accorde un prix au

rabais132. Mais plus on avance dans la période de transition postsoviétique et plus les

concessions sont rares, car les républiques cherchent à diversifier leurs partenaires

commerciaux, pour profiter au maximum des prix du marché de l’énergie fossile, plus

élevé que celui de l’énergie hydroélectrique133.

Dans les conditions de la libéralisation des marchés au Kirghizstan, le gaz est au-dessus

des moyens des citoyens kirghizes du milieu rural (branchés sur des systèmes unitaires)

qui transforment leurs installations domestiques pour être alimentées directement par

l’électricité de la centrale hydroélectrique subventionnée par l’État134. Pour répondre à

cette nouvelle demande intérieure, dont le pic intervient pendant l’hiver, les autorités

kirghizes opèrent des lâchers d’eau pendant l’hiver, au-delà de ce que le protocole

soviétique ne permet135. Ceci n’est pas pénalisant pour les territoires irrigués de

l’Ouzbékistan, car le gestionnaire du barrage doit tout de même produire de l’électricité

pendant l’été et doit également assurer son accès au gaz pour les centrales thermiques du

nord du pays. Plus le Kirghizstan fait des lâchers au cours de l’été et plus elle peut avoir

de surplus énergétique qu’elle peut échanger avec le Kazakhstan et l’Ouzbékistan contre

des énergies fossiles de plus en plus chères.

132. En 1993, l’Ouzbékistan est prêt à pratiquer une remise de 40 % sur le prix de son gaz vendu au Kirghizstan en l’échange de la garantie de recevoir l’eau de Toktogul selon un échéancier fidèle à ses besoins et de la garantie d’être payé en devises (Kuzmenko, 1993).

133. En effet, l’énergie hydroélectrique ne peut être transportée que sur un marché restreint à la grille électrique centrasiatique. Cette énergie n’est pas aussi flexible que l’énergie fossile, qui peut être stockée.

134. En 2004, les consommations électriques domestiques couvrent 60 % des besoins nationaux, contre 15% en 1991 (World Bank et al., 2004).

135. 55 % des lâchers d’eau sont opérés en hiver où les débits peuvent dépasser 600 m3/s, soit plus de trois fois le débit maximal défini par l’accord (Lennaerts et al., 2003).

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La situation semble bien verrouillée lorsque deux événements inattendus apportent de

l’eau au moulin des thèses de la guerre de l’eau qui montent en puissance au début des

années 1990136. Au cours de l’hiver 1995, les barrages de l’aval sont relativement pleins

et certains canaux sont pris par les glaces, à cause d’un hiver très rude. Les lâchers d’eau

conduisent donc à des inondations en Ouzbékistan, phénomène qui n’avait jamais eu lieu

pendant la période soviétique quand le débit des lâchers ne pouvait dépasser 180 m3/s,

selon le protocole d’accord conclu en 1984137. Le même hiver, le gouvernement kazakh

n’est pas en mesure de délivrer au gestionnaire électrique kirghize les centaines de

milliers de tonnes entendues par un accord bilatéral. Le secteur énergétique kazakh vient

juste d’être privatisé pendant l’année 1995. Dans la précipitation, le gouvernement aurait

« oublié » d’inscrire la servitude de transfert énergétique fossile vers le Kirghizstan aux

nouveaux détenteurs du capital des entreprises de production de charbon. Ceci conduit à

des coupures de courant dans la capitale kirghize et à des manifestations d’une population

qui se paupérise de jour en jour.

Les inondations sur le territoire ouzbek et les coupures de courant sur le territoire kirghize

entrent en résonance avec les tenants de la thèse de la « guerre de l’eau », qui ont déjà

publié les indicateurs de l’inégale répartition des ressources naturelles (Myers, 1993 ;

Klötzli, 1994 ; Smith, 1995). Par ailleurs, le contexte international est particulièrement

propice à l’émergence d’une telle thèse, car de « nouvelles guerres » (Kaplan, 1994 ;

Kaldor, 1999) embrasent déjà plusieurs régions de la planète, aux caractéristiques

considérées similaires à celles de la région centrasiatique, que les analystes connaissent

136. Selon Frédéric Lasserre (2005), la thèse de la guerre de l’eau trouverait son origine dans l’ouvrage fondateur Hydropolitics in the Nile Valley (Waterbury, 1979), relayé ensuite par Water in the Middle East. Conflict and Cooperation de Thomas Naff et Ruth Matson (1984) et The Politics of Scarcity : Water in the Middle East (Starr et Stoll, 1988). La fin des années 1980 et les années 1990 voient la profusion d’ouvrages développant la thèse de la guerre de l’eau : Water Wars (Starr, 1991), Water Wars. Coming Conflicts in the Middle East (Bulloch et Darwish, 1993), Hydropolitics (Ohlsson, 1995). Se développe alors l’idée d’une crise à venir dans de nombreuses régions affectées par une inadéquation manifeste entre demande en eau et disponibilité de la ressource. Selon John Bulloch et Adel Darwish, les services de renseignements américains auraient estimé dès 1985 que l’eau pouvait être le catalyseur d’un conflit armé dans au moins dix endroits différents (Bulloch et Darwish, 1993).

137. Le lit du Syr-Darya avait été dimensionné selon le « régime irrigation » : alors, les débits les plus forts sont estivaux mais se déversent sur les champs irrigués, « bassin déversant ». Maîtrisé en amont par le barrage de Toktogul qui écrête les crues, le régime du Syr-Darya permet dès 1974 l’extension des zones de production agricole et d’habitations jusque dans son lit majeur. Après 1991, le « régime électrique » impose de massifs lâchers d’eau pendant l’hiver qui ont des effets destructeurs contrairement à ceux opérés pendant l’été : les canaux peuvent être pris par les glaces et les autorités en aval ne veulent ennoyer les champs pour maîtriser les crues.

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peu : « l’absurdité » des frontières centrasiatiques (en particulier dans la vallée de

Ferghana) et la mosaïque ethnique rappellent clairement les Balkans, terrassés par la

guerre en Slovénie, Croatie et Bosnie. La richesse du sous-sol centrasiatique fait quand à

elle écho celle des régions africaines, marquée par l’explosion de plusieurs conflits, en

particulier dans la région des Grands Lacs, régulièrement interprétés à cette époque

comme relevant d’un problème de gouvernance et de distribution des richesses issus de la

gestion de ces ressources138. Ces éléments entrent en résonance avec les indicateurs de

N. Myers, puis ceux produits par D. Smith, qui soulignent « l’inégale répartition de la

ressource en eau » dans une région à très forte densité démographique, quand l’Égyptien

Ismaïl Seregaldin, vice-président de la Banque mondiale, vient tout juste de déclarer que

« les guerres du prochain siècle concerneront la maîtrise de l’eau139 ».

La thèse de la « guerre de l’eau » est relayée par les organisations internationales

présentes en Asie centrale, qui y voient une voie de sortie face aux difficultés qu’elles

rencontrent à la mise d’un dispositif de coopération régional. Les organisations créées au

début des années 1990 pour « une gestion plus efficace » de la ressource en eau (ICWC,

IFAS et ICAS) se révèlent des coquilles vides qui apportent des résultats médiocres. Non

seulement les gouvernements centrasiatiques, quels qu’ils soient, se montrent faiblement

impliqués dans leur financement140, mais les financements internationaux restent faibles,

en tout cas pas à la mesure des besoins quantifiés par les rapports des hydrologues

(Banque mondiale, 1996) et ceux nécessaires pour engager le projet Sibaral141. Par

ailleurs, les organisations ne peuvent assurer une gestion intégrée de la ressource en eau,

telle qu’elle est entendue par la Gire, car leurs compétences ne dépassent pas les tronçons

de rivières internationales et n’intègrent pas les ouvrages hydrauliques, souvent gérés par

138. Au cours des années 1990, les méthodes économétriques montent en puissance dans les departments de sciences humaines pour tester des hypothèses sur les déterminants de la violence (Collier, 1998). Ces méthodes sont consacrées en 1998 lorsque Paul Collier est engagé par la Banque mondiale pour diriger son groupe de recherche sur le développement.

139. “Wars of the Next Century will be Over Water”, The Economist, vol. CCCXXXVI, n°7 927, p. 36, 12 août 1995.

140. Les États membres n’honorent pas leurs devoirs de financement et ce sont finalement les organisations internationales qui doivent les mettre sous perfusion, ce qui laisse douter de la volonté des républiques à participer activement à ce programme d’action (Bedford, 1996, p. 67). Le 10 mars 1997, les deux institutions ont fusionné pour éviter les doublons, et améliorer ainsi le dispositif international. Cette évolution apportera peu changements.

141. Oumid Abdoullaev, scientifique ouzbek, a évalué le projet à 30 milliards de dollars (Temirov, 2003, cité par Allouche, 2004).

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les ministères de l’Énergie des républiques. Toutes les tentatives d’« expérimentation »

des nouveaux traités internationaux produits par les Nations unies conduisent à des

échecs142.

Les événements de l’hiver 1995-1996 permettent aux acteurs internationaux de trouver

une légitimité pour étendre leur agenda sur les barrages, point de passage obligé d’une

« approche intégrée », et pour faire participer de nouveaux acteurs, les accords existants

étant également critiqués par manque de gestion démocratique et transparente de l’eau : la

gestion de l’eau ne se réalise pas à travers une commission indépendante des États, mais

bien d’État à État, entre ministères nationaux (Bedford, 1996, p. 67) qui tiennent les

acteurs internationaux à distance143. Alors, les inondations et les coupures de gaz, qui ne

relèvent pourtant pas d’une « guerre de l’eau », mais plutôt d’un problème commercial de

ressources énergétiques, sont interprétées comme la preuve d’institutions de gestion de

l’eau devant nécessairement évoluer pour éviter l’embrasement de la région.

L’opportunité offerte est prise par un nouvel acteur de la coopération internationale, qui

vient s’immiscer dans la problématique de l’eau, l’agence américaine de coopération

USAid impliquée jusqu’ici dans la réforme du secteur énergétique centrasiatique, par le

programme de coopération EPT. Après avoir agi dans le projet de privatisation du secteur

énergétique du Kazakhstan, au grand malheur du Kirghizstan, le programme propose son

assistance chez ce dernier et s’intéresse donc au barrage de Toktogul, principale source de

production énergétique du pays et pièce maîtresse d’un secteur énergétique dans lequel

certaines entreprises, notamment américaine comme ESA-Energy, souhaiteraient prendre

des positions. Une nouvelle arène de coopération est ouverte autour de l’ICKKU,

indépendante des institutions créées dans le cadre de l’ASBP – l’ICAS, l’IFAS ou

142. Dès 1995, les experts du programme européen Tacis cherchent à expérimenter sur l’Asie centrale les textes internationaux en cours de négociations aux Nations unies. Les draft circulent entre ministères mais ne sont jamais stabilisés (Weinthal, 2002). Au début de la période de transition, la communauté internationale vient de signer la convention d’Helsinki sur les cours d’eau et les lacs transfrontaliers en 1992 et prépare la convention sur l’utilisation des cours d’eau internationaux à d’autres fins que la navigation, adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies, le 24 mai 1997.

143. Ils négocient à huit clos et la « nomenklatura soviétique du secteur de l’eau » ne laisse pas de place ni au regard extérieur, ni au changement (Weinthal, 1998, 2000 ; Weinthal, 2001). Les autorités ouzbeks sont clairement incriminées par les acteurs internationaux dans la mise à distance. En effet, leurs ressortissants contrôlent les organisations (BVO, ICWC) dont les bureaux sont logés sur le territoire ouzbek, pour des raisons historiques, Tachkent s’étant imposé comme le centre économique et politique de l’Asie centrale au cours de la période soviétique.

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l’ICWC – ce qui permet de déstabiliser le monopole des spécialistes hydrauliciens

agricoles en ouvrant la question aux représentants du secteur énergétique144.

Au cours des années 1996 et 1997, l’USAid organise plusieurs tables rondes autour du

problème de l’eau du barrage de Toktogul et mobilise les services de Deane Mc Kinney,

hydrologue américain de l’université d’Austin, qui propose l’utilisation de la plateforme

GAMS (General Algebric Modeling System) pour « optimiser le partage de la ressource

en eau de Toktogul » entre les républiques du bassin versant du Syr-Darya. Le contexte

est particulièrement favorable à l’utilisation des outils de modélisation, particulièrement

en vogue auprès des organisations internationales pour régler les problèmes de

gouvernance des ressources naturelles145. Construit dans la continuité du modèle WEAP

(plusieurs membres de l’équipe de recherche sont mobilisés et le nouveau modèle utilise

la même représentation hydraulique), le modèle est présenté comme l’outil idéal pour

aller au bout des principes de la Gire, affirmée dans la déclaration de Noukous de

1995146.

Plusieurs simulations sont produites jusqu’en 1997 et démontrent l’intérêt pour les

républiques du bassin de s’accorder sur un régime irrigation. Elles démontrent également

qu’au rythme de consommation de l’eau, le barrage de Toktogul, qui fait l’objet de

144. L’assistance technique est organisée autour du Conseil interétatique pour le Kazakhstan, le Kirghizstan et l’Ouzbékistan (l’ICKKU), organisation régionale créée en 1993 pour la coopération économique de ces trois pays, qui accepte la médiation américaine et la création d’un groupe de travail, Water and Energy Uses Roundtable, composé par un représentant du secteur de l’eau (le BVO Syr-Darya et non l’ICWC) et d’un représentant du secteur énergétique de chacun des pays membres de l’organisation.

145. Paul Collier deviendra quelques temps plus tard chef économiste de la Banque mondiale et prépare alors la publication de travaux cherchant à expliquer l’origine des guerres civiles (les « nouvelles guerres ») dans la gouvernance des ressources naturelles, en utilisant des méthodes économétriques (Collier et Hoeffler, 1998). Sur le plan méthodologique, une base de données est établie (nombre de morts, PIB par habitant, durée des guerres civiles, durée des trêves, etc.) et des régressions statistiques permettent de formuler des hypothèses sur les déterminants de la violence. Les trois bases de données sur la conflictualité proposées par le site internet de la Banque mondiale intitulé “The Economics of Civil War. Crime and Violence” sont particulièrement illustratives de la démarche. De nombreux auteurs ont émis des doutes légitimes sur la scientificité de tels travaux, qui partent souvent de bases de données biaisées et incomplètes. Sur la critique des approches néoclassiques de la violence, voir Cramer (2002) et Marchal et Messiant (2002).

146. « Intégrée, holistique, multidisciplinaire et régionale », elle peut « prendre en compte l’intime connexion entre les problèmes techniques de la planification de l’usage de l’eau et les conditions socio-économiques de la société » (Mc Kinney, 1996) : en effet, contrairement au modèle WEAP, la plateforme permet l’optimisation, alors que la WEAP permet seulement d’explorer des scénarios.

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lâchers d’eau importants pendant l’été et pendant l’hiver, risque d’atteindre un volume

mort. Quelques mois plus tard, le niveau de Toktogul atteint le niveau de 7,5 km3, quand

le volume mort est de 5,5 km3. Ce n’est plus le niveau de la mer d’Aral qui sert de

thermomètre de la qualité du développement centrasiatique, mais celui du barrage de

Toktogul, censé être capable de donner la température géopolitique de la région.

L’ensemble des bailleurs de fonds internationaux se retrouvent alors pour faire signer un

nouveau traité par les trois pays en jeu dans la gestion du barrage de Toktogul, signé le

ées de la période soviétique et des informations « hautement incertaines »

(encadré 5).

Encadré 5 – Modèle GAMS recherche terrain d’atterrissage

17 avril 1998 dans le cadre du programme CAREC147.

Est-ce le réalisme des calculs du modèle de Daene Mc Kinney qui a conduit les pays à

trouver cet accord ? Un modèle aussi complexe que GAMS n’était pas nécessaire pour

prévoir quel serait le niveau de Toktogul en début de l’année 1998, une simple

soustraction suffisant (le débit entrant moyen moins le débit entrant moyen). En fait, le

modèle est encore au stade de la représentation théorique, car il ne s’appuie pas sur des

données à jour. Tout le long de leur travail de modélisation, les modélisateurs s’appuient

sur des donn

En 1996, le modèle ne reprend pas seulement la représentation hydraulique du modèle WEAP, mais également les données utilisées par Raskin qui datent de 1987, soit dix ans plus tôt, quand les assolements étaient sensiblement différents de ceux en œuvre en 1997148. En juin 1997, après un long séjour en Asie centrale, une nouvelle simulation est produite mais l’analyse utilise toujours les données de 1987 et les résultats sont reconnus par le modélisateur comme « hautement incertains » du fait du « faible accès aux données » qui « qui minimise l’usage que l’on peut faire des résultats actuellement » (McKinney et Cai, 1997, p. 9). L’associé de Deane Mc Kinney, le Dr John Keith, fait alors le tour des républiques centrasiatiques pour chercher les informations nécessaires pour déterminer le juste partage de la ressource en eau et des coûts d’opération et d’entretien des ouvrages. Il revient bredouille (!). Pour la préparation de la table ronde qui précédera la signature du Barter Agreement, un nouveau modèle doit pourtant être produit : ils utilisent des

147. Le traité est signé dans le cadre du programme de la coopération économique de la région centrasiatique (CAREC), initiative commune des différents bailleurs de fonds : la Banque asiatique de développement, la Banque européenne de reconstruction et de développement, le Fond monétaire international, la Banque islamique de développement, le programme des Nations unies pour le développement et la Banque mondiale (http://www.adb.org/CAREC/default.asp).

148. En effet, pour l’Ouzbékistan, le remplacement de la luzerne par le blé dans les assolements date d’un décret présidentiel de 1993. Dès 1995, le blé partage avec le coton les espaces de grandes cultures ouzbeks. Ce point sera étudié dans le chapitre 2 de la thèse.

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données de deuxième main produites par les études menées par la Banque mondiale, la Commission européenne et d’autres bureaux d’études, qui indiquent eux-mêmes qu’une « partie substantielle des données ont été enregistrées par des agriculteurs locaux eux-mêmes et qu’elles n’ont pas été vérifiées par une analyse de terrain » (Mc Kinney, 1997)149.

Certains disent que les pays ont signé sous la pression de l’USAid (Wegerich, 2003 ;

Weinthal, 2001) en soulignant la forte ingérence internationale. Il faut cependant

souligner que le traité n’est pas une innovation majeure. En effetn, le traité reprend les

pratiques conduites annuellement par s pays et les concessions accordées par chacune

des parties ne sont pas contraignantes

le

on plus rapide151,

150. Finalement, le traité ne tient que par les intérêts

implicites des républiques, en particulier du Kirghizstan et de l’Ouzbékistan. Du côté

ouzbek, la représentation tient car elle permet de faire reconnaître le pays comme un pays

« dépendant » de la ressource en eau, quand le vice-ministre de l’eau de la République

d’Ouzbékistan, Abdurakhim Jalalov, négocie avec la Banque mondiale des financements

importants dans le développement de techniques modernes d’irrigation qui permettraient

de diminuer la « défaillance » des techniques vétustes mise en place par les autorités

soviétiques : bétonnage des canaux pour réduire les pertes de charges au cours des

transferts, planage au laser des parcelles qui permet une irrigati

arguments entendus favorablement par la communauté internationale.

Le gouvernement kirghize y voit pour sa part l’opportunité de la promotion d’un agenda

international favorable au décollage de son économie. Le vice-Premier ministre kirghize

149. Deane Mc Kinney n’arrivera finalement jamais à faire tourner GAMS sur un ensemble complet de données, notamment à cause des réticences de Victor Dukhovny de transmettre les informations, alors directeur du centre d’information de l’ICWC, organisme évincé par le nouveau cadre de coopération internationale. GAMS devait permettre de grands progrès par rapport au modèle WEAP, incapable de faire de l’optimisation. Malgré les espoirs, Mc Kinney doit se ranger à un choix de second rang : comparer des simulations construites sur des scénarios « régime irrigation » contre « régime énergie ».

150. Le Kirghizstan reconnaît que l’eau stockée à Toktogul n’est pas sa propriété et il admet le fait qu’il doit couvrir lui-même les frais de fonctionnement et d’entretien du barrage de Toktogul. En contrepartie, l’Ouzbékistan et le Kazakhstan acceptent de recevoir le surplus d’énergie produit à la cascade de Naryn au cours de la période végétative et de compenser le Kirghizstan par des transferts énergétiques équivalents (sous forme de charbon, de gaz, d’électricité ou de fuel) (article 4), ce qu’ils faisaient déjà. Ils reconnaissent que les lâchers du barrage de Toktogul occasionnent des pertes énergétiques pour le Kirghizstan qui doit être indemnisé (article 2), sans que la nature de l’indemnisation ne soit spécifiée, et conçoit la « possibilité » de paiement du service de stockage de l’eau pendant l’hiver pour des lâchers estivaux (article 4), sans précision.

151. Un investissement de 3 000 à 4 000 dollars/ha serait nécessaire, soit 16 milliards de dollars pour la réhabilitation des 5,4 millions d’hectares du bassin, permettant de réduire les consommations d’eau (Jalalov, 1996, World Bank, 1996, p. 6).

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Bazarbai Mambetov, président de l’ICKKU au cours des négociations, voit dans le projet

de traité la possibilité de reconnaître le Kirghizstan comme le pays de la production

hydro-énergétique, force motrice d’un développement économique qui tarde à venir.

L’USAid serait le support institutionnel et financier à la construction de nouveaux

barrages hydro-électriques, notamment ceux de Kambarata-1 et Kambarata-2 projetés au

cours de la période soviétique sans être réalisés152. La thèse de la guerre de l’eau et le

traité évincent l’incapacité de l’entreprise énergétique d’État kirghize à faire payer les

consommations énergétiques de ses citoyens. Les organisations internationales ferment

les yeux et préparent l’adhésion du Kirghizstan à l’Organisation mondiale du commerce

(OMC), la première de toutes les anciennes républiques soviétiques. La trajectoire

kirghize doit non seulement être présentée comme un succès, malgré les dettes, les aides

et les impayés. Pour les organisations internationales, le traité n’est pas seulement le

moyen de sortir de l’impasse des institutions créées par l’ASBP, mais également l’espoir

de conduire le « bon élève des réformes » vers la prospérité. En permettant au Kirghizstan

de profiter de « son eau », ils espèrent corriger les paradoxes d’une transition dont les

résultats viennent remettre en cause les préconisations des organisations internationales :

quand le bon élève s’écroule, l’Ouzbékistan, le « mauvais élève », suit l’une des

meilleures trajectoires économiques de l’ancienne Union soviétique, en termes

écono

Encadré 6 – Les théories économiques à l’épreuve de la transformation postsocialiste

miques (encadré 6).

Les transitions, telles qu’elles se sont produites en Asie centrale, ont conduit à des résultats qui ont largement remis en cause l’application religieuse la doctrine de la transition, selon laquelle une bonne transition économique devait nécessairement suivre une thérapie de choc (lire encadré n° 1). Les trajectoires respectives de l’Ouzbékistan et du Kirghizstan semblent démontrer le contraire.

Le Kirghizstan est le pays qui s’est le plus aligné sur les principes de la thérapie de choc. En mai 1993, il devient le premier pays à abandonner le rouble et à créer sa propre monnaie, pour la stabiliser, ce qu’il réalise peu de temps après, avec un taux d’inflation sous les 50 % en 1995. Les prix et le commerce sont libéralisés dans les années 1994 et 1995. La privatisation se réalise très rapidement, même dans le secteur agricole, où les terres des kolkhozes et des sovkhozes, rapidement démantelés, sont distribuées.

Malgré le succès et la rapidité des réformes, les résultats économiques ne sont pas aussi bons que ceux espérés, même si la croissance du pays apparaît en 1996.

152. Ces sites font l’objet d’une attention toute particulière. En 1996, les bureaux d’études américains Burns and Roe/Haza ont réalisé une évaluation des marchés potentiels d’exportation de l’énergie qui y serait produit, moyennant un financement de plus de deux milliards de dollars.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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L’économie est frappée par la crise financière russe de 1998 et par sa crise bancaire concomitante. La stabilité des prix à tout prix se révèle une catastrophe et se traduit par un déficit budgétaire intarissable.

Enclavé (le port le plus proche est à 3 800 km, Novorossiysk), pauvre en ressource, le Kirghizstan ne résiste que par une mise sous perfusion internationale. L’assistance des institutions multilatérales est la plus forte d’Asie centrale, mais celle-ci ne permet pas de corriger le problème : elle est fréquemment utilisée pour supporter la consommation plutôt que dans l’investissement. La dépréciation de la monnaie kirghize (som) conséquente à la crise financière de 1998 exacerbe la dette externe, restructurée par le Club de Paris en 2002 et en 2005. La croissance économique des années 2000 du Kirghizstan est due essentiellement à la croissance russe et kazakh, et les rémittences envoyées par les centaines de milliers de travailleurs kirghizes immigrés (Pomfret, 2007). Elle est également portée par l’exploitation de la mine d’or de Kumtor, bientôt inexploitable.

À l’opposé du Kirghizstan, l’Ouzbékistan mène une stratégie de transition gradualiste, à l’opposé des recommandations de la Banque mondiale et du Fond monétaire international, et malgré les critiques ouvertes exprimées par les représentants de ces institutions. Le gouvernement ouzbek garde un contrôle important sur les principales industries, les mines, la production de coton, le pétrole. Le processus de privatisation est très lent, surtout dans le secteur agricole où les exploitations collectives sont maintenues jusqu’en 2007, toujours soumises à des plans de production cotonnière, selon les mêmes procédures qu’au cours de la période soviétique. Une partie des prix reste administrée. La stratégie de transition est clairement autocentrée, avec d’importantes barrières tarifaires, des mesures de substitutions aux importations dès 1996 et des mesures protectionnistes.

Paradoxalement, du point de vue de la doctrine de la transition, cette trajectoire le conduit d’ailleurs à soutenir une trajectoire économique relativement bonne : le pays est classé quatrième puis premier sur l’index de la gouvernance et son déclin cumulé de PIB est le plus faible de toutes les républiques soviétiques en 1996. Cette situation sera rapidement appelée le « paradoxe ouzbek » ou « l’énigme ouzbek », accentuée par le fait que le gouvernement ouzbek est le seul de la région à attirer les multinationales : Coca-cola, Newmont mining, British American Tobacco et Daewoo.

Selon Richard Pomfret (2006), la réussite ouzbek ne tient pas seulement au choix du gradualisme et au contrôle de l’État (qui a tout de même permis d’assurer une organisation économique du pays) mais bien également aux conditions de départ. L’Ouzbékistan est de loin le plus grand pays d’Asie centrale en termes de population, et possède d’importantes commodités (pétrole brut, gaz naturel, or, coton, uranium). Par ailleurs, l’économie du pays est largement portée par un prix élevé du coton et de l’or au cours des années 1990 qui permet le maintien de la balance des paiements.

Quand la représentation hydraulique s’impose comme norme (1998-2010)

La suite de l’histoire vient étayer la démonstration que la représentation hydraulique ne

tient pas par son réalisme mais plutôt par les intérêts des acteurs internationaux et

gouvernementaux qui viennent soutenir l’idée d’une région soumise à une pénurie d’eau.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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Elle vient également démontrer un aveuglement par la représentation hydraulique qui

s’impose aux organisations internationales, après avoir été surimposé par le travail de

modélisation. En l’absence de regard réflexif sur les hypothèses de la représentation

hydraulique, les acteurs internationaux poussent à bout la rhétorique de la pénurie d’eau,

coopérer dans un cadre multilatéral : les républiques reprennent les négociations

jusqu’à la considérer comme une réalité inamovible.

Le succès enregistré par la coopération internationale avec la signature du traité de 1998

est rapidement débordé. Il y a trop d’eau en Asie centrale (!) et les acteurs suivent des

comportements radicalement différents de ceux représentés dans les modèles construits

sur le postulat d’une « pénurie d’eau ». Certes, le volume de Toktogul connaît un volume

« critique » au début de l’année 1998, mais celui est rapidement comblé par les

précipitations tombées pendant l’hiver 1997, pendant les mois qui ont précédé la

signature du traité et qui s’écoulent par les rivières dès le printemps et l’été 1998. Ce

« trop plein d’eau » remet en cause l’équilibre démontré par la modélisation : le transfert

d’énergie fossile des « pays aval » vers le Kirghizstan peut encore moins être compensé

par un transfert d’énergie hydroélectrique (à cause du faible turbinage), ce qui creuse la

dette kirghize153. Le Kirghizstan est toujours incapable de payer sa dette, à cause des

difficultés de l’opérateur électrique à faire payer une population qui gronde et manifeste

contre la montée des prix154. Le gouvernement ouzbek doit assurer l’équilibre des budgets

publics et préfère encore fournir la population ouzbek ou orienter ses exportations de gaz

vers des clients plus fiables, ce qui conduit à provoquer des coupures

d’approvisionnements au Kirghizstan au cours de l’hiver 1999-2000. Finalement, la

signature du traité ne change pas les pratiques et les échanges énergétiques, canalisés

autant par la nature du dispositif technique que par la mauvaise volonté des républiques à

153. Pendant l’année 1998, les lâchers estivaux de Toktogul sont faibles, car les pays « aval » profitent des autres rivières et l’opérateur du barrage en profite pour rétablir un volume stocké dans le barrage réservoir. Pendant l’été 1998, l’Ouzbékistan ne reçoit que 489 MWh d’énergie contre les 1 100 MWh prévus par le traité. L’Ouzbékistan n’a pas besoin de l’eau et ni de l’énergie hydro-électrique, qu’elle aurait utilisé pour son système de pompage en cas de pénurie d’eau. L’Ouzbékistan suit l’accord signé au début de l’année et transfert 747,9 millions de mètres cubes de gaz (contre 772 millions entendus). Ceci conduit paradoxalement à aggraver la situation, car la JSC Kyrgyz Energo contracte alors une dette de 25,9 millions de dollars à l’égard du ministère de l’Énergie ouzbek.

154. Le secteur énergétique kirghize est en crise : il compte 45 % de pertes, dont 17 % sont rangées dans les pertes techniques et les 28 % dans les pertes « non-techniques », c’est-à-dire le vol et les impayés (USaid, 2004a, 2004b).

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bilatérales155 et les échanges avec ou sans Barter Agreement restent inchangés (voir

annexe 9).

Paradoxalement, plus le traité est instable et plus la représentation hydraulique se

stabilise. En 2002, la Banque mondiale se lance dans la production d’un modèle publié en

2004 et dont la description est particulièrement intéressante pour notre propos.

Contrairement à ces prédécesseurs (modèle WEAP et modèles GAMS), le modèle ne

dispose pas de module hydrologique. Seuls écoulements de la rivière Naryn au niveau de

Toktogul sont considérés, répartis ensuite sur toute la région, tous les autres étant écartés.

La représentation hydraulique assèche d’autant plus le territoire centrasiatique que le

modèle considère cet écoulement limité à 9 km3 d’eau par an, quand ceux-ci s’élèvent à

près de 12 km3 depuis la construction du barrage. Le modèle poursuit l’emballement

hydraulique qu’on peut lire sur les schémas graphiques du bassin versant du Syr-Darya,

tels qu’ils sont donnés dans chacun des modèles (WEAP, GAMS et Banque mondiale) :

celui de la Banque mondiale ressemble désormais à un système de tuyauterie, où l’eau

figure comme toute maîtrisée par les ouvrages hydrauliques, qui deviennent même

l’origine de l’eau : la représentation conforte l’idée d’une « génération » de l’eau dans le

pays amont156.

Pour expliquer, une telle représentation, nous devons faire appel aux évolutions politiques

et économiques régionales, qui viennent durcir la représentation de républiques

souveraines, capables de maîtriser leurs ressources et leur territoire national. La

représentation hydraulique n’est pas seulement inscrite dans un discours de politique

étrangère entre États mais sert également à créer l’identité nationale sur des

représentations de ce qui appartient et ce qui n’appartient pas à l’État, pour positionner la

souveraineté de ces dernies vis-à-vis de « l’extérieur » et de « l’intérieur ».

Toujours empêtré dans une trajectoire de transition difficile aggravée par la crise

financière russe de 1998, le gouvernement kirghize continue à voir le salut économique

du Kirghizstan dans cette ressource en eau qui s’écoule irrémédiablement de son territoire

kirghize. Pour répondre aux oppositions d’une population qui gronde, le gouvernement

fait monter la pression à l’égard de l’Ouzbékistan, sur lequel il renvoie la responsabilité

155. Le 6 mai 2002, le Kirghizstan et l’Ouzbékistan signe un accord de troc énergétique. Le 9 juillet 2002, c’est autour du Kazakhstan de signer un nouvel accord de troc énergétique avec le Kirghizstan. Ces deux nouveaux accords annulent l’accord trilatéral signé à la mi-mars.

156. L’annexe 20 rend compte de l’évolution de la représentation graphique du bassin versant du Syr Darya. Cette évolution rend compte de la dérive hydraulique du problème tel qu’il est posé.

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de la situation économique. Affaibli par les faibles quantités de ressources qu’il peut

maîtriser, le gouvernement kirghize menace même de vendre « son » eau à la Chine si les

pays de l’aval ne paient pas pour le stockage de la ressource en eau en 2000. La

proposition est loufoque, car il faudrait pour cela construire un gigantesque canal, abattre

quelques montagnes157. Mais le président kirghize va jusqu’au bout de son raisonnement

et souhaite « traiter l’eau comme une autre ressource naturelle, qui peut être vendue au

prix du marché », propos repris par le Premier ministre et futur président kirghiz,

Kurmanbek Bakiev, pour justifier l’adoption d’une loi158 qui reconnaît la valeur

économique de l’eau et soutien une nouvelle fois l’idée que l’eau est une matière

première comme une autre, que l’on peut vendre comme le pétrole ou le gaz.

L’Ouzbékistan ne subit pas la récession économique kirghize et résiste beaucoup mieux à

la « crise transformationnelle », non seulement du fait de son important capital humain,

technique et administratif mais également du fait de sa faible ouverture aux marchés

financiers (Pomfret, 2000). Pour autant, la position du gouvernement ouzbek retrouve

celle du Kirghizstan. Tout comme Bichkek désire canaliser l’eau qui lui échappe,

Tachkent désire canaliser le peuple ouzbek. Le gouvernement d’Islam Karimov musèle

tout type d’opposition depuis 1995, année durant laquelle le parti Hizb-ut-Tahir est

officiellement identifié comme une « menace de la stabilité de l’État159 ». Dès 1996, le

gouvernement poursuit son action en chassant les opposants de tous bords, qualifiés de

« wahhabites », « criminels et fanatiques politiques ». La stratégie de l’État est

rapidement débordée, non pas par l’eau mais par le Mouvement islamique d’Ouzbékistan

157. Cette vision reste cohérente avec la rhétorique du gouvernement kirghize qui considère l’eau comme un minerai que l’on peut emmagasiner, ce qui est absurde quand on sait qu’un mètre cube d’eau pèse une tonne et qu’il faut près de 8 000 m3 par hectare de coton irrigué, soit 8 millions de kilogrammes.

158. Le 29 juin 2001, le parlement kirghize, publie une loi sur « l’usage inter-gouvernemental de la ressource en eau, des barrages et des installations hydrauliques », signé par le président Askar Akaïev le 23 juillet 2001. Elle introduit une redevance à la hauteur de 1 dollar/1 000 m3 est introduite et permettrait de couvrir un quart du coût total de l’eau. « Nos voisins ne paient rien pour l’eau qu’il reçoivent. Nous payons pour cette eau », dit Kurmanbek Bakiev lors de l’adoption de la nouvelle loi bien reçue au niveau international. L’idée de faire reconnaître la valeur économique de l’eau n’est pas une idée nouvelle pour le gouvernement kirghize. Déjà, en 1997, le directeur de l’Institut d’hydro-énergie du Kirghizstan, Duishen Mamatkhanov, déclare que l’eau doit être considérée comme « comme tout autre commodité de valeur – quelque chose qui peut être transporté et vendu au vrai prix du marché » (Bransten, 1997).

159. Islam Karimov endosse lui-même la figure du « despote oriental » : il fait déboulonner les statues soviétiques des rues de Tachkent pour les remplacer par de nouvelles, à l’effigie de Tamerlan.

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(MIO), formé autour de Juma Namangani, qui organise des attentats en plein cœur de

Tachkent, touchant même la salle du cabinet des ministres160. Au cours de l’automne de

la même année, ce même mouvement organise des incursions armées dans la vallée de

Ferghana ouzbek, en traversant librement le territoire kirghize en provenance du

Tadjikistan, où se trouvent ses alliés161. Les frontières sont poreuses et les groupes armés

se trouvent à moins de cent kilomètres de Tachkent, en août 2000.

Ces événements conduisent le gouvernement ouzbek à adopter les mêmes stratégies que

celles menées par le gouvernement kirghize : canaliser un territoire national qu’il souhaite

mener à la baguette, et solidifier les frontières internationales qui divisent désormais le

bassin versant comme ce qui était représenté dans les modèles hydro-économiques. En

1999, l’Ouzbékistan brise l’accord de Bichkek qui assurait la libre circulation des

personnes sur l’ancien espace soviétique, et instaure un système de visa. Au cours de

l’année 2000, plusieurs centaines de kilomètres de frontières ouzbéko-kirghizes sont

minées et barbelées. Ces mesures ne sont pas seulement là pour empêcher les incursions

extérieures, mais également pour protéger la production administrée de coton, qui reste la

première source de devise de l’État ouzbek et dont une partie passe déjà en contrebande

vers le Kirghizstan, où une industrie cotonnière émerge, qualifiée de grande réussite par

les analystes de la Banque mondiale (chapitre n° 5). Elles font également partie de la

stratégie de création de l’identité nationale en marquant « ce qui appartient » à la

république162 et en rejetant le désordre à « l’extérieur »163.

160. Il demeure de très grandes incertitudes sur l’auteur exact de ces actes. Pour une analyse de la période de transition en terme politique, on pourra se référer aux ouvrages de Catherine Poujol (2005) et de Marlène Laruelle et Sébastien Peyrouse (2006).

161. Le MIO est allié au commandant Makhmud Khudaiberdiev, opposé à l’accord de paix signé au Tadjikistan en juin 1997, à la fin de la guerre civile. Ce mouvement armé d’opposition prend la ville de Khodjand au nord du Tadjikistan, au sein de la vallée de Ferghana, à l’automne 1998. La ville est rapidement reprise par les troupes gouvernementales tadjikes.

162. C’est la position de Nick Megoran (2004), qui cite les travaux de K. Dodds (1994) à ce propos. Les discours de politique étrangère ne sont pas seulement des descriptions des relations de pouvoir et d’échanges entre États, mais sert aussi à créer l’identité nationale sur des représentations de ce qui appartient et ce qui n’appartient pas à l’État et de positionnement par rapport à « l’extérieur » de l’État.

163. Le gouvernement ouzbek rejette ainsi toutes causes de stabilisation de l’État à l’extérieur du territoire national. Nick Megoran démontre que cette même pratique est réalisée, dans le discours et dans les actes, par le gouvernement kirghize, qui rejette sur l’extérieur, et particulièrement sur l’Ouzbékistan, les maux de la trajectoire économique difficile du Kirghizstan (Megoran, 2004).

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C’est dans ce contexte que la Banque mondiale se saisit finalement de la problématique

de partage de la ressource en eau de Toktogul, qu’elle avait d’abord laissé traité par

l’USAid depuis 1996. Malgré les « débordements » et le trop plein d’eau, les

modélisateurs ne corrigent pas la représentation hydraulique. Débarrassée de la mer

d’Aral, dont la mort est officiellement reconnue en 2001 au cours d’un sommet de

l’Unesco164, la modélisation affirme toujours plus sa focalisation sur le barrage de

Toktogul. Le traité signé en 1998 reste le référent et la Banque mondiale propose un

modèle qui reproduit les pays, à l’image de ce que les républiques souhaiteraient être :

producteur de coton pour les uns et producteur d’énergie pour les autres. Le reste est

évacué (annexe 8).

Du point de vue de la Banque mondiale, l’objectif est bien de faire entendre raison au

gouvernement ouzbek et de le faire sortir d’une « croyance invalide dans la perspective

internationale » (World Bank et al., 2004, p. 12). Le résultat n’est pas seulement là pour

aiguiller les républiques centrasiatiques dans le partage de la ressource en eau, mais

également pour décrire la bonne conduite à tenir. La Banque mondiale « espère » que

l’Ouzbékistan suivra la voie rationnelle165. À force de nouveaux modèles et de

proposition de cadres institutionnels, on affirme que le gouvernement ouzbek doit

retrouver la raison et accepter un accord « fiable, durable et équitable pour toutes les

parties concernées » (World Bank et al., 2004, p. III). Ceci conduit une nouvelle fois à

considérer que les actions de l’Ouzbékistan sont irrationnelles et que celles conduites par

le Kirghizstan sont rationnelles, ce qui est difficilement acceptable pour le gouvernement

ouzbek, non dupe de la situation économique de son voisin et qu’une importante partie du

problème provient du fait que le Kirghizstan n’arrive pas à faire payer l’électricité

consommée par une population qui se paupérise.

Les organisations internationales accompagnent en effet le gouvernement de Bichkek. Le

« bon élève » des réformes de libéralisation et de privatisation, dont la loi sur l’eau

164. La mort de la mer d’Aral est officiellement décrétée en 2001 lors du sommet de l’Unesco. On ne peut rien faire : quand bien même utilise-t-on moins d’eau ou y aurait-il plus d’eau sur le bassin, elle ne peut s’écouler vers la mer d’Aral. La mer d’Aral ne peut être sauvée, car les pays continuent à irriguer et même si les Ouzbeks arrêtaient toute sorte d’irrigation, la mer d’Aral ne pourrait retrouver l’état qu’il avait avant 1960. Les infrastructures qui canalisent les rivières imposent le détournement de l’eau non consommée par l’irrigation vers la dépression d’Arnassai, procédure finalement mise en œuvre par l’État ouzbek pour prévenir les crues hivernales.

165. Dans l’introduction du modèle, les directeurs de la Banque mondiale écrivent : « On peut espérer que l’Ouzbékistan trouve ces propositions acceptable, car plusieurs avantages seront induits par ces arrangements » (World Bank et al., 2004, p. 19).

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reprend les canons de « bonne gouvernance166 », doit nécessairement profiter du potentiel

économique de l’eau pour essuyer ses difficultés financières. Il en va de la crédibilité des

préconisations des organisations internationales, qui poussent (en particulier l’USAid)

d’ailleurs la privatisation du secteur énergétique kirghize (dont le barrage de Toktogul).

La loi kirghize de tarification de l’eau est même reconnue comme une arme de

changement des pratiques « irrationnelles » des républiques cotonnières de l’amont du

bassin, et plus largement d’une évolution globale de la région vers l’économie de

marché167. « En forçant les nations de l’aval à valoriser l’eau et à investir dans de

meilleurs systèmes de distribution, la région tout entière en tirera des bénéfices » et « si le

Kirghizstan réussi à faire payer les pays de l’aval pour l’eau, il est envisageable que les

redevances seront transférées aux usagers de l’eau. Si les agriculteurs locaux ont besoin

de limiter leurs usages d’eau pour baisser leur redevance, les pratiques d’irrigation seront

changées » (Heltzer, 2003, p. 23). L’efficacité de la loi est clairement mise en cause par la

mise en œuvre effective de la loi de l’eau kirghize, car la baisse des consommations d’eau

kirghizes après 2003 renvoient en fait à un jeu d’écriture des administrateurs kirghizes

(encadré 7). Pour le problème traité ici, elle correspond bien à la position des défenseurs

d’une gestion plus rationnelle de la ressource en eau, qui continuent à soutenir que le

problème de pénurie d’eau ne pourrait être résolu que si l’on procède à une « vraie

privatisation, selon le modèle occidental » (Micklin, 2002), comme celle menée au

Kirghizstan.

Encadré 7 – La tarification permet-elle de réduire les consommations d’eau ?

Sur le territoire visité dans la vallée de Ferghana kirghize, nous avons remarqué que les prélèvements d’eau enregistrés par l’administration évoluent à la baisse depuis 2001. Cette baisse est expliquée par le fait que les surfaces irriguées enregistrées baissent d’année en année, pour éviter l’augmentation de la redevance, alors que la

166. Les termes de la loi votée en 2001 par le parlement kirghize montrent bien l’alignement du gouvernement sur les canons de la « bonne gouvernance », reprenant mot pour mot les principes du traité de Dublin signé en janvier 1992 qui reconnaît « la valeur économique de l’eau pour tous ses usages concurrents » et sa nature de « bien économique ». La loi entre également en résonnance avec la rhétorique défendue au plan international pour critiquer le manque d’efficacité de la gestion de l’eau au sein du bassin versant de la mer d’Aral, qui voit dans la reconnaissance de la valeur économique de l’eau le premier fondement d’une gestion « rationnelle et efficace ».

167. « L’explication principale du manque d’eau pour tous ces usages est l’inefficace distribution et l’usage de techniques d’irrigation. » « Il a été estimé que les cultures de l’Asie centrale peuvent (may) recevoir entre quatre et six fois la quantité d’eau nécessaire » (Heltzer, 2003, p. 23). « Ce n’est pas seulement la pénurie d’eau qui est un sérieux problème dans la production cotonnière, mais aussi son usage non rationnel » (Lipovsky, 1995, p. 539).

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surface irriguée n’a pas baissé. D’année en année, des champs irrigués « disparaissent ». Nous avons également remarqué que la tarification de l’usage de la ressource en eau ne conduit pas à la, car les réseaux ne disposent pas de système d’enregistrement des prélèvements. La redevance est de toute façon trop faible pour engager les agriculteurs à investir dans un dispositif technique trop coûteux. Nous verrons plus loin que pour limiter les pénuries d’eau au sein des petits périmètres kirghizes, les autorités kirghizes obligent à produire du coton (!), bien moins « assoiffé » que le riz, plantes que les agriculteurs ont tendance à produire pour maximiser leur profit agricole.

La question de la pertinance des indicateurs sera posée dans le chapitre 5 de la thèse car

d’autres indicateurs viennent donner l’illusion d’un succès de la trajectorie de transition

kirghize168. L’important est ici de montrer que les organisations internationales – et plus

particulièrement la Banque mondiale et l’USaid – supportent le Kirghizstan qu’elles

placent en modèle de développement pour l’ensemble de la région. L’année 2005 accélère

le processus, à la suite de la révolution des tulipes au Kirghizstan et les massacres

d’Andijan en Ouzbékistan, qui viennent comme confirmer le support aveugle à la

position kirghize. L’avènement de Kourmanbek Bakiev à la présidence du Kirghizstan est

une nouvelle fois interprété comme le produit d’un processus lent d’avènement de la

démocratie et des conditions de mise en place d’une économie de marché efficace. La

Banque mondiale prend le leadership de la négocation politique (Policy dialogue)169 pour

permettre la privatisation du secteur énergétique, posée comme une nécessité pour

rééquilibrer la dette de distributeurs d’énergie et éviter les impayés. Ces conditions

deviennent un point de passage obligé pour l’intervention d’investisseurs dans la

construction de nouvelles centrales électriques, et plus particulièrement celles de

Kambarata 1 et 2 en amont de Toktogul, vues d’un très mauvais œil par les autorités

ouzbeks. Quand le gouvernement ouzbek réprime dans le sang la population d’Andijan

contestataire, la Banque mondiale épaule le gouvernement kirghize à assurer le

développement du potentiel hydroélectrique. De part et d’autre de la frontière ouzbéko-

kirghize, les mouvements sont similaires : conformer le monde à la représentation offerte

168. Par exemple, la croissance de la production de coton kirghize est utilisée par la Banque mondiale pour démontrer le succès de la privatisation du secteur agricole, alors qu’elle reflète en fait l’incorporation dans l’économie nationale kirghize de coton de contrebande produit de l’autre côté de la frontière, en Ouzbékistan. Ce coton vient accroître les volumes de production, absorbé dans les statistiques par une croissance des rendements à l’hectare par l’administration locale kirghize. Ce point important est traité dans le chapitre 5 de la thèse.

169. D’autres acteurs internationaux sont impliqués, mais dont les ressources financières obligent à jouer un rôle de second plan : la BERD, SECO, ADB et GTZ.

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par le modèle hydroéconomique, où les Etats sont unitaires et omnipotent dans la gestion

du territoire national.

La fin des années 2000 révèle l’impasse du programme, quand la famille Bakiev

phagocyte peu à peu les postes clefs de l’administration et conduit la réforme du secteur

énergétique de manière non-transparante. La Banque mondiale abandonne son

programme lorsque des appels d’offre sont lancés pour la privatisation du secteur

énergétique, sans qu’une autorité réglementaire indépendante ne soit constituée. Deux des

quatre compagnies nationales de distribution sont bradées, au cours d’un obscur

processus de négociation170. Les impacts sur la population ne se font pas attendre, avec

une envolée des prix de l’électricité, facteur clé du déclenchement d’une nouvelle

révolution, en avril 2010 et de l’exil de Kurmanbek Bakiev. Aujourd’hui, les conditions

ne sont pas réunies pour voir les investissements privés affluer vers le Kirghizstan pour la

construction des barrages. Pour contrecarrer les problèmes budgétaires de l’Etat, la

Banque mondiale achète le gaz nécessaire au fonctionnement des centrales thermiques

indispensable au chauffage des villes. Parallèlement, l’attention est désormais portée sur

la construction d’une nouvelle ligne électrique à haute tension capable de relier

directement le Tadjikistan sans transiter par le territoire ouzbek (annexe 18).

Conclusion

Notre analyse met en lumière le fait que l’Asie centrale n’échappe pas à la « règle des

experts » (Mitchell, 2002) ou aux régularités mise en lumière par certains sociologues du

développement présentés en introduction. Les « discours du développement », qu’ils

soient ou non formalisés mathématiquement, dessinent en effet un monde simple et

gérable, où l’action du développement est nécessaire. L’Asie centrale serait un territoire

« extrêmement aride », où l’eau est « inégalement répartie », équation qui vient cadrer les

politiques de coopération internationale, rendue nécessaire par la peur d’une « guerre de

l’eau ». Dans cette représentation, l’Ouzbékistan est un « pays aval extrêmement

vulnérable » quand le Kirghizstan est représenté comme tout puissant pour la maîtrise de

l’eau. Nécessairement, ils devraient s’entendre pour le partage de la ressource en eau,

moyennant des échanges énergétiques.

170. Severelectro est vendue à 3 millions de dollars, quand elle a été estimée à 150 millions de dollars. Vostokelectro est vendue à 1 million de dollars, contre 67 millions.

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Notre travail démontre que cette représentation se trouve débordée. Toktogul, le barrage

sur lequel le pouvoir hydraulique du Kirghizstan est pensé, offre finalement peu de

marges de manœuvre pour exercer une pression sur les autres pays. En décortiquant le

problème et en ouvrant les « boîtes noires » posée sur la problématique de l’eau du

bassin, notre analyse permet de comprendre la complexité de la gestion de l’eau du bassin

du Syr Darya, dans laquelle de très nombreux acteurs interviennent. Notre travail met en

particulier le projecteur sur les dispositifs techniques – les barrages et leur

dimensionnement, réseaux de transfert énergétique, pour n’en citer que quelques-uns.

Tous ces acteurs se trouvent en effet exclus de la représentation proposée par les modèles,

tout comme l’eau qui n’est pas maîtrisée par Toktogul et qui s’écoule librement vers

l’Ouzbékistan171.

La réalisation de modélisation hydroéconomique nécessite le travail de stylisation

(Bouleau, 1999). Comme nous l’avons vu dans le chapitre, les contraintes du dispositif

surimposent une vision hydraulique du territoire, qui vient renforcer l’image asséchée de

l’Asie centrale. Est-ce la pratique de la modélisation à l’origine de cette dérive ? Notre

analyse démontre justement que la dérive hydraulique n’est pas seulement le produit du

travail mathématique, mais se trouve plus largement dans les discours non formalisés qui

utilisent les mêmes principes rhétoriques tautologiques. Ces principes les fait fonctionner

comme des formules mathématiques pour démontrer une pénurie d’eau. Nous qualifions

ces discours hydrocentré de « Gospel de la pénurie d’eau », tant les principes rhétoriques

tautologiques sont répétés par des acteurs très divers, chercheurs, journalistes, ONG,

organisations internationales, hydrologues, économistes.

Tout ces acteurs viennent former une véritable « communauté épistémique » telle que

pourrait la définir P. Haas (1989), dans le sens que le consensus créé par les savoirs créés

contribuent au cadrage hydrique, puis hydraulique, des politiques de coopération

régionale. Ce mécanisme dépasse l’Asie centrale et se retrouve dans de nombreux

territoires où des développements hydrauliques ont été réalisés. Dans le cas du Jourdain,

Tony Allan parle à ce sujet de « discours sanctionné » (Allan, 2003), lorsque la politique

publique est le résultat d’une « convergence hégémonique » d’acteurs hétérogènes

capables de définir l’agenda de politique publique en mettant en avant certaines

informations, les données dissonantes étant systématiquement écartées. Dans le cas

171 Nous sommes bien loin d’une situation semblable à celle du barrage de Glen Canyon aux États-Unis dont la dimension est deux fois supérieure au débit annuel de la rivière du Colorado (30 km3 pour 17 km3).

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présent, notre analyse démontre que l’accumulation de savoirs, de modèles, de discours,

d’articles dans la presse et dans les journaux spécialisés vient participer à la construction

d’un problème public : la gestion de l’eau du bassin versant de la mer d’Aral.

Pour cela, de nombreux faits, acteurs, données étant écartées, et les modélisations

réalisées bien souvent sur des informations anciennes et limitées, considérées comme

faiblement fiables par les modélisateurs eux-mêmes. Les modèles et les discours ne sont

pas là pour analyser le territoire centrasiatique mais pour agir sur lui, en créant un monde

gérable, éligible à l’action hydraulique, que ce soit pour la construction de nouveaux

barrages (Kambarata au Kirghizstan), la construction de nouveaux canaux (Sibaral), la

rénovation des infrastructures d’irrigation ou la mise en place d’une gestion de l’eau plus

« efficace et rationnelle » en Ouzbékistan : les discours promeuvent la maîtrise concrète

de la ressource en eau.

La nature performative des discours explique pourquoi la représentation dévie

progressivement d’une représentation hydrologique à une représentation de plus en plus

hydraulique. Ce résultat est contre-intuitif d’un point de vue réaliste selon lequel la

modélisation serait de plus en plus précise à mesure que le temps avance, comme si les

savoirs cumulés auraient permis de se rapprocher toujours plus de « l’économie réelle ».

Plus on avance dans le temps et la représentation est caricaturale. Plus on en sait sur le

bassin et plus le modèle se referme en excluant les acteurs « dissidents ». La position

centrale de Toktogul se trouve finalement solidifiée par les modèles hydro-économiques

et l’équilibre du modèle s’impose même comme une norme, ensuite concrétisée dans un

accord international.

Tout porterait à croire à une aliénation des experts, qui viendraient plaquer des outils

établis dans des laboratoires sans se soucier de sa pertinence pour le problème public

centrasiatique. Par le discours du développement en effet, l’action internationale se

présente elle-même comme une force agissant depuis l’extérieur. Mais l’expertise

internationale n’est pas aliénée, car l’histoire de la coopération donnée dans la deuxième

section permet de démontrer que les discours abstraits interviennent dans des espaces

sociaux bien concrets, dans lesquels les acteurs centrasiatiques sont bien présents. Le

laboratoire de l’expertise ne se limite pas seulement à ceux des hydrologues situés à

Washington, à Austin ou Nottingham. Il englobe l’objet même représenté par le modèles,

enseignement majeur pour la suite de la thèse. Le spécialiste, l’organisation pour laquelle

il travaille, les modèles et l’objet représenté n’appartiennent pas à des mondes cloisonnés.

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Ils n’en finissent jamais de se définir mutuellement, résultat que nous ne cesserons

d’enrichir au cours de notre analyse.

Le dispositif de calculs organise les agents, les biens et les informations dans le cadre de

l’expérience d’un projet économique. C’est pourquoi le dispositif évolue au cours du

temps. Depuis les efforts de modélisation réalisés par l’équipe américano-soviétique

WEAP jusqu’au modèle produit par la Banque mondiale, les modèles ne représentent pas

du tout le même monde : l’expérience se transforme petit à petit. Les modèles, que

Michel Callon qualifierait d’« agencements » (Callon, 1998), se métamorphosent en

faisant évoluer la distribution des agents et des biens, en tordant toujours plus la

représentation d’un monde asséché, toujours débordée par les écoulements d’eau. Ces

évolutions sont là pour montrer que le travail de modélisation se construit avec le

territoire centrasiatique, dont les autorités gouvernementales viennent agir sur la

représentation pour la rendre conforme à leur propre expérimentation économique.

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Chap. 2 – Dans les laboratoires de l’expertise

Les experts internationaux du développement sont généralement de personnes

impliquées, curieuses et consciencieuses. Ils « aiment le terrain » et cultivent un regard

critique. En Asie centrale, on peut les rencontrer dans les restaurants ou les bars des

grandes villes, le soir. Ils parlent inlassablement de la région et de leurs activités. Ils

n’arrêtent pas de discuter les stratégies de leurs organisations. Ils se prennent au jeu de

l’enquête et recherchent la maîtrise des ficelles d’un monde qu’ils découvrent. Pourquoi

restent-ils à la surface des choses ? Pourquoi les experts regardent-ils le monde « à treize

mille pieds de haut172 » et passent à côté des débordements ?

Paris est une « ville invisible ». « Tout dans une ville demeure invisible, tout, et par-

dessus tout, la ville saisie comme totalité » (Hermant et Latour, 1998). L’objet de ce

chapitre est de montrer qu’il en est de même du « bassin versant de la mer d’Aral ». Nous

souhaitons montrer que « l’objet de développement » (Mitchell, 2002) est construit

localement par des acteurs rationnels qui circulent dans des galeries étroites depuis

lesquelles les « débordements » sont occultés par l’ombre même de ces galeries. Nous

prenons le cas particulier d’une culture de maïs, qui couvre plus de 30 % des surfaces

irriguées ouzbeks mais restée « invisible ». Comment a-t-on pu passer à côté ?

A - Une représentation formelle du territoire

Il est particulièrement curieux de voir qu’une importante partie des cultures irriguées

ouzbeks a été « oubliée » des nombreux travaux d’évaluation conduits dans le bassin

versant de la mer d’Aral. L’agriculture irriguée ouzbek a fait l’objet d’une attention toute

172. Nous reprenons les mots de Jeffrey Sachs, cités dans MacKenzie, Muniesa et Siu (2007) : « Bien sûr, je savait que la Bolivie était enclavée et montagneuse […] Cependant, je n’avais pas réfléchi en quoi ces conditions étaient des facteurs géographiques clefs, peut-être les plus importants, pour expliquer la pauvreté chronique de la Bolivie […] Presque tous les commentaires internationaux et les écrits des économistes négligeaient cet éléments fondamental […] et appliquaient leur théories à plusieurs milliers de kilomètres de distances » (Sachs, 2005, p. 105). Le livre de J. Sachs est utilisé par Mc Kenzie, Muniesa et Siu pour introduire leur ouvrage sur la performativité des sciences économiques. Les maigres informations sur le contexte n’ont pas arrêté les économistes à proposer des politiques monétaires : « La théorie monétaire, merci Dieu, fonctionne toujours à treize mille pieds de haut » (Sachs, 2005, p. 105). Cette situation ressemble bien à ce que nous décrivons dans le cas de l’Asie centrale.

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particulière : elle est le principal consommateur d’eau d’une région considérée en pénurie

d’eau. On pouvait rationnellement s’attendre à ce que l’agriculture soit étudiée dans ces

moindres recoins et que rien n’a été oublié. Mais avant cela, il convient de considérér

qu’avant cela, la culture de maïs est restée invisible du point de vue des relevés

statistiques officiels.

1) Intrusion d’un maïs dans une « monoculture de coton »

Le maïs, culture irriguée « dérobée » exclue de l’économie nationale

Considérons tout d’abord l’agriculture ouzbek, telle qu’on peut la découvrir à la lecture

des rapports et articles publiés à son sujet. Un des traits important de cette littérature est

l’insistance sur l’inertie du système soviétique, qui avait fait de l’Ouzbékistan l’un des

principaux centres de production de coton de la planète. Fait majeur pour son économie à

l’indépendance, le coton fait de l’Ouzbékistan le deuxième exportateur mondial.

Deuxième inertie soviétique, la production de coton est est réalisée dans des exploitations

collectives très semblables au kolkhoze : les shirkats (Bloch, 2002 ; Craumer, 1995 ;

Spoor, 2006 ; Thurman, 2001 ; Thurman et Lundell, 2002) et où la production est décidée

par l’Etat, soumises à des plans de production, des prix administrés et des quotas de

distribution d’intrants, comme au cours de la période soviétique. L’agriculture ouzbek est

généralement présentée par ces deux traits majeurs, mais un troisième est régulièrement

énoncé : l’existence de micro-exploitations, également héritée de la période soviétique. Il

s’agit des lopins de terres kolkhoziens, petites exploitations familiales, dont les

productions sont très diverses et assurent une importante partie des consommations. Très

productif, ces espaces sont régulièrement évoqués dans les études pour démontrer la

nécessité de libéraliser le secteur agricole ouzbek173 et d’en finir avec la dualité du

système agraire (encadré 8).

Encadré 8 – Dualité du système agraire ouzbek

Comme au cours de la période soviétique, le système agraire ouzbek est marqué par la coexistence d’exploitations administrées orientées vers les cultures planifiées par l’État (le blé et le coton) et d’exploitations non-administrées libéralisées.

172. La comparaison n’est pas suffisante pour soutenir la thèse d’une nécessaire privatisation. En effet, les deux systèmes de production ne sont pas comparables du fait de leur très forte indépendance, présentée plus loin. Par ailleurs, dans le chapitre 5, nous verrons que la privatisation et la libéralisation de l’agriculture n’implique pas nécessairement la disparition d’une agriculture duale. L’exemple kirghize vient en effet démontrer le contraire.

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Les exploitations administrées sont caractérisées par quatre traits principaux : elles sont majoritairement orientées vers la production de coton et de blé ; les productions sont définies selon les plans de production centralisés ; techniquement, elles sont globalement mécanisées et utilisent une main-d’œuvre salariée, les shirkatiens.

Les exploitations non-administrées sont orientées généralement vers (a) les productions d’autoconsommation du ménage ; (b) la production de fourrage destiné au petit élevage de cour ; (c) la vente sur les bazars au prix du marché ; (d) l’approvisionnement de micro-agro-industrie locale et de district ; (e) l’export pour les fruits et les légumes. Elles ne sont pas soumises à l’imposition de quotas de production par l’État. Les producteurs disposent d’une tenure foncière que l’on peut assimiler à de la propriété privée. Techniquement, les processus productifs sont réalisés manuellement. L’acquisition des inputs n’est pas planifiée et est obtenue pour certains sur les marchés officiels (semences) et pour d’autres sur le marché noir (produits phytosanitaires, engrais). La production y est très intensive. Les exploitations utilisent quasiment exclusivement de la main-d’œuvre familiale.

Notre diagnostic agro-économique nous a permis de montrer que les systèmes de production administrés sont soit des exploitations collectives (shirkats), soit des exploitations individuelles patronales (fermers) issues du démantèlement progressif des exploitations collectives. Les systèmes de production non-administrés sont soit des exploitations individuelles de production maraîchères et fruitières (les vergers), et soit des micro-exploitations familiales. Chacun des deux modes est lié à des régularités économiques spécifiques. Les exploitations sont liées à des régularités économiques différentes : la contrainte budgétaire lâche, une faible réactivité aux prix, le marchandage autour de l’attribution des plans de production, une économie tirée par les quantités, une économie de la pénurie chronique. Ces régularités sont typiques des organisations d’une économie administrée (Kornai, 1996). À l’opposé, les modes de production non-administrés sont associées à d’autres régularités : la contrainte budgétaire dure, la forte réactivité aux prix.

L’insistance sur la culture de coton est très forte, quitte à parfois parler de « monoculture

de coton »174, mais celui-ci est fréquemment associé à la culture de blé. « Culture

stratégique », comme le coton, sa production est également planifiée. Les deux cultures

occupent chacune près de 35 % des territoires irrigués ouzbeks, l’une pour assurer

l’indépendance alimentaire de la république (le blé), l’autre pour nourrir le budget de

l’État (le coton). Dès l’implosion de l’Union soviétique, l’État garde la main sur le

secteur de production, de transformation et d’exportation du coton graine, pour asseoir un

revenu permettant le financement de son budget175. Ne bénéficiant plus des importations

174. Une importante partie des travaux menés sur l’Ouzbékistan se focalisent même uniquement sur le coton. Max Spoor parle d’une « quasi monoculture » (Spoor, 2006, p. 2) et le think-tank International Crisis Group, dont le rapport sur le coton fait référence dans la communauté internationale intéressée par l’Asie centrale, écrit : « Le coton domine les exportations du Turkménistan, du Tadjikistan et de l’Ouzbékistan, une monoculture avec de profondes implications politiques, économiques et sociales » (ICG, 2005, p. 1).

175. « Trois phénomènes se détachent de la trajectoire agricole ouzbek : le premier, en comparaison avec les autres anciennes républiques soviétiques, est la lente et graduelle réforme

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planifiées de blé kazakh, l’État ouzbek a décidé de planifier la production de blé. Pour

cela, l’assolement conduit pendant une grande partie de la période soviétique (chapitre 4)

a dû être changé substantiellement : en quelques années, de 1993 à 1995, le blé a occupe

une partie de la sole cotonnière soviétique et a remplacé la luzerne au sein des parcelles

de grande production176. Plante fourragère destinée à l’alimentation du bétail des

kolkhozes pendant la période soviétique, la luzerne était produite par les fermes des

exploitations collectives pour nourrir le bétail. A l’indépendance, une fois les troupeaux

distribués aux kolkhoziens, les exploitations collectives n’ont plus besoin de fourrage, ce

qui permet aux surfaces de blé d’augmenter par simple substitution dans le plan annuel de

production177.

De fait, mis à part les productions des lopins, la quasi-totalité des études ne reconnaissent

que ces deux cultures. Une troisième culture majeure a pourtant été oubliée, alors qu’elle

est également produite dans les espaces de grandes cultures, tout comme le blé et le

coton. Il s’agit d’un maïs-fourrager, justement produit pour nourrir les petits élevages des

kolkhoziens pour une part constitué sur les têtes de bétails des troupeaux des anciens

kolkhozes. La culture oubliée porte une appellation : elle est appelée vtaraia kultura ou

ikkintchi ekine (en russe et en ouzbek) pour désigner « deuxième culture », parce qu’elle

correspond à une culture de deuxième cycle, semée à la suite de la récolte du blé. Les

oasis d’Asie centrale et plus particulièrement les terres irriguées de la vallée de Ferghana

ont des périodes végétatives longues de huit mois, avec des conditions de température,

foncière de l’Ouzbékistan. […] Le deuxième, est le développement d’un modèle de développement fondé sur l’extraction de ressources produites par le secteur agricole, en particulier sur le coton. […] Le troisième est la décision du gouvernement de mener une politique d’autosuffisance alimentaire par la production de blé, inscrite dans une stratégie d’indépendance économique » (Spoor, 2006).

176. Au cours de la période soviétique, l’assolement est de type C(6)/L(3)/B(1) dans la plupart des régions centrasiatiques. Grâce à la recherche agronomique, des variétés sont développées pour permettre la mise en place de systèmes de cultures stéréotypés à l’échelle de l’Asie centrale. La luzerne est utilisée pour nourrir un troupeau de vache et de brebis, dont dispose chaque exploitation collective au sein d’une ferme. Au cours de la période estivale, les troupeaux sont réunis et partent en transhumance dans les montagnes. Les républiques non montagneuses disposent d’estives réservées dans les républiques montagneuses. Avec l’affirmation des frontières internationales, le système d’élevage est perturbé, car les troupeaux ouzbeks n’ont plus accès aux estives dans les montagnes kirghizes.

176. Comme nous le verrons dans le chapitre 4, chaque exploitation collective possédait une ferme d’élevage. Notons tout de même que la substitution a nécessité un achat massif de semence de blé à la Russie. Encore en 2010, l’Ouzbékistan achète 80 % des semences parentales dans la région de Krasnodar.

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d’ensoleillement et de disponibilité en eau suffisamment étalées178 pour offrir des

alternatives intéressantes : on peut produire soit une culture à cycle long (comme le

coton179 ou la luzerne), soit deux cultures à cycle court successives (comme un blé

d’hiver suivi d’une culture de maïs fourrager). En remplaçant la luzerne par le blé dans

les champs irrigués, l’État ouzbek a ouvert la possibilité de production d’un maïs

fourrager à cycle court, semé en juin après la moisson du blé et récolté en début

novembre. Cette culture couvre pratiquement l’ensemble des surfaces de production de

blé, ce que nous avons pu voir par l’analyse d’une photo satellite de la vallée de Ferghana

(figure 3).

Figure 3 – La deuxième culture dans les périmètres irrigués de la vallée de Ferghana180

178. À Djalalabad, notre principale région d’étude au Kirghizstan, et à Namangan, notre principale région d’étude en Ouzbékistan, la température moyenne est supérieure à 12 °C pendant plus de huit mois de l’année de la fin mars à la fin octobre, avec un ensoleillement mensuel moyen compris entre 200 heures et 370 heures. 12 °C est la température au dessus de laquelle la croissance végétative du blé et du maïs est possible. La plupart des oasis d’Asie centrale ont les conditions climatiques et hydriques pour deux cycles de cultures. Seuls le nord du Kirghizstan, sud du Kazakhstan et les zones de piedmonts et de montagne n’ont pas cette caractéristique.

179. Le coton est une culture pérenne, à croissance indéterminée. Petit arbuste ligneux, il est cultivé en culture annuel pour maximiser son rendement par hectare : chaque plant est arraché à la fin de la saison. Plante tropicale, le coton ne supporterait de toute façon pas les hivers rigoureux centrasiatiques.

180. Cette image est issue de l’analyse de plusieurs photos satellite de la vallée de Ferghana pour quantifier la surface de deuxième culture. Ce travail a été réalisé avec Alexander Platonov. Nous avons utilisé les images satellites achetées par le projet international Cirman et d’en refaire une interprétation, cette fois avec la connaissance préalable de l’existence de la deuxième culture.

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La vtaraia kultura est produite dans les champs de grandes cultures (au même titre que le

blé ou le coton), dont l’usage est formellement réservé exclusivement aux exploitations

qui contractent avec l’État des plans de production de blé et de coton : les exploitations

collectives (kolkhoze ou shirkat) et les fermers, exploitations privées issues du

démantèlement progressif des exploitations collectives, comme cela sera analysé dans le

chapitre 5. La deuxième culture n’est pas conduite par l’ayant droit formel de la terre

cultivée : les directeurs de shirkat et les fermers distribuent des lots de terre libérés de la

production de blé à leurs ouvriers agricoles, en guise de salaire pour le travail effectué sur

le blé et le coton181. Ce transfert de droit est particulièrement important pour le

fonctionnement du système. Sans vtaria kultura, les exploitations productrices de coton et

de blé ne peuvent rémunérer leur personnel. Notre analyse agrofinancière nous a en effet

permis de démontrer que le bétail de cour nourri avec la deuxième culture permet aux

familles de kolkhoziens de doubler leur revenu global, dont une partie importante est déjà

apportée par les productions de leur lopin (Jozan, et al., 2005 ; annexe 23 de cette thèse).

Comme cela sera vu dans le chapitre 5, la vtaraia kultura est un pilier du système agraire

ouzbek. Elle porte en partie à la fois la stabilité sociale rurale ouzbek et la compétitivité

de la production cotonnière de l’Ouzbékistan au cours de la période de transition. Sa

découverte change radicalement la représentation que l’on peut se faire de l’agriculture

ouzbek, alors qu’aucun travail – ni agronomiques, ni économique – n’y fait référence.

Cela nous permet en effet de remettre en question les présentations de l’agriculture

ouzbek telles que nous les avons présentées plus haut. Mis à part le fait d’allonger la liste

des cultures produites dans les espaces de grandes cultures, l’existence de la deuxième

culture met en cause les dichotomies kolkhozes/lopins, public/privé, Etat/marché sur

lesquelles sont fondées les analyses. En effet, les transferts de droits d’usage de la terre

dont fait l’objet cette culture « invisible » témoignent d’interdépendance des deux unités

de production régulièrement considérées étanches l’une de l’autre, alors qu’elles sont en

fait interdépendantes (encadré 9)182.

181. Une partie peut aussi être louée. Elle est alors mise en métayage, auquel cas jusqu’à 50 % de la production de la deuxième culture reviendra à l’ayant droit formel du titre de propriété.

182. Déjà au cours de la période soviétique, les kolkhozes et lopins kolkhoziens étaient interdépendants. Cette interdépendance se construisaient notamment sur le détournement implicite de production et d’intrants de production dont l’usage était programmé pour les productions planifiée et qui était en fait utilisés sur les productions individuelles (Nove, 1979, 1981). Le fonctionnement implicite du système était généralisé à tous les systèmes de production, que ce soit dans l’agriculture ou dans l’industrie (Chavance, 1989).

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Encadré 9 – Les interdépendances du shirkat et du lopin

Mais au-delà de l’opposition de deux modes, il faut nuancer et ajouter que l’un ou l’autre des deux modes ne domine pas ; et que les deux modes sont interdépendants. L’interdépendance des deux modes est mise à nu par l’étude de la circulation d’intermédiaires entre les systèmes de production qui leur sont associés. Les flux allant du système administré vers le système non-administré : le flux d’inputs (engrais, eau, produits phytosanitaires) existait déjà au cours de la période soviétique. La plupart des inputs sont sous la régulation de l’État et sont attribués annuellement aux producteurs du système administré selon leur surface et leurs objectifs de production en blé et en coton. Il en résulte un marché informel et institutionnalisé des intrants du système administré vers le système non-administré1. Le nouveau phénomène est celui de la « deuxième culture » qui permet un transfert temporaire de droits d’usage de la terre qui s’effectue après la récolte du blé. Formellement, ces espaces appartiennent aux exploitations collectives et aux exploitations patronales individuelles1.

Les résultats financiers des systèmes de production non-administrés doivent être étudiés de plus près de manière à estimer l’impact financier de l’accès à la deuxième culture. On découvre que les meilleurs résultats financiers obtenus par les micro-exploitations sont obtenus par celles qui ont un accès sécurisé à la deuxième culture. Lorsqu’il n’est pas assuré, l’accès à la deuxième culture permet de doubler les revenus familiaux par actif : le transfert temporaire de droits d’usage de la terre représente un important tampon social pour la majorité de la population ouzbek et tend à rendre acceptable le système agraire prolongé au cours de la période de transition1. Ce transfert permet en retour un autre transfert : celui de la main-d’œuvre mobilisée pour la production de coton. La deuxième culture permet d’augmenter les surfaces cultivées par les ménages ruraux qui trouvent ainsi leur autosuffisance alimentaire. Les modes de production non-administrés sont conduits par l’ensemble de la population et offrent à la plupart des ménages un revenu suffisant pour couvrir une grande partie de leurs dépenses : 80 % du profit des ménages provient des micro-exploitations (i.e. hors rémunération extérieure). Ceci crée une disponibilité de main-d’œuvre demandant un niveau de rémunération peu élevé pour des travaux supplémentaires réalisés dans le système administré (par exemple), gardant une compétitivité du coton sur les marchés internationaux.

La culture de maïs et les œillères des statistiques administratives

Malgré son importance tant quantitative que qualitative, la deuxième culture est restée

« invisible ». Elle ne figure sur aucune statistique produite par les États centrasiatiques du

bassin versant du Syr-Darya, ni en Ouzbékistan, ni au Kirghizstan, ni au Tadjikistan et ni

au Kazakhstan. Nos travaux de terrain nous ont permis de vérifier cela à la fois au sein

des administrations chargées de la distribution de l’eau comme celles en charge de

l’agriculture183. Prenons par exemple des relevés statistiques récoltés dans la partie

183. Il est particulièrement difficile d’avoir des informations sur l’utilisation de la deuxième culture au cours de la période soviétique, car elle ne faisait également pas l’objet d’un

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ouzbek de la vallée de Ferghana. Les cultures cultivées y sont bel et bien enregistrées,

mais n’y figurent que les cultures semées en début de la « période végétative ». Cela

signifie que le maïs-fourrager, produit en deuxième partie de période végétative, n’est pas

indiqué sur les tableaux. En effet, dans le tableau de production, le blé et le coton figure

bien dans les statistiques (tableau 1), mais il n’y a pas d’espace (de case) pour enregistrer

la production de maïs, produite sur les surfaces libérées par le blé une fois moissonés.

Curieusement, dans les tableaux de l’administration de l’eau (tableau 2) sur lesquel est

donné le plan de distribution de l’eau mois par mois et décade par décade, la distribution

de l’eau sur les parcelles de blé ne se font que de la deuxième décade du mois d’Avril

jusqu’à la deuxième décade du mois de Mai. Par la suite, rien, alors qu’une fois le maïs-

fourrager semé, les agriculteurs irriguent bien. Mais, officiellement, les champs de

production sont vides après la récolte du blé, et que la dernière irrigation sur les parcelles

de blé a lieu durant la deuxième décade de mai.

Tableau 1 – Distribution des cultures irriguées du district de Namangan

Total Céréales Ensilage

Nom

Ha Blé Maïs Cot

on

Lég

um

es

Pot

ager

s

Lu

zern

e

Maï

s

Bet

tera

ve

Au

tres

Ver

ger

Lop

ins

Namangan 19 163 13 151 4 736 7 470 342 180 334 89 2 239 3 773

CNF 15 628 11 174 3 869 6 469 330 174 249 84 1 121 3 332

GCN 2 066 850 287 459 12 6 85 1 001 216

Pompes 1 469 1 127 580 542 117 225

Source : Rayvodkhoz (de Namangan)

enregistrement systématique. Il faut alors passer par des enquêtes historiques auprès des agriculteurs. Selon les informations récoltées, la deuxième culture été systématiquement semée après la récolte du blé, produit sur à peu près 5 % des terres irriguées en 1989 selon les statistiques de Oblovodkhoz de Namangan 1989 ou les données de Raskin et al. (1992).

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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Tableau 2 – Plan de distribution de l’eau d’un canal

Avril Mai Juin Juillet Août Septembre Culture Ha

1 2 3 1 2 3 1 2 3 1 2 3 1 2 3 1 2 3

Coton 30 10 10 10 10 13 13 17 17 25 25 24 25 13 9 17

Blé 30 17 17 17 17

Lopin 28 12 12 12 12 12 12 13 13 13 13 13 13 13 13 13 13 13 13

Qnet 12 39 39 39 39 25 25 30 30 38 38 37 38 26 19 30 13 13

α=.85

Qbrut 14 46 46 46 46 29 29 35 35 45 45 44 45 31 26 35 15 15

Source : Rayvodkhoz de Namangan.

Il est fréquent que les enregistrements statistiques soient reconnus comme de purs

instruments quantitatifs. Pour notre travail, il faut reconnaître leur dimension qualitative

pour comprendre comment les statistiques administratives ouzbeks ne permettent pas de

mesurer la culture de maïs-fourrager. Il nous a fallu en comprendre le codage184 et pour

cela en saisir leur « historicité » (Desrosières, 2003). Tous les pays d’Asie centrale, qu’ils

gardent une économie planifiée ou qu’ils s’engagent dans la libéralisation de leur

économie, ont hérité de l’appareil statistique soviétique en 1991. Toutes les

administrations ont continué à utiliser les mêmes cahiers et les mêmes grilles statistiques

que ceux qu’ils utilisaient pendant la période soviétique. La continuité de l’usage de ces

objets a du même coup conduit à l’héritage d’un ensemble de conventions, autant de

règles qualitative qui permettent de trier, de mesurer, de calculer, etc. La compréhension

de ces conventions va nous permettre de comprendre les processus par lesquels la culture

de maïs-fourrager se trouve exclue de l’économie formelle, telle qu’elle est mesurée par

les administrateurs des cités administratives ouzbeks185.

et des conventions sur lesquelles ils sont construits a conduit du même coup à l’héritage

du formatage des statistiques, établi pour la coordination administrative de l’économie.

184. La création d’une base de données est une entreprise de taxinomie. Elle n’est pas uniquement une activité de mesures mais aussi celle de jugements, qui permettent d’affecter des cas particuliers à des classes, selon des conventions fixées a priori.

184. Le processus d’enregistrement est analysé dans la première section du chapitre 5.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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Deux caractéristiques majeures des statistiques administratives centrasiatiques empêchent

de voir la culture de maïs. « Science de l’État » – étymologie même du mot en allemand

du XVIIIe siècle, statistik (Desrosières et Wolff, 2009) – et outil de rationalisation de son

action, la statistique fournit l’information directement nécessaire à l’organe central pour

organiser la production, la levée des productions qui circulent, le transport des produits, et

l’approvisionnement en moyens de production186. Or, la deuxième culture est une

« production intermédiaire » : non prélevée par l’État, elle ne circule même pas dans

l’espace de « l’économie nationale », première raison de son absence dans les circuits de

mesures de l’État planificateur ouzbek.

Par ailleurs, le codage partitionne en unités disjointes qui ne se recouvrent pas187. Les

entités « isolées » qui nous intéressent ici sont les territoires et les systèmes de

production. La statistique des républiques est celle du Gosplan, construit avec et sur un

découpage territorial emboîté188. Dans le cas de l’agriculture, les niveaux sont les

suivant : l’Union soviétique/la république (republika)/la province (oblast)/le district

(rayon)/le kolkhoze (kolkhoz)/la brigade (kolkhoz)/le champ (pol)189. Chaque niveau de ce

découpage correspond à la fois à un niveau administratif et à un niveau agro-industriel de

186. Comme l’explique Alain Desrosières dans l’article « Historiciser l’action publique : l’État, le marché et les statistiques » (2003), la statistique de l’économie centralement planifiée est celle de « l’État ingénieur » et du Prince. Elle correspond à une « conception technique d’une économie nationale et d’une comptabilité nationale dont l’outil principal est le tableau d’échange intersectoriel (ou tableau de Léontieff), comparable au tableau des flux de biens entre les ateliers d’une même entreprise. […] ce qui import[e](ait), [c’est] la production et la circulation de biens et services. […] Dans cette perspective, les volumes produits et consommés [sont] les grandeurs essentielles, pour un “État ingénieur”, qui se pens[e] comme directement responsable de la satisfaction des besoins, de même que le directeur technique d’une entreprise se préoccupe des approvisionnements nécessaires à sa production » (Desrosières, 2003).

187. Ceci est analysé par Alain Desrosières : « Le codage […] fractionne, isole, selon des critères, des aspects de situations, de personnes, de groupes, qui doivent être vus comme des totalités, perçues et décrites globalement » (Desrosières, 2001, p. 121).

188. Ainsi, Marie-Claude Maurel, directrice de recherche de l’EHESS écrit en 1982 : « La régionalisation et la planification [sont] étroitement liées. » Acteur principal de l’économie, le pouvoir soviétique cherche à réaliser l’intégration économique du territoire et à construire son économie selon un « modèle d’organisation territorial élaboré par le Gosplan. Ce modèle est fondé sur le principe d’une division géographique du travail entre des régions économiques fonctionnellement spécialisées et interdépendantes, et sur la subordination du développement régional aux intérêts du développement macro-économiques ».

189. Les champs ont été redécoupés au cours des travaux hydrauliques des années 1950 et 1960 qui ont donné naissance au « champ-ingénieur » (injenierskie pola) à forme géométrique, aplani, disposant d’un système d’approvisionnement en eau modernisé et, selon les besoins, d’un système de drainage (vertical ou horizontal).

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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production et chaque entité de chaque niveau dispose d’un cahier de relevés comptables

intégré dans le système de comptabilité républicaine et soviétique : à chaque champ

correspond un cahier, à chaque district correspond à un cahier, etc. Or, nous le verrons

dans le chapitre 4 par l’histoire de sa mise en place, la métrologie de l’économie

centralement planifiée est descendante et non pas ascendante. Elle opère sur une totalité

implicitement homogénéisée au plan national, ensuite distribuée vers les unités de

production. Ne sont marquées sur les cahiers que les productions des exploitation (unité

située « au dessus » du champ dans la chaîne métrologique) et non pas les productions

des champs. Les entités du codage sont tributaires à la fois (a) des catégories juridiques et

(b) de l’économie, vue comme processus institutionnalisé (ici la coordination

bureaucratique). Cela signifie que ces unités de codage ne peuvent faire « remonter » des

transferts de tenures entre systèmes de production, considérés formellement comme des

entités disjointes. Isolées par le cadre métrologique de la statistique nationale, les cases

des cahiers statistiques associées aux systèmes de production (kolkhozes, exploitant

individuel ou lopin) ne peuvent échanger des droits d’usages. Faisant l’objet de transferts

« horizontaux », la culture de maïs fait et ne peut donc pas être enregistrée.

Nous l’avons vu, les productions agricoles planifiées ont changé depuis l’implosion de

l’URSS, car le blé s’est substitué à la production de luzerne dans les champs de grandes

cultures. Les cahiers statistiques sont restés les mêmes, établis en conformité avec les

productions de la période soviétique. Le coton et la luzerne occupaient alors les champs

tout le long de la période végétative, contrairement au blé qui occupe les champs que

jusqu’à juin. Dès lors, rationnellement, les grilles statistiques ont été pensées pour faire

correspondre à chaque champ une seule culture. Cette pratique est restée la même après

l’implosion de l’Union soviétique et la disparition de la luzerne des champs de

production. Produit selon un plan établi par l’Etat, seul le blé est inscrit sur les grilles

statistiques.

Il est curieux de voir que les plans de distribution de l’eau laissent des cases vides après

la dernière irrigation du blé, au cours de la deuxième décade de mai. Ce vide peut lui-

même être expliqué par les normes et procédures formelles inscrites dans le

gidromodulnoe raioniravanie i rejimi oroshenia selskkhoziastvennikh kultur, cahier de

norme de l’administrateur en charge de la distribution de l’eau. Pour chaque culture, le

cahier indique la quantité d’eau à apporter pour chaque décade (annexe 11). Une liste de

cultures y est indiquée : « coton », « blé », « luzerne », « lopin ». Mais aucune référence

n’est faite au maïs-fourrager, semé après le blé. Phénomène majeur au cours de la période

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de transition, cette culture existait bien au cours de la période soviétique190, mais était

marginale, du fait de la très faible proportion du blé dans l’assolement occupé

majoritairement par le coton et la luzerne, deux cultures à cycle pluriannuel. Marginale, la

culture de maïs n’a pas fait l’objet d’une étude de la part des centres de recherches

soviétiques et n’est pas référencée dans le document de norme. Il s’agissait déjà d’une

« culture dérobée » qui a pris toute son ampleur après l’implosion de l’URSS. Alors,

rationnellement, cette culture ne peut être enregistrée par un système qui utilise les

mêmes normes et conventions qu’au cours de la période soviétique. Aucune procédure ne

prévoit son enregistrement.

Tous ces éléments sont importants pour expliquer pourquoi les statistiques ne sont pas en

« position de possibilité » (Chen, 1996) de transmettre l’information sur la culture de

maïs. Le codage dresse des œillères qui rendent le système de mesures incapable de voir

ce qui dépasse du cadre de l’économie administrée. Il impose une représentation du

monde dont les dimensions cognitives ne permettent pas de faire entrer cette partie du

réel dans une classe d’équivalence prévue à cet effet191.

2) Suivre l’expertise dans ses étroites galeries

L’analyse des statistiques administratives nous permet de comprendre pourquoi le centre

planificateur ne « voit » par la culture de maïs. Mais cela ne nous explique pas pourquoi

l’expertise internationale, construite sur d’autres centres de calculs, ne la voit pas. Pour

avancer dans notre raisonnement, nous avons besoin d’un « traceur » permettant de suivre

le cheminement de l’expertise. Les travaux d’expertise ont ceci de particulier qu’ils

produisent des discours argumentés, dont les arguments sont normalement étayés par des

données dont les sources sont rigoureusement communiquées dans les références et en

note de bas de page. Ces données permettent au lecteur non seulement de suivre le

cheminement intellectuel mais également le cheminement pratique de la recherche. Nous

avons utilisé les références des publications comme « traceur » en considérant qu’on ne

190. La pratique de la deuxième culture est une pratique ancienne que nous avons mise en évidence en particulier dans la vallée de Ferghana par nos enquêtes historiques. Elle est devenue une pratique courante et étendue grâce aux travaux hydrauliques, mais ne se pratiquait pas à grande échelle, à cause de la place importante occupée par le coton et la luzerne dans les champs irrigués. La construction de barrage de retenue d’eau permet de distribuer de l’eau de manière régulière pendant l’été, même après la fonte des neiges.

191. La classe d’équivalence est elle-même une « convention, issue des sciences juridiques et politiques » (Desrosières, 2001, p. 121).

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peut pas délier l’histoire de l’expertise (produite aussi bien dans les champs de

l’hydrologie, de l’économie, de la sociologie et de l’anthropologie) de celle de la

production des données qu’elle utilise. Plus de 150 publications en rapport avec

l’agriculture et la gestion de l’eau centrasiatique ont été recensées et épluchées pour

identifier leurs sources d’information à la fois quantitative et qualitative sur la thématique

étudiée192.

Une seule publication fait référence à la culture de maïs : une étude réalisée en 2002 par

Deniz Kandiyoti, anthropologue de l’University of London, pour le compte des Nations

unies (Kandiyoti, 2002). Deniz Kandiyoti parle effectivement d’une second crop mais ne

la caractérise pas comme une culture non inscrite dans les statistiques administratives.

Elle ne dit pas non plus que cette culture n’a jamais fait l’objet d’une étude par les

travaux menés sur l’agriculture ouzbek par les chercheurs ou par les experts

internationaux. La culture de maïs, reconnue comme une culture de deuxième cycle, est

une culture parmi d’autre. Deniz Kandiyoti ne voit pas qu’il s’agit en fait d’une culture

toute particulière et ne décide donc pas de creuser le phénomène. Elle ne reconnaît pas la

nature de cette culture qui reste non identifiée.

La construction du réseau de connaissance de l’expertise à l’aide du logiciel Payek nous

permet de poursuivre l’analyse par laquelle nous cherchons à comprendre comment la

« deuxième culture » s’est trouvée exclue du problème de développement posé en Asie

centrale. En effet, le graphique donné dans la figure 4 (sortie du logiciel Payek) marque

une centralité des références bibliographiques associées à des statistiques administratives,

que ce soient des almanachs ou des produits dérivés193. La centralité graphique étant

192. Le travail n’a pu être réalisé de manière exhaustive, tant les études sont nombreuses. La mer d’Aral a fait l’objet de plusieurs milliers de travaux de recherche et d’expertise qui ont produit d’innombrables données sur sa géographie, son histoire, son économie, ses ressources en eau, depuis la conquête de ce territoire par les Russes, dans le deuxième moitié du XIX

e siècle. Ces études remplissent les bibliothèques et certaines tentatives ont même été réalisées pour en faire la synthèse, comme l’ouvrage publié en 2002 par quatre hydrologues russes, The Aral Sea : Selected Bibliography, qui fait une compilation non exhaustive de 1 540 publications (Nihoul et al., 2002).

Un graphique présente la distribution de la production scientifique dans le temps : « Au total, 1 000 travaux ont été publiés au cours des vingt dernières années, soit plus des deux tiers de ceux produits au cours du XX

e siècle. »

193. Les statistiques officielles produites par les États de la région étudiée (« STAT_OF_AGR » sur le graphique) et de ses produits dérivés, comme la base de données Warmis ou NWG (« Warmis » et « NWG » sur le graphique) sont située au centre du graphique, ce qui signifie qu’elles structurent fortement le réseau de connaissance des rapports analysés. Warmis ou NWG sont issues de la compilation de bases de donnés officielles récoltées dans les administrations.

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corrélée au nombre de récurrence des citations, cela signifie que les statistiques

administratives sont celles qui sont le plus régulièrement citées. Elles forment pour

l’ensemble de la communauté des experts et des scientifiques la première source de

données utilisée dans les études. En effet, elles sont régulièrement décrites par les experts

et les chercheurs comme « le seul moyen pour avoir des données agglomérées » sur

l’agriculture centrasiatique. « Point de passage obligé », l’usage de statistiques

administratives – dont nous avons compris les œillères – permet d’expliquer en partie

l’invisibilité du maïs, du point de vue de l’expertise internationale. En passant du circuit

de la planification vers celui de l’expertise internationale de l’agriculture et de la gestion

de l’eau, les statistiques ne font pas que transmettre des mesures chiffrées mais

transfèrent aussi les classes d’équivalence de l’appareil statistique soviétique. Comme le

souligne Alain Desrosières (2005, p.17), une « base de données n’a pas la faculté de

quitter les réseaux sociotechniques étroits dans lesquels elles sont produites et où elles

circulent ».

Figure 4 – Une expertise fragmentée – sortie du logiciel Payek®

La centralité des statistiques administratives nous amène à un deuxième point. Les

scientifiques et experts n’utilisent pas seulement les ouvrages de statistiques ou leurs

dérivés, mais également les codages sur lesquels les statistiques sont produites. La

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transmission du codage des statistiques administratives représente en effet un deuxième

vecteur par lequel les experts ont tendance à reproduire la représentation de l’agriculture

telle qu’elle est formatée par les catégories juridiques. On le remarque en particulier pour

les systèmes de production, comme nous l’avions souligné en début de ce chapitre : la

quasi-totalité des experts reprennent à leur compte la trilogie des catégories juridiques des

systèmes de production (lopin/fermer/kolkhoze). Cele est par exemple suivi pour juger du

degré d’avancement de la réforme agraire des pays anciennement socialistes et le degré

de privatisation de l’agriculture, non sans problème194. Pris par le codage aux fondements

juridiques, les experts ne peuvent voir les transferts de droits d’usage de la terre195.

La description des productions agricoles pose également problème, car de nombreux

auteurs se focalisent sur les « cultures stratégiques ». Dans le modèle de la Banque

mondiale produit en 2004 et analysé dans le premier chapitre, seul le coton est considéré.

Les autres cultures sont écartées des calculs économiques. Les modélisateurs

reconnaissent certes que « l’eau est distribuée à plusieurs productions » mais en

« l’absence d’information détaillée sur la manière dont l’eau est distribuée à chaque

culture », les « bénéfices de l’Ouzbékistan ne sont calculés que pour la production de

coton ». C’est aussi « la culture qui a une valeur définie clairement au niveau

international » et « la seule production dont la production est démontrée rentable »

(Banque mondiale, 2004). La même année, la Banque mondiale produit une étude sur la

taxation du secteur cotonnier ouzbek et justifie sa focalisation sur ce secteur par « la

domination du coton dans toutes les politiques agricoles » (Guadagni et al., 2005, p. IV).

Ils restent alors dans une vision étatique du système agraire où « l’État fixe la surface que

les exploitants agricoles doivent cultiver pour produire deux plantes stratégiques : le

coton et le blé » (ibid., p. 1).

Le deuxième résultat du travail effectué à l’aide du logiciel Payer est de montrer une

fragmentation des réseaux d’expertise impliqués sur la question agricole et de gestion de

194. Utilisées uniformément dans les pays de l’ex-URSS, ces catégories permettent de comparer les pays entre eux grâce à la construction d’indices tels que le privatisation index de Csaki (2000), le farm individualisation index et le decollectivisation index de Macours et Swinnen (1999), ou de Spoor et Visser (2001). Comme nous l’avons le montrerons dans le chapitre 5, l’essor des exploitations individuelles ne dit rien sur la libéralisation et sur la privatisation de l’agriculture. Les exemples ouzbeks ou tadjiks sont éclairants : l’agriculture y est formellement administrée et les droits de propriété privée n’existent pas, malgré la création d’exploitation individuelle.

194. Ce problème est également posé au cours des enquêtes, comme nous pourrons en témoigner plus loin.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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l’eau centrasiatique. Deux communautés se dégagent clairement, entre lesquelles on

remarque très peu de lien196 : « SOCIO-ECO AGRI » correspond à l’expertise socio-

économique (en rouge sur le graphique); « HYDRO-ECO » correspond à l’expertise

hydro-économique (en jaune sur le graphique). En plus de rendre de compte de deux

approches scientifiques différentes par les disciplines, cette division correspond

généralement à des ancrages territoriaux différents. En effet, l’expertise socio-

économique, conduite par des anthropologues et des sociologues, s’inscrit généralement

sur un ancrage territorial micro, quand les études hydrologiques, de science politique ou

de géopolitique, sont construite sur un ancrage « macro ». Cette différence majeure a une

conséquence que nous proposons d’expliciter ici.

Quand les analyses de sciences politiques ou d’hydrologie construisent leurs analyses, ils

se focalisent sur les Etats, entités supposées homogènes et unifiées, ce que nous avons vu

dans le premier chapitre, où l’Ouzbékistan est par exemple considéré exclusivement

comme un producteur de coton. Le territoire et sa complexité se trouvent écarté, et le lien

entre l’État et la société réalisé par l’intermédiaire d’un pouvoir titanesque. Les analyses

« micro » ne règlent pas nécessairement le problème, car elles se focalisent sur la

« gestion locale de l’eau », avec une attention toute particulière réservée au suivi de

l’impact du démantèlement des kolkhozes sur la gestion locale de l’eau. L’État est

considéré extérieur et devient une nébuleuse abstraite, dont on n’évoque l’existence que

pour dresser un contexte197. Symétriquement, les études des deux ensembles

reconnaissent l’existence de ces deux mondes mais ne peuvent reconnaître leur

articulation. Ce biais méthodologique a une implication primordiale dans la capacité à

voir ou ne pas voir la deuxième culture au cours des analyses. Il est nécessaire de se

positionner à la croisée des chemins, comme le propose la sociologie du développement

(Long, 1989) qui concentre son attention sur les « interfaces ». Ceci est un élément

majeur en Asie centrale, où l’État et la société ne sont pas deux mondes cloisonnés

(encadré 10).

196. Le réseau de connaissance permet non seulement de saisir dans quelle métrologie se situe le rapport (ou l’article), mais également de positionner les travaux les uns par rapport aux autres. Ce travail a été réalisé autour de la circulation de l’information qui concerne les cultures irriguées et des systèmes de production. 197 Notons en effet que cette partition est inscrite dans la notion de « communauté ». « Antithèse de l’État », elle représente une « unité d’action sociale capable de se mobiliser par elle-même pour résoudre, sans intervention externe, les problèmes de sa survie et de son développement » (Grémion, 1976).

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Encadré 10 – L’Etat et la société en Asie centrale

Certains travaux d’historiens, de politologue et sociologues ont pu décrire la complexe relation Etat-société en Asie centrale. Les études les plus sérieuses montrent que la structure clanique présoviétique a largement survécu aux purges soviétiques qui visaient le laminage des notables, talon d’Achille du projet intégrateur soviétique. Les groupes de solidarité auraient même trouvé une durabilité au sein du cadre institutionnel soviétique, notamment dans l’unité du kolkhoze198. Certains anthropologues ont également montré que l’articulation entre l’État et la société se construit autour des élites qui ont « une double légitimité : une autorité de l’État […] et une autorité héritée de leur père, par un jeu d’alliances matrimoniales ». Inscrites dans les circuits d’un État moderne, elles restent pénétrées « d’un code éthique ancestral » (Dudoignon, 1994a, 1994b).

Un autre point important est que « l’État instrumentait la société tout comme la société instrumentait l’État » (Roy, 1997). En effet, la collectivisation, appuyée sur les structures segmentaires existantes, a créé des unités de production inscrites dans un système économique planifié, qui les mettait en relations avec des ressources qu’elles ne pouvaient prélever auparavant. Avec la centralisation politique et économique, les kolkhozes et leurs élites devaient trouver stratégiquement le meilleur positionnement pour « recevoir [des] parts de prébendes, des investissements, et surtout des matières premières et des produits manufacturés permettant de faire tourner l’appareil productif, distribué par le Gosplan avec une parcimonie croissante, surtout au cours de la dernière décennie de l’union, marquée par une pénurie générale des biens de productions » (Dudoignon, 1996, p. 18).

B - Aral, bassin versant invisible

Les travaux d’expertise s’appuient sur des données complémentaires aux statistiques

officielles produites : les bases de données issues d’enquêtes de terrain199. Ces

informations sont théoriquement censées être plus aptes à rendre compte d’un phénomène

émergent, par leur plus grande flexibilité200. Nous souhaitons montrer ici le fait que

mettre le pied sur le territoire centrasiatique ne permet pas de réduire la distance avec le

terrain et de sortir des galeries de l’expertise. Paradoxalement, il n’est pas suffisant d’être

au milieu des champs irrigués pour voir la culture de maïs.

198. La construction des républiques soviétiques au cours des années 1920 et 1930 et la collectivisation aurait permis de « territorialiser et cristalliser les identités locales (anciennes et recomposées) dans le cadrage du découpage administratif soviétique » (Roy, 1997, p. 141).

199. Il s’agit des données RESP, IWMI, WARMAP et WUFMAS (« WARMAP » et « WUFMAS » sur le graphique), créées au cours de projets internationaux par l’intermédiaire d’enquêtes.

200. Selon Alain Desrosières, « les sources administratives seraient plus de nature à refléter l’action déjà existante, tandis que les enquêtes seraient seules capables d’exprimer des aspects nouveaux de la société » (Desrosières, 2005, p. 7).

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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1) Quand le codage des statistiques s’étend aux pratiques de l’expert

Discuter l’indiscutable : doutes sur la fiabilité des données officielles

Les outils de l’expertise sont assez puissants pour révéler les incohérences issues du

transfert de données d’un monde de signification vers un autre. La confrontation de la

base de donnée Warmis, créée à partir de la fusion des données administratives agricoles

des républiques centrasiatiques et le modèle hydrologique Aralmod est particulièrement

intéressante à ce sujet et nous permettra de poursuivre notre chemin dans les galeries de

l’expertise. Le modèle Aralmod a été développé à la fin des années 1990 et au début des

années 2000201, dans l’objectif de développer un outil de gestion de l’eau pour aider la

planification et la gestion de l’ensemble des ressources du bassin du Syr-Darya et du nord

de la mer d’Aral (Heaven et al., 2002). Une fois calibré, le modèle devait permettre aux

gestionnaires de la ressource en eau de simuler et d’étudier l’impact de différents

scénarios d’usages de la ressource en eau sur l’ensemble du bassin. Une fois le modèle

conçu sur la représentation du modèle WEAP (Raskin, 1992), les simulations sont

menées sur des données issues de la base de données Warmis Database, produit dérivé

des statistiques officielles202.

Encadré 11 – Aralmod

Techniquement, le modèle développé est un « modèle-réservoir » qui calcule en temps réel (i.e. tous les six jours) et sur vingt ans les bilans hydriques du bassin du Syr-Darya. Les réservoirs correspondent à des ensemble territoriaux qui communiquent entre eux hydrauliquement et le bassin du Syr-Darya est modélisé comme un ensemble de trois types de réservoirs : 1. la rivière, divisée en six sections ; 2. les retenues d’eau du bassin ; 3. les grands périmètres irrigués. À chaque pas de temps de la simulation (qui correspondent à six jours), le bilan hydrique est calculé comme suit :

1. Pour les réservoirs « section de rivière », le programme calcule :

W(out)=W(In)+W(G)+W(D)-W(Irr)-W(RS)-W(E)-W(Ind)

201. Il a été développé sous la direction de T.W. Tanton à l’université de Southampton, au Department of Civil and Evironmental Engineering, en collaboration avec G.B. Koloshov, expert Kazakh de l’Institute of Power Engineering and Telecommunication d’Almaty. Il est le produit d’un projet de recherche financé par BG Group, groupe énergétique anglais, et par l’Union européenne à travers le programme INCO-Copernicus (Heaven et al., 2002).

202. Warmis Data base a été conçue au cours du projet Warmap du programme Tacis de l’Union européenne. La base de données est formée par la compilation des statistiques des républiques centrasiatiques relatives à la gestion de l’eau et à la production agricole.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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où W(out) est le volume de sortie de la section de rivière, W(in) le volume d’entrée, W(G) l’apport d’eau souterraine, W(D) l’apport d’eau par retour du système de drainage, W(Irr) la prise d’eau pour l’usage en irrigation, W(RS) les pertes par infiltration, W(E) les pertes par évaporation calculées et W(Ind) les prélèvements du secteur industriel.

2. Pour les réservoirs « retenues d’eau », le programme calcule :

W(S)=W(C)+W(RI)+W(R)-W(D)-W(I)-W(E)

où W(S) est le volume en réserve au pas de temps n, W(C) le volume au pas de temps n-1, W(RI) l’apport de la rivière, W(R) l’apport par la pluie, W(D) la décharge de la retenue, W(I) la prise d’eau pour l’irrigation directement dans la retenue et W(E) l’évaporation calculée sur une période de six jours avec la méthode de Penman-Monteith.

3. Pour les périmètres irrigués, les besoins en eau sont calculés selon la méthode Penman modifiée par Monteith appliquée à chaque ensemble de culture. Ainsi, la demande en eau d’un périmètre irrigué (Wi) est calculée comme suit, où Ai est la

surface irriguée du périmètre, est l’évapotranspiration par hectare de culture cropjEtj, j est le type de culture, N le nombre de cultures différentes dans le périmètre, Cj le pourcentage de la surface sous la culture j, Fi le rendement de l’irrigation au champ (%), Ti le rendement de transmission du réseau (%) et Ri le volume de précipitation au cours de la période de six jours.

N

jcropj CjRiEt

FiTi

AiWi

1

)(

C’est la confrontation entre le modèle Aralmod et la base de données agriculture qui nous

intéresse ici. Elle se fait au cours de la simulation qui consiste a faire circuler l’eau dans

le système hydraulique modélisé sur la base des données (lâchers de barrage, ouverture

des vannes, informations climatiques, répartition des cultures par périmètre irrigué)

donnée par Warmis data base et de comparer les prélèvements d’eau d’irrigation de la

base de données avec les demandes en eau estimée par la méthode Penman qui calcule

l’évapotranspiration par hectare de culture ( ). cropjEt

Les résultats sont déroutants : selon les données utilisées, le système présente une trop

faible efficience d’usage de la ressource en eau pour qu’elle soit réaliste. Les auteurs

évoquent l’incohérence des résultats et mettent en doute la validité des données.

« Clairement, soit l’eau est utilisée extrêmement inefficacement, soit les données sur les

prises d’eau ou les surfaces de production ne sont pas fiables. Peut-être est-ce l’un et

l’autre » (Heaven et al., 2002, p. 117). Plus loin, ils poursuivent en écrivant : « La base de

donnée Warmis a mené un long chemin pour faire le pont entre des données nécessaires,

mais il y a un long travail à faire de vérification de la fiabilité des données. Les pratiques

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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agricoles ont changé au cours des dix dernières années, tout comme les surfaces

irriguées » (ibid.).

La fiabilité des données est un problème constant dans l’ensemble de la littérature

disponible sur le sujet. Ce problème dépasse bien entendu notre seul cas d’étude, propre à

l’activité scientifique et d’expertise. Mais peut-être plus que dans d’autres régions du

monde, les auteurs écrivent expressément leurs doutes à l’égard des données dans leur

publication. « Le facteur limitant tient dans le manque de données sur le secteur. Même si

les données sont disponibles, leur fiabilité est hautement » (Karaev, 2005)203. Qu’ils

soient économistes ou hydrologues, ils sont particulièrement hésitants et remettent en

question l’ancrage de leurs travaux sur des données fiables. La fiabilité des données est

soulevée lors de la plupart des rencontres que nous avons eues avec des experts

internationaux, en prise avec le terrain centrasiatique. Généralement, les discussions se

closent par l’évocation du scandale du coton, fameuse affaire au retentissement

international, où les fondements même du système politico-économique soviétique sont

mis à mal par la « mafia ouzbek », qui avait trafiqué les statistiques étatiques204. Au cours

des soirées tachkentoises ou face aux tableaux de données difficilement acquis auprès de

l’administration ouzbek, cette histoire fait frémir les experts internationaux en quête de

« données réelles » (real data) sur lesquelles ils espèrent faire tourner leur nouveau

modèle.

203. Nous l’avons vu dans le premier chapitre, les mises en garde contre la fiabilité des données sont très fréquentes. Nous pouvons en citer quelques unes supplémentaires : « Les données agricoles sont difficiles d’accès, tout comme il y peut y avoir une surestimation de sa valeur, et une sous estimation des volumes de production des lopins, du fait qu’il est difficile de les mesurer et sûrement sous-déclarés. » « La fiabilité des données peut être discutée » (Spoor et Visser, 2001, p. 893).

204. Deux mille officiels ouzbeks furent limogés par le pouvoir soviétique, dont le Premier secrétaire du parti communiste ouzbek, A. Rachidov, réhabilité quelques jours après la déclaration de l’indépendance ouzbek en 1991, pour acte d’héroïsme national. Ce « scandale » est une affaire de livraison fictive de coton, équivalant à 4,5 millions de tonnes de coton entre 1978 à 1983, soit plus de quatre fois la production annuelle actuelle de la République d’Ouzbékistan, cinquième producteur mondial en 2006. Outre l’ampleur du volume détourné ou non livré, le plus intéressant et fascinant se situe dans l’organisation des livraisons fictives, construites sur de « fausses » écritures comptables dans l’ensemble des cahiers de la plupart des organisations étatiques et collectives impliquées dans la production de coton, sa transformation et son transport.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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Y voit-on mieux sur le terrain et depuis l’espace ?

Pour dépasser les tableaux de données de l’administration qu’ils jugent douteux, mais

aussi pour rendre compte des phénomènes émergents produits par la transition agricole,

plusieurs stratégies sont élaborées par l’expertise internationale : les enquêtes de terrain et

l’utilisation de photo-satellite. Plusieurs projets internationaux ont eu une politique de

création de nouvelles bases de données sur le domaine agricole, construites au cours de

survey. Tous ces projets ont apporté des résultats majeurs pour la compréhension de la

problématique agraire centrasiatique mais, en ce qui concerne notre problème d’analyse

de la « deuxième culture », ils sont passés à côté, malgré les moyens importants mis en

œuvre. Pour étudier ce point, nous pouvons historiciser les données recueillies en suivant

les conditions d’enregistrement et penser les données en rapport avec les circuits

sociotechniques qui les ont construits. Nous choisissons de développer l’exemple de la

base de données produite par le projet IWRM au sein de la vallée de Ferghana, conduite

pour analyser la productivité de l’eau avant de proposer des actions d’amélioration205.

L’analyse des questionnaires et de la méthode d’enquêtes apporte deux résultats majeurs.

Les formulaires d’enquêtes de l’IWMI sont construits sur le même codage que celui des

statistiques administratives. Les enquêtes sont en effet divisées en deux parties : la

première partie concerne les exploitations administrées (kolkhozes et exploitations

individuelles issues du démantèlement des exploitations collectives) et une partie pour les

lopins (voprosi po priusaddebnomu utchstki). Les entités sont étanches l’une à l’autre et

les transferts entre systèmes de production ne peuvent être identifiés. Dans le

questionnaire « lopins », une question concerne tout de même le salaire que les

travailleurs reçoivent pour leur travail sur les champs des exploitations individuelles ou

des exploitations collectives (shirkat). La plupart reçoit son salaire en nature, sous la

forme de sac de blé et/ou par le transfert du droit d’usage d’une section du champ de blé

récolté où le travailleur peut produire un maïs fourrager de deuxième cycle. Dans le

questionnaire, seuls les paiements en cash ou en nature sont considérés : « De l’huile de

coton, du blé, du riz, des fruits, du fourrage, de la viande, autres. » La case « autres »

205. L’analyse du travail d’enquête du projet IWRM in the Ferghana Valley est faite par l’analyse de « The baseline survey of 3 pilot Water User Associations in the Ferghana Valley » réalisée par Murat Yakubov et Bakhtiyar Matyakubov, par l’étude des questionnaires d’enquêtes (Vosprosnik) et par des entretiens faits avec Murat Yakubov et un mobilisateur social (social mobiliser) en charge de la réalisation concrète des enquêtes auprès des agriculteurs de son village. Cette enquête de terrain a été réalisée de manière à produire la base de données nécessaire à l’étude de la productivité de l’eau utilisée dans la vallée du Ferghana.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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aurait pu faire émerger le paiement des travailleurs par la mise à disposition d’une

parcelle pour la production de deuxième culture. Mais devant chaque catégorie de

paiement en nature est inscrit l’ordre de mesure de la donnée à inscrire par l’enquêteur :

« ___ K ? », deux lettres cyrilliques qui signifient « kilogramme ». Il est impossible de

faire entrer des ares de terrains sur une balance ou dans des sacs de riz, quand le transfert

foncier est un impensé du formulaire d’enquête. Dans le questionnaire posé aux

exploitations collectives et individuelles (qui reçoivent toute un plan de production de blé

et de coton), le format des réponses que l’enquêteur doit remplir est une nouvelle fois

pensé en conformité avec le codage des statistiques administratives : à chaque champ

correspond une et une seule culture. C’est alors que les champs semés en blé ne peuvent

pas, sur la fiche d’enquête, devenir un champ de maïs une fois le blé récolté, ce qui creuse

bien un décalage entre le signifiant et le signifié. L’enquête de terrain ne peut reconnaître

la culture de maïs car la grille d’enquête canalise le savoir des paysans dans les catégories

juridiques et administratives de la métrologie étatique.

Y voit-on plus clair depuis l’espace ? Les photos satellites sont régulièrement considérées

aptes à dépasser le problème de fiabilité des données disponibles. Bastiaanssen, l’un des

grands spécialistes mondiaux de l’analyse de photos satellites appliquée à l’agriculture,

écrit : « La disponibilité d’information sur la gestion de l’eau d’irrigation sur une échelle

détaillée comme les champs des agriculteurs ou d’un bassin d’une rivière n’est pas

commune. Les données pour quantifier des indicateurs de performance sont rarement

collectées, et si elles sont collectées, ces données sont fréquemment non fiables ou ne

sont pas facilement accessibles. Les photos satellites ont plusieurs avantages qui peuvent

être complémentaires à l’étude de terrain. Les mesures dérivées sont objectives et ne sont

pas basées sur l’opinion. D’autre part, l’information peut être très précise (accurate) en

comparaison avec certains types de mesures prises au sol » (Bastiaanssen et Bos, 1999).

L’histoire de l’analyse des photos satellites Landsat du projet Cirman est fort intéressante

pour montrer qu’il ne suffit pas d’une photographie satellite et d’une mission de calibrage

dans la vallée de Ferghana pour voir la deuxième culture.

Que permet de voir une photographie ? Les photos satellites Landsat sont des objets

commercialisés sur commande par la Nasa. Le satellite Landsat-7 tourne autour de la

terre avec une fréquence de rotation de seize jours. Il est donc en mesure de prendre des

photographies de chaque point de la surface de la terre tous les seize jours. Pour exister

dans les bases de données de la Nasa, une photographie doit être commandée et achetée.

Alors, le client indique les coordonnées GPS du territoire dont il désire la photographie et

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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la date de prise de vue. Si le couvert nuageux empêche la visibilité du sol, la photographie

est prise plus de deux semaines plus tard, au prochain passage du satellite au-dessus de la

zone cible. Une photo satellite est donc caractérisée par une date de prise de vue et un

cadrage de prise de vue, deux caractéristiques qui ont leur importance pour notre travail.

Le projet Cirman achète deux photos : l’une date d’avril 2001, l’autre d’août 2001. Une

fois qu’elles apparaissent sur l’écran du PC, les spécialistes les « géo-référencent » à

l’aide de points GPS connus, qui correspondent souvent à des croisements de routes ou de

larges canaux dont on peut deviner la forme sur la photographie. Une fois calée, que voit-

on ? À la fois beaucoup de chose et très peu de chose. Une image satellite Landsat est un

ensemble de points élémentaires spatialisés, les pixels, qui renferment plusieurs

informations acquises par les capteurs embarqués à bord du satellite. Chaque capteur

correspond à un canal d’acquisition, orienté vers une bande spectrale206. Mais

l’information de base fournie par les images ne donne aucune caractéristique

agronomique : simplement une mesure de la réflexion de la lumière du soleil par le sol

et/ou la plante. C’est ainsi que l’image satellite doit être interprétée pour faire ressortir les

informations que recherchent les spécialistes, travail réalisé en décembre 2001207.

Une première interprétation des images est réalisée en relation avec les données

officielles acquises par le projet : deux cultures de plein champs sont dominantes, le blé et

le coton. Des signatures spectrales de certaines variétés de coton et de blé sont connues de

l’expertise, mais pas celles des variétés semées en Ouzbékistan. Une première

classification des cultures est réalisée, conforme aux statistiques officielles, mais doit être

vérifiée sur le terrain. Les relevés de terrain (Ground Truth Data dans le jargon de la

Remote Sensing) seront spatialisés à l’aide d’un GPS, permettant alors retour informé sur

l’interprétation de la photo. Une mission est conduite courant Mai dans la vallée de

Ferghana. Les objectifs sont les suivants : « (1) vérifier les règles de classification,

définies plus haut ; (2) localiser les cultures marginales, comme les vergers, les légumes »

206. Les images LANDSAT correspondent aux bandes spectrales suivantes : (1) 0,76-0,90 µm (IR), (2) 1,55-1,75 µm (IRM), (3) 10,4-12,5 µm (IRT) et (4) 2,08-2,35 µm (IRM). Pour chaque canal, on associe une couleur visible aux longueurs d’ondes couvertes par le canal. Les grands ensembles peuvent alors être identifié à l’œil nu, grâce à la résolution du LANDSAT-7 qui est de trente mètres (chaque pixel couvre un espace de 30 x 30 m). Les routes, les villages, les grands champs, les pistes d’aéroport, etc., ressortent bien à l’écran.

207. En ce qui concerne la classification des cultures, l’interprétation des images est basée sur la signature spectrale des cultures, sa distribution, la couleur, la forme des champs et la position géographique des éléments.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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(Cirman, 2002, p. 8-9). La date de la mission est choisie rationnellement, car les deux

cultures des statistiques officielles sont bien développées et peuvent faire l’objet d’une

observation facilitée. Ceci conduit à des résultats de terrain « positifs » : « Classification.

Les règles fonctionnent bien. Elles ont été vérifiées avec précision dans la zone

expérimentale du projet. (100 % des champs ont été correctement classés) et sur la ferme

de Kuwa (plus de 95 % correctement classés). Les cultures marginales : les zones

expérimentales ne sont pas concernées par les cultures marginales et les risques de

confusions doivent être estimés à partir des informations recueillies au cours de la

mission » (ibid., p. 9).

« Les règles fonctionnent bien » : les résultats s’avèrent « positifs » dans son cadre de

référence. Rationnellement choisie quand on est situé dans les galeries métrologiques

étatiques, la date de mission ne permet pas de faire émerger le phénomène de deuxième

culture, qui n’apparaît qu’à partir du mois de juillet. La deuxième culture reste « dans

l’ombre ». Les spécialistes de remote sensing mobilisés dans le projet Cirman, peu

présents sur le terrain, auraient pu corriger leur tir, s’ils avaient été prévenus par d’autres

chercheurs impliqués dans le projet et plus proche du terrain. Plusieurs travaux

d’enquêtes sont en effet réalisés sur les périmètres irrigués kirghizes, tadjiks et ouzbeks

de la vallée de Ferghana. Des champs expérimentaux sont choisis pour suivre tous les

jours les prélèvements d’eau pour chacun des champs. Dans chacun des sites

expérimentaux, les chercheurs choisissent un champ de coton et un champ de blé. On

peut alors penser que ce dispositif permette l’identification d’une culture de maïs, cultivée

après la récolte du blé, mais il n’est pas suivi jusqu’à la fin de la période végétative. Les

chercheurs arrêtent de faire les mesures après la récolte du blé, alors qu’ils continuent à

faire les enregistrements sur les champs de coton, situés juste à côté. Dans les relevés, le

champ de blé est vide après juin, fidèlement au plan officiel de production.

Il faudrait une étude plus approfondie pour savoir si les champs de deuxième culture ont

été délibérément écartés des études. L’intérêt de notre travail est de montrer que l’absence

de la deuxième culture fait sens avec le postulat d’une pénurie d’eau en Asie centrale, qui

mobilise les projets de développement, pour lesquels les projets de recherche sont

justement mobilisés. L’exclusion d’une partie du réel n’est pas (seulement ?) est en tout

cas canalisé par des d’intermédiaires. Comme nous l’avons vu plus haut, une fois avertis

par l’existence de la deuxième culture par nos missions de terrain, nous avons pu

quantifier les surfaces de culture de maïs en utilisant les mêmes photographies satellites

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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que celle du programme Cirman et avec les mêmes experts208. On comprend le problème

de calibrage des sondes. Si les sondes sont calibrées dans la continuité de la métrologie

étatique, elles conservent les traces du savoir étatique. De même, les enquêtes,

imprégnées des catégories statistiques, canalisent le savoir des paysans au sein des

catégories juridiques et administratives de la métrologie étatique par sa grille de lecture.

2) Que voit un expert dans la vallée de Ferghana ?

Comment se passe concrètement une mission d’expertise internationale en Asie centrale ?

Permet-elle à l’expert d’avoir plus de discernement sur le « réel » ? Nous analysons ici

celle que nous avons conduite au cours d’une mission menée pour le compte bureau du

Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) en Ouzbékistan.

Agronome spécialisé sur la gestion de l’eau d’irrigation, nous avons été contacté par le

PNUD pour brancher un système d’irrigation au goutte-à-goutte à une pompe

fonctionnant sans électricité (la pompe-bélier) qui avait été installée avec succès par le

même organisme au cours d’une précédente mission.

La feuille de route et le « Gospel de la pénurie d’eau »

1er octobre 2006. Assis dans notre bureau de l’université de Paris, nous venons de signer

un contrat avec le PNUD pour la réalisation d’une expertise dans la région de Namangan,

ville ouzbek de la vallée de Ferghana. Nous devons partir une semaine plus tard pour une

mission de quinze jours ; un short assignment. La mission s’inscrit dans le programme

Enhancement Living Standard dont les objectifs sont donnés sur les termes de référence

de la mission envoyée de Tachkent209 par Lisa, coordinatrice du programme. Le premier

document présente le programme, divisé en trois thématiques principales : assister les

autorités, les communautés locales et les communautés de quartiers (mahallas) à

développer et à mettre en œuvre ensemble des stratégies de développement local et

régional, pour la planification d’un développement durable local et pour atteindre les

Objectifs du développement pour le millénaire (OMD). Le deuxième objectif vise le

208. Dans Science in Action, Bruno Latour écrit à propos des cartes routières : « Le monde extérieur se prête à être appliqué sur une carte seulement quand ses caractéristiques pertinentes ont elles-mêmes été écrites et marquées par des balises, des bornes, des panneaux, des flèches, des noms de rues » (Latour, 1995, 1987). Nous avons été dans la même situation. Ce n’est qu’une fois que la culture de maïs a été repérée que nous avons pu la mettre en évidence par l’étude de photographies satellite.

209. Tachkent est la capitale de la République d’Ouzbékistan.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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renforcement des communautés locales à poursuivre leur propre développement socio-

économique. Le troisième prévoit d’accroître et de diversifier l’accès des pauvres et des

agriculteurs aux ressources financières, dans une région reconnue particulièrement

problématique en matière de développement humain, la région de Namangan de la vallée

de Ferghana210.

Sur un deuxième document envoyé par Lisa, nous découvrons les résultats du tout

premier projet du programme : l’introduction d’une pompe bélier, qui avait été choisie

par le PNUD pour régler les problèmes d’accès à la ressource en eau des populations

rurales les plus pauvres. Créée au XVIIe siècle par les frères Béliers pour activer les

fontaines de Versailles, la pompe bélier est activée par la seule énergie cinétique des

rivières211. Un bureau d’étude français s’est inspiré de cette technique pour en proposer

une version rustique et peu chère pouvant être installée « n’importe où », et donner l’eau

courante à des populations non reliées à un réseau public d’adduction potable. Sur les

documents reçus du PNUD, nous pouvons lire que la pompe a été présentée aux autorités,

aux communautés locales, aux comités de quartiers (mahallas), au cours d’une précédente

mission d’expert du programme ELS. Selon le papier, la mission s’est achevée sur un

« véritable succès » : « Il y a un grand intérêt et des partenaires locaux et des partenaires

du projet. Le projet a été extrêmement efficace pour mettre en place toutes les choses

(things) et les partenaires locaux ont démontré une implication étonnante à lancer

immédiatement le projet, à préparer les pompes, le site, etc. »

Notre mission est construite dans la continuité de ce succès : proposer des solutions

simples et innovantes pour répondre aux défis de développement de la région. Maintenant

que l’eau est disponible depuis l’installation de la pompe, il faut désormais s’attaquer à

l’usage agricole de cette ressource. Les agriculteurs d’Asie centrale ont la réputation

d’utiliser trop d’eau dans leurs champs et de pratiquer des techniques particulièrement

rustiques, favorables au gâchis. Lisa du PNUD a la solution : la micro-irrigation,

technique d’arrosage de précision, doit permettre d’amener aux plantes uniquement l’eau

210. Ce programme des Nations unies est conduit dans deux régions ouzbeks reconnues problématiques en matière de développement humain : la région de Namangan, située dans la vallée de Ferghana, et la république autonome du Karakalpakstan, située juste au bord de la mer d’Aral. On notera que les régions d’action du projet sont toutes les deux considérées comme les plus explosives selon l’indicateur de conflits de l’eau de David Smith (1995).

211. La pompe bélier est une invention ancienne, qui date du XVIIe siècle, réalisée par les frères

Bélier et qui fut utilisée à Versailles pour alimenter les fameuses fontaines du parc royal.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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dont elles ont besoin, permettant ainsi d’éviter le gâchis engendré par les techniques

rustiques centrasiatiques.

Les preuves scientifiques viennent à l’appui. La coordinatrice nous a en effet envoyé un

article scientifique, qui vient justifier l’approche proposée par le PNUD. Publié en 2001

dans la revue Water International de l’Internation Water Resources Association (IWRA)

– revue qui a publié l’article de Raskin en 1992 avec les résultats de la modélisation

WEAP – l’article traite du goutte-à-goutte low-cost (Postel et al., 2001). Le système

décrit est particulièrement simple : un seau placé à un mètre du sol ; le seau est troué en

son fond et relié à un tuyau en plastique qui parcoure un champ ; le long du tuyau, des

trous de quelques millimètres percés à l’aide d’un clou chauffé à blanc ; l’eau s’écoule au

niveau de ces trous et vient irriguer un plant de tomate planté juste au niveau du trou.

L’article scientifique conclut : tout simple, ce dispositif a le pouvoir d’éradiquer le

problème de la pauvreté pour plus de 150 millions d’habitants de la planète – sur les

750 millions existants – en injectant « simplement » trois milliards de dollars

supplémentaires dans la poche des agriculteurs pauvres.

Par l’intermédiaire des trois papiers, la coordinatrice du programme du PNUD à Tachkent

a dessiné son projet pour la vallée de Ferghana. Le PNUD peut brancher sur la pompe

bélier un système de goutte-à-goutte, nouvelle innovation technique pour la vallée de

Ferghana, et résoudre ainsi le problème de la pauvreté de la vallée de Ferghana,

fidèlement aux conclusions de l’article scientifique. « Les petits exploitants peuvent

doubler leur production agricole et leur revenu généré par leur petit champ s’ils ont accès

à l’ingrédient clef de la productivité de la terre – l’eau. » « La diffusion de technologie

d’irrigation au goutte-à-goutte peu coûteuse peut former la colonne vertébrale d’une

seconde révolution verte en augmentant de manière soutenable (sustainably) la

production et les revenus des pauvres agriculteurs. »

Au téléphone, la coordinatrice nous explique que l’Ouzbékistan est une terre de

production de coton. Selon les résultats de l’article, la production de coton peut

augmenter son rendement de 27 % pour une réduction de 30 % de l’eau utilisée, soit une

augmentation de la productivité de l’eau de 169 %. En comparaison avec les méthodes

d’irrigation conventionnelles, la micro-irrigation permettrait une réduction de 30 à 60 %

des quantités d’eau utilisée et une augmentation de 5 à 50 % des rendements. P. insiste

sur le fait que Namangan est la zone idéale pour commencer ce projet, selon les

indicateurs macroéconomiques. Les scientifiques du papier publié par l’IWRA conseillent

de commencer par les zones les plus pauvres, avec les plus hautes concentrations de

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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personnes pauvres et affamées (hungry)212. Le papier scientifique le souligne : la micro-

irrigation a déjà fait ses preuves dans d’autres régions du monde, comme en Inde, au

Népal et au Sri Lanka, et même au Proche-Orient et en Israël, autres points noirs des

potentielles guerres de l’eau du monde. Ces conditions concordent avec ce que l’on

connaît de la vallée de Ferghana : une région à forte concentration démographique,

soumise à une pression sur la ressource en eau, en quantité insuffisante.

La combinaison des deux technologies est évidente. La pompe permet déjà de répondre à

un premier objectif du millénaire pour le développement. Le goutte-à-goutte lui permettra

d’aller plus loin dans la mission que s’est posée le PNUD : réduire les problèmes de

pauvreté en accroissant la productivité de l’eau de la vallée de Ferghana, dont les

scientifiques ne cessent de démontrer l’inefficacité. La mission que nous devons mener

est dessinée dans cette logique : aller à Namangan pour brancher un système de micro-

irrigation sur la pompe-bélier ; identifier des zones-pilote d’introduction de la

technologie ; expliquer aux agriculteurs le fonctionnement de cette nouvelle technologie

au cours de workshops.

Officiellement, la mission de l’expert commence lorsqu’il part de chez lui, prend son

avion pour se déplacer vers le lieu de son expertise. En fait, sa mission commence bien

avant, quand il reçoit les termes de référence. Il est manifeste que ces termes de référence

reprennent pratiquement mots pour mots le Gospel de la pénurie d’eau dont nous avons

présenté la rhétorique dans le premier chapitre. Que ce soit pour l’introduction d’une

pompe et d’un dispositif d’irrigation, ou que ce soit pour la mise en place d’un traité,

l’expertise s’inscrit dans le même discours, construit sur une équation irréfutable,

argumentée par une publication scientifique, issue d’ailleurs de la même revue. De fait,

avant même son départ, le problème que l’expert doit résoudre est posé. Les postulats

sont dressés et les objectifs de l’expert ne sont pas de tester ces postulats, mais de mettre

en œuvre une technologie choisie rationnellement par l’argumentation scientifique.

L’inscription de la mission pour la résolution des Objectifs du millénaire pour le

développement entérine la mission, tâche inscrite dans un référentiel plus grand que lui et

qu’il doit désormais accomplir comme un devoir. Cette rhétorique est récurrente dans les

212. « La majorité des agriculteurs pauvres de la région ont des problèmes d’accès à la ressource en eau. Elle fait face à des contraintes de production qui résultent d’une pénurie d’eau saisonnière ou chronique, et cultivent moins de deux hectares de terre. Conséquence, il est très logique de lancer un effort élargi pour diffuser l’irrigation au goutte-à-goutte aux petits agriculteurs. »

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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témoignages des experts et nous la trouvons en particulier exprimée dans le livre de

Robert Fergusson, mobilisateur social d’un projet de la Banque mondiale, qui est

intervenu en Asie centrale au tout début des années 2000213, pour « essayer de stopper la

pire des catastrophes écologique214 » : « Je suis l’homme le plus heureux d’Asie centrale

parce que je suis enfin ici. […] Le monde nous regarde, en particulier la Banque

mondiale, et nous leur montrerons que nous pourrons persuader les peuples d’Asie

centrale d’utiliser moins d’eau et de sauver la mer d’Aral » (Ferguson, 2003, p. 31).

Quand le terrain vient renforcer des postulats discordants

On pourrait penser que la rencontre avec le terrain remette en cause le Gospel de la

pénurie d’eau qui a dessiné la feuille de route de l’expert. En fait, on remarque que la

confrontation avec le terrain vient paradoxalement durcir le postulat hydrocentré.

15 octobre 2006. Quelques jours plus tard, nous sommes relativement angoissés. Le

départ est prévu dans trois jours et nous n’avons toujours pas reçu l’autorisation

d’acquisition de visa ouzbek de la part du PNUD. La coordinatrice du PNUD de

Tachkent vient juste de nous répondre : « Le PNUD est en relation avec le ministère des

Affaires étrangères ouzbek qui montre certaines réticences pour émettre l’autorisation

d’émission du visa. » Pourquoi une telle réticence ? Le PNUD ne veut-il pas introduire

une technologie révolutionnaire dont les vertus permettraient de régler le problème ultime

de l’Ouzbékistan, extrêmement dépendant de la ressource en eau. Deux jours avant la

date de départ prévue, nous recevons un mail de la coordinatrice du PNUD de Tachkent,

adressé également au coordinateur du PNUD à Namangan, région où se déroulera la

mission : « Je souhaite vous informer que le PNUD doit soumettre des informations aux

autorités de Namangan sur leur lieu de résidence et sur tous leurs déplacements. Je suis

désolé si cela paraît trop bureaucratique, mais c’est la règle et nous devons la considérer.

C’est pourquoi je souhaiterais que Raphaël nous spécifie clairement par avance où il

compte résider pour que le PNUD puisse transmettre ces informations aux autorités

nationales concernées. Veuillez aussi noter que nous devons clarifier l’agenda de Raphaël

et nous avons besoin de celui-ci dès que possible. Je vous remercie tous les deux de faire

le mieux pour remplir ces exigences, Merci. »

213. Il s’agit du Water and Environment Management Project for the Aral Sea Basin, financé par le Fonds pour l’environnement mondial (FEM) et piloté par la Banque mondiale.

214. How I Tried to Stop the World-s Worst Ecological Catastrophe est le sous-titre de l’ouvrage de Robert Fergusson, The Devil and the Disappearing Sea (Ferguson, 2003).

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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Plus tard dans la journée, nous joignons le coordinateur du PNUD à Namangan par

téléphone. Nous apprenons alors que la situation est particulièrement tendue dans la

vallée de Ferghana. Il est de toute façon assez difficile d’y pénétrer et le contexte de la

récolte du coton n’arrange rien : la province de Namangan a des difficultés pour remplir

le plan annuel de production de coton. Dans ce contexte, les observateurs étrangers sont

particulièrement malvenus et les autorités vigilantes à leurs faits et gestes.

20 octobre 2006. Visa en poche, nous sommes enfin dans la vallée de Ferghana. Nous

pensons alors pouvoir réaliser tranquillement notre travail, dont la feuille de route est

particulièrement simple. Nous ne sommes pas au bout de nos peines, car à peine arrivé à

Namangan, nous sommes pris en charge par les managers du PNUD. Les premières

heures se passent comme prévu : enregistrement auprès des autorités, prise de positions

dans l’appartement loué par le coordinateur du PNUD, prise de rendez-vous pour visiter

la pompe bélier le lendemain de l’arrivée. C’est alors que le programme déraille : la

pompe n’est pas encore installée. Elle gît dans un carton, stocké dans un garage. Le

rapport du précédent expert faisait pourtant état d’un succès remarquable et d’une prise en

charge « hallucinante » par les acteurs de terrain. Nous sommes d’autant plus étonnés que

la pompe est particulièrement rustique et qu’elle peut être installée n’importe où et à

moindre effort, caractéristiques pour lesquelles la pompe a été choisie par le PNUD.

Dans l’attente, nous pouvions rencontrer des acteurs de terrain. Les partenaires du PNUD

nous amène auprès des autorités, maîtres d’ouvrage du projet ELS. Nous sommes d’abord

conduits dans la cité administrative où sont concentrées toutes les administrations autour

du khokimiat (équivalent de la préfecture). C’est là que se trouve l’administration de l’eau

agricole, l’oblo-vodkhoz. À l’entrée, se tient un panneau où est inscrit le slogan répété

dans les publications lues avant notre expertise : « Suu, bu khajot » – « L’eau, c’est la

vie » en ouzbek – ce qui nous met en situation de confiance. Nous rencontrons les

administrateurs de la gestion de la ressource en eau de la province de Namangan et leur

présentons le projet. Tous anciens administrateurs de l’eau au cours de la période

soviétique, aucun ne parle l’anglais. Les échanges se réalisent en russe et nous leur

expliquons le projet. Nous pensons apporter la bonne parole mais les administrateurs

nous arrêtent tout de suite : les Ouzbeks connaissent bien ces techniques, développées au

cours de la période soviétique par le Saniiri (centre de recherche sur l’irrigation logé à

Tachkent), et mis en place dans certains villages de la vallée de Ferghana.

L’administrateur se lève de son fauteuil et prend dans son étagère le quatrième volume

d’Irrigatsia Uzbekistana, bible des spécialistes de l’eau du pays (vodniki), où sont

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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référencées les technologies de pointe pour conduire une « gestion de l’eau plus

rationnelle et économe215 ». Les administrateurs nous garantissent cependant que tout

sera fait pour que la mission soit un succès.

25 octobre 2006. Qu’en disent les paysans ? Au cours des dix jours de mission,

rencontrer les agriculteurs est chose particulièrement difficile. Dans un premier district de

la province de Namangan, la chose est pratiquement impossible. Ils sont

« réquisitionnés » pour la récolte du coton qu’ils réalisent avec 2 000 autres paysans du

district visité. Envoyés à plus de 600 km de leur champ, ils doivent « gratter » les champs

de coton d’une province éloignée pour atteindre le plan de coton de leur propre province

qui n’a pas été encore rempli. C’est la réquisition générale, pratique classique en

Ouzbékistan. Nous attendons donc plusieurs heures dans un café, à attendre, avant de

reprendre le 4 x 4 Toyota pour rejoindre Namangan. De retour, la pompe n’a toujours pas

vu le jour, malgré les promesses quotidiennes du coordinateur du PNUD. Ceci ne nous

rassure pas du tout, car l’objectif de notre travail est justement de faire fonctionner le

système apporté de France, ce que nous ferons coûte que coûte.

Le 26 octobre 2006. Dans un autre district, conduit par l’administration du district après

avoir rencontré le préfet de district, nous demandons le lendemain à visiter un lieu où

l’eau d’irrigation est issue d’un forage qui vient chercher l’eau dans une nappe. Non

chargé en sable et sous pression, le site pourrait faire affaire pour brancher le dispositif de

micro-irrigation et pourrait résoudre notre problème. Nous sommes amenés dans une

ancienne exploitation collective, qui vient d’être privatisée. Là, nous sommes reçu par

l’ancien directeur du kolkhoze, aujourd’hui directeur de l’association d’usagers de l’eau,

organisation non-gouvernementale en charge de la distribution de l’eau au sein du

territoire de l’ancienne exploitation collective. Nous souhaitons questionner un

agriculteur. Le directeur de l’exploitation prend à la volée un jeune garçon de moins de

15 ans : « Voici un agriculteur, vous pouvez lui parler. » La scène tourne au grotesque,

car le jeune n’est pas agriculteur, mais un ouvrier agricole qui ne peut répondre à nos

questions, sous le regard menaçant du directeur de kolkhoze. Qu’importe, le directeur de

l’Association d’usagers de l’eau répond à sa place et dit ce que l’expert souhaiterait

entendre : « Nous avons de gros problèmes d’eau. Il nous manque de l’argent pour

investir dans les infrastructures. » Plus tard, nous cherchons à obtenir des informations

215. L’un des ingénieurs présent au rendez-vous a même fait de la coopération technique en Syrie dans les années 1980 et a étudié comment y introduire cette technologie.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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auprès de l’administration du district qu’il est impossible de récolter. Une nouvelle fois,

les responsables de l’administration ne sont pas disponibles et les informations sur les

ouvrages de gestion de l’eau sont classées top secret. Tout nous conduit à faire une

expertise de bureau, entre le bureau régional de l’organisation internationale et celui du

département de l’eau de la province.

30 octobre. Le dernier jour approche et nous souhaitons tout de même faire une

présentation du système de micro-irrigation importé de France au cours d’un atelier. La

pompe n’est toujours pas installée et nous prenons l’initiative d’acheter une pompe

électrique chinoise sur un marché et des tubes de PVC, que nous pouvons percer pour y

installer le système d’ajutage que nous avons apporté. Dans le magasin du bazar de

Namangan, surprise : nous trouvons par hasard un vendeur est spécialisé en tube PVC et

nous sort de la documentation sur un projet de micro-irrigation mis en œuvre en

Ouzbékistan par les Israéliens à la fin des années 1990. Ce dernier s’est soldé par un

échec : pour faire fonctionner ce système, l’eau doit être mise sous pression, ce qui donne

une incompatibilité technologique avec l’irrigation pratiquée en Asie centrale, où

l’ensemble du système irrigué est à ciel ouvert et fonctionne par gravité. Par ailleurs,

l’eau des rivières centrasiatiques est chargée en sables et limons, facteurs d’obturation du

système d’ajutage. En plus des pompes de mise sous-pression, il faut mettre des filtres, ce

qui rend le système particulièrement coûteux216. Nous arrivons tout de même à faire un

montage pour l’atelier, auquel viennent plusieurs agriculteurs, mobilisés par

l’administration, dans un champ également choisi par l’administration. La cession se clôt

par un déjeuner, au cours duquel le khokim du district et les administrateurs de l’eau nous

remercient pour nos bons et loyaux services.

Nous avons choisi de restituer le récit de cette mission non pas pour dire qu’il n’y a pas

un problème d’eau dans la vallée de Ferghana, ni pour dire que la mise en œuvre d’un

système de micro-irrigation n’est pas pertinente217. Notre premier objectif était de

216. L’efficience du système d’irrigation ne conduit pas nécessairement à une rentabilité financière, lorsque les investissements et les frais de fonctionnement sont lourds, comme dans le cas de la micro-irrigation. Connaissant la qualité de la ressource en eau centrasiatique, nous avions apporté un système des ajuteurs à diamètre assez élevé pour éviter le colmatage (le système Bas-Rhône-Languedoc).

217. Nous pouvons tout de même dire que le montage technique imaginé par la coordinatrice du PNUD n’était pas pertinent. Une pompe-bélier fonctionne avec l’énergie cinétique d’une rivière, ce qui signifie que le débit de la rivière doit être nécessairement important pour l’actionner et implique donc une eau abondante. D’autre part, le système d’irrigation au goutte-à-goutte fonctionne avec une pression constante. Or, la pompe-bélier offre une pression par irrégulière, qui

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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montrer qu’une mission de terrain, destinée à l’introduction d’un dispositif de micro-

irrigation, est construite sur les mêmes hypothèses que celles mobilisées pour

l’introduction d’un traité de partage de la ressource en eau. Il est particulièrement

frappant de voir que la mission s’inscrit dans la même mécanique d’un discours dont

l’objet est de construire un « objet » éligible à l’action hydraulique. Le travail de l’expert

est ensuite construit sur cet objet, qui devient un cadre d’action. L’expérience de terrain

est en cela intéressante qu’elle démontre que la présence de l’expert sur le terrain, en

plein cœur de la vallée de Ferghana, ne lui donne pas les conditions permettant de jeter un

regard critique sur le cadre de son travail. Mobilisé sur un temps court, il est canalisé par

l’administration et n’est pas libre de ses mouvements. L’objet de son travail n’est pas de

tester les hypothèses qui justifient son travail. Bien au contraire, tout est là pour le mettre

dans un climat de confiance, tellement la mise en œuvre du dispositif identifié est

considérée évidente, et tellement l’introduction de la pompe est décrite comme un succès.

Même si la pompe Bélier n’est pas en place, l’expert fera tout pour faire fonctionner le

dispositif qu’il a apporté. Les temps d’attente ne lui permettent pas de recadrer son action,

car les stratégies conduites restent inscrites dans la feuille de route initiale qu’il doit tenir.

Le récit apporte un autre résultat, encore plus intéressant que le premier, et qui touche aux

effets pervers de l’action internationale. Non seulement les postulats de l’action

hydraulique ne sont pas remis en cause, mais l’expérience vient apporter de l’eau au

moulin au Gospel de la pénurie d’eau. L’absence de la pompe, qui est remisée dans un

garage alors qu’elle représenterait une opportunité unique de délivrer de l’eau à faible

coût dans une région considérée pauvre en eau, vient comme démontrer l’absurdité des

partenaires de terrain, du point de vue de l’expert. Cette situation est relativement

fréquente et nous pouvons la lire en particulier dans le témoignage de Robert Fergusson,

mobilisateur social du Aral Sea Bassin Projet (ASBP) de la Banque mondiale, dont nous

avons parlé dans le premier chapitre. Au cours de son récit, on se rend compte que

l’expert américain se retrouve fréquemment dans des situations similaires à celle que

nous avons vécue, où des obstacles insurmontables se dressent sur sa route et qui

l’empêchent de remplir sa mission. Son intervention en Asie centrale se résume alors à un

vague périple au cours duquel Robert Fergusson se bat pour rencontrer des interlocuteurs

invisibles, qui suscitent d’ailleurs une certaine paranoïa de sa part, tant l’expert est

permet justement de faire monter l’eau. Pour utiliser la pompe pour l’irrigation dans les conditions de la Ferghana, il aurait fallu brancher la pompe à un château d’eau de plusieurs dizaines de mètres cube pour un petit potager, installation coûteuse à l’investissement.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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convaincu du bien fait de son action. Tout cela l’amène à formuler le pourquoi de l’échec

de son action dans le manque de volonté des administrateurs ouzbeks à coopérer : « Ils

m’ont collé à quatre vieux apparatchiks, défensifs. Des dinosaures scotchés à l’ère

soviétique. Ils se méfient totalement des Occidentaux. Ils seront fermés à chacune de nos

propositions. Je n’irai nulle part avec eux » (Fergusson, 2003, p. 45). Et pour écarter tout

type de doute sur les raisons de l’échec de son travail, il écrit son témoignage intitulé The

Devil and the Disappearing Sea. How I Tried to Stop the Worst Ecological Catastrophe,

par lequel il souhaite envoyer les administrateurs ouzbeks en enfer, il finit par la phrase :

« Bien sûr, je suis une personne honorable et de confiance » (ibid., p. 259) pour

définitivement écarter toute ambiguïté sur les responsables des problèmes d’eau de la

région centrasiatique.

Ce que n’a pas compris Fergusson, c’est que le mutisme des administrateurs vient du fait

qu’ils obéissent à une consigne officielle disant qu’il y a une carence en eau sur la région.

Mais Fergusson en déduit qu’il a à faire à des incompétents qui ne se rendent pas compte

qu’il faut agir. Ceci le conduit donc à durcir l’idée d’une nécessité d’action pour une

gestion de l’eau « plus efficace » et congédiant les Ouzbeks dans l’irrationnel. Dans son

analyse, il ne fait que confirmer la théorie officielle de l’état ouzbek et la théorie qui

mobilise l’action internationale autour de l’eau. Les administrateurs ouzbeks savent bien

qu’ils répondent à une consigne, à laquelle ils comptent trouver un intérêt, mais donnent

malgré eux l’impression à Fergusson qu’ils sont simplement incompétent.

Conclusion

Pour comprendre comment Fleming n’a pas inventé la pénicilline en tant qu’antibiotique,

vertu pour laquelle la pénicilline est aujourd’hui utilisée, Wai Chen (1996) suggère d’aller

voir la « nature du laboratoire où Fleming travaillait » : un laboratoire inspiré par la « foi

en l’immunisation au moyen de vaccins, et [dont] la production commerciale de vaccins

était sa source de fonds principale ». La recherche que Fleming entreprend sur les

bactéries, les maladies infectieuses et les antiseptiques sont liées à l’activité de production

de vaccins, gagne-pain de son laboratoire, et non celle d’antibiotiques. Alors,

logiquement, ce qui apparaît dans la culture de bactérie et qui ne se rattache pas

directement aux vaccins se rattache logiquement « à l’extension de la vaccinothérapie ou

à sa défense contre les “dissidents” ». Et quand Fleming découvre la pénicilline, il ne la

découvre pas en tant qu’antibiotique : l’identité qu’il propose à la pénicilline n’est pas

celle d’un antibiotique mais celle d’un « désherbant » pour la culture de bactéries, identité

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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« importante et enthousiasmante dans le cadre du programme sur les vaccins défendu par

le laboratoire. Fleming réussit à faire de la pénicilline un agent utile pour son laboratoire,

sans donner à la pénicilline l’identité d’antibiotique qui fera son succès une fois qu’un

laboratoire d’Oxford engagera de nouvelles recherches, sans être pris par l’ornière de la

vaccinothérapie.

Tout comme Sir Almroth Writh a une « foi en l’immunisation au moyen de vaccin », les

laboratoires de l’expertise internationale et centrasiatique sont animés par la foi en une

pénurie d’eau de l’Asie centrale, qui déboucherait nécessairement sur une guerre de l’eau.

L’Asie centrale est vue à travers le prisme hydrique, référent absolu à partir duquel sont

interprétés ses développements antérieurs, présents et futurs. Du coup, l’expertise passe à

côté du plus évident : des écoulements d’eau sont écartés, des cultures irriguées non-

identifiées. « L’expérience naturelle » de l’expertise ne se réalise pas « dans la nature »

mais par la construction de faits dans un monde organisé d’une telle manière qu’il rend

possible la mise en œuvre de connaissances et de techniques rendues légitimes par ces

connaissances. Bruno Latour décrit ce travail d’organisation par le terme « métrologie »

qui signifie une « entreprise gigantesque pour faire de l’extérieur un monde à l’intérieur

duquel les faits […] peuvent survivre » (Latour, 1987).

Effectivement, en entrant dans le laboratoire qui produit une « vision totalisante »

(Hermant et Latour, 1998) d’une Asie centrale assoiffée, où la gestion de l’eau est

nécessairement problématique, nous avons montré que les experts ne sont pas placés dans

un panoptique qui leur permettrait de voir l’Asie centrale dans sa totalité, mais plutôt

dans un oligoptique218. Les experts circulent dans des canaux très étroits. Non seulement

ils sont canalisés par les statistiques officielles, mais aussi par le codage des statistiques

qui met en forme leur grille de lecture des pratiques agricoles : de fait la culture de maïs,

exclue du codage officiel, est exclue de la collecte de données. La canalisation des

travaux de l’expertise se réalise également par les intermédiaires locaux, administrateurs

218. Émilie Hermant et Bruno Latour introduisent la notion d’« oligoptique » dans Paris, ville invisible (Hermant et Latour, 1998) afin d’éviter l’« utopie » du « panoptique », prison idéale permettant une surveillance totale des détenus, imaginée Jeremy Bentham (Foucault, 1875). Bruno Latour affirme en effet que les discours totalisant sont « manufacturés » dans des localités (ou des « galeries ») que l’on peut « tracer ». L’idée de l’oligoptique permet d’insister sur la restriction et la partialité du réseau contrôlé. « Je désigne par ce néologisme les étroites fenêtres qui permettent de se relier, par un certain nombre de conduits étroits, à quelques aspects seulement des êtres (humains et non-humains) dont l’ensemble compose la ville… Un fonctionnaire de la préfecture de police regarde les vidéos placées aux carrefours importants de Paris. Que voit-il ? Beaucoup et très peu – d’où le mot “oligo-ptique” » (Hermant et Latour, 1998).

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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et chercheurs des instituts de recherche hydrauliques, par lesquels il faut nécessairement

passer et qui donnent une représentation du monde fidèle à ce que l’État donne

formellement à voir. Dernière canalisation, « l’évangile de la pénurie » d’eau, qui fait a

priori de l’eau un problème, et conduit nécessairement à penser que le système de gestion

de l’eau est inefficace, marqué par des « gâchis » et des « fuites », quand ces dernières

sont en fait utilisées pour irriguer une culture non enregistrée. Le cadre cognitifs et

pratiques, et leurs intérêts ne les mettent pas en « conditions de possibilité » d’intégrer

dans leur analyse ce qui permettrait de remettre en cause les postulats qui fondent leur

action. Tout au contraire, l’expert circule dans des galeries peu sûres et bien étroites, dont

il ne maîtrise pas tous les repères, et qui finissent en bout de course à concentrer son

attention sur le coton, « culture stratégique » de l’État, seul point d’entente de l’expertise

avec les intérêts de l’État. Alors, le maïs devient une culture irriguée non-identifiée, une

intrusion dans une « monoculture de coton ». De même, le territoire centrasiatique

devient un territoire aride, éligible à l’action hydraulique.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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Chap. 3 – De l’introduction du coton à l’émergence d’un imaginaire hydraulique (1850-1916)

L’idée de ce chapitre est de revenir aux origines du « projet cotonnier » centrasiatique et

d’expliquer comment le cotonnier de la variété Gossypium hirsutum (ou variété Upland),

qui n’existe pas en 1876 au sein de la vallée de Ferghana à la date d’invasion de l’Asie

centrale par la Russie, va y devenir en moins de trente ans l’une des principales cultures

produites. Corrélativement, dans le même laps de temps, la vallée de Ferghana devient le

premier site d’approvisionnement en coton fibre d’une industrie textile russe, située à

plus de 5 000 kilomètres des champs de production de la vallée219. La transformation est

remarquable car moins de quarante ans avant son invasion par l’armée impériale, l’Asie

centrale est une terra incognita vue depuis la Russie et que l’industrie textile russe fait

venir la fibre de coton exclusivement depuis les États Unis. Quels sont alors les ressorts

de l’innovation technologique d’introduction du cotonnier dans la vallée de Ferghana :

d’où la culture du coton va-t-elle trouver l’énergie pour s’imposer au sein des périmètres

irrigués de la vallée ?

Nous souhaitons remettre en cause deux thèses dominantes. La première considère

l’efficacité de la production coton en Asie centrale, tant technique que financière

(rentabilité). Ainsi, le coton serait « merveilleusement bien adapté au contexte

centrasiatique », notamment pour les conditions climatiques de ce territoire. De même, et

en conséquence, le coton serait la culture la plus rentable à produire en Asie centrale.

Selon cette thèse, les Russes, introducteurs de la culture de coton à la fin du XIXe siècle en

Asie centrale, auraient été les promoteurs d’un « devant être ». Une deuxième thèse la

réalisation d’un projet cotonnier dessiné depuis Moscou et suivie à la lettre pour assurer

l’indépendance cotonnière de la Russie tsariste et ensuite de l’Union soviétique. Par la

219. Cette production centrasiatique n’est pratiquement pas consommée sur place, mais elle est exportée vers les centres de production textile européens, qui substituent le coton centrasiatique au coton américain. L’Asie centrale se lance alors dans une spécialisation vers la production et l’exportation d’une matière première agro-industrielle, ce qui restera le cas jusqu’à la fin de la période soviétique, où l’Asie centrale n’utilisera pas plus de 10 % de sa production de coton, alors même que sa production dépassera plus de huit millions de tonnes par an, soir 24 % de la production mondiale (Baffes, 2007, p. 34).

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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volonté d’un grand despote moscovite, le coton serait devenu la principale culture de

républiques soviétiques que ce despote aurait lui-même dessinées.

Pour cela, nous mobilisons une démarche de recherche empruntée à la sociologie de la

traduction220, selon laquelle la cause de la réussite d’un projet d’innovation ne peut être sa

rentabilité qui est finalement le résultat d’épreuves – elle ne peut être calculée qu’ex post,

par la stabilisation de l’environnement et de ses paramètres techniques, sociaux et

organisationnels. Se réalise alors un « renversement caractéristique des innovations qui

réussissent » (Akrich, 1989b) qui donne l’illusion d’un mouvement mécanique

d’émergence d’un « devant être »221.

A - En 1850, la Ferghana n’est pas un territoire cotonnier

Au XIXe siècle, des acteurs clefs de la Russie se tournent vers l’Asie centrale pour y

constituer un « territoire cotonnier », destiné à assurer l’indépendance cotonnière russe.

Un projet cotonnier émerge et dessine, de manière abstraite, un nouveau destin pour un

territoire situé au sud de la Russie, disposant des conditions climatiques compatibles avec

la culture du coton.

1) La nécessité russe de contrôler un territoire cotonnier

Une lente révolution industrielle russe

Pour saisir le problème du coton, il est nécessaire de connaître le contexte politique et

économique de la Russie et de son développement industriel accéléré après la Guerre de

Crimée222. Les autorités gouvernantes de la Russie vont traduire cette défaite contre les

220. Sur la notion de traduction, on se reportera aux travaux de Michel Callon et de Bruno Latour et notamment le texte écrit en 1981, « Unscrewing the big Leviathan » : « Par traduction on entend l’ensemble des négociations, des intrigues, des actes de persuasions, des calculs, des violences, grâce à quoi un acteur ou une force se permet ou se fait attribuer l’autorité de parler ou d’agir au nom d’un autre acteur ou d’une autre force. » La notion est développée dans les textes du Centre de sociologie de l’innovation en général (CSI). On pourra se référer à Callon (1986) et Latour (1992).

221. La sociologie de l’acteur-réseau permet d’étudier rigoureusement les phénomènes de dépendance du sentier (path-dependency) et verrouillage institutionnel (lock-in). La notion de path-dependency (dépendance du sentier suivi), développée en économie dans l’analyse du changement technologique (Arthur, 1989b ; David, 1985, 1988) a été transposée à la question du changement institutionnel (North, 1994).

222. La guerre de Crimée oppose l’Empire russe à l’Empire britannique et se déroule au cours de la première moitié des années 1850. L’armistice est signé en 1856, avec le traité de Paris.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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nouvelles puissances industrielles européennes en un destin évident223 pour leur empire :

la Russie doit se lancer dans un développement industriel plus poussé, qui lui permettra

de se placer au rang de puissance internationale. La sévère correction infligée par l’armée

britannique a certes eu l’impact majeur de priver la Russie de débouchés sécurisés sur la

Méditerranée mais, aussi, en relation avec le développement de l’industrie cotonnière

Russe ce qui est notre propos, la défaite marque une prise de conscience du retard

industriel de la Russie par les dirigeants russes, en premier lieu le Tsar.

Pour les dirigeants de la Russie, les raisons de la défaite ne font pas de doute : le faible

développement du chemin de fer Russe a retardé la mobilisation des troupes puis

l’approvisionnement du front. De plus, la Russie ne dispose pas d’industries modernes

(sidérurgie) au même titre que l’Empire britannique, la France ou la Prusse, qui se sont

engagés dans leur révolution industrielle dès le début du XIXe siècle. Au contraire, en

Russie l’économie est agricole et rurale, dotée d’une agriculture « archaïque », marquée

par la perpétuation du servage. Malgré l’existence de quelques industries textiles dans les

centres urbains les plus importants, la révolution industrielle ne prend pas, elle-même

freinée par de conditions institutionnelles et techniques qui lui sont défavorables.

Quelque temps à peine après la signature de l’armistice en 1856, le Tsar une succession

de réformes pour lancer la Russie sur le chemin du développement industriel. Celui-ci

s’appuie sur les forces industrielles naissantes – dont les industries textiles d’Ivanovo, au

sud de Moscou – pour lesquelles il construit un cadre institutionnel et technique

favorable : (1) l’ouverture au libre-échange ; (2) d’importants travaux de développement

du chemin de fer dans la partie européenne de la Russie et jusqu’au sud, à Orenbourg, la

porte de l’Asie centrale ; (3) la réalisation d’une réforme agraire au cours de la fin des

années 1850 et en 1860 qui conduit, en 1861, à l’abolition du servage et à l’instauration

d’une taxe agricole pour lever les fonds nécessaires à la construction du chemin de fer224.

Enfin, les paysans, libérés du servage, peuvent affluer vers les nouveaux centres

industriels naissants.

223. Sur l’histoire de la Russie du XIXe siècle, se référer aux travaux de l’historien Georges

Sokoloff, et notamment son ouvrage, La Puissance pauvre, dont le titre révèle la soif de territoire et de ressources qui animeront constamment les dynamiques politiques de la Russie (Sokoloff, 1993).

224. En 1861, une réforme agraire est engagée en plus de la libéralisation des paysans du servage, le 3 mars 1861. La réforme agraire accroît les rentrées fiscales de l’État et permet de financement d’infrastructures.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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Mais, il faut du temps pour engager la mise en œuvre des réformes, et même si le

développement industriel suit positivement les mesures prises par le Tsar, le cadre se

révèle insuffisant : puissance pauvre, la Russie ne dispose pas des matières premières

nécessaires pour ce développement industriel, comme la fibre de coton. Ainsi, pour le

coton, la Russie dépend du marché « mondial » et d’un seul fournisseur : les États-Unis,

qui lui fournissent la quasi-totalité de la fibre de coton qu’elle consomme à la fin des

années 1850225. Cela constituera un frein majeur, comme en témoignera la déstabilisation

de l’industrie textile russe avec l’arrêt de la production américaine lors de la guerre de

Sécession. De 1861 à 1865, le marché international connaît une forte pénurie de coton

fibre, appelée par les journalistes des capitales européennes « famine du coton »226 : en

quelques mois, le prix du coton triple sur le marché mondial et les approvisionnements ne

sont plus assurés227, ce qui se solde par de graves répercussions économiques et sociales

retentissantes dans les villes industrielles russes. L’industrie textile naissante prend de

plein fouet l’arrêt des approvisionnements cotonniers américains : dès l’année 1862, de

nombreuses usines sont contraintes à fermer, notamment à Lodz et à Moscou. Les

entrepreneurs enregistrent de lourdes pertes financières et ferment leurs usines,

définitivement ou provisoirement. La situation sociale se tend, car victimes du chômage

et d’impayés, les travailleurs forment les premiers mouvements ouvriers connus dans les

villes russes : la Russie est prise par la pénurie de fibre de coton.

1861-1865 : de la famine du coton à la quête d’un territoire cotonnier

La soif de développement industriel puis la pénurie de fibre de coton sont traduites par

l’affirmation d’acteurs qui vont démontrer la « nécessité » de conquérir l’Asie centrale,

dans laquelle les industriels russes ont joué un rôle primordial. Les entrepreneurs du

textile posent la question : d’où vient la fibre de coton ? – D’un territoire cotonnier. Mais

qu’est-ce qu’un « territoire cotonnier » ? – Un territoire où pousse le cotonnier, plante qui

225. Ainsi, à la fin des années 1850, 92 % du coton fibre est importé du États du sud de l’Amérique, qui concentrent la plupart des surfaces de production cotonnière du monde (Beckert, 2008).

226. On pourra se référer aux travaux de W.O. Henderson (1933) sur les conséquences de la « famine du coton » en Europe.

227. Les approvisionnements Russes ne sont plus assurés, à cause, notamment, d’une très forte compétition internationale pour l’accès au coton. Sur la compétition cotonnière internationale, on pourra se reporter à l’article de G. Wright (1974).

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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produit la fibre de coton, accrochée à la graine de coton. La Russie est-elle un territoire

cotonnier ? – Non. Mais alors, peut-elle le devenir ? – La réponse est négative, car le

cotonnier est une plante tropicale, qui nécessite des conditions de chaleurs dont la Russie

ne dispose pas, cantonnée à ses terres noires, à la toundra et à sa taïga sibérienne228. Dans

le contexte territorial de la Russie de la première moitié du XIXe siècle, le problème est

sans solution : la Russie sera toujours dépendante de l’extérieur pour son développement

industriel. Les autres pays européens font face au même problème, mais agissent pour

construire leur indépendance cotonnière : les industriels textiles s’y organisent en

association de lobbying et agissent sur leur gouvernement pour pousser au

développement de la production de la fibre de coton dans leurs colonies229. De leur côté,

les industriels Russes ont vite fait le tour des territoires coloniaux russes. Leurs yeux se

tournent finalement vers le sud et notamment l’Asie centrale, territoire à la portée de

l’Armée russe, depuis la création du fort d’Orenbourg, « porte de l’Asie centrale » avec la

construction de la ligne de chemin de fer qui relie ce fort militaire à Moscou.

La « famine du coton » va se transformer en « famine de territoire cotonnier ». Au cours

de la guerre de Sécession, l’Association de commerce de l’Asie centrale, groupe de

lobbying russe, est constituée autour d’un projet fédérateur – assurer « l’indépendance

cotonnière de la Russie ». Dès 1862, un rapport émerge de ce groupe de réflexion qui lie

explicitement « l’industrialisation de la Russie », la « conquête de l’Asie centrale » et

« l’opportunité de la Russie de devenir une grande puissance230 ». Pour devenir une

grande puissance impériale, la Russie doit développer son industrie, qui doit elle-même

bénéficier d’un accès sécurisé à des matières premières et donc maîtriser politiquement

des colonies, qui, en retour, donneront à la Russie le statut de « grande puissance » par la

maîtrise d’un empire qui s’étend. Véritable fenêtre d’opportunité, la « famine du coton »

va permettre de légitimer et de renforcer un nouveau projet d’expansion territorial de la

228. Les conditions climatiques ne permettent que la production de lin et de chanvre.

229. Les industriels anglais créent l’Empire Cotton Growing Association et la British Cotton Growing Association, les Français, l’Association cotonnière coloniale et les Allemands la Kolonial-Wirtschaftliches Komitee (Owen, 1985).

230. Selon les études des historiens, les premières traces d’espoir des industriels de « sécuriser l’accès au coton centrasiatique » datent de 1855, soit près de six ans avant la « famine du coton ». À ce sujet, Beckert cite les travaux de Rozhkova (1949, p. 100) et Beckert (2008). Sur les espoirs de voir l’Asie centrale devenir le centre d’approvisionnement en coton de la Russie, on pourra se reporter aux travaux de Nebol’sin (1855, p. 18-27) et Maynes (2003, p. 120).

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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Russie, qui se tourne vers les territoires du sud231. Car la réalisation d’un projet cotonnier

en Asie centrale trouve un écho auprès du Tsar, soucieux d’affirmer le développement

industriel, de pousser son expansion militaire vers les mers du Sud, mais aussi de contrer

les ambitions britanniques en Perse232. Désormais, au nord de l’Asie centrale, l’armée du

tsar dispose d’une base, Orenbourg, où arrive le train et d’où elle pourra engager un

premier front d’expansion. Un deuxième front peut-être envisagé, par l’ouest : après avoir

stabilisé le Caucase à la fin des années 1850, une partie de l’Armée blanche se trouve en

partie libérée. En quête de nouveaux territoires, elle est prête à envahir l’Asie centrale, en

traversant la mer Caspienne, par l’ouest.

Tout converge et le tsar lance son armée en 1865 sur Tachkent, où sera installé le

gouvernement du Turkestan russe, une nouvelle province de l’empire Tsariste, qui est

stabilisée en 1876, après l’annexion du Khanat de Kokand, territoire politique féodal qui

recouvre l’ensemble de la vallée de Ferghana, qui deviendra plus tard, le « centre de la

culture cotonnière de Russie », c’est-à-dire le « territoire cotonnier » de la Russie. Or, du

côté des Russes, on sait que le territoire cotonnier est encore une idée abstraite, sur

laquelle se sont greffés des espoirs multiples et divers de conquêtes, de maîtrise de

territoires et de développements industriels. Symétriquement, on peut se demander si la

vallée de Ferghana est alors, et par essence, un territoire cotonnier. Pour cela, nous allons

confronter le « projet cotonnier russe » à ce qu’est la vallée de Ferghana de la moitié du

XIXe siècle, avant la conquête militaire Russe.

2) La vallée de Ferghana, essence d’un territoire cotonnier ?

Nous suivons une graine de « cotonnier imaginaire » qui circule dans la vallée au cours

de l’année 1875. Rencontre-t-elle un territoire fidèle à l’idée que se font les porteurs d’un

projet cotonnier russe en Asie centrale, lui permettant de pousser et de produire de la fibre

de coton ?

231. Les écrits postérieurs à la famine du coton montrent que la pression pénurique était toute relative. Ainsi, le géographe Aleksandr Woeikoff écrit en 1914 : « La crainte d’une “famine de coton”, comme conséquence de la rupture du traité de commerce avec les États-Unis est parfaitement ridicule ; mais elle a produit un heureux effet en attirant l’attention sur notre riche possession asiatique. Ce n’est pas la première fois dans l’histoire qu’une erreur a des résultats heureux. Si Colomb avait su à quelle distance se trouve l’Europe de l’Asie orientale, il n’aurait pas entrepris son voyage sur l’Atlantique » (p. 310).

232. Installés aux Indes, les Britanniques lorgnent sur ces espaces non contrôlés par une puissance impériale européenne. Sur la rivalité que se sont livrés l’empire tsariste et l’empire britannique, le « Grand Jeu », se référer au livre de Peter Hopkirk (1990).

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Des conditions favorables au coton…

Ainsi, pour se développer, le cotonnier doit se trouver dans un espace à longue période de

chaleur, car selon les espèces, il ne faut pas moins de 180 jours de température à plus de

15 °C et parfois jusqu’à 240 jours. Et Pour produire de la fibre de coton, le cotonnier a

besoin de soleil et de chaleur. Cet enfant du soleil233 devrait se porter bien et « réussir

admirablement » dans la vallée de Ferghana : la chaleur est favorable à la maturation de

ses fruits (les capsules), qui enferment la graine de coton sur laquelle sont fixées les

fibres. Et plus la température est élevée et plus la maturation des fruits est bonne234.

La vallée de Ferghana est particulièrement propice au cotonnier, dans certaines

conditions, et dans certains endroits : dans le cœur de la vallée, la Ferghana connaît une

période de six mois de températures moyennes supérieures à 15 °C, la dernière gelée du

printemps ayant lieu le 25 mars et la première gelée à l’automne, le 26 octobre. Du mois

d’avril au mois de septembre, la température de l’air y est très élevée, avec des moyennes

journalières qui dépassent parfois les 35 °C, particulièrement propices à la production de

coton. Par contre, autour de la plaine centrale, sur les collines et les montagnes, les

conditions climatiques ne permettent pas la production de fibre : le cotonnier pourrait

prendre mais aurait juste le temps de développer un système végétatif sans disposer de

temps pour conduire à maturation ses capsules. En fait, seul le fond de la vallée de

Ferghana peut potentiellement être un territoire cotonnier.

Ce fond de vallée est immense. Plaine constituée sur un fossé d’effondrement, il s’étend

sur une surface de plus de 10 000 km2, de forme ovale, étalée sur 70 km de large (sur son

axe nord-sud) et sur 150 km de long (sur son axe est-ouest). La température y est élevée

pendant six mois de l’année, et il y a peu de nuages : les cumulus sont très rares dans la

vallée au cours de l’été et l’air est si sec qu’il n’arrive presque jamais à saturation. Les

rares nuages sont le plus souvent des stratus, moins denses : la nébulosité y est

exceptionnelle235. Ainsi, au cours de l’été, le soleil surplombe la vallée tout au long de la

journée et ses rayons atteignent le sol de la vallée sans obstacle. Le « cotonnier

233. Selon l’expression d’Alexandre Woeikoff (1914).

234. Plus la période de chaleur est longue, et plus il y aura de production, le cotonnier étant une plante à croissance indéterminée. Ceci signifie que le cotonnier poursuit son développement et continue à produire des fibres tant que les conditions de croissance sont réunies.

235. De juillet à septembre, la quantité de nuage est très faible, avec un ciel couvert par les nuages moins d’un jour sur dix (Woeikoff, 1914, p. 31).

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imaginaire » pourrait profiter en plein des UV qui activeraient la synthèse de la cellulose

que le plant de cotonnier réalise pour produire la fibre de coton.

La chaleur est un point positif pour la culture du coton. En corollaire des fortes chaleurs

et de la sécheresse de l’air de la vallée de Ferghana, vient un autre point particulièrement

positif pour la production de fibre : il pleut très peu dans la vallée (moins de 200 mm de

pluie en moyenne sur l’année). Une fois les fruits arrivés à maturation, les capsules

s’ouvrent et ne protègent alors plus ses graines fibreuses, à l’air libre. Avant la récolte,

elles doivent sécher et être protégées de l’humidité : une attaque de pluie est fatale, car les

fibres se mettent alors à pourrir et à former des boules et des taches. La fibre est alors

inintéressante pour l’industrie textile qui pourrait difficilement la filer. Ici, en revanche,

grâce à la sécheresse de l’air, les fibres se porteront bien : il ne pleut pratiquement jamais

au cours de la période de végétation et encore moins au cours du mois de septembre, le

temps de la récolte.

La fibre aime la sécheresse, mais le cotonnier ne la supporte pas. La vallée de Ferghana

peut-elle apporter l’eau dont a besoin notre cotonnier imaginaire pour son

développement ? Pour produire l’or blanc dans les conditions d’évapotranspiration

potentielle de la vallée de Ferghana, on estime qu’un hectare de plants de coton a besoin

de 7 000 m3 d’eau. Le stress hydrique est néfaste : le cotonnier se protège alors et ne se

concentre plus sur la tâche pour laquelle il a été sélectionné, la production de fibres de

cellulose. Le rendement en fibres baisse alors substantiellement.

D’un côté, le fond de la vallée de Ferghana est « cotonnier » parce qu’il y fait chaud et

que le soleil peut librement activer les chloroplastes de notre cotonnier imaginaire. De

l’autre, ce territoire ne peut être « cotonnier » à cause du fait qu’il n’y pleut pas. Il pleut

dans la région de la vallée de Ferghana, mais seulement sur les collines et les montagnes,

espace que nous avons qualifié de « non-cotonnier », pour des raisons thermiques ! Ce

paradoxe est réglé par le cycle de l’eau, qui tombe sur les montagnes et rejoint le fond de

la vallée. Ainsi, la pluie est transportée par des vents dominants d’ouest qui se chargent

d’eau au-dessus de la mer Caspienne et de la mer Noire et qui viennent frapper les

chaînes du Tian Chan et de l’Alaï, premiers sommets au cours de la traversée du désert de

la plaine touranienne. Au contact des montagnes, l’air se décharge de son eau sur les

versants, généralement pendant l’hiver et le début du printemps. Alors, la température est

basse et l’eau tombe sur le flanc des montagnes sous forme de neige et constitue alors une

réserve d’eau qui s’écoulera une fois la température ambiante au-dessus de 0 °C. C’est en

été que la neige fondue s’écoule vers l’espace où la température est propice à la culture

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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du coton, et l’eau peut rejoindre le territoire cotonnier, dans des quantités très

importantes236.

L’eau s’écoule dans les rivières237 vers le fond de la vallée. Pour autant, elle n’est pas

facilement mobilisable, car les débits des rivières sont très forts. À cela plusieurs raisons :

(a) La fonte des neiges s’associe aux précipitations printanières et les quantités d’eau en

mouvement sont particulièrement importantes. (b) De plus, l’écoulement de l’eau n’est

pas freiné par une végétation, car le sol est pelé, brouté par les troupeaux du fond de la

vallée dont les parcours de transhumance passent sur les collines aux intersaisons. (c)

Enfin, une fois que l’eau est mise en mouvement par la fonte des neiges et des glaces, elle

est accélérée par la très forte pente des montagnes du pourtour de la vallée car en l’espace

de 30 kilomètres à vol d’oiseau, on passe d’une altitude de près de 5 000 mètres à une

altitude de 1 000 mètres. L’eau gagne en vitesse et emporte avec elle de la terre

limoneuse, accumulée au cours de la période de sédimentation quaternaire. Une fois

qu’elle gagne le lit de la rivière, l’eau blanche238 dévale vers le bas de la vallée et se

trouve une nouvelle fois accélérée par le lit de la rivière, lui-même très pentu et souvent

très étroit.

Quand l’eau arrive à une altitude de 1 000 mètres, le lit de la rivière s’élargit. Le fond du

fossé d’effondrement de la vallée de Ferghana établit une rupture de pente très importante

sur laquelle la rivière s’écrase. La vitesse est ralentie et certaines particules peuvent

sédimenter pour former un cône de déjection, transition entre la zone de montagnes et le

fond de la vallée. Sur ce cône, des loess sédimentent et forment un sol meuble, de

236. La vallée de Ferghana représente le cœur du bassin versant du Syr-Darya, deuxième plus grand fleuve de la région. 80 % des 37 km3 d’eau drainés par an en moyenne par le fleuve se forment dans la vallée de Ferghana. Ainsi, la vallée de Ferghana est constituée dans son ensemble d’une plaine cotonnière entourée d’un château d’eau. Sous l’effet de la chaleur du printemps et des rayons du soleil, la neige stockée sur les flancs des montagnes fond. Au fur et à mesure de l’avancée du printemps et de l’été, l’isotherme 0 °C s’élève et passe d’un territoire à un autre, toujours plus haut : d’abord les piémonts, qui recouvrent une bande de 20 à 30 kilomètres autour de la plaine de la Ferghana, puis les montagnes enneigées au milieu du printemps, jusqu’aux sommets des montagnes dans le courant de l’été, pour la plupart recouverts de glaciers. Ces zones lâchent l’eau les unes après les autres.

237. On différencie différentes rivières : les rivières nivales et les rivières glaciaires, qui correspondent à des régimes de débit différents. Les rivières nivales ont des pics de débit à la fin du printemps et au début de l’été, vers le mois de juin, alors que les rivières glaciaires ont des pics de débit au mois de juillet.

238. Ak suu en ouzbek : l’eau est « blanchie » par la terre et les cailloux charriés et s’oppose à l’eau noire (kara suu) qui s’écoule en fin d’été, lorsque les rivières ne sont alimentées que par la fonte des glaciers. Alors, la vitesse de l’eau n’est pas suffisante pour arracher les particules de sols.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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plusieurs dizaines de mètres de profondeur, élément tout à fait favorable pour le coton.

Sur ces cônes de déjection, la terre est meuble, riche en minéraux : la graine de coton

pourrait facilement y immiscer son radicule et enraciner sa racine pivotante239.

Cependant, comment l’eau peut-elle « monter » sur le cône de déjection ? Comment peut-

elle retrouver la chaleur du soleil, sur cet espace stabilisé ?

Les cônes de déjection accueillent des espaces où l’eau, la terre trouve l’eau et le soleil,

grâce à la construction de périmètres irrigués. Au milieu du XIXe siècle, alors que la

Russie s’active et forme son projet cotonnier, la vallée de Ferghana ne compte pas moins

de 600 000 hectares irrigués240, constitués sur les cônes de déjection de chacune des

rivières qui s’écoulent des montagnes.

En suivant le fil de la rivière, alors que nous arrivons au niveau du cône de déjection,

quatre hommes sont en action241. Trois jeunes de Bazar-Kurgan, village implanté sur le

cône de déjection de la rivière de Kara-Unkur. Dirigés par un vieil homme à barbe

blanche, un aksakal, ils portent des branches de peuplier et des poutres sur le chemin qui

les mène vers le haut du cône de déjection. Ils suivent un canal dont le sol terreux est

trempé, comme si l’eau y avait circulé peu de temps auparavant. Les jeunes arrivent au

niveau du lit de la rivière, où l’eau boueuse s’écoule avec fracas et constatent : le canal

n’est plus relié à la rivière. La nuit dernière, un orage de printemps a « rendu la rivière

folle ». Comme cela arrive souvent entre la fin de l’hiver et le début de l’été : d’ailleurs,

on appelle la rivière Unkur, ce qui signifie « folie » dans la langue de ces quatre

personnes. Après une forte pluie, la folie lui prend et la rivière se détache du canal qui

mène l’eau de la rivière vers le village. Sous les ordres de l’aksakal, les jeunes accrochent

une corde solide à l’arbre qui jouxte le canal, « un arbre solide planté par les ancêtres »,

on ne sait plus combien d’années auparavant. L’autre bout de la corde entoure la ceinture

de l’un d’entre eux qui part reconstruire le barrage en réarrangeant les rochers déplacés,

239. Les sols de la plaine de la vallée de Ferghana sont généralement limoneux (xerosols) ou limono-sableux (gleysols). On pourra se référer à l’Atlas Uzbekistana pour une description plus précise des sols de la vallée.

240. Les travaux de Michael Thurman font le récapitulatif des statistiques historiques disponibles sur les surfaces irriguées de la vallée de Ferghana (Thurman, 1999a, p. 264).

241. Cette histoire est issue d’un entretien réalisé en été 2006 avec le petit-fils du dernier arik aksakak de Bazar-Kurgan, lui-même ingénieur de l’eau à la retraite qui a travaillé toute sa vie professionnelle à l’administration de l’eau de Bazar-Kurgan. Il rendait compte des histoires que lui racontait son grand-père et que lui a transmises son père, lui-même, « spécialiste de l’eau » (mirob) de Bazar-Kurgan. La lignée de spécialistes de l’eau est chose commune dans la vallée de Ferghana. Les spécialistes de l’eau parlent de dinastiya (dynastie).

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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stabilisés par les poutres et les branches qui emprisonneront les galets et constitueront une

structure assez solide pour s’opposer à l’écoulement naturel et contraindre l’eau à monter

sur le cône de déjection, et à créer le lien entre la rivière et le canal. Après plusieurs

heures de travaux périlleux (il arrive qu’un jeune soit emporté), les quatre personnes s’en

vont satisfaites. L’eau est domestiquée et s’écoule à nouveau dans le katta kanal, le canal

primaire, et Bazar-Kurgan aura de l’eau jusqu’au prochain orage. L’aksakal rendra des

comptes au bay, le seigneur du village de Bazar-Kurgan qui l’a désigné pour être l’arik

aksakal, le plus « vieux » (respecté et responsable) des mirobi242, chargé d’organiser et de

superviser la gestion de l’eau au sein du périmètre irrigué de Bazar-Kurgan243.

L’eau s’écoule très rapidement et suit son cours jusqu’au premier embranchement. Sur la

gauche part un canal plus petit, le canal du premier village : Beshikjon. Il conduit à des

espaces irrigués peu développés où sont installés les campements hivernaux des éleveurs

kirghizes, dont les troupeaux sont encore en train de paître dans les collines de piémont,

avant de partir en transhumance. L’eau du canal primaire poursuit sa course et rencontre

plus loin un canal secondaire, à l’embranchement duquel se tient un mirob. À l’aide de

son ketmen (grande houe traditionnelle), il réarrange la prise d’eau de son canal sur le

katta kanal. Une partie de l’eau s’y engouffre et suit son cours jusqu’à de nouveaux

embranchements où les canaux tertiaires prélèvent l’eau. Certains sont obturés, d’autres

sont ouverts, fidèlement à la décision du mirob, élu pour organiser la distribution de

l’eau. Dans un des canaux ouverts, l’eau dévale en perdant de la vitesse : le mirob a

constitué un petit seuil permettant de réguler le débit entrant du canal tertiaire. Ce canal

est aussi appelé « canal de distribution », car il débouche sur des parcelles de 0,2 hectare

en moyenne, où l’eau trouve un espace ouvert pouvant intéresser le coton.

Entourées par des peupliers et des mûriers, les parcelles sont des espaces structurés : le

sol est lui aussi domestiqué, travaillé par un homme muni d’outils : le sol a été aplani,

facilitant la circulation de l’eau à faible vitesse. Quelques jours auparavant, l’homme

avait utilisé une poutre de planage, une herse de branchages et une herse équipée de dents

afin de rendre le sol meuble et aéré et permettre ainsi à l’air chaud de la vallée d’entrer

242. Le mirob est le « spécialiste de l’eau » qui organise la gestion de l’eau au niveau d’un canal et sa distribution entre usagers du périmètre irrigué par ce canal.

243. Sur les institutions de gestion de l’eau au cours de la période pré-tsariste, on se réfèrera au deuxième chapitre de la thèse de Michael Thurman (1999a, p. 31-81), « Irrigation management in the Ferghana Valley before 1876 » et au mémoire de Bachelor of Art de Patrick Conti (2004, p. 101-110) qui donne des informations intéressantes dans le chapitre “Water Management in the Khanates”.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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sous la surface du sol et de chauffer rapidement le sol refroidi par la fraîcheur hivernale.

À l’aide de l’araire attelé à des bœufs, il a formé des billons et des sillons dans lesquels

l’eau peut circuler et parcourir tout l’espace. On dirait presque que l’agriculteur a préparé

les conditions physiques favorables244 au développement du coton. Pour autant, le

cotonnier dispose-t-il d’une place pour se développer dans cet espace ? Poursuivons le

voyage de l’eau.

… mais des contraintes a priori insurmontables à l’introduction du coton

La parcelle est elle-même subdivisée en petites structures, les billons, séparés les uns des

autres par des sillons, orientés dans le sens de la pente du sol pour permettre à l’eau de

continuer sa course domestiquée245. Pour faire circuler l’eau dans un sillon, l’agriculteur

se munit de son ketmen et ouvre un petit barrage de terre. Alors, l’eau poursuit sa course

et trouve des interstices dans le sol des sillons et pénètre. Elle découvre des racines de

plantes semées par l’agriculteur : d’abord du blé, semé à l’automne et qui recouvre les

quatre premiers billons de la parcelle. D’autres barrages sont ouverts et l’agriculteur

réalise la même manipulation d’arrosage des productions semées sur les autres billons. Le

blé fait place au sorgho et à la luzerne, puis aux légumes et aux plantes oléagineuses. Les

plants de tomate sont semés à un intervalle de 20 cm, technique adapté au cotonnier

imaginaire, tout comme le sarclage246 réalisé par la femme de l’agriculteur à l’aide de sa

houe247 sur ces mêmes plants de tomates : le coton doit être nettoyé des mauvaises

244. Les conditions physiques (pédologiques, climatiques) de la vallée de Ferghana sont présentées par l’annexe 7.

245. Sur les techniques d’irrigation utilisées dans les périmètres irrigués avant la conquête Russe, on pourra se référer aux travaux de Vincent Fourniau (1985). Les travaux du géographe Alain Cariou donnent des informations intéressantes sur les outils utilisés dans les périmètres irrigués d’Asie centrale (Cariou, 1998, p. 121).

246. Le sarclage est une technique qui consiste à enlever les mauvaises herbes des champs de production agricole, à l’aide d’un outil, généralement une houe, ici le ketmen.

247. La plupart des travaux agricoles se réalisaient manuellement. Le travail du sol était manuel, réalisé à l’aide de houe (ketmen) et de petites houes (techla). La traction attelée légère est également apparue au cours de la période féodale, pratiquée dans les grandes exploitations en faire-valoir indirect. Alors, le travail du sol se fait à l’aide de l’araire, qui permet de pratiquer le billonnage indispensable à la culture irriguée pratiquée dans la région. La récolte se réalise à la serpette (ourok). La fertilisation se pratique grâce à l’apport de limons par l’eau d’irrigation, mais aussi par un transfert de fertilité des zones de pâture vers les cultures irriguées, avec un épandage manuel des déjections mélangées avec de la terre (20 % de déjection).

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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herbes, pratique que les agriculteurs connaissent déjà. Le cotonnier imaginaire pourrait se

nourrir de ces techniques agricoles conduites par l’agriculteur et sa femme.

L’eau a parcouru tous les sillons et n’a pas rencontré de coton. En fin de course, l’eau non

utilisée rencontre le canal collecteur et s’y déverse. Derrière ce canal, se tient une rangée

de peupliers et de mûriers qui encadrent la parcelle parcourue. Une fois l’eau collectée,

elle poursuit sa route et tombe dans le champ du voisin. Au milieu du XIXe siècle, il y a

bien du coton dans la vallée de Ferghana, appelé pakhta en ouzbek – khlopok en russe –

mais on ne le trouve qu’à côté des maisons situées dans le village. C’est le Gossypum

herbaceum, qui pousse sous la forme d’un arbuste pluriannuel, destiné à une activité

d’artisanat familial et manuel. À fibre courte, ce cotonnier « traditionnel » n’intéresse pas

les industriels qui cherchent du khlopok, coton à fibre longue248. Quelle place trouver au

coton imaginaire industriel ?

À la fin du voyage au sein de la parcelle, on saisit qu’il n’y a pas d’espace libre où

pourrait être semé le coton. Toutes les places sont occupées sur les sillons et l’espace de

production de notre agriculteur est limité. Étudions les possibilités que pourrait avoir

l’agriculteur pour trouver un espace de production au cotonnier. La première option serait

de déplacer les limites de la parcelle. Mais ceci n’est pas possible : alors l’agriculteur

empiéterait sur le terrain de son voisin qui conduit lui-même ses propres productions.

Certes, la terre n’appartient qu’à Dieu et il n’y a pas de propriété privée, selon le Coran,

religion des agriculteurs de la vallée, mais pour autant, la terre située de l’autre côté des

peupliers est bel et bien appropriée par son voisin, héritée de ses propres parents249.

Une autre solution serait d’ouvrir une autre parcelle à l’irrigation mais deux problèmes

majeurs se posent. L’espace non-irrigué appartient à tous les membres de son clan,

248. Le coton est utilisé pour la confection de tissus et surtout celle des kurpatcha, matelas qui composent une importante partie de la dot de mariage des jeunes femmes de la vallée. Cet usage, familial et artisanal d’une culture mineure a été identifié dans les enquêtes historiques auprès de vieillards, aussi bien dans la partie ouzbek que kirghize de la vallée de Ferghana. Entretiens historiques réalisés à Bazar-Kurgan (Kirghizstan) et Tashboulak (Ouzbékistan).

249. La loi de la Shari’a n’est pas appliquée stricto sensu et se trouve mêlée avec des modes d’appropriations des ressources naturelles. Sur le lien entre charia et les coutumes locales et traditions locales, on pourra se référer aux travaux de JND Anderson, qui tranchent avec une approche rigide de la loi coranique (Anderson, 1957, p. 17). Concernant les différents modes de tenures en pratique en Asie centrale au cours de la période féodale, on pourra se référer aux travaux de Patrick Conti, qui donnent une bonne synthèse des travaux réalisés par les historiens à ce sujet (Conti, 2004). On pourra se reporter à l’annexe 5 qui reprend les travaux de P. Conti. Les travaux de I. Matley donnent un bon complément. Selon lui, « 90 % of all irrigated acreage […] was held under some form of private ownership » (Matley, 1989a).

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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organisé autour du canal de distribution d’où il tire son eau. Ce sont des pâtures en

propriété commune où va brouter le troupeau des animaux des membres de la

communauté. Pour créer une nouvelle parcelle, il lui faudrait trouver un accord avec tous

et surtout avec le bay, chef du clan. D’autre part, l’ouverture d’une nouvelle parcelle

irriguée aurait un impact sur l’ensemble du réseau d’irrigation, car pour alimenter une

nouvelle parcelle, il est nécessaire de prélever de l’eau mise à disposition par le travail du

arik aksakal. L’eau employée ne pourrait être utilisée par les parcelles déjà existantes et

des pénuries d’eau pourraient survenir si de nouveaux aménagements n’augmentent pas la

capacité de la prise d’eau sur la rivière.

Une dernière solution ne concernerait que lui : l’agriculteur pourrait remplacer une plante

existante de sa parcelle par le cotonnier. Cette option pose tout autant de problème :

chacune des cultures conduites par l’agriculteur a sa (ses) destination(s). Elles sont toutes

attachées à des besoins, à d’autres productions et à des clients. En fait, chaque production

répond à des objectifs du paysan, liée à des usages qui expliquent sa présence dans la

parcelle de production et la part de surface qui lui est destinée.

Un autre problème se dresse aussi sur sa route : quand bien même l’agriculteur aurait-il

de l’espace pour le coton, aurait-il le temps de réaliser les travaux du coton ? Nous

l’avons vu plus haut, la période de production est limitée par la dernière gelée de

printemps et la première gelée de l’automne. De plus la force de travail des agriculteurs

est limitée.

Le cotonnier doit trouver une place dans une parcelle mais aussi dans l’organisation du

travail de l’agriculteur et des actifs travaillant sur la parcelle250. La semence de cotonnier

que nous suivons n’est pas n’importe quelle semence : celle d’un cotonnier industriel,

imaginé par des industriels moscovites situés à 5 000 km de la vallée de Ferghana et

orienté vers une production maximisée de fibre de coton. Le cotonnier imaginaire renvoie

donc à cette finalité de production de fibres qui « impose un certain nombre de

contraintes sur les relations que les actants entretiennent entre eux et avec l’objet »

(Akrich, 1987). Le travail à conduire sur le cotonnier imaginé dépend des conditions

physiques du milieu et de ce que l’on veut obtenir en bout de chaîne de production : de la

fibre, sèche et capable d’entrer dans une filière et de s’accrocher dans les machines

d’égrenage, puis dans les fileuses et ensuite dans les métiers à tisser des industriels.

250. Nous appelons « actif » chaque personne qui travaille à temps plein sur les parcelles de l’exploitation agricole.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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Dans la parcelle, il faut d’abord fournir une certaine quantité de travail, qui dépend des

techniques de production utilisée251. D’autre part, le travail à fournir est rythmé par un

itinéraire technique, succession de tâches bien précises nécessaires permettant in fine la

production de coton fibre, succession appelée. La culture du coton nécessite en effet

certains travaux spécifiques qui imposent d’importants pics de travail, notamment le

« démariage », la coupure du bourgeon apical et la récolte. Il est crucial de ramasser le

coton graine sur un temps court pour permettre au cotonnier de profiter le plus possible

des périodes de chaleur d’un côté et d’éviter que les pluies de la fin de l’automne ne

gâtent la fibre, d’un autre côté. Cette « contrainte », définie par le script cotonnier orienté

vers la production de fibre, impose un pic de travail. Alors, l’itinéraire technique du

cotonnier imaginaire est une barrière à l’insertion du coton dans la vallée de Ferghana : le

travail sur le cotonnier doit entrer en cohérence avec le travail réalisé sur les autres

cultures, aux itinéraires techniques contraignants, par des agriculteurs limités en main-

d’œuvre.

Encadré 11 – Itinéraire technique simplifié de la culture du coton252

On sème le coton le plus tôt possible, lorsque le sol est à 15 °C et qu’aucune gelée ne pourrait tuer les plantules, apparentes après la levée. Lorsque la culture est pratiquée manuellement, le coton est semé en « poquet », petit trou où sont déposées quatre à cinq semences. Après quinze jours, la levée est réalisée. Les plantules sont là. Au bout d’un mois, il faut pratiquer le démariage, particulièrement coûteux ; il faut passer à côté de chaque poquet et prélever, avec les doigts, les plantules les moins beaux pour ne laisser en place que les deux plantules qui ont le mieux poussé. Passe ensuite un temps de près de 200 jours avant la récolte. Le coton doit être choyé plus encore que d’autres plantes : contrairement au blé et à la luzerne, le coton ne recouvre qu’une petite partie de la surface du sol, ce qui laisse de la place pour le développement de « mauvaises herbes ». Ainsi, on met 20 cm entre chaque poquet, alors que le blé, par exemple, semé à la volée laisse très peu de place entre deux plants. Il y a 300 cm2 entre chaque pied coton où peuvent pousser ses ennemis, les adventices ! Alors, tous les mois, la parcelle de cotonnier doit être « lavée », c’est-à-dire sarclée à l’aide d’une houe. Nous l’avons vu, les conditions d’Asie centrale imposent l’irrigation, réalisée tous les mois, avec une attention particulière au cours de la période de floraison et de maturation des fruits. Un manque d’eau au cours de cette période diminue considérablement les rendements. Le cotonnier fleurit tout en grandissant (dû à sa croissance indéterminée). On trouve alors sur le même plant à la fois des boutons, des fleurs et des fruits, appelés « capsules ». Environ 50 jours après la germination, les premières fleurs apparaissent. Jaune à l’ouverture, la fleur

251. Pratiquée manuellement, la culture du coton nécessite au moins 150 HJ/ha, selon nos enquêtes de terrain (voir l’annexe 11 à ce sujet).

252. Les itinéraires techniques du coton pratiqués en Asie centrale sont développés précisément dans l’annexe 13.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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devient rose violet une fois fécondée. Fécondée, la fleur se fane et se transforme en fruit (capsule) qui, une fois mûr, s’ouvre et laisse apparaître les fibres, qui forment une petite boule blanche constituée autour de la graine : l’ensemble s’appelle le coton graine. C’est alors que la récolte est réalisée.

L’agriculteur a déjà réparti la quantité de travail dont il dispose. Chaque plante de sa

parcelle suit une dynamique physiologique propre et l’agriculteur a déjà distribué le

travail de ses actifs selon un itinéraire technique précis permettant d’atteindre ses

objectifs. Symétriquement, l’agriculteur a pris en considération l’organisation du travail

sur la parcelle lors du choix de ses productions : les légumes peuvent être plus

rémunérateurs que le blé par hectare, il ne peut en produire une quantité supérieure car la

tomate nécessite énormément de travail, et la quantité de travail dont il dispose est

limitée253.

Pour prendre pied dans la vallée de Ferghana, le cotonnier devra entrer dans un système

de culture254, ensemble constitué par les cultures pratiquées au sein d’une parcelle (ou des

parcelles), les successions culturales de cette (ces) parcelle(s), et l’ensemble des

techniques appliquées suivant un ordonnancement précis (l’itinéraire technique), tout cela

dans des conditions pédoclimatiques données. L’introduction du cotonnier est d’autant

plus compliquée qu’il ne devra pas seulement s’insérer dans un système de cultures. Une

partie des productions de la parcelle est en fait destinée à l’élevage de l’agriculteur, à la

fois source de produits de consommation, source de productions destinées à la vente sur

les marchés et moyens de production pour la réalisation du travail du sol (labour, buttage,

binage) et du transport des produits vers le bazar. En fait, le cotonnier doit trouver sa

place dans un système de production255, combinaison d’un système de culture et d’un

253. Ainsi, une culture d’oignon, avec un cycle de six mois, nécessite 240 hommes-jour par hectare (HJ/ha), contre 150 HJ/ha pour la culture manuelle du coton. On se réfèrera à l’annexe 11 qui rend compte des différents systèmes de culture et fait une analyse des besoins de main-d’œuvre pour chaque combinaison de culture décrite dans la vallée de Ferghana.

254. Les concepts de « système de culture » et de « système d’élevage » ont été respectivement créés par M. Sébillote (1976) et E. Landais (1992). On trouvera une définition de ces concepts en annexe 6. On peut faire référence aux définitions que donne P. Jouve dans : « Un système de culture est un ensemble de parcelles cultivées de façon homogène et en particulier soumises à la même succession culturale » ; un système d’élevage est un « ensemble de techniques et de pratiques mises en œuvre par un ou des éleveurs pour exploiter, dans un espace donné, des ressources végétales par des animaux, dans des conditions compatibles avec leurs objectifs et les contraintes du milieu » (Jouve, 2003).

255. On trouvera la définition précise du système de production en annexe 6. Philippe Jouve donne une définition rapide, suffisante à ce niveau de notre raisonnement : « Le système de production d’une exploitation agricole est l’ensemble structuré de moyens de production (force de travail,

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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système d’élevage, doté d’une cohérence interne, et de liens établis avec un

environnement sociotechnique : le réseau d’irrigation, le bazar, le réseau de pouvoir (bay,

auquel il doit donner une taxe, 10 % de sa récolte, notamment pour payer le service de

l’accès à la ressource en eau), un réseau de solidarité, pour en citer quelques-uns.

Un système ouvert sur des réseaux de portées locales et étendues

En centrant le regard sur l’agriculteur et ses pratiques de production, on prend le risque de

trouver un agriculteur isolé, enfermé dans sa parcelle entourée d’arbres, inaccessible au

contact avec un cotonnier qui ne peut venir que de l’extérieur. De nombreuses études

n’arrivent pas à saisir les ressorts de l’étonnant bouleversement du système agraire de la

vallée de Ferghana (Conti, 2004 ; Thurman, 1999a).

L’agriculteur et sa parcelle sont insérés dans un environnement sociotechnique

particulièrement complexe ouvert sur l’extérieur. Les relations avec l’extérieur se

réalisent par des intermédiaires qui circulent au sein de différents réseaux

sociotechniques. Ainsi, la gestion de l’eau est réalisée par l’intermédiaire du réseau

d’irrigation organisé par des agents spécialisés, mirob et arik aksakal, qui mettent en

œuvre des règles partagées de distribution de l’eau domestiquée256. De même,

l’agriculteur, sa famille et sa parcelle sont insérés dans un « groupe de solidarité » (Roy,

1996)257, lui-même structuré autour des réseaux d’irrigation. Mais l’évocation de ces

réseaux n’est pas suffisante car la parcelle se retrouve à nouveau isolée, seulement

ouverte à un monde lui-même fermé sur l’extérieur. En effet, les portées des réseaux et

des intermédiaires évoqués jusqu’ici sont restreintes : le réseau d’irrigation n’est que « le

centre de lui-même » (Akrich, 1989a) ; de même, les relations marchandes258 évoquées

ont des portées « locales » (Callon, 1991) et ne se réalisent qu’au sein de la vallée de Kara

Unkur entre éleveurs kirghizes et agriculteurs des parcelles irriguées.

terre, équipement) combinés entre eux pour assurer des productions végétales et/ou animales en vue de satisfaire les objectifs du chef d’exploitations » (Jouve, 2003).

256. Sur les règles de gestion de l’eau à l’époque présoviétique, on se reportera à Thurman (1999a) et à Conti (2004).

257. Sur les groupes de solidarité centrasiatiques, on pourra se référer aux nombreux travaux développés par l’anthropologie et les sciences politiques (Bouchet, 1992 ; Rashidov, 1992 ; Roy, 1991, 1996). On note d’ailleurs que le mot yap désigne à la fois le groupe de solidarité (ou lignage) et le canal tertiaire de distribution de l’eau aux parcelles de production.

258. Situation historique que nous avons retrouvée au village de Bazar-Kurgan (Kirghizstan), dont le toponyme historique inclut le mot bazar, qui signifie « marché ».

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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Figure 5 - Des périmètres irrigués, « centres d'eux-mêmes »

En fait, la parcelle irriguée est aussi en relation avec un réseau d’une portée beaucoup

plus étendue : la route de la soie. La vallée de Ferghana est la zone de transit privilégiée

entre les villes de Chang-An (extrémité orientale de la route) et Boukhara. Les villes

d’Och et de Kokand sont des étapes des caravanes qui s’y posent au sein des nombreux

caravansérails situés autour des bazars. En fait, la vallée de Ferghana est la région

commerçante de l’Asie centrale : selon les historiens, les marchands de Kokand, les

Kokandi, maîtrisent le commerce de toute l’Asie centrale et font le lien entre Kachgar (où

ils disposent de comptoirs) et les villes de Khiva, de Samarkand et de Boukhara. Ils

maîtrisent les routes entre l’Asie centrale et la Russie. Les Kokandi ne forment pas

seulement les liens de transit de la Route de la soie, entre Kachgar, Boukhara, Khiva,

Kazan et Astrakhan en Russie mais entretiennent également des liens commerciaux au

sein même de la vallée de Ferghana. Par ce commerce réalisé sur un réseau de routes et

de chemins qui quadrillent la vallée et lient chaque ville (et chaque périmètre irrigué) à la

ville de Kokand, chaque parcelle de la vallée se trouve déjà en relation avec la Russie.

La parcelle irriguée de notre agriculteur est encadrée par des rangées de peupliers et de

mûriers. Les peupliers ont une destinée locale et familiale : le tronc allongé est utilisé

pour la charpente des maisons. Les mûriers sont destinés à la production de cocons de

vers à soie, vendus aux marchands Kokandi. Chaque printemps, les marchands Kokandi

apportent aux agriculteurs des boîtes de larves de vers à soie élevées dans les maisons,

nourries des feuilles du mûrier259. À l’été, une fois les cocons constitués autour de chaque

259. L’annexe 12 donne les éléments de compréhension de la conduite de la sériciculture.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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ver, ils sont rassemblés et transportés vers Kokand, où se trouvent des ateliers de soierie.

Il existe déjà un lien entre Kokand et différents territoires de la vallée de Ferghana, ce qui

signifie qu’indirectement, et par l’intermédiaire des Kokandi, la parcelle de production et

les agriculteurs, qui ne bougent pas, sont en relations avec la Russie par l’intermédiaire

des caravanes (distances longues et en milieu aride).

Ce périple montre qu’avant la conquête Russe, il reste un long et rude chemin à parcourir

pour voir ce territoire se transformer en celui qui sera décrit en 1914 comme « l’endroit le

plus florissant de l’Asie centrale, le centre de la culture cotonnière » (Woeikov, 1914) de

la Russie. Certes, nous avons découvert que domestiquées, les conditions naturelles sont

particulièrement favorables pour le coton. Pour autant, le coton n’a pas sa place. Car aux

endroits où les conditions favorables au coton sont réunies, d’autres productions sont déjà

conduites au sein d’un système agraire. De même, les hommes rencontrés le long de notre

cheminement ne conduisent pas leurs pratiques agricoles précises dans l’attente de

recevoir les graines de coton que leur apporteront les industriels russes. Ils ne se préparent

pas à devenir des professionnels du coton et ne répètent pas un programme préétabli qui

permettra de maximiser la production de coton, fidèlement à un projet cotonnier russe.

Les contraintes sont particulièrement nombreuses, tant il y a d’agents qui sont déjà liés.

Le cotonnier devra batailler pour faire sa place dans l’espace-temps de la production qui a

une cohérence construite historiquement : la parcelle (espace de production) et le

calendrier de travail du producteur (temps de production).

B - Construction d’une filière cotonnière (1876-1916)

La conquête de l’Asie centrale a nécessité « peu d’investissement et peu de sang »

(Woeikov, 1914), comparé aux mouvements qui devront se mettre en œuvre pour voir la

vallée de Ferghana passer d’un centre de production cotonnière imaginaire et utopique au

centre de production cotonnier de la Russie. Car, même si le Tsar a pris la décision de

conquérir l’Asie centrale et d’annexer la vallée de Ferghana en 1876, ceci ne dit rien de la

capacité du cotonnier à s’y insérer. À la même époque, plusieurs projets cotonniers ont

mené à des échecs comme par exemple l’introduction du « cotonnier britannique » en

Inde qui s’est soldée par un abandon et par une concentration des efforts vers l’Égypte.

Tout cela nous conduit à dire que la route reste longue pour la construction des conditions

qui permettront au projet « cotonnier russe » de s’établir dans la vallée de Ferghana.

Deux facteurs majeurs ouvrent des « fenêtres d’opportunité » au passage du projet

cotonnier de l’état d’utopie à sa réalisation. D’abord l’annexion du Khanat de Kokand au

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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sein du territoire de l’empire tsariste : contrairement aux territoires de Boukhara et de

celui de Khiva, qui gardent leur autonomie au lendemain de l’invasion tsariste,

l’ensemble de la vallée de Ferghana fait partie intégrante de l’empire Russe, par

l’allégeance du khan de Kokand. L’annexion militaire de la Russie lui permet de

retrouver son trône perdu quelques années auparavant et permet en retour au projet

cotonnier Russe de déployer ses cartes. La deuxième fenêtre d’opportunité concerne la

capacité de la vallée de Ferghana à s’ouvrir au projet cotonnier russe une fois la région

annexée militairement et politiquement. Cette capacité tient à l’existence des flux de

transit commerciaux de la Route de la Soie, mais qui connaît un déclin progressif depuis

la fin du XVIe siècle, depuis l’ouverture de nouvelles routes maritimes260 entre l’Europe et

les Indes, plus rapides et plus sûres. Depuis, les liens commerciaux avec Kashgar et

Boukhara se délitent et l’industrie séricicole pâtit de la concurrence des industries de soie

de l’Extrême-Orient, connectées à l’Europe par les navires de commerce. Les Kokandi,

marchands qui réalisent les liens commerciaux entre ces territoires, et qui prennent en

charge la sériciculture, sont prêts à s’occuper de la diffusion et de la commercialisation du

coton, activités d’une filière engageant des échanges monétisés, comme la soie. Malgré

tout, la vallée de Ferghana reste à plus de dix mois de voyage à dos de chameau de la

première station de train du réseau ferré russe.

La suite est l’histoire de la concrétisation d’un projet cotonnier russe au sein de la vallée

de Ferghana. En moins de trente ans, la vallée va procurer plus de 50 % du coton utilisé

par l’industrie textile Russe et 75 % du coton produit en Russie. Cette transformation est

conduite par l’alliance d’éléments hétérogènes qui transmettent au coton une force

d’inertie suffisante pour s’imposer dans la vallée de Ferghana. Pour découvrir la

construction complexe d’une filière cotonnière au cours du dernier quart du XIXe siècle,

nous opérons trois mouvements pour décrire un réseau qui lie Saint-Pétersbourg et

Moscou aux parcelles de production irriguées de la vallée de Ferghana : d’abord, nous

concentrons notre analyse sur les liens entre métiers à tisser russes et la vallée de

Ferghana. Ensuite, nous suivons la construction de la filière cotonnière au sein de la

vallée de Ferghana, permettant de lier les métiers à tisser aux parcelles de production

agricole de la vallée. Ceci nous amène ensuite à voir ce qui se passe au sein des parcelles

260. Plus sûres et plus rapides, ces routes ont étouffé les activités de commerce des caravanes de la route de la soie, conduisant à une récession économique, mais aussi à l’enclavement de la région, devenue la région la plus éloignée des centres de dynamisme économique de l’Eurasie.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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et des systèmes de production, pour saisir l’adoption de la production cotonnière par les

agriculteurs de la vallée.

1) Lier les métiers à tisser aux parcelles irriguées

Le chemin de fer : rapprocher la vallée de Ferghana et la Russie

Une fois la conquête de l’Asie centrale réalisée et le territoire stabilisé au sein du

Turkestan russe en un gouvernorat, unité administrative de l’Empire, l’Asie centrale n’est

encore qu’à l’état de territoire potentiellement cotonnier. Nous l’avons vu, le projet

cotonnier centrasiatique ne va pas de soi, d’autant plus que la famine européenne du

coton est rassasiée dès le milieu des années 1860. À la fin de la guerre de Sécession, les

productions américaines reprennent de plus belle, doublées de nouvelles productions

cotonnières établies par les empires européens dans leurs colonies : l’Égypte pour

l’empire britannique, l’Afrique de l’ouest pour l’empire français et la Prusse. Les

industries russes peuvent donc à nouveau s’approvisionner sur le marché international

cotonnier. Le projet cotonnier russe aurait pu rester à l’état d’utopie si les autorités russes

n’avaient pas mené des politiques publiques permettant un rapprochement des parcelles

de production de la vallée de Ferghana aux centres de production textile russe, dès la

stabilisation politique des territoires nouvellement conquis. Une stratégie de substitution

aux importations est conduite par la mise en place d’un système de taxation sur les

importations du coton-fibre provenant de l’étranger261 qui cherche à détourner les mêmes

industriels d’un marché international approvisionné par les États-Unis, pour les tourner

vers le territoire russe. En 1878, deux ans à peine après l’annexion de Kokand, les

autorités russes mettent en place des mesures protectionnistes destinées à privilégier la

consommation du coton fibre produit intérieurement. De 1878 à 1898, la taxe cotonnière

devient si élevée que des usines entières sont délocalisées depuis la Prusse : main-

d’œuvre et machinerie des usines sont déplacées de l’autre côté de la frontière et

alimentent la dynamique cotonnière. Mais pour lier l’Asie centrale aux centres de

production textiles russes, la mise en place de barrières douanières ne peut effacer une

contrainte majeure : l’Asie centrale est à 5 000 km de Moscou et les premières balles de

coton centrasiatiques parcourent le chemin en plus de trois mois à dos de chameau, ce qui

261. Sur la stratégie de substitution aux importations menée par la Russie au cours des deux dernières décennies du XIX

e siècle, on se reportera aux travaux d’Igor Lipowski. De 1878 à 1894, la taxe d’importation du coton passe de 40 kopecks par unité de 16 kg à une taxe de 3 roubles et 15 kopecks (Liebowitz, 1992, p. 529).

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est particulièrement dissuasif pour les industriels. Contrairement à l’ensemble des

territoires coloniaux cotonniers des autres empires européens, l’Asie centrale reste

enclavée, non accessible par bateau. Alors, pour réaliser l’indépendance cotonnière, il

faut réduire le temps de trajet et rapprocher ainsi les champs de coton centrasiatiques des

métiers à tisser de Moscou.

Le prolongement du chemin de fer placerait Moscou à quelques jours de train de la vallée

de Ferghana ; l’idée est portée très tôt par les industriels cotonniers russes, constitués en

lobbying au sein de la Société commerciale d’Asie centrale devenue la Société de

l’industrie russe, qui poussent le Tsar à construire un chemin de fer262. Le chemin de fer

ne se fait pas attendre longtemps. Une première ligne est construite entre Tachkent et le

port russe de Krasnovodsk, au bord de la mer Caspienne, sur la rive opposée à celle de

Bakou. Le projet cotonnier russe s’appuie alors sur le projet pétrolier russe : Bakou étant

déjà relié à Moscou par la voie ferrée Transcaucasienne, accessible depuis Krasnovodsk

par une traversée de la mer Caspienne en bateau à vapeur. En 1899, la liaison est

raccourcie par la construction d’une ligne qui relie Tachkent à Orenbourg permettant une

réduction des temps et des coûts de transport, en évitant notamment les ruptures de

charges d’un transport multimodal.

Au fur et à mesure que se mettent en place ces politiques publiques, la production

cotonnière devient de plus en plus intéressante. Elle se développe avant même que l’Asie

centrale soit complètement reliée à la ligne de chemin de fer : en l’espace de cinq ans,

entre 1898 et 1903, la production du Turkestan russe croît de 50 %, à 90 % conduite dans

la vallée de Ferghana. Le coton s’étend dans la vallée à mesure que la ligne de chemin de

fer s’en approche. En 1906, elle franchit la cluse de Khodjent et arrive à Kokand. De

Kokand, une nouvelle ligne est tirée vers Andijan, passant par le sud de la vallée. Deux

ans plus tard, en 1908, une nouvelle ligne est construite depuis Kokand et passe par le

nord pour gagner la ville de Namangan. Dès 1908, tous les espaces irrigués de la vallée se

situent à moins de quarante kilomètres d’une gare russe, contre plus de trois mille dix ans

auparavant, lorsque la voie ferrée n’arrivait qu’à Orenbourg, place forte de départ de la

conquête militaire. En quelques jours et à l’aide d’un moyen de locomotion sûr, le coton

produit dans la vallée de Ferghana peut être acheminé vers les usines textiles du sud de

Moscou, elles-mêmes reliées au réseau de chemin de fer russe.

262. On pourra se référer aux travaux de Muriel Joffe et d’Alfred Riever (2003).

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Les liens se resserrent, mais pas uniquement par un transport ferré décidé à Saint-

Pétersbourg, dans les bureaux du Tsar. La production cotonnière de la vallée de Ferghana

n’a pas attendu le train pour se constituer : le chemin de fer suit sa route vers la vallée de

Ferghana, appelé par une filière cotonnière qui se forme. Avant même que la voie ferrée

n’arrive à Andijan, d’autres machines à vapeur fonctionnent dans la vallée ; celles des

usines d’égrenage mises en place par des entrepreneurs industriels russes.

La construction d’un secteur cotonnier dans la vallée de Ferghana

En 1880, quatre ans à peine après l’annexion du khanat de Kokand et plus de 25 ans avant

l’arrivée du train, une première usine d’égrenage est construite dans la vallée de Ferghana

grâce à des financements de l’industrie textile d’Ivanovo (Matley, 1989b, p. 315). L’usine

sépare la fibre de coton graine arraché de pieds de cotonnier qui ont pris racine dans la

vallée de Ferghana. Désormais, le cotonnier imaginaire s’est réalisé et porte un nom : le

cotonnier upland, de la variété Gossypium hirsutum, introduit non sans embûche

(encadré 12).

Encadré 12 – Les déboires de la variété de cotonnier Sealand en Asie centrale

Après plusieurs essais de variétés conduits par les autorités publiques qui mènent à « des résultats catastrophiques », une variété américaine adaptée aux conditions particulièrement sèches de la vallée de Ferghana est importée par les industriels privés russes et réussit à prendre.

Le coton est une affaire d’État et ce sont les instituts publics d’agronomie qui se chargent de cette affaire, qui va se solder d’abord par un échec. La Russie est vierge dans l’entreprise coloniale des terrains du sud et ne dispose pas d’un institut de recherche agronomique spécialisé dans les cultures tropicales. Alors quand elle arrive en Asie centrale, et qu’elle doit implanter du coton, elle est obligée de se tourner vers les centres de production internationaux et notamment ceux constitués en Égypte, où le coton connaît une épopée semblable dans le delta du Nil. Les industriels et les autorités britanniques se sont trouvés devant le même problème que leurs homologues Russes… faire pousser du coton sur des terrains irrigués, alors que la plupart des recherches ont été réalisées pour les terres non irriguées du sud des États-Unis. À force de recherches, une espèce est créée, sealand, adaptée aux territoires du delta du Nil. Lorsque les Russes s’installent en Asie centrale, le problème semble simple : le cotonnier doit être irrigué en Asie centrale, tout comme en Égypte. Les Russes, qui ne connaissaient peut-être pas la langue anglaise, voient dans le sealand la solution à leur problème. Mais, l’entreprise prend des tournures de « catastrophe ». Car le climat centrasiatique est trop sec et les vents chauds désertiques brûlent les feuilles du sealand, sélectionné pour les conditions douces de bord de mer du delta du Nil. De facto, les autorités publiques passent le relais aux industriels, qui prennent en charge la tâche d’introduire une espèce adaptée, l’upland américain.

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La première graine de coton upland et la première usine d’égrenage prennent racine dans

la vallée depuis la ville de Kokand. La filière cotonnière compose avec les réseaux

sociaux et techniques déjà existants, et avec des alliances politiques établies entre

l’empire et le khan de Kokand. D’abord, les industriels russes s’installent à Kokand à la

suite des autorités impériales « accueillies » par le khan, remis en place par les autorités

Russes après l’annexion de Kokand. Ce canal politique est renforcé par les liens

commerciaux entre marchands kokandi et les quelques commerçants Russes qui s’étaient

aventurés en Asie centrale sur les traces de la Route de la Soie. Enfin, une raison

technique rapidement évidente amène le projet cotonnier à s’implanter d’abord à

Kokand : une fois produit, le coton doit être transporté vers la station de train la « plus »

proche – les marchands Kokandi en feront leur affaire, disposant de nombreuses

caravanes de chameaux qui peuvent acheminer le coton vers Krasnavodsk ou Orenbourg,

en attendant la construction des lignes centrasiatiques reliant Kokand, Andijan et

Namangan. La contrainte du transport explique d’ailleurs la construction à Kokand de la

première usine d’égrenage du coton dès 1880. Un kilo de coton est aussi lourd qu’un kilo

de plomb, mais une quantité de fibre attachée à la graine de coton pèse trois fois plus

lourd. Par souci de réduction des coûts de transport, le coton graine est travaillé sur place,

pour séparer la fibre de la graine. Ensuite, pour faciliter le transport, la fibre est pressée en

balles de coton, permettant de charger d’importantes quantités de coton sur les dos des

chameaux et les Arda263 qui rejoignent la station de train.

Quand les presses des usines d’égrenage concentrent la fibre dans les balles de coton, la

ville de Kokand concentre les nouvelles institutions d’une filière cotonnière naissante. Un

premier centre de production de semences upland est mis en place par une usine de textile

russe de la région d’Ivanovo. À côté du grand Bazar de Kokand, une bourse cotonnière

est établie, où sont réalisés les échanges liés au coton – l’achat/vente, la distribution des

semences. Avec l’arrivée du train à Kokand, puis sa diffusion dans la vallée de Ferghana,

la bourse cotonnière est reliée au marché international : les informations circulent vite

entre la Russie et la vallée de Ferghana et permettent de nouvelles spéculations.

Conjointement, un système financier s’établit par l’installation de plusieurs banques

commerciales russes, qui financent des emprunts. Dans son rapport Aleksandr Woeikov,

géographe de l’Académie des sciences de Saint Petersburg envoyé en expédition en 1912

par le tsar pour prospecter l’état et la possibilité de développement de la culture

263. Charrette centrasiatique tirée par un âne, montée sur deux grandes roues de trois mètres de diamètre permettant la traversée des rivières et des canaux d’irrigation.

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cotonnière centrasiatique, consacre plusieurs pages au dynamisme économique de la ville

de Kokand et souligne le faste économique cotonnier. Selon lui, la vallée était déjà reliée

à l’économie mondiale, car « non seulement on fait le commerce du coton, mais on

spécule sur lui ; on y gagne et on y perd des sommes énormes. Ces spéculations se font

surtout à la Bourse de New York ». Plus loin : « On gagne beaucoup et on dépense

largement. J’ai entendu dire que nulle part en Russie, à l’exception de Moscou et de

Saint-Pétersbourg, on ne boit autant de champagne des meilleures marques françaises

qu’à Kokand » (Woeikov, 1914, p. 148).

La ville de Kokand est le centre à partir duquel diffuse le cotonnier. Cette diffusion se

réalise à l’aide de relais locaux, car les autorités et industriels russes restent en ville, seule

place qu’ils contrôlent vraiment264. Les commerçants locaux viennent s’approvisionner à

Kokand en moyens financiers, en semences et en savoirs techniques, et apportent le

cotonnier upland vers les périmètres irrigués par les mêmes chemins que ceux qu’ils

empruntaient pour apporter les larves de vers à soie d’une industrie séricicole concentrée

depuis des siècles sur la même ville de Kokand. Le coton peut être véhiculé par

l’intermédiaire des mêmes réseaux sociaux et des mêmes routes sans concurrencer la soie,

produite sur des muriers situés en bordure de champ, quand le cotonnier doit prendre

place dans les parcelles irriguées. Le déclin de l’industrie séricicole provoque un appel

d’air pour alimenter une nouvelle fièvre cotonnière. Au sein des périmètres irrigués, de

nouveaux acteurs prennent le relais : les chefs de villages et de lignages passent petit à

petit du statut de récepteurs au statut d’acteurs de la filière cotonnière. En partenariat avec

les commerçants, les chefs locaux se saisissent de l’opportunité commerciale du coton et

édifient des usines d’égrenage. Ils reconstituent sur leur territoire la filière créée par les

Russes dans la ville de Kokand à l’échelle de la vallée265.

264. Ce fait, qui répond à un schéma proche du colonialisme français ou britannique, est établi par la plupart des travaux historiques menés sur l’Asie centrale, dont nous donnons quelques exemples ici. Selon H.M. Collins : « L’empire avait peu de contrôle en dehors de quelques centres urbains » (Collins, 2006, p. 78). Olivier Roy donne une évaluation équivalente : « Une occupation militaire et administrative du Turkestan qui élimine les pouvoirs politiques traditionnels mais laisse intactes les élites locales – propriétaires fonciers, ou begs (bay), et mollah » (Roy, 1997, p. 70-71).

265. C’est ainsi que, par exemple, dans le petit village de Khodja-Kishlak, au sud de Namangan, avant même que la ligne ferrée septentrionale ne soit construite, une première usine est construite par un riche propriétaire khodja (clan noble de la vallée de Ferghana), associé à des marchands de la ville de Namangan et de Kokand (Entretiens historiques menés à Tashboulak, dans le district de Namangan en été 2005).

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La filière cotonnière se constitue et quadrille peu à peu la vallée de Ferghana. Les usines

poussent partout : on compte ainsi dans l’oblast de Ferghana266 21 usines d’égrenage en

1890, 100 en 1901 et 159 en 1914 (Lipovsky, 1995, p. 529). Elles organisent à la fois

« l’amont » et « l’aval » de la production cotonnière en offrant non seulement les services

financiers et semenciers (semence gratuite la première année, à moitié prix la deuxième)

mais également la pression des graines techniques – graines non semencières, séparées de

la fibre – pour en extraire l’huile et produire du tourteau de coton267. Le développement

de l’industrie cotonnière se fait parallèlement au développement d’autres industries. Les

usines d’égrenage fonctionnent avec des machines à vapeur, ce qui entraîne le

développement de l’extraction du charbon. Quatre mines sont ouvertes autour de

Khodjent, puis à Utch Kurgan dans les années 1890, utilisées plus tard pour alimenter le

chemin de fer (Matley, 1989b, p. 310).

Les liens entre la vallée de Ferghana et les centres de production textile russes se réalisent

par la convergence d’intérêts multiples, situés en diverses localités : ces intérêts peuvent

être publics ou privés, russes ou ferghani, et se renforcent par la mise en place de moyens

techniques et institutionnels générateurs de « connexité » entre localités où se déploie un

réseau sociotechnique construit sur des intérêts convergents et établi sur des éléments

déjà existants qui se recombinent et se transforment. Ces éléments donnent forme au

projet cotonnier et transforment l’abstrait du projet en concret de pratiques qui le mettent

en œuvre. Des connexions sont créées et forment des centres, où se concentrent des

acteurs et des flux. Parallèlement à la circulation du coton, de nouveaux objets

apparaissent : les relevés des productions de chaque usine, qui circulent entre les usines et

les administrations coloniales au sein de la vallée, précurseurs des relevés statistiques et

des indicateurs macroéconomiques.

266. L’Oblast est une région administrative de l’empire tsariste. Cette appellation sera conservée au cours de la période soviétique pour désigner les provinces, échelon administratif intermédiaire entre la république et le district. L’oblast de Ferghana recouvrait l’ensemble de la vallée de Ferghana, actuellement divisée entre les républiques d’Ouzbékistan, du Kirghizstan et du Tadjikistan.

267. En aval de la production de fibre de coton, des huileries sont construites pour valoriser la graine de coton. Écrasée, la graine de coton fournit de l’huile utilisée dans l’alimentation humaine et du tourteau, utilisé pour l’alimentation du bétail. En 1914, 19 huileries sont établies dans la vallée de Ferghana, dont la plus grande est établie à Kokand, le centre cotonnier de la vallée et à Katta-Kurgan (Matley, 1989b, p. 313).

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2) Avancée du coton et recombinaison du système agraire ferghanien

Qu’en est-il du coton ? Peut-il intéresser les agriculteurs ? Le coton est particulièrement

bien armé pour jouer sur le terrain des autres cultures. Le combat est inégal, car le coton

est soutenu par la puissance d’une filière en construction qui peut déséquilibrer le système

agraire de la vallée de Ferghana. Trois étapes de transformation du système agraire ont

été identifiées et correspondent à trois mécanismes successifs par lesquels le coton a pris

pied dans la vallée de Ferghana. La première étape est celle d’un combat mano a mano

entre le coton et les cultures déjà conduites au sein des systèmes de production. Le

deuxième mécanisme est celui de l’extension des périmètres irrigués. Le troisième

mouvement est mû par une évolution des systèmes de propriété des parcelles de

production, par un mécanisme de l’hypothèque/dette/expropriation.

Le combat du coton contre les autres cultures

La première avancée du cotonnier au sein des systèmes de production de la vallée de

Ferghana consiste à remplacer d’autres cultures au sein des parcelles irriguées. Le

cotonnier se substitue à des cultures jouant dans la même catégorie que lui : des cultures

vendues sur les marchés par les agriculteurs et qui tirent leur faiblesse d’un marché local

moins stable que le marché cotonnier268.

Souvent, les textes se plaisent à dire que l’intégration du coton en Asie centrale a changé

du jour au lendemain les orientations des agriculteurs, de la production de cultures

vivrières vers celles de cultures de rente269. Alors, l’agriculture de ces territoires serait

passée brusquement, avec l’introduction du coton, d’un système autocentré à un système

extrêmement ouvert. Cette ouverture aurait conduit à la fin d’un ordre social stable et

équilibré, au début de la thésaurisation, du vice et de la corruption. Nous nous opposons à

cette thèse répandue, fondée sur une confusion classique entre culture vivrière et culture

destinée à l’autoconsommation. Le système agraire de la vallée de Ferghana est ouvert,

268. On va voir que la stabilité d’un marché est fondée sur la longueur et la rigidité d’un réseau ainsi que sur la vitesse de circulation des intermédiaires au sein de ce réseau.

269. Cette idée est très fréquente dans la littérature : « Cette politique fiscale, combinée au chemin de fer transcaspien qui atteint Samarkand en 1888 précipite le virement de la région d’une économie naturelle et autosuffisante vers une économie de marché » (Conti, 2004, p. 70). Cette idée est aussi exprimée par l’historienne Sarah O’Hara (2000a, p. 429) et par l’historien Michael Thurman (1999a).

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déjà à l’époque précotonnière, comme les systèmes de production le sont sur un

environnement plus étendu que le seuil de la parcelle et celui de la « cluse » de la vallée.

Les agriculteurs ferghani ne produisent pas que des plantes destinées à leur

autoconsommation : les feuilles de mûriers, autoconsommées certes, sont destinées à la

production des cocons de soie vendus à des marchands kokandi pour la production de

tissus de soie. D’autres cultures vivrières sont vendues sur les marchés : fruits, légumes,

surplus de blé, autant de cultures alimentaires qui sont aussi des cultures de rente.

Les cultures alimentaires et de rente sont les maillons faibles des systèmes de

production270. Cet avantage du coton est accentué par l’inscription de la fibre de coton

dans un tout autre marché que celui des cultures de rente produites avant l’invasion des

Russes : le marché du coton est stabilisé et soutenu par une filière étendue. Prenons la

tomate : cette production est périssable alors que la fibre de coton est une culture non

périssable. Dans le contexte technique de conservation des denrées alimentaires de

l’époque, la tomate ne peut être vendue que sur un marché local, alors que la fibre de

coton, vendue aussi « localement » que la tomate du point de vue de l’agriculteur, est

prise en charge par un marché dont la portée est plus étendue. Le marché est porté par une

chaîne sociotechnique qui met en relation le point de vente du coton fibre à la sortie de la

parcelle de production avec le point d’achat de la fibre à l’entrée des usines textiles

d’Ivanovo. De plus la période d’offre en coton fibre produit par les agriculteurs est bien

plus étalée dans le temps que celle de la tomate, ce qui tend à réduire la volatilité intra-

annuelle du prix du coton, a fortiori maintenu par les mesures protectionnistes imposées

par les décrets du ministère des Finances de Saint Petersburg.

Le cotonnier peut entrer dans les parcelles et se substituer à certaines cultures de rente271.

Une fois installé dans les parcelles irriguées, le cotonnier peut commencer un travail de

sape autour de lui, sa force intrinsèque s’exprimant par l’action de forces extrinsèques

communiquées par la filière cotonnière. Le cotonnier peut se métamorphoser et

270. Techniquement, ces productions sont plus intensives en travail que le coton (un hectare de fruits et de légumes demande plus de 500 HJ/ha contre 150 HJ/ha pour le coton). Ce sont des plantes sarclées qui demandent encore plus d’attention que le cotonnier, notamment pour l’irrigation, nécessairement hebdomadaire.

271. Selon Aleksandr Woeikoff, le bénéfice à l’hectare de coton est 4 à 5 fois supérieur à celui des autres cultures (Woeikov, 1914). Cette évaluation ne veut pas dire grand chose, puisque le prix de vente n’est pas le seul facteur à considérer pour saisir la place d’une culture dans un système de production. Cependant, il fait partie d’un ensemble d’informations importantes à croiser pour saisir les forces et les faiblesses relatives du coton.

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démultiplier ses identités. « Dr Fiber » détient en lui « Mr Oil » : la graine qui porte la

fibre enferme une amande pleine d’huile272. Une fois défibrée, la graine peut être écrasée

et donner deux types de production : l’huile de coton, qui peut être utilisée pour

l’alimentation humaine, et le tourteau de coton, aliment énergétique utilisé dans les

ateliers d’engraissage d’un système d’élevage bovin ou ovin. Le cotonnier peut ainsi aller

facilement remplacer les plantes oléagineuses273 et une partie du fourrage, comme le

sorgho. Une nouvelle fois, le coton tire sa force de sa capacité à démultiplier ses

productions – fibre, huile et tourteau – capacités qui ne peuvent s’exprimer que par le

soutien des huileries, dont la mise en place dans la vallée est comme un point de passage

obligé de l’expansion du coton. Des presses sont installées dans les usines d’égrenage et

les entrepreneurs restituent le tourteau et de l’huile aux agriculteurs, service qui vient

accompagner toujours plus la diffusion du cotonnier dans les systèmes de production, à la

place des cultures oléagineuses et fourragères.

Le coton (et sa filière) peut progresser par ses valeurs marchandes, oléagineuses et

fourragères. Il ne peut guère poursuivre son expansion au sein des systèmes de production

où les céréales font de la résistance, produites pour l’autosubsistance des ménages de la

vallée. On ne produit pas de pain avec le coton, même si les sarments de coton, utilisés

comme bois de cuisson, remplacent les briquettes de fumier dans les fours à pain.

Le coton pousse, les irrigants tirent des tuyaux

Appuyé par les bays locaux, le cotonnier ne peut poursuivre son expansion qu’en

débordant les espaces irrigués existants : la poussée du coton est conduite par l’ouverture

de nouveaux espaces irrigués, deuxième phase de progression. Les historiens estiment

qu’au cours de la période tsariste, la surface des périmètres irrigués de la vallée de

272. Sur les différentes formes que prend le coton, on pourra se documenter avec l’ouvrage de référence de Georges Parry (1982) et le mémoire d’A. Fraissinet (1992).

273. À ce sujet, il est intéressant de constater que les relevés statistiques produits par l’administration russe montrent clairement que les cultures oléagineuses disparaissent là où le coton est produit. Dans les districts de Marguilan et de Kokand par exemple, où la production cotonnière est la plus importante dans la vallée de Ferghana, avec respectivement 39 % et 27 % de surfaces irriguées tournées vers le coton, seules de 0,1 à 0,3 % des terres irriguées sont destinées aux plantes oléagineuses. Dans le district de l’Amou Darya (sud), où un peu plus de 1 % de la surface irriguée est orientée vers le coton, 12 % des surfaces sont orientées vers la culture oléagineuse (Woeikov, 1914, p. 248).

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Ferghana a augmenté de 30 %274. Cette augmentation n’est pas le fruit d’une politique

publique menée à distance par les autorités de l’empire tsariste. Les Russes investissent

très peu dans la construction de nouveaux ouvrages275 jusqu’à la fin de la période tsariste

et les historiens estiment que les extensions des réseaux d’irrigation ont été conduites par

des initiatives autochtones276. Relais engagés dans l’extension cotonnière, les seigneurs

des villages autorisent l’ouverture de nouveaux espaces irrigués réalisée par des travaux

collectifs (hashar) engagés par les communautés d’irrigants. Ils incitent également la

sédentarisation de nomades dans les nouveaux périmètres277.

Au sein des nouveaux périmètres irrigués, les systèmes de production sont totalement

différents de ceux existants dans les anciens : ainsi, la culture du coton y occupe 40 % des

surfaces – contre 20 % dans les anciens : ouverts pour la culture cotonnière, les nouveaux

espaces irrigués se partagent entre le coton, le blé et le fourrage, pour l’alimentation du

bétail utilisé pour le labour, le billonnage et le sarclage. La part du cotonnier au sein des

nouvelles parcelles est supérieure à celle des anciens périmètres irrigués où les

contraintes d’alimentations du ménage sont supérieures : l’agriculteur doit consacrer une

part plus importante de sa surface aux productions autoconsommées, ce qui n’est pas le

cas dans les nouvelles parcelles, ouvertes par des familles disposant toujours d’une

ancienne parcelle pour la production vivrière.

274. Les données récoltées par Michael Thurman font état de 833 850 hectares irrigués dans la vallée de Ferghana en 1916, contre 593 246 hectares irrigués en 1885 (Thurman, 1999a, p. 264).

275. On peut remettre en question le fait que seul l’État est capable de mettre en œuvre de l’hydraulique, contrairement à ce que peuvent penser certains auteurs, comme Stefan Klötzi qui écrit en 1994 : « La plupart de l’agriculture est possible par l’intermédiaire de systèmes de distribution d’eau sophistiqués. La distribution de cette eau précieuse ne pouvait être réalisée que par des “sociétés hydrauliques” (voir Wittfogel Karl, Oriental Depotism) qui ont une ancienne tradition en Asie centrale, en particulier dans les régions de Khiva, Samarkand et Ferghana » (Klötzli, 1994, p. 1).

276. Ce phénomène a été décrit dans le périmètre irrigué de Bazar-Kurgan, au Kirghizstan. Ainsi, au cours de la période tsariste, les kirghizes nomades s’installent dans les espaces irrigués (en étendant leur aire de campement d’hiver) et commencent à pratiquer l’irrigation. À ce propos, Michael Thurman parle de constructions « informelles », ce qui montre bien qu’il décrit la transformation de la vallée de Ferghana selon l’unique point de vue Russe, comme si l’insertion du coton ne dépendait que de variables exogènes. Alors, les « constructions informelles » sont lues comme des « impacts » de l’insertion du coton et non pas comme un des éléments qui permettent, animent et forment le projet cotonnier.

277. Entretiens historiques (2006). Selon l’entretien mené avec le président de la commune de Bazar-Kurgan, le bay de l’époque (d’ethnie ouzbek) aurait encouragé les kirghizes à la sédentarisation pour conduire la culture du coton, dont il faisait le commerce avec la ville de Pakhtabad, où était installée l’usine d’égrenage la plus proche.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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Cette poussée du coton dans les nouveaux territoires irrigués conduit à gonfler les besoins

de main-d’œuvre qui dépassent rapidement celle disponible, notamment dans les périodes

de pic de travail. Cette pénurie de main-d’œuvre disponible aurait pu freiner la

progression du coton, mais le réseau cotonnier s’adapte et injecte un flux financier qui

permet aux producteurs de jouir de crédits de campagne pour engager des travailleurs

journaliers. Les usines jouent les intermédiaires des banques commerciales installées dans

la ville de Kokand et proposent des crédits aux producteurs de coton. L’argent afflue vers

les périmètres irrigués et la main-d’œuvre additionnelle vient souvent de loin : des

saisonniers affluent vers la vallée lors des périodes de pics de travail278. De nombreux

Ouigours de Kashgar (en Chine) viennent ramasser le coton contre une poignée de

roubles, échangés contre des produits manufacturés importés de Russie par le chemin de

fer. La filière se constitue, s’étend et se solidifie à mesure qu’elle avance.

Rien ne semble pouvoir remettre en cause le coton comme peut le montrer la troisième

phase de progression du coton au sein de la vallée de Ferghana où sont révélés les

paradoxes du durcissement de la filière cotonnière. Jusqu’ici, les prix élevés du coton

aident à la progression du cotonnier dans les périmètres irrigués de la vallée. Nous allons

voir maintenant que la chute du prix du coton va paradoxalement accélérer l’expansion

cotonnière. Le coton paye bien et le coton gagne toujours de nouvelles surfaces de

production.

Plus les agriculteurs produisent du coton et plus ils doivent emprunter de l’argent pour

engager de la main-d’œuvre extérieure lors des pics de travaux agricoles. Les taux

d’usure sont très élevés, jusqu’à 40 % (Woeikov, 1914) : les emprunts circulent entre

Moscou, Kokand et les champs irrigués et passent par de nombreux intermédiaires qui

prélèvent chacun une marge. Tant que le prix du coton est élevé, le cercle est vertueux :

plus on gagne sur le coton et plus on cherche à faire du coton, et, plus on cherche de

l’argent pour la réalisation des travaux agricoles. Les intérêts entre producteurs et usuriers

concordent. Ce cercle vertueux est déstabilisé au début des années 1910 non pas par la

rupture de l’un ou de l’autre des acteurs de la vallée, mais par la rupture du lien entre la

zone de production du coton centrasiatique et les industries textiles russes. Les usines

textiles de Russie se trouvent brutalement désintéressées du coton centrasiatique suite à

une croissance très forte de la production cotonnière américaine (Lipovsky, 1995, p. 533).

De nouvelles techniques permettent de produire plus et de réduire les coûts de

278. Entretiens historiques réalisés à Bazar-Kurgan et à Tashboulak.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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production279 conduisant à la chute des prix sur le marché international. Même taxé aux

frontières de la Russie, le coton américain est moins cher que celui produit en Asie

centrale.

La chute du prix international est répercutée sur le prix d’achat du coton fibre au sein de

la vallée de Ferghana, ce qui tend à déstabiliser le prix sur lequel s’étaient stabilisées les

relations entre producteurs, usines d’égrenage et usuriers. La conséquence est dramatique

pour la plupart des producteurs : le prix du coton280 ne leur permet plus de rembourser

l’argent emprunté pour le paiement de la main-d’œuvre. Acculés par les dettes, certains

doivent céder leurs terres mises à l’hypothèque pour l’accès aux crédits. Le processus

d’expropriation mène à la concentration des terres aux mains des propriétaires des usines

et des usuriers281, personnalités qui ont constitué des richesses très importantes sur le

commerce du coton. Les grandes exploitations282 renforcent leur orientation vers la

production de coton : les grands propriétaires, constitués en familles et clans, ont aussi

investi dans la construction de l’usine d’égrenage et offrent aussi les services d’usure aux

petits producteurs283. Ils disposent eux-mêmes de fonds propres, gagnés sur le coton et

réinvestis dans le coton par l’usure, et disposent aussi de taux d’emprunts préférentiels

auprès de la banque de Kokand. Protégés par une trésorerie et par un accès plus direct aux

sources de financement à des taux préférentiels, ils sont moins touchés par la chute du

prix du coton et poursuivent la progression cotonnière. Le processus conduit à la

recombinaison intégrale des structures agraires de la vallée. Les agriculteurs dépossédés

de leur(s) parcelle(s) restent attachés à leur terre perdue et deviennent métayers. Certains

ne sont pas repris et on enregistre 6 % de paysans sans terre dans la population active en

1914 (Woeikoff, 1914). Appelés mardikor, ils deviennent travailleurs journaliers et

offrent leur force de travail sur les marchés du travail (Allworth, 1970). La concentration

des terres conduit à une plus forte intégration des périmètres irrigués dans le réseau

279. À ce sujet, on pourra se référer aux travaux de I. Lipovsky qui énonce l’année 1911 comme particulièrement déterminante dans la chute du prix du coton fibre sur le marché mondial et son impact sur le système agraire de la vallée de Ferghana.

280. C’est en 1911 que le prix mondial connaît une chute particulièrement sévère.

281. Les deux métiers sont souvent réalisés par les mêmes personnes ou par la même famille élargie, comme ce fut le cas dans le village de Khoja Kishlak, à côté de Namangan, où nous avons réalisé des entretiens historiques à ce sujet.

282. Déjà grands propriétaires avant la pénétration du coton dans la vallée (30 à 40 hectares), ils concentrent des exploitations de plus de 100 hectares dans les années 1910.

283. Entretiens historiques à Bazar-Kurgan et à Namangan.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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cotonnier. Les exploitations de 100 hectares sont spécialisées dans le coton, avec 70 % de

la sole consacrée au coton284.

3) Années 1910, l’émergence d’un imaginaire hydraulique

Au milieu des années 1910, un palier sociotechnique vient freiner l’avancée du coton et la

réalisation de l’indépendance cotonnière de la Russie. C’est alors qu’une représentation

hydraulique du monde émerge, où gestion de l’eau et développement cotonnier

deviennent intimement liés.

Le lien entre rivières et périmètres irrigués ne tient pas

Pris par la fièvre cotonnière, les irrigants tirent sur les tuyaux. Les nombreux périmètres

irrigués de la vallée s’agrandissent comme des ballons de baudruche, poussés par la

pression des irrigants qui transforment les pâtures en parcelles irriguées. Les besoins en

eau augmentent et conduisent à une pression accrue sur la ressource en eau. Irrigants,

hokim et bay, demandent toujours plus d’eau à leur mirob et leur ariq aksakal pour

satisfaire leur demande en eau. Les gestionnaires de la ressource en eau augmentent alors

la section du canal primaire et la section de prise d’eau sur la rivière. À mesure que le

périmètre augmente et que les demandes en eau se font plus pressantes, l’arik aksakal

doit élever la ligne d’eau et élargir la section à l’entrée du canal primaire. Pour cela, il

doit construire des barrages de pierres et de poutres toujours plus hauts et plus larges dans

le lit de la rivière. Un point de rupture technique intervient : les rivières sont folles285 et

dévalent des montagnes. À mesure que les hommes responsables du réseau d’irrigation

construisent des barrages plus hauts et plus larges, ceux-ci sont soumis à des

contraintes plus élevées : le barrage doit empiéter sur une section de la rivière toujours

plus importante. Plus il s’agrandit, moins il profite de l’effet de bord et plus il est soumis

à des pressions importantes. La rupture vient lorsque la contrainte exercée par la rivière

284. Le principal système de culture est du type (coton)6/(céréales)1 (six années de coton suivi e d’une année de céréales) avec parfois l’entrée de la luzerne fauchée dans la rotation. Entretiens réalisé à Bazar-Kurgan et à Namangan, marqués par le même processus de concentration. Les grands propriétaires capitalisent dans la constitution d’un élevage ovin gardé par des bergers sur la steppe de vallée au cours de l’hiver et sur les pâtures de montagne pendant l’été. À l’inverse, les exploitations situées sur les anciens périmètres irrigués, conservés par les agriculteurs ne consacrent pas plus de 20 % de leur sol au coton.

285. On se souvient du nom de la rivière qui coule à côté de la ville de Bazar-Kurgan, unkur, qui signifie « folie » ou « sauvage ».

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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passe le seuil de la résistance du barrage construit de rochers, de pierres, de poutres liées

par des branches. À force de tirer, le périmètre irrigué arrache le barrage qui le lie à la

rivière, ce qui conduit à des coupures d’eau toujours plus fréquentes – le temps de réparer

le barrage, et à des prises de risque des jeunes mirob couramment emportés par les

rivières au cours des années 1910286. Un autre point de rupture intervient à la fin des

périodes estivales lorsque les débits des rivières sont plus faibles, conduisant à des

pénuries d’eau. Cette période est particulièrement critique pour le développement du

cotonnier, dont les variétés introduites en Asie centrale sont alors à cycle long : les

capsules de coton, en cours de maturation, sont particulièrement sensibles au manque

d’eau réduisant sensiblement le rendement annuel de fibre. Cette tension est

particulièrement accrue dans les bassins des rivières nivales, comme celui de la rivière

Kara-Darya287.

L’eau devient un problème dans la vallée de Ferghana. Les écrits historiques font état de

« désordres » liés à l’accès à la ressource. Au cours de la nuit, les vols d’eau se font de

plus en plus fréquents et on assiste à des bagarres, parfois sanglantes entre agriculteurs et

entre lignages. De nombreux auteurs interprètent ces rixes comme relevant de

l’émergence de la corruption dans les périmètres irrigués : les riches propriétaires

producteurs de coton orienteraient les décisions des mirob dans l’attribution de la

ressource en eau, conduisant à sortir les périmètres irrigués d’une gestion communautaire

et égalitaire288.

S’affirme alors une dissonance entre le projet cotonnier russe et sa réalisation, tel qu’il se

concrétise dans les projets cotonniers ferghani. Dans l’imaginaire russe, l’Asie centrale

286. Les entretiens historiques réalisés auprès des « spécialistes de l’eau » ont apporté les mêmes enseignements dans les périmètres irrigués des vallées de Namangan Sai, de Kasanssai et de Kara-Unkur.

287. Le profil de débit des rivières dépend de la forme de stockage de l’eau sur les versants et de l’orientation des versants. Dans les bassins où l’eau est « stockée » à l’état de neige et de glace, le régime des débits correspond alors à celui de la demande en eau du coton, avec un écoulement d’eau alimenté par la fonte des glaces au cours de l’été. À l’inverse, dans les bassins où l’eau n’est stockée que sous forme de neige (bassin moins élevés, dont les versants sont orientés vers le sud, en prise avec les rayons du soleil), le pic de débit se trouve en fin du printemps, avant de redescendre pour trouver des minima à la fin de l’été, lorsque le cotonnier a le plus besoin d’eau. Se reporter à l’annexe 5 qui décrit les profils des différentes rivières de la vallée de Ferghana.

288. La situation aurait été particulièrement critique dans la vallée de Kassansai, selon nos entretiens historiques. La rivière de Kassansai a un régime nival et son bassin versant est orienté vers le sud – il est donc particulièrement exposé au soleil (Entretiens historiques à Namangan, 2005).

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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est une « terre cotonnière ». Cette image est renforcée par la réalité des wagons chargés

de coton fibre arrivant à Moscou depuis Kokand, et joue le même effet que les indicateurs

macroéconomiques dont la croissance continue semble démontrer la mise en marche

irrémédiable du projet cotonnier russe. Mais du point de vue des agriculteurs ferghani, le

coton n’est qu’une production parmi d’autres au sein de leur système de production. En

fait, chaque agriculteur a son propre projet cotonnier dans lequel la production de coton

ne peut pas s’étendre à toute sa parcelle. Le cotonnier n’a même pas pu remplacer toutes

les cultures de rente, car il n’est pas question pour les agriculteurs de prendre trop de

risques avec le coton. « Les indigènes n’osent étendre leurs cultures cotonnières, de peur

d’avoir à dépenser beaucoup pour la main-d’œuvre nécessaire » (Woeikov, 1914, p. 265)

ou tout simplement de se voir privé du droit d’usage de leur terre. L’argent coûte cher et

la baisse subite du prix du coton peut faire tout perdre. Mis à part les grands propriétaires,

très intégrés au sein de la filière cotonnière, les petits agriculteurs préfèrent une petite

culture de coton produite marginalement. Malgré le succès, le cotonnier n’occupe encore

que 15 % de la surface irriguée de la vallée au milieu des années 1910.

Se posent alors deux problèmes majeurs du point de vue de la filière économique textile

et cotonnière. D’abord, l’Asie centrale ne produit pas assez de coton pour permettre

« l’indépendance cotonnière de la Russie ». D’autre part, la vallée de Ferghana ne produit

par un coton mais des cotons. Une multitude d’agriculteurs produisent de petites quantités

et le coton qui arrive à l’usine est de qualité hétérogène : certes équivalents, les systèmes

de production suivent une forte diversité d’itinéraires techniques conduisant à

d’importants écarts de qualité du coton graine, par exemple en termes de longueur de

fibre. Pour être en conformité avec l’imaginaire cotonnier, l’espace de production devrait

être voué à une monoculture conduite à grande échelle, à l’aide de « machines

perfectionnées ». Cet imaginaire ne peut coller avec la réalité des périmètres irrigués

« traditionnels » de la petite parcelle dimensionnée pour la « houe » : ainsi, « les colons

russes, ayant des machines perfectionnées, pourraient cultiver plus de terre que les

indigènes avec leur houe » (Woeikov, 1914, p. 265). Le script dessine un tout autre

système agraire à implanter dans la vallée de Ferghana et guide certaines tentatives de

concrétisation conduites par des investisseurs européens en bordure des périmètres

irrigués existants. Plus fidèles aux objectifs productifs des investisseurs, des colons russes

captent des financements occidentaux pour la construction de nouveaux espaces irrigués

entièrement destinés à une monoculture de coton dotés de moyens de production

modernes. Ces tentatives sombrent dans l’échec, enlisées dans les oppositions des

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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paysans de la vallée289 : les colons entrent non seulement en compétition pour l’accès à la

ressource en eau, déjà limitée, pour l’accès des espaces non-irrigués utilisés pour la pâture

des troupeaux des villages.

La dissonance des projets cotonniers et l’impossibilité de mettre en œuvre le script

cotonnier dans les espaces irrigués existants vont conduire à la nécessité de contourner les

résistances du système agraire par le développement de territoires irrigués inaccessibles

par les autochtones. Cette nécessité va rendre incontournable une gestion de l’eau à

grande échelle, car les espaces inaccessibles et non utilisés par les autochtones sont des

déserts. Point de passage obligé à la réalisation du projet cotonnier, la gestion de l’eau est

mise en avant pour requalifier des territoires désertiques en territoire cotonniers.

Deux nouveaux concepts : économie nationale et bassin versant

La concordance du seuil hydrotechnique et de l’existence d’innombrables projets

cotonniers ferghani et l’impossibilité de mettre en œuvre une agriculture moderne à

grande échelle dans un espace trop approprié par les centrasiatiques conduit à l’atteinte

d’un palier de l’avancée cotonnière290. C’est à cette époque qu’émergent deux nouveaux

concepts : « l’économie nationale russe » et le « bassin versant du Syr-Darya ». Le projet

cotonnier russe centrasiatique se trouve retraduit par l’identification de deux points de

passage obligés (Callon, 1986).

Dun côté le blé fait concurrence au coton dans les parcelles de production. Le blé n’est

par la seule culture concurrente mais il focalise l’attention des promoteurs du projet

cotonnier. Ainsi, la concurrence microlocale du coton et du blé est agrégée par des

administrateurs agricoles russes en une concurrence macroéconomique d’un territoire

cotonnier encore à ses balbutiements, l’Asie centrale, et d’un territoire céréalier tout

autant en construction, la Sibérie. En 1912, le ministre de l’Agriculture russe déclare que

le développement des plantations de coton peut et doit être intensifié par la réduction des

productions céréalières au sein des périmètres irrigués centrasiatiques. « Chaque quantité

289. Michael Thurman donne des informations intéressantes sur les échecs des tentatives coloniales de développement de l’irrigation au sein de la vallée de Ferghana. À ce sujet, on peut se reporter à son troisième chapitre « Irrigation by custom, 1876-1917 » (Thurman, 1999a, p. 81-120).

290. Le seuil cotonnier prend racine à plusieurs niveaux : (a) au sein des systèmes de production, par le besoin de blé pour l’alimentation de la population et par la peur des agriculteurs de se spécialiser dans le coton, source d’endettement ; (b) au sein des périmètres irrigués, lié au problème d’accès à une ressource en eau insuffisamment mobilisée.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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de blé produite en Asie centrale représente une concurrence pour le blé de Sibérie et de

Kuban » (Lipovsky, 1995, p. 530).

Cette concurrence est bien fictive : le blé du Turkestan est-il en concurrence avec le blé

de Kuban et de Sibérie ? Non, car aucune connexion n’existe entre le Turkestan russe et

la Sibérie et les échanges sont significativement nuls. En fait, la mise en scène discursive

de la concurrence est créatrice de concurrence et rend nécessaire la construction d’une

nouvelle voie de chemin de fer entre l’Asie centrale et Semipalatinsk. Cette ville située

juste au sud de la Sibérie est déjà reliée à la ligne du Transsibérien. Ce n’est qu’une fois

la connexion établie que pourrait se réaliser la concurrence, facteur d’extension de la

culture cotonnière dans les périmètres irrigués par importation de blé produit à bas prix en

Sibérie.

Cette idée fait son chemin dans les esprits des autorités, en pleine construction d’une

« économie nationale moderne », et ceux des explorateurs-chercheurs russes, porte-parole

de cet imaginaire. Ainsi, le géographe Alexandre Woeikov écrit après avoir rencontré les

administrateurs russes du Turkestan : « Il y aurait lieu aussi d’établir un chemin de fer

reliant le Turkestan à la province de Semirietchensk291 […] Il amènerait une grande

quantité de céréales et de foins, et donnerait la possibilité d’étendre les cultures

cotonnières et fruitières. » Avec la construction d’une voie de chemin de fer entre

Tachkent et Semipalatinsk, l’Asie centrale deviendrait un territoire cotonnier et, du même

coup, en accroissant la demande de céréales, l’Asie centrale transformerait la Sibérie en

territoire céréalier. Le mouvement de traduction ne s’arrête pas là, car la

microconcurrence coton blé est ensuite rattachée à une nouvelle vue de l’esprit

déterminante et structurelle du XXe siècle : le grand projet de construction d’une

économie nationale russe, en concurrence avec les autres économies nationales,

notamment celle des États-Unis. Le ministre de l’Agriculture russe déclare : « Chaque

quantité de coton produite au Turkestan représente une concurrence pour le coton

américain. Ainsi, il est préférable de donner au territoire (du Turkestan) du blé importé –

même à perte – et de laisser les surfaces irriguées pour la culture du coton » (Lipovsky,

1995, p. 530).

291. Semirietchensk est la province du nord-est du Turkestan Russe, dont la capitale est Semipalatinsk. Cette province est aujourd’hui recouverte par le territoire de la République du Kazakhstan.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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L’idée de mettre en relation un territoire cotonnier et un territoire céréalier, deux

nouvelles créations, circule en Russie tsariste. Elle n’aura pas le temps de se réaliser

avant la révolution bolchevique. En fait, une autre solution est pensée par les industriels

russes : le développement de l’irrigation par la grande hydraulique. Nous l’avons vu :

jusqu’au début des années 1910, l’eau est gérée de manière locale et communautaire. Elle

ne fait pas l’objet d’une attention particulière des autorités et des investisseurs privés

russes, tenus à distance des périmètres irrigués. L’eau n’est jusqu’ici qu’un élément parmi

d’autres du système mais fait une entrée fracassante dans l’histoire cotonnière au contact

des contraintes sociotechniques de la vallée de Ferghana. Le projet cotonnier est

confronté aux systèmes de production autochtones. Pour mettre en œuvre le projet

cotonnier, les industriels et colons russes ils doivent alors élargir le contexte et se tourner

vers des espaces et des ressources situés jusqu’ici en dehors de leur cadre d’action - des

espaces où les autochtones (« indigènes ») ne sont pas : les déserts écartés du « monde

cotonnier » au cours du voyage de la semence de cotonnier imaginaire. Ces espaces se

trouvent requalifiés et endossent le statut de « territoire potentiellement cotonnier », à

condition qu’on y apporte l’eau : ces espaces doivent être irrigués, par une ressource en

eau dont l’exploitation ne ferait pas concurrence aux territoires irrigués indigènes. De

nouvelles ressources en eau sont recherchées et on se tourne vers deux rivières dont

l’utilisation « n’est pas facile pour les indigènes » et qui ne peuvent être maîtrisées que

par les techniques autochtones : la rivière Naryn et celle du Syr-Darya292. L’irrigation et

l’hydraulique deviennent alors les enjeux de premier ordre pour le projet cotonnier, tant et

si bien que le monde est désormais traduit selon un nouveau référentiel : l’eau.

L’eau s’affirme alors comme nouvelle clé de lecture du monde, qui va se durcir tout au

long du XXe siècle. Il est particulièrement frappant de lire dans des textes des voyageurs-

explorateurs russes de cette période les mêmes descriptions du monde centrasiatique que

celles utilisées près d’un siècle plus tard par les experts internationaux. Dans le Turkestan

russe, Alexandre Woeikov ne décrit-il pas l’Asie centrale comme un « espace aride », de

déserts et de montagnes, où « la vie n’est possible que par l’irrigation ». Tout comme les

experts du XXIe siècle, Woeikov le géographe se transforme en historien et décrit

l’histoire de l’Asie centrale avec le même point de vue simplificateur : « l’irrigation

artificielle a dû être pratiquée depuis une haute antiquité, depuis que des agriculteurs se

292. « Le Naryn est peu utilisé pour l’irrigation, car son cours supérieur traverse des vallées étroites, et, plus bas, la masse d’eau est si considérable et la pente si rapide que son utilisation n’est pas facile pour les indigènes » (Woeikov, 1914, p. 134).

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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sont établis dans le pays, car le désert est chaud et sec, l’absence complète de pluie

pendant la moitié la plus chaude de l’année la rend à peu près indispensable ». Cette

phrase sera reprise quasiment mot pour mot par l’expertise internationale, qui n’a

pourtant sûrement pas lu les écrits d’Aleksandre Woeikov.

L’hydrocentrisme émerge et commence à cadrer la description du territoire : la vallée de

Ferghana serait organisée autour de la « rivière Naryn, qui forme son axe », alors même

que cette rivière n’est pratiquement pas utilisée par les autochtones à l’époque de

l’écriture du Turkestan russe, et que leur vie n’est absolument pas organisée autour de

cette rivière. Les territoires irrigués, constitués autour des multiples rivières de la vallée

de Ferghana, sont le centre d’eux-mêmes du point de vue des irrigants. Du point de vue

du projet cotonnier, ils appartiennent à un même « bassin versant du Syr-Darya », nouvel

élément d’une représentation hydrique globalisante qui prend forme au début du

XXe siècle en même temps que prend forme « l’économie nationale russe ».

Le regard expert se promène alors sur les déserts et dessine son nouvel imaginaire. Ainsi,

« au milieu du pays [les déserts du centre de la vallée de Ferghana], le long de la rive

gauche du fleuve, il y a cependant une étendue de près de 250 000 hectares de steppes à

peu près désertes, qu’il est actuellement question d’irriguer par les eaux du Naryn »

(Woeikov, 1914, p. 7). Ce même regard remonte la rivière Naryn, qui devient la rivière

du Syr-Darya, après la confluence du Kara-Darya. Alors, en suivant ce cours, il découvre

de nouveaux espaces pour le projet cotonnier – la steppe de la faim (Golodnaia Steppa).

« Une étendue de 10 000 km2, avec une pente très faible et un sol argileux ou argilo-

sableux. […] cette région a un grand avenir, son irrigation par les eaux du Syr-Darya

étant facile » (ibid.).

La qualité des espaces de l’Asie centrale se trouve redéfinie par de nouveaux projets de

développement d’irrigation portés par des investisseurs privés russes et occidentaux –

entreprises textiles et banques d’investissement. Le monde hydraulique avance mais ne

peut progresser plus loin que dans les études des projets présentés à la Douma, qui veut

« ménager les autochtones » (Thurman, 1999) et refuse toute extension de l’irrigation.

Elle impose alors un monopole étatique de tout projet de développement hydraulique.

Cette décision ferme la fenêtre d’opportunité de concrétisation d’un monde hydro-

cotonnier, mais les planches du projet existent et gagneront de nouvelles perspectives

avec la révolution bolchevik.

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Conclusion de chapitre

L’insertion du cotonnier au sein de la vallée de Ferghana peut être lue à l’aide de la

théorie de l’acteur-réseau. En effet, un collectif hydride se crée autour du « coton »,

composé d’humains et de non-humains, par l’intermédiaire d’interactions locales, dans

des cadres d’action qui se trouvent interconnectés. Le mécanisme de construction du

réseau sociotechnique cotonnier suit une succession de deux grandes traductions : (1) la

traduction d’un problème d’accès à une matière première, la fibre de coton, en un

problème d’accès et de maîtrise militaire d’un territoire susceptible de produire une

variété de cotonnier ; (2) la traduction d’un territoire potentiellement cotonnier en un

territoire produisant réellement du coton, qui intéresse la localité qui a conduit la

première traduction. Cette succession de traductions et la réussite de l’innovation

technologique (introduire le coton dans un territoire potentiellement cotonnier) n’a été

possible que par une succession d’actions permettant (1) l’interconnexion des localités

textile et cotonnière (par la construction d’un chemin de fer et par des actions permettant

le désintéressement de l’industrie textile russe envers d’autres localités cotonnières) ; (2)

la constitution d’une filière locale au sein de la vallée de Ferghana ; (3) la création des

conditions d’expression de « l’intéressement » des producteurs agricoles de la vallée de

Ferghana envers la pratique de production de la fibre de coton.

Cette succession de traductions se réalise en prenant appui sur les réseaux

sociotechniques existants. Le projet cotonnier supposé russe, ne trouve sa forme et son

lieu d’implantation que dans les conditions sociotechniques qui l’ont rendu possible. Le

passage de la finalité abstraite de produire du coton au système de pratiques concrètes qui

rendent possible cette finalité (et permettent a posteriori de parler de projet cotonnier

russe) a été soumis à des révisions constantes. D’abord, la « famine du coton » et les

positions militaires russes ont canalisé le projet cotonnier vers l’Asie centrale. Ensuite, la

situation politique de l’Asie centrale a canalisé le projet cotonnier vers la vallée de

Ferghana au lieu de la canaliser vers les vallées Kouliab (dans le futur Tadjikistan ou la

vallée de Kashgar dans le territoire ouïgour chinois ou même sur les terres de l’Inde ou de

l’Égypte, maîtrisées par l’Empire britannique). Le centre de diffusion de la culture du

coton s’est installé à Kokand, centre politique de la vallée mais aussi centre commercial,

où le projet cotonnier a pu prendre appui sur les réseaux commerciaux existants, maîtrisés

par les Kokandi. Le projet cotonnier n’a pu se concrétiser qu’en prenant appui sur des

systèmes de production existants, constitués au sein de périmètres irrigués, gérés par des

institutions locales de distribution de la ressource en eau et de la ressource foncière.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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Cette chaîne de points de passage montre la contingence du projet cotonnier. La

dynamique d’expansion du projet tient finalement à sa capacité à s’adapter, à être sans

cesse reformulée au contact avec la réalité. Elle tient également sur la solidité de certains

éléments constitutifs et à la qualité de certains artefacts qui créent de la connexité et du

rapprochement entre la vallée de Ferghana et un site de demande cotonnier et permettent

au projet cotonnier de prendre appui sur des agents locaux. C’est la force du long réseau

que de pouvoir mettre en relation des agents physiquement très éloignés et d’orienter

l’expression de certaines caractéristiques de ces agents. Le projet cotonnier devient projet,

parce que le coton prend dans la vallée de Ferghana et circule entre la vallée et les métiers

à tisser d’Ivanovo.

Il est finalement difficile de parler de projet cotonnier russe. La notion de projet réfère à

une rationalité constituée ex ante. Cette rationalité n’existe pas mais se construit au fil du

temps par la convergence et l’agrégation d’une multitude de mécanismes d’intéressement

qui ne sont pas coordonnés a priori, mais qui le deviennent de fait. C’est ainsi que se sont

agrégés les intérêts impériaux du Tsar, les intérêts financiers des industriels et les intérêts

de conquêtes de l’armée blanche, pour n’en citer que quelques-uns. C’est ainsi également

que se sont aussi agrégés autour du commerce du coton les intérêts commerciaux des

Kokandi et d’entrepreneurs Ferghani. On ne peut parler de projet qu’a posteriori, à partir

du moment où le réseau sociotechnique a déjà pris forme et que les liens qui sont

constitués sont suffisamment intenses pour créer une cohérence.

En 1916, avant la révolution bolchevik, nous remarquons que le projet cotonnier russe

n’arrive pas à poursuivre sa solidification : il est confronté à une multitude de projets

cotonniers qui lui sont dissonants. L’agriculteur de la vallée de Ferghana n’a pas le

sentiment de travailler pour le projet cotonnier russe et pour « l’indépendance cotonnière

de la Russie », même si celle-ci est toujours mise en avant par certains acteurs qui jouent

leurs intérêts dans la cour du tsar. Les projets cotonniers locaux ne sont pas inscrits dans

un projet politique et social d’ensemble, dissonance qui empêche le projet cotonnier

d’avancer. Pour se faire, il devra agréger d’autres moyens.

On peut alors se demander si le projet cotonnier russe, en tant que réseau sociotechnique,

a atteint un degré d’irréversibilité. Non seulement un putsch bolchevik se prépare à Saint

Petersburg, mais certains éléments conduisent à dire que l’avenir du coton dans la vallée

de Ferghana est relativement incertain en 1916. Dans les systèmes de production, le coton

n’est qu’une culture parmi d’autres et n’occupe pas plus de 20 % des surfaces irriguées.

Les agriculteurs se méfient d’une production connectée à un marché international qu’ils

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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ne maîtrisent pas. Une baisse trop forte du prix du marché mondial conduirait les

agriculteurs à se désintéresser totalement de cette culture293. Par ailleurs, le réseau

cotonnier est totalement fragmenté. Les situations locales des agriculteurs sont très

diverses et chaque périmètre irrigué est toujours le « centre de lui-même ». Le cotonnier a

certes trouvé des alliés mais ce projet se trouve très mal ancré dans les territoires, qui

jouissent d’une certaine autonomie. L’administration russe est mal renseignée, ne dispose

que de très peu d’informations, et reste à distance au sein de territoires qui sont très peu

coordonnés. L’administration russe tente quelques essais de maîtrise de ce territoire, via

l’outil statistique, mais se trouve souvent confrontée à des rixes qui la laissent à distance

(Thurman, 1999). Il n’y a donc aucune raison de dire, en 1916, que la vallée de Ferghana

restera le « centre cotonnier russe ». C’est tout l’objet du deuxième chapitre que de

montrer comment, le projet cotonnier Russe va finalement se renforcer, grâce à de

nouveaux coups de force qui vont le transformer en un projet cotonnier soviétique294. Les

futures traductions sont déjà écrites par quelques-uns : par un jeu de traduction

symétrique, ou d’inscription (Akrich, 1989b) le coton conduit déjà l’émergence d’une

« nécessité » d’un monde hydraulique, qui n’apparaît que lors que le territoire est trop

résistant : techniquement et socialement. C’est alors qu’émerge le « Gospel de la pénurie

d’eau », dont la mécanique est déjà présente au début du XXe siècle dans les écrits des

experts venant visiter l’Asie centrale.

293. I. Matley souligne qu’alors 40 % de la production de riz produite en Asie centrale est exportée vers la Russie. Il ne dit pas où est produit le riz, mais il montre ainsi que d’autres filières d’exportation sont en train de se constituer en Asie centrale (Matley, 1989a, p. 276).

294. On peut dire, dans la lignée de travaux de Pierre Muller sur les référentiels, qu’il n’y a pas de construction de référentiel commun autour d’un même projet cotonnier. Même si le projet cotonnier a de la consistance, créée par les multiples intéressements qui accrochent le coton et conduisent à sa production et à sa mise en circulation entre localités très éloignées, le projet cotonnier russe, lui-même hétéroclite, est confronté à une multitude de projets cotonniers en œuvre au sein de la vallée de Ferghana.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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Chap. 4 – Le coton, l’hydraulique et le calcul pendant la période soviétique (1917-1990)

En soixante-dix ans de soviétisme, l’Asie centrale est profondément transformée et

affirme son statut de région cotonnière. Elle passe d’une production de quelques centaines

de milliers de tonnes à 9 millions de tonnes de coton fibre – soit une progression

fantastique de 1 200 % – et assure « l’indépendance cotonnière » de l’URSS et du

Comecon295. La période soviétique poursuit, consolide et exacerbe le projet cotonnier

impulsé au XIXe siècle, mais selon des principes particulièrement différents, qui

permettent de faire sauter les verrous sociotechniques par la mobilisation de moyens

techniques et humains sans commune mesure. L’enjeu de ce chapitre est de saisir par

quelles transactions et négociations le coton devient le « grand Léviathan » centrasiatique.

Nous poursuivons l’épopée d’une métamorphose du territoire ferghani en territoire

cotonnier en étudiant les mécanismes par lesquels les agriculteurs centrasiatiques vont se

définir eux-mêmes comme des pakhtatchi (des « producteurs de coton »). Ceci nous

permet de voir comment, au fur et à mesure de son expansion, le projet cotonnier devient

entièrement corrélé à celui de la grande hydraulique, point de passage obligé d’un

alignement du monde sur le script cotonnier. L’hydraulique permet de fixer le territoire

centrasiatique et de le rendre calculable.

A - Projet taylorien sur la vallée de Ferghana (1918-1939)

Mise à feu et à sang par une guerre civile qui détruit ses installations cotonnières, la

vallée de Ferghana quitte sa trajectoire de développement cotonnier avec la révolution

bolchevique. Pourtant, en mai 1918, un peu plus de six mois après la révolution

d’Octobre et avant même la fin de la guerre, Vladimir Ilitch Lénine décrète la poursuite

de l’orientation cotonnière de l’Asie centrale (Allouche, 2003). Ce n’est pas seulement la

295. Crée le 25 janvier 1949, le Conseil d’aide économique mutuelle (le Comecon ou CAEM, abréviation d’origine anglo-saxonne : Council for Mutual Economic Assistance) regroupe la Bulgarie, la Hongrie, la Pologne, la Roumanie, la Tchécoslovaquie et l’Union soviétique. Le Conseil est ensuite rejoint par l’Albanie (1949), la République démocratique allemande (1950), la Mongolie (1962) puis Cuba (1972).

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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vallée de Ferghana dont il est question, mais de l’ancien Turkestan russe, pour lequel un

nouveau projet cotonnier est pensé et dont nous souhaitons voir les effets de

transformation296.

1) La naissance d’une économie-chose (1921-1929)

Au tout début des années 1920, les bolcheviks établissent trois réformes institutionnelles

majeures, pierres angulaires du système économique socialiste. La première réforme est

politique et renvoie à la mise en place de la dictature du prolétariat, qui se traduit par

l’instauration du monopartisme : le parti communiste (PC) est le seul parti autorisé et

constitue formellement la seule arène de débat politique. La deuxième réforme concerne

les droits de propriété : en 1921, la propriété privée est abolie et remplacée par une

propriété d’État. L’État « nationalise » l’ensemble des moyens de production mais aussi

l’ensemble des ressources naturelles, comme la terre et l’eau. La troisième réforme est

établie la même année, avec la création du Gosplan, organisation chargée de la

planification des activités économiques, organe central de la coordination bureaucratique

de l’économie (encadré n° 14).

L’économie de guerre, la carte et le coton

Intéressés par les principes d’organisation scientifique du travail de F.W. Taylor (Sochor,

1981), les Soviétiques entendent substituer une gestion rationnelle étatique à « l’anarchie

du marché » : l’économie du pays doit fonctionner comme une « entreprise géante »,

guidée par une administration d’État dotée d’outils scientifiques d’optimisation de l’usage

des ressources. Selon ces principes, l’administration d’État impose des quotas de

production, fixe les prix, contrôle les approvisionnements entre centres de production et

centres de consommation ; elle mobilise l’économie pour la mise en marche du pays vers

le communisme. Les Bolcheviks mettent en marche une « économie de guerre en temps

de paix », construite sur le modèle de l’économie allemande de la Première Guerre

mondiale297.

296. L’idée suivie n’est pas d’adopter une perspective d’historien et de restituer l’ensemble du projet soviétique de collectivisation et de planification. Nous cherchons plutôt à saisir les dynamiques de transformation de la vallée de Ferghana, dans le cadre spécifique de la rationalisation de la filière cotonnière.

297. Sur les filiations entre le système économique socialiste et l’économie de guerre allemande de 1914-1918, on se réfèrera aux travaux de Jacques Sapir (1990).

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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Encadré 13 – Le système économique socialiste

L’économiste hongrois Janos Kornai (1984) a relevé les régularités communes des économies socialistes. Au-delà des attributs individuels qui distinguent chacun des pays socialistes, un modèle du système socialiste se détache, caractérisé par trois grands traits principaux :

(1) Le pouvoir est gardé sans partage par le parti marxiste-léniniste. Fondé sur le principe du « centralisme démocratique », le parti est fortement hiérarchisé et dispose d’une bureaucratie (elle-même hiérarchisée et territorialisée) qui double celle de l’État. Divisé en trois branches (législatif, exécutif et judiciaire), l’État assure les tâches administratives alors que le parti exerce les fonctions politiques298.

(2) La propriété d’État et quasi étatique est en position dominante. La propriété privée est refoulée dans des interstices très restreints. Il n’existe pas de réelle différence entre la forme de propriété de l’État et celle de la coopérative : (a) les membres n’élisent la direction de la coopérative qu’à titre nominal ; (b) la direction de la coopérative n’a pas le droit d’aliéner ou de disposer librement des moyens de production de la coopérative.

(3) Le mode de coordination dominant est la coordination bureaucratique. L’économie est planifiée et centralement dirigée par une réglementation bureaucratique directe.

Dans le système socialiste, l’économie est placée au service de la mise en œuvre de l’idéal politique. Répressif et inefficace, le socialisme classique constitue selon J. Kornai un système cohérent et viable299.

Formalisées au début des années 1920, les institutions restent à l’état de projet transcrit

sur des carnets et des cartes, sans qu’elles ne représentent une réalité concrète sur les

territoires désignés. Après trois années de communisme de guerre (1917-1921), selon

V.I. Lénine, l’Union soviétique n’est pas prête à entrer dans le communisme et doit

passer par une phase de transition, qui se concrétise dans la Nouvelle politique

économique (NEP). La reconstruction du pays passe par une remise en marche de la

production, en particulier du secteur agricole que les autorités soviétiques entendent taxer

pour développer l’industrie, selon le principe d’accumulation primitive de Preobrajenski

(Asselain, 1981). Le bras de fer intense entre les nouveaux tenants du pouvoir politique et

298. Parti et État sont en fait entremêlés comme en témoignent les carrières des hommes de l’appareil, « le mélange des fonctions politiques et administratives étant l’une des caractéristiques principales du système » (Kornai, 1996, p. 60).

299. Le socialisme est marqué de problèmes systémiques regroupés par J. Kornai sous l’expression « économie de la pénurie ». Kornai range les trois traits principaux présentés plus haut au sein d’une « ligne de causalité principale » hiérarchisée (figure suivante) où ces trois premiers blocs « déterminent logiquement » les comportements des acteurs économiques et les phénomènes économiques typiques et durables : (i) comportement des acteurs économiques : contrainte budgétaire lâche, faible réaction aux prix, marchandage du plan, course à la quantité; (ii) phénomènes économiques typiques et durables : la régularité de la pénurie (Kornai, 1996).

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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les propriétaires des usines et des capitaux explique aussi la transition nécessaire à la mise

en place effective de l’économie socialiste. C’est à cette même époque que naissent les

républiques centrasiatiques, elles-mêmes construites en négociation avec les populations

locales – ce que nous verrons dans la deuxième section de ce chapitre. Les Républiques

socialistes soviétiques (RSS) sont créées sur le modèle des États nations modernes, dotées

d’une administration et d’un territoire délimité par des frontières interrépublicaines300 qui

entrent en conflit avec le principe d’organisation du territoire soviétique en région

économique. Trois républiques se partagent la région économique du Turkestan301 :

l’Ouzbékistan (RSSU), le Kirghizstan (RSSK) et le Turkménistan (RSST). La vallée de

Ferghana est alors répartie essentiellement entre la RSSU et la RSSK qui couvrent le

territoire de la vallée avant d’être à nouveau partagée dans les années 1930 avec le

Tadjikistan, nouvelle république centrée sur sa capitale, Duchanbé.

Si l’heure de la mise en œuvre du système économique socialiste n’est pas venue, ses

bases et ses principes de fonctionnement concrets continuent à être débattus au cours

d’innombrables congrès et cercles de pensées intellectuels russes ou européens (la « ligue

du temps », Liga Vremya, ou l’Institut central du travail, Tsentral’nyi Intitut Truda). Les

plans de développement économique prévoient une division horizontale et une division

verticale des activités. La seconde renvoie à la création du Gosplan, organe de

planification qui correspond à la volonté d’une stricte distinction entre les tâches de

conception du travail et celles d’exécution : les ingénieurs pensent et orientent, pendant

que les travailleurs exécutent les instructions. La division horizontale consiste à

décomposer l’ensemble des tâches de l’activité économique du pays, réparties dans des

« ateliers de productions » inscrits sur les régions de l’Union soviétique. Cela débouche

en 1926 à la division du territoire de l’Union soviétique en 21 régions économiques pour

une répartition rationnelle des activités économiques entre territoires spécialisés. La

division soviétique reprend clairement les plans de développement économique de la

période tsariste et les orientations économiques des régions de l’empire, telles qu’elles

sont vues depuis Moscou et Saint-Pétersbourg.

300. Les frontières entre républiques soviétiques et socialistes ne sont pas internationales : elles forment des frontières administratives au sein d’un même pays, l’Union des républiques soviétiques et socialistes (URSS).

301. La division du Turkestan russe en République est réalisée entre 1926 et 1939 et conduit à la création successive de trois puis de cinq républiques soviétiques et socialistes qui constituent l’Asie centrale soviétique : la RSS du Kazakhstan, la RSS d’Ouzbékistan, la RSS du Kirghizstan, la RSS du Tadjikistan et la RSS du Turkménistan.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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La vallée de Ferghana se voit confier une spécialisation cotonnière, mais se trouve noyée

dans un ensemble « cotonnier » beaucoup plus grand qu’elle-même : la quasi-totalité de

l’ancien Turkestan russe constitue une seule et même région programmée pour la

production de coton, malgré ses disparités ethniques, pédologiques, climatiques et malgré

les degrés divers de réussite du projet cotonnier avant 1917. Centrée sur la ville de

Tachkent, désormais son « centre économique », la région doit fournir la fibre de coton

utilisée dans une autre région économique, celle de Viatka-Vetluga, centrée sur la ville de

Kirov, au sud de Moscou et qui inclut le site d’Iaroslav-Ivanovo où sont concentrées les

usines textiles russes de l’époque. Une troisième région économique nous intéresse : le

nord du territoire de l’actuel Kazakhstan et du sud de la Sibérie, à spécialisation

céréalière.

Une « fenêtre d’opportunité » s’ouvre à la mise en œuvre concrète et volontariste des

principes du système économique socialiste. Après la mort de Lénine, promoteur de la

NEP, l’économie soviétique tarde à trouver la croissance, freinée par les guerres civiles

qui dégradent le tissu industriel. Les espoirs de modernisation du pays commencent à se

dissiper : les taux de croissance de la production agricole sont certes élevés, mais le

marché se révèle un régulateur insuffisant pour alimenter l’industrie en capitaux : dès

1923, les termes des échanges entre secteur se détériorent et l’économie soviétique plonge

progressivement dans une crise industrielle, aggravée par la crise économique et

financière internationale, ce qui débouche sur de lourdes tensions sociales au cours de

l’année 1929. La crise économique et sociale de 1929 conduit, comme dans les autres

pays européens, à une reprise en main de la sphère économique par l’État, processus

mené à l’extrême en Union soviétique. La transition est rapide : les hommes de Staline

lancent la réalisation de leur projet dans le courant de l’année 1929, par l’édition d’un

premier plan quinquennal (1929-1933) produit par le Gosplan302, premier d’une

succession de 16 plans quinquennaux qui rythmeront les réalisations économiques

soviétiques jusqu’à l’implosion de l’Union. Ce premier plan distribue des objectifs de

302. La mise en œuvre est possible par la réhabilitation, sur le territoire soviétique, du réseau des comités de l’industrie de guerre (VPK), constitué en 1915 par les industriels russes et le gouvernement tsariste pour une mobilisation totale de l’économie. À ce sujet, on lira les travaux de Jacques Sapir (1990). Les VPK sont coiffés pendant la première guerre mondiale d’un comité central qui fixe les prix, répartit les quantités en fonction des besoins, instaure des quotas : ainsi, « le CC des VPK anticipe largement, dès 1916, l’organisation de l’économie soviétique » (Sapir, 1990).

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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production aux unités territoriales définies sur la carte de 1926. L’Asie centrale, et avec

elle la vallée de Ferghana, reçoit son premier plan de production de coton.

Le Gosplan, centre de calculs du système économique soviétique

Le Gosplan joue dans le système économique socialiste l’équivalent du rôle du « bureau

des méthodes » de la firme taylorienne. Tête pensante de l’économie soviétique, il

distribue les plans de production entre branches sectorielles selon des procédures

rationalisées et territorialisées. Pour chaque branche industrielle, le Gosplan impose des

macro-objectifs de production à l’échelle de l’Union soviétique ; il établit les quantités à

produire pour chacun des biens de l’ensemble des secteurs de l’économie, eux-mêmes

organisés autour de ministères fédéraux (ministère de l’Agriculture pour le coton –

Minagroprom). Ces orientations se concrétisent par des quotas de production, qui doivent

être atteints obligatoirement dans les unités de production. Des ministères aux unités de

production, les plans sont distribués entre ateliers selon une procédure précise appelée

désagrégation du plan. Cette procédure est construite sur une organisation territoriale à

cinq niveaux emboîtés : l’URSS est divisée en républiques (respublika), divisées en

provinces (oblast’), elles-mêmes divisées en districts (rayon)303, dans lesquels se trouvent

localisées des unités de production.

Concrètement, dans le cas du coton, le plan de l’Union soviétique est d’abord fractionné

en plans républicains distribués aux ministères de l’agriculture de chacune des RSS

identifiées comme productrices de fibre de coton, c’est-à-dire inscrites dans la région

économique cotonnière : l’Ouzbékistan, le Tadjikistan, le Kirghizstan, le Kazakhstan et

l’Azerbaïdjan. À chaque niveau territorial (république, province, district), une

administration déconcentrée du Gosplan transmet le plan de production aux

administrations déconcentrées rattachées au ministère de l’Agriculture (Minagroprom) :

le ministère fédéral rattaché aux républiques304, l’Oblagroprom pour la province et le

Rayagroprom pour le district. À chaque niveau territorial encore, le chef de

l’administration d’État, Ispolkom, est formellement et personnellement responsable de la

303. Le niveau du district est tout à fait particulier : par sa « taille » restreinte, il se prête en effet à l’exercice d’une autorité directe du parti et de l’administration d’État sur les unités de production. C’est à ce niveau territorial que se rencontrent concrètement la conception et l’exécution. Selon les orientations de production de ces unités, on différencie les « districts agricoles » des « districts industriels ».

304. Le ministère fédéral de la RSS d’Ouzbékistan est appelé Uz-Minagroprom.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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réalisation du plan. Très simple sur le papier, l’organisation du système économique

soviétique est finalement assez complexe. En plus du double appareil bureaucratique qui

exerce une double subordination à chacune des unités de production, le système

économique est marqué par deux principes d’organisation : un principe territorial

(territorialni) et un principe d’organisation par branche (otraslevoi) structurent les plans

de production. La planification est encore plus complexe car le Gosplan organise

également les échanges entre secteurs économiques et/ou entre territoires pour donner la

cohérence de l’activité économique de l’ensemble de l’Union soviétique.

Mais rien ne fait peur au Gosplan, qui organise sa décision sur la base de dispositifs

scientifiques. Tête pensante du système économique socialiste, le comité de planification

sait quelles orientations sont optimales. Il dispose d’instruments de mesures producteurs

d’une connaissance objective de la production et des échanges : la carte et le savoir

statistique administratif. La planification repose d’abord sur une certaine connaissance de

ce qu’est l’Union soviétique. La planification est d’abord une mise en plan du monde, sur

des inscriptions techniques que sont les cartes et, avant les cartes, sur des relevés

statistiques. Dès 1929, juste après l’édition de premier plan quinquennal, une campagne

cartographique de l’ensemble des périmètres irrigués de la vallée de Ferghana est lancée

et réalisée par les géographes de l’Armée rouge305. Ces mesures et enregistrements créent

« l’économie-chose », plate-forme matérialisée en une carte qui représente le « territoire

économique national » et appuyée sur une autre forme de connaissance objective : la

connaissance statistique. Le Gosplan dispose en effet d’une connaissance sur l’ensemble

des unités administratives et de productions de l’Union, par l’intermédiaire des

productions d’un autre comité, le Goskomstat, lui-même décliné en administrations

déconcentrées à l’échelle de chaque territoire emboîté. Les relevés statistiques de chacune

des productions et de chacun des moyens de production de chacune des petites unités

remontent et sont transmis à Moscou. Toutes ces données sont traitées par le programme

du Gosplan, véritable « centre de calculs » de l’État, qui agrège, calcule, divise,

distribue : telle est la planification.

Avec la mise en place d’une planification de la production, le Gosplan orchestre la

production cotonnière de l’Asie centrale, et de la vallée de Ferghana en particulier. Mais

305. Ces cartes sont aujourd’hui encore classées « secret défense », au moins en Ouzbékistan. Nous avons pu les regarder au sein d’une administration sans pouvoir les photographier. Elles sont particulièrement intéressantes et précises (1/20 000), même s’il est aujourd’hui difficile d’estimer la fiabilité de la représentation qu’elles ont proposé (données personnelles, Ouzbékistan, 2005).

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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qui parle d’orchestre, parle de partitions et qui parle de partitions, parle de notes, de

rythmes, d’intensités, de mesures et de clefs autour desquels les musiciens peuvent

s’entendre. La planification ne fonctionne que parce qu’elle est alors appuyée sur d’autres

outils, les normes, qui permettent à l’ensemble des relevés statistiques et cartographiques

d’entrer dans un même espace d’équivalence : le système économique soviétique. Pour

saisir ce qu’on entend par « espace d’équivalence », concentrons-nous sur la planification

de la production de fibre de coton et la mise en relation de cette production planifiée avec

la production concrète des champs. Cette relation n’est pas évidente et passe par de

nombreuses « traductions » rendues possibles par la construction d’intermédiaires – les

normes techniques – qui permettent le lien entre le processus économique (comme

pratiques d’échanges et de production) et l’économie-chose (comme représentation

inscrite sur le papier).

Les normes : lier le territoire et l’économie-chose

Le centre de calculs ne peut interpréter et agir sur le monde que s’il est capable de faire

« discuter entre elles » des mesures hétérogènes reçues du système statistique

administratif – des hectares de coton, des tonnes de coton fibres produites, des mètres

linéaires de fil de coton, etc. Pour agir, le centre de calculs doit disposer d’un espace

d’équivalence cohérent. L’organe central de planification, intéressé par une quantité de

fibre de coton à acheminer vers les ateliers textiles de l’Union soviétique, doit être

capable de traduire cette quantité de fibre en une surface de culture irriguée de cotonniers.

Ce problème de traduction est majeur, et doit être résolu pour prendre les décisions

optimales de distribution des ressources disponibles entre branches sectorielles et des

territoires économiques, telles que l’entend faire l’organe planificateur.

La planification de la production ne va pas sans la mise en place d’instituts scientifiques

et techniques dont les productions de savoirs permettent d’aligner les centres de

production entre eux d’un côté et les centres de production avec le centre de conception

de la planification d’un autre côté306. Entre la date de création du Gosplan et la mise en

place du premier plan quinquennal, de nombreux instituts de recherche sont créés en Asie

centrale, en rapport avec le coton et les facteurs de production agricole. Tous sont établis

à Tachkent, « centre de la région économique », ce qui montre la corrélation entre la

306. Sur les instituts scientifiques et techniques du système cotonnier centrasiatique, on pourra se reporter à Ministerstvo selskovo khoziaistva Uzbekskoi SSR (1973). Le plus important est l’institut SoyuzNIKhI, dont il est largement question ici.

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science et la construction de l’économie soviétique. En 1929, l’année de mise en place du

premier plan quinquennal, le SoyuzNIKhI est créé à Tachkent, institut de recherche

scientifique de la production du coton chargé de créer des connaissances sur

l’environnement centrasiatique et sur le cotonnier, et traduire ces connaissances en

normes.

Le coton (khlopok) recouvre de nombreuses réalités. Trois d’entre elles intéressent la

planification : le cotonnier (le plant qui produit le coton, khloptchatnik), le coton graine

(khlopok-tserets) et la fibre de coton (volokna). Ces trois objets recouvrent des processus

de production différents au sein de la filière cotonnière : le cotonnier concerne la

production agricole, le coton graine concerne la transformation du coton graine en fibre

de coton au sein des usines d’égrenage, la fibre de coton concerne l’atelier textile. Ces

trois objets sont étudiés par des services spécialisés du SoyuzNIKhI. L’indice majeur de

la fibre concerne la longueur de la fibre (dlina volokna). Celui du coton graine est le taux

de fibre, en rapport avec le poids du coton graine (vikhod volokna). Mais concentrons ici

notre analyse sur les indicateurs du cotonnier et notamment les indicateurs relatifs aux

besoins en eau, dont il est important de connaître les principes pour comprendre les

mécanismes par lesquels la mer d’Aral a été asséchée307.

Au sein des laboratoires du SouzNIKhI, le cotonnier (la plante) est étudié : son anatomie,

sa physiologie, etc. Les recherches saisissent les conditions physiques optimales pour la

croissance (température, ensoleillement) mais aussi les conditions techniques qui

permettent d’orienter la plante vers plus de production de fibre308. Sont aussi connues les

demandes en composés chimiques de base de la physiologie végétale, à partir desquels le

cotonnier produit des composés organiques : H20, Nitrate (N), Potassium (K) et

Phosphore (P). Prenons par exemple l’eau : la demande est donnée par la formule :

M = K * e,

où K est un coefficient de la plante (le coton) et e son potentiel d’évapotranspiration309

307. Dlina volokna et Vikhod volokna font l’objet d’un développement spécifique dans la deuxième section du chapitre.

308. On découvre qu’en coupant le bourgeon apical à une certaine date (tchikanka), le cotonnier arrête de grandir et ne se concentre que sur la maturation des fruits déjà existants.

309. Un travail équivalent a été conduit pour chaque plante inscrite officiellement dans les plans de production.

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Tout ne se passe pas seulement dans le laboratoire de Tachkent. Parallèlement, des essais

sont produits dans les antennes territoriales de l’institut, et notamment dans la vallée de

Ferghana, à Andijan (Andijanski filial SoyuzNIKhI), où la formule est transformée en

fonction des conditions des champs.

M = 10 * K1 * K2 * (E-0)

où K1 est le coefficient propre à la plante, K2 est le coefficient propre à la plante dans les conditions pédologiques et climatiques d’un lieu donné, E est le coefficient d’évapotranspiration

de la plante entre avril et septembre (la période de végétation) et O est l’apport en eau par précipitation pour la même période.

Le SouzNIKhI conduit alors des campagnes d’analyses du milieu centrasiatique et

construit un autre type d’indicateur, le gidromodul, qui agrège les indicateurs influant sur

la demande en eau (les indicateurs climatiques (température et précipitation) et des

indicateurs pédologiques) ensuite reportés sur des cartes qui découpent l’Asie centrale en

gidromodulni rayoni. Ces indicateurs sont alors traduits en normes pratiques. Pour

chaque gidromodulni rayon et pour chaque plante, un régime d’irrigation est défini, le

rejim oroshenia, qui définit les besoins en eau de chaque plante en fonction du temps,

divisé en mois et en décade.

Pour les autres facteurs de production (besoin en composés chimiques, besoins

techniques), le SoyuzNIKhI produit les mêmes types de rejim de distribution, normes qui

incluent d’autres indicateurs représentés sur des cartes : carte de bonité (bonitet) où

figurent les territoires ayant les mêmes caractéristiques agronomique et pédologique.

Toutes ces normes sont définies par rapport à une unité fondamentale qui les réunit dans

un même système d’équivalence : l’hectare (gektar) s’impose comme l’unité de mesure

des espaces agricoles. Les normes d’attribution de l’eau définissent des quantités d’eau

que doit obtenir un hectare de coton (en mètres cubes par hectare) ; la norme d’apport de

composé azoté se définit par rapport à unité d’azote par hectare (N/ha), etc.

L’institut SoyuzNIKhI a une limite spatiale : le cotonnier et, par extension, l’hectare de

plants de cotonnier. Les moyens de production doivent être apportés aux parcelles et le

système de la planification dispose de nouveaux indicateurs, spécifiques aux filières de

distribution des intrants, produits par d’autres instituts de recherche spécialisés par facteur

de production : le SAIME pour la mécanisation, le NIIZR pour la protection des cultures,

le NIISSKh pour les semences, le SANIIESKh pour la main-d’œuvre et l’économie, le

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UzNIIPA pour les engrais, et le Saniiri pour l’irrigation310. Attardons-nous sur les

indicateurs de ce dernier.

L’administration chargée de l’irrigation, le minvodkhoz apporte l’eau aux parcelles selon

de nouvelles normes techniques définies par le Saniiri (institut dépendant du minvokhoz).

Ces normes reprennent la norme du SoyzNIKhI et la traduisent en langage

compréhensible pour les agents des administrations de l’eau qui se trouvent en dehors des

unités de production : la demande en eau brute (Qbruto) :

Qbruto = M / KPD,

où KPD définit l’efficacité du réseau de distribution de l’eau (mejkhoziastveni set oroshenia).

Nous ne rentrons pas dans les détails des autres indicateurs, multiples, utilisés par les

organisations étatiques de distribution des moyens de production. L’important est bien de

comprendre qu’avec la planification de production, un « système d’équivalence » est créé

et permet d’inscrire l’ensemble des instruments de la production dans un même

programme (produire un rendement par hectare) connu et rendu prévisible par la

normalisation des apports en moyens de production. Ceci permet d’aligner les régions

économiques les unes avec les autres et de les coordonner.

2) Ancrage local des institutions cotonnière soviétiques (1929-1939)

En moins de quinze ans, l’Asie centrale soviétique est inscrite dans le projet d’une

économie soviétique planifiée, institué formellement sur un ensemble cohérent de décrets,

d’outils de mesures statistiques, de normes scientifico-administratives et d’institutions

310. Pour une présentation des instituts de recherche soviétiques dans le domaine de la production cotonnière, on pourra se référer à Ministerstvo selskovo khoziaistva Uzbekskoi SSR (1973), mais aussi à l’Encyclopédie du coton soviétique. Sur le Saniiri, on se réfèrera à l’encyclopédie Irrigatsia Uzbekistana. Le SAIME est l’Institut de recherche scientifique de la mécanisation et de l’électrification agricoles (Nautchno-isledovatelski institut mekhanisatsii i elektrifikatsi selskovo khosiaistvo). Le NIIZR est l’Institut de recherche scientifique de la protection des cultures (Nautchno-isledovatelski institut zachiti rastenii). Le NIISSKh est l’Institut de recherche scientifique de sélection et de production de semences de coton (Nautchno-isledovatelski institut seleksii i semenovodstvo khloptchanika). Le SANIIESKh est l’Institut de recherche scientifique d’économie agricole (Sredneaziatski Nautchno-isledovatelski institut ekonomiki selskovo khoziaistvo). L’UzNIIPA est l’institut de recherche scientifique de pédologie et d’agro-chimie (Uzbeksjii Nautchno-isledovatelski institut potchvovedenia i agrokhimii). Le Saniiri est l’Institut de recherche scientifique centrasiatique de l’irrigation (Sredneaziatski nautchno-isledovatelski institut Irrigatsii).

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étatiques. Dans cet ensemble cohérent, une idée de l’Asie centrale prend forme : un

atelier orienté vers la production de fibre de coton à acheminer vers des territoires de

production textile où sont confectionnés tous les tissus soviétiques, des uniformes de

l’armée rouge jusqu’aux fichus des babouchkas, en passant par le jeu de nappes de la

femme de Staline. Cette idée du territoire, matérialisée dans les dispositifs de l’économie-

chose – constituée par l’ensemble des institutions formelles du système économique

socialiste – constitue une nouvelle feuille de route de transformation de la vallée de

Ferghana. Tout ceci peut paraître abstrait, car jusqu’ici nous ne sommes pas encore allés

une seule fois dans la vallée de Ferghana (hormis la référence faite à la filiale d’Andijan

de l’institut SoyuzNIKhI). Certes, la feuille de route n’est encore qu’à l’état de script,

mais elle s’appuie déjà sur des institutions, des organisations qui font circuler les

instruments sur le territoire. La suite du texte étudie le passage du projet en pratiques de

production, décrites à deux dates successives, 1929 et 1938, avant le début des grands

projets hydrauliques qui n’émergent que plus tard.

1929, la collectivisation

En 1929, certaines institutions sont déjà implantées sur le territoire. La vallée de Ferghana

est à cheval sur deux (trois à partir de 1936) républiques divisées en districts, eux-mêmes

dotés d’administrations auxquelles sont attribués des plans de production de coton graine

mais aussi des plans de distribution de moyens de production (engrais, mécanisation, eau,

finances, main-d’œuvre, etc.). Ces moyens de production sont répartis par les organes

déconcentrés naissants de chacun des ministères de tutelle en lien avec le secteur

agricole : le Rayvodkhoz pour l’eau, l’Agrochimia pour les engrais, le Agrosel’mash pour

la mécanisation, la Banque pour la monnaie des salaires, pour ne citer que les plus

significatifs.

Ces organisations n’émergent pas ex nihilo mais s’implantent sur les bases des anciennes

administrations coloniales et sur celles des complexes de l’industrie cotonnière

reconstruits progressivement après la stabilisation politique et militaire de la vallée. La

production cotonnière reprend doucement et timidement : il n’y a donc pas de réels

changements d’orientation de la production de la vallée avec la mise en place des

institutions de la planification centrale. En fait, l’espace de production ne peut pas encore

« discuter » avec les organes de planification, car il est incompatible avec l’espace

d’équivalence du centre de calculs. Pour stabiliser les situations politiques, les Bolcheviks

ont engagé une grande redistribution des ressources foncières à la population expropriée

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au cours des années 1910 à la suite de la chute du prix du coton. La destruction de la

filière cotonnière a conduit à la réaffirmation d’une petite agriculture basée sur une

polyculture-élevage, comme celle de la période pré-tsariste. En conséquence, les espaces

de production et les exploitations ne sont pas en cohérence avec les « parcelles » et les

« unités de production » auxquelles font référence les instruments de la planification. Une

nouvelle réforme institutionnelle conduit à la projection de ces idées sur le monde : la

collectivisation des moyens de production.

Au cours des années 1920 et 1930, les autorités soviétiques ont défini de nouveaux

systèmes de production, organisés pour la mise en œuvre et la réalisation du plan de

production défini centralement : les kolkhozes. La collectivisation est lancée en 1932 et

voit la réquisition des moyens de production, inscrits dans des fermes collectives, unités

de base de production du système économique socialiste bâtie autour de deux principes

fondamentaux : le kolkhoze est formellement dénué de toute initiative d’orientation de la

production, désormais définie par la Gosplan. Après les expropriations et les purges

réalisées au cours des années 1920 et 1930, les agriculteurs participent à la réalisation du

plan de production. Le deuxième principe tient à l’organisation du kolkhoze qui reproduit

à petite échelle la même structure que celle qui organise l’Union soviétique.

En cohérence avec le système économique socialiste, le kolkhoze est une projection

parfaite des institutions formelles socialistes et de coordination bureaucratique. Les

membres du kolkhoze sont les kolkhoziens (kolkhoznik) qui « choisissent » de s’allier en

coopérative et de devenir des membres du kolkhoze (chlen). En assemblée générale, ils

élisent un président de kolkhoze (prezidatel) qui nomme un conseil d’administration de

spécialistes, et qui reconstitue à petite échelle la structure institutionnelle ministérielle de

l’Union soviétique. Chaque kolkhoze compte dans son conseil un agronome, un hydro-

technicien, un chimiste, un entomologiste, un ingénieur, un comptable, un statisticien

économiste, qui disposent de savoirs spécialisés appris dans les centres de formations de

chacun des ministères spécialisés. Le président a deux rôles : il orchestre la production au

sein du kolkhoze et fait le lien entre les membres du kolkhoze et l’État au niveau du

district (le Rayispolkom). De même, les spécialistes jouent un double rôle : garants de la

transmission de leur savoir spécialisé dans les pratiques concrètes de la production

agricole, ils forment les intermédiaires dans les échanges entre le kolkhoze et les

organisations déconcentrées des ministères, qui partagent ce même savoir et distribuent

les moyens de production.

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La production est organisée par sous-unités de kolkhozes, les brigades (brigad), qui

forment un regroupement de membres autour d’un chef, le brigadier (brigadir). La

brigade est en relation avec le terrain, les spécialistes en relation avec le brigadier qui

transmet les ordres et les préconisations du conseil d’administration. Chaque brigade

travaille sur un utchastok, qui dispose du même numéro que celui de la brigade

(utchastok 1 – brigad 1 ; utchastok 2 – brigad 2, etc.), constitué de parcelles (pol)

organisées en lots (kontur), généralement alimentées par un canal d’alimentation pour

l’irrigation, canal tertiaire. De même que le kolkhoze dispose d’un bureau central (offis)

où siègent le président et les spécialistes, la brigade dispose d’une baraque située au

centre de l’utchastok, le tchipon. La brigade met en œuvre une partie du plan de

production : au début de l’année agricole, l’agronome du kolkhoze désagrège le plan de

production transmis entre les brigades, sous forme de tableaux (les parcelles sont elles-

mêmes numérotées) ou sous forme de cartes des parcelles, où sont affichés les types de

cultures et les rendements demandés. Ensuite, les moyens de production sont distribués

en fonction des objectifs de l’année, pour la réalisation de l’itinéraire technique de chaque

culture. Ces moyens de production sont stockés au stock. Pour la mécanisation, le

kolkhoze dispose lui-même d’outils, regroupés au garage du kolkhoze311.

Formellement, les kolkhoziens tirent leur salaire du bénéfice de la production agricole,

calculé selon les prix administrés des moyens de production et des produits. En plus de

cela, les surplus de production sont vendus sur les marchés de kolkhoziens (rinok

kolkhoznikov ou bazar kolkhoznik) dans les villages et dans les villes. Ils disposent surtout

d’un lopin de terre (agarot) autour de leur maison, attribué à chaque kolkhozien selon des

normes précises, où sont conduites des productions non-administrées pour leur

consommation personnelle ou vendues sur le marché.

Le kolkhoze est aussi une unité administrative et politique. On y trouve un ou plusieurs

villages (sel), où les conseils de village (sel’soviet) enregistrent les naissances et les

décès, attribuent les passeports et les permis de mobilité. Le kolkhoze joue un rôle social

puisqu’il distribue les pensions des retraites (pensi) mais dispose aussi de fonds collectifs

indivis pour construire des écoles, des routes et autres infrastructures collectives. Le

kolkhoze est enfin la plus petite unité politique territoriale : le parti communiste y dispose

311. D’autres outils (outils lourds pour le labour ou pour la moisson) sont concentrés dans un centre de mécanisation du district, le MTS (Mashin-traktornaja stantsia).

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d’une cellule, dirigée par un Premier secrétaire du parti, lui-même le vice-président du

kolkhoze (zam-prezidatel).

Dans la vallée de Ferghana, le processus de collectivisation est rapide (Roy, 1997, 1999),

contrairement à ce qui a pu se passer au Kazakhstan ou en Ukraine, car les kolkhozes

s’établissent sur les bases des clans, ancrés territorialement sur un même périmètre de

distribution alimenté par un canal tertiaire. Cette transformation est elle-même très

formelle et ne conduit pas à de nombreux changements dans la production mais se traduit

surtout par une inscription concrète de ces nouvelles unités de production dans les

registres administratifs, nécessaires aux futures transformations majeures.

1937, dissonance entre normes administratives et champs de production

En 1937, toutes les institutions de l’économique cotonnière étatique sont en place. La

vallée de Ferghana est devenue un atelier de la production cotonnière soviétique, inscrite

elle-même dans le système économique socialiste : les institutions fonctionnent sans qu’il

y ait de changements majeurs du système agraire dans ses caractéristiques techniques. Si

la technique l’avait permis et que des photos satellites aient été disponibles, nous verrions

que deux clichés de la vallée de Ferghana pris en 1916 et 1937 seraient pratiquement

superposables. La différenciation entre espace irrigué et espace non irrigué n’a

pratiquement pas évolué en vingt ans, les surfaces irriguées étant pratiquement les mêmes

à ces deux dates. Les périmètres irrigués sont toujours discontinus, séparés d’espaces de

steppes et de pâtures, organisés au sein des petits bassins des rivières transversales de la

vallée. Les deux grandes rivières de la vallée (le Naryn et le Kara-Darya, dont la

confluence donne le Syr-Darya) ne sont pratiquement pas exploitées pour l’irrigation, car

non maîtrisées hydrauliquement.

Le territoire hydraulique est le même312, mais le système agraire a déjà profondément

changé. Dans les parcelles irriguées, le coton occupe près de 40 % des territoires irrigués

de la vallée et devient pour la première fois la principale culture. « Spécialisée dans la

312. Dans le territoire qui correspond au district de Namangan, les surfaces irriguées ne représentent que 25 à 30 % de la surface totale, contre 55°% à 60 % de steppes et de zones marécageuses. 15 % des surfaces sont utilisées en culture de décrues, dans le lit majeur du Syr-Darya, notamment pour la culture de riz, conduite dans des casiers (Entretiens historiques, Ouzbékistan, 2005).

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production cotonnière », la vallée participe à « l’indépendance cotonnière de l’Union

soviétique », atteinte dès 1932.

Pour faire entrer la vallée de Ferghana dans ce nouvel habit, plusieurs coups de force ont

été nécessaires. Il a fallu rayer de la carte le blé, identifié en 1916 comme l’une des

principales contraintes à l’expansion du coton au sein de la vallée de Ferghana. Cette

culture occupe plus de surface que le coton en 1912 (267 000 hectares contre

221 000 hectares (Woeikov, 1914, p. 248) et n’est pratiquement plus présente dans les

périmètres irrigués de la vallée en 1937. Pourtant, les habitants de la vallée de Ferghana

continuent de consommer du blé, mais cette fois, le blé provient du Kazakhstan et du sud

du territoire sibérien. Pour spécialiser la vallée de Ferghana dans la production

cotonnière, il aura fallu construire une nouvelle ligne de chemin de fer, le Türksib313,

engagée en 1926 et achevée en 1931. Depuis, le blé kazakh distribué à très bas prix314

envahit la vallée. Cela n’a pas suffi et il a fallu une autre condition fondamentale pour

intéresser les agriculteurs à la production cotonnière : le prix. Administré depuis

l’instauration d’un monopole de l’achat et de la vente du coton par l’État et la

déconnection du marché intérieur par rapport au marché international. Pour encourager à

ne produire que du coton à la place d’autres cultures, un prix très élevé est instauré : en

1935, le prix a été quadruplé, ce qui conduit à un produit brut de la culture du coton 37

fois plus élevé que celui des céréales quand les coûts de production sont sept fois

supérieurs (Khan et Ghai, 1979, p. 30). C’est uniquement sous ces conditions bien

particulières que la vallée de Ferghana exprime pleinement son « potentiel » de

spécialisation cotonnière315.

313. La ligne Turksib (Turkestan-Sibérie) relie Tachkent à Semipalatinsk (nord du Kazakhstan) et Novossibirsk (sud de la Sibérie). Elle est l’une des premières réalisations de la période soviétique, avec la construction des barrages hydro-électriques sur le bassin du Dniepr du plan Goelro. Sur la construction de la ligne de chemin de fer et sur l’importance de cette infrastructure dans la construction de l’économie socialiste et la spécialisation de l’Asie centrale dans la culture cotonnière, on pourra se référer au livre de Matthew J. Payne (2001).

314. Cette distribution de blé subventionné au cours des années 1930 étonne, quand on sait que la réquisition du blé par les Bolcheviks dans les territoires céréaliers a conduit à la famine et à la mort de plusieurs millions de personnes en Russie et en Ukraine. Le blé était essentiellement réquisitionné pour alimenter les villes, mais aussi pour alimenter les territoires inscrits comme non-céréaliers dans le projet de spécialisation économique régionale.

315. Ces deux réalisations (administration des prix et transport de blé subventionné) montrent que ce qui va devenir un « avantage comparatif » de produire du coton en Asie centrale, est clairement une construction politique et technique, et ne résulte pas d’une qualité naturelle de l’Asie centrale

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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Les systèmes de production ont beaucoup évolué. Le système de polyculture élevage, à

orientation vivrière et marchande, qui concernait des exploitations de taille petite (1 ha) à

très grande (100 ha) s’est transformé avec la collectivisation rapide des moyens de

production et la création de kolkhozes. 10 à 15 % de la terre arable est gardée par les

paysans : comme lopins. Le reste de la terre arable est attribué à de très nombreuses

petites exploitations collectives, composées d’environ cent coopérateurs (soit cent

familles) et généralement mises en place autour des périmètres irrigués d’un canal

secondaire. L’ensemble des kolkhoziens est issu de la population rurale locale, anciens

petits propriétaires expropriés, ou paysans sans terre ou grands propriétaires résignés.

Les exploitations collectives produisent le coton sur 50 % de la surface irriguée, le reste

étant occupé par la luzerne et l’orge, utilisées pour l’alimentation des bœufs de labour.

Les moyens techniques de production que les kolkhozes utilisent sont essentiellement

ceux collectivisés : une paire de bœufs pour dix hectares utilisés pour le labour et le

binage. Le reste provient de la distribution organisée par l’administration de district qui

met à la disposition des kolkhozes semences et engrais, en plus de pratiquer la

distribution de blé subventionné.

En 1938, les kolkhozes sont inscrits dans un cadre administratif constitué par des

institutions nouvelles, créées au début de la période soviétique, et par d’anciennes

institutions transformées. Dans chaque district (créé en 1926), on compte un centre de

machinisme agricole (MTS – Mashina Traktornaja Stantsia, créé en 1929316), une

administration de l’eau (créée en 1938), un Rayispolkom (administration d’État) et un

Raykom (comité local du parti). L’administration de l’agriculture se constitue sur les

principes de la planification, fondée sur des nouvelles normes construites par les instituts

de recherche317. Ces instituts diffusent dans la société de nouveaux cadres de

l’administration et des kolkhozes par les formations techniques données au sein des

d’être, par essence, un espace cotonnier. C’est une idée que nous avions amplement cherchée à démontrer au cours du chapitre précédent.

316. Pour la réalisation des travaux agricoles, les kolkhozes peuvent bénéficier de tracteurs, regroupés dans le MTS, le Mashino Traktor Park, souvent appelé le « palais des tractoristes »). Ce parc de machinisme agricole d’État concentre les tracteurs destinés essentiellement à la réalisation des travaux lourds, comme le labour, dans les kolkhozes qui n’ont pas assez de bœufs. La culture administrée du coton est inscrite dans un réseau de distribution d’engrais délivré par l’État.

317. On notera que les normes techniques existent déjà dans les instituts de recherche à la fin des années 1920 et au début des années 1930 et que les ministères spécialisés cherchent à les mettre en œuvre dans la planification des distributions des moyens de production (Irrigatsia Uzbekistana, 1973, p. 42-53).

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centres de formations318. De nouveaux savoirs spécifiques stimulent de nouvelles sources

de légitimité sociale, basées sur les procédures d’un État moderne en construction.

Les connaissances se diffusent mais ne peuvent pas être mises en œuvre dans les champs.

Pour l’irrigation, par exemple, un décalage très important existe entre les nouvelles

normes de distribution de la ressource en eau et la gestion effectivement en œuvre au sein

des réseaux. Le réseau existant n’est pas organisé pour la planification de la distribution

de l’eau, découpé en toutes petites parcelles. Il n’y a pas de débitmètres pour mesurer les

quantités d’eau attribuées ; les réseaux sont trop compliqués et il paraît aussi vain

d’établir une planification centralisée de la ressource en eau dans un espace où l’eau est

locale. De même, les nouveaux tracteurs des MTS ne peuvent circuler dans les toutes

petites parcelles séparées de petits canaux (arik) et par des arbres. La modernisation de la

production ne peut se mettre en marche. On peut lire : « Dans les premières années de la

collectivisation, les kolkhozes disposaient de très peu de surface : environ 100 ou

150 hectares. Les champs étaient répartis entre des brigades de 15 à 20 hectares et les

champs de coton représentaient de petites parcelles irriguées, non compatibles avec le

travail moto-mécanisé319. Les kolkhoziens ne les appelaient pas, comme aujourd’hui, la

“parcelle numéro tant” mais l’appelaient “la terre d’un tel”320. »

318. Le premier institut de formation est créé à Tachkent en 1934 et porte le nom de TIMMSKh, qui ouvre une antenne dans la vallée de Ferghana en 1941. Alors, plus de 1 400 centrasiatiques sont déjà formés aux connaissances scientifiques liées à la production agricole (Thurman, 1999b).

319. C’est ainsi que les tracteurs avaient des difficultés pour entrer dans les parcelles, parfois inaccessibles par la route et les chemins, à cause des rangées d’arbres et des canaux qui ne pouvaient être franchis par les roues des tracteurs. Seuls les bœufs et l’araire pouvaient y accéder. D’autre part, la forme des parcelles ne correspondait pas au travail mécanisé qui nécessite de grandes parcelles de forme géométrique pour permettre la circulation des machines (Entretiens historiques avec un tractoriste à la retraite, district de Namangan, 2005).

320. Les textes de l’encyclopédie Irrigatsia Uzbekistana relèvent l’impossibilité de mettre en œuvre les normes de distribution de l’eau dans le réseau « primitif » dans les années 1920 et 1930, avant la réalisation des grands travaux hydrauliques (Sadykov, 1975, p. 47). Michael Thurman montre que les normes de distribution de l’eau existent mais sont soumises à deux problèmes importants au cours des années 1920 et 1930 : (1) d’abord les autorités gestionnaires de l’eau n’ont pas les séries de relevés des débits suffisants pour connaître précisément les quantités d’eau qui s’écoulent dans les rivières et celles qui s’écoulent dans les canaux ; (2) d’autre part, les normes ne sont pas applicables au réseau existant, elles ne sont appliquées que ponctuellement, sur certains canaux majeurs. Elles ne permettent pas une gestion de l’eau normalisée sur l’ensemble du territoire. Ainsi, il écrit : « Les Soviétiques ne pénètrent pas la campagne » en parlant des années 1930. Ainsi, après l’occupation de la vallée de Ferghana par les troupes de l’armée russe, le gouvernement militaire décide que l’irrigation sera conduite « selon la coutume » (Thurman, 1999a, p. 81).

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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En conclusion, le périmètre de production est toujours trop « approprié » localement pour

permettre la rationalisation des processus de production : les normes et les savoirs

scientifiques se diffusent, mais ne disposent pas de territoires permettant leur application,

ce qu’apporte la réalisation des grands travaux hydrauliques staliniens, lancés dès 1939 et

jusqu’à 1941, qui redessinent le territoire à l’image d’une représentation créée dans les

instituts de recherche scientifique.

Recombinaison des relations clientélistes

Toutes les transformations ne signifient pas que la société centrasiatique est étouffée par

le pouvoir de Moscou. La particularité du système économique soviétique cotonnier tient

à la très forte autonomie du territoire vis-à-vis du centre de l’Union soviétique, d’une

part, et à la persistance et même au renforcement des liens claniques et lignagers au cours

de la période soviétique d’autre part. Elles trouvent leurs racines aux origines de la

période soviétique. En 1917, Lénine pense que la révolution bolchevique ne peut survivre

que si elle est internationale. Il manque en effet de très nombreuses ressources à l’État des

Soviets : le coton centrasiatique, le pétrole caucasien, le blé ukrainien en sont des

exemples. Il faut donc exporter la révolution au sein du territoire de l’ancien empire

tsariste pour garantir l’accès à ces ressources. Pour ce faire, la révolution bolchevique doit

s’appuyer sur des relais locaux dans un territoire où les Bolcheviks ont un faible ancrage,

concentré dans les villes. Les Bolcheviks vont devoir s’appuyer sur des élites locales,

formées pour certaines à Saint Petersburg qui n’ont rien de bolcheviques, mais qui

s’allient à eux dans l’espoir de conduire leur territoire vers un développement

économique et politique que pourrait leur apporter la révolution321. En 1920, au premier

congrès du komintern organisé à Bakou, ils font entendre un discours tiers-mondiste qui

cadre la future relation de l’ex-Turkestan russe avec la République de Russie : le

Turkestan ne deviendra pas un outil de la révolution européenne et ne sera pas à nouveau

intégré dans un empire colonial. Des concessions doivent être faites à côté des

Bolcheviks, comme celle de reconnaître le pouvoir politique périphérique, notamment par

la création des républiques socialistes soviétiques d’Asie centrale, dans lesquelles les

321. C’est ainsi que Khodjaïev, fils d’un riche marchand de Boukhara et ayant suivi une éducation à Saint-Pétersbourg, constituera l’un des piliers de la progression politique bolchevique en Asie centrale et fera partie du trio de nouveaux bolcheviks avec Y. Okhunbabaiev et A. Ikramov (Roy, 1997, p. 174).

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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autochtones voient la possibilité de construire des républiques modernes. Ces dernières

auront à un fort degré d’autogestion322.

La politique d’autogestion porte un nom officiel dans l’Union soviétique : korenizatsia

qui signifie l’indigénisation des cadres administratifs (l’État) et politiques (le parti) et

consiste à s’appuyer sur des autochtones, formés aux pratiques administratives323.

L’Ouzbékistan est la république où s’est exprimée le plus systématiquement cette

politique : elle a toujours été dirigée par des cadres ouzbeks, ce qui ne sera pas une règle

aussi absolue pour les autres républiques324.

Au niveau du kolkhoze, on remarque la même affirmation de certaines institutions

présoviétiques : la période soviétique permet la survivance des liens claniques tout en les

transformant. En 1917, la vallée de Ferghana était un espace segmenté de toutes parts,

constitué de territoires qui communiquaient bien entre eux, mais selon des échanges très

divers qui n’étaient pas spécialisés. Les individus étaient inscrits dans des réseaux

multiples, qui ne se recouvraient pas. Nous pouvons en citer quelques-uns : 1. Le réseau

social de la famille nucléaire, active au sein du système de production ; 2. Le réseau

social de la famille élargie, constitué sur un territoire irrigué par le même canal de

distribution, qui porte d’ailleurs le nom de son clan, ou groupe de solidarité325 ; 3. Le

322. La division territoriale du territoire reflèterait le compromis originel passé entre Moscou et la périphérie de la nouvelle Union soviétique. « Avec la ratification de la Constitution soviétique de 1924, les résolution du Parti sur la question des nationalités ont été traduite dans des plans pour diviser l’Union soviétique en région économiques et en territoires nationaux qui se chevauchaient. Cela reflétait un compromis entre les modèles de découpage administratifs du Narkomnats et du Gosplan » (Hirsch, 2000, p. 208).

323. C’est une idée qui est aujourd’hui communément reconnue par les soviétologues et les historiens qui se sont penchés sur la période soviétique de l’Asie centrale. On peut citer à ce sujet les travaux récents de K. Collins (2006, p. 85). Sur la politique des cadres de Moscou en Asie centrale, voir Roy (1997, p. 163-174).

324. Dès le début, les cadres ouzbeks vont jouer des rôles particulièrement actifs dans la conduite de l’organisation du territoire et la construction des infrastructures qui seront, pour eux, un moyen de mettre leur nouvelle République sur la voie du développement, ce que montre M. Payne dans le cas de la construction de la ligne de chemin de fer Turksib, dont nous avons pu mesurer l’impact sur l’avancée du coton au sein des périmètres irrigués de la vallée de Ferghana (Payne, 2001).

325. En Asie centrale, l’identité première identifiée est celle du groupe de solidarité. « Composé de personnes supposées avoir une vague origine commune, souvent renforcé par la résidence dans un même quartier d’une ville ou d’un village (mahalla), le groupe de solidarité peut avoir des bases sociologiques très variées. » Ce groupe de solidarité peut avoir des fondations très diverses, tribales, claniques, corporatives, religieuses, etc. Au cours de la période pré-soviétique, ces groupes se trouvent sous l’autorité d’un bay ou d’un khan, dont le statut est plus hérité que construit. La destruction des élites sous la révolution bolchevique ne remet pas en question les

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réseau du marché (bazar) sur lequel on vend les fruits, les légumes et surplus de céréales

et où on rencontre les éleveurs nomades qui vivent en haut de la vallée ; 4. Le réseau

économique des marchands de Kokand, qui apportent des biens manufacturés sur le

marché et lui achètent les cocons de soie qu’on produit dans la maison ; 5. Le réseau

politique de taxation de la production agricole, transmis au bay, puis au khokim, puis au

khan ; 6. On pourrait aussi citer le réseau lié à la religion et à l’appartenance à une

communauté religieuse constituée autour d’une mosquée. Les réseaux sont très

nombreux, se croisent, se décroisent mais ne se superposent pas, même s’il existe des

portes de réseaux privilégiées, constitués autour des chefs de lignages, les beks, qui jouent

le rôle d’intermédiaire pour les échanges liés à la taxation, à l’organisation et à la

coordination de la gestion de l’eau. Les liens sont lâches, parce qu’ils sont multiples et

parce que les unités ne sont pas spécialisées, à l’image de la parcelle de l’agriculteur du

chapitre 3 qui est un jardin de pluri-culture et d’élevage.

Au fur et à mesure que le coton avance, les liens du système de production se raréfient et

se spécialisent, ce qui tend à durcir des liens qui le mettent en relation avec l’extérieur et

notamment avec le bay, qui contrôle les échanges cotonniers mais aussi ceux de

l’irrigation. Plus l’agriculteur est intéressé par le coton et plus il se spécialise ; et plus il se

spécialise, plus il affaiblit certains liens pour en renforcer d’autres, et notamment ceux

inscrits dans son périmètre irrigué, constitué autour de son réseau de solidarité

patrilinéaire et patrilocal.

Le début de la période soviétique conduit à l’élimination des liens qui ne tournent pas

autour du coton, et par là, tend à renforcer le groupe de solidarité locale constitué autour

des liens de parenté. Ainsi, deux éléments importants du début de la période soviétique

sont l’introduction du blé kazakh subventionné et la construction d’un système de prix du

coton qui le rend beaucoup trop intéressant pour ne pas être produit. Deux liens vont

submerger les deux autres : le lien autour du coton qui passe par le bay et l’usine de

coton326 ; le lien pour avoir accès au blé subventionné vendu au magasin d’État contrôlé

par les élites locales du parti. La mise en place des kolkhozes vient consolider et

cristalliser les liens de proximité que les agriculteurs entretiennent les uns avec les autres.

structures sociales ouzbeks : de nouveaux bays et khans s’établissent au sein des campagnes. À ce sujet, il peut lire les travaux d’Olivier Roy (1991, 1992, 1996, 1997).

326. On notera que la mise en place du monopole de l’achat du coton par l’État a peu de conséquences sur notre agriculteur, l’usine de coton qui se trouve à côté de chez lui étant déjà en position de monopole.

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Tout comme les liens de proximité territoriale sont d’ordre patrilinéaire, le kolkhoze, à

son origine, devient une extension de la structure lignagère patrilinéaire sur laquelle sont

structurés les liens patrimoniaux et l’organisation des systèmes de production existants au

sein du territoire irrigué.

Que dire alors des purges des années 1920 et 1930 ? On apprend leur existence sur les

territoires ouzbek et kirghize, en discutant avec les derniers vieillards qui ont connu cette

période et qui témoignent des déportations et des incarcérations de chefs de familles

riches et souvent éduqués, qui se sont opposés à la collectivisation. Il convient de

souligner que les effets de la collectivisation dans le territoire de la vallée de Ferghana

sont sans commune mesure avec ceux connus par la Russie, l’Ukraine, et le Kazakhstan,

et qui se sont soldés par des famines et des millions de morts. Il n’y a pas d’équivalent

dans la vallée de Ferghana où la collectivisation est considérée comme « douce327 ». La

collectivisation a conduit à des déportations certaines328 de koulaks mais conduit au

même effet de cristallisation du kolkhoze autour des liens de parenté élargie : le kolkhoze

ne peut se construire qu’autour du territoire déjà organisé autour des périmètres irrigués

existants, c’est-à-dire en fait autour des relations de voisinage et de parenté. D’autre part,

que signifie le nom de koulak ? Ce terme a été importé par les Soviétiques pour désigner

les bays réfractaires. Or, les bays de la vallée de Ferghana ne sont pas les koulaks des

campagnes russes. Dans la société de cette vallée, ils jouent essentiellement le rôle

d’intermédiaires avec l’extérieur sur certains échanges et disposent d’un statut qui est

autant construit qu’hérité et non pas acquis sur l’asservissement d’une population qu’ils

contrôleraient, tels des esclaves. En déportant le bay, les Soviétiques n’ont pas déstructuré

l’ensemble des liens familiaux et de proximité. Un autre bay a émergé : le directeur du

kolkhoze ; élu par les kolkhoziens celui-ci ne partage pas l’idéologie soviétique mais va

jouer le rôle de nouvel intermédiaire pour son nouveau groupe de solidarité.

327. Plusieurs raisons à cela : d’abord, contrairement au Kazakhstan, la collectivisation ne s’est pas accompagnée d’une sédentarisation forcée de la population. La majeure partie de la population est déjà sédentarisée et inscrite sur un territoire irrigué. Ensuite, et c’est le point majeur, selon nous, la collectivisation ne s’est pas accompagnée d’une réquisition des productions alimentaires produites par les nouveaux kolkhoziens, mais des productions qui étaient de toute façon destinées à la vente et ne pouvant pas être autoconsommées. Contrairement aux républiques où la collectivisation a conduit aux malheurs généralisés, il y a eu distribution de blé dans la vallée de Ferghana, au même titre que ce qui a été produit dans les villes de l’Union soviétique.

328. Les purges sont nombreuses, et les bays en paient les frais, puisque certains d’entre eux, qui ne sont pas rangés auprès des Bolcheviks, sont déportés dans les goulags sibériens ou sur les grands chantiers (la ligne de chemin de fer Türksib n’est qu’un exemple).

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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Ce sont bien des groupes de solidarité qui se constituent autour des kolkhozes,

« extensions du système social patrilinéaire329 ». Il est particulièrement frappant de voir

qu’au sein des territoires de la vallée de Ferghana où nous avons travaillé, les premiers

kolkhozes ont souvent pris le nom des chefs de lignage dominants. Dans la même veine,

le directeur de kolkhoze, derrière le nom officiel de presidatel kolkhoza, est appelé par la

population du kolkhoze le rays ou le bay, et que le premier secrétaire du parti

communiste, aussi bien au niveau du district que de la province, est appelé le khokim.

Toutes dénominations, non-officielles mais d’usage généralisé, qui sont d’origine ouzbek

ou arabe héritées de la période présoviétique et qui se cristallisent dans la société rurale

avec les nouvelles institutions mises en place au cours de la période soviétique.

Encadré 14 – La collectivisation et la recombinaison des groupes de solidarité (1896-1939)330

Dans le district de Namangan où nous avons conduit nos enquêtes historiques, de nouveaux types d’exploitations agricoles émergent, reconnus comme les artels par l’administration naissante. Ces systèmes de production sont constitués sur les lignages traditionnels et s’inscrivent pour la vente du coton et l’accès aux biens de consommation apportés par les autorités soviétiques – blé, sucre, etc. Dans le mahalla « Eskon » du village de Katta Tachboulak, l’artel « Jovlon » est créé et Mamadali Hoziboev, « os blanc » (les nobles) et chef de Makhalla, devient Rays et dispose de 106 membres, qui travaillent 83 hectares avec 12 paires de bœufs et 11 carrioles tirées par des chevaux. Petit à petit, les artels sont enregistrés. Sur le territoire qui sera celui du kolkhoze Gairat en 1991, pas moins de 11 artels sont constitués, autour de deux villages. Chaque village voit en fait la « création » de 5 ou 6 artels comme le village de Kim Kurgan où sont formées les artels nommés « Kizil Bayrak », « Kirov », « Kizil Kuch », « Gairat » et « Lénine ». Les noms des artels reprennent parfois le nom de celui de chef de lignage, comme celui de « Ahmadali Omonboev », ou des expressions communistes « ouzbekisées » (« Kizil Iulduz », qui signifie l’étoile rouge), ou des noms de personnalités soviétiques comme « Okhunboboiëv » (le premier président de la République SS d’Ouzbékistan), « Kirov », « Lénine » et même « Dadasyance », alors Premier secrétaire du PC de Namangan.

On aurait pu croire que l’évolution des unités de production des années 1930, marquée

par l’accroissement des surfaces et les fusions de kolkhozes, aurait contribué à faire

329. Sur le lien entre groupes de solidarité et kolkhozes, on se réfèrera aux travaux d’Olivier Roy qui concernent toute l’Asie centrale en général (Roy, 1997, p. 141), puis ceux de B. Bouchet qui se concentrent sur le Turkménistan (Bouchet, 1992) et enfin ceux de K. Collins qui écrit en 2006 : « Dans les régions sédentarisées depuis longtemps, comme la vallée de Ferghana, le kolkhoze était souvent peu de chose de plus qu’un nom donné à un ou plusieurs villages – les auls (village en langue turque) ou le kishlak ou le mahalla (villages et leur environnement, sur les zones agricoles) » (Collins, 2006, p. 85).

330. Ces informations sont tirées des enquêtes historiques menées dans le district de Namangan.

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disparaître ces référents. Mais la fusion des kolkhozes ne fait que reproduire et amplifier

le phénomène, les anciens kolkhozes devenant les brigades du nouveau kolkhoze, qui est

dirigé par le lignage qui a les meilleurs liens à l’extérieur. L’étude de l’histoire de la

dénomination des kolkhozes au sein des territoires irrigués de la vallée de Ferghana est ici

particulièrement révélatrice. Les fusions de kolkhozes ne se font pas n’importe comment :

elles traduisent des stratégies d’alliances des groupes de solidarité pour se ranger derrière

un lignage dominant et un directeur de kolkhoze qui est particulièrement bien « branché »

à l’État et d’un accès aux ressources de l’État, démultipliée par l’effet de taille, qui

permet à la nouvelle unité de produire plus de coton et d’avoir un accès privilégié aux

ressources331.

B - L’hydraulique : alignement du territoire et du script cotonnier

En 1937, l’avenir de l’Asie centrale reste tout de même relativement ouvert. Certes, le

coton est exporté vers Moscou et, déjà depuis 1932, la région assure « l’indépendance

cotonnière de l’Union soviétique ». Mais cette progression cotonnière n’est pas

incompatible avec une trajectoire de développement diversifiée. D’ailleurs, deux des trois

leaders politiques les plus puissants de l’Asie centrale s’opposent à la « monoculture du

coton » : A. Ikramov et F. Khodjaiev, issus des élites urbaines à éducation européenne,

souhaitent lancer l’Ouzbékistan dans le développement industriel. Mais, cette année-là, ils

sont éliminés, de sorte que dans le pays, chef de file de la production cotonnière, il n’y a

plus que des élites rurales qui promeuvent le développement économique de leur territoire

rural par le coton. Ce coup de force conduit au déplacement définitif du compromis

politique des centres urbains vers les centres ruraux. La figure politique qui s’impose est

Y. Okhunbabaïev, originaire de la vallée de Ferghana et défenseur des intérêts cotonniers,

qui devient en 1937 le premier secrétaire du parti de la RSSU. Cette élimination marque

un tournant fondamental pour la destinée de la vallée de Ferghana et plus généralement

de l’Asie centrale, marquée par une accélération de mise en œuvre de moyens inédits et

331. On peut suivre l’évolution du leadership entre clans en suivant les fusions des kolkhozes et la succession de noms que prennent les kolkhozes. Ainsi, le kolkhoze Kommunism, créé en 1928 par Homidov et dirigé par lui-même jusqu’en 1952, a fusionné successivement avec l’artel avangard en 1930, puis avec le kolkhoze Yitimoiat en 1939 (lui-même issu d’une fusion avec l’artel « Chorbad »). Le kolkhoze issu de ces deux phases successives de fusion garde son nom et sa classe dirigeante, chaque kolkhoze phagocyté devenant une nouvelle brigade (Entretiens, district de Namangan, Ouzbékistan, 2005).

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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toujours plus importants pour favoriser la culture du coton. En effet, ce renversement

n’est pas sans relation avec la localisation de la première réalisation hydraulique

centrasiatique, le grand canal de Ferghana (GCF), conduit moins de deux ans après

l’avènement d’Okhunbabaiev, en plein milieu de la vallée de Ferghana et qui conduit à

apporter de l’eau de la rivière Naryn vers les nouveaux champs irrigués du sud de la

vallée, le territoire d’origine du nouveau leader politique de l’Ouzbékistan.

1) L’expansion cotonnière et le cycle infernal de l’hydraulique

La suite est l’histoire d’une transformation totale et radicale du système agraire ferghani,

conduite sur trois piliers : la mécanisation, la chimisation et l’hydraulique. Ces

transformations sont résumées par deux « photographies » successives : la première est

prise en 1958 pour rendre compte d’une profonde révolution agricole menée après la

Deuxième Guerre mondiale ; la deuxième est prise en 1983 pour décrire l’emballement de

la transformation du système agraire.

1964, la vallée de Ferghana hydraulicisée, mécanisée, chimisée

Entre 1938 et 1964, le coton de la vallée a fait un véritable bond en avant avec 650 000

hectares, contre 400 000 hectares en 1938. La croissance de la production de coton graine

est encore plus importante : en moins de trente ans, elle passe de 0,5 à 1,3 million de

tonnes. Le système agraire de la vallée de Ferghana a profondément évolué par trois

transformations techniques de grande ampleur : la mise en place de la « grande

hydraulique », la mécanisation, et la chimisation, trois mouvements réalisés en parallèle

conduisant au même mouvement d’amplification de la production de coton par extension

des surfaces et par augmentation des rendements du coton graine – de 2 à 2,7 tonnes par

hectare (Ministerstvo selskovo khoziaistva Uzbekskoi SSR, 1973, p. 51). Suivons les

évolutions des systèmes de production et du système agraire.

La première grande transformation est hydraulique, réalisée en plusieurs phases

successives. Trois grands canaux sont d’abord construits en fond de vallée en l’espace de

deux ans (de 1939 à 1941). Creusé en moins de deux mois par la mobilisation de

160 000 hommes le grand canal de Ferghana (GCF) est l’ouvrage majeur qui mesure près

de 300 km. Suivent ensuite la construction du canal sud de Ferghana (CSF) et du canal

nord de Ferghana (CNF) en 1940 et 1941 selon les mêmes méthodes : le travail est en

grande partie manuel et réalisé par la mobilisation de travaux de « corvée » collective,

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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nommée hashar332. La deuxième phase de développement hydraulique se réalise après la

deuxième guerre mondiale, avec des moyens très différents : les subventions en matière

d’irrigation explosent333 et financent une administration spécialisée, le Minvodkhoz. Créé

en 1946, à la fois maître d’œuvre et maître d’ouvrage, il dispose de moyens techniques

modernes. Les constructions hydrauliques s’étendent par l’élargissement et le bétonnage

des grands canaux existants, dans le fond de la vallée de Ferghana et dans les périmètres

irrigués des petites rivières transversales, équipées de petits barrages334. En premier lieu,

sont construits des barrages de diversion. Ils forment des seuils bétonnés sur le lit des

rivières, permettant d’élever la ligne d’eau qui s’écoule dans les canaux, à droite et à

gauche du lit mineur de la rivière. Ces canaux sont agrandis, renforcés et bétonnés. Cinq à

dix ans plus tard, les petites vallées transversales sont équipées de petits barrages-

réservoirs de 20 à 250 millions de m3, permettant de stocker les surplus de débit de la

rivière non utilisés par le système d’irrigation, pour le restituer au cours de la période

estivale, lorsque la demande hydrique des cultures reste élevée.

La grande hydraulique transforme profondément le paysage agraire de la vallée de

Ferghana : de nouvelles ressources sont mobilisées (comme la rivière Naryn et la rivière

Kara-Darya), mais, surtout, de nouveaux espaces sont ouverts (plus de 200 000 nouveaux

hectares). Ces espaces sont appelés par les Ferghani, les « champs d’ingénieurs », créés à

l’image des grilles de la planification (figure 6). L’espace y est « aplani » et quadrillé, ce

qui permet de faire correspondre l’espace de production avec celui des normes

techniques. Les normes de distribution peuvent entrer dans les pratiques de

l’administration spécialisée qui dispose de débitmètres pour mesurer la distribution de

l’eau entre les parcelles et entre les kolkhozes. De même, à l’entrée des canaux

secondaires alimentés par ces grands canaux, des vannes sont installées et permettent de

332. Le travail de corvée, hashar, est une pratique héritée de la période pré-tsariste et qui était mobilisée par les hokim, bay et khan pour la construction et l’entretien des ouvrages hydrauliques.

333. Le budget de l’administration de l’eau est multiplié par six entre le cinquième plan quinquennal (1950-1955) et le septième plan (1959-1965) (Thurman, 1999a, p. 226).

334. Dans la vallée de Kara Unkur Sai, le barrage de diversion est construit en 1958. La même année, les canaux de levaja vetka (branche gauche) et de pravaja vetka (branche droite) sont agrandis pour atteindre des débits de tête respectifs de 20 m3/s et 16 m3/s. En 1962, le barrage de Bazar-Kurgan est construit, d’une capacité de 22 millions de mètres cubes. On retrouve ce processus dans l’ensemble des vallées. Il a commencé en 1956, avec la construction du barrage de Kassansai dont la capacité est de 270 millions de m3. On pourra se référer à l’annexe 9 qui présente les ouvrages hydrauliques de la vallée de Ferghana et notamment ceux du bassin de la rivière de Kara Unkur, où nous avons réalisé des travaux de terrain.

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suivre l’entrée de l’eau. Les manœuvres sont inscrites dans des journaux quotidiens

signés par l’administration et par les hydro-techniciens des kolkhozes, chargés de la

distribution de l’eau entre les parcelles.

Figure 6 - Schéma technique des systèmes d'irrigation mis en place par les Soviétiques (Sadykov, 1975)

La mécanisation et la chimisation se développent parallèlement à la grande hydraulique.

Les tracteurs peuvent désormais entrer dans les champs, dimensionnés pour leur travail.

Alors que seule ¼ des terres était labourée et 4 % de terres en coton était semée

mécaniquement dans les années 1930, l’intégralité des terres est labourée, semée et

cultivée mécaniquement (100 %) en 1964335. La puissance de traction a été multipliée par

quatre. Les tracteurs de 10, 20 et 30 chevaux des années 1920 et 1930 laissent

progressivement place aux tracteurs de 50 et 60 chevaux au début des années 1940. Ce

sont d’abord les tracteurs Caterpillar américains qui sont introduits, puis des copies des

tracteurs à chenilles C-48/60 et C-50/65, utilisés pour les labours, mais aussi pour

l’aplanissement du sol, pour une meilleure circulation de l’eau au sein des parcelles.

L’usine de Tachkent sort ces premiers tracteurs MT3 au cours des années 1940. Ils

remplacent, dans les champs, les tracteurs à 20 chevaux. Chaussés de pneus, ils circulent

mieux dans les parcelles et sur les routes dont le recouvrement bitumé se généralise dans

les années 1950 et 1960. La deuxième vague de mécanisation arrive en 1958, avec

l’arrivée, dans les parcelles, des tracteurs à chenille de 75 chevaux (DT-75 et T-75), puis

335. Les chiffres sont donnés pour l’ensemble de la République d’Ouzbékistan (Ministerstvo selskovo khoziaistva Uzbekskoi SSR, 1973, p. 182-183).

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en 1963 des tracteurs à 100 chevaux (T-100Mb). Il y a alors une différenciation nette

entre les tracteurs de labour et les tracteurs légers utilisés pour le binage. Une palette de

tracteurs, produite à Tachkent et à Minsk, envahit les parcelles en 1963, date clef de la

mécanisation de l’agriculture cotonnière de la vallée de Ferghana. La chimisation est

réellement introduite au début des années 1940 et se développe en plusieurs étapes. Au

fur et à mesure que des usines de production d’engrais sont construites et que les matières

premières sont rendues disponibles par la planification, les normes techniques de

fertilisation évoluent336.

Figure 7 - Immeuble de kolkhoze constitué au cours du remembrement des années 1950 dans le district de Namangan

Les unités de production suivent un mouvement d’agrandissement : les kolkhozes passent

d’une taille de 100 ha en moyenne à une taille de 500 ha en 1950, puis à une taille de

800 ha en moyenne au cours des années 1960. Cette augmentation de taille est conduite

selon deux mécanismes. Le premier est l’ouverture des nouveaux espaces irrigués le plus

souvent en bordure des anciens espaces irrigués, sur les anciens espaces de pâtures en

propriété communale de la période pré-soviétique sous un mode d’appropriation

équivalent au début de la période soviétique. Le deuxième mécanisme est celui d’une

fusion-acquisition des kolkhozes. Le nombre des kolkhozes est divisé par 20 entre 1938

et 1964. De nouvelles structures plus intégrées se constituent, chaque ancien kolkhoze

336. De 1940 à 1960, la norme de fertilisation azotée passe de 47 kg/ha à 122 kg/ha alors que la norme de phosphore passe de 54 kg/ha à 122 kg/ha. Jusqu’en 1964, les normes n’incluent pas le potassium, qui n’est pas encore disponible (Ministerstvo selskovo khoziaistva Uzbekskoi SSR, 1973, p. 237-240).

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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devenant une brigade du nouveau kolkhoze constitué selon les mêmes principes que ceux

expliqués précédemment.

Figure 8 - Parcours de transhumance des troupeaux dans la Ferghana (source : Julien Thorez)

Les systèmes de production évoluent aussi vers une homogénéisation de la répartition de

la culture et de l’élevage à l’échelle de la vallée de Ferghana. La culture cotonnière

occupe 60 % de la sole. Une plus grande rationalisation et homogénéisation est conduite :

la quasi totalité des kolkhozes adopte l’assolement C6//L3//B-M337, avec une rotation

luzerne/coton permettant l’enrichissement du sol en azote et surtout d’éviter le

développement des maladies phytosanitaires. La nouvelle rotation intègre à la fois du

maïs et de la luzerne permettant de produire des quantités de fourrage importantes pour la

constitution d’un atelier d’élevage moderne dans l’ensemble des kolkhozes : chaque

kolkhoze dispose d’une ferme d’élevage338. La conduite de l’élevage évolue aussi. Les

espaces de pâture sont désormais recouverts par les champs irrigués et la transhumance

est généralisée et les troupeaux de la vallée de Ferghana sont transportés par camions

337. Soit une rotation de six ans de coton suivis d’une luzernière de trois ans qui profite ensuite à une culture de blé (1er cycle) + maïs (2e cycle).

338. Les bovins et ovins issus des petits élevages associés aux lopins sont réquisitionnés et regroupés au sein d’unités qui comptent à leur création 200 vaches laitières et leur suite et environ 500 ovins. Dans des étables entravées, la traite est manuelle et l’alimentation mécanisée. L’alimentation est à base de luzerne, tourteau de coton et maïs pour l’hiver alors que la transhumance estivale, dans les montagnes situées au Kirghizstan, est toujours effectuée sauf pour les vaches laitières en production (Entretiens historiques, district de Namangan, 2005 ; district de Bazar-Kurgan, 2006).

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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dans les montagnes du Kirghizstan, qui reçoit l’ensemble des troupeaux de la vallée,

kirghizes comme ouzbeks (figure 8).

Cette évolution des systèmes de production et des assolements montre bien un élan

général de rationalisation et de modernisation du système agraire de la vallée de

Ferghana. La transformation des pratiques est doublée d’un mouvement semblable dans

la diffusion des savoirs spécialisés. Au sein des kolkhozes, en parallèle à la modernisation

des processus de production, les cadres des kolkhozes se spécialisent, formés au sein de

trois instituts centrés sur le territoire de la RSS d’Ouzbékistan (Samarkand, Tachkent et

Andijan). Alors qu’en 1937, les instituts forment 230 spécialistes par an, en 1964, ce sont

1 300 spécialistes qui alimentent tous les ans les administrations et les conseils

d’administration des kolkhozes339. La spécialisation des agents des kolkhozes et de

l’administration distribue les rôles et les formalise, ce qui conduit au durcissement, jusque

dans les parcelles, de normes et de cadres de planification, construits à l’image de la

planification nationale.

Ces efforts de formation se réalisent dans la continuité de la période antérieure, avec une

amplification : il n’y a pas d’innovation, mais une avancée d’un processus déjà en marche

auparavant. La nouveauté tient à la création de nouveaux corps de métier au sein des

kolkhoziens, constitués autour du processus de mécanisation et de chimisation du

territoire. Jusqu’en 1959, on compte trois corps de métiers : les tractoristes-machinistes ;

les machinistes d’excavateur et les mécaniciens spécialisés dans la réparation et

l’entretien des outils moto-mécanisés. Plus tard, de nouveaux corps de métiers

apparaissent à mesure que la mécanisation avance : les conducteurs de cotton-pickers et

les bulldozeristes (1961), les spécialistes de l’élevage avec la mécanisation de

l’alimentation de l’élevage et de la traite ; les électriciens avec l’avancée de

l’électrification des campagnes et des ateliers de transformation (huileries, égreneuses et

alimentation des troupeaux) ; enfin, les chauffeurs de voiture (Volga) des directeurs de

kolkhozes, qui disposent chacun d’une Volga leur permettant de circuler depuis leur

bureau (ofis) vers les brigades ou vers le bureau de l’administration centrale du district.

En 1964, ce n’est pas seulement le paysage qui a changé avec la modernisation des

moyens de production, mais aussi le travail, de plus en plus motorisé.

339. 340 agronomes, 290 ingénieurs mécaniciens, 270 hydro-techniciens, 60 entomologistes, 30 pédologues et 100 économistes et comptables (Ministerstvo selskovo khoziaistva Uzbekskoi SSR, 1973, p. 515-531).

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La vie elle-même a changé. Le niveau de vie évolue, avec l’universalisation des écoles au

sein des kolkhozes340 et la généralisation des soins médicaux (années 1950), puis

l’extension de l’électrification des campagnes (années 1960). Les niveaux de vie

s’élèvent, car le coton est acheté à bon prix et permet aux kolkhozes de fournir des

services modernes. Les salaires y sont élevés et les spécialistes des kolkhozes obtiennent

rapidement l’argent qui leur permet d’acheter des voitures soviétiques (Lada), importées

par le train depuis la République de Russie. La vallée de Ferghana connaît non seulement

une révolution agricole, mais aussi une révolution de société. Avec la grande hydraulique

et l’ensemble de la filière cotonnière, les territoires sont connectés, ce qui permet

l’affirmation d’une centralité et d’une légitimité de l’État. Les directeurs de kolkhozes

jouent le jeu et font tout pour arriver à la réalisation du plan, point de passage obligé à

leur progression dans leur carrière politique. Ils circulent entre l’État, le parti et l’agro-

industrie et ne se définissent plus seulement par rapport à leur kolkhoze mais aussi par

rapport à Tachkent, qui s’impose comme le centre de l’Asie centrale, en concentrant à la

fois les centres de formations, les conférences et les décisions relatives à la production du

coton.

Tous les indicateurs vont dans le sens du progrès, sauf un seul : la rentabilité du travail.

Cette rentabilité peut être calculée de plusieurs manières, mais celle qui nous intéresse ici

est celle de la quantité de coton produite par homme jour (HJ) et celle du nombre

d’hectares travaillés par actif au sein des kolkhozes. Ainsi, alors qu’on compte 1,3 hectare

de coton par travailleur en 1937, après une première progression à 1,8 hectare en 1957,

cette surface ne change pas jusqu’à 1964 et stagne. De même, après une baisse

significative du nombre de jours de travail utilisés pour un hectare de coton entre 1937

et 1957 (de 269,2 HJ/ha à 173,6 HJ/ha), l’indicateur stagne jusqu’à 1965 (175HJ/ha)341.

La seule progression est celle du rendement avec une baisse d’homme-jour nécessaire

pour produire un quintal de coton fibre qui passe de 7,7 HJ à 6,0 HJ entre 1958 et 1964,

mais avec une tendance à l’atteinte d’un palier. La croissance des surfaces et la mise en

place de moyens de production modernes ne peuvent contenir la croissance

démographique très forte depuis la fin de la deuxième guerre mondiale avec des taux de

340. En 1964, le taux d’alphabétisation est de 45 %, contre moins de 10 % au cours des années 1920.

341. Les données sont celles de la province de Ferghana. La tendance est valable pour l’ensemble des périmètres de la vallée de Ferghana (Ministerstvo selskovo khoziaistva Uzbekskoi SSR, 1973, p. 351-353).

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croissance de 2 à 3 % annuels pour l’ensemble des provinces de la vallée, qu’elles soient

en RSS d’Ouzbékistan, du Kirghizstan ou du Tadjikistan342.

1982, aboutissement de l’intégration cotonnière et hydraulique

De même que la période de 1938 à 1964 a vu une intense transformation du système

agraire de la vallée de Ferghana, la période de 1964 à 1982 connaît des bouleversements

importants de rationalisation de la production selon le même triptyque hydraulique-

mécanisation-chimisation, mais sous des formes totalement différentes.

La transformation la plus visible et qui engage les plus grands investissements est d’ordre

hydraulique. Comme au cours de la précédente période, de nouveaux canaux sont

construits et permettent l’ouverture de nouvelles terres à irriguer. La grande différence

réside dans le fait que les espaces nouvellement irrigués sont pris sur des espaces qui se

trouvent en dehors des cônes de déjection des rivières de la vallée de Ferghana : les

déserts, au centre de la vallée et les collines qui ceinturent la vallée. Le grand canal

d’Andijan (GCA) et le canal d’Okhunbabaev (CO) sont creusés entre 1966 et 1970 et

irriguent les terres centrales de la vallée. De même, des canaux secondaires sont tirés à

partir du grand canal de Ferghana vers les mêmes territoires par l’élargissement de la

section du canal.

S’engage alors un cycle infernal de l’extension de l’irrigation, nécessitant la mobilisation

de quantité d’eau en croissance exponentielle. Les terres nouvellement ouvertes

présentent plusieurs caractéristiques qui font exploser les demandes en eau. Elles se

trouvent tout d’abord dans des déserts, où la pluviométrie est encore moins importante

que sur les terrasses limoneuses du pourtour de la vallée. Ensuite, ces terres sont

sableuses et disposent d’une faible capacité de rétention de l’eau apportée par l’irrigation,

ce qui nécessite des apports plus importants et plus fréquents. Enfin, les couches

342. Au cours du XXe siècle, l’Asie centrale, et plus particulièrement la vallée de Ferghana, connaît

une croissance démographique sans précédent. Ainsi, la population de la vallée de Ferghana a globalement doublé tous les vingt ans, passant de 1,5 million d’habitants avant 1917 à plus de 11 millions en 1990, avec des taux de croissance démographique de plus de 2% par an depuis le début des années 1950. Il en résulte une population très jeune, 47 % de moins de 15 ans en 1970 contre 29 % pour l’URSS. Cette croissance démographique est essentiellement le fruit de forts taux de natalité induits par l’introduction de médecine moderne, et le fruit d’une stabilité politique et économique depuis la fin de la deuxième guerre mondiale.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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inférieures du sol sont fortement chargées de sel, néfastes pour les productions343. Pour

les rendre praticables, l’ouverture des terres par la construction des canaux est doublée

d’un système de drainage qui permet de lessiver les sols en hiver344, augmentant du coup

la porosité naturelle du sol, effet accélérateur de la demande en eau d’irrigation : dans la

formule de normes d’irrigation, chaque terme a un effet multiplicateur :

Qbruto=M/KPD = [10 * K1 * K2 * (E-0)]/KPD

Dans les déserts, K1 et K2 augmentent : de nouvelles variétés sont introduites qui

demandent plus d’eau. (E-O) augmente aussi car les conditions de température sont telles

que l’évapotranspiration potentielle est plus importante ; de même il pleut moins dans ces

zones, ce qui conduit à une baisse de O et donc à une augmentation du terme E-O. De

même, le coefficient d’efficience de l’irrigation au sein de la parcelle diminue, avec le

drainage et la qualité du sol, si bien que les demandes en eau au sein de ces zones, pour

un hectare de coton sont de 10 600 m3 par période de végétation contre 5 200 m3 dans les

anciens espaces irrigués.

Une nouvelle fois, comme au cours de la période tsariste, les liens entre les rivières et les

périmètres irrigués lâchent. S’engage alors une campagne de construction de barrages,

toujours plus gros. La construction des barrages suit la courbe exponentielle des normes

techniques d’attribution de l’eau. En 1974, le barrage de Toktogul est construit au

Kirghizstan, destiné à l’approvisionnement des espaces irrigués de la vallée de Ferghana.

En 1980, c’est au tour du barrage d’Andijan d’être construit, lui aussi en territoire

kirghize, mais maîtrisé par les autorités de la RSS d’Ouzbékistan.

Pour saisir qu’un mouvement infernal de l’hydraulique est en marche, prenons le barrage

de Toktogul. Les autorités soviétiques décident sa construction au cours des années 1960,

où l’eau est parfois insuffisante au cours des années climatiquement sèches. Le barrage de

343. Sur le problème de la salinisation, tel qu’il se pose dès le début des années 1960, un frein majeur à l’expansion des terres irriguées, on se reportera aux travaux de R. Lewis (1961).

344. Les efforts de drainage sont considérables. Entre 1966 et 1987, 158 milliards de roubles sont dépensés et conduisent au drainage de 60% des terres dans l’ensemble de la vallée de Ferghana (contre 47,6 % à l’échelle de l’Ouzbékistan). Ces efforts seront considérés comme de véritables gâchis, puisqu’entre 1965 et 1975, sur les 691 000 hectares ouverts en Ouzbékistan, une importante quantité sera inutilisable pour l’agriculture, à cause des problèmes de salinisation non réglés par un système de drainage défaillant. Michael Thurman cite le chiffre de 535 000 hectares inutilisables (Thurman, 1999b, p. 234). En 1986, 60 % des terres irriguées d’Ouzbékistan et 90 % des terres irriguées du Turkménistan sont considérées comme modérément ou fortement salinisées (Pankova, Goloniva et Ventskevich, 1986, p. 140).

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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Toktogul est conçu pour permettre un stockage pluriannuel de la ressource en eau : il

stocke de l’eau au cours des années humides, pour la restituer les années sèches. Mais,

avec la construction du barrage, surdimensionné à l’échelle d’une année, de nouvelles

ressources sont disponibles et peuvent être lâchées à la demande. Le trop plein d’eau va

en fait permettre l’ouverture de nouveaux territoires, dont l’ouverture appellera de

nouvelles infrastructures de stockage, comme le barrage d’Andijan en sera

l’illustration345.

Le cycle infernal346 ne s’arrête pas là. La grande hydraulique ouvre deux opportunités

pour l’ouverture de terres irriguées : la maîtrise des débits et l’offre en électricité produite

par Toktogul. Les grands barrages permettent la régulation des débits des grandes

rivières, qui ravageaient les berges lors des crues du printemps. Désormais, les débits sont

maîtrisés et les espaces stabilisés sont ouverts à l’irrigation. On voit, à la fin des

années 1970 et au début des années 1980, l’ouverture de nouveaux espaces irrigués sur

les rives de la rivière Naryn, du Kara-Darya et du Syr-Darya. L’énergie produite par le

barrage ouvre la voie pour la colonisation de nouveaux espaces : les collines. Après avoir

ouvert les déserts, elle s’attaque aux collines du pourtour de la vallée. À peine le GCA

creusé en 1970, le grand canal de Namangan est réalisé entre 1970 et 1976, destiné à

l’irrigation des collines situées en dehors des terrasses alluviales. L’écoulement de l’eau

au sein de ce canal suit le même principe que les autres canaux (un écoulement

gravitaire), mais nécessite un système de pompage très puissant pour élever l’eau tirée de

la rivière Naryn 60 m3/s sur plus de 60 mètres de hauteur et qui tire sa force de l’énergie

électrique produite au barrage hydro-électrique de Toktogul.

Le plus étonnant, c’est que la grande hydraulique est doublée d’une petite hydraulique qui

se met en place au cours de la fin des années 1970 et du début des années 1980.

L’ouverture des espaces au sein des lits des rivières crée localement des pénuries d’eau

réglées par la mise en place, en bout des réseaux d’irrigation, de petits systèmes de

345. Ainsi, cette période verra un accroissement du pouvoir financier du Minvodkhoz, qui dispose, en 1975, d’un budget de 7 milliards de roubles, contre 580 millions en 1960 (Thurman, 1999a, p. 226. Au début des années 1980, les capitaux investis dans l’irrigation connaissent leur maxima historiques avec une moyenne de 1,527 milliard de roubles par an, soit 25,9 % des investissements du secteur de l’eau de l’ensemble de l’Union soviétique (Craumer, 1992, p. 136).

346. Le cycle infernal est comparable à celui de l’Espagne. À ce sujet, on pourra lire Barraqué

(2001).

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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pompage, gérés soit par l’État, soit par les kolkhozes eux-mêmes, et qui prélèvent l’eau soit dans le lit des grandes rivières de la vallée, soit dans les systèmes de drainage347.

Au début des années 1980, la vallée de Ferghana a pris un autre visage. Elle est hydraulicisée, intégrée par un système de grands canaux, et entourée de barrages. Le temps de la vallée est divisé en deux périodes : la « période de végétation » et la « période de non-végétation ». Le monde hydraulique s’impose sur le monde agricole, mais aussi sur d’autres secteurs : il recouvre désormais une partie du monde énergétique. L’eau et l’électricité du barrage de Toktogul sont orientées vers la production cotonnière et un accord énergétique est signé en 1984 entre les RSS du bassin du Syr-Darya, qui prévoit un troc énergétique entre le Kirghizstan, le Kazakhstan et l’Ouzbékistan348.

Figure 9 - La vallée de Ferghana couverte par l'hydraulique dans les années 1980

Le mouvement hydraulique est produit en même temps qu’il est permis par une augmentation des capacités moto-mécanisées et de la chimisation des processus de production. Les années 1970 et 1980 voient en effet l’arrivée d’engins toujours plus grands et plus puissants qui permettent la construction des ouvrages et l’accroissement

347. Ceci a été observé à la fois dans le district de Namangan (en Ouzbékistan) et dans le district de Bazar-Kurgan (au Kirghizstan).

348. Le Kirghizstan fournit de l’eau et de l’énergie au cours de la période de végétation. En échange, l’Ouzbékistan et le Kazakhstan livrent des énergies fossiles aux Kirghizstan au cours de l’hiver, notamment pour approvisionner les centrales thermiques, mais aussi tous les réseaux de gaz des villes et des villages installés dans les territoires du Kirghizstan.

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des capacités de traction au sein des systèmes de production349. Les efforts de chimisation

se poursuivent, avec une évolution des normes de composition des engrais : le potassium

est introduit dans la composition des engrais. Les normes d’intrants s’élèvent grâce à une

augmentation des capacités de production, mais surtout à cause de l’ouverture d’espaces

aux sols plus pauvres (sol sableux), sur lesquels sont pratiqués des apports plus

importants. Nous pourrions développer plus en profondeur cet aspect, mais nous

préférons ne pas nous attarder dessus, puisqu’il ne constitue pas une spécificité de cette

période, contrairement à l’hydraulique. Nous retiendrons juste que le système agraire et

les systèmes de production sont toujours plus mécanisés et chimisés. Nous voulons en fait

insister plus sur l’évolution des systèmes de production, dans leurs aspects économiques

et sociaux, qui sont plus importants pour notre propos et qui sont étroitement liés aux

évolutions techniques.

En 1982, la période faste des kolkhozes rentables et capables de dégager des profits laisse

place à une période de profondes difficultés financières. De 1970 à 1976, le profit des

kolkhozes (tchisti dokhod) a baissé de 30 %, et on considère qu’au milieu des années

1980, 75 % des unités de production ne sont plus rentables et ne doivent leur stabilité

financière qu’à l’injection de subventions étatiques soviétiques qui renflouent les déficits

en fin de saison agricole350. Quel est donc ce nouveau contexte économique et à quoi tient

ce renversement ? Le retournement tient aux augmentations des coûts de production,

expliqués par deux phénomènes. La conduite des systèmes de cultures nécessite des coûts

de fonctionnement toujours plus élevés à mesure que des terres difficilement exploitables

sont ouvertes351. L’utilisation de quantités toujours plus importantes d’intrants

(notamment d’engrais). Par ailleurs, les kolkhozes font face à une très faible productivité

du travail, et des coûts de main-d’œuvre deux fois plus élevés que dans le reste de

l’Union soviétique352.

349. Notamment avec l’arrivée du tracteur T4, utilisé à la fois pour le labour et les chantiers de construction.

350. Lire à ce sujet Lipovsky (1995, p. 540). Ce problème de rentabilité des systèmes de production est particulièrement marqué au cours des années 1970. Une analyse historique montre qu’il est déjà posé au cours de la période khrouchtchévienne (Gleason, 1984, p. 130).

351. Ceci concerne la plupart des exploitations, car toutes, dans leurs expansions, héritent bien souvent de terres du centre de la vallée (l’espace désertique mis en culture à la fin des années 1970 et dans les années 1980).

352. Le coût du travail représente 57,1 % des coûts de production dans les kolkhozes d’Ouzbékistan contre une moyenne de 25,3 % à l’échelle de l’Union soviétique. Les chiffres sont

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Ce dernier phénomène est le point-clé de la crise financière des kolkhozes et nous allons

le développer, tellement il paraît absurde compte tenu des efforts de modernisation et de

mécanisation conduits au cours de la période soviétique. Le problème réside dans une très

forte consommation de main-d’œuvre dans les systèmes de production et plus

particulièrement lors de la récolte du coton, toujours effectuée manuellement. Pourtant,

les cotton-pickers sont massivement produits dans les usines de Tachkent et devraient être

en mesure de ramasser l’intégralité du coton. Mais, la mécanisation est freinée par un

autre cycle infernal qui produit une sur-embauche et un sous-emploi au sein des systèmes

de production. L’ouverture des nouvelles terres est doublée par la croissance

démographique stabilisée à 2 à 3 % de croissance annuelle. La population rurale est

intégrée dans les systèmes de production : il n’y a pas de travail à l’extérieur du secteur

agricole et les seuls emplois se trouvent dans le secteur cotonnier. Les investissements de

mécanisation de la récolte sont vains face à l’opposition forte d’une population rurale qui

redoute la débauche et craint la disparition des salaires de la récolte, qui sont l’une des

uniques sources de monnaie fiduciaire disponible au cours de l’année.

En fin de compte, le système agraire connaît une crise au début des années 1980 qui se

traduit par des tensions macroéconomiques et sociales, et pas seulement financières pour

les kolkhozes. Au niveau macroéconomique, les investissements réalisés dans

l’agriculture ont des rendements décroissants353 et se font même à perte : les cotton-

pickers, apportés dans les kolkhozes ne sont pas utilisés, voire ne sont même pas acceptés

par les kolkhozes. Pire, les investissements font plonger le système dans un gouffre

financier, puisqu’ils nécessitent de très lourds besoins financiers pour leur

fonctionnement et pour leur entretien. L’exemple le plus flagrant est celui de l’irrigation :

le système de pompage consomme une importante quantité d’énergie et nécessite un

entretien plus important que les premiers canaux construits au milieu de la vallée, sans

compter les réparations coûteuses.

tirés de l’étude réalisée par P. Craumer (1992, p. 158-159). G. Hodnett montre en 1974 qu’en 1953, la productivité du travail sur le coton, en URSS, est inférieure à celle de l’Égypte (Hodnett, 1974, p. 73). Elle a ensuite augmenté au cours des années 1950 et 1960 pour ensuite rechuter au cours des années 1970 jusqu’à la fin de la période soviétique.

353. Gregory Gleason fait référence à un article de M. Gorbatchev, dans le journal Pravda de mars 1989, qui déclare qu’au cours des années 1970 et 1980, les surfaces irriguées d’Asie centrale ont augmenté de 1,6 million d’hectares et que les forces productives ont augmenté de 600 % pour une production brute qui n’a augmenté que de 78 % (Gleason, 1990b, p. 72).

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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Socialement, malgré la rétention de main-d’œuvre au sein des systèmes de production, le

chômage, qui n’existe pas officiellement dans le système économique socialiste, est réel.

Ceci induit une profonde frustration pour une population jeune qui a peu d’espoir d’avoir

un niveau de vie aussi élevé que celui de ses parents. Les tensions augmentent et se

traduisent par des mouvements populaires, qui finissent parfois dans le sang, soutenus par

des revendications nationalistes et antirusses. Elles conduisent à l’émergence de

mouvements islamistes qui trouvent un terreau privilégié dans la vallée de Ferghana. Les

contestations du système économique socialiste se font de plus en plus nombreuses et

prennent comme emblème la mort de la mer d’Aral, qui ne reçoit pratiquement plus d’eau

de ses deux fleuves, le Syr-Darya et l’Amou-Darya, vidés pour l’irrigation. C’est dans ce

contexte qu’en 1981, C. Rachidov et N. Khudaiberdiev lancent leur appel pour la

construction du projet Sibaral, qui serait la réponse à leur problème : des terres irriguées

supplémentaires, du travail pour les travailleurs de l’Asie centrale. Tout est prêt pour

poursuivre le système et relancer la dynamique avec un nouveau saut technologique,

comme il y en eut périodiquement au cours de la période soviétique. Mais leurs appels

seront plus que rejetés par les autorités du Kremlin, qui feront de l’Asie centrale la bête

noire de l’Union soviétique et entreront en campagne anti-corruption en Asie centrale.

Le « scandale du coton » et la « mafia ouzbek »

Il faut insister ici sur un des aspects de la période de crise du système cotonnier de la

vallée de Ferghana (et de l’Asie centrale en général) révélateur d’un aspect de la société

cotonnière centrasiatique, radicalement antinomique du cadre formel d’un projet

cotonnier « imposé par Moscou », et mécaniquement mis en œuvre dans une périphérie

exclue de la conception politique de ce programme. En 1982, un scandale au

retentissement international explose : le « scandale du coton » qui met la lumière sur la

« mafia ouzbek » et révèle un visage d’une société caractérisée de « féodale » et de

« népotique ».

En 1982, à la surprise générale, Iouri Andropov édite subitement un décret qui annule la

validité du billet de 500 roubles. Cette décision marque un tournant dans la politique

officielle intérieure du Kremlin qui entre en guerre contre la « kleptocratie » en œuvre au

sein de l’Union soviétique. Dans la foulée, deux milles officiels centrasiatiques sont

limogés par le pouvoir soviétique, accusés d’avoir organisé un système mafieux de

détournement de fonds construit autour de livraisons fictives de coton, pratiquées à

grande échelle au moins depuis les années 1970. L’affaire concerne majoritairement la

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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RSS d’Ouzbékistan, centre de production cotonnier : on parle de l’« affaire ouzbek » et

de la « mafia ouzbek ». On estime que la « mafia ouzbek » aurait berné l’État soviétique

au total de l’équivalent de 4,5 millions de tonnes de coton entre 1978 et 1983354,

équivalent de la moitié de la production annuelle de l’ensemble de l’Union soviétique qui

contribue alors au quart de la production mondiale. La république d’Ouzbékistan est

visée, mais pas uniquement. L’affaire s’étend à d’autres républiques productrices de

coton, comme le Tadjikistan, le Kirghizstan et le Kazakhstan355.

Outre le volume de coton détourné ou non livré, le plus intéressant et fascinant se situe

dans l’organisation des livraisons fictives. Le détournement est organisé à l’échelle de

l’ensemble du territoire et recouvre l’ensemble de la chaîne de production cotonnière, des

kolkhozes à la société républicaine d’exportation des balles de coton vers la RSS de

Russie. Le réseau avait organisé de fausses écritures comptables dans l’ensemble des

cahiers de la plupart des organisations étatiques et collectives impliquées dans la

production de coton, sa transformation et son transport, ce qui conduisait à rendre les

écritures statistiques cohérentes. Le réseau impliquait la plupart des directeurs de

kolkhozes, des secrétaires du PC des districts et de province, jusqu’à Charaf Rachidov, le

premier secrétaire du PC ouzbek, qui aurait chapeauté et couvert l’organisation du

système mafieux, lui-même couvert par le gendre de Leonid Brejnev qui couvrait les

pratiques depuis Moscou.

L’Asie centrale devient la bête noire de l’Union soviétique et, dans la foulée, de nouvelles

affaires de corruption émergent : liées au milieu agricole, elles renforcent la critique

généralisée de la constitution d’un système économique déficient. Le Minvodkhoz, le

ministère de l’Eau qui a conduit l’ensemble des travaux hydrauliques, est critiqué pour

ses pratiques autarciques et de détournement de fonds356. Par pratiques autarciques

354. Severin estime qu’entre 1976 et 1987, les chiffres de production ont été gonflés de six millions de tonnes, soit 7 % des productions (Severin, 1987). Sur les falsifications statistiques, on pourra se reporter à (Sheely, 1988, p. 1-6).

355. Ainsi, au Kazakhstan, entre 1979 et 1984, on estime la falsification à 138 000 tonnes dans l’Oblast de Tchimkent. Au Tadjikistan, la falsification aurait été de plus de 700 000 tonnes, rien que pendant le dernier plan quinquennal (Ponomarev, 1990, p. 130). Nous n’avons pas trouvé d’informations écrites sur la mafia cotonnière du Kirghizstan, mais, selon nos enquêtes de terrain, trois directeurs de kolkhozes ont été limogés dans le district de Bazar-Kurgan en 1984, impliqués dans le scandale cotonnier (données de terrain, Kirghizstan, 2006).

356. Les pratiques autarciques sont classiques du système économique socialiste. On pourra citer les travaux de Bernard Chavance à ce sujet : « Les ministères sectoriels cherchent, tout en visant une certaine autonomie, à reproduire et étendre leur empire industriel. Ce sont de vastes groupes

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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s’entend une tendance de ce ministère à travailler pour lui-même et à avoir constitué un

« empire industriel » autonome ayant nourri de nombreux détournements de fonds ou de

matériaux lors de la réalisation de ses travaux. Le Minvodkhoz n’aurait pas respecté les

normes de production, par l’utilisation de matériaux de moindre qualité, ce qui conduit à

des coûts de fonctionnement et d’entretien très importants. Le détournement des

matériaux, vendus sur le marché noir, aurait enrichi des agents du ministère, dans ses

organes centraux et déconcentrés et aurait également agrandi son empire357.

Avec l’explosion de cette affaire du coton ouzbek, le Kremlin « découvre » une société

qu’elle dit « féodale » et « népotique ». Les républiques centrasiatiques vivent en

autonomie quasi-totale vis-à-vis de Moscou et s’autogèrent par l’intermédiaire

d’administrateurs et d’hommes politiques autochtones. Les républiques centrasiatiques

sont en effet les seules à avoir été dirigées presque exclusivement par des cadres locaux.

Ils sont certes systématiquement secondés par des allochtones, mais ceux-ci se révèlent

dépassés par une société où les décisions sont prises au sein de cercles confidentiels, dont

les réseaux dépassent les arcanes officiels du pouvoir et se construisent sur des liens

familiaux élargis. Le Kremlin « découvre » l’organisation d’un système féodal fondé sur

des potentats territoriaux maîtrisés par des nouveaux « khans » centrasiatiques installés à

tous les niveaux territoriaux et dans les organisations étatiques où ils disposent d’une

importante longévité358.

Le Kremlin, révèle l’existence de « Barons du coton », notamment dans la vallée de

Ferghana, qui ont constitué de mini-potentats quasi autonomes autour de kolkhozes ou de

d’intérêts bureaucratiques, dont la puissance dépend en partie de l’importance du capital social qu’ils contrôlent, et de l’ampleur de la production de la branche. Leur logique d’expansion et d’autonomie relative engendre une sorte de concurrence monopoliste vis-à-vis du centre, et une soif de capital sous forme d’allocations budgétaires » (Chavance, 1989, p. 131).

357. Le Minvodkhoz travaille pour lui-même et dispose d’un double statut de client et de contacteur. Selon les auteurs, le Minvodkhoz cherche à accroître son profit, construit sur des indicateurs quantitatifs de travaux produits, et non pas sur des indicateurs de qualité des travaux produits (Thurman, 1999a, p. 234). Le système Minvodkhoz s’entretient : pour accroître sa marge, le Minvodkhoz est peu regardant sur la qualité des ouvrages et met en place des technologies bon marché qui demandent des normes élevées d’offre en eau, qui conduisent à la mobilisation de toujours plus d’eau À ce sujet, on pourra se reporter au travaux de P. Micklin (1991, p. 21-23), de T. Gufstafson (1977, p. 298-299) et de V. Karev et al. (1979, p. 37-42). En 1950, le rendement de distribution est de 50 % (Iusupov, 1962). Il serait monté à 57 % en 1970 (Sadykov, 1975, p. 221) puis à 50 % dans le milieu des années 1980 selon Victor Dukhovny (1986, p. 109).

358. Pour exemple, Charaf Rachidov, limogé en 1983, « règne » sur la RSS d’Ouzbékistan depuis 1959. Il en est de même d’Alsamat Masaliev en RSS du Kirghizstan. Tous les deux sont limogés.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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districts. Le plus célèbre est Alimov, ami de Charaf Rachidov, qui avait constitué autour

de lui sa propre police, au sein d’un territoire ne pouvant être pénétré par les agents

extérieurs qu’avec sa permission. Alimov disposait de liens très forts avec le pouvoir et

aurait eu la possibilité d’orienter les politiques publiques de développement de l’irrigation

vers son territoire, par la construction de canaux, mais aussi d’un barrage destiné

uniquement aux périmètres irrigués de son « fief359 ». Des groupes de solidarité informels

se sont développés au sein même des organisations étatiques, où des familles élargies au

fonctionnement dynastique ont mis la main sur les richesses publiques dont dispose

l’organisation, notamment dans le domaine de l’irrigation.

Le scandale du coton et l’organisation de la mafia ouzbek sont apparemment

incompatibles avec la mise en place d’une structure étatique moderne qui fonctionne par

la normalisation des procédés de production. Les autorités soviétiques ont sans cesse

cherché à pratiquer « une ingénierie sociale » visant à briser les liens de solidarités en

contradiction avec le fonctionnement d’une société soviétique basée sur des individus

autonomes guidés par le parti. Pour autant, le Kremlin doit se rendre à l’évidence : au-

delà du scandale du coton, en s’appuyant sur les clans traditionnels de l’Asie centrale, le

système soviétique a renforcé le clientélisme.

2) L’hydraulique : recadrage des débordements

Nous montrons ici que le clientélisme a conduit à exacerber l’emballement du système.

Inscrit dans le fonctionnement même du système de la planification centralisée, il a

contribué à son entrée dans la crise hydraulique.

359. Sur l’histoire d’Alimov, on pourra se reporter aux travaux de B. Rumer, qui fait une synthèse des publications soviétiques qui le concernent (Rumer, 1989). Michael Thurman consacre dans sa thèse quelques paragraphes sur les actions d’Alimov dans le domaine de l’irrigation et de la gestion de l’eau. Ahmadjan Adilov, ami de longue date de Sharaf Rashidov aurait convaincu le Minvodkhoz de développer le système d’irrigation du district de Pap, son fief (autour rivière de Rizak Say et de Tchadak Say), sur des terres très drainantes et disposant de très peu de quantité d’eau. Aujourd’hui, ces réseaux d’irrigation sont abandonnés. Les infrastructures sont en place mais ne sont pas utilisées, à cause du manque d’eau (Thurman, 1999a, p. 235). Le projet prévoyait la construction d’un barrage réservoir sur le Tchadak Say, qui ne fut finalement pas construit. Ahmadjon Abidov fut mis en prison au cours de l’affaire du coton, ce qui ralentit les projets de construction du Minvodkhoz dans la zone.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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Quand le territoire déborde le projet cotonnier

Dans la section précédente, nous avions montré que la crise du système cotonnier de la

vallée de Ferghana était liée à un problème de rentabilité qui trouvait deux causes

principales : (a) un coût de la main-d’œuvre trop élevé et (b) des espaces de production de

moins en moins productifs et nécessitant des moyens de production de plus en plus

coûteux. Le coût de la main-d’œuvre et la faible rentabilité du travail correspondent à une

faible mécanisation réelle des travaux opérés sur le coton. De très nombreux travaux sont

réalisés mécaniquement, mais les travaux les plus consommateurs de temps de travail

restent réalisés manuellement, comme l’écimage, le démariage et surtout la récolte.

Pourtant, les autorités soviétiques s’étaient intéressées très tôt à l’introduction du cotton-

picker dans le système de production cotonnier centrasiatique. Dès 1936, l’Union

soviétique acquiert deux des engins construits pas les Rust Brothers aux États-Unis et qui

permettent la récolte mécanisée du coton graine. Copiées et « réinventées » en URSS, ces

machines sont introduites dès 1949 en Ouzbékistan, où une chaîne de fabrication et de

montage est mise en place dans l’usine de tracteurs de Tachkent. Depuis les années 1950

et jusqu’au début des années 1980, la production de ces engins monte en flèche, si bien

qu’au milieu des années 1980, on dispose d’assez de cotton-pickers pour que l’ensemble

de la production soit ramassé mécaniquement360.

Officiellement, la quantité de coton ramassé mécaniquement augmente jusqu’au tout

début des années 1980 (68 % du coton ouzbek, 61 % du coton kirghize et 22 % du coton

tadjik en 1981). Mais même les données officielles montrent une baisse dans le courant

des années 1980361. Au milieu des années 1980, le coton est ramassé à la main et tout

pousse à croire que c’était aussi le cas à la fin des années 1970, malgré les chiffres

inscrits dans les statistiques officielles. Les quelques observateurs occidentaux qui

viennent faire des visites dans les kolkhozes de l’Ouzbékistan et du Tadjikistan

s’étonnent de voir cette pratique au sein de kolkhozes censés être plus avancés dans la

mécanisation que la moyenne362. Ceci est confirmé par nos entretiens historiques, la

360. Plusieurs centaines d’unités avant la fin des années 1950, puis 3 200 unités par an en 1960, 8 000 unités en 1965 et ainsi de suite (Hodnett, 1974, p. 80 ; Craumer, 1992, p. 161).

361. Malgré la poursuite de la production des engins dans l’usine de Tachkent, la part officielle du coton ramassé mécaniquement en 1985 atteint en Ouzbékistan 31 %, au Kirghizstan 23 % et au Tadjikistan 11 % (Hodnett, 1974 ; Craumer, 1992).

362. Deux économistes de l’International Labour Organisation (ILO), Khan et Gai visitent l’Ouzbékistan et le Tadjikistan au cours de l’année 1978 et sont surpris de voir la très grande

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plupart des personnes rencontrées se souvenant des longues périodes de ramassage du

coton à la main au cours des années 1970 et 1980, et de la mobilisation en masse des

kolkhoziens et des travailleurs réquisitionnés auprès des écoles, des universités et des

usines, alors même que les cotton-pickers se trouvaient dans les garages des kolkhozes et

n’étaient pas utilisés. Ainsi, des solutions existent à l’accroissement de la rentabilité des

systèmes de production et sont bien en place dans les campagnes, mais ils ne prennent

pas. Pourquoi ?

De nombreux auteurs se sont penchés sur la question de savoir pourquoi cette innovation

technologique, qui se trouve dans la droite ligne des autres innovations technologiques

liées à la rationalisation de la production du coton, n’a pas pris. Une première cause

résiderait dans un manque de connaissances techniques au sein des kolkhozes et d’un

manque de capacités de maintenance des outils délivrés (Gleason, 1984 ; Gleason,

1990b). Une deuxième cause serait la concordance de la diffusion du cotton-picker avec

le démantèlement des MTS, en 1958, et la transmission du parc de machinisme agricole

en gestion directe des kolkhozes : l’achat de nouvelles machines aurait conduit à la

division par deux des fonds indivis du kolkhoze, jusqu’alors destinés à la construction des

maisons, à la santé et à l’acquisition de bétail, ce qui se traduirait par une réticence des

directeurs de kolkhozes d’acheter les machines (Gleason, 1984, p. 103). Cependant, les

machines qui atteignent les kolkhozes dorment dans les garages et sont en bon état.

L’avancée du cotton-picker fait également face aux problèmes de qualité du coton graine

récolté : des feuilles et autres impuretés sont emportées avec le coton par la soufflerie des

machines, ce qui réduirait la pureté du coton et donc son prix de vente aux usines

d’égrenage. Et enfin, on ne peut ignorer l’opposition de la population sous employée qui

ne veut pas se faire déposséder d’un travail saisonnier, et qui reçoit une importante

proportion de son salaire lors de la récolte363.

Toutes ces raisons ont joué et se sont entretenues, mais il semble que la dernière (la

pression de la population) soit particulièrement structurante pour expliquer le maintien de

la récolte manuelle dans les zones rurales cotonnières. L’enjeu est ici de montrer pour

majeure partie du coton centrasiatique ramassée à la main, même dans un kolkhoze modèle censé détenir 40 % de capacités de ramassage mécanisé de plus que la moyenne de l’Ouzbékistan (Khan et Ghai, 1979, p. 113).

363. La récolte est l’un des seuls travaux rémunérés fiduciairement, individuellement et quotidiennement, selon les quantités de coton ramassé par chaque ramasseur (Pomfret, 2000, p. 16).

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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quelles raisons les directeurs n’ont pu et n’ont pas voulu éliminer la main-d’œuvre

surnuméraire au sein de leurs kolkhozes. La première raison réside dans l’une des

caractéristiques du système économique soviétique, la contrainte budgétaire lâche.

Malgré l’augmentation des coûts de production, l’Union soviétique paie et apporte

l’argent qu’il faut pour payer les salaires, même si certains retards sont toujours

enregistrés. La deuxième raison réside dans le fait que les directeurs gardent les

kolkhoziens qui appartiennent au même territoire, au même groupe de solidarité. C’est un

point que nous développerons plus loin, mais il faut retenir ici que le directeur du

kolkhoze centrasiatique est lié à ses kolkhoziens, bien souvent par des liens

matrimoniaux, de sorte qu’il s’efforce de chercher du travail pour les membres de sa

communauté. La troisième raison, qui n’a jamais été énoncée dans un travail scientifique

avant notre travail et que nous avons pu découvrir par les entretiens historiques réalisés

dans la vallée de Ferghana, réside dans le détournement de fonds étatiques destinés

officiellement au payement des salaires. Cela mérite quelques précisions.

Nous l’avons dit, la particularité du ramassage du coton réside dans le fait que cette

activité est payée fiduciairement, au prorata des quantités de coton ramassées. Le

paiement de ces salaires se réalise quotidiennement, ce qui contribue à l’intéressement de

la population pour réaliser cette activité. Aux mois de septembre et d’octobre, qui

correspondent à la période de récolte, des quantités astronomiques de roubles affluent

vers les campagnes, au sein des bureaux de district de la banque d’État, qui transmet

l’argent aux directeurs des kolkhozes sur la base d’un papier signé par l’usine d’égrenage

qui certifie le poids du coton graine entré dans l’usine. Le directeur du kolkhoze transmet

ensuite l’argent à ses brigadiers, qui ont enregistré le ramassage du coton pour chacun des

membres de la brigade et payent le ramassage du coton graine selon un prix qui est

officiel, annoncé publiquement à la radio. Des millions de roubles sont concentrés dans

les campagnes et une importante partie est détournée (20 %) par les élites rurales,

directeurs de kolkhozes, administrateurs et directeurs d’usines d’égrenage par un

mécanisme que nous proposons d’expliquer.

Le détournement repose sur la définition d’une seule et unique valeur, le taux de fibre

contenu en moyenne dans le coton graine, indicateur présenté dans la première section de

ce chapitre et qui est appelé vikhod volokna. Officiellement, le taux de fibre est de 31-

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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32 %, alors qu’il est en réalité de 38-39 %364. Sur la base de cet indice, le détournement

d’argent peut se réaliser simplement : prenons pour cela l’exemple d’un district qui doit

produire un plan de 100 000 tonnes de coton graine qui correspond à la production de

l’équivalent de 32 000 tonnes de coton fibre en sortie d’usine d’égrenage pour un taux de

fibre de 32 %. Comme le taux est en fait de 39 %, le plan de 32 000 tonnes n’est pas

atteint avec 100 000 tonnes de coton graine mais avec 82 000 tonnes. Officiellement,

100 000 tonnes sont ramassées (soit 18 000 tonnes de plus que les 82 000), ce qui permet

de détourner 18 % de l’argent mis à la disposition des districts pour le paiement des

salaires. Tout cela se réalise par des jeux d’écriture entre trois acteurs majeurs : le

khokim, premier secrétaire du district, le directeur de kolkhoze et le directeur de l’usine

d’égrenage de district qui remplissent des formulaires statistiques officiels en accord avec

les normes officielles, mais qui sont en décalage avec la réalité de près de 20 %.

Ce système de détournement de l’argent n’est pas le seul mais il est le seul qui permette

de mettre la main sur de l’argent public, qui, on le rappelle, ne circule dans le système

économique socialiste que pour le paiement des salaires, le reste des relations monétaires

ne se réalisant que par jeu d’écriture. Il permet d’expliquer la rétention de main-d’œuvre

au sein des systèmes de production et la poursuite de la récolte manuelle du coton. Si la

récolte de coton était réalisée avec les cotton-pickers, il n’y aurait plus besoin de payer

des salaires. L’argent n’affluerait plus vers les campagnes, mais des pièces détachées de

cotton-pickers, dont il faudrait faire l’entretien.

La grande hydraulique appelée par la périphérie

La rétention de main-d’œuvre, en plus d’augmenter les coûts de production du coton,

contribue à l’emballement hydraulique qui n’est pas le fruit d’une seule volonté impulsée

depuis Moscou. En retenant la main-d’œuvre sur place, les directeurs de kolkhozes du

système contribuent à un autre phénomène : l’augmentation de la population rurale à

laquelle ils ont l’obligation de donner du travail365, mais aussi l’obligation, à la fois

364. À ce propos, la RSS d’Ouzbékistan, où s’est exprimée le plus intensément la corruption dans le secteur cotonnier, disposait des indices de fibre les moins élevés de l’ensemble de l’Union soviétique.

365. Les licenciements économiques sont inexistants jusque dans les années 1980, mais c’est surtout une pratique des directeurs de kolkhozes qui explique le suremploi. Cette régularité est générale au système économique socialiste, comme le souligne Bernard Chavance : « Les directeurs ont naturellement tendance à se constituer des stocks de main-d’œuvre en prévision des

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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formelle et informelle, de distribuer des lopins de terre pour la construction des maisons

des nouveaux couples qui se forment. Les zones d’habitat s’étendent dans les zones les

plus fertiles, là où les populations de la vallée de Ferghana se sont établies : les kolkhozes

distribuent de la terre aux nouveaux ménages qui grignotent les espaces initialement

tournés vers la production de grandes cultures, essentiellement le coton et la luzerne.

Ceci pose deux problèmes principaux : d’une part, les terres cotonnières font peau de

chagrin ; d’autre part, les nouveaux espaces grignotés, tournés vers des productions non-

administrées sont souvent plus consommateurs d’eau : on y produit des légumes, du riz,

plusieurs cycles de cultures, si bien que la demande en eau augmente et que des pénuries

d’eau peuvent apparaître. Une autre pénurie peut apparaître : celle d’engrais.

L’augmentation des surfaces en culture non-administrée tend à mettre la pression sur les

stocks d’engrais qui sont régulièrement volés ou distribués selon des procédures

informelles institutionnalisées bien connues des économistes qui se sont penchés sur

l’agriculture soviétique. Par là, les rendements en coton a tendance à baisser, compte tenu

des manques d’engrais.

Cette évolution implique la recherche de nouvelles terres impulsée par la base. Face au

manque d’eau et face au manque de terre, les directeurs de kolkhozes vont chercher à

réduire ces deux contraintes en faisant des demandes plus importantes en eau et en

proposant l’ouverture de nouvelles terres à l’irrigation. La réalisation du plan de coton

reste l’indicateur de réussite du kolkhoze : à la réussite financière, bien sûr, et nous avons

vu que le directeur y est individuellement impliqué, mais aussi à la réussite pour l’accès

aux autres ressources de l’État. Un bon kolkhoze, qui réussit régulièrement son plan de

coton, aura accès à l’électrification, au téléphone, à l’adduction en gaz, à la mise en place

d’un réseau d’eau potable, etc. D’autre part, le directeur de kolkhoze réussira en donnant

du travail à l’ensemble de ses kolkhoziens et s’il réussit à ouvrir d’autres espaces irrigués

sur lesquels pourront être installés de nouveaux espaces d’habitation, qui sont une denrée

rare dans la vallée de Ferghana. Les directeurs de kolkhozes cherchent à convaincre de la

nécessité de construction d’un nouveau canal qui approvisionnerait leur kolkhoze ou de

nouvelles terres à proximité. Avec l’aide de l’administration déconcentrée, ils montent

des dossiers de demande de nouvelles infrastructures en s’appuyant sur des indicateurs

officiels et notamment ceux de l’administration de l’eau : la quantité d’eau délivrée en

périodes de rattrapages, où il faut accélérer pour compenser les retards accumulés. […] Il s’agit d’un chômage déguisé ou d’un chômage sur le tas » (Chavance, 1989, p. 40).

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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regard avec la quantité d’eau planifiée. Les indicateurs sont tout autant des ressources

pour les acteurs de terrain qui peuvent agir à distance sur le centre pour aller chercher des

ressources justifiées par le projet collectif de réussite du plan de production imposé par le

centre366.

Les demandes sont multiples et se construisent toujours sur la nécessité de l’hydraulique,

qui devient le point de passage obligé du développement local car de nombreux

indicateurs d’accès aux ressources sont définis par rapport au nombre d’hectares, unité du

système d’équivalence de la coordination bureaucratique. Agrégées au niveau territorial

supérieur, ces demandes sont récupérées par l’administration spécialisée déconcentrée, en

mesure de faire pression à son tour sur son administration centrale pour obtenir de

nouveaux crédits, administration centrale elle-même poussée par le pouvoir politique des

républiques qui promeuvent le développement hydraulique. On en a une illustration

extrême avec le projet Sibaral, mais cela a été une constante au cours de la période

soviétique367. Aussi, Charaf Rachidov, Premier secrétaire du parti communiste ouzbek de

1959 à 1982, pouvait intervenir directement au niveau du pouvoir central pour accélérer

la réalisation de grands projets hydrauliques destinés au développement de la région

centrasiatique. Après le Kazakhstan, on estime que l’Ouzbékistan était le pays le plus

bénéficiaire en subventions de l’Union, recevant en moyenne 5,3 % par an de son produit

national368. Ces liens étaient d’autant plus privilégiés qu’ils étaient liés au circuit de

corruption, comme on peut le supposer dans le cas du scandale du coton, les plus hautes

figures de l’État ayant couvert la corruption depuis Moscou et les élites politiques des

366. Parfois, pour faire accélérer le processus et pour orienter les projets vers leur village d’origine, les directeurs de kolkhozes remontent au niveau du khokim, ce qui permet la mise sur l’agenda officiel de projets hydrauliques appuyés depuis longtemps, mais sans succès.

367. À ce sujet, il est important de souligner que l’Asie centrale, par le biais du premier secrétaire du Parti communiste ouzbek (en l’occurrence Charav Rachidov), a toujours eu des liens privilégiés au plus haut niveau de l’État de l’Union soviétique. Ainsi l’Ouzbékistan (et le Kazakhstan) bénéficiaient du privilège de disposer d’une place de suppléant au Politburo du PCUS, essentiellement trusté par les slaves (82 % des postes contre 73 % de la population en 1978), alors que chaque république soviétique n’y était pas représentée. Par contre, les nations étaient parfaitement représentées au Soviet suprême (de l’État) ainsi que dans les Républiques, où les cadres nationaux (autochtones) y étaient presque partout présents. Le Parti a toujours dominé l’État en URSS et, contrairement à ce dernier, était « une structure d’unité, d’intégration et non de diversité » (Carrère d’Encausse, 1978, p. 135).

368. Les calculs ont été effectués sur la période 1970-1988 en faisant la différence entre revenu national produit et revenu national utilisé pour les quinze républiques (Belkindas et Sagers, 1990, p. 639-640, cité par Raballand, 2003, p. 3).

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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républiques centrasiatiques ayant entretenu des liens privilégiés et de confiance avec

Léonid Brejnev.

En se tenant aux éléments locaux et à la stratégie des acteurs, on dispose d’assez

d’éléments pour expliquer l’entrée en crise du système cotonnier. La rétention de main-

d’œuvre induit l’augmentation des coûts de production et le grignotage des terres de

production les meilleures. Le grignotage des terres induit la baisse des rendements du

coton et le besoin de plus d’engrais. Ceci conduit à la recherche d’ouverture de nouvelles

terres qui ne règle que provisoirement le problème des coûts de production et de la terre.

Les réseaux de corruption tendent à renforcer la rétention de main-d’œuvre et tendent à

l’aggraver par l’absence de développement d’autres secteurs économiques capables d’en

absorber le surplus. L’intégration hydraulique de la vallée de Ferghana, comme

l’assèchement de la mer d’Aral, est le produit d’une succession de cycle de

cadrage/débordement, où l’hydraulique a toujours permis de remettre le territoire en

conformité avec le plan, sans cesse débordé.

Conclusion

Une première lecture de l’avancée du projet cotonnier soviétique pourrait être faite à

partir du concept de « mode de régulation » de K. Chatzis369, largement inspiré des cycles

kuhniens (Kuhn, 1983 [1962]). Alors, 1936 correspond à la phase de constitution des

pratiques, au cours de laquelle sont progressivement traduites des intentions abstraites en

programmes d’actions précis. La planification de la production se traduit par la

constitution de normes techniques, de nouvelles institutions ancrées sur le territoire

(kolkhozes, rayvodkhoz) qui permettent, par tâtonnement, d’imposer un dogme : la

production planifiée et rationalisée de la fibre de coton. 1964 correspond à la phase

d’institutionnalisation où les pratiques se standardisent et se solidifient. Alors, le mode de

régulation se mue en ordre rigide et constitue un cadre à l’intérieur duquel se reproduisent

quasi mécaniquement les pratiques réparties entre des fonctions organisationnelles

fortement cloisonnées. Dans un tel système, la fonction garante de l’application

systématique du modèle (qui serait ici la gestion de l’eau) écrase les autres. Enfin, 1982

correspond au début de la phase de crise, au cours de laquelle le mode de régulation en

place est remis en cause : la norme dominante, ne parvient plus à digérer les facteurs de

369. K. Chatzis développe le concept de mode de régulation dans son ouvrage (Chatzis, 2000). L’analyse que nous en faisons est inspirée de celle produite par Marie d’Arcimoles, dans un compte-rendu produit pour la revue Sociologie du travail (d’Arcimole, 2002, p. 141-143).

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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perturbation qui l’assaillent de l’extérieur autant qu’ils sont générés par le système lui-

même (salinisation, disparition de la mer d’Aral).

Cette vision top-down a ceci d’intéressant qu’elle rend compte d’un processus général et

d’une réalité : la rationalisation des processus de production et plus largement la

construction du système économique socialiste. La multitude de petits projets cotonniers

de la période présoviétique laisse place au projet cotonnier soviétique unifié par le cadre

institutionnel de la production administrée qui aligne les projets des unités de production

avec celui des plans établis dans les bureaux du Gosplan. L’alignement s’est réalisé par la

rationalisation des pratiques, d’abord pensées dans les plans de développement de

l’Union soviétique, avant d’être traduites en procédures et normes techniques, et d’être

mises en œuvre effectivement sur le territoire, par la grande hydraulique, la mécanisation

et la chimisation des procédés de production. Cette thèse serait confirmée par une

linéarité surprenante du développement du projet cotonnier de la vallée de Ferghana et de

l’Asie centrale en général, quand elle est vue de loin, tout comme la superposition des

courbes d’augmentation des productions de coton avec celle des surfaces irriguées, celle

de la mécanisation, ou celle de la maîtrise de l’eau par des ouvrages hydrauliques.

Cependant, cette lecture par les « modes de régulation » conduit à une lecture de

l’avancée du coton selon un modèle techniciste et diffusionniste370 qui n’est pas

satisfaisant pour rendre compte de la complexité sociotechnique qui a conduit la

progression cotonnière centrasiatique et à son irréversibilisation progressive au cours du

XXe siècle. L’histoire selon laquelle le coton a été imposé par le « haut » et que le destin

de l’Asie centrale a été délibérément scellé ex ante par Moscou donne « l’illusion

rétrospective de fatalité » et ne « restitue pas au passé l’incertitude de l’avenir »371. Il ne

s’agit pas ici de nier la part de responsabilité du Kremlin, mais plutôt de « ne pas

considérer les adoptants passifs à l’adoption de l’innovation technologique » pour

reprendre les termes utilisés par Patrice Flichy dans sa critique des modèles

diffusionnistes de l’innovation technique372. La perspective du mode de régulation écarte

370. Pour une analyse et une critique des modèles technicistes et diffusionniste de l’innovation, on se reportera aux travaux de Dominique Foray (Foray et Le Bas, 1986), mais aussi à ceux de Patrice Flichy (1995) et à l’édition anglaise de cet ouvrage publié en 2007.

371. Les deux précédentes citations sont de Raymond Aron (1986, 1938, p. 181-182). L’idée serait alors de défataliser et de rechercher les éléments de contingence des processus historiques du développement technologique (dans notre cas).

372. Selon Patrice Flichy (1997), les principales critiques qui peuvent être faites au modèle diffusionniste de l’innovation technique sont celle de considérer les adoptants passifs face à l’offre

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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d’abord les acteurs de terrain et l’appropriation qu’ils font du système, pour ne les

retrouver que lorsqu’ils exercent des freins insurmontables, comme par exemple dans

l’opposition à la tentative de mécanisation de la récolte du coton. De ce point de vue, les

acteurs de terrain ne font que produire le coton et se trouvent en dehors du travail de

conception du système sociotechnique.

Il nous apparaît plus intéressant de lire l’avancée du coton par la sociologie de la

traduction, dotée d’une approche symétrique. Le projet cotonnier avance en se « donnant

un contexte » : requalifier des espaces, des ressources, qui ne sont pas intrinsèquement

liés avec le système sociotechnique existant, mais qui le deviennent à mesure que le script

évolue. Les exemples sont nombreux et nous pouvons citer le cas des déserts du fond de

la vallée de Ferghana, qui passent du statut de déserts inhabités, hostiles où tout brûle

sous l’effet de la chaleur du soleil et d’un sol salinisé, à un statut d’espace irrigué et

drainé producteur de coton. C’est le cas également de la Sibérie qui passe d’un statut

d’espace déconnecté du système agraire de la vallée de Ferghana et qui se trouve

« traduit » en un espace de production céréalière qui approvisionne la vallée en blé par la

construction d’une voie de chemin de fer. C’est le cas également des « ressources en

eau » de la rivière Naryn, trop « sauvage » pour être utilisée ou considérée par le système

agraire autrement que par la culture du riz pratiquée en culture de décrue, avant de

devenir « la principale source en eau du bassin du Syr-Darya », comme nous l’avons vu

dans le chapitre 1.

L’avancée du coton se réalise par une succession de traductions qui conduisent à la

disqualification de certains liens et d’un mouvement parallèle de qualification d’autres

liens, existants ou émergents. Les mouvements de disqualification et de (re)qualification

sont synchrones373 : le lien entre le blé produit dans les parcelles de la vallée de Ferghana

et les systèmes de production ne peut être disqualifié que par une requalification de la

Sibérie, la construction d’un lien ferroviaire entre l’Asie centrale et la Sibérie, par la

qualification d’un prix du coton très incitatif, et ainsi de suite. De même, la mise en place

de la grande hydraulique et la qualification des nouveaux espaces irrigués ne va pas sans

la disqualification des anciens espaces de pâture et la requalification des montagnes

kirghize comme espaces de production de fourrage (au cours de la transhumance et par la

technologique, mais aussi animés par un désir de conformité. Il n’y aurait que des raisons idéologiques permettant d’expliquer des velléités de changement chez les individus.

373. Sur la notion de qualification, on se reportera à l’article de Michel Callon développé sur l’économie de la qualité (Callon, Meadel et Rabeharisoa, 2000).

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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fauche de foin). Ces jeux de qualification/disqualification ne se font pas sans coups de

force violents374 qui permettent l’avancé du coton par l’existence « d’alliés » dont les

intérêts et les valeurs concordent avec le script cotonnier.

Alors, et c’est là que réside le principal point de désaccord avec l’approche diffusionniste,

l’expansion cotonnière ne se réalise pas de manière unilinéaire, mais plutôt de manière

multilinéaire. En suivant le cotonnier au cours de son avancée, on découvre de multiples

petites batailles par lesquelles le réseau cotonnier doit passer pour se réaliser. L’avancée

du coton se fait par paliers, de manière discontinue. Le territoire centrasiatique, dans ses

dimensions sociales et techniques, a mis en forme le système sociotechnique cotonnier,

tout comme le système sociotechnique imposé par le centre a mis en forme la société.

L’étude précise des soubassements scientifiques et techniques de la planification (les

normes) montre qu’elles ne se durcissent en principe d’action que par le jeu des acteurs,

devenant les moyens des localités productrices de coton de jouer à distance sur le centre,

là où celui-ci était supposé jusqu’ici tout puissant dans la conception des politiques. À

mesure que le projet cotonnier avance, la société se recombine en s’alignant sur lui ce

qu’on mesure dans la superposition des canaux administratifs, politiques et économiques

particulièrement édifiante tant la société était multiforme avant la période soviétique.

L’alignement n’empêche cependant pas l’affirmation du localisme (mestnitchesvo) et

d’une autonomisation de la société centrasiatique375, dont les débordements sont

également les moteurs de l’avancée du coton.

Ceci nous permet de dire que l’affirmation d’un monde hydraulique n’est pas le fruit d’un

programme d’action prémédité, mais l’aboutissement de redéfinitions successives du

projet cotonnier. L’hydraulique n’est pas inscrite en soi dans le projet cotonnier. Tout au

contraire, l’hydraulique devient nécessaire que pour cadrer les débordements du monde

374. La violence est intimement incorporée dans la notion de traduction développée par Michel Callon et Bruno Latour. Elle est incluse dans la définition qu’ils donnent de la « traduction » (Callon et Latour, 1981). Cette violence est particulièrement présente dans l’étude réalisée par Bruno Latour sur la « pasteurisation de la France » (Latour, 1988).

375. Le localisme est une régularité du système économique socialiste. On pourra se référer aux travaux de B. Chavance à ce sujet qui définit le localisme comme « des tendances autarciques des bureaucraties régionales » (Chavance, 1989, p. 153). De manière générale, il convient de relativiser les régularités économiques que nous avons révélées plus haut et de souligner qu’elles présentent des traits qui ne sont pas propres à l’Asie centrale. Ainsi, l’« économie grise » est caractéristique générales du système économique socialiste, étudiée par de nombreux auteurs, comme Bernard Chavance.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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dissonant du cadre. L’hydraulique est l’instrument ad hoc permettant de réaligner le

monde et le script cotonnier. L’emballement hydraulique est intimement lié à la rétention

de main-d’œuvre dans les campagnes et cette rétention de main-d’œuvre est elle-même

liée à l’affirmation de réseaux informels de groupes de solidarités et à la mise en œuvre

d’un système de détournement de fonds. Alors, l’intégration hydraulique est le fruit non

pas de la crise d’un mode de régulation mais d’une spirale entretenue par deux forces a

priori contradictoires : la planification centrale et le localisme.

L’eau tient donc une place toute particulière : elle s’affirme comme le « point de passage

obligé » du développement du projet cotonnier. La mécanisation ne peut entrer en jeu que

par l’ouverture de nouveaux espaces irrigués (« les champs d’ingénieur », injenierski

pola), quadrillés et aplanis, à l’image des champs de coton pensé dans les laboratoires.

Quand le système atteint ses limites, il est recadré par l’action hydraulique. La

transformation du monde à l’image du script et des normes ne se réalise qu’en dehors des

espaces irrigués existant. L’hydraulique permet de « fixer le territoire » et de le rendre

« calculable ». Le territoire ne peut entrer dans le système d’équivalence de l’économie

planifiée que s’il est cadré par l’hydraulique, puissant instrument de la construction de

l’économie cotonnière centrasiatique. Cela nous permet d’ailleurs de comprendre

pourquoi l’expression « l’agriculture centrasiatique n’est possible qu’en pratiquant

l’irrigation » est le discours-vérité aussi bien des acteurs du développement du XXIe siècle

que celui d’A. Woeikov de 1916 ou celui des promoteurs du projet Sibaral par

N. Khudayberdiev en 1981.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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Chap. 5 – Résilience de la vallée de Ferghana (1991-2010)

Nous souhaitons ici comprendre ce qu’il y a derrière les indicateurs macroéconomiques.

Qu’est-ce qui fait que « l’Ouzbékistan est le cinquième producteur mondial de coton » et

que « le Kirghizstan connaît une croissance de 246 % de sa production cotonnière » au

cours de la période de transition ? À lire ces deux expressions utilisées dans la plupart des

publications, nous sommes dans la situation des voyageurs du XIXe siècle qui attendent le

train en gare de Moscou et voient arriver les wagons chargés de coton centrasiatique et

reconnaissent alors l’Asie centrale comme le « territoire cotonnier russe », alors que ce

territoire n’a rien de « cotonnier », ce que nous avions démontré dans le chapitre 3. Les

indicateurs de production de coton sont bien là pour démontrer que les pays d’Asie

centrale sont des « pays dépendants du coton » (Baffes, 2007), mais qui produit

concrètement cette économie. Nous n’entendons pas seulement comprendre qui produit le

coton mais également comment est produit le coton ? Ce coton n’est pas seulement celui

qui pousse dans les champs irrigués centrasiatiques mais aussi celui qui pousse dans les

localités productrices d’indicateurs. L’idée est ici de montrer qu’il n’y a pas d’un côté des

vrais producteurs de coton, producteurs de la « vraie économie », et de l’autre des

producteurs d’indicateurs décalés de « l’économie réelle ». Indicateurs et Gossypium

hirsutum n’existent pas l’un sans l’autre. Ces deux entités n’existent pas non plus sans un

travail violent d’exclusion physique et scripturale.

Pour réaliser cette étude, nous proposons de plonger une nouvelle fois dans la vallée de

Ferghana, de part et d’autre de la frontière ouzbéko-kirghize, en nous situant à l’interface

entre production agricole et production administrative. Nous avions vu dans le chapitre 2

que ce point de vue panoramique est très peu emprunté par les analystes, situés soit du

côté des paysans, soit du côté des indicateurs. Ce nouveau voyage au sein de la vallée de

Ferghana nous permet de montrer les problèmes d’interprétation engendrés par ces points

de vue exclusifs, quand bien même les interprétations apportées sont-elles rationnelles.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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A - Les champs et la cité administrative : deux espaces, une économie

Pourquoi la culture de maïs n’est pas « calculée » ? Dans le deuxième chapitre, nous

avions évoqué une raison technique : l’inertie d’une métrologie statistique soviétique

incapable de voir une culture intermédiaire produite au cours de la période soviétique sur

une surface négligeable. Cette raison n’est pas suffisante. Pour comprendre le « non-

calcul », nous devons suivre le processus par lequel le maïs, pourtant produit dans les

espaces irrigués ouzbeks, se trouve exclue de « l’espace d’équivalence » (Desrosières,

1993) producteur de l’économie cotonnière ouzbek. Rappelons avant cela la définition

que donnent Callon et Muniesa (2003) du calcul : « pour être calculées, les entités prises

en compte doivent être détachées : un nombre fini d’entités est déplacé et disposé dans un

espace unique ». Pourquoi le maïs n’est-il pas déplacé dans l’économie ouzbek ? Pour

cela, nous devons plonger dans un village ouzbek de la vallée de Ferghana et comprendre

le fonctionnement du centre de calculs d’une cité administrative de district, qui n’est pas

seulement une entité calculatrice, mais également un centre-frontière.

1) La cité administrative : métronome et centre de la production agricole ouzbek

La première partie du voyage se réalise en plein air, entre les champs, les usines

d’égrenage et les rues de la cité administrative. La description de l’espace permet de

comprendre que le territoire est organisé autour d’une cité administrative. Cette localité

n’est pas seulement un centre autour duquel convergent les flux de personnes et de

matières, mais également un métronome qui rythme les activités de chacun, que ce soient

les administrateurs, les agriculteurs, les cuisiniers et les écoliers.

De l’agriculture soviétique à l’agriculture ouzbek après l’implosion de l’URSS

Il faut franchir plusieurs obstacles pour atteindre la vallée de Ferghana depuis Tachkent :

il faut rouler près de six heures, par une route de montagne, mais le plus contraignant est

finalement de passer les neufs postes gardés par l’armée et le Slujba Natsional’noy

bezopasnosti (SNB, ex-KGB) qui ressemblent bien à des frontières internationales, alors

qu’on reste en territoire ouzbek – enregistrements de passeports, fouilles des voitures et

des camions, interrogatoires. On contrôle les allers et venus des biens et des personnes,

bien plus compliqués aujourd’hui qu’au cours de la période soviétique. Avant 1991,

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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aucun barrage de police ni de frontière ne ralentissait le mouvement des véhicules et il

suffisait de suivre la route qui longe le lit du Syr-Darya, par laquelle les Russes étaient

arrivés au XIXe siècle et avaient établi les échanges de la filière cotonnière. Depuis

l’indépendance, la route « traditionnelle » est devenue une voie internationale qui transite

par le Tadjikistan : pour l’emprunter, il faut un visa tadjik et changer deux fois de voiture,

les voitures ouzbeks n’ayant pas le droit d’entrer dans le territoire du Tadjikistan376. La

route qui descend du col de Kamchik, empruntée essentiellement par les bergers et les

camions de la transhumance au cours de la période soviétique, a été aménagée en une

autoroute A373 avec un tunnel qui permet de passer le col en hiver et permet la continuité

territoriale de l’Ouzbékistan. Arrêtés fréquemment par l’armée, nous mesurons toute la

réalité de la désintégration politique et économique de la région centrasiatique et du

contrôle imposé par l’État sur le territoire ouzbek.

On découvre la vallée de Ferghana depuis les montagnes dont le relief n’a pas été modifié

par l’implosion de l’URSS (!) : vu d’en haut, sous le soleil centrasiatique écrasant et au

milieu des montagnes steppiques encore enneigées au mois de juin, la vallée se présente

toujours comme un immense espace plat coincé entre les hautes chaînes de l’Alaï et du

Tian Chan. En venant du nord-ouest, on peine à discerner les pics Skobeliev et Lénine qui

culminent à 5 069 et 7 134 m au sud : une brume est formée par l’évapotranspiration des

plantes cultivées. L’affirmation des frontières internationales empêche les taxis de

traverser la frontière, mais n’empêche pas l’eau de circuler entre les pays. La vallée de

Ferghana est toujours irriguée comme avant 1991. La nouvelle route goudronnée quitte

rapidement les montagnes et rejoint l’ancien réseau routier dense de la vallée, qui permet

de circuler sur la partie irriguée dont le contour n’a pas changé377.

376. La route la plus courte et traditionnellement utilisée jusqu’à l’implosion de l’Union soviétique passe par Khodjent au Tadjikistan, puis par Kokand en Ouzbékistan. Il faut alors passer deux frontières internationales, la frontière ouzbéko-tadjike puis la frontière tadjiko-ouzbek après avoir traversé la province de Sogd, dont la capitale est Khodjent (ancienne Léninabad). Par cette route, il faudrait prendre un taxi ouzbek à Tachkent, passer le poste-frontière à pied, prendre un taxi tadjik derrière la frontière et changer de taxi une nouvelle fois à Isfara.

377. Par contre, au centre de la vallée, dans le désert sableux de la vallée de Ferghana, les terres irriguées ouvertes au cours des années 1980, commencent à être abandonnées. L’irrigation y est très coûteuse et la salinité naturelle des sols contraint fortement la production. Contrairement aux autres parties de la vallée, cette région était de toute façon faiblement peuplée et l’agriculture ne pouvait se réaliser qu’à l’aide d’un fort effort de mécanisation coûteux, problématique au cours des années 1990. Les terres cultivées sont toujours recouvertes de coton, ramassé à la main par une main-d’œuvre « importée » depuis les villes (travailleurs des usines et de l’administration ou étudiants – voir infra).

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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L’organisation générale du paysage rural ferghani n’a pas changé : on alterne entre deux

grands ensembles, les zones d’habitation et les espaces de grandes cultures. Entre

villages, un bocage fermé à larges mailles dessine des parcelles de grandes tailles, dont la

très grande majorité dépasse 5 à 10 hectares, quadrillées par un dense réseau d’irrigation

doublé d’une rangée de mûriers pour la production de cocon de soie. Les canaux installés

historiquement jusqu’à l’implosion de l’URSS sont toujours en place : le système

d’irrigation n’a pas évolué et permet de déverser l’eau captée dans les rivières dans les

grandes parcelles. Mis à part les Tchipons, comptoirs des brigades des kolkhozes pendant

la période soviétique, les espaces de production de grandes cultures ne sont pas bâtis.

L’habitat est concentré dans les villages, où les maisons sont établies sur une parcelle

d’un dixième d’hectare cultivé – le lopin de kolkhozien, agarot – cachée derrière une

façade de deux mètres cinquante de hauteur378. L’architecture du paysage de la vallée n’a

pas changé et la seule différence concerne l’accroissement des zones de productions non-

administrées qui ont gagné du terrain sur les espaces de grandes cultures : en 1993, un

décret présidentiel a distribué un lopin supplémentaire à chacun des kolkhoziens, le

tamorka379. Aujourd’hui, 70 % de la surface irriguée sont occupés par les parcelles de

grandes cultures, quand 30 % sont recouverts par les lopins, également irrigués.

Au sein des parcelles de grandes cultures, le couvert végétal est globalement homogène et

deux cultures sont omniprésentes : le coton et le blé occupent chacun près de la moitié

des espaces de grande culture. Manifestement, le système de culture a sensiblement

évolué avec l’implosion de l’URSS : en 1991, l’Ouzbékistan et la vallée de Ferghana en

particulier ne produisaient quasiment pas de blé, présent sur moins de 5 % des terres

irriguées, grâce à l’importation de la majorité des céréales depuis le Kazakhstan et le sud

de la Sibérie. Depuis 1994, le blé remplace progressivement la culture de luzerne dans

une stratégie de substitution aux importations qui permet rapidement d’assurer

« l’indépendance alimentaire » du pays. L’espace des grandes cultures est occupé par ces

378. Ce type d’habitat « tourné vers l’intérieur » autour du potager a préexisté à l’arrivée des Russes.

379. Une part significative des terres irriguées a été distribuée pour des usages privatifs. D’abord, un lopin subsidiaire est distribué aux ménages ruraux, en plus du lopin kolkhozien qu’ils disposaient au cours de la période soviétique. Ensuite, les fermes d’élevage, les vergers et les vignes des exploitations collectives sont vendus aux enchères en 1995, à la toute fin des années 1990 et au début des années 2000.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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deux « cultures stratégiques » dont les productions sont planifiées par l’État380, la

première pour nourrir le peuple et la seconde pour nourrir l’État, qui assoit la moitié de

ses recettes sur l’exportation de coton fibre. Dans les lopins, les systèmes de cultures sont

radicalement différents de ceux des grandes parcelles : maïs, carotte, blé, riz ou tomate,

les productions y sont très diverses et non administrées, délibérément choisies par les

propriétaires pour leur consommation ou pour la vente sur les marchés381.

Dans les champs de grandes cultures, les agriculteurs conduisent les mêmes techniques de

production que celles mises en place au cours de la période soviétique. Les parcelles de

coton sont cultivées par les mêmes tracteurs TTZ tirant les mêmes bineuses, issus d’un

parc mécanique constitué pour la plupart au cours de la période soviétique, renouvelé

marginalement par les nouveaux tracteurs produits à l’usine TashSelMash de Tachkent

qui fournit au pays les engins construits selon le design soviétique. Le travail mécanisé

est doublé d’un travail manuel selon une division sexuelle du travail : les femmes sarclent

à genoux pour nettoyer le sol des mauvaises herbes, pendant que les hommes sont

chargés de faire circuler l’eau dans les sillons de la parcelle de coton à l’aide de leur

ketmen, outil déjà utilisé avant la période soviétique. Hommes et femmes, habillés de

tenues vestimentaires homogènes382, suivent les mêmes itinéraires techniques que ceux en

place au cours de la période soviétique pour les cultures administrées (annexe 16),

conduits de manière stéréotypée dans l’ensemble des champs de la vallée. Ces mêmes

personnes travaillent aussi dans les lopins (agarot ou tamorka) quand ils ne travaillent

pas sur les parcelles de grandes cultures. Là, le travail n’est pas mécanisé, il est réalisé

uniquement à la main ou à l’aide d’un araire léger atelé à un âne pour le labour. On ne

rencontre plus de troupeaux dans les champs ou en partance pour les montagnes kirghizes

(jaylo). Les estives sont inaccessibles et les troupeaux sont enfermés.

380. En 1994, une production administrée de blé est mise en place selon les mêmes procédures que celles conduites sur le coton : maintien d’un prix administré, planification de production selon des quotas obligatoirement vendus à l’État, distribution planifiée des moyens de production. Recherche d’une plus grande autosuffisance alimentaire.

381. On retrouve aussi le système de polyculture dans les vergers qui occupent 5 % des surfaces irriguées de la vallée : en 1995, tous les vergers ont été privatisés, vendus aux enchères.

382. Les hommes portent quasiment sans exception le toputek (chapeau traditionnel ouzbek), un débardeur blanc, une chemise blanche à manche courte, parfois assortie de carreaux bleus et d’un pantalon noir. Les femmes portent un ensemble constitué d’un pantalon et d’une robe longue et lâche, tout colorés et constitués d’un tissu traditionnel centrasiatique appelé adras. Sur leur tête, un tissu discret cache leurs cheveux et le haut de leurs oreilles.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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Sur la route, on traverse régulièrement un portail métallique qui chevauche la route et où

est inscrit le nom de shirkat (shirkat Soliev ; shirkat Navbokhor ; shirkat Uzbekistan). On

entre dans le territoire d’une « exploitation collective » : le shirkat, dont le

fonctionnement et le statut sont quasi identiques à celui du kolkhoze soviétique

(Ilkhamov, 2003 ; Kandiyoti, 2002)383. Formellement, les kolkhozes et les sovkhozes ont

disparu. Les sovkhozes ont été transformés en kolkhozes en 1993, permettant à l’État

ouzbek de se désengager du paiement des salaires des agriculteurs, trop lourd pour son

budget384 ; les kolkhozes ont été maintenus jusqu’en 1998 avant d’être transformés en

shirkats, quand la législation nationale a également jeté les bases de l’existence

d’exploitations individuelles et privées pour préparer le démantèlement des kolkhozes en

exploitations individuelles (fermer khudjaligi)385.

On comprend que de nombreux auteurs (voir chapitre 2) ont souligné « l’immobilisme »

de la trajectoire de transition ouzbek, tant les systèmes de production semblent avoir peu

évolué par rapport à la période soviétique. Mais en rester au constat de l’inertie du

système agraire ne permet cependant pas de voir les évolutions. L’implosion de l’URSS

et la désintégration économique et politique de la région centrasiatique ont fait évoluer de

manière très significative les liens entre les éléments du système agraire de la vallée de

Ferghana, notamment les systèmes de cultures et d’élevage. La disparition de la luzerne

dans les assolements rend l’accès au fourrage des shirkats d’autant plus problématique

que les estives d’été sont inaccessibles dans les montagnes kirghizes, situées derrières les

frontières gardées par l’armée et bien souvent minées. Très rapidement après 1991, la

ferme d’élevage de chaque kolkhoze a cessé son activité et le cheptel a été transféré aux

383. Une différence importante réside dans la création des pudrats, contrats familiaux de production, qui correspond à la distribution d’un plan de coton et de blé à chaque famille membre de l’exploitation collective, sur une petite parcelle. La famille étant en charge de l’ensemble des travaux manuels sur cette surface, les travaux moto-mécanisés étant réalisés par les tractoristes du shirkat.

384. En 1996, on ne dénombre plus que 16 sovkhozes contre 1 374 kolkhozes ou fermes collectives revêtant divers statuts.

385. Plusieurs textes de loi du début des années 1990 permettent la création d’exploitations individuelles (fermers). Plusieurs fois amendée, la loi se stabilise en 1998 avec l’émission de la loi sur les fermer khudjaligi. Jusqu’en 2003, les exploitations individuelles sont établies le plus souvent dans des régions qui ne produisent pas de coton, ou soumises à de graves problèmes d’eau et de salinisation. Certaines se trouvaient sur le bassin cotonnier mais restaient dépendantes des exploitations collectives pour l’accès aux moyens de production et la vente des produits. Établies sur les plus mauvaises terres du shirkat, elles ont peu de marges de manœuvre et tombent souvent en faillite.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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membres des kolkhozes, si bien que l’élevage existe toujours dans la vallée de Ferghana

mais qu’il est pris en charge par les shirkatiens sur leurs lopins selon une conduite

radicalement différente : les troupeaux sont petits (deux ou trois têtes), individuels et ne

transhument plus, réorientés vers la production de viande.

Le village est organisé autour d’un centre où se trouve l’ancien offis du kolkhoze, actuel

comptoir du shirkat qui se distingue facilement par son architecture : comme les bureaux

administratifs et les équipements collectifs – école, bureau du conseil de village – il est

construit selon les canons de l’architecture « stalinienne », monté en briques cuites avec

des colonnes à l’entrée. À côté, se trouvent d’autres lieux particulièrement importants

pour la production agricole du territoire du shirkat, comme les hangars où sont stockés les

moyens de production : engrais et produits phytosanitaires dans le stock, engins agricoles

dans le garaj. Le village est toujours organisé autour des organisations kolkhoziennes, ce

qui est particulièrement visible lorsqu’on passe devant le comptoir du shirkat et qu’on

rencontre les shirkatiens. La société reste hiérarchisée, selon des métiers agricoles.

Devant le comptoir du shirkat, on découvre régulièrement une quarantaine de shirkatiens

regroupés en train d’attendre leur chef : le rays (lire raïss), directeur du shirkat et

également ancien directeur de kolkhoze soviétique. Dans ce groupe, une dizaine d’entre

eux est plus respectée. Ce sont les « spécialistes », chaussés de bottes dont le coloris

varie selon le corps de métier : celles confectionnées en daim de chèvre rouge sont

portées par les brigadiers et l’agronome de la ferme collective ; les bottes de cuir noir sont

portées par les autres spécialistes – l’économiste, l’ingénieur, l’entomologiste et le vice-

directeur du shirkat386. Les quarante hommes attendent et leur vie est rythmée par

l’emploi du temps du directeur de shirkat, qui a l’habitude d’être en retard. Le rays est

l’homme le plus puissant du village, car il est le plus connecté : il va régulièrement à

Tachboulak, chef-lieu du district387, pour assurer le transfert des moyens de production

qui viennent remplir les bâtiments de stockage du village. Cette fois-ci, le rays sera plus

en retard qu’à la normale : il prépare la moisson du blé, orchestrée par le khokim.

386. À la différence du directeur de kolkhoze, généralement agronome, le vice-directeur n’a pas de formation technique. Il est souvent homme de lettre (ancien professeur) ou économiste. Il se caractérise lui-même comme un « l’homme politique » du shirkat. Cette régularité est la même qu’au cours de la période soviétique.

387. Depuis l’indépendance, les rayoni (district) et les oblasti (province) sont respectivement rebaptisés par les termes ouzbeks tumani(lar) et viloya(lar). Sauf exception, les découpages territoriaux sont restés inchangés.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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Le khokim, chef d’orchestre de l’agriculture ouzbek

Le paysage de la périphérie de Tachboulak se différencie peu des villages traversés mais

l’ambiance est plus animée vers le centre, notamment devant le dekhanski bazar,

dénomination ouzbek donnée aux marchés des kolkhoziens. C’est dans ce même

périmètre de la ville qu’est envoyée la majeure partie des productions agricoles non

consommées directement dans les villages. En plus du bazar, se tient en effet l’usine

d’égrenage de coton du district qui reçoit chaque année l’ensemble du coton produit388.

Plus généralement, cette partie de la ville est celle des échanges des filières agricoles : un

peu plus loin, se tient Agrokhimia, le centre de stockage des produits phytosanitaires et

des engrais, et le MTP (Mashin Traktor Park), entreprise publique qui propose les

prestations agricoles lourdes – labour, récolte, ressuscitée en 1994, après avoir été créée

au cours du processus de collectivisation des années 1930 (Mashin Traktor Stantsija –

MTS) et avoir disparu avec la réforme agricole de 1964 pour réduire la pression

administrative sur les kolkhozes. Rebaptisée MTP, cette organisation s’est reconstituée à

l’implosion de l’URSS en concentrant l’ensemble du matériel lourd des kolkhozes du

district et par l’achat de nouveaux engins américains389.

Au centre même de Tachboulak, les maisons traditionnelles laissent place à des

immeubles en béton disposés autour d’un grand jardin fleuri : c’est la cité administrative

du district de Namangan, organisée de manière quasi-identique à celle des autres chefs-

lieux de district de l’ensemble de l’ancienne Union soviétique. Au centre, en face du

jardin fleuri, se trouve le khokimiat (l’équivalent de la préfecture), immeuble à deux

étages au centre duquel se tient le bureau du khokim qui surplombe le jardin central de la

ville. Autour de ce bureau, sur les deux étages, son administration. À l’arrière de l’édifice,

une grande salle de conférence : l’Assemblée du peuple du district, organe représentatif

élu, présidé par le khokim, nommé par le président de la République390. En sortant du

388. Le blé est vendu au Melkombinat, le moulin de l’Oblast de Namangan, qui recevait au cours de la période soviétique le blé produit au Kazakhstan pour confectionner la farine vendue ensuite dans les magasins d’État. Depuis 1994, le Melkombinat ne reçoit pratiquement que du blé produit en Ouzbékistan, dont il préfinance près de 60 % de la campagne.

389. Ces engins agricoles sont de marques CASE. Un centre de montage a été installé dans l’usine de Tashselmash à Tachkent. Ces achats de matériels ont été réalisés suite à l’arrêt des transferts administrés de tracteurs de grande puissance depuis l’Ukraine.

390. On mesure ici toute l’ambiguïté du système politico-administratif ouzbek. Le khokim est à la fois nommé par le président de la République et se trouve être la principale figure politique du district. Cette dernière caractéristique a bien entendu du sens par rapport à la population : le

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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khokimiat, les administrations déconcentrées : à droite, l’administration agricole

(Agroprom), l’administration de l’eau (RayVodkhoz rebaptisé Tizim), le service

statistique (Gosstat, l’ancien Goskomstat), la maison de la culture (Dom Kulturi), la

procurature et le tribunal, l’unique banque du district appartenant à l’État (Pakhtabank, la

« banque du coton » en ouzbek), l’Hôtel de police et enfin le bureau des archives. Toutes

ces administrations ne portent plus les noms soviétiques mais ont les mêmes fonctions.

Une seule administration est nouvelle : le bureau de l’Association des exploitations

individuelles et des dekhans (Ouchma) qui représente les exploitations individuelles et les

paysans du district de Namangan, mais qui reste logée au sein même du bâtiment

d’Agroprom, ce qui donne la mesure de son faible degré d’indépendance, cohérent avec

le fait que la production des exploitations indépendantes est fortement cadrée par la

planification391.

Aujourd’hui, le khokim a réuni tout son staff : tous les directeurs de shirkats et les

directeurs de toutes les administrations, y compris des pompiers ou des

télécommunications, tous chaussés des bottes qui marquent l’autorité (avtoritet) de

chinovniki392. Tout comme les brigadiers attendent leur directeur de kolkhoze devant le

comptoir du kolkhoze, les directeurs attendent sagement le khokim en retard. Ces

réunions auxquelles convergent toutes les Volga du district sont courantes : chaque

semaine, les directeurs vont au rapport devant le khokim. La présente réunion est

extraordinaire, on prépare la récolte du blé. Quelques jours après cette réunion, le khokim

donnera l’ordre de commencer la récolte et mobilisera tout le district : hommes et

machines feront l’objet d’une réquisition générale. « Le khokim supervisera les

manœuvres » depuis son bureau par l’intermédiaire de la radio CB (le selector) qui le met

en relation avec toutes les administrations et les volgas des administrateurs.

On discute et on se connaît bien car les relations entretenues entre ces patrons

d’organisations de district ne sont pas uniquement professionnelles. L’administration

agricole est construite sur des réseaux de solidarités locaux : tous les directeurs des

khokim n’est pas parachuté depuis Tachkent, mais est choisi au sein de la population locale. Il a déjà une assise politique locale lorsqu’il est nommé.

391. Les organisations, Agroprom et Ouchma, se répartissent les rôles d’encadrement administratifs de la production agricole, selon les types d’exploitations. Agroprom encadre les réalisations des shirkat, alors qu’Ouchma encadre les réalisations des fermer khudjaligi.

392. Tchinovnik : mot russe par lequel on nomme les hommes qui ont des positions au sein de la direction des organisations publiques en Ouzbékistan, et de manière générale au sein de l’Union soviétique.

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organisations ont été nommés par le khokim en personne393, selon des liens matrimoniaux

et amicaux qui lient les directeurs et maintiennent les familles à la tête des organisations

administratives et agricoles. L’étude de ces relations, entre administrations et au sein

d’administrations (encadré 15), est particulièrement intéressante, car elle révèle que les

relations professionnelles sont établies sur des réseaux de connaissances déjà en place au

cours de la période soviétique, devenus encore plus déterminants depuis la disparition de

la tutelle du parti communiste centralisé depuis Moscou394. Doublé d’un représentant du

PC ousider (souvent slave) au cours de la période soviétique, le khokim, ancien directeur

de kolkhoze du district, règne aujourd’hui tout seul, cumulant à la fois la légitimité

administrative et politique la plus haute du district.

Encadré 15 – L’administration ouzbek et les liens matrimoniaux

Les directeurs des organisations forment une grande famille qui quadrille le district. Ils sont généralement nommés par le khokim, qui choisit des hommes à la fois compétents techniquement et qui ont sa confiance. Au sein des organisations, encore plus qu’entre organisations, on retrouve le même système de distribution des postes à des proches et des « hommes de confiance », tenus par des liens matrimoniaux, des relations de voisinage, des relations de corps de métiers et des relations d’écoliers (adnaklasnik).

Prenons l’exemple du directeur de l’usine d’égrenage de Tachboulak, Kholbaïev, nommé par le khokim pour tenir ce poste en 2002. Leurs pères respectifs étaient amis et collègues de l’inspection (revisor) des affaires agricoles au niveau du district, avant que le père de Kholbaïev ne devienne inspecteur à la province. Le khokim et Kholbaïev sont même liés matrimonialement : Kholbaïev a épousé Solieva, fille du frère cadet du créateur du kolkhoze Lénine (actuellement shirkat Soliev) et cousine du khokim.

L’usine d’égrenage est structurée en cinq branches : la branche administrative des affaires générales, la branche financière, la branche de production, le laboratoire et le service agronomique. Dans chacune des branches, on retrouve des hommes de confiance du directeur et du khokim. Dans la branche financière, Mouzafar, jeune

393. Les shirkats ne font pas partie formellement de l’administration. Ce sont des organisations privées et non gouvernementales selon la loi. Cependant, sur le terrain, les acteurs les considèrent comme des organisations d’État, du fait de l’orientation de leurs productions (cultures administrées) et des procédures de choix des administrateurs. Formellement élus par les membres des shirkats, ils sont d’abord choisis et nommés par le khokim.

394. Au cours de la période soviétique, le système politico-administratif était marqué par l’existence d’une double bureaucratie : la bureaucratie d’État et celle du parti. Il n’y a plus qu’une seule hiérarchie.

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apprenti expert-comptable, est gendre du directeur mais également le fils d’un camarade du directeur, qui appartient à son gap395. Il est aussi le neveu du chef de délintage, dans la branche de production. À la production, on trouve Karim, qui tient le rôle majeur de peseur. Il s’occupe de l’important travail de comptabiliser le coton qui entre et qui sort de l’usine et s’occupe du pont à bascule sur lequel passent les tracteurs et les remorques chargés du transport du coton. Il habite le même mahalla que le directeur et il est considéré par les hommes de l’usine comme « son fils ». Au-dessus de lui se trouve Sodik, lui aussi camarade d’école du directeur de l’usine. À l’atelier de délintage : Alisher, chef de délintage, ancien agronome du kolkhoze Soliev alors que le directeur de l’usine en était le directeur. Au laboratoire, se trouve Azim, ami d’enfance du directeur, qui a le même âge, est de la même classe et inscrit dans le même gap que Kholbaïev. Au service agronomique, Validjon, ancien brigadier et agronome du shirkat Uzbekistan, alors que le directeur de l’usine en était le Rays. Dans la sphère administrative, Sobirjon Soliev, fils du frère de la femme du fondateur du kolkhoze Soliev, qui aurait été placé par le khokim lui-même, après avoir travaillé comme zam-khokim au secrétariat des ressources humaines du khokimiat. D’autres postes subalternes sont détenus par les proches du directeur : son frère cadet est chauffeur de l’usine et des voisins de mahalla tiennent les postes de gardiens de l’usine.

Tout le monde se tait soudain et seul le ronronnement de deux Volga se fait entendre. Les

personnes convoquées forment une haie d’honneur pour accueillir le khokim et le

directeur du Melkombinat, le moulin de Namangan et seul client du district pour l’achat

du blé. Sans bruit et immobiles, ils les laissent passer en s’inclinant et en baissant les

yeux : « Le khokim est ici un petit Karimov396. » D’ailleurs, il porte des bottes toutes

particulières, les « bottes de khokim », en daim doré de Marco Polo397 braconné dans les

montagnes kirghizes. Dans quelques jours, ces hommes, dirigés par le khokim, mettront

le district au pas pour réaliser la moisson du blé, réalisée par les moissonneuses

(kombain) du MTP encadré par des voitures de policiers, 60 % de la production étant

vendue au Melkombinat, le reste étant gardé par les producteurs.

395. Un gap est un réseau de solidarité constitué en dehors de la sphère familiale, entre camarades de classes, voisins. Chaque Ouzbek, homme ou femme, appartient à un ou plusieurs gap. Les membres ont généralement le même âge ou sont de la même génération.

396. Karimov est le nom du président ouzbek, Islam Karimov, lui-même appelé « Papa » par la population. Les descriptions du khokim par les acteurs de terrain sont intéressantes. « Petit président » – « papa » – « l’homme le plus puissant du district ». Au niveau de l’oblast, cela est encore plus fort. Certains nous ont dit que « le khokim dispose d’un droit de vie et de mort sur les citoyens ». Tout le monde baisse la tête devant lui. Lorsque sa voiture passe sur la route, les activités agricoles s’arrêtent, les hommes le saluent, arrêtent de bouger et baissent la tête et les yeux. Les voitures qui le croisent freinent et roulent au pas.

397. Le mouton sauvage Marco Polo (ovis ammon polii) est une espèce protégée qui vit dans les montagnes kirghizes. Il possède deux cornes enroulées et tournées vers l’extérieur qui peuvent mesurer plus de 140 cm pour les mâles et moins de 40 cm pour les femelles.

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L’attention portée à la culture de blé est moindre que celle donnée près de quatre mois

plus tard pour le début de la récolte du coton (elle dure trois mois). En circulant entre les

champs, les villages, les comptoirs des shirkats et la cité administrative, le coton est

partout : non seulement il pousse sur 30 % des surfaces irriguées de la vallée, mais on le

trouve également dessiné sur les murs des administrations, des shirkats, sur ceux de

l’usine d’égrenage de coton et même dans les stades de foot municipaux et les écoles. On

mesure toute l’importance accordée à l’or blanc de l’Ouzbékistan au cours de sa récolte.

Alors, le monde cotonnier monte en puissance et le reste s’arrête. La vallée de Ferghana,

ses hommes, ses moyens de télécommunication, ses voitures : tout converge vers une

seule action, ramasser le coton jusqu’à « atteindre le plan de production de l’État ».

Le ramassage du coton est très « officiel » et débute quand le président de la République

Islam Karimov décide officiellement son lancement à la télévision. Le lendemain, dans le

district de Tachboulak, la récolte du coton commence par un plof géant398 « offert » par le

khokim dans l’usine d’égrenage du coton du district. Le plof est servi vers 11 h, à l’usine

d’égrenage de coton, où tout le district est convié pour le discours du khokim et la

bénédiction de la récolte par le mollah de la mosquée de Tachboulak : brigadiers,

exploitants, les administrateurs viennent y écouter les encouragements et les menaces du

khokim, accompagné du ministre de la Télévision et de la Télécommunication, missionné

par le cabinet des ministres pour suivre la campagne cotonnière de la province de

Namangan399. Le mot d’ordre est simple : remplir coûte que coûte le plan de coton, « l’or

blanc, richesse de l’Ouzbékistan ».

Au cours de ces trois mois de récolte de coton, c’est la réquisition générale : en plus des

travailleurs des exploitations agricoles et des habitants des zones rurales, ceux des autres

branches industrielles arrêtent leurs travaux. Au mois de septembre et d’octobre, les

usines, les organisations, les universités et les lycées ferment leurs portes et cessent leurs

activités : la population est mobilisée pour la récolte du coton pratiquée à la main. Tous

les cars, tous les bus et tous les camions de l’armée transportent le personnel vers les

champs, installé dans des campements constitués dans les tchiponi des exploitations

398. Il s’agit d’un pillaw à base de riz et de mouton.

399. Au cours de la période de ramassage du coton, le cabinet des ministres et le président mandatent les ministres pour suivre la récolte dans les campagnes. Chaque ministre est en charge d’un oblast (province). Les directeurs d’autres organisations étatiques sont appelés en renfort, comme le directeur de la télévision nationale. Ces mandats donnent la mesure d’une mobilisation générale pour « l’or blanc » de la république d’Ouzbékistan.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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collectives. La population est « en campagne » et, en ville, c’est le calme : les rues sont

désertes et le khokim de la ville (le maire) y déclare le couvre-feu, jusqu’à ce que le plan

de coton soit atteint. Dans les districts, les bureaux des mariages (zaks) sont fermés, car

est interdit de pratiquer les noces et les fêtes pendant la récolte. La mobilité des individus

est restreinte : non seulement l’essence est introuvable400 (réquisitionnée pour le transport

du personnel et du coton) mais les déplacements entre villes sont aussi limités. La police

veille401. Quand les citoyens de la république convergent vers les champs cueillir « l’or

blanc », les directeurs de shirkats supervisent le ramassage du coton et viennent tous les

soirs au khokimiat communiquer l’avancé de leur récolte avec les directeurs des autres

administrations. Les résultats sont ensuite transférés par selector vers l’administration de

province puis vers Tachkent, où le cabinet des ministres supervise la récolte du pays, de

chaque province et de chaque district. La manœuvre générale dure jusqu’à ce que le

président annonce officiellement la réalisation du plan à la télévision et décore certains

travailleurs méritants de la médaille de héros de la République.

2) Centre-frontière et coexistence de deux systèmes de valeurs

Il n’est pas suffisant de dire que le coton est « l’or blanc » de l’Ouzbékistan, pays

« dépendant du coton », pour expliquer le fait que tous les acteurs se conforment à

« l’économie cotonnière ». Certes, les agriculteurs de la vallée de Ferghana connaissent

par cœur comment produire le blé ou le coton, mais ils ne sont pas en soi des pakhtatchi,

(« producteurs de coton » en ouzbek). S’ils craignent bien la colère du khokim, leur

compétence technique et la peur de l’autorité ne suffisent pas pour expliquer l’alignement

et la synchronisation de leurs. Si le khokim s’avère être le véritable chef d’orchestre de la

production agricole du district, les pratiquent suivent des procédures et des normes

inscrites sur des documents dont il faut comprendre la production et la circulation pour

comprendre le fonctionnement effectif de l’agriculture ouzbek. Retournons dans les

400. Cette régularité est typique de l’économie de la pénurie du système économique socialiste. Aujourd’hui, pendant la récolte du coton, les voitures, les taxis, les minibus font des heures de queue devant la pompe à essence, où l’on ne peut distribuer le carburant qu’avec parcimonie.

401. Au mois de septembre et jusqu’à ce que le plan soit réalisé, les Ferghani n’ont pas le droit d’aller à Tachkent et de sortir de la vallée de Ferghana, à moins d’une autorisation spéciale. Ces restrictions commencent généralement fin août, à l’approche de la fête nationale du 1er septembre, et la ville de Tachkent se trouve barricadée par la police, fermée sur l’extérieur.

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bureaux de la cité administrative402 pour comprendre comment la « coordination

bureaucratique », autre forme de coordination que le marché (Kornai, 1996), fonctionne

et permet aux acteurs d’agir comme des pakhtatchi.

La cité administrative, un « centre de calculs »

Revenons à la réunion des directeurs des organisations de district au khokimiat pour la

préparation de la récolte du blé. Au milieu de tout ce beau monde se tient le vice-khokim

chargé de l’agriculture du district. Il a supervisé les préparatifs de la réunion. Dans sa

main, il tient un dossier comprenant des cartes et des tableaux statistiques nécessaires à

l’orchestration de la récolte. Le vice-khokim est très fatigué et les traits de son visage sont

tirés : il a conduit un dur labeur, jour et nuit, pour relever ces informations dans chacune

des organisations403. Intéressons-nous à ce cahier, outil de coordination bureaucratique.

Qu’y a-t-il dans le dossier pour que le vice-khokim le porte avec tant d’attention avant de

le transmettre au khokim ? On peut rencontrer le vice-khokim dans son bureau et ouvrir

ce dossier. On découvre un tableau de pilotage de la production de blé du district. Le

dossier est lui-même composé de quinze petits dossiers, portant chacun le nom d’un

shirkat. Chaque petit dossier contient lui-même une carte cadastrale des parcelles de

production agricole des shirkats et une fiche contenant un tableau. Sur chaque carte,

certaines parcelles sont coloriées au crayon rouge – les parcelles de blé à récolter. Des

numéros apparaissent dans chacune des unités de la carte, coloriées ou non – les numéros

des parcelles – qui correspondent aux numéros du tableau de la deuxième feuille où sont

inscrites les données : les surfaces des parcelles, le nombre de tonnes à récolter, le

rendement espéré et le propriétaire de la parcelle.

402. L’idée de suivre la paperasserie administrative est autant une nécessité dans le projet d’écriture de la thèse que dans le travail mené sur le terrain. Ainsi, au cours des travaux de terrain, nous nous sommes rapidement rendus compte qu’il serait difficile de comprendre l’agriculture ouzbek sans passer par ces objets qui constituent des points de passage obligés à notre travail de recherche. Les papiers administratifs jouent le rôle d’objet-frontière à la fois pour les acteurs de terrain, dans leurs pratiques quotidiennes, et dans l’interaction entre le chercheur et les acteurs de terrain, au cours du travail de recherche.

403. Au cours de notre travail de terrain et du temps passé dans les bureaux de l’administration, nous avons été particulièrement frappés par le stress et par l’intensité du travail donné par les administrateurs lorsqu’ils répondent à une commande du khokim. Les administrateurs tremblent, suent à grosse goutte. « Nous sommes très nombreux à avoir des problèmes cardiaques, à cause du trop plein de travail », disent certains.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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Les cartes ont été constituées à partir de quinze autres dossiers rangés dans l’étagère du

bureau. Le vice-khokim nous les présente : ce sont de vieux dossiers, qui datent de la

période soviétique, marqués d’une faucille et d’un marteau et de l’ancien nom du

kolkhoze que l’on aperçoit par transparence sous une étiquette collée récemment, sur

laquelle a été marquée l’appellation du shirkat – le shirkat Soliev était le kolkhoz

kommunism avant 1998. Dans chacun des dossiers, de nouvelles données ont été rangées :

des cartes cadastrales de kolkhozes associées à une carte de qualité des sols (bal

bonitet)404, des tableaux avec les réalisations de production de chaque parcelle du shirkat,

et enfin une dernière carte, colorée en deux couleurs où sont inscrites les parcelles de

productions planifiées pour l’année en cours : le blé et le coton. Les autres sont vides :

« Ce ne sont pas des cultures de l’État. »

Les dossiers renferment toutes les caractéristiques historiques des shirkats et celles qui

sont en cours, issus du long processus de planification centralisée de la production du blé

et du coton. Ces cartes et tableaux de l’année en cours ont été produits à partir des plans

de production du district que nous transmet le vice-khokim, les Ukazi khokima (décrets

du khokim), édités en janvier pour le coton et en septembre pour le blé et qui

correspondent à la désagrégation des plans nationaux distribués entre les provinces, puis

entre les districts de la république avant d’être « désagrégés » entre unités de production.

Ces plans sont produits à l’issue d’un va-et-vient d’informations enregistrées au niveau de

la parcelle et de chaque exploitant et mis en forme par le vice-khokim puis envoyées

jusqu’au cabinet des ministres où sont évaluées les potentialités de production de la

république avant que ne soient fixées les orientations annuelles de production

agricoles405. En près de quatre mois, les informations produites par le bureau du khokim

« remontent » vers celui du cabinet des ministres. Ensuite, l’attribution officielle des

objectifs de production « redescend » en cascade jusqu’au khokimiat de district, à travers

404. Les cartes ont été « ouzbékisées », c’est-à-dire transformées de carte soviétique en carte ouzbek, par le collage de petits bouts de papier écrits en ouzbek sur les titres et les légendes. Par transparence, on peut lire les informations en Russe. De manière générale, de nombreux papiers et décrets sont toujours produits en russe, qui reste la langue des productions techniques, même si certains efforts ont été faits pour promouvoir la langue ouzbek dans les documents officiels.

405. Deux mouvements ont été différenciés dans la circulation de l’information et la réalisation des calculs : (1) la remontée de l’information des parcelles de production vers le khokimiat de district à la phase d’évaluation des potentialités de production. Cette évaluation reprend souvent les résultats agricoles de l’année n-1, pour une simplification des procédures ; (2) la redescente de l’information du décret du khokim vers les parcelles de production, phase de désagrégation du plan entre unités de production.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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les nœuds administratifs distribués à différents niveaux hiérarchiques et territoriaux : les

bureaux des khokim des 153 districts de la république, les bureaux des khokim des

13 provinces et le bureau du cabinet des ministres.

Encadré 16 – La planification de la production agricole

Prenons le cas du blé : dans la foulée de la moisson du blé, le vice-khokim chargé des affaires agricoles fait la moisson des informations administratives nécessaires à l’évaluation du potentiel de production de blé. Avec l’aide de l’agronome en chef d’Agroprom et du directeur de l’Association des Dekhans et des Fermers, il récolte quatre fichiers (1) la répartition actualisée des surfaces occupées par les shirkats et les fermers, (2) les réalisations de production de l’année (n-1) de chaque exploitation et pour chaque contour de chaque exploitation406, (3) les quantités de productions délivrées au Melkombinat pour le blé et les usines d’égrenage pour le coton. (4) la reshenia khokima, (la « décision du khokim », en français), acte de bail de location de la terre407, toujours en propriété étatique et mise à la disposition des agriculteurs, qui classe les terres reçues par chaque exploitant individuel selon les orientations de production, avec le rendement espéré. Munie de ces éléments, l’administration du khokimiat calcule les potentialités du district et dresse une liste préparatoire des exploitations individuelles et des shirkats sur laquelle est indiqué le nom de l’exploitation, la surface attribuée à la culture de blé et à la culture du coton, les rendements correspondants et les quotas en blé et en coton attribués à l’exploitation. Ceci conduit à la rédaction du rapport « réalisations céréalières du district » transmis au bureau du khokim de province et au bureau du blé d’Agroprom de province qui recensent les potentialités de leur province avant de les exposer par la suite au cabinet des ministres lors d’une réunion conduite à Tachkent entre le Premier ministre, le vice-premier ministre de l’agriculture, le directeur de UzMelkombinat ou de UzKhopkoprom, et le ministre de l’Agriculture et de l’Eau. Après validation de ces potentialités (et réajustement négocié), un décret national est édité qui ordonne les objectifs de production du pays pour chaque culture. Viennent ensuite des décrets de province pour les quotas de production à atteindre dans chaque province, et enfin les décrets de production des districts.

Les deux étapes mettent en œuvre un très grand nombre de procédures de circulation d’information, de négociation qui font intervenir de nombreux acteurs situés à différents niveaux hiérarchiques au sein de l’appareil d’État et au sein des organes de production. Au cours de notre travail, de nombreux acteurs nous ont dit que cette circulation de l’information et l’attribution des plans de production font l’objet de nombreuses négociations que nous n’avons pas pu étudier pour deux raisons principales : d’abord, nous nous sommes concentrés sur le territoire du district ;

406. Selon l’agronome en chef du district, si le shirkat est totalement démantelé, l’information relevant de la production des parcelles des exploitations individuelles doit être transmise par l’agronome du MTP alternatif, organisation qui remplace la direction du shirkats pour la coordination des travaux agricoles mécanisés, l’attribution du plan et la distribution des moyens de production. Bien souvent, le MTP alternatif est dirigé par l’ancien directeur de shirkat.

407. Cet usage renvoie à une réalité. En effet, le khokim préside les commissions de démantèlement des exploitations collectives. C’est avec lui qu’il faut négocier pour obtenir une terre et une exploitation individuelle.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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ensuite, ces négociations sont informelles et pratiquées dans l’ombre. Il semble a priori très difficile d’y avoir accès.

Ni le décret national ni le décret de province ne font référence à la quantité de parcelles

où devront être semés le coton ou le blé. Alors, l’administration du khokimiat doit

calculer et transformer le volume de production en d’autres indicateurs : la « traduction »

est opérée par le bureau du district qui transforme le chiffre du volume de coton planifié

en trois chiffres qui apparaissent sur le décret du khokim – la quantité de coton à

produire, les surfaces à emblaver en coton et le rendement moyen attendu des surfaces de

production. Suit une réunion au khokimiat avec tous les directeurs de shirkats, le

directeur d’Ouchma (l’Association des dekhans et des fermers), le directeur d’Agroprom,

les directeurs d’usines, pendant laquelle le khokim fait état des résultats du calcul. Une

liste des objectifs de production est ensuite transmise à Agroprom et à Ouchma, qui

s’occupent de la répartition du plan sur les parcelles de production agricole408.

C’est bien par l’intermédiaire des documents formalisés que se réalise la coordination

bureaucratique de la production agricole du district de Namangan, alignée sur des plans

de production établi au plus haut niveau de l’État. La circulation et le calcul permettent la

concordance du centre de la république avec les pratiques de production qui seront

conduites dans les parcelles irriguées du district de Namangan. À ce niveau de la

description de la production des inscriptions de la planification, on comprend bien

comment et où se réalise la répartition des cultures au sein de l’espace : autour des

bouliers des bureaux du khokimiat. La synchronisation des pratiques agricoles est

construite sur des procédures identiques, sur de nouvelles inscriptions construites sur la

base du plan de production et non pas seulement sur la dynamique physiologique des

plantes ou les ordres d’un président ouzbek qui aurait décidé que l’Ouzbékistan produise

du coton.

La fin du processus de distribution du plan se concrétise par la réalisation de deux types

d’objets : des cartes cadastrales et des feuilles de planification de production pour

chacune des exploitations. Ces deux objets ne finissent pas leur vie dans l’étagère du

vice-khokim mais circulent largement dans l’ensemble des organisations impliquées dans

408. Formellement, on remarque cependant que le travail de distribution du plan des exploitations individuelles peut être réalisé sous la tutelle du directeur de shirkat, si l’exploitation fermière est issue de la cession de terres d’un shirkat qui n’est pas intégralement démantelé. En ce qui concerne les exploitations agricoles individuelles issues du démantèlement total d’un shirkat, la répartition du plan et des cultures est réalisée par l’organisation Ouchma, en concertation avec le directeur de shirkats dont la terre du fermer est issue.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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l’activité agricole du district, pour générer d’autres calculs également réalisés au sein de

la cité administrative, gigantesque machine à calculer. On peut différencier trois types

d’organisations : (1) les exploitations agricoles ; (2) les fournisseurs, qui apportent les

moyens de production techniques ; (3) les clients des unités de production. Les directeurs

des exploitations établissent d’abord un contrat avec leurs deux futurs clients : le

Melkombinat pour le blé et l’Uzkhlopkoprom pour le coton, dont l’usine d’égrenage du

district est une filiale. Ces contrats se réalisent sur la base du tonnage de blé ou de coton

inscrit sur le tableau du plan de production et qui se trouve alors déplacé sur le contrat de

production et de vente409. Sur la base de ce contrat établi avec les organisations situées

« en aval » de la chaîne de production, les agriculteurs peuvent se tourner vers les acteurs

situés « en amont » de la production : les producteurs de blé et de coton bénéficient d’un

préfinancement de campagne410 calculé sur l’indice correspondant au nombre de tonnes

de blé ou de coton planifiées. Par un jeu d’écriture, les deux clients des agriculteurs (les

usines d’égrenage et le moulin) font un versement (autre déplacement scriptural) sur le

compte bancaire individuel des producteurs géré par la filiale de district de la banque

d’État (KlopkoBank, « la banque du coton »), ce qui permet aux producteurs de disposer

d’argent nécessaire à l’accès aux intrants nécessaires à la production des cultures

stratégiques, le blé et le coton. Une nouvelle fois, les échanges se pratiquent seulement

par de simples jeux d’écriture entre le compte bancaire du producteur et ceux des filiales

des grandes entreprises étatiques de fournitures en intrants ou services agricoles :

Agrokhimia pour les engrais et tous produits phytosanitaires, le MTP pour la

mécanisation, le Vodkhoz pour la ressource en eau (versé sous forme de taxe), les salaires

des travailleurs pour la main-d’œuvre, pour n’en citer que quelques-uns.

409. L’exploitation est assurée de vendre sa production de blé et de coton, quelque soit la qualité de cette production.

410. Les fermiers bénéficient d’un préfinancement de campagne pour les cultures de blé et coton. Le préfinancement est « offert » par le gouvernement via certaines banques commerciales (essentiellement Paxtabank). Jusqu’en 2004, le préfinancement était directement géré par le ministère des Finances, le taux d’intérêt était nul et le crédit était remboursé à l’État par prélèvement automatique après paiement de la récolte. Aujourd’hui, le préfinancement est géré par la banque elle-même qui impose un taux d’intérêt de 3 % destiné à couvrir les frais bancaires, l’argent étant avancé par le ministère des Finances et remboursé de la même manière par prélèvement au moment du paiement de la récolte. Pour la culture du coton, le fermier dépose une demande de préfinancement en janvier auprès de la banque de son choix. Il vient avec le contrat de production… et son papier. L’argent est ensuite versé sur un compte spécial, à raison d’un versement par mois jusqu’à la récolte.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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La description du mécanisme de paiement des intrants et des services agricoles apporte de

nouveaux éléments pour comprendre l’alignement des pratiques sur la planification

centralisée de la production de blé et de coton. L’agriculteur touche rarement l’argent

sous forme fiduciaire, hormis celui qu’il doit verser pour les salaires. D’autre part,

l’argent versé sur son compte n’est disponible que par tranches décadaires ou mensuelles,

et par poste411. L’argent d’un poste engrais ne peut être utilisé que pour l’achat d’engrais.

L’exploitant, s’il le désirait, ne pourrait acheter de l’essence avec de l’argent disponible

dans la ligne « engrais ». L’argent non utilisé à la fin de chaque tranche et pour chaque

poste est renvoyé dans les caisses du ministère des Finances. La quantité d’argent, et donc

la quantité d’intrants, est calculée sur la base du décret du khokim pour la planification de

la production du blé et du coton, sur lequel sont inscrits, pour chaque agriculteur, le

tonnage et la surface de production du blé et du coton. Selon que la norme technique est

proportionnelle à la surface ou au tonnage, les contrats sont établis sur la base de l’un ou

l’autre des deux chiffres indiqués sur le décret du khokim412. Tous ces calculs sont

réalisés au sein de la cité administrative, véritable centre de calculs de l’agriculture

ouzbek.

Entrons dans l’administration de l’eau, le Rayvodkhoz, pour découvrir comment

Oumarov, responsable de la ressource en eau, construit le plan de distribution de l’eau,

dans son bureau du deuxième étage. Depuis sa fenêtre, Oumarov n’a vu que sur l’arrière-

cour et sur le garage de son administration. Au-dessus du mur du garage, il peut

apercevoir le Syr-Darya qui s’écoule à plus de dix kilomètres plus au sud de son bureau.

Assis à son bureau, cet administrateur de l’eau ne voit pas les champs, ni les canaux, ni

l’eau qui y coule. Mais il a mieux : il peut voir tous les champs, tous les canaux et toute

l’eau qui y coule. Devant lui, le plan d’attribution de l’eau pour la période végétative de

l’année 2005 pour le système d’irrigation de Naryn-Namangan. À la page 4, il voit

l’ensemble des cultures du district de Namangan : 19 163 hectares irrigués au total, dont

4 736 hectares de blé et 7 470 hectares de coton, pas de production de maïs grain, 334 ha

411. Les principaux sont : (1) engrais ; (2) semences ; (3) produits phytosanitaires ; (4) dépenses diverses (cotisations) ; (5) carburant, principalement le diesel utilisé par les tracteurs ; (6) prestations de service en matériel (MTP de district et MTP alternatifs) ; (7) salaires et frais de main-d’œuvre occasionnelle (démariage, désherbage, récolte); (8) taxe de l’eau et de la terre.

412. Ainsi, pour la distribution des engrais, la norme technique est conçue proportionnellement au tonnage de la récolte : la planification se réalise sur la base de la quantité de production planifiée. Pour l’eau, la norme technique est proportionnelle à la surface : la planification de l’eau est construite sur la base des surfaces planifiées.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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de maïs ensilage et 180 ha de luzerne. Les lopins occupent 3 773 ha. Sur ce même

tableau, il voit les trois sources d’eau du district et les surfaces qu’elles irriguent : le canal

nord de Ferghana irrigue 15 628 ha, le grand canal de Namangan 2 066 hectares et les

pompes qui prélèvent de l’eau dans le Syr-Darya 1 469 ha.

Total Céréales Ensilage

Nom

Ha Blé Maïs Cot

on

Lég

um

es

Pot

ager

s

Lu

zern

e

Maï

s

Bet

tera

ve

Au

tres

Ver

ger

Lop

ins

Namangan 19 163 13 151 4 736 7 470 342 180 334 89 2 239 3 773

CNF 15 628 11 174 3 869 6 469 330 174 249 84 1 121 3 332

GCN 2 066 850 287 459 12 6 85 1 001 216

Pompes 1 469 1 127 580 542 117 225

Dans d’autres cahiers se tiennent les contrats de distribution de l’eau de chaque shirkat et

des fermers qui ont fait l’objet de plusieurs semaines de calcul, à l’aide du boulier situé

sur sa table. Le shirkat Soliev dispose 1 307 ha irrigués, dont 615 de coton, 283 de blé, 0

de maïs, 11 d’ensilage (luzerne), 3 hectares « autres », 57 ha de vergers et 338 ha de

lopins, irrigués par deux sources, le canal nord de Ferghana et le canal Jangiarik. Du

canal nord de Ferghana partent 6 canaux : Kommunism, Atakhon, Tchodirsamar,

Isokksoi 1, Isokksoi 2 et Tchirgizkurgan. Atakhon irrigue 88 hectares : 30 de coton, 30 de

blé, et 28 de lopins. Pour chacun des canaux, sur une feuille figure l’échéancier des

apports d’eau définis par rapport aux cahiers de normes de distribution de l’eau. Ci-

dessous voici celui du canal d’Athakhom :

Avril Mai Juin Juillet Août Septembre Culture Ha

1 2 3 1 2 3 1 2 3 1 2 3 1 2 3 1 2 3

Coton 30 10 10 10 10 13 13 17 17 25 25 24 25 13 9 17

Blé 30 17 17 17 17

Lopin 28 12 12 12 12 12 12 13 13 13 13 13 13 13 13 13 13 13 13

Qnet 12 39 39 39 39 25 25 30 30 38 38 37 38 26 19 30 13 13

α=.85

Qbrut 14 46 46 46 46 29 29 35 35 45 45 44 45 31 26 35 15 15

Dans les autres organisations, on trouve les mêmes types de tableaux, et c’est pareil pour

les autres intrants, comme les engrais ou la mécanisation. La vie des agriculteurs est

rythmée par ces cahiers de distribution des moyens de production agricole et celui du

transfert d’argent. Au sein des shirkat, le comptable (economist) passe ses journées à

voyager entre le comptoir de la ferme collective, la banque et les centres

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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d’approvisionnement en intrants, pour présenter les papiers qui certifient les transferts de

comptes et les droits d’attribution des moyens de production définis par la planification.

La planification impose le rythme. L’administration du khokimiat et les administrations

déconcentrées logées dans la même cité administrative ne sont pas seulement les centres

de décision, mais également les « centres de calcul » qui con-centre-nt des chaînes

métrologiques et calculent413, ce qui leur permet de gouverner l’agriculture ouzbek et de

la conformer les pratiques de chacun à celles de producteurs de coton définies dans le

modèle de la planification. Les innombrables réunions au khokimiat, les kilomètres

parcourus par les agriculteurs entre les champs et la cité administrative, les semaines

passées à calculer : tous ces efforts réalisés dans les champs et en dehors des champs sont

nécessaires pour faire de l’Ouzbékistan un « pays producteur de coton ». La cité

administrative du khokimiat est un nœud bien particulier du réseau technico-économique

agricole ouzbek : elle joue le rôle d’interface entre les unités de production et le cabinet

des ministres. C’est à son niveau qu’est traduite la réalité agricole en réalité

administrative et vice versa. Par son intermédiaire, le système administratif formate

l’agriculture du district : près de 90 % des productions agricoles des espaces de grandes

cultures sont toujours planifiées et administrées vers la production de blé et de coton. Par

son intermédiaire encore, l’administration formate le fonctionnement des organisations

publiques de distribution des moyens de production. Chaque unité de production, du

shirkat jusqu’à district, arrive à remplir le plan, c’est-à-dire que la réalité se conforme au

modèle. Dans les cahiers du vice-khokim chargé de l’agriculture, on trouve en effet les

historiques des productions des shirkats au cours des trois dernières années. Pour chacun,

sauf exception, les « 100 % » ou « 101 % » se succèdent dans la colonne des réalisations

des plans de production. Le système agraire ouzbek semble réglé comme du papier à

musique : rien ne dépasse et tout fonctionne.

413. La chaîne métrologique est ainsi constituée : (1) les enregistrements de mesures liées aux parcelles, comme (a) le cadastre des cultures de l’année n, (b) les « bonités » des parcelles, (c) les réalisations de production des parcelles (rendement). Ensuite, on compte (2) les enregistrements aux exploitations (dans les bureaux des shirkats, des exploitations) comme (a) la Reshenia khokima de chacune des exploitations, (b) les réalisations des exploitations (shirkats et exploitations individuelles), (3) les papiers liés aux kolkhozes (dans le bureau de Agroprom) (a) les cartes cadastrales, (b) les cahiers des « bonités » des terres. (4) Enfin, les papiers liés aux districts : le cahier avec les cartes cadastrales (a) Les répartitions des cultures par exploitation collective. (b) Puis répartition des cultures/shirkats et le groupement des exploitations individuelles.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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Cette conformité au plan414 se réalise par un jeu continu d’ajustements, qui se réalisent

également par de nouveaux calculs. Officiellement, le plan de production est un

« pronostic » (prognos) ; dans les faits, il s’agit d’une obligation à produire. Alors, quand

il manque du coton dans un district, le khokim d’une province ajuste les réalisations de

ses districts en prélevant une partie du surplus du coton produit par un district

excédentaire pour l’allouer à un district déficitaire. Il n’y a pas de transfert physique de

coton mais un jeu d’écriture. Ces jeux d’écriture sont importants et plusieurs phénomènes

montrent à quel point l’écrit à un impact sur les processus économiques. La conformité de

la réalisation au plan permet de ne pas augmenter les objectifs de production des années

ultérieures, les quotas de production étant fréquemment construits sur les réalisations de

l’année précédente. La non-réalisation du plan conduit également à faire évoluer le

paysage de production, par l’intermédiaire de sanctions. Pour les agriculteurs, la sanction

est d’abord financière car le producteur voit l’équivalent de la moins-value produite

retranchée de son compte. Pire, un agriculteur peut voir sa terre confisquée par les

autorités : il est tout simplement rayé de la carte, remplacé par un autre. Dans

l’administration, les fonctionnaires peuvent se voir limogés si le plan de coton n’est pas

rempli. Des khokims sont régulièrement démis de leurs fonctions après une récolte de

coton insuffisante415.

Alors, tous les moyens sont bons pour aligner les productions sur le plan : « Allez cueillir

le plan de coton jusque dans les matelas ! », a crié le khokim de la province de Ferghana

en face d’indicateurs peu encourageants de l’avancée de la récolte de coton en 2005.

Parfois, malgré les jeux d’écriture, il manque du coton. Si on le trouve pas dans la vallée

de Ferghana, il faut aller chercher le coton dans d’autres provinces ouzbeks, comme celle

de Soukhandarya, dans champs situés en plein milieu des déserts, où le coton fructifie

encore jusqu’au mois de novembre. C’est le cas de force majeure : tout le district est

mobilisé et des milliers de personnes sont envoyés dans cette région pour « gratter le

coton ». Le coton a beau être de faible qualité, on ne discute pas le plan. La fin de la

campagne de coton du pays ne sera pas déclarée tant que le plan ne sera pas atteint pour

les districts déficitaires.

414. Ces régularités d’autoréalisation du plan sont bien connues des économistes ayant travaillé sur les économies socialistes (Chavance, 1983, 1989; Kornai, 1996).

415. Cette destitution est publique, exercée au cours des audioconférences conduite par le cabinet des ministres via le selector. Tous les bureaux des khokimiats de district et de provinces sont connectés et tous les directeurs des organisations d’État prennent connaissance de la défaillance dont est tenu responsable le khokim du district défaillant.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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On comprend que le modèle de la planification performe les activités économiques. Il y a

bien une importante circulation entre la théorie et la pratique, ce qui signifie que la

distinction entre la représentation et la réalité se dissout. Le modèle de la planification fait

partie de la pratique en intervenant directement dans la gestion des activités, en

établissant les échéanciers de production. C’est un outil pratique pour mesurer, ajuster et

coordonner des transactions complexes, sans cesse renégociées. Cela nous permet donc

de dire qu’on ne peut soutenir la distinction entre le modèle de la planification, les

procédures de la planification et les productions agricoles ou les échanges. Sinon, on ne

pourrait expliquer pourquoi la planification a un tel pouvoir sur les acteurs fergani. On ne

pourrait pas expliquer pourquoi l’Ouzbékistan est toujours l’un des principaux

producteurs de coton de la planète. Ceci nécessite un travail très lourd quotidien qui

explique pourquoi les administrateurs ouzbeks sont épuisés. Ils ne sont pas des

sanguinaires en soi, mais plutôt des cardiaques qui ne font que travailler, comme les

ouzbeks ne sont pas des producteurs de coton par nature.

Du « centre de calcul » au « centre-frontière »

Attardons-nous un instant sur la destitution d’un khokim, très utile pour nous introduire à

la notion de « centre frontière ». Le limogeage de cette personnalité clef ne se réalise pas

par la mise en exercice d’un arbitraire abstrait venu du bureau de « Papa », le président

Islam Karimov. Le khokim est plutôt démis de ses fonctions après une procédure

conduite par la procurature qui n’aura pas de mal à démontrer des fraudes416 en mettant la

lumière sur les ajustements et les jeux d’écriture utilisés par l’administrateur en chef et

son équipe pour conformer l’économie au plan. C’est ici que nous souhaitons insister sur

le fait que la cité administrative n’est pas seulement un « centre de calculs » mais

également un « centre frontière », qui fait coexister plusieurs systèmes de valeurs,

nécessaires au maintien du plan.

Les ajustements (ou « débordements ») ne viennent pas nier l’existence du plan (ou

« cadrage »). Prenons par exemple les cartes du bureau d’Oumarov, l’administrateur de

l’eau dont le bureau est situé dans la cité administrative, et retournons maintenant à la

lumière du jour, alors que la moisson du blé bat son plein. Des routes principales

416. C’était le cas du khokim de Tepakurgan dans la vallée de Ferghana au cours de l’année 2006, qui aurait reçu une bouteille en plastique à la figure par le procureur de la justice devant l’ensemble du personnel du khokimiat, acte isolé qui n’a pas manqué de faire le tour de la vallée de Ferghana par la suite.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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bitumées, on voit que les champs de blé et de coton sont bien là où ils doivent être et que

l’assolement pratiqué correspond aux cartes figurant dans les cahiers des administrateurs.

Champs de blé et de coton se succèdent dans les espaces de grandes cultures. Les

parcelles de coton et de blé ont évolué avec le temps passé dans les bureaux : les pieds de

cotonnier ont de plus en plus de fleurs, dont certaines sont fanées et forment déjà leurs

capsules, les champs de blé sont pratiquement tous moissonnés. Quelques derniers

champs de blé attendent encore la moissonneuse-batteuse du MTP.

Mais au fil de notre avancée, nous découvrons certaines cultures qui ne figurent pas sur

les cartes : autour de cette parcelle de coton bel et bien inscrite sur la carte et sur le plan

de distribution de l’eau, se tient une bande enherbée et des agriculteurs qui surveillent un

petit troupeau de vaches à l’ombre des mûriers. « Où sont représentés ces acteurs sur la

carte ? Les mûriers et la bande enherbée pompent de l’eau. Pourquoi ne figurent-ils

pas ? » Du point de vue des cartes issues des lignes de tableaux de données et des

rayonnages des dossiers administratifs, on découvre alors une importante quantité de

petits débordements situés en dehors des limites des champs administratifs inscrits sur les

cartes cadastrales. Les limites des champs, dont l’épaisseur est de 0,2 mm sur la carte, ont

en fait l’épaisseur de près de deux mètres dans les champs. Ce sont autant des espaces

productifs que les parcelles coloriées sur la carte. Cette bande est d’ailleurs généralisée et,

à intervalle régulier, on découvre toujours de petits troupeaux paître une prairie en forme

de bande qui profite de l’eau apportée au blé ou au coton.

Carte en main, notre mobilité est rendue plus facile417 et nous pouvons nous enfoncer

dans les espaces de production. Nous nous embarquons alors sur une route de traverse,

tout autant bitumée mais moins large, localisée à l’intérieur du territoire d’un shirkat

(vnutri-kolkhoznaia daroga). Alors, un phénomène encore plus inattendu survient : dans

les parcelles de blé moissonnées quelques jours plus tôt par les Kombain Case et Inesei

du MTP, des agriculteurs toujours plus nombreux travaillent au milieu des chaumes de

blé. Que font-ils ? Certains ramassent des grains de blé non avalés par la moissonneuse-

batteuse et remplissent des sacs de grains qu’ils utiliseront pour faire du pain. Mais voilà

qu’ils irriguent avant de semer du maïs à la main, en semis direct, dans de petits poquets

creusés à la houe – les mêmes que ceux creusés près de 150 ans auparavant, avec le

même outil traditionnel, le ketmen. Quelques jours plus tard, les champs de blé colorié

417. En Ouzbékistan comme au Kirghizstan, l’un des premiers travaux engagés avec notre équipe résidait dans la recherche d’une carte du territoire étudié, chose particulièrement difficile en Ouzbékistan, où ces documents sont considérés par les administrateurs comme « secret-défense ».

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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bleu sur la carte se transforment en champs de maïs, quand le bleu du crayon de couleur

indiquait « blé ».

Bakhtiar, un jeune père de famille et membre du shirkat Soliev, nous explique : « C’est

du maïs fourrage pour notre troupeau de vaches domestiques. Nous le semons dès à

présent pour le récolter avant l’hiver. Le rays nous a donné l’autorisation de le semer. Il

n’a pas assez d’argent pour payer les kolkhoziens418 et il nous donne la terre jusqu’à

l’hiver. » Une fois récoltés, les champs de blé deviennent des champs de maïs fourrage.

Contrairement à la rotation officielle blé-coton, les charrues ne labourent pas les champs

pour la préparation du futur semis de coton et les travailleurs de l’exploitation collective

comme celle des exploitations individuelles viennent travailler la terre pour une culture

de deuxième cycle419. On se heurte à un extérieur imprévu vu de l’intérieur de la chaîne

métrologique des statistiques récupérées dans les bureaux de l’administration. Le maïs

n’est pas invisible mais on comprend que cette culture est toute particulière que si on tient

les cartes ou les tableaux statistiques dans ses mains, ce qui nécessite de passer un temps

important avec les administrateurs et de s’intéresser à ce qu’ils produisent

quotidiennement. C’est alors qu’on mesure l’importance de ce débordement.

La culture de maïs n’apparaît dans aucun document administratif mais tout le monde en

parle, que ce soit dans les mariages, chez les agriculteurs, et même dans les couloirs de

l’administration. Une question est récurrente : combien de surface aura-t-on le droit de

produire en deuxième culture cette année ? Le khokim est en cause : il décide des

surfaces pouvant être cultivées pour la deuxième culture. À la fin du mois de juin, il

organise une réunion extraordinaire par l’intermédiaire du directeur d’Ouchma et des

directeurs de kolkhozes. Tous les exploitants individuels, les brigadiers, les directeurs de

shirkats et les directeurs des organisations étatiques en relation avec l’agriculture sont

invités, l’information circulant par bouche à oreille. Tous les chefs d’exploitations sont

assemblés à la maison de la culture, située devant le khokimiat. L’observateur extérieur

n’est pas le bienvenu : « La réunion est secrète » lui-dit-on.

418. La plupart des membres des exploitations collectives se nomment eux-mêmes « kolkhoziens ».

419. Il est possible de produire une culture de deuxième cycle dans la vallée de Ferghana. Pour cela, il est nécessaire de disposer d’un espace de production et d’autres moyens de production : de la mi-juin à la fin octobre, les conditions de température sont encore propices à la conduite d’une production agricole pendant près de quatre mois et demie. Le temps nécessaire pour la production d’une culture de deuxième cycle. Ce qui serait impossible dans les pays tempérés d’où viennent les experts du chapitre 1.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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À l’issue de la réunion, tous les agriculteurs sont décontenancés. Le khokim a donné la

sentence : cette année, on ne pourra produire que 25 % de « deuxième culture ». Que

peut-on y faire ? Le khokim s’est montré menaçant. Du haut de son mètre quatre-vingt-

dix et de ses 110 kilogrammes, l’ancien lutteur a donné la règle à suivre420. Il a prévenu :

il fera labourer les champs si son ordre n’est pas respecté. Aucune explication n’aurait été

donnée : « la règle, c’est la règle ». Certains exploitants et brigadiers brûlaient d’envie de

l’interpeller et de lui demander la justification de cette restriction, mais tous craignent la

tempête. On ne discute pas le choix d’un supérieur et, après sa déclaration, tous se sont

levés en silence. Le khokim est parti, laissant la présidence de l’assemblé au directeur

d’Ouchma, en charge de distribuer à chacun des exploitants une feuille volante bleue

signée de sa propre main (et non de celle du khokim), qui indique le droit de production

de deuxième culture en se référant à « un décret récent du président Karimov », décret qui

n’aurait jamais été promulgué, comme nous le verrons plus loin.

Après la réunion, au milieu des champs, les uns et les autres évoquent les raisons

possibles de la restriction une fois la réunion finie : pour certains, « Le khokim veut

laisser reposer la terre pour la future production de coton ». Pour d’autres, « Il faut

commencer le labour du sol sur les terres de blé, sinon, le MTP n’aura pas le temps de

labourer l’ensemble des terres avant l’hiver » ; un autre « Il y a trop de vol d’engrais et le

rendement du coton ne fait que baisser ». Un autre répond : « on a toujours volé

l’engrais » ; pour lui, le problème est celui de la rotation blé-2°culture-coton : les sols

s’appauvrissent et les maladies phytosanitaires se développent de plus en plus. La rotation

coton/luzerne enrichissait la terre et empêchait le développement de maladies. Pour peu

d’entre eux, la raison tient de la disponibilité en eau : « la deuxième culture vole l’eau du

coton. Les kirghizes ne nous donnent pas assez d’eau et il en faut pour les Tadjiks. Si on

prend trop d’eau dans le CNF, il n’y en a pas assez pour le Tadjikistan à l’aval du

canal421. En 2003, on a produit beaucoup trop de riz dans notre district et il n’y avait pas

assez d’eau pour le coton ». Un autre pense que l’eau et le riz sont liés au problème, mais

pas pour des raisons de quantité d’eau : « Il y a assez d’eau pour tout le monde. Le

problème, c’est qu’avec le riz ou le maïs, le sol est trop humide à côté des parcelles de

420. Le khokim du district de Namangan ressemble fort à la description qu’a donné Stéphane Dudoignon du « code éthique ancestral » des élites centrasiatiques « où sont valorisés des attitudes de démonstration d’autorité, de force – boxe, culte pour la violence, les dépenses ostentatoire, la propriété foncière ou au moins la disposition personnelle d’un territoire utile » (Dudoignon, 1997).

421. Le canal nord de Ferghana (CNF) alimente une partie du nord de la province tadjike Soghd.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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coton. L’humidité contribue au développement des maladies phytosanitaires qui font

baisser de 20 % les rendements depuis 2001. » Les raisons sont multiples et aucun

consensus ne voit le jour422, mais la décision est bien là : oralement, le khokim a donné la

règle et ses paroles sont des « paroles de vie ». « Jamais écrites, elles valent pour loi » dit

un agriculteur, et gare à celui qui ne suit pas sa décision.

Nous avons vu dans le chapitre 2 l’importance économique de la culture de maïs pour les

shirkatiens. La deuxième culture permet plus que doubler le revenu par actif des petites

exploitations de shirkatiens et de couvrir 80 % du profit des ménages (i.e. hors

rémunération extérieure). Ceci crée une disponibilité de main-d’œuvre demandant un

niveau de rémunération peu élevé pour des travaux supplémentaires réalisés dans les

champs de production de blé et de coton, ce travail permettant l’accès en retour à la

deuxième culture. La distribution d’un lopin de terre à partir de juin induit le maintien

d’une population nombreuse dans les campagnes ouzbeks, ensuite mobilisée pour la

récolte du coton, lors de laquelle cette population reçoit une rémunération importante

(20 % de son revenu), en cash cette fois. Les paysans de la vallée de Ferghana ont donc

réinventé le système tel qu’il existait déjà au cours de la période soviétique, car l’usage de

la main-d’œuvre manuelle pour le ramassage du coton permet également aux directeurs

de kolkhozes et autres administrateurs de se rémunérer par l’existence de deux valeurs du

taux de fibre de coton (khlopkotserets). Officiellement, ce taux est de 30,5 % alors qu’il

est affiché 38,5 % sur les balances de pesée des usines d’égrenage. Les directeurs de

shirkat et d’organisations étatiques, tous nommés par le khokim, se détournent ainsi une

partie des milliards de sum Uzbek (Uz Sum) destinés normalement au paiement des

salaires de la récolte réalisée à la main423. Ces jeux de valeurs sont maîtrisés par

quelques-uns, situés aux postes clés où l’on mesure et où l’on calcule, ce qui explique

d’ailleurs l’attention particulière du khokim pour y mettre des hommes de confiance

(encadré 15, « L’administration ouzbek et les liens matrimoniaux »).

Ces éléments nous amènent-ils à dire pour autant que le « réel » submerge le cadre

« formel » par ses débordements ? Il y a effectivement un « débordement », mais celui-ci

422. Il est normal qu’aucun consensus n’émerge de ces discussions : Jozan et al. (2008) montre que les agriculteurs sont soumis à des contraintes différentes, selon leurs inscriptions dans les réseaux sociaux et la position géographique des champs au sein du périmètre irrigué du district. Le papier est donné en annexe de la thèse (annexe 23).

423. Comme vingt ans auparavant, la récolte du coton est la seule période de l’année où les exploitations peuvent toucher la monnaie nationale sous forme fiduciaire et qu’elles peuvent voir physiquement une partie de la richesse produite par le coton.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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conduit-il à nier l’existence du cadre formel ? Regardons les cartes. Sont-elles

« fausses » ? Non, car non seulement nous les tenions bien entre nos mains mais nous

avons également vu que les champs de blé et de coton étaient bien « là où ils doivent

être ». Par ailleurs, en parcourant les champs, on remarque des stratégies d’évitement

conduites par les agriculteurs : plus on s’éloigne des grandes routes et plus on découvre

de deuxième culture. En face d’une parcelle entièrement « laissée au repos », les

agriculteurs expliquent : « Cette route est la grande route de Tachkent et celle-là est la

route principale de la province, qui relie Namangan (préfecture de province) à

Tachboulak (préfecture de district). C’est là où circulent les Volgas du khokim de

province et celui du district. Il faut que ce soit propre424. » Alors, les agriculteurs

s’arrangent entre eux : par exemple Valid, exploitant individuel, a son champ qui longe la

route principale, ce qui le met en difficulté pour faire plus de deuxième culture que

permis. Valid s’entend alors avec son voisin : sa parcelle sera laissée au repos et sera

labourée par le MTP. Il ira faire 50 % de deuxième culture chez son voisin, qui prendra le

reste de la surface425.

Les stratégies d’évitement ne sont pas vaines, car le khokim met souvent sa menace à

exécution. En parcourant les champs, on découvre parfois, au milieu de parcelles

labourées, des plants de maïs tordus qui dépassent de mottes de terres retournées par le

soc des charrues. On apprend que le khokim a donné l’ordre au MTP de labourer une

terre de deuxième culture : un tracteur Magnum Case du MTP est venu, encadré par deux

voitures de police du district pour retourner la culture. Le khokim est venu

personnellement crier sur Sobir et le maudire d’avoir transgressé son ordre et de ne pas

s’être satisfait de son « cadeau ». Sobir n’a pas de chance : sa parcelle se tient juste à la

sortie du village et jouxte le tchipon de la brigade n° 10 du shirkat Soliev où se tiennent

régulièrement des séminaires organisés par les autorités de Tachkent pour les directeurs

de kolkhozes. Le lieu est agréable et il a été choisi pour recevoir les « invités du

district » : un bassin, des rosiers de toutes les couleurs, de beaux arbres qui donnent de

l’ombre et rendent les formations agréables. En fin juin, alors que Sobir avait déjà semé

424. Les agriculteurs utilisent l’adjectif tchisto, qui signifie « propre », en russe.

425. On saisit que certaines exploitations et brigades ont plus de chance que d’autres : éloignés des routes, leurs champs ne sont pas visibles, à moins de pratiquer une longue marche à travers les champs, sur des chemins de terre où ne vient pas s’aventurer le khokim. Les agriculteurs sèment surtout du maïs-fourrage, mais si l’on pousse un peu plus à travers ce maïs et qu’on atteint le milieu de la parcelle, on découvre alors des casiers à riz protégés des regards par les longues cannes de maïs.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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son maïs sur 100 % de la surface libérée par le blé, le khokim est venu faire une

inspection de la salle de séminaire. Il a vu la deuxième culture et a demandé de « nettoyer

le champ » : le khokim doit être irréprochable pour les autorités de Tachkent.

Depuis, Sobir est allé à Tachkent et a rencontré des connaissances travaillant au ministère

de l’Agriculture. Il a vérifié auprès d’un ami de la famille si le président avait

effectivement édité un décret d’interdiction de production de deuxième culture le jour

indiqué par le papier bleu fourni par le directeur d’Ouchma : il n’en est rien. Sobir mesure

l’injustice, car l’administration elle-même vit de la deuxième culture en soutirant des

bakchichs, « pour usage illégal de la ressource en eau ». Il ne s’opposera pas, car il sait ce

qui arrive à ceux qui osent s’opposer au khokim. Il n’est pas assez bien soutenu pour faire

remonter l’affaire et avoir le « droit de disposer de ses droits426. » Il finirait en prison :

« Si tu t’opposes, on retrouve de l’opium dans tes poches. L’hiver dernier, les autorités

ont même osé mettre des femmes en prison. Elles ont manifesté contre les coupures

d’électricité et les coupures de gaz. » Au mieux, il perdrait sa terre, ce qu’il ne veut pas.

Au moins, il dispose de la chance d’avoir dix hectares de terre, ce que la plupart des

familles du district n’ont pas.

La coordination bureaucratique n’est possible que par cet effort violent et radical de

démêlement. Des entités impliquées ont été démêlées, décontextualisées, aliénées à toute

autre relation. Le calcul et le non-calcul n’appartiennent pas à des univers différents mais

se construisent mutuellement. Ce qu’on voit, ce n’est pas seulement que la culture de

maïs n’est pas calculée. Elle est parfois interdite. Elle fait également l’objet de

négociation réalisée tous les ans et l’accord peut même évoluer au cours de l’année, en

cas de force majeure. Le khokim doit se montrer menaçant, faire éditer une lettre du

président de la république et parfois même faire exécuter la sentence. Cependant, la

production n’est possible que si la deuxième culture est rattachée, dans un monde

426. C’est une expression que l’on entend souvent dans la vallée de Ferghana et qui montre que les ouzbeks ne considèrent pas vivre dans un « État de droit ». Contrairement à Sobir ou aux agriculteurs qui pratiquent des stratégies d’évitement, d’autres se fichent bien de la décision du khokim. C’est le cas d’Urslanbek qui a semé 100 % de sa deuxième culture, dont la majeure partie a été distribuée à ses travailleurs, ou ses voisins de mahalla. Il n’est pas inquiet : « Je suis le frère du précédent khokim. Jamais le khokim ne viendra me faire la leçon. De toute façon, nous sommes liés par la parenté. C’est mon rostvinik. » « Urslanbek a de la force », dit-on au village : il a obtenu la meilleure terre de son kolkhoze d’origine et peut en faire ce qu’il veut. Il dispose même de sa propre clef pour ouvrir les vannes du canal principal qui coule juste au-dessus de sa parcelle. Il la montre avec fierté : c’est un tchinovnik qui a ses passe-droits et surtout qui jouit du « droit de disposer de ses droits ».

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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déconnecté de celui qui circule avec le centre planificateur. On comprend qu’il serait

impossible, et irréaliste, de séparer les deux (emmêlement/démêlement). La négociation

n’est jamais définitive.

B - Les trajectoires nationales à l’épreuve de l’inertie sociotechnique cotonnière

En passant de l’autre côté de la frontière, nous pensions trouver un système agraire fort

différent de celui rencontré dans la partie ouzbek de la vallée de Ferghana. Le Kirghizstan

et l’Ouzbékistan suivent des trajectoires radicalement opposées, au regard des réformes

menées par leur gouvernement respectif. Paradoxalement, le Kirghizstan est le seul pays

d’Asie centrale à connaître une croissance de sa production cotonnière au cours de la

période de transition. Est-ce grâce à la « privatisation, à l’arrêt du contrôle

gouvernemental et à la concurrence », comme l’entend un rapport de la Banque mondiale

(World Bank, 2004c) ?

1) Le Kirghizstan, thérapie de choc et dépendance cotonnière

Le coton, paradoxal succès de la libéralisation et de la privatisation

L’observateur étranger subit un choc lorsqu’il arrive à Bichkek en provenance de

Tachkent : à moins d’une heure d’avion, il s’attendait à rester en Asie centrale – il a

l’impression d’être revenu en Europe. À peine le pied posé sur le tarmac de l’aéroport de

Manas, tout semble changer. Cela commence avec les procédures administratives

d’entrée sur le territoire : « Passporta ! » Alors qu’il avait dû attendre plusieurs mois pour

l’obtention d’un visa ouzbek, il peut acheter son visa kirghize directement auprès d’un

agent du ministère de l’Intérieur, après seulement un bref entretien. Les procédures

d’entrée sont courtes et simples, « Pajaluista !427 ». Bichkek paraît occidentale. La

population y est très mélangée et les kirghizes portent des tenues vestimentaires

européennes. Le russe est la langue la plus utilisée dans la rue, parlée par chacun

couramment. « Au Kirghizstan, nous sommes en démocratie », dit la vendeuse de

journaux à l’étranger étonné de trouver une presse pluraliste et écrite en plusieurs

langues, quand elle était introuvable en Ouzbékistan. L’économie du pays s’est ouverte à

427. « S’il vous plaît », en russe, que les Kirghizes maîtrisent parfaitement, et librement. Contrairement à l’Ouzbékistan, où l’ouzbek est devenu rapidement la seule langue officielle du pays, le Kirghizstan a gardé le russe comme langue officielle, en plus du kirghiz.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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l’extérieur : les voitures soviétiques – jigouli, niva, sputnik et volga – de Tachkent ont

laissé place aux voitures allemandes et japonaises, importées en seconde main428. Les

rues sont habillées par d’innombrables panneaux publicitaires installés sur les immeubles

et sur les multiples banderoles qui flottent au-dessus des rues : l’économie de marché bat

son plein dans les rues de Bichkek à la différence de Tachkent où les murs ne sont pas

placardés de publicité mais des slogans du président Karimov. Bichkek est bondée de

bars, de cafés, de supermarchés et de sites qui proposent une connexion Internet.

L’étranger est également impressionné par les innombrables kiosques de change de

devises étrangères de la ville, quand il ne pouvait obtenir des Sum ouzbeks seulement

dans quelques banques ou sur le marché noir, dans les passages souterrains de Tachkent,

au risque d’être pris par les policiers429.

Ces signes anodins sont fréquemment évoqués par les voyageurs ou par les experts

internationaux qui voyagent en Asie centrale, car ils permettent de comparer rapidement

les trajectoires de l’Ouzbékistan et le Kirghizstan. « C’est bien plus relax qu’à Tachkent »

écrit Robert Fergusson, mobilisateur social du projet de la Banque mondiale (Ferguson,

2003, p. 87). Le Kirghizstan est couramment considéré comme un « îlot de démocratie en

Asie centrale », qui marque la plus forte rupture de la région avec l’ancien ordre politique

soviétique. Le Kirghizstan est emmené par le physicien Oskar Akaïev, le seul président

centrasiatique à ne pas avoir été Premier secrétaire du parti au cours de la période

soviétique et qui impulse « plus grand élan démocratique de l’ancien bloc soviétique ».

L’essor de la société civile est colossal : plus de 8 000 organisations non

gouvernementales pour une population de seulement 4 millions d’habitants, quand les

organisations des voisins ouzbeks sont contrôlées ou interdites. En plus d’« îlot de

démocratie », le Kirghizstan est la « Suisse de l’Est », deuxième métaphore fréquemment

utilisée pour décrire le pays du bloc soviétique à s’être le mieux aligné sur le « consensus

de Washington ».

428. En Ouzbékistan, la législation contraint les importations, dans la stratégie de substitution aux importations. Mises à part certaines voitures officielles et celles des organisations internationales ou d’ambassades, les seules voitures de marques étrangères (hors soviétiques) sont les voitures de la marque coréenne Daewoo, dont les pièces détachées sont toutes importées de Corée, pour être montées à Andijan, dans la vallée de Ferghana.

429. Jusqu’à novembre 2003, le change ne peut se réaliser que dans les banques d’État, pour cause de non-convertibilité du sum ouzbek. Après cette date, les sites de change restent rares et administrés. Jusqu’à 2003, le change sur le marché noir est favorable, pouvant aller jusqu’à 50 %, lorsque la distorsion entre marché officiel et marché noir était la plus importante (à la fin des années 1990).

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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Mais quelques jours passés à Bichkek suffisent pour douter de la santé économique et

politique du pays. Les banderoles publicitaires servent de cache-misère et dissimulent les

façades décrépies des immeubles et des infrastructures en piteux état. La pluralité de la

presse et la libéralisation de la vie politique n’empêche en rien le développement du

grand banditisme, tenu par plusieurs hommes installés sur les bancs de l’Assemblée

nationale. De nombreux hommes d’affaires jouissent de l’immunité parlementaire et les

meurtres de députés se multiplient, liés à de sombres histoires de corruption ou au

business du transit de la drogue afghane à travers le territoire kirghize. Les multiples

bureaux de change sont là non pas seulement du fait de l’ouverture de l’économie mais

aussi à cause du manque de confiance dans le système bancaire kirghize et dans la

monnaie nationale. L’épargne est transformée en dollars, en euros ou en roubles, cachés

sous les matelas pour se protéger de l’inflation et des crises bancaires après la

malheureuse expérience de 1998 lorsque plusieurs banques furent emportées par la crise

financière russe dont les effets ont été multipliés par leurs propres défaillances (Pomfret,

2006). Les kiosques fonctionnent également pour changer l’argent rapporté par les

citoyens kirghizes de l’étranger. Plusieurs centaines de milliers de Kirghizes travaillent en

Russie, faute d’emploi sur leur propre territoire. Le taux de chômage est très élevé,

s’élevant dans certaines zones à plus de 90 %. Freiné par son enclavement territorial, son

manque de ressource et un tissu industriel qui perd tout son sens avec l’indépendance430,

le pays ne produit plus rien, ce qui explique d’ailleurs pourquoi les barrières douanières

sont tombées : il faut tout importer. Les usines ont rapidement fermé après la privatisation

430. En plus de la pauvreté du pays en ressources naturelles, le Kirghizstan sort de la période soviétique avec un tissu industriel peu développé, et dont le faible développement à l’époque soviétique perdent tout leurs sens avec l’implosion de l’URSS. Ainsi, sa plus grande usine (qui réalisait 3 % de son PIB) est une distillerie orientée vers le traitement de canne à sucre importée de Cuba, et qui cesse rapidement son activité avec l’implosion de l’URSS. Une autre partie de son tissu industriel est branchée sur l’industrie d’armement de l’URSS et voit son activité s’arrêter dès 1991 avec le démantèlement de l’armée rouge. Les industries de transformation agro-alimentaires sont sur la sellette, l’agriculture kirghize étant faiblement productive et les usines fonctionnant au cours de la période soviétique par l’import de blé subventionné depuis le Kazakhstan. En 1991, la principale entreprise du Kirghizstan est Kirgizenergo, entreprise d’État qui exploite le barrage de Toktogul, d’une capacité de génération de 2 000 MW qui exporte l’énergie en Ouzbékistan et au Kazakhstan, mais qui emploie peu de personnes. Ce manque de dynamisme et de richesse est généré par un manque d’attractivité des investissements étrangers : seule la mine d’or de Kumtor attire et produit 1/6 du PIB du pays en 2000. Mais le projet n’est pas créateur d’emplois et le contrat passé avec l’entreprise canadienne Cameco profite peu au Kirghizstan.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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et ont été littéralement désossées431 : les machines ont été retiré des ateliers, vendues

ensuite sur les bazars ou vendues à l’étranger. L’acier du béton armé des murs est

laborieusement retiré à la barre à mine pour être ensuite transporté par camion vers les

usines du voisin chinois, en pleine croissance économique. Le Kirghizstan n’est pas

seulement l’élève modèle des réformes de la transition. Il est aussi le pays qui vit l’une

des pires « récessions transformationnelles » de tout l’ancien bloc soviétique. Il doit

finalement son salut à la location de bases militaires à la Russie et aux États-Unis, et aux

emprunts concédés par l’aide multilatérale et bilatérale432. Ceci ne permet pas pour autant

de contenir l’agacement d’une population qui se sent délaissée, quand les ressources

financières ne sont pas investies dans un tissu productif qui n’en finit pas de se déliter, ou

sont détournées par les hommes politiques. En 2005, le pays bascule dans la révolution

des tulipes, qui renverse le pouvoir d’Akaiev en quelques jours.

Dans ce contexte de crise chronique, le secteur agricole joue le rôle de tampon social, par

sa capacité à absorber une main-d’œuvre tombée dans le chômage et à sa capacité à

l’alimentation d’une population kirghize qui ne profite plus des importations de blé

kazakh433. En effet, face à la montée du chômage et face au manque de dynamisme

industriel dans les villes, ce secteur agit en véritable tampon économique et social de la

transition kirghize, qui se traduit par un phénomène de ruralisation. Ce repli massif de la

population est possible grâce au fort ancrage rural de la population urbaine, qui n’a quitté

les campagnes qu’à partir des années 1960. Ils ont donc gardé de forts liens avec leurs

familles restées dans les kolkhozes qui les accueillent434. Ceci conduit justement à créer

431. La privatisation est marquée par le pillage des installations de productions, dont les chaînes de productions sont vendues pour leur métal plus que pour leur capacité à produire.

432. Entre 1992 et 2000, l’aide internationale vers le Kirghizstan s’est élevée à 1,7 milliard de dollars, soit une aide annuelle de 50 à 60 dollars par habitant et par an. 1/5 sont des dons et le reste est couvert par des prêts concessionnels ventilés comme suit. Aide multilatérale : Banque mondiale (23 %), ADB (15 %), FMI (15 %), BERD (5 %). Aide bilatérale : Japon (15%), Allemagne, Suisse et États-Unis, chacun 4 %. La dette du Kirghizstan est creusée et dépasse le PIB dès 2000.

433. Ceci est surtout valable pour le sud du pays, difficilement connecté au Kazakhstan (voir infra). Le moulin de Djalalabad recevait tout le blé consommé par l’intermédiaire de la ligne de chemin de fer Djalalabad-Tachkent-Almaty pendant la période soviétique. À l’implosion de l’Union, les importations cessent.

434. Le tampon social agricole n’est pas le même pour tous. En 1990, le Kirghizstan compte près de la moitié de la population issue de migration européenne, de première, deuxième ou troisième génération, implantée directement dans les milieux urbains et employées dans les usines du pays. Certaines villes sont même uniquement composées d’Allemands ou de Russes comme à Jalalabad, ville constituée autour des usines hydro-électriques de la rivière Naryn et d’une gigantesque usine

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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le contexte du démantèlement des kolkhozes pour distribuer la terre à ces nouveaux

arrivants prêts à travailler la terre pour leur propre consommation ou pour vendre

quelques productions sur les marchés. La privatisation est avant tout une mesure

permettant de contenir la pression sociale sur la terre, plus qu’une mesure inscrite dans un

programme aligné sur le consensus de Washington435.

Ces évolutions permettent d’expliquer pourquoi le secteur agricole devient le premier

secteur agricole du pays : il occupe rapidement la moitié de la population active et assure

plus d’un tiers du Produit intérieur brut. Des productions agricoles, le coton est celle qui

connaît la croissance la plus fulgurante, avec une croissance de 264 % entre 1993 et 2003

et devient à elle seule la troisième exportation du pays après l’or de la mine de Kumtor et

l’électricité de Toktogul. Cette croissance est d’autant plus intéressante que le Kirghizstan

est le seul pays de toute l’Asie centrale à connaître une croissance, quand l’Ouzbékistan,

le Tadjikistan et le Turkménistan voient leur production baisser, alors qu’elle y est

toujours administrée. La trajectoire de transition kirghize n’en finit donc pas de produire

des « surprises » (Ellman, 1997). Depuis 1994, le gouvernement a abandonné les plans de

production et l’administration des prix. Depuis cette date, la production cotonnière du

pays croît, toujours plus produite par des agriculteurs pourtant libres de choisir leurs

orientations. Cette évolution est paradoxale au regard des thèses selon lesquelles la

production cotonnière n’est possible en Asie centrale que par la contrainte imposée par un

despote, qu’il soit soviétique ou ouzbek.

Coton des champs, coton de contrebande et coton administratif

La croissance cotonnière kirghize vient redorer la transition catastrophique kirghize. La

Banque mondiale n’hésite alors pas à voir en elle le résultat de « la privatisation, de la

disparition de l’interventionnisme étatique et la libéralisation des marchés » (World Bank,

d’ampoules qui tombe à la dérive à l’implosion de l’URSS. Non seulement cette population n’a plus accès à l’emploi et aux salaires, mais en plus, elle a difficilement accès à l’alimentation. Les populations d’origine européenne suivent la même stratégie que les populations kirghizes – le repli vers leur territoire d’origine – et partent massivement en exil. Le départ des « populations allochtones » accélère la crise, par la perte en capital humain. La population européenne était formée à la production industrielle, sur laquelle elle avait pu constituer un certain monopole. Le repli de l’industrie kirghize est amplifié par l’exil européen.

435. L’évolution des systèmes de production permet d’accueillir plus de deux fois plus de travailleurs par unité de surface au cours des années 2000 qu’en 1990. Officiellement, la surface utile par travailleur est de 1,16 ha, soit 25 % de moins qu’en 1995 et 53 % de moins qu’en 1990 (World Bank, 2004c).

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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2004c). Nous souhaitons nous faire une idée plus précise de l’économie qui se trouve à

l’origine des indicateurs de la progression cotonnière, ce qui nous a conduits une nouvelle

fois à rendre visite aux territoires de production. À Bichkek, impossible de voir du coton

en dehors de celui inscrit dans les tableaux statistiques. Les deux vallées irriguées du nord

du pays (Tchuï et Talas) n’ont pas les conditions climatiques pour pratiquer cette culture :

il y pousse majoritairement du blé, du maïs ou la betterave436. Le coton est produit

exclusivement dans le sud du pays, dans la partie kirghize de la vallée de Ferghana. Ce

coton ne transite même pas par la capitale, car le pays est coupé en deux par une haute

chaîne de montagne difficilement franchissable437. Il est ensuite exporté par la ligne de

chemin de fer qui passe par l’Ouzbékistan, comme au cours de la période soviétique. De

Bichkek, il faut donc passer de l’autre côté de la chaîne de l’Alai, après un long périple

taxi d’une journée, pour voir le coton kirghize.

Une fois de retour dans la vallée de Ferghana, le coton est partout. Il se trouve non

seulement de part et d’autre de la route empruntée, qui tourne autour de la vallée de

Ferghana, mais son image décore également les bâtiments administratifs, les murs des

maisons et des écoles. La présence cotonnière se manifeste également par la création d’un

nombre important d’usines, qui traduit une demande croissante. Près de trente usines

d’égrenage privées ont vu le jour depuis l’indépendance alors que seules trois usines

étaient chargées de la transformation du coton brut à la fin de la période soviétique au

Kirghizstan (19 en 2002, selon Lupton et Consultants, 2002 ; 23 en 2004, selon World

Bank, 2004). Par ailleurs, de nombreux investisseurs viennent de l’étranger438 signer des

contrats avec les usines et les agriculteurs, pour l’achat du coton et pour le financement

des campagnes cotonnières. Un grand nombre vient de Russie et plus particulièrement de

436. En effet, au nord du Kirghizstan, la période végétative est écourtée par un printemps tardif et un automne précoce qui laissent moins de 180 jours à la température située au dessus de 15 °C. Ainsi, dans les champs irrigués du nord du Kirghizstan, on ne trouve que des céréales et des betteraves, comme au cours de la période soviétique.

437. Cette coupure se matérialise dans les réseaux de transport : une seule route relie la capitale Bichkek à Och, deuxième ville du pays. Cette route doit nécessairement franchir des cols de plus de 3 000 mètres souvent coupés par les neiges au cours de l’hiver. La connexion ferroviaire entre le nord et le sud du pays n’est possible qu’en traversant l’Ouzbékistan, le Tadjikistan et le Kazakhstan. Pour arriver à la mer par le rail depuis Och et Djalalabad, on doit traverser cinq frontières et traverser deux fois le territoire ouzbek.

438. Allemagne, Russie, Turquie et Ouzbékistan dans le cas de Bazar-Kurgan. Ces investissements ouzbeks ne figurent pas parmi les investissements étrangers dans les rapports des experts et dans le discours des autorités locales kirghizes. Nommés « sponsors », ces investissements se font au travers de réseaux familiaux ouzbeks transfrontaliers et ne doivent pas être négligés.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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la région textile d’Ivanovo, déjà le principal du financement de la production cotonnière

avant la période soviétique. Deux fois par an, les investisseurs viennent au Kirghizstan, la

première fois pour signer les contrats, la deuxième fois pour acheter le coton, et suivent

ainsi la route cotonnière empruntée maintenant depuis plus de 130 ans439.

La forte demande est particulièrement frappante tant le territoire cotonnier kirghize se

révèle particulièrement modeste : il ne forme qu’une petite bande de terre irriguée prise

en sandwich entre les collines des piémonts et les barbelés de la frontière kirghizo-

ouzbek440. En allant vers les montagnes, les espaces irrigués laissent rapidement place

aux morènes glaciaires pâturées par troupeaux des villages, puis par les montagnes qui

s’élèvent très brusquement quand le coton ne peut pas pousser au-dessus d’une altitude de

800 mètres. Vers la vallée, l’espace cotonnier s’étend à perte de vue, mais derrière des

barbelés : c’est déjà l’Ouzbékistan et des militaires ouzbeks attendent derrière la frontière.

Interdiction de passer sans visa ! Le Kirghizstan ne possède qu’une toute petite partie de

l’espace irrigué de la vallée, partagé avec l’Ouzbékistan et le Tadjikistan441. Cela signifie

donc que la croissance cotonnière kirghize est toute relative, tant les quantités en question

n’ont rien à voir avec celles du voisin ouzbek. Les surfaces de productions sont

relativement faibles, et le Kirghizstan un acteur mineur du secteur cotonnier international,

avec près de 0,5 % de la production mondiale, contre 5 % pour l’Ouzbékistan avec

25 millions de tonnes produites442. Malgré cela, les investisseurs se bousculent et

l’étranger est rapidement identifié comme un businessman du coton quand il demande

une chambre d’hôtel à Djalalabad en plein mois de mars, début de la campagne

cotonnière.

439. Les investissements sont réalisés par l’intermédiaire de Bazar-kurganiens installés à Moscou.

440. Seuls 0,5 % de la surface du pays peuvent potentiellement produire du coton, dans ces territoires kirghizes recouverts à 90 % par la montagne, situé à plus de 40 % au-dessus de 3 000 mètres d’altitude. La terre arable couvre seulement 7 % du territoire (1,3 million d’hectares dont 0,8 million sont irrigués) et seuls 0,2 million d’hectares peuvent potentiellement produire du coton, localisés au sein de la vallée de Ferghana, au sud du pays.

441. Le Kirghizstan ne possède qu’une faible quantité des 1,365 million d’hectares irrigués de la vallée de Ferghana : 0,194 million d’hectares (14 %) contre 0,921 million d’hectares (68 %) pour la République d’Ouzbékistan au cœur de la vallée et 0,250 million d’hectares pour le Tadjikistan.

442. L’Ouzbékistan a exporté autour de 1,2 million de tonnes de coton fibre les cinq dernières années, soit 4 à 5 % de la production annuelle mondiale de 25 millions de tonnes.

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Encadré 2 – Les difficultés de circulation terrestre en territoire kirghize443

Le Kirghizstan dispose d’une forte continuité territoriale, mais la circulation par voie routière est particulièrement difficile. Ainsi, pour rejoindre deux villes kirghizes de la vallée de Ferghana, les axes les plus rapides passent par le territoire ouzbek. Certaines liaisons intérieures sont possibles mais passent par les montagnes sur des routes qui n’étaient pas goudronnées car peu pratiquées. Le plus marquant est la liaison entre les villes d’Osh et de Jalalabad, les deux plus grandes villes de la partie Kirghize de la vallée de Ferghana. Pour voyager d’Osh à Jalalabad en 1991, une automobile devait passer nécessairement par le village de KaraSuu à la frontière ouzbéko-kirghize puis à travers le territoire ouzbek, sous le barrage d’Andijan.

Cette situation est assez classique pour les itinéraires entre villes (ou villages) kirghize, le Kirghizstan possédant les territoires les plus enclavés géographiquement de la vallée de Ferghana, pris en sandwich entre la frontière Ouzbek, les enclaves ouzbeks et les hautes montagnes. De Batken à Osh, des routes secondaires existent mais sont particulièrement difficiles à pratiquer. Certaines nécessitent de toute façon de traverser des enclaves ouzbeks, situées en territoire kirghize. Le contournement de ces enclaves rajoute près de 15 heures de voyage nécessite de passer sur des routes non-goudronnées dans les montagnes, praticables pendant l’été, et qui rajoute au moins dix heures de trajet.

Pour comprendre les ressorts de cette nouvelle fièvre cotonnière, visitons les champs de

production. Deux bassins se distinguent principalement : (1) dans la province de Osh, la

culture de coton est concentrée autour des villes de Aravan et de Karasuu ; (2) dans la

province de Jalalabad, le coton est produit intensivement dans les districts de Nooken et

de Bazar-Kurgan444. C’est d’ailleurs dans cette dernière province que la production

cotonnière a le plus progressé, en passant de 5 tonnes à 25,5 tonnes de 1990 à 2004, soit

443. Pour visualiser l’étendue de l’espace cotonnier du Kirghizstan, l’affaire est particulièrement compliquée du fait des difficultés de circulation entre les différentes parties de la partie kirghize de la vallée. Ainsi, les routes principales sont coupées par les barrages douaniers de la frontières ouzbéko-kirghize qu’on ne peut traverser en voiture, quand bien même aurait-on un visa pour passer.

444. Après l’implosion de l’URSS, le territoire de l’actuelle province de Batken s’est détourné de la production cotonnière. Plusieurs facteurs explicatifs, ont été identifiés: (1) L’enclavement du territoire vis-à-vis du reste du territoire kirghize : de lourdes difficultés d’accès par camion engendre des coûts de transports trop importants pour le transport du coton vers les usines d’égrenage. (2) Une trop forte densité de population, ce qui conduit les agriculteurs vers des productions à plus forte valeur ajoutée par hectare. (3) Comparativement aux bassins cotonniers des provinces d’Osh et de Jalalabad, les territoires irrigués de Batken sont éloignés centre de production cotonnier Ouzbek. Les intrants cotonniers et le coton graine ouzbek de contrebande y sont difficilement accessibles, ce qui rend moins attractif l’installation d’usine d’égrenage, comme cela est expliqué plus loin.

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une croissance de 410 % (!), contre une croissance de 55 % pour la province d’Och445.

Dans les champs irrigués, le cotonnier couvre en 2005 plus de 37 000 hectares contre

25 900 hectares en 1990, soit une augmentation de 142 % pour représenter plus de 40 %

des surfaces totales irriguées du sud du Kirghizstan. Ces champs sont répartis dans les

périmètres irrigués selon un gradient croissant des piémonts situés à 800 mètres d’altitude

jusqu’à la frontière ouzbek à 550 mètres. Sur les piémonts, le coton ne couvre pas moins

de 40 % des surfaces, associé à une polyculture développée sur un petit parcellaire. En

avançant vers la frontière ouzbek, le parcellaire s’élargit et la polyculture laisse place à la

culture de coton qui occupe près de 80 % de la sole446. Par ailleurs, régulièrement, à côté

de chaque village, de très grandes parcelles de coton se distinguent. Elles occupent 25 %

des périmètres irrigués de chacune des communes (Aïl), constitué sur les territoires des

kolkhozes démantelés.

Une fois les champs identifiés, on peut s’intéresser au coton produit dans ces bassins. La

croissance de la production de coton fibre est plus impressionnante encore : la production

de fibre de coton a augmenté de 264 % entre 1993 et 2003 (et de 251,3 % entre 1990

et 2004). Cette différence ne tient pas au fait que les rendements de production aient

doublé voir triplé dans les champs irrigués kirghizes, mais du fait que la moitié de la

production de coton fibre kirghize vient en fait de coton produit en Ouzbékistan. En

suivant les camions qui viennent et repartent des usines, on se rend compte que le coton

graine ne provient pas uniquement des champs de production agricoles kirghizes, mais

aussi de centres de production tout à fait particulier, situé à la frontière ouzbéko-kirghize.

Chaque année, de fin septembre et jusqu’à la fin du mois de février, des dizaines de

camions (Kamaz) et de petits fourgons (Daewoo) viennent charger du coton graine de

contrebande dans quatre villages situés à cheval sur la frontière ouzbéko-kirghize : Bazar-

Kurgan et Madariat dans la province de Jalalabad ; Aravan et Karasuu dans la province de

Och. Acheté en cash, le coton-brut est ensuite envoyé dans les usines d’égrenage

récemment construites sur le territoire kirghize447.

445. Le Kirghizstan ne dispose que de d’une faible quantité de l’espace irriguée : 0,194 million d’hectares (14 %) contre 0,921 million d’hectares (68 %) pour la république d’Ouzbékistan au cœur de la vallée et 0,250 million d’hectares pour le Tadjikistan.

446. Les conditions climatiques sont plus propices près de la frontière ouzbéko-kirghize : plus on s’enfonce dans la vallée et plus la température de l’air est élevée pendant une période longue.

447. La transaction est effectuée dans des maisons qui disposent de portes de sortie des deux côtés de la frontière (25 maisons à Bazar-Kurgan et 6 maisons à Madariat).

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Entre 43 et 60 % du coton exporté par le Kirghizstan est en fait produit à partir de coton

brut produit en Ouzbékistan, ce qui signifie qu’autour de 80 000 tonnes de coton brut

passent illégalement la frontière ouzbéko-kirghize chaque année. Les intermédiaires,

préfinancés448 et mandatés par les directeurs d’usine kirghize, transportent par camion

Kamaz le coton de la frontière jusqu’aux usines d’égrenage où ils disposent chacun d’un

bunt de stockage. La contrebande de coton est couverte par l’administration du district, du

côté kirghize449. Elle se réalise par l’enregistrement de relevés statistiques qui fusionnent

les quantités de coton produites au Kirghizstan avec les quantités de coton graine qui

passent en contrebande. Ainsi, les rendements de la production cotonnière kirghize sont

enregistrés à la hauteur de 2,8 tonnes par hectare, alors que les rendements moyens

enregistrés localement par enquête auprès des agriculteurs se situent à 1,8-1,9 tonne de

coton. L’administration gonfle aussi les surfaces de coton enregistrées, qui se situent à

9 500 ha, alors qu’elle ne serait qu’à 8 300 hectares450.

L’intensité de la contrebande signifie que la croissance cotonnière kirghize, attribuée aux

principes de l’économie de marché et du désengagement de l’État, est en fait expliqué par

la contrebande d’un coton produit planifiée par un État autoritaire. Cette conclusion ne

permet pas cependant d’expliquer pourquoi les agriculteurs conduisent sans exception la

culture de coton, qui reste la majeure production des périmètres irrigués du sud du

Kirghizstan. Ceci nous conduit à étudier comment se réalise concrètement l’économie de

marché kirghize et comment celle-ci conduit les agriculteurs à choisir librement d’être

des Pakhtatchis. La description du paysage agricole révèle en effet une hétérogénéité de

la distribution du coton dans les espaces irrigués kirghizes, que nous souhaitons

expliquer.

448. Chaque jour, un intermédiaire est préfinancé à la hauteur de 50-100 000 som KR. Chaque camion a une capacité de transport de 6 à 7 tonnes (selon le taux d’humidité du coton). Ils touchent 0,5 som KR/kg de coton graine acheté et ramené à l’usine. Le versement au douanier et les frais de transport sont à la charge des intermédiaires.

449. La pratique de contrebande de coton est réalisée sur les frontières que l’Ouzbékistan partagée avec le Kirghizstan et le Kazakhstan. Au Kirghizstan, selon nos enquêtes, le coton vient de l’ensemble de la vallée de Ferghana. Dans la province de Jalalabad, il provient uniquement des provinces ouzbeks d’Andijan et de Namangan. La fuite du coton est une préoccupation importante pour l’État ouzbek. Selon les officiels ouzbeks, ce serait près de 300 000 tonnes de coton graine qui s’échapperaient de l’Ouzbékistan chaque année (Sadler, 2006).

450. Nous avons réalisé les enquêtes directement auprès des AO qui nous ont donné leurs statistiques. Une fois agrégées, ces statistiques ont été comparées avec les statistiques produites par le khokimiat.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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2) Résilience de la vallée de Ferghana

Qu’est-ce que l’économie cotonnière libéralisée au Kirghizstan ?

Nous avons concentré notre étude sur le district de Bazar-Kurgan, au sein de la province

de Djalalabad, pour découvrir comment le coton est produit et mis en balle. Ce district

constitue le cœur du « secteur cotonnier kirghize », car il concentre à lui seul près d’un

tiers des usines d’égrenage de coton du pays et près de la moitié des surfaces de

production de coton d’une province. Sa production cotonnière a crû de 460 % en dix ans.

En entrant dans la ville de Bazar-Kurgan, chef-lieu du district du même nom, les effets de

la libéralisation sont particulièrement visibles. La cité administrative est beaucoup moins

active que celle décrite en Ouzbékistan. Le khokimiat n’est plus le centre de l’activité

économique et la quasi-intégralité des immeubles administratifs ont été vendus à des

entreprises privées ou à des organisations non gouvernementales. Seules deux

administrations étatiques subsistent dans le secteur agricole pour gérer les deux

ressources dont la propriété est formellement encore entre les mains de l’État :

l’administration cadastrale et administration étatique déconcentrée chargée de la gestion

de l’eau451, toutes les deux sous la tutelle du khokimiat, qui garde tout de même des

services agricoles aux missions limitées452.

Le khokimiat reste encore tout décoré à la gloire du coton mais il n’est plus le théâtre de

la valse des Volgas des directeurs de kolkhozes qui affluaient quotidiennement vers le

bureau du khokim y recevoir leurs recommandations quotidiennes au cours de la période

soviétique. Il n’y a plus de procédure officielle de planification de la production, et il n’y

a plus de kolkhozes, ni de sovkhozes, démantelés entre 1994 et 1996 après avoir vendu

leurs capitaux pour rembourser leurs dettes453. De nouvelles institutions ont été créées sur

451. Elle réalise la gestion de l’eau et des ouvrages de gestion de l’eau au sein du réseau du district, jusqu’à la porte des anciens kolkhozes, comme au cours de la période soviétique.

452. Le khokimiat a gardé tous ses services et trouve la même organisation que celle de la république d’Ouzbékistan, constituée autour de services dirigés par des vice-khokims, comme le vice-khokim à l’agriculture, le vice-khokim du service vétérinaire, le vice-khokim des affaires cadastrales, le vice-khokim des affaires statistiques, chacun en charge d’une activité spécialisée.

453. Endettées après près de cinq ans pendant lesquels elles ne recevaient plus d’aides de l’État, alors même qu’elles continuaient à jouer une importante partie de leurs missions sociales (dépenses pour les écoles, entretiens des bâtiments communs par exemple), les exploitations collectives et d’État ont remboursé leurs dettes avant de disparaître en récupérant une partie de leur capital immobilisé. En quelques mois, elles ont vendu leurs moyens de production, souvent à des prix relativement bas : cheptel, bâtiments des brigades et la majeure partie des têtes de bétail.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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les cendres des exploitations collectives, les Aïl Ökmötö (AO), mairies de communes

créées en 1996, et dont les limites administratives coïncident à peu de choses près à celles

des anciennes exploitations collectives. Administrées par un maire et un conseil

municipal élus au suffrage universel, elles forment le fer de lance du vent démocratique

pour lequel le Kirghizstan est régulièrement décrit comme « l’îlot de la démocratie »

centrasiatique.

Dans les villages, la filière cotonnière est la seule filière agricole en place depuis la

disparition de la tutelle de l’État et des plans de production, en 1994. Les sponsors et les

usines sont les seuls à proposer des crédits de campagnes, un accès aux intrants de

production spécialisés pour la culture du coton, notamment les semences, et engrais, et un

débouché certain pour la production des agriculteurs454. Par ailleurs, l’AO est tout entière

consacrée au suivi de la production de coton au sein de son territoire, comme peut l’être

une administration de kolkhoze. Les maires, que tout le monde appelle « Rays » comme

un directeur de kolkhoze, ne cachent pas leur principal objectif : assurer la production de

coton dans les meilleures conditions455. L’AO assure l’intermédiaire entre les usines, les

investisseurs des campagnes de coton et les agriculteurs. Ensuite, elle organise la

production de coton : « conseiller les agriculteurs, partager l’eau, distribuer les intrants et

les crédits, assurer que les rendements sont bons ».

Dans le comptoir des communes, on est frappé de trouver à peu près la même ambiance

que dans les bureaux des shirkats d’Ouzbékistan456. L’AO est en effet impliquée dans

l’encadrement de l’agriculture au quotidien, organisée de la même manière qu’un

kolkhoze, selon les mêmes services administratifs dirigés par les mêmes « spécialistes » :

« tous les spécialistes de l’AO travaillaient autrefois pour le kolkhoze. Nous avons ici un

ingénieur technique qui s’occupe de la mécanisation, un hydrologue qui s’occupe de la

distribution de la ressource en eau sur le territoire, un agronome qui s’occupe de la

conduite des cultures. Ils sont tous dirigés par le Rays, Kakhramon, le fils de l’ancien

454. Les producteurs peuvent signer des contrats avec les usines et bénéficier d’avance de paiement, l’accès aux intrants préfinancés par les usines, qui lui sont retirés lors de la vente du coton.

455. « Je fais tout pour assurer que les agriculteurs de ma commune aient de quoi produire le coton : des intrants, des investissements, les semences » (maire de Bazar-Kurgan, 2006).

456. Les agriculteurs ne manquent pas de le souligner : « C’est la même chose que pendant l’Union soviétique, mis à part que le nom a changé et que nous sommes aujourd’hui dans une économie de marché : on produit ce que l’on désire. » Mais, comme au cours de la période soviétique, la principale production est le coton, « l’or blanc de notre village ».

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directeur du kolkhoze ». Chaque service à son bureau, son administration dirigée par les

spécialistes. Le service de l’eau de l’AO n’est autre que l’Association d’usagers de l’eau,

une ONG dont le directeur est l’ancien hydrologue du kolkhoze, que tous disent nommé

par le rays et non pas élu par les membres de l’association, comme le voudrait la loi sur

l’eau kirghize.

La relation entre usines et AO s’est construite dès l’implosion de l’URSS et s’est

accélérée avec la disparition de la planification et la libéralisation des marchés agricoles.

L’histoire de l’implantation des usines et leur généalogie montrent non seulement des

relations endogames entre les circuits politico-administratifs locaux et ceux des affaires,

qui ont su se « recombiner » autour des opportunités offertes par la transition. Suivons par

exemple l’histoire de Kokor. Appelé localement « le baron du coton », cet ouzbek a

contribué à l’installation de la première usine d’égrenage du district, en 1995, et rappelle

le système cotonnier en œuvre au cours de la période présoviétique. Ancien directeur du

kolkhoze Djerjinski, ensuite devenu Ispolkom du district avant l’indépendance, Kokor

devient le maire de la ville de Bazar-Kurgan à l’indépendance, élu par les citoyens de la

ville au suffrage universel. En 1992, Kokor est approché par un investisseur turc, Tarkan,

venu pour le « business du coton » (khlopokskoi business) dans la vallée de Ferghana,

après avoir été approché à Tachkent par Farkhot, médecin ouzbek originaire de Bazar-

Kurgan travaillant en Ouzbékistan457. Grâce aux relations qu’entretient Kokor avec les

autorités ouzbeks et l’argent de Tarkan, ils engagent la construction d’une usine dès 1995.

Ils achètent des égreneuses de coton ouzbek, vendues par « un khokim de district de

Pakhtaabad, en Ouzbékistan, un proche de Kokor, leurs deux frères étant de la même

famille458 ».

Encadré 3 – Les nouveaux barons du coton

Les « sponsors » et directeurs d’usine sont plus que des facilitateurs de business et d’organisateurs du financement de la campagne. Ce sont des patrons de mahalla et leurs maisons ressemblent à des châteaux, construits dans les anciens tchipons de kolkhozes ou dans d’anciens immeubles de l’administration. On les reconnaît par la taille des murs, qui dépassent trois mètres et qui sont protégés par des barbelés. On

457. Cette rencontre s’est réalisée, « par hasard, dans un café turc de Tachkent tenu par Tarkan ». Farkhot lui a parlé des « opportunités de business au Kirghizstan ». « On pouvait faire des affaires autour du coton. En 1991, il n’y a qu’une seule usine de coton pour tout le Kirghizstan, l’usine de Jalalabad » (entretien avec Farkhot, 2006).

458. Les frères de chacun ont épousé deux sœurs appartenant à une famille respectée de Pakhtaabad, capitale de district voisin en Ouzbékistan (entretien avec Farkhot, 2006).

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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les reconnaît aussi par leur système d’éclairage : le système d’éclairage public qu’ils ont racheté à la mairie. Le soir, il n’y a que leur jardin qui est éclairé, les villes restant dans l’ombre. Ils « aident la population, pour payer les opérations médicales, mais aussi pour payer le gaz et l’électricité ». Ainsi, Kokor dispose dans son jardin d’un générateur électrique à essence, sur lequel est branché tout le mahalla : une trentaine de familles à qui il « offre l’électricité ». Ils disposent aussi de moulins pour la farine et d’huileries qu’ils mettent gratuitement à la disposition de la population. Ils construisent des mosquées et sont devenus des khodja, depuis qu’ils ont réalisé un voyage à La Mecque.

Rapidement, l’usine dégage beaucoup d’argent, car elle peut s’appuyer sur les

productions de coton de tout le district, qui ne vendait le coton qu’à lui et non plus à

l’usine de coton de Jalalabad, située à quinze kilomètres des champs irrigués du district.

Au fur et à mesure que les quantités de coton croissent, d’autres usines sont créées autour

de Kokor et de Tarkan qui se « partagent le marché ». Non réélu au poste de maire, « pour

avoir détourné trop d’argent et fait valoir ses seuls intérêts », Kokor construit sa propre

usine en 2000, suite à la construction d’une troisième usine, prise en charge par Rustam,

l’ancien directeur de l’Avtobasa, qui a construit un « empire commercial » par la vente de

pièces détachées du centre de mécanisation et « l’achat de la moitié du bazar du district,

où ils louent des places aux petits commerçants ». En 2002, Farkhot, par l’intermédiaire

de son frère présent à Bazar-Kurgan, construit sa propre usine et fait scission avec Kokor.

En 2005, trois nouvelles usines sont construites : la première est celle de Nemji, turc et

comptable de l’usine d’Ibrat, qui décide de construire son propre business. Deux autres

usines sont construites et viennent d’outsiders, Ibrahim et Gairat, respectivement business

man russe (« le Russe ») et « business man du district voisin, Nooken ».

C’est ainsi que les usines kirghizes, construite « selon les lois du marché », peuvent

répondre à une offre toujours plus importante de coton issu en grande partie de

l’agriculture administrée du voisin ouzbek. Chaque construction d’usine se réalise en

contact avec l’AO, qui gère la vente des terrains où sont installées les égreneuses, la

plupart achetées d’occasion en Ouzbékistan459. Le lien entre AO et usine est évident et

personne ne s’en cache : les anciens directeurs de kolkhozes et le khokim du district sont

les seuls qui avaient les relations avec l’extérieur et ont pu « apporter les investissements

étrangers vers le district ».

459. Il faut au moins un hectare de terre pour disposer les bureaux, les égreneuses installées dans des locaux à l’abri de la pluie (pour le travail hivernal), mais surtout pour entreposer les meules de coton graine, pour le stockage (bunt). L’accès à ces terrains passe par une commission de l’AO, dirigée par le Rays, qui rétrocède par concours (tender) les biens de l’ancien kolkhoze : les terrains utilisés sont le plus souvent les garages des kolkhozes.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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Figure 5 – Généalogie des usines de Bazar-Kurgan460

La relation entre AO et usine pour la promotion du coton ne s’arrête pas là. L’AO

s’assure que le coton recouvre intégralement le Gosfond, patrimoine foncier gardé dans la

main de l’État mais dont la gestion est assurée par l’AO pour dégager des revenus

municipaux. Loué à des agriculteurs à l’issue d’une commission annuelle461, le Gosfond

représente 25 % des territoires irrigués de chaque kolkhoze, soit 400 à 600 hectares pour

chaque commune. Ce sont justement les grandes parcelles de terres irriguées identifiées

plus haut. L’orientation de la production se réalise au cours de l’attribution des terres

d’État aux producteurs, la terre n’étant distribuée qu’aux agriculteurs dont le projet de

production correspond à celui de l’AO, produire du coton. Formellement, la terre est

distribuée à des individus mais, le plus souvent, elle est implicitement distribuée à des

collectifs constitués autour des « sponsors ». Associés à l’usine installée sur le territoire

de l’AO, les sponsors locaux, autres « barons du coton », réunissent une centaine de

dossiers, et conduisent à la création de collectifs de production de coton sur de grandes

460. F : Farkhot ; K : Kokor ; I : Ibrat ; N : Nemji ; R : Rustam ; Ib : Ibrahim ; G : Gairat.

461. Chaque année, seule une partie du Gosfond (environ 20 %, soit 100 ha) est remis en concours. Chaque année, aux mois de février et mars, se tient une commission dirigée par le maire de chacune des communes, le rays. La commission traite les dossiers de demande d’accès au gosfond fournis par les agriculteurs de la commune. Les demandes sont très nombreuses, la pression sur la terre est importante tant chaque famille désire agrandir ses surfaces de production.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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surfaces462, que les agriculteurs appellent brigades, avec les règles de gestion et

d’organisation identique à celle des brigades kolkhoziennes463.

Ces pratiques n’empêchent pas les agriculteurs de dire qu’ils « sont libres de produire le

coton ». Elle est conduite sur l’ensemble des périmètres irrigués et chaque système de

production compte dans le coton dans son assolement. Les agriculteurs expliquent :

« Nous avons toujours fait le coton, c’est notre culture » disent unanimement les

agriculteurs. Comme en Ouzbékistan et au Tadjikistan, l’inertie de la filière cotonnière

kirghize est également expliquée par l’inertie sociotechnique du système agraire irrigué

du sud Kirghizstan. À l’implosion de l’Union soviétique, le sud du Kirghizstan hérite de

forts capitaux techniques et sociaux spécialisés dans la production de coton. Ces capitaux

se situent à la fois au niveau des infrastructures (usines d’égrenage, centre de stockage),

au niveau des débouchés (liens avec les usines russes de la région d’Ivanovo464), des

instruments techniques (semoirs, tracteurs spécialisés dans le binage du coton), des

savoir-faire des paysans et de l’organisation du travail agricole. C’est autour de ces

éléments sociaux et techniques que le réseau cotonnier kirghize se « recombine ».

Sur le Gosfond, les agriculteurs sélectionnés, sans qu’il n’y ait de contrainte

administrative, choisiraient de toute façon le coton. Dans les conditions du marché et de

l’accès aux moyens de production, nous avons en effet montré qu’au-delà d’une surface

de 0,18 hectare par actif, le coton est rationnellement choisi. Les cultures maraîchères

dégagent certes une rentabilité supérieure à l’hectare, mais les besoins en main-d’œuvre

462. Ainsi, dans chaque village, on décompte un ou deux sponsors (des patrons) qui ont plus de 100 hectares de coton, sur les terres de gosfond. Ceci conduit à produire de grandes exploitations, qui sont interdites par la loi : ainsi, Kokor dispose, en plus de 100 à 150 hectares de coton.

463. Progressivement, ces brigades se délitent. Les propriétaires se disent lésés par le système collectif, contrôlés par des intermédiaires proches de l’ancienne administration des kolkhozes (souvent d’anciens directeurs). D’autre part, de nouveaux hommes d’affaires émergent, liés aux activités de commerce sur les bazars. « Sponsor », ils offrent des garanties aux agriculteurs sur l’accès aux crédits et la vente du coton. Enfin, les exploitations s’individualisent grâce à l’accès à une trésorerie issue des emplois à l’étranger, en Russie et au Kazakhstan. Selon les autorités et les agents de développement (IFDC et AAK), l’individualisation pose problème pour la modernisation de l’agriculture. Les exploitations sont trop petites pour offrir les garanties financières nécessaires à l’achat de matériel de mécanisation et l’importation d’intrants. Ceci conduit les autorités kirghizes à favoriser la constitution de nouvelles coopératives, grâce à l’adoption de nouvelles lois et décrets au cours de la deuxième partie des années 2000.

464. Une importante partie du coton centrasiatique y était exportée pendant la période soviétique. Aujourd’hui, des agents ouzbeks et kirghizes (de citoyenneté kirghize) originaires de la zone cotonnière du sud du Kirghizstan vivent en Russie et arrangent le commerce de coton entre les usines d’égrenage et les usines textiles russes.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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sont trop importants et la trésorerie nécessaire dépasse celle à la disposition des

agriculteurs. Au début de la période de transition, certaines filières de fruits et légumes

proposaient également un encadrement de la production et des aides financières, mais

elles ont disparues à cause de la fermeture des frontières. Dès 1999, et plus encore en

2001, lorsque la frontière ouzbeko-kirghize est minée, les camions doivent passer par un

seul poste frontière pour atteindre les routes d’exportation. Ils sont stoppés pendant

plusieurs jours à la douane, ce qui conduit au pourrissement des marchandises.

On comprend que la distribution d’une parcelle supplémentaire d’un hectare de Gosfond

oblige finalement les agriculteurs à produire du coton. Ceci explique également le

gradient cotonnier sur le périmètre irrigué. Ouvertes tardivement à l’irrigation (entre 1960

et 1970)465, les zones proches de l’Ouzbékistan ont connu des peuplements tardifs

(majoritairement par la migration de familles entières venues de l’Ouzbékistan). La

densité démographique est moindre que sur les territoires de plus grande altitudes et les

familles de kolkhoziens ont bénéficiée de 2,5 à 3 fois plus de terre au cours du processus

de décollectivatisation de 1994466. Dans les zones les moins peuplées, les familles ont

toutes reçu une quantité de terre supérieure à 0,18 hectare par actif, ce qui les engage vers

la production de coton, dans les conditions actuelles du marché agricole kirghize.

Le marché libéralisé à ses limites. Une fois la terre distribuée, l’AO surveille de près le

coton produit sur ses terres. « Nous fonctionnons comme une entreprise privée » nous

explique le comptable de l’AO de Bazar-Kurgan. Par l’intermédiaire de « contrôleur de

zones », l’AO « suit la production de coton sur l’ensemble des parcelles » et « vérifie que

l’itinéraire technique est correctement suivi par les agriculteurs ». À la période de semis

et de préparation du sol, les tracteurs de l’Association d’usagers de l’eau sont

réquisitionnés pour augmenter les capacités mécaniques sur le Gosfond. À la récolte, ces

contrôleurs sont également « chargés de vérifier que le coton produit sur le Gosfond est

465. La zone basse du territoire kirghize de la vallée de Ferghana a connu un développement tardif, après la deuxième guerre mondiale. Auparavant, les villages étaient essentiellement installés sur les piémonts, dans la zone transitoire entre l’espace irrigué et les pâtures des collines et des montagnes. Avant la période soviétique, les populations évitaient de s’installer dans la zone basse. Les terres pouvant être mis en valeur par l’irrigation se trouvent sur les cônes de déjections des rivières, dont les débits printaniers sont destructeurs. La zone basse ne pu être développée qu’après d’importants travaux publics de canalisation et de maîtrise des débits des rivières, sous la période soviétique.

466. La distribution s’est réalisée selon des bases égalitaires : au sein de chaque kolkhoze, chaque membre du kolkhoze (agriculteurs ou non) a reçu une quantité égale de terre. La terre reste la propriété de l’État et les agriculteurs disposent d’un bail de 99 ans sur la terre concédée.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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bien vendu à l’usine avec laquelle l’AO a conclu un accord ». Le coton produit ne doit

pas échapper à l’AO et être vendu à une autre usine. À nouveau, l’AO réquisitionne des

camions et des minibus pour réaliser le transport du coton depuis les champs vers les

usines, selon des procédures établies au cours de la période soviétique467.

La « protection » du coton est particulièrement intéressante au mois d’août, lorsque le

débit de la rivière de Kara-Unkur baisse468. L’eau disponible pour l’irrigation se fait plus

rare et l’administration est particulièrement attentive au fait qu’elle est « bien distribuée,

comme il faut ». L’administration du khokimiat et celles des communes forment des

« brigades d’eau » avec les membres de l’administration de l’eau (Rayvodkhoz).

Lorsqu’un lot de parcelles cotonnières est assoiffé, la brigade se disperse le long des

canaux que doit parcourir l’eau. Ils « surveillent les prises d’eau » de chaque intersection

où sont installées de petites cabanes de fortune où stationne un « brigadier ». De leur côté,

les rays et le khokim parcourent les champs avec leur voiture (jiguli). Ils crient, punissent

et interdisent en expliquant que « le coton est la richesse du Kirghizstan ». Ils invoquent

également des « décisions officielles du président de la République ». Ils interdisent en

particulier l’irrigation du riz « à moins de cinq kilomètres des habitations, pour éviter le

développement de la malaria » nous explique le maire de Bazar-Kurgan, désolé de voir

l’or bleu du Kirghizstan s’écouler librement vers l’Ouzbékistan dans les autres rivières. Il

nous explique également qu’il ne peut de toute façon pas faire autrement : la section du

canal primaire et la dimension du réseau d’irrigation ont été construites en fonction des

normes technique du coton. Cela signifie que lors de sa conception, le réseau hydraulique

a encapsulé des besoins en eau spécifiques, qui contraignent elles aussi les productions

agricoles du périmètre irrigué à rester dans un certain cadre. En moyenne, les champs ne

467. Entretien réalisé avec le directeur de l’Association d’usagers de l’eau (AUE) de Bazar-Kurgan, qui se plaint de cette pratique qui « l’empêche de réaliser son travail », comme le curage des canaux d’irrigation. « C’est la mafia du coton qui fait cela. Ils utilisent les tracteurs de l’Association d’usagers de l’eau pour conduire le labour des terres de gosfond. À cause de cela, certains canaux ne sont pas récurés et se pose alors des problèmes d’approvisionnement d’eau pour les champs du district. »

468. La rivière de Kara Unkur a un profil hydrologique de type nival (annexe 5 sur les régimes des rivières de la vallée de Ferghana). La rivière est totalement alimentée par la fonte des neiges, contrairement à de nombreuses rivières de la vallée de Ferghana, ce conduit à une baisse de régime à la fin de l’été.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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peuvent consommer plus d’eau qu’un champ de coton, ce qui empêche toute

diversification importante dans la production de riz469.

Encadré 20 – Quand l’or bleu coule entre les doigts des irrigants kirghizes

Ceci nous permet de prolonger le raisonnement développé dans la première partie de cette thèse. Le Kirghizstan concentre la plupart des précipitations du bassin versant du Syr-darya, mais la contrôle-t-il ? Notre voyage au sein de la vallée de Ferghana a permis de remarquer un autre élément important qui vient relativiser une nouvelle fois le pouvoir hydrique du Kirghizstan : la déconnection hydraulique des territoires irrigués kirghizes.

Contrairement aux territoires ouzbeks où un important réseau de canaux permet l’interconnexion hydraulique des territoires et les transferts d’eau à grande échelle, la situation est particulièrement différente pour le Kirghizstan, assez peu différente de celle des périmètres irrigués de la période présoviétique pour l’ensemble de la vallée de Ferghana. Les périmètres irrigués sont les « centres d’eux-mêmes » d’un point de vue hydraulique. La disposition des bassins de rivières qui rayonnent autour de la vallée de Ferghana, ne permet pas les transferts interbassins.

La situation est particulièrement marquante dans le cas de la rivière Naryn, qui est de loin la rivière la plus puissante du Kirghizstan mais qui coule dans une gorge étroite jusqu’au territoire ouzbek. Ce n’est qu’une fois la frontière traversée qu’elle rejoint un espace plat sur lequel ont pu être construits des canaux de diversion et qui irriguent les territoires ouzbeks (!).

On comprend bien l’importance de considérer le territoire et les caractéristiques techniques de l’eau et des productions agricoles : d’une part l’eau pèse une tonne par mètre cube et s’écoule selon le sens de la gravité ; d’autre part, il faut 5 000 m3 d’eau (soit 5 000 tonnes d’eau) pour irriguer un hectare de coton, et 20 000 m3 d’eau pour irriguer une même surface de riz.

Frontière et contrebande : les trajectoires nationales en question

« L’élève modèle » n’en finit pas d’illustrer les « surprises de la transition ». C’est

finalement au Kirghizstan qu’on enregistre des pénuries d’eau, qui ne peuvent être réglées

que par la promotion du coton ! Ces surprises viennent apporter des enseignements

majeurs que n’aurait pas pu amener seule l’analyse du système agraire ouzbek. La

poursuite de l’analyse de ce qu’il se passe au Kirghizstan va d’ailleurs nous ramener au

territoire ouzbek. En effet, plusieurs éléments nous amènent à dire que la trajectoire de

transition kirghize, au sein de la vallée de Ferghana, est fortement dépendante de celle

conduite en Ouzbékistan. Tous les intrants utilisés par les exploitants kirghizes, et pas

seulement pour la production de coton, proviennent du pays voisin. Dépourvu d’industrie

469. Le riz pourrait être exporté dans l’ensemble de l’Asie centrale. Contrairement aux fruits et légumes, elle ne serait pas pénalisé par une longue attente à la frontière.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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chimique ou d’usine de matériel agricole470, le Kirghizstan ne produit rien. Trop petit,

enclavé et disposant de structures de production aux garanties financières insuffisantes, le

territoire irrigué kirghize ne peut attirer des investissements dans l’appareil productif. Les

seuls investissements sont de court terme, injecté dans des campagnes annuelles de coton

pour profiter ainsi du coton de contrebande. Engrais, semences (encadré 21), pièces

détachées de tracteurs, égreneuses, tout est importé d’Ouzbékistan471 ce qui conduit une

nouvelle fois à canaliser la production kirghize vers le coton, car les moyens de

production et de transformation importés sont spécifiques à la culture du coton, ce qui

offre une nouvelle fois peu d’alternatives.

Encadré 21 – La semence kirghize étouffée

Les semences de coton devraient avoir une position particulière par rapport aux autres intrants. En effet, la production de semence est la seule production d’intrants organisée par le pouvoir soviétique. Malgré cela, elle est rapidement tombée en désuétude, négligée par l’administration au cours de la période de transition. Même si le centre de recherche d’Osh déclare que le coton produit dans la province d’Osh provient à 90 % de semences Kirghiz 3 et Kirghiz 5 et seulement à 10 % de semences sélectionnées en Ouzbékistan, les enquêtes auprès des agriculteurs et auprès des techniciens des administrations locales révèlent que 90 % des semences proviennent d’Ouzbékistan472.

Pourtant, l’État avait établi des conditions financières favorables pour les exploitations orientées officiellement vers la sélection et la production de semences, les enquêtes auprès des agriculteurs ont montré que ces exploitations produisent du coton avec les mêmes variétés. De manière générale, aucune nouvelle variété de semence de coton n’a été développée au cours de la période de transition et la Kirghiz 3 a plus de 20 ans d’âge. La production de semence kirghize fait face à la concurrence de semences ouzbeks qui passent la frontière en contrebande, volées à l’industrie cotonnière ouzbek dans les stocks des exploitations collectives ou dans ceux des usines d’égrenages où sont gardés les sacs de semences après avoir été séparés de la fibre de coton et du linter. L’État ne peut rien faire contre l’importation de semences de contrebande et pour enrailler la chute de la production intérieure473.

470. Le Kirghizstan dispose une usine d’assemblage de faucheuses et de lieuses de foin, construite dans le nord du pays. Cette usine approvisionnait l’ensemble de l’Union soviétique.

471. Grâce à l’aide américaine de l’organisation IFDC, l’Association des agrobusinessmen du Kirghizstan (Jer Azigy) a pu importer un wagon d’engrais phosphoré en 2006 du Kazakhstan, ce qui est marginal.

472. Les semences kirghizes K3 et K5 restent utilisées par les agriculteurs kirghizes dont les terres sont situées sur les collines des piémonts. Précoces, ces variétés avaient été développées par les centres de recherche soviétique pour étendre la culture de coton sur des zones où la période végétative est plus courte et où seules les variétés précoces peuvent arriver à maturation.

473. Les transports intérieurs étaient aussi sujets à la dépendance du réseau routier de la République d’Ouzbékistan. Ainsi, pour passer d’Osh à Jalalabad, les deux principales villes du sud

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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La relation de dépendance s’est construite historiquement. Au cours de la période

soviétique, tous les inputs provenaient ou transitaient au moins par l’Ouzbékistan, et les

exportations de coton quittaient le Kirghizstan par le réseau ferré ouzbek depuis les gares

de Jalalabad et d’Och474. Comme aujourd’hui, la partie kirghize de la vallée de Ferghana

échangeait beaucoup plus avec le reste du bassin de production cotonnière qu’avec le

reste du territoire kirghize, orienté vers d’autres productions (notamment la betterave et le

fourrage dans le nord du Kirghizstan). La République était scindée en deux territoires

relativement indépendants, séparés non seulement par la chaîne de l’Alaï mais surtout par

des orientations économiques qui n’ont pas permis de cultiver les relations d’échanges

intra-républicaines. Le sud du pays était accroché au bassin cotonnier centré sur Tachkent

quand le nord était connecté aux réseaux économiques du sud du Kazakhstan475.

Le non-alignement des économies des deux régions kirghizes s’est traduit par une

division sociale majeure, construite en partie au cours des études des administrateurs et

des spécialistes. À l’implosion de l’URSS, le Kirghizstan ne dispose d’aucune université

et aucun centre de formation supérieure. Les cadres kirghizes étaient formés dans les

républiques voisines pour apprendre les normes techniques de leur secteur d’activité. Les

spécialistes du coton kirghizes étaient formés dans les centres de formations d’agronomie

ouzbek, quand les agronomes du nord du pays étaient formés au Kazakhstan. Il en était de

même des figures du parti communiste. Les plus hauts dignitaires kirghizes allaient suivre

leur formation à l’école du parti de Tachkent (Part Schkola), quand ceux du nord du pays

suivaient leur formation à Almata, au Kazakhstan. C’est à cette même époque que se sont

scindés les réseaux sociaux et politiques kirghizes : les « Sudistes » et les

« Nordistes »476.

du Kirghizstan, la route empruntée traversait l’Ouzbékistan. Une sixième frontière doit être franchie pour atteindre Riga (Lettonie), le port où est exporté le coton vers l’Europe.

474. La dépendance du Kirghizstan à l’égard de l’Ouzbékistan est ancienne. Historiquement, le développement de l’industrie cotonnière kirghize s’est fait conjointement et en périphérie de l’industrie cotonnière du territoire devenu ouzbek dans les années 1920. Elle s’est développée à partir de foyers de productions organisés autour des villes de Kokand, Andijan et de Namangan avant d’atteindre les territoires kirghizes. L’histoire suit son court et l’industrie cotonnière kirghize est accrochée à l’organisation des filières de production et de commercialisation ouzbek.

475. Le nord du Kirghizstan était spécialisé dans la production de sucre. La plus grosse usine du pays était une sucrerie, alimentée également par des importations de canne à sucre achetée à Cuba.

476. L’histoire politique du pays s’est construit sur un jeu d’alternance et d’équilibre entre les régions que tout sépare et assurer ainsi l’unité nationale.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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La contrebande ne s’inscrit pas seulement dans la continuité des échanges économiques

soviétiques. Les intrants477 ou le coton passent la frontière au niveau de villages

construits de part et d’autre d’une frontière qui avait peu de consistance économique et

politique jusqu’au milieu des années 1990, quand les kolkhozes utilisaient pratiquement

tous des terroirs situés de part et d’autre des frontières, notamment ceux de l’Ouzbékistan

pour l’accès aux estives kirghizes. Les réseaux sociaux sont tellement importants que les

« intermédiaires » (Zagatovitel) sont choisis par les directeurs d’usines de Bazar-Kurgan

pour leur capital social : sans exceptions, ils sont ouzbeks478 et ont des parents ou des

proches placés dans l’administration locale et régionale des services douaniers ou du SNB

ouzbek. La contrebande est portée par les réseaux sociaux construits entre élites de la

vallée de Ferghana sur plus d’un siècle, comme nous avons pu le voir dans le cas des

premières égreneuses de Bazar-Kurgan achetées par Kokor. Ces relations sont d’autant

plus fiables que les khokim ouzbeks de la vallée de Ferghana viennent de la région qu’ils

administrent. Indéboulonnables, ils mènent leurs affaires par-delà la frontière en jouissant

d’une importante marge de manœuvre tant que les plans de coton et de blé sont réalisés et

que la population ne fait pas de vague.

Mais la contrebande de coton dépasse même ces réseaux, mue par le vecteur financier.

Non seulement le prix intérieur du coton est supérieur au prix administré ouzbek479, mais

c’est surtout l’argent liquide proposé par une filière alimentée par l’argent frais des

« investisseurs » qui intéresse les exploitants ouzbeks qui vendent une partie de

production à ceux qui s’occupent ensuite de le transférer vers la frontière. Ceci leur

477. Jusqu’à l’année 1999, tous ces intrants passaient la frontière informellement, volés aux systèmes de production ouzbeks. Aujourd’hui, 70 % des engrais sont importés formellement et passent par un seul canal de commercialisation contrôlé par l’entreprise OshKrasTex, joint-venture ouzbéko-kirghize qui jouit d’un monopole d’achat. L’engrais est ensuite vendu dans des magasins locaux, dans les usines d’égrenage ou chez des revendeurs situés sur les bazars.

478. Le sud du Kirghizstan compte plus de 30 % de citoyens d’ethnie ouzbek, qui vivent essentiellement dans les villages qui jouxtent la frontière avec l’Ouzbékistan. D’ailleurs, les « Nordistes » traitent régulièrement les « Sudistes » d’« Ouzbeks », renvoyant à la forte concentration d’Ouzbeks dans la population du sud du Kirghizstan, essentiellement installés dans les grandes villes historiques (Och, Aravan, Batken) et dans les espaces irrigués.

479. En Ouzbékistan, le prix est administré par l’État, fixé généralement à 50 à 70 % en dessous de celui du marché international. Ainsi, en 2003, on achetait le coton brut à 200 dollars/ton en Ouzbékistan, contre 450 dollars/ton au Kirghizstan (Sadler, 2006). En moyenne, on enregistre une différence de 10 à 15 % entre les deux pays, le prix payé aux agriculteurs kirghizes étant en dessous de celui du marché mondial. Cette différence est liée à l’enclavement de la zone, à des arrangements informels entre usines et à la forte disponibilité du coton ouzbek qui fait chuter le prix intérieur kirghize.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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permet de contourner le compte bancaire de leur exploitation sur lequel l’argent est

régulièrement bloqué ou approvisionné avec plusieurs mois de retard, réduisant (voire

annulant) la liquidité du profit produit par la culture de coton480.

Ces mécanismes expliquent pourquoi les intermédiaires kirghizes (Zagatovitel ou

Pasrednik) et l’observation des chargements de camion au site de Madariat ont montré

que les flux de coton sont diffus jusqu’à la frontière ouzbéko-kirghize, avant de se

concentrer en quelques points de passages connus par les intermédiaires kirghizes : la

transaction est effectuée dans des maisons qui disposent de portes de sortie des deux côtés

de la frontière (25 maisons à Bazar-Kurgan et 6 maisons à Madariat). Selon nos enquêtes,

le trafic n’est pas organisé par les autorités officielles ouzbeks. Par contre, l’activité est

connue des autorités douanières, policières et militaires qui tirent tous profits du petit

business individuel qu’ils laissent passer au compte-gouttes, chaque jour, sur une période

de cinq mois481. De part et d’autre de la frontière, la contrebande profite à de très

nombreux acteurs. Ceci lui donne sa stabilité et témoigne également une résistance de la

périphérie au pouvoir de Tachkent, souvent considéré tout puissant.

Tous le long de la première moitié des années 2000, Tachkent voit ses revenus cotonniers

baisser ce que l’on peut expliquer par un ensemble de facteurs, les plus importants étant

la baisse du prix international et les problèmes de fertilité des sols engendrés par les

assolements et des applications d’engrés déséquilibrées (encadré 22). Malgré certaines

tentatives de baisse du prix intérieur pour faire face à la baisse du prix mondial, la baisse

des revenus cotonniers conduisent à celle du budget de l’Etat alloué à l’agriculture482, qui

utilise la rente offerte par les autres secteurs – or et pétrole – pour investir dans son

secteur énergétique prometteur. Le budget alloué à l’agriculture n’est plus en mesure de

couvrir les dépenses de fonctionnement et d’entretien du système d’irrigation et le

480. Certains agriculteurs ouzbeks ont témoigné que le profit de leur production est parfois réduit à zéro, si le prix du coton baisse sur le marché international. Les exploitants sont de toute façon les derniers à être servi, après que l’État a alimenté son budget et que les entreprises d’État aient soldé les comptes du préfinancement de campagne.

481. Selon les enquêtes, les douaniers tirent 1 000 som KR de la vente d’une tonne de coton.

482. En 2000, la taxation explicite et implicite du coton n’est plus que de 400 millions de dollars contre 848 millions en 1996 et 1 040 millions de dollars en 1999 (Martin, 2005).

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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renflouement financier des exploitations collectives non-rentables, de plus en plus

nombreuses483.

Encadré 17 – Baisse des revenus cotonniers ouzbeks

L’un des facteurs fondamentaux est celui de la baisse progressive, au cours de la deuxième moitié des années 1990, du prix du coton sur le marché international484. L’évolution du prix mondial a un impact sur le budget de la république d’Ouzbékistan : l’État ouzbek qui voit ses recettes budgétaires baisser à mesure que l’indice A cotton look baisse à la bourse de Manchester. La chute des revenus budgétaires de l’État ouzbek n’est pas seulement à imputer à l’évolution du marché mondial. Des causes internes doivent être retenues comme la chute progressive de production cotonnière de la république : de 1990 à 2000, la production cotonnière ouzbek chute de 1,593 million de tonnes de coton fibre à 0,975 million de coton fibre, soit une baisse de près 39 %485. Cette baisse est en partie à la baisse de la surface emblavée en coton, qui passe, selon les statistiques de la FAO, de 1,666 million d’hectares à 1,444 million d’hectares entre 1992 et 2000, soit 14 % en moins, à cause de l’augmentation des surfaces irriguées en blé et à la distribution des lopins de terre supplémentaires à la population rurale en 1995. Pourtant, la baisse de 14 % des surfaces ne peut pas expliquer à elle seule la chute de 39 % de la production cotonnière ouzbek. Il faut aussi considérer la chute des rendements cotonniers : de 1992 à 2000, les rendements cotonniers chutent de 2,48 tonnes de coton graine par hectare 2,08 tonnes par hectares, soit une baisse de 17 %, induite par la faiblesse du prix administré qui conduit à un certain désintéressement des producteurs de coton à l’égard des rendements de production.

Un autre problème est fréquemment évoqué par les acteurs de terrain : la chute de fertilité des sols de production de grandes cultures au cours de la période postsoviétique et à une baisse des applications d’engrais sur la culture du coton. Le problème de fertilité des sols est impliqué par deux causes majeures : la disparition de la luzerne dans la rotation des systèmes de culture, fixatrice d’azote et de matière organique quand elle reste trois ans en champs et facteur de fertilisation ; la disparition de l’élevage dans les exploitations collectives. Les troupeaux sont parqués dans les jardins de cour des paysans et ne pratiquent plus la vaine pâture. Pire, avec la deuxième culture, on assiste à un transfert de fertilité des espaces de grandes cultures vers les lopins des membres des shirkats, ceux-ci pratiquant

483. Le nombre des exploitations en faillite financière ne cesse d’augmenter à cause de la croissance de certaines charges, comme celle de l’électricité nécessaire pour l’alimentation de pompe détenue par les shirkats pour leur irrigation, mais aussi à cause de la chute des rendements cotonniers.

484. Après une première chute, puis une stabilisation à des prix élevés au cours de la période de 1997 à 1999, le prix du coton baisse très fortement en 2000 et surtout en 2001 où elle touche un minimum historique de 800 dollars par tonne produite. En 2002, elle reste sous la barre des 1 000 dollars par tonne et, malgré une forte augmentation de la demande, particulièrement poussé par l’industrie chinoise, elle suit une augmentation au cours de la fin des années 2000, mais qui ne lui permet pas de retrouver son niveau du début des années 1990.

485. En conséquence, de 1992 à 2000, pour des raisons endogènes, la production de coton chute de 4,129 millions de tonnes à 3 millions de tonnes.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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l’épandage du fumier sur leur lopin et non sur les parcelles de grandes cultures. Le problème de fertilisation chimique de la culture de coton vient aggraver la donne, du fait déficit en composés potassiques et phosphatés recommandés dans les nouvelles normes d’État, mais aussi à la pénurie d’intrants dans les centres de distribution de l’État. Ce déficit est particulièrement aggravé par le détournement des intrants pour les productions non-administrées486. Un autre détournement est en question : la contrebande de coton qui s’échappe vers les filières cotonnières des pays frontaliers, majoritairement au Kirghizstan et au Kazakhstan, où le coton est acheté à un prix proche de celui du marché mondial : en 2003, selon le gouvernement ouzbek, près de 300 000 tonnes de coton graine produit en Ouzbékistan auraient échappé à la filière cotonnière ouzbek (Sadler, 2006).

En 2003, le président ouzbek, Islam Karimov, décide de serrer la visse. Cette année, il

incrimine la contrebande de coton, qui vole l’or blanc de l’Ouzbékistan. Il soulève

ouvertement le problème à la télévision publique cette même année, en citant d’ailleurs

Bazar-Kurgan. Comment une si petite région productrice de coton pouvait-elle disposer

d’autant d’usine d’égrenage ? Karimov prend des mesures spéciales en plaçant une armée

toujours plus nombreuse pour surveiller la frontière. Par la suite, un grand programme de

réformes est lancé et Karimov s’entoure pour cela d’un nouveau Premier ministre,

Shavkat Mirzayev. Tadjik à poigne de fer, appelé « le boucher de Samarkand », pour ses

interventions musclées sur les directeurs de kolkhozes lorsqu’il était khokim, cet homme

est mis en place pour une reprise en main politique et administrative du territoire.

Dès son arrivée, Mirzayev prend lui-même en charge le poste de ministre de l’Agriculture

qu’il cumule avec celui de Premier ministre. Il doit en particulier mettre en œuvre une

réforme déficile : le démantèlement, avant la fin de l’année 2007, de l’ensemble des

exploitations collectives, décidé en 2003487. Le développement des exploitations des

fermiers est une « priorité » et des décrets prévoient le démantèlement de 1 020 shirkats

« déficitaires, peu rentables et sans perspectives » en exploitations fermières488. Dans la

486. Un dernier point doit être souligné, et qui peut être lié à la baisse de fertilité des sols : au cours de la période de transition, on remarque une recrudescence des maladies phytosanitaires qui contribuent à la chute des rendements et à la baisse de qualité de la production, notamment par le phénomène de collage des fibres, engluées dans le miellat produit par les chenilles.

487. Décret présidentiel nº YП-3226 du 24.03.2003. Un nouveau pas est franchi dans la réforme agraire, vers l’affirmation des exploitations fermières comme acteurs majeurs et d’avenir de l’agriculture, au détriment des exploitations collectives promises à un démantèlement progressif. Le gouvernement affirme dans les « directions principales d’approfondissement des réformes en agriculture ».

488. La « Conception du développement des exploitations fermières pour la période 2004-2006 » (décret présidentiel nº YП-3342 du 27 octobre 2003) et les « Mesures pour la réalisation de la conception du développement des exploitations fermières pour la période 2004-2006 » (décret du cabinet des ministres nº 476 du 30 octobre 2003).

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continuité, l’Etat ouzbek cherche à remettre la main sur le contrôle des intrants apportés à

la production agricole, comme l’eau et les engrais. En 2004, l’usine d’engrais de la vallée

de Ferghana est par exemple prise en charge les autorités centrales pour mieux en

contrôler la production auparavant contrôlée par les réseaux sociaux constitués autour des

khokim (certains acteurs de la vallée disent qu’elle est aujourd’hui contrôlée « par la

famille du président »). Plus largement, c’est une lutte contre les pouvoirs locaux qui est

en marche, principe que l’on retrouve dans la nouvelle politique de l’eau adoptée en 2003

(la loi présidentielle du 24 mars 2003, « O važnejših napravleniâh uglubleniâ reform v

sel’skom hozâjstve »). Louée par les organisations internationales, cette loi reprend

certaines orientations de la Gestion intégrée des ressources en eau (Gire) pour mieux

contourner les pouvoirs du khokim, « le pire ennemi de l’État » selon le fonctionnaire du

ministère ouzbek de l’Agriculture en charge de la mise en œuvre de la politique de l’eau

de 2003 (annexe 23).

Dans la continuité, en 2004, les khokims des provinces sont doublés d’un commissaire du

peuple désigné par le président. Moins d’une année plus tard, les trois khokims de la

vallée de Ferghana, jusqu’ici indéboulonnables, sont démis de leurs fonctions et

poursuivis en justice pour affaires de corruption, notamment pour des affaires de

contrebande de coton, d’engrais et d’essence vers le Kirghizstan. Parallèlement, les

frontières de la vallée de Ferghana sont plus fortement militarisées pour protéger le

marché intérieur ouzbek dont les prix sont administrés et réduire la contrebande

d’engrais, de coton et d’essence. Mais rien n’y fait. Chaque année, le coton fuit de plus en

plus l’Ouzbékistan et les intermédiaires n’éprouvent jamais aucun problème pour

s’approvisionner en coton, même si la concurrence entre usines est censée augmenter

d’année en année, avec les nouveaux arrivants. Depuis 2003, de nouvelles usines

d’égrenage se sont installées à Bazar-Kurgan et dans les districts voisins. Jusqu’à

aujourd’hui, il semblerait que ce soit la capacité d’égrenage du Kirghizstan qui limite la

fuite du coton ouzbek. La fermeture des frontières n’empêche pas pour autant

l’approvisionnement en intrants489. Ceci conduit toujours plus à durcir une trajectoire

cotonnière kirghize, dépendante de celle de l’Ouzbékistan.

489. Tous les intrants utilisés par l’agriculture Kirghize sont issus de l’Ouzbékistan. Ainsi, 100 % des agents fertilisants chimiques, l’ensemble des pièces détachés des tracteurs et autres matériels agricoles, et 80 % des produits phytosanitaires proviennent d’Ouzbékistan. La Chine aussi fournit le Kirghizstan en produits phytosanitaires. Contrefaçons et/ou de piètre qualité, ces produits ne sont pas recherchés par les agriculteurs, qui les utilisent en dernier recours, s’il y a pénurie en produits ouzbeks ou s’ils ne disposent pas d’assez de trésorerie.

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Les conséquences sont tout de même majeures pour la population ouzbèke, car les

autorités sont convaincues qu’elles peuvent maîtriser les flux en destituant les élites de la

vallée de Ferghana. Après avoir écartés les khokims, le pouvoir de Tachkent s’en prend

aux business man des villes, notamment à Andijan. Emprisonnés en 2005 pour avoir

côtoyé l’opposition en cette période trouble, leurs activités commerciales sont freinées

par des nouvelles procédures et décisions prises par le Commissaire ou le Premier

ministre. Véritables patrons dont les activités génèrent des centaines d’emplois, ils sont

supportés par la population d’Andijan qui manifeste. L’opposition est noyée dans le sang.

La population est acculée car parallèlement, le pouvoir de Tachkent poursuit le

mouvement de démantèlement des kolkhozes dont les principes vont mettre la plupart des

membres dans le statut de « paysan sans terre », appelés « mardikor » (travailleur

journalier) tout comme à la période présoviétique (lire le chapitre 3).

Décidées nationalement par le Cabinet des ministres pour chacune des exploitations

collectives, les normes de distribution de la terre fixent la taille minimale des

exploitations à plus de dix hectares. Cela signifie que seule une cinquantaine de

personnes peuvent bénéficier de l’accès à la terre, sans que ces personnes ne soit

nécessairement des membres de l’exploitation collective490. La distribution se traduit par

la mise de côté de la très grande majorité des membres des exploitations collectives, qui

possèdent pourtant des parts du capital des shirkats, mais dont la valeur est négative du

fait de leur faillite. À la fin de l’année 2007, avant la réélection président Karimov pour

un troisième mandat, l’ensemble des exploitations collectives est démantelé. Déjà en

2003, les autorités de Tachkent et les autorités locales réglementaient l’accès à la

deuxième culture non pas pour baisser les consommations d’une eau qui coule à flot

depuis le Kirghizstan, mais plutôt pour éviter la fuite des engrais vers des productions

non-administrées. La pratique de restriction est toujours en cours en 2010 et le

démantèlement des kolkhozes vient finalement accélérer le processus de rejet d’une partie

de la population rurale du secteur agricole. Plusieurs millions d’Ouzbeks partent chaque

année sur les chantiers des villes étrangères, faute de trouver du travail dans les secteurs

industriels trop peu développés en Ouzbékistan.

490. Pour la plupart, les exploitants individuels sont les brigadiers, directeurs et agronomes des kolkhozes, mais aussi chef de mahalla ou policier. Certains new-comers « sponsorisés » par de hautes figures de l’administration (khokim et procureur) viennent des villes, jugés apte à la reprise d’une exploitation agricole.

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Conclusion

La description des évolutions de la vallée de Ferghana au cours de la période de transition

postsoviétique amène deux résultats particulièrement intéressants. Le premier d’entre eux

est de voir la continuité du réseau sociotechnique cotonnier, sur l’ensemble de cet espace.

La continuité la plus évidente se situe bien entendu en Ouzbékistan, ce que de nombreux

auteurs n’ont pas manqué de souligner. L’État ouzbek poursuit ouvertement une

production cotonnière planifiée, conduite selon des procédures administratives mises en

place au cours de la période soviétique. Les réunions quotidiennes au khokimiat jusqu’à

la réquisition générale de la population pour la récolte, en passant par la mise au pas des

producteurs sur des normes techniques, tous ces éléments démontrent que le territoire

ouzbek continue sa trajectoire d’atelier cotonnier, comme si l’Union soviétique n’avait

jamais implosé. La surprise de ce chapitre vient du Kirghizstan. En passant de l’autre côté

de la frontière, nous pensions découvrir un tout autre monde agraire, marqué par les

réformes drastique d’une thérapie de choc qui a fait du pays le « pays modèle de la

transition ». Cependant, il est manifeste que le système agraire kirghize découvert dans la

vallée de Ferghana est tout autant cotonnier que dans la partie ouzbek et qu’il est régi

selon les mêmes procédures quotidiennes. Malgré le démantèlement des kolkhozes,

malgré la libéralisation des marchés et malgré la privatisation de la terre, les nouvelles

communes (Aïl), nées sur les cendres des exploitations collectives, continuent à

fonctionner comme des kolkhozes dont la production est orchestrée par l’Aïl Ökmötö.

La similitude des trajectoires de ces deux territoires, séparés par une frontière minée et

surtout par des réformes des institutions nationales radicalement différentes, nous conduit

à souligner la résilience technico-économique de la vallée de Ferghana, construite sur un

réseau sociotechnique « irréversible », tel que le définirait la sociologie de l’acteur-réseau

(Callon, 1991, p. 196). De part et d’autre de la frontière, des acteurs hétérogènes, humains

et non humains, ont un fort degré d’alignement et de coordination, et travaillent à une

« entreprise commune » : la production et l’exportation du coton. Mais ce n’est pas tout.

Ces acteurs sont également alignés à cheval sur la frontière, ce que nous avons étudié à

travers l’ouzbek-dépendance de la filière cotonnière kirghize, qui marque un « degré de

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convergence491 » très élevé. L’enclavement du territoire kirghize, construit au cours de la

période soviétique, contraint les périmètres irrigués kirghizes à verrouiller sa trajectoire.

Certes, les tentatives de sortie de la trajectoire cotonnière existent, mais l’irréversibilité

s’exprime fortement par les effets de « réalignement », qui est particulièrement manifeste

dans le cas de la gestion de l’eau dans le périmètre irrigué de Bazar-Kurgan, au

Kirghizstan. Le système hydraulique a tellement intégré les normes cotonnières, que le

maire est contraint d’empêcher l’irrigation du riz pour éviter une « guerre de l’eau » dans

sa commune. L’histoire décrite dans le chapitre 4 a conduit à « raréfier l’univers des

acteurs possibles en organisant l’attribution et en délimitant les traductions stabilisables »

(Callon, 1991, p. 214). Une fois le réseau normalisé et les liens raréfiés, les fluctuations

sont limitées. Paradoxalement, plus les trajectoires nationales des deux pays sont

divergentes, plus les frontières sont contrôlées, et plus le territoire kirghize est dépendant

des réseaux techniques établis au cours de la période soviétique : le réseau ferré et plus

généralement le système de production cotonnier. Les relations normalisées contribuent

puissamment à produire des « effets de système », les éléments ne pouvant se réarranger

avec des éléments compatibles, porteurs des mêmes standards et contribuant aux mêmes

qualifications. Ceci conduit à une attractivité croissante du coton et des technologies, ce

que Brian Arthur appelle le « rendement croissant de l’adoption ». L’accumulation des

apprentissages rend la trajectoire quasiment définitive et conduit alors à celui d’un

verrouillage (au sens de lock-in) technologique comme social492.

491. Michel Callon utilise la notion de convergence pour saisir le « degré d’accord engendré par une série de traductions » (Callon, 1991, p. 211). Le « degré de convergence » d’un réseau est « l’indice qui résulte des degré d’alignement et de coordination. Cette notion repose sur l’idée simple que plus un réseau est aligné et coordonné, et plus les acteurs qui le composent travaillent à une entreprise commune sans être à tout moment contesté en tant qu’acteurs ayant une identité propre » (ibid., p. 216).

492. On se réfèrera aux travaux de l’économiste Brian Arthur et notamment l’article qu’il publie en 1989 dans l’Economic Journal, où sont développées les concepts de rendements croissants (increasing returns) et de verrouillage (lock-in) (Arthur, 1989a). Une synthèse des travaux de Brian Arthur et de son approche est disponible dans la préface de son livre écrit en 1994 (Arthur, 1994). Brian Arthur s’est appuyé sur les travaux de Paul David développé qui a développé la notion de « verrouillage technologique » à propos du cas du clavier QWERTY (David, 1985), où il assimile l’innovation technologique à un arbre : à chaque bifurcation, un choix technique (mise en œuvre d’une nouvelle technique) ou choix social (élimination d’une catégorie d’acteurs et favorisation d’une autre catégorie d’acteurs).

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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Le deuxième résultat important de ce chapitre a été de montrer l’importance des

débordements des cadres officiels des économies nationales. Au Kirghizstan comme en

Ouzbékistan, nous avons vu à quel point ces débordements prennent une grande

importance, à la fois dans la quantité de coton qui transite en contrebande à travers la

frontière et dans la production d’une culture de maïs de deuxième cycle non enregistrée

dans les statistiques officielles. Cette économie n’est pas marginale : que serait la

production administrée de coton en Ouzbékistan sans que soit distribuée une deuxième

culture aux travailleurs ? Que serait le système politique ouzbek sans qu’une partie des

salaires de la récolte de coton ne soit détournée par les élites du district ? Que serait

l’industrie cotonnière kirghize sans qu’elle soit approvisionnée par du coton produit en

Ouzbékistan et injecté dans les usines d’égrenage kirghizes pour finalement être exportée

sous le label sdelano v Kirgizstane (produit au Kirghizstan, en russe) ? Par ailleurs, cette

économie n’est pas informe : le détournement de l’argent de la récolte de coton se réalise

par l’existence d’investissements de forme et l’existence de normes techniques reconnues

par les organisations étatiques. De même, la contrebande de coton se construit sur

l’existence d’une frontière, matérialisée par la présence des barbelés et des armées

kirghizes et ouzbeks. Il y a bien une interdépendance ou un « enchevêtrement » pour

utiliser le concept cher à la sociologie économique de Mark Granovetter (1973), emprunté

à Karl Polanyi, et ces économies sont bien deux faces d’une même réalité.

Mais notre travail nous permet d’aller plus loin dans l’analyse. Pour cela, revenons à la

culture de maïs. Potentiellement calculable, la culture de maïs est « détachée ». Elle

n’entre pas dans le système d’équivalence de l’économie nationale. Dans le chapitre 2,

nous avons évoqué des considérations techniques pour expliquer son invisibilité depuis la

métrologie statistique. Ce chapitre apporte un nouveau regard construit à partir d’une

étude réalisé au sein d’une cité administrative d’un district ouzbek, où se réalise

concrètement la construction de l’économie nationale, en concentrant les instruments de

mesures des productions agricoles. Lorsque la cité administrative laisse des cases vides

dans les relevés statistiques, elle construit l’économie à la mesure du plan, modèle

référent de l’économie administrée. La cité administrative construit un « tissu sans

couture » (Hughes, 1983a et 1983b). Ils construisent un « objet-frontière » (Star,

Griesemer, 1989), « suffisamment flexible » pour s’adapter aux besoins financiers des

travailleurs de coton désireux de recevoir un lopin supplémentaire pour la production

d’une « culture dérobée », mais « suffisamment robuste » pour maintenir « l’identité

commune » de l’économie administrée fidèle au modèle. Dès lors, en cas de force

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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majeure, la culture de maïs peut également être rayée des champs, après avoir été

détachée de l’économie nationale inscrite sur le tableau statistique.

On ne peut laisser sous silences les dispositifs de calculs en jeu. En entrant dans la cité

administrative, mais également dans les bureaux des agriculteurs qui passent leur temps à

remplir des formulaires d’obtention des intrants auprès de cette même cité administrative,

nous remarquons que la production agricole ouzbek ne se réalise pas de manière abstraite

et idéologique, après que le président de la République ait officiellement lancé la

campagne de coton à la télévision. Nous devons prendre au sérieux l’activité commune

que tous les acteurs réalisent au quotidien : calculer. Par homologie avec ce qu’écrit

Michel Callon sur l’économie, nous pouvons dire que l’économie administrée est « une

gigantesque machine à calculer qui cherche inlassablement des solutions à une

interminable série de problèmes quantitatifs » (Callon et Muniesa, 2003). Dès lors,

malgré les débordements, les acteurs se conforment tous les jours à des activités qui font

d’eux des agents rationnels de la planification. La cité administrative réalise la

coordination bureaucratique en rendant possible la conformation des productions à la

planification. Pour cela, elle n’arrête pas de calculer et de construire des objets-frontières

sur chacune des chaînes métrologiques de l’État. C’est pourquoi nous les définissons

comme un « centre-frontière » : à la fois centre de calculs et site producteur d’objets

positionnés à l’intersection de plusieurs mondes sociaux, répondant en même temps aux

nécessités de chacun des mondes.

Qu’en est-il du Kirghizstan ? Il en est de même mais dans un référentiel de l’économie de

marché. Quand bien même le marché agricole kirghize est-il contraint par l’irréversibilité

du réseau sociotechnique cotonnier, les administrateurs kirghizes calculent tout autant.

Nous l’avons vu plus haut, ils suivent les mêmes procédures de calculs que celles suivies

au cours de la période soviétique, même si une partie du centre de calculs s’est déplacée

vers les mairies. Mais le khokimiat kirghize n’est pas en reste : il pratique de nombreux

« déplacements » numériques pour introduire le coton de contrebande dans les cahiers

statistiques de son district. Il gonfle les surfaces de production de coton et les rendements,

jusqu’à obtenir des rendements record de 2,8 tonnes par hectares. Parallèlement, son

administration en charge de la gestion de l’eau introduit les effets de l’introduction de la

tarification de l’eau dans ses propres cahiers statistiques. En réduisant le nombre

d’hectares irrigués, elle fait baisser la consommation d’eau du district, qui chute après

l’introduction de la loi de 2001. Le khokimiat kirghize est tout autant un « centre-

frontière » qui construit les indicateurs d’une économie plus efficace pour la production

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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de coton et plus efficace pour la gestion de l’eau. Le centre-frontière kirghize construit le

« tissu sans couture » de l’économie de marché, ensuite repris dans les études de la

Banque mondiale, qui voit la baisse de la consommation d’eau et la croissance fulgurante

de la production cotonnière comme les résultantes des réformes économiques libérales

pratiquées au cours des années 1990.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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Conclusion générale

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Nous avons engagé notre travail de recherche pour y voir plus clair sur la « guerre de

l’eau » conduite depuis l’implosion de l’URSS entre républiques centrasiatiques. Des

indicateurs et des modèles hydro-économiques montrent l’existence d’une solution

rationnelle de partage des ressources en eau entre d’un côté des « pays aval, pauvres en

eau » et « extrêmement dépendants » de l’amont pour l’irrigation de leur coton, et d’un

autre côté des « pays amont riches en eau », souhaitant « maximiser » l’usage de l’eau

pour la production d’énergie, considérée « incompatible » avec l’irrigation de l’aval. Les

conditions semblaient réunies pour orienter les républiques vers un traité international

stable et favorable à tous. Ce traité a été signé en 1998 et, paradoxalement, a rapidement

été dénoncé. Dans l’introduction, nous avons alors posé une question. Pourquoi les

républiques centrasiatiques, dont tout pousse à penser qu’elles ont intérêt à collaborer,

n’arrivent-elles pas à s’entendre et à mettre en place un accord régional, dont la rationalité

est démontrée par des modèles particulièrement sophistiqués ? Deux thèses possibles ont

alors été évoquées pour expliquer les échecs des tentatives d’un accord international,

l’une et l’autre renvoyant la responsabilité soit à la déviance d’États irrationnels (et plus

particulièrement l’Ouzbékistan), soit à une défaillance des outils d’analyse de l’expertise

internationale, incapable d’avoir accès à l’« économie réelle » et donc incapable de

proposer un accord « réellement » stable.

Nous avons réalisé un travail de recherche sur le territoire centrasiatique, pour nous

intéresser à l’eau qui recouvre des réalités très différentes. Nous avons dû élargir la notion

d’« autochtones » : visiter les territoires centrasiatiques ne se limite pas à décrire les

pratiques des « centrasiatiques » mais également à comprendre les pratiques de

l’expertise internationale. Les différents chapitres nous ont permis de circuler à travers

ces différents « mondes » en cherchant à en comprendre les articulations, sans considérer

a priori qu’un monde domine l’autre et qu’un acteur positionné en surplomb ne puisse

détenir toute la responsabilité des trajectoires suivies par le territoire. Ceci nous a conduit

à insister sur la place importante des dispositifs de mesures et de calculs au sein d’un

complexe « réseau d’acteurs hétérogènes » impliqué dans la gestion de l’eau, qui relie la

nature, la société, la technologie, la science, le marché et la politique publique. La prise

en compte de ces dispositifs, par l’intermédiaire de la sociologie de l’acteur-réseau, a pu

enrichir l’approche de sociologie du développement, initialement mise en œuvre dans

notre travail de recherche.

Nous avons suivi l’eau qui circule dans les rivières, les canaux et les champs irrigués,

comme celle qui « circule » dans les cahiers statistiques, ou celle qui coule dans les

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

286

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modèles hydro-économiques. Au fur et à mesure que notre travail avançait, chacune des

catégories en jeu dans les modèles – l’« eau », les « cultures irriguées », les

« républiques » – s’est trouvée débordée par de nouveaux acteurs. Ces débordements ne

sont pas seulement ceux des modèles de l’expertise, mais également des débordements

qui échappent aux cadres reconnus officiellement par les États. Au fil des chapitres de

notre thèse, nous avons montré qu’une culture de maïs « invisible » fait intrusion dans

une monoculture de coton, que l’eau et le coton passent « en contrebande » à travers la

frontière ouzbèko-kirghize, ou que l’eau du bassin déborde le barrage de Toktogul, à qui

on assigne pourtant une capacité de contrôle illimitée. Tous ces éléments viennent mettre

en cause le cadre hydrocentré et hydraulique à partir duquel les modèles ont été créés.

Ces débordements auraient pu nous conduire à reconnaître une défaillance de calcul de

l’expertise internationale, tant leur importance quantitative et qualitative vient démontrer

qu’il ne s’agit pas d’un résidu. Notre travail démontre en effet qu’ils ne relèvent en effet

pas d’une économie « informe », pratiquée dans l’ombre et de manière « parallèle », et

« déconnectée » de l’économie formelle.

Les résultats de notre travail nous ont conduits à reposer le problème : la question n’était

plus de savoir en quoi ces modèles pouvaient ou non décrire le monde précisément, mais

plutôt de comprendre leur capacité à réorganiser la réalité (Holm, 2003 ; Callon, 1998 ;

Daniel Miller, 2002). Les modèles hydro-économiques ne tiennent pas par le réalisme de

la représentation hydrocentrée et hydraulique, construite sur une représentation partielle

et sur des mesures qui ne sont pas actualisées. Ils tiennent plutôt par le jeu des intérêts et

des valeurs d’acteurs qui participent à la négociation internationale. La coopération

internationale est d’abord canalisée vers la ressource en eau et le « sauvetage de la mer

d’Aral », slogan qui agrège des intérêts et des valeurs hétérogènes : à la fois le désir et la

nécessité des élites centrasiatiques de couper les ponts avec l’Union soviétique, la quête

de financements internationaux des ministères et des centres de recherche locaux, la

mission des organisations internationales d’accompagnement de la région vers

l’économie de marché, la pression environnementaliste internationale face à la disparition

de la mer d’Aral et la capacité d’une poignée d’experts internationaux de proposer des

modèles permettant de dessiner des principes d’actions de sortie du socialisme à travers

une seule variable d’ajustement – l’eau. Au fur et à mesure que l’histoire avance, se

réalise une dérive hydraulique qui permet de concrétiser les principes abstraits en

principes d’action, et d’assurer la représentation des républiques dont les gouvernements

entendent affirmer leur souveraineté. Alors, la représentation ne tient que par l’exclusion

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

287

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de tout ce qui remet en cause le contrôle du territoire par les gouvernements, et

notamment les ressources en eau du bassin, dont la quantité des écoulements réels vient

contredire la « pénurie d’eau centrasiatique » ou l’« inégale répartition de l’eau », slogan

à la base de l’action internationale en Asie centrale.

Cette pratique d’exclusion est poussée à son comble quand le coton devient la seule

culture irriguée prise en compte pour caractériser l’Ouzbékistan. Alors, les autres cultures

sont déclarées « non rentables » par la Banque mondiale, alors même que le coton ne doit

son existence au fait qu’il est l’un des produits d’un système agraire complexe et que de

nombreux agriculteurs souhaiteraient bien s’affranchir des obligations de l’État.

Finalement, les modèles sont de plus en plus fidèles au modèle que veulent suivre les

républiques. D’un côté se tient l’Ouzbékistan, transformé en un champ de coton

« assoiffé », éligible pour les financements internationaux pour moderniser son irrigation.

De l’autre se tient le Kirghizstan, transformé en une station hydroélectrique capable de

maîtriser toute la ressource en eau, devenant ainsi éligible aux financements

internationaux de nouveaux barrages. Parallèlement, les organisations internationales

assurent leur place en renforçant la thèse du « vide » laissé par le despote soviétique et la

nécessité de mettre en discipline les « petites sœurs de Big Brother ». La thèse

diffusionniste de l’intégration du coton depuis le Kremlin et celle qui voit Staline (seul) à

l’origine de l’intégration hydraulique et d’une « guerre de l’eau », ouvrent la voie pour

l’action internationale pour coordonner le système.

Ceci nous amène à dire que la représentation hydraulique fait partie des outils de

construction des souverainetés nationales en représentant ce qui appartient aux États, et à

positionner les nouveaux États-nation en quête de souveraineté vis-à-vis de l’« extérieur »

mais également vis-à-vis d’un « intérieur » que les États centraux cherchent à maîtriser.

Le problème, c’est que les modèles participent du coup aux effets pervers de cette

situation ubuesque. Au niveau international, les modèles construisent (performent) la

« guerre de l’eau », car ils orientent les États vers des accords qui seront nécessairement

débordés par les écoulements d’eau. Ils créent du même coup de la transgression et donc

des tensions entre États. Au niveau national, les États jouent de ces ambiguïtés et assoient

leur autoritarisme et leur mainmise sur un territoire qu’ils veulent contrôler. Les

massacres d’Andijan sont un exemple : l’État central ouzbek se fait déborder par des

réseaux économiques et politiques locaux qui ont pris tellement de place, notamment sur

les réseaux de contrebande, qu’ils viennent remettre en question le pouvoir de l’État

central. Une manière de recadrer ces territoires est d’étouffer les velléités d’autonomie en

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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les massacrant, ce qui revient à produire ce qui était déjà inscrit dans les modèles,

puisqu’ils s’y trouvent déjà exclus.

Ces éléments amènent un nouveau regard sur la « dérive hydraulique ». Dès lors que les

États ne suivent pas les préconisations, on considère qu’il y a des déviances, ce qui amène

à créer une modélisation encore plus radicale, non pas pour comprendre la situation mais

pour faire tenir le postulat. L’État ouzbek conduit les mêmes pratiques : au lieu de

négocier avec les motivations de ceux qui les concurrencent et au lieu de remettre en

question son administration et son modèle économique de développement, il massacre et

se radicalise, quitte à accuser les « déviants » d’être des islamistes. Il correspond alors à

l’image que les modèles hydro-économiques internationaux se font de lui. La coopération

internationale fonde son approche sur le postulat d’une maîtrise totale du territoire par les

États ou sur la représentation d’un monde gérable, où le problème de coopération est

clairement défini et les acteurs agencés de telle manière qu’ils doivent nécessairement, et

irrémédiablement, tomber d’accord. Malgré les signaux dissonants, la coopération

internationale ne corrige pas ses modèles et ses orientations. Les problèmes sont reconnus

par les experts eux-mêmes, mais jouent toujours comme des moyens de relancer la

nécessité de la coopération et de renforcer le « Gospel de la pénurie d’eau », apparu dès la

fin du XIXe siècle pour cadrer un territoire récalcitrant, et qui demeure la grammaire de

base de l’expertise internationale, après avoir constitué celle de l’expertise soviétique.

Nous avons émis l’hypothèse que ces débordements hydrauliques et économiques ne sont

pas indépendants les uns des autres : construits ensemble au fil de l’histoire, ils entrent en

résonance. En empruntant les concepts de cadrage/débordement aux travaux Michel

Callon (1999) nous avons testé cette hypothèse en suivant l’histoire sociotechnique de la

vallée de Ferghana, depuis l’introduction du coton jusqu’à l’implosion de l’URSS. Ceci

nous a permis de mettre en évidence les liens entre cadrage hydraulique et cadrage

économique, respectivement construits sur les ouvrages bétonnés et les lignes des cahiers

statistiques administratifs. Nous avons montré que l’hydraulique a permis la mise en

place de l’économie administrée cotonnière centrasiatique, l’économie étant entendue

comme un « ensemble de pratiques qui met en place une nouvelle politique de calcul »

(Mitchell, 2002, p. 9). L’hydraulique a en effet rendu possible la mise en conformité

progressive des espaces de production avec le modèle de la planification, ses mesures et

ses normes. Les canaux et les barrages ont donné la possibilité d’ouvrir des espaces de

production quadrillés, des « champs d’ingénieur » à l’image de ceux pensés dans les

laboratoires scientifiques, permettant d’établir des équivalences de mesures statistiques

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

289

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capables de contenir les circulations relatives à l’économie cotonnière, de mesurer les

quantités, de désigner les relations de commandes et de contrôle au sein du territoire

centrasiatique.

Les principes méthodologiques empruntés à la sociologie de la traduction ont cependant

permis de démontrer d’une part que les soubassements scientifiques et techniques de la

planification n’ont pu se durcir en principe d’action que par l’implication des acteurs

locaux, qu’ils soient humains ou non-humains, et d’autre part qu’ils ne sont pas

seulement le fruit d’un projet dessiné à Moscou. Le quadrillage du territoire, les normes,

le système de codage des mesures statistiques ont été continuellement négociés et la

création de l’« espace cotonnier commun » n’a pas mené à un seul et unique système de

valeurs. Cette logique est valable d’une manière générale pour les systèmes de mesure et

la métrologie statistique administrative qui jouent comme des « objets-frontière » au sens

de Star et Griesemer, positionnés à l’intersection de plusieurs mondes sociaux et

suffisamment flexibles pour « maintenir une identité commune » (Star et Griesemer,

1989).

Ces éléments permettent de bien enfoncer le clou quant aux thèses diffusionnistes

utilisées pour décrire l’introduction du coton ou l’affirmation de l’intégration hydraulique

centrasiatique. L’analyse de la construction des ouvrages de gestion de l’eau nous permet

de montrer que l’emballement hydraulique et l’intégration hydraulique centrasiatique a

été tout autant subie que programmée au cours de la période soviétique. L’hydraulique est

utilisée pour recadrer le territoire quand les débordements deviennent trop importants et

que le réseau cotonnier se désaligne. L’intégration hydraulique s’est réalisée de manière

incrémentale, par une succession en boucle de cadrages/débordements. Par ailleurs,

l’hydraulique a été « appelée » autant par le centre que par la périphérie qui utilisait

autant les normes et les procédures administratives pour jouer à distance sur le centre

concepteur des politiques, là où celui-ci est normalement supposé dominant. L’agence, au

sens de la « capacité d’agir et de donner du sens à l’action » (Callon, 2005), est bel et bien

distribuée au cours de la période soviétique, tout comme pendant la période de transition,

où la dynamique de la ressource en eau est contrôlée par une multitude d’acteurs

distribués sur le territoire, qu’ils soient humains ou non-humains, et qui débordent bien

souvent les stratégies des républiques et des acteurs internationaux.

À l’implosion de l’Union soviétique, la situation est verrouillée, autour d’un réseau

sociotechnique cotonnier doté d’un très fort degré d’irréversibilité (Callon, 1999). La

désintégration politique de l’Asie centrale et l’émergence de républiques indépendantes

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

290

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ne se traduit pas par la disparition du réseau cotonnier, bien ancré dans le territoire, que

ce soit dans les relations sociales ou dans le système technique. Le réseau cotonnier fait

preuve d’une intense résilience, malgré les frontières et malgré les trajectoires

économiques nationales différenciées. Les « rendements croissants d’adoption » (Arthur,

1994) verrouillent les trajectoires, dépendance du sentier qui nous conduit à questionner

la notion de « trajectoire économique nationale » (Chavance, 2004) au cours de la période

de transition. La trajectoire kirghize, autant que la trajectoire ouzbek, est largement

expliquée par ses conditions initiales, qui l’ont fortement contribué à canaliser la

trajectoire vers la libéralisation et à la privatisation, piliers du « consensus de

Washington ». En fait, le Kirghizstan peine à construire sa propre trajectoire nationale,

comme en témoigne ce que nous avons appelé « l’ouzbek-dépendance » de l’agriculture

du sud du pays. Il doit composer avec son capital technique : cela ne lui permet même pas

de maîtriser sa seule richesse potentielle, l’eau, qui s’écoule irrémédiablement vers les

dits « pays aval pauvres en eau ».

Mais, malgré ces dépendances, le Kirghizstan est reconnu comme le « bon élève » et la

croissance cotonnière fulgurante du pays est reconnue comme le signe du succès des

réformes menées par le gouvernement kirghize depuis l’implosion de l’URSS, alors

qu’elle est construite intégralement sur la contrebande de coton et de moyens de

production provenant de l’Ouzbékistan, dont la trajectoire cotonnière est critiquée et

considérée comme « irrationnelle ». Pour voir autrement, il ne faut pas considérer que les

statistiques et les indicateurs sont erronés mais considérer qu’ils « expriment certaines

caractéristiques de leur objet » (Didier, 2007, p. 394). Les « débordements » économiques

sont très importants, mais ne viennent pas pour autant contredire l’économie officielle,

telle qu’elle est inscrite dans les statistiques administratives. Il n’y a pas d’un côté

l’« économie réelle » produite par les agriculteurs et une économie abstraite produite par

les administrateurs. La relation est construite au sein des cités admnistratives, qualifiée

dans notre travail de centres-frontière. Centres de calculs et sites producteurs d’objets-

frontière (les grilles statistiques administratives), les cités administratives construisent les

économies nationales comme un « tissu sans couture » (Hughes, 1983b) conforme à

l’expérience économique conduite par chacune des républiques.

Les contrebandes et les multiples débordements montrent bien que des interstices

existent, ce qui a d’ailleurs rendu possible l’analyse que nous avons faite. C’est pour cette

raison que les experts sont dirigés dans leurs analyses et leur enquête par des équipes

gouvernementales qui contrôlent leurs faits et gestes et leur accès au territoire et aux

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

291

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informations. Résultat, les experts construisent des modèles qui vont servir à l’élaboration

d’accords qui ne font que pérenniser les tensions interétatiques grâce auxquelles les États

assoient leur autorité, et légitiment leur contrôle abusif sur le territoire. Le deuxième

chapitre de la thèse nous a montré à quel point les canaux où circulent les experts

internationaux sont particulièrement étroits. Pour en sortir, il faut jeter un regard critique

sur les données statistiques selon une approche relationniste. Il faut suivre à la fois la

production agricole, la production des statistiques administratives et comprendre la

construction des discours (formalisés mathématiquement ou non) de l’expertise

internationale, tout cela en cherchant à comprendre comment ces trois mondes coexistent.

Cette position de recherche n’est possible qu’en circulant dans le territoire, chose

particulièrement complexe tant il faut être sensible à des objets et des acteurs

hétérogènes, recouper les informations recueillies. La méthodologie à suivre n’est pas

seulement celle de l’interdisciplinarité mais également celle d’une négociation difficile

avec des acteurs, nationaux comme internationaux, qui cherchent continuellement à

canaliser le regard vers un certain système de valeur, qui concorde à la fois avec la

représentation formelle que veut bien donner l’État, et celle qui correspond aux principes

d’action des organisations internationales.

Notre thèse enrichit la sociologie du développement par les apports de la sociologie de

l’acteur-réseau. Plus qu’une théorie, il s’agit d’une approche analytique qui prend le soin

de mettre au cœur de l’investigation les objets techniques. Au cours de notre travail, nous

avons pu mettre en évidence la place primordiale des techniques de calculs, dans les

processus économiques décrits. La notion d’objets-frontière, utilisée pour qualifier les

modèles hydro-économiques ou les grilles statistiques, s’est révélée particulièrement

pertinente pour enrichir la notion « d’interface », produite par la sociologie du

développement, qui a certes l’intérêt d’orienter le travail de recherche sur la coordination

de systèmes de valeurs hétérogènes, sans pour autant reconnaître l’usage quotidien de

systèmes de mesures et de calcul utilisés pour matérialiser ces valeurs. Le deuxième

apport majeur de la thèse est celui d’une meilleure compréhension de la situation

politique et économique centrasiatique, dont les enjeux du développement ne peuvent être

conçues uniquement à travers la question de l’eau.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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Annexes

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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Annexe 1 - Carte administrative de l’Asie centrale

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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Annexe 2 - le relief d’Asie centrale

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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Annexe 3 - Les bassins du Syr-Darya et de l’Amou-Darya

Source : Royal Haskoning, (2001)

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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Annexe 4 - Météorologie du bassin du Syr-Darya

Un transect météorologique pour rendre compte de la diversité climatique du bassin : les informations sont issues de l’étude de Savoskul et al. (2003) qui donnent des données météorologiques de cinq stations réparties dans le bassin versant du Syr-Darya, choisies pour représenter la variation du climat de l’amont vers l’aval.

Figure 1. Limite du bassin versant du Syr-Darya

Les localisations des cinq stations sont données sur les cartes ci-dessous : Karakol’skaya correspond à la station située à côté du lac de Karakol, au Kirghizstan, à une altitude de 3 069 m (77,45°E ; 41,52°N). La station de Djalalabad est située au sein de la vallée de Ferghana, au Kirghizstan, juste à la limite des collines de piémont, à 756 m (72,98°E ; 40,93°N). La station de Tachkent est située en Ouzbékistan, à une altitude de 450 m (69,27°E ; 41,31°N). La station de Kizilkum est située au Kazakhstan, à une altitude de 184 m (67,27°E ; 42,87°N). La station de Saksaulskaya est située au Kazakhstan, à une altitude de 78 m, à l’aval du bassin du Syr-Darya (61,15°E ; 47,12°N).

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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Figure 2. Hypsométrie du bassin du Syr-Darya (mètre)

Tableau 1. Précipitations mensuelles (mm) des cinq stations

Saksaukskaya Kizilkum Tachkent Djalalabad Karakol’kaya

Janvier 11 20 55 45 4

Février 9 20 47 64 3

Mars 12 29 72 105 7

Avril 14 25 64 82 14

Mai 10 16 32 66 31

Juin 11 5 7 36 41

Juillet 13 3 4 12 41

Août 10 2 2 8 35

Septembre 8 1 5 6 17

Octobre 13 10 34 47 6

Novembre 11 14 45 75 5

Décembre 12 24 53 57 5

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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Figure 3. Répartition des précipitations annuelles sur le bassin du Syr-Darya (mm)

Tableau 2. Températures mensuelles des stations

Saksaukskaya Kizilkum Tachkent Djalalabad Karakol’kaya Janvier – 13,9 – 5,8 0,6 – 2,2 – 19,6 Février – 12,7 – 2,8 2,5 0,5 – 15,2 Mars – 4,2 5,3 8,5 6,8 – 7,4 Avril 9,8 14,5 15,4 13,8 – 0,3 Mai 18,7 21,3 20,3 19 3,7 Juin 24,1 26,8 25,6 23,6 6,9 Juillet 26,7 29,5 27,6 26,7 9,1 Août 24,4 27,1 25,5 25,6 8,7 Septembre 17,4 20,3 20 20,8 4,4 Octobre 7,4 11,1 13,3 13,9 – 2 Novembre – 1,9 2,6 7,8 6,2 – 10,7 Décembre – 9,4 – 3,2 3,4 1,1 – 17,1

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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Figure 4. Température moyenne annuelle du bassin du Syr-Darya (°C)

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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Annexe 3 - Débits des rivières de la vallée de Ferghana

Les données sont produites à partir de celles issues des travaux de Paul Raskin et al (1992) – les débits ont été enregistrés au cours de l’année 1987.

D’une manière générale, toutes les rivières du bassin ont des régimes hydrologiques de type nivo-glacial ou glacio-nival, comme en témoigne le tableau 2 de l’annexe qui montre que les quatre rivières les plus importantes en débit annuel sont toutes alimentés à plus de 50 % par la fonte des glaces et des neiges. Ainsi, les débits des rivières du bassin du Syr-Darya ont globalement un seul vrai maximum annuel au cours de la période printanière et estivale, correspondant à la fonte nivale suivie de la fonte glaciaire.

Plus précisément, deux régimes doivent tout de même être différenciés, selon la dominante nivale ou glaciale. Au sein de la vallée de Ferghana, les rivières de la rive droite du Syr-Darya ont des régimes à dominante nivale (Karasu droit, Kasansai), s’écoulant sur les faces sud des montagnes de la vallée de Ferghana, plus ensoleillées et peu couverte de glaciers. Les régimes des rivières de la rive droite du Syr-Darya sont dominés par le caractère glacial, les bassins versants étant moins ensoleillés et plus couverts de glaciers. Cela se traduit par des profils hydrauliques différents : les débits maximums des rivières nivo-glacial sont en mai-juin, alors que ceux des rivières glacio-nival sont en juillet août. Le Kara-Darya et le Syr-Darya ont toutes les deux des régimes nivo-glaciaux, mais le maximum de débit de Naryn est plus tardif que celui du Kara-Darya, à cause d’une altitude moyenne plus élevée de sont bassin versant.

Figure 1. Variation du débit annuel des rivières transversales de la vallée de Ferghana

0

0,05

0,1

0,15

0,2

0,25

0,3

0,35

0,4

0,45

Janvi

er

Fˇvrie

rM

ars

Avril

Mai

Juin

Juill

etAo˛t

Septe

mbre

Octobre

Novem

bre

Dˇcem

bre

dˇbit / mois (km3)

Karasu (gauche) Karasu (droit)Kassansay AbshirsayIsfayramsay ShahimardanIsfarasfara SokhAffluents de la rive droite du Syr Darya dans vallˇe de Ferghana

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

301

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Figure 2. Variation du débit annuel du Kara-Darya et de Naryn

0

0,5

1

1,5

2

2,5

3

3,5

Janvi

er

Fˇvrie

rM

ars

Avril

Mai

Juin

Juill

etAo˛t

Septe

mbre

Octobre

Novem

bre

Dˇcem

bre

Dˇbit / mois (km3)

Naryn (avant le barrage de Toktogul) Karadarya (avant le barrage d'Andijan)

 

La contribution des glaciers aux débits du Syr-Darya permet de jouer un rôle de tampon aux variations interannuelles des précipitations. La fonte des glaciers est liée à la température de l’air au cours de la période estivale, variable climatique qui enregistre le moins de variation interannuelle493.

Tableau 1. Débits mensuels des rivières de la vallée de Ferghana494

Janv. Fév. Mars Avril Mai Juin Juil Août Sept. Oct. Nov. Déc. Karasu (gauche) 0,016 0,012 0,013 0,018 0,048 0,065 0,083 0,07 0,049 0,04 0,031 0,024 0,469

Karasu (droit) 0,045 0,054 0,072 0,256 0,415 0,335 0,213 0,123 0,083 0,076 0,076 0,06 1,808

Shaydansay 0,002 0,002 0,007 0,017 0,022 0,016 0,013 0,011 0,005 0,005 0,006 0,005 0,111

Kassansay 0,007 0,005 0,005 0,015 0,069 0,077 0,053 0,028 0,012 0,01 0,011 0,009 0,301

Abshirsay 0,004 0,004 0,005 0,014 0,067 0,075 0,051 0,027 0,011 0,012 0,008 0,006 0,284

Kurvasay 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0

Isfayramsay 0,029 0,07 0,027 0,026 0,054 0,119 0,201 0,153 0,078 0,059 0,052 0,046 0,914

Shahimardan 0,013 0,01 0,011 0,01 0,021 0,041 0,067 0,054 0,034 0,027 0,026 0,021 0,335

Isfarasfara 0,011 0,007 0,008 0,008 0,024 0,062 0,123 0,127 0,052 0,024 0,018 0,016 0,48

Sokh 0,032 0,024 0,024 0,031 0,075 0,194 0,375 0,412 0,171 0,075 0,054 0,043 1,51

Rive droite (*) 0,013 0,012 0,022 0,081 0,207 0,22 0,167 0,152 0,093 0,041 0,038 0,03 1,076

493. Contrairement aux débits des rivières à régime nival, qui dépendent essentiellement de la température estivale et de l’intensité des précipitations, les débits des rivières à régime nivo-glacial et celle à régime glacio-nival dépendent essentiellement de la température estivale, la variable climatique qui enregistre généralement le moins de variations interannuelles. À ce sujet, l’hydrologue Daene McKinney souligne que les séries hydrauliques de la rivière Syr-Darya sont fortement corrélées à l’activité solaire.

494. (*) Affluents de la rive droite du Syr-Darya dans la vallée de Ferghana.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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Contribution à l’écoulement de surface. Les figures ci-dessous montrent l’évolution, au cours d’une année, des zones qui contribuent aux écoulements de surface dans le bassin du Syr-Darya (coloriée en vert). Un mois de référence est donné pour chaque saison : octobre pour l’automne (en haut à gauche) ; janvier pour l’hiver (en haut à droite) ; avril pour le printemps (en bas à gauche) ; juillet pour l’été (en bas à droite).

Figure 3. Évolution de la répartition des zones contributrices aux écoulements de surfaces au sein du bassin versant du Syr-Darya

Tableau 2. Distribution des origines des écoulements dans les rivières (%) (Oxana et al., 2003, p. 12)

Écoulement de surface Fonte des neiges Fonte de glace Pluie

Sokh 40 28 31 1

Naryn 44 42 10 4

Kara-Darya 42 48 5 5

Tchirchik 41 52 3 4

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Annexe 4 - Le réseau électrique centrasiatique et ses centrales de production

Les réseaux électriques de la République du Kirghizstan, du Tadjikistan, de l’Ouzbékistan, du sud du Kazakhstan et du Turkménistan sont intégrés dans le Système énergétique centrasiatique (Central Asian Power System – CAPS) de l’ancienne Union soviétique, par l’intermédiaire d’un réseau de transmission de 500 kV qui permet les échanges énergétiques495. Après l’implosion de l’URSS, le fonctionnement synchrone du réseau a été maintenu, géré par le Conseil énergétique centrasiatique (Central Asian Power Council) responsable de la gestion des échanges à travers le Centre de distribution unifié (Unified Dispatch Center – UDC), appelé Energia, basé à Tachkent en Ouzbékistan.

L’Ouzbékistan produit 52 % de l’électricité du CAPS, le Tadjikistan 16 %, le Kirghizstan 15 %, le Turkménistan 11 % et le sud du Kazakhstan 6 %. La capacité de production s’élève à 25 000 MW, dont 9 000 MW de génération hydroélectrique et 16 000 MW de génération thermique. Les plus grandes centrales hydroélectriques de la région sont la cascade de Nurek au Tadjikistan et le barrage de Toktogul au Kirghizstan, avec respectivement une capacité de 3 000 MW et 1 200 MW. De nombreux projets de construction de barrages ont été établis au cours de la période soviétique, sans avoir été réalisés. Au Kirghizstan, il s’agit des barrages de Kambarata I et Kambarata II, dans le bassin versant du Syr-Darya. Au Tadjikistan, il s’agit des barrages de Rogun, Shurob, Sangtubin I et Sangtubin II, Kafirnigan inférieur et les trois barrages Pamir I, II et III dans le bassin de l’Amou-Darya.

Le sud du Kazakhstan (qui couvre cinq provinces du pays) dispose d’une capacité de génération de 3 015 MW, dont 82 % sont thermiques et 18 % sont hydroélectriques. Le sud du Kazakhstan importe l’équivalent de 3,1 TWh, dont 1 TWh de la république du Kirghizstan produit à Tokotgul, et le reste du nord du Kazakhstan. Le Kirghizstan a une capacité de génération installée de 3 713 MW dont 79,5 % (2 950 MW) est hydroélectrique et 20,5 % est thermique (centrales thermiques mixtes du Bichkek et de Och). La cascade hydroélectrique de Tokotgul concentre à elle seule 97 % de la capacité de génération hydroélectrique et 79 % de la capacité totale de production électrique du pays. L’Ouzbékistan a une capacité de génération de 11 850 MW, dont 85 % proviennent de onze stations thermiques et le reste de trente et une petites centrales hydroélectriques disséminées sur l’ensemble du pays. Les exportations annuelles s’élèvent à 674 GWh, dont 505 GWh vers le Tadjikistan et 188 GWh vers le Kirghizstan, quand les importations s’élèvent à 1,3 TWh font 1,1 TWh viennent du Kirghizstan. Contrairement aux autres pays où il y a une grande différence entre les demandes hivernales et estivales (à la faveur de l’hiver), celles de l’Ouzbékistan sont peu différentes : un pic estival de 6 882 MW contre 7 551 MW en hiver, du fait de la forte demande pour le fonctionnement des systèmes de pompage et de drainage utilisé dans les réseaux d’irrigation.

495. Il existe également un réseau de transmission à 200 kV et plusieurs autres réseaux à faible tension qui permettent des transferts d’énergie plus localisés.

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Tableau 1. Ressources énergétiques centrasiatiques (Banque mondiale, 2004)

Réserves fossiles

Unité Kazakhstan Kirghizstan Tadjikistan Turkménistan Ouzbékistan Total

Pétrole brut

Mtep496

1 100 5,5 1,775 75 82 1 264

Gaz Mtep 1 500 5 5 2 252 1 476 5 237 Charbon Mtep 24 300 580 500 Insignifiant 2 851 28 231 Total Mtep 26 900 591 507 2 327 4 409 34732 Part du total

77,4 1,7 1,5 6,7 12,7 100

Potentiel hydro-électrique

GWh/an

27 000 163 000 317 000 2 000 15 000 524 000

Mtep/an

2,3 14 27,3 0,2 1,3 45,1

Part du total

% 5,2 31,1 60,5 0,4 2,9 100

Figure 1. Échanges énergétiques en Asie centrale en GWh (1990, 1995 et 2000) (Banque mondiale, 2004)

496. 1 Mtep : Million de tonnes équivalent pétrole, unité de mesure permettant de comparer les différentes énergies entre elles, il s’agit de l’énergie produite par la combustion d’une tonne de pétrole.

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Figure 2. Schéma des réseaux électriques centrasiatiques (220 et 500 kV) (ADB, 2002)

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Annexe 5 - Accords internationaux sur l’eau des bassins de la mer d’Aral et du Syr-Darya

Agreement dated February 18, 1992 : Between the Republic of Kazakhstan, the Republic of Kyrgyzstan, the Republic of Uzbekistan, the Republic of Tajikistan and Turkmenistan “On Cooperation in the Field of Joint Water Resources Management and Conservation of Interstate Sources”

The Republic of Kazakhstan, the Kyrgyz Republic, the Republic of Uzbekistan, the Republic of Tajikistan and Turkmenistan, hereinafter called the Parties,

• Guided by the necessity of approved and organized solution of the problems of joint management of water of interstate sources, and in further pursuance of agreed policy of economic development and raising of the peoples’ standard of living ;

• Based on the historical community of peoples living on the territory of the Republics, their equal rights and responsibility for providing rational use and protection of water resources ;

• Recognizing the unbreakable interdependence and relationship of the interests of all the Republics in solving problems of joint use of water resources on the basis of common principles for the whole region and equitable regulation of their consumption ;

• Considering that only unification and joint coordination of action will create favorable conditions for solving social and economic problems, will allow mitigation and stabilization of ecological stresses, which originated as a consequence of water resources depletion, and taking into account that in the Republic of Tajikistan there is a disproportionate amount of irrigated land per capita, and recognizing possible increase in water supply for irrigated agriculture ;

• Respecting the existing pattern and principles of water allocation, and based on acting regulations of water allocation from interstate sources, the parties agreed as follows :

Article 1

Recognizing the community and unity of the region’s water resources, the Parties have equal rights for their use and responsibility for ensuring their rational use and protection.

Article 2

The Parties are obliged to provide for strict observation of agreed order and the establishment of rules of water resources use and protection.

Article 3

Each of the Parties to this Agreement is obliged to prevent actions on its territory which can infringe on the interests of the other Parties and cause damage to them, lead to deviation from agreed values of water discharges and pollution of water sources.

Article 4

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The Parties are obliged to carry out joint works for solving ecological problems, related with the Aral Sea desiccation, and establish sanitary water discharge volumes for each year on the basis of water availability of interstate sources.

During extremely dry years a special separate decision shall be taken on the problems of water supply to the regions of acute water deficiency.

Article 5

The Parties shall facilitate wide information exchange on scientific-technical progress in water economy, complex use and protection of water resources, conducting joint research for scientific-technical support of problems and expertise in water related projects.

Article 6

The Parties take decisions on the joint use of production potential of the Republics’ water economy.

Article 7

The Parties decided to establish on parity conditions an Interstate Coordinating Water Management Commission on the problems of regulation, rational use and protection of water resources from interstate sources, including in its membership first authorities of water management agencies, having envisaged quarterly meetings, and if required on Parties initiative.

Meetings of the above-said Commission are held in succession under chairmanship of state representatives and in corresponding capital.

Article 8

The Coordinating Water Management Commission will be responsible for :

Determination of water management policy in the region, elaboration of its trends with regard for the needs of all branches of national economy, complex and rational use of water resources, long-term program of water supply in the region and measures for its implementation ;

Elaboration and approval of water use limits, annually for each Republic and the region on the whole, corresponding operations schedule for water reservoirs, their correction by specified forecasts depending on actual water availability and the water management situation.

Article 9

The executive and interdepartmental organs of the Interstate Coordination Water Management Commission shall specify the basin water management associations “Syrdarya” and “Amudarya” which shall function on conditions that all structures and facilities on the rivers and water services operated by them are the property of the corresponding Republic which owns them and should be deemed transferred for temporary use with out the right of transfer and redemption as stated by 1 January 1992.

Basin water management associations are maintained at the expense of allocations of water management organs of the Republics on the basis of parity and sharing.

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Article 10

The Interstate Coordination Water Management Commission and its executive body shall provide for :

Strict observance of release regimes and water use limits ;

Implementation of measures on the rational and economic use of water resources, sanitary water discharges along the river channels and through the irrigation systems (where they are planned), delivery of guaranteed water volume to the river deltas and the Aral Sea for the purpose of rehabilitating ecological conditions, preservation of water quality in accordance with achieved agreements.

Article 11

Decisions adopted by the Interstate Coordination Water Management Commission on the observance of limits for water withdrawal, rational use and protection of water resources are binding for all water consumers and water users.

Article 12

The Parties agreed to elaborate within 1992 the mechanism of economic and such other responsibility for violation of the agreed regime and limits of water use.

Article 13

All disputable matters are solved by the heads of water management agencies of the Republics, and, if needed, with participation of a representative of the party concerned.

Article 14

Agreements may be changed or supplemented only by way of joint consideration of all parties to this agreement.

Article 15

This Agreement enters into force the date of signing.

Agreement accepted in Alma-Ata 18 February, 1992.

On behalf of the Republic of Kazakhstan N. Kipshakbaev

On behalf of the Kyrgyz Republic M. Zulpuev

On behalf of the Republic of Tajikistan A. Nurov

On behalf of the Republic of Uzbekistan R. Giniatulin

On behalf of Turkmenistan A. Ilamanov

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Agreement Dated March 17, 1998 : Between the Governments of the Republic of Kazakhstan, the Kyrgyz Republic, and the Republic of Uzbekistan on the Use of Water and Energy Resources of the Syr-Darya Basin

The Governments of the Republic of Kazakhstan, the Kyrgyz Republic, and the Republic of Uzbekistan, hereinafter referred to as the Parties :

GUIDED by sincere spirits of good-neighborliness and cooperation ;

RECOGNIZING the fact that the appointed countries followed the agreed procedure of Syr-Darya Basin Water and Energy Uses, ensuring social and economic development of their countries and people’s welfare ;

NOTING that the Syr-Darya basin, comprised of the area of four countries, has water and energy resources to promote the economic growth of the countries ;

HAVING a common desire to find the most precise and fair solution to use the water and energy resources of the Syr-Darya basin in accordance with the precedents of international law ;

ACKNOWLEDGING that benefits derived from the joint operation of the reservoirs of the Naryn-Syr-Darya Cascade, through a multi-year flow regulation and the flood control measures, include the use of water for irrigation and power generation ;

TAKING INTO ACCOUNT that a joint and comprehensive use of the water and energy resources of the Syr-Darya basin must be implemented with regards to the environmental safety of the region ;

NOTING the common interests of the participating countries and the urgent need for the development of an efficient and coordinated water regime in the Syr-Darya basin, taking into account the problems of the Aral Sea ; the Parties agree on the following :

ARTICLE I

Definitions

“Naryn Syr-Darya Cascade” refers to the aggregate of the multi-year and seasonal regulation reservoirs.

“Growing period” is defined as the period from April 1 to October 1.

“Non-growing season” is defined as the period from October 1 to April 1.

“Water management year” is defined as the period from October 1 to October 1 of the following year.

ARTICLE II

To ensure the agreed-upon operating regimes of the hydrotechnical facilities and the reservoirs of the Naryn-Syr-Darya Cascade and irrigation water releases, the Parties deem it necessary annually to coordinate and make decisions on water releases, production and transit of electricity, and compensations for energy losses, on an equivalent basis.

ARTICLE III

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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The Parties will take no actions which will violate the agreed-upon water use regimes and energy deliveries, or infringe on the rights of the other Parties to obtain water and energy deliveries in the mutually-agreed amounts or to transport resources through their own territories.

ARTICLE IV

The Naryn-Syr-Darya excess power emanating from the release mode utilized on the Naryn-Syr-Darya during the growing season, and the Toktogul multi-year regulated flows that exceed the needs of the Kyrgyz Republic, will be transferred to the republics of Kazakhstan and Uzbekistan in equal portions.

Compensation shall be made in equivalent amounts of energy resources, such as coal, gas, electricity and fuel oil, and the rendering of other types of products (labor, services), or in monetary terms as agreed upon, for annual and multi-year water irrigation storage in the reservoirs.

A single tariff policy for all types of energy resources and their transportation shall be applied for mutual settlements.

ARTICLE V

The Parties shall undertake essential measures, which will ensure the fulfillment of their Agreement commitments to the other Parties using various forms of guarantees, such as lines of credit, security deposits, or other forms.

ARTICLE VI

The Parties agree that customs fees and duties will not be applied for deliveries of energy or other types of products (labor and services) within the Agreement.

ARTICLE VII

The Parties agree that the operation, maintenance and reconstruction of water and energy facilities shall be covered in accordance with the ownership of the property referred to in the balance sheet and the legal right of ownership.

ARTICLE VIII

Reservoir operation modes, energy amounts and transfers are approved by annual intergovernmental agreements based on the decisions made by water, fuel and energy organizations headed by vice prime ministers of the signatory countries. The BVO Syr-Darya and UDC Energia shall be appointed as executive bodies responsible for the release schedules and energy transfers prior to the establishment of the International Water and Energy Consortium and its executive body.

ARTICLE IX

Any disputes or disagreements will be resolved through negotiations and consultations. If the Parties do not reach an accord the issue in dispute shall be considered by an arbitration court that will be established by the Parties for each specific case.

ARTICLE X

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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To provide further improvement of the management and use of the water and energy resources and the enhancement of economic relations aimed at guaranteed water supply in the basin, the Parties agree to consider jointly the following issues :

- Construction of new hydropower facilities and reservoirs, or alternative sources for hydropower in the region ;

- Replacement of barter settlements by financial relations ;

- Development of pricing mechanisms based on a single tariff policy ;

- Ensuring safe operation of hydrotechnical facilities in the Syr-Darya Basin ;

- Economic and rational water use with the application of water-conservation technologies and irrigation equipment ;

- Reduction and discontinuation of polluted water discharges in the water sources of the Syr-Darya basin.

ARTICLE XI

This Agreement shall be in force from the date the Parties forward the notification of depository on the implementation of the internal state procedures to enforce it.

ARTICLE XII

This Agreement is valid for a period of five years and will be automatically renewed for additional five-year periods, if no written notice on the termination of the Agreement is given six months in advance from any Party.

ARTICLE XIII

This Agreement is open for other countries to enter.

ARTICLE XIV

Given the mutual consent of the Parties, amendments and addenda can be introduced and formalized by separate protocols, and will become integral parts of the Agreement.

This Agreement is finalized in Bishkek, March 17, 1998, in one original copy in Russian.

The original copy remains in the office of the ICKKU Executive Committee, which will submit certified copies to each member country having signed the Agreement.

Signatories :

For the Government For the Government For the Government

of the Republic of the Kyrgyz of the Republic of

of Kazakhstan Republic Uzbekistan

N. BALGIMBAEV A. DJUMAGULOV U. SULTANOV

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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Agreement dated January 21, 2000 : Between the Government of the Republic of Kazakhstan and the Government of the Kyrgyz Republic on Utilization of the Water Facilities of Interstate Use on the Chu and Talas Rivers

The Government of the Republic of Kazakhstan and the Government of the Kyrgyz Republic hereinafter referred to as “the Parties”, being guided by the Agreement Regarding Creation of the Single Economic Area of April 30, 1994 ;

Acknowledging social, economic and environmental value of water resources ;

Attaching importance to mutual beneficial cooperation in use of water resources and reliability and safety in operation of the water facilities of interstate use ;

Having the common desire to find the most perfect and fair decision in efficient use of water facilities pursuant to the admitted international water law ;

Proceeding from the principles of neighborliness, equality, and mutual assistance ;

Have agreed as follows :

ARTICLE 1

The Parties agree that use of water resources, operation and maintenance of the water facilities of interstate use shall be targeted at mutual benefits of the Parties on the fair and reasonable basis.

ARTICLE 2

The Parties subsume to the water facilities of interstate use the following water facilities owned by the Kyrgyz Republic :

Orto-Tokoi Reservoir on the Chu River ;

Chu bypass reinforced concrete canals on the Chu River, from the Bystrovskaya hydroelectric power plant to the town of Tokmok ;

West and East Big Chu Canals with facilities ;

Chumysh water structure on the Chu River ;

Kirovskoye Reservoir on the Talas River.

ARTICLE 3

The Party-owner of the water facility of interstate use is entitled to receive compensation from the Party-user of the facility for the costs needed to provide safe and reliable operation.

ARTICLE 4

The Parties shall take shared part in the recovery of costs associated with operation and maintenance of the facilities of interstate use and other agreed efforts in proportion to the water received.

ARTICLE 5

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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For reliable and safe operation of the water facilities of interstate use, the Parties shall establish permanent commissions that set up the operation mode and define amounts of costs needed for operation and maintenance.

ARTICLE 6

The Parties shall annually appropriate funds needed to operate and maintain the water facilities of interstate use.

ARTICLE 7

The Parties shall undertake joint measures to protect the water facilities of interstate use and the territories within their areas of influence from adverse effects of floods, mudflows and other natural phenomena.

ARTICLE 8

In case of emergency at the water facilities of interstate use caused by natural phenomena and technical reasons, the Parties shall notify each other and undertake joint actions to prevent, mitigate and remove consequences of emergencies.

ARTICLE 9

For the purposes of prompt and efficient repairs and reconstruction at the water facilities of interstate use, the Parties shall acknowledge the necessity to use construction, repair, operation and industrial capacities of each other.

ARTICLE 10

The Parties agree to conduct research, design and exploration concerning the efficient use of water resources and water facilities jointly.

ARTICLE 11

The Parties shall implement the order of unimpeded and customs free movement across the boundaries and territories thereof for staff, machines, mechanisms, raw stuff, and materials intended for operation and maintenance of the water facilities of interstate use.

ARTICLE 12

In the event of disputes or controversies related to the interpretation or application of the Agreement, the Parties shall resolve them by negotiations and consultations.

ARTICLE 13

Upon the consent of the Parties, addenda and amendments may be incorporated in the Agreement in the form of separate protocols. The addenda and amendments constitute an integral part of the Agreement.

ARTICLE 14

The Agreement shall come in force from the moment the last notification on the executed internal procedures provided in national legislations has been deposited by the Parties.

The Agreement shall be in effect for five years. It will be automatically prolonged for further five-year periods, unless either Party has delivered a written notice to the other Party of its intention to terminate the Agreement six months before the expiration date.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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Done in duplicate, at Astana, this 21st day of January, 2000, in the Kyrgyz, Kazakh and Russian languages, each being equally authentic.

Should a controversy arise, the Parties shall be guided by the Russian text of the Agreement.

For the Government of the Kyrgyz

Republic

For the Government of the Republic

of Kazakhstan

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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Annexe 6 - Central Asia Water Energy Nexus Study: economic analysis

In this Appendix, the economic basis for equitable distribution of benefits is laid out ; the performance under the IGIAs is compared with the economically justified equitable distribution of benefits ; and finally sensitivity analysis is carried to understand how the benefits can be stabilized under varying hydrological conditions.

Economic Setting

The Naryn River is a major tributary of the Syr-Darya on which 5 big hydroelectric power plants (HPPs) are located (Toktogul, Kurpsai, Tashkumyr, Shamaldysai, and Uch-Kurgan), all of them on the territory of the Kyrgyz Republic (See Figure 2). The Toktogul reservoir, the largest of all, has an active storage of 14 BCM and a firm annual yield (i.e., releasable water) of about 9 BCM. Hence it is the main source of water in the Syr-Darya River basin on which two downstream riparians, Kazakhstan and Uzbekistan, greatly depend. The Toktogul reservoir was constructed to meet the targets of agricultural production set by the former Soviet Union Government. These targets were achieved – cotton production rose quickly from 4.3 millions tons in 1960 to 10-11 millions tons in 1990.

Prior to 1991 the Toktogul cascade was operated according to an irrigation regime. The design criterion for release of water from the reservoir during the non-vegetation period (October – March) was to limit it to 180 m3/sec, which corresponded with the natural flow of the river, but also providing for a minimum electricity generation (See Figure 1).

Kyrgyzstan Electricity Consumption and Generation by Toktogul Cascade in Power Mode

0

500

1000

1500

2000

Jan Feb Mar Apr May Jun Jul Aug Sep Oct Nov Dec

GWh

Electricity Consumption Generation by Toktogul Cascade

Kyrgyzstan Electricity Consumption and Generation by Toktogul Cascade in Irrigation

Mode

0 500

1000 1500 2000

Jan Feb Mar Apr May Jun Jul Aug Sep Oct Nov Dec

GWh

Electricity Consumption Generation by Toktogul Cascade

Figure 1 Figure 2

Following the break-up of the Soviet Union however, the Kyrgyz Republic, to minimize import of fossil fuels and to meet as much of its domestic demand for electricity from indigenous sources, tended to operate the Naryn cascade in a hydropower mode, which implies storing water in the summer, and releasing it in the winter (See Figure 4). In contrast, the downstream countries want the Naryn cascade operated in an irrigation mode, which implies release waters in the summer and storing it in the winter.

For the Kyrgyz Republic, meeting the water needs of the downstream countries results in a level of electricity production that is greater than the need to meet its demands in the summer months. Also, because water has not been stored for the winter months ; and restrictions placed on water releases during winter, the generation of hydroelectricity is

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lower in winter than its demand. Therefore, the Kyrgyz Republic is incurring opportunity costs of : (a) storing the water (during winter) when it really needs to release it ; and (b) releasing the water (during summer) when it really needs to store it.

At the same time, the downstream countries receive benefits from (a) irrigation water, which has value based on the agricultural (mainly cotton) yields generated ; and (b) additional electricity in the summer, which could be valued using the costs of electricity generation in those countries.

Assumptions for the Analysis

Availability of Water Resources : On the overall availability of water resources :

The Haskoning study reports that the average annual inflow from 1975 to 2001 has been 12 BCM) ;

On the other hand the TACIS Verbundplan study claims an average annual flow of 11 BCM ; and

An examination of flows rates going back to 1919 suggests a 20-year moving average of only 9 BCM.

For the purpose of this analysis therefore, the inflow assumption for the base case is taken as 9 BCM. Second, outflows are assumed to be 9 BCM on an annual basis, as this level of releases would be equal to the firm annual yield, equate the inflows into the reservoir to the outflows and therefore is sustainable over the long term. Also, such releases : (a) are close to the natural flows of the river, thus are deemed sustainable from an ecological and natural resource management points of view,497 and (b) correspond to the releases in the IGIA levels of the last three years.

Of this 9 BCM annual releases, the normal summer release is assumed to be 6 BCM, with a minimum release of 3 BCM in summer, which roughly corresponds to the Kyrgyz Republic’s needs to release to meet its summer electricity needs. Winter releases therefore would be limited to 3 BCM.

Associated Electricity. In the Toktogul cascade, one cubic meter of water flowing through all the 5 HPPs generates 0,86 kWh of electricity at the end of the cascade. In other words, 1,16 m3 of water are needed to generate 1 kWh of electricity. Accordingly, if 6 BCM of water were released in summer it would generate 5,170 GWh ; and if 3 BCM were released during winter, it would generate 2,590 million kWh.

Costs of Energy to Each Party : Critical to the assessment of the costs and benefits of different allocations of water from the Naryn are the costs of electric energy to each party. The relevant costs are : (a) the short run marginal cost (SRMC) of generation to the Kyrgyz Republic if hydropower from Toktogul is reduced in winter and (b) the SRMC of generation saved in south Kazakhstan and Uzbekistan if hydropower is provided to them from Toktogul in summer. The details of SRMC calculations are presented in Appendix 8.

497. Daene McKinney et al., “Optimization of Syr-Darya Water and Energy Uses”, avril 2001.

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The Kyrgyz Republic : If hydropower production from Toktogul were to change, complementary changes in consumption of fossil fuels would take place in the Kyrgyz Republic system. These can effectively be modeled by looking at the Bishkek CHP, which provides most of the power generated by thermal power stations in the country. The SRMC is around US¢/1.5/kWh.498 At present somewhere between 725 and 900 million kWh are being generated, with the plant operating at a capacity of 200-250 MW and using about 41 percent gas and 57 percent coal499.

Uzbekistan : The highest cost plant in Uzbekistan is the Angren coal fired power plant, whose SRMC is about US¢2.3/kWh, followed by Novo-Angren power plant, which is largely coal fired with an SRMC of about US¢2.1/kWh. So when electricity is available from outside the system, it is assumed that these highest cost plants are closed first, followed by the next lower cost plant, if necessary.

South Kazakhstan. Current operations of the south Kazakhstan power system has factored in the availability of hydropower from Toktogul in the summer, to the extent that the privately owned Jambul thermal power plant, a fuel oil fired facility, is shut down due to its higher costs of generation. In case power from Toktogul was not available, it is assumed that Jambul plant would be operated to meet the south Kazakhstan demand. The estimates of costs of generation at Jambul TPP show that the SRMC of generation would be about US¢2.1/kWh500

Benefits of Irrigation Operations to Downstream Countries. Irrigation water has value based on the additional value of the agricultural yields generated.

The irrigation water delivered is used for many crops, including cotton. In view of : (a) the absence of more detailed information on how water is allocated to each crop ; (b) the fact that cotton is the one crop with a clear internationally determined value ; and (c) the only one whose production is demonstrably profitable when valued in international prices, the benefits are calculated only for cotton production ;

Wheat production, which has expanded as a result of a policy of self-sufficiency, is much less valuable in economic terms and, indeed, if output is valued at international prices it has a negative value-added. Other irrigated crops may have a positive value-added but data to determine these are not available. Consequently, by taking only the value of cotton, the net economic benefits of

498. In view of the limited thermal capacity of Kyrgyz Republic, this value is understated. When making calculations for the revised Agreement one should take into account also the incremental capacity cost.

499. About 2 percent of the fuel used is fuel oil.

500. It is of relevance to note that Kazakhstan is trying to become self sufficient to meet the electricity demand from its own sources. The options for meeting the demand in South Kazakhstan from domestic sources were : (a) rehabilitation of Jambul TPP, (b) construction of a new fuel oil fired TPP/fuel oil fired combined cycle power plant in the South, and (c) construction of a new North-South 500 kV transmission line together with rehabilitation of existing Ekibastuz TPP/construction of a new coal-fired TPP. The respective Long Run Marginal Costs of these options were estimated to be : (a) 4.79 US¢/kWh, (b) 5.82/4.21 US¢/kWh, and (c) 2.87-2.81/5.15-5.09 US¢/kWh – Source : RWE Solution, KEGOK. Kazakhstan North-South 500 kV Power Transmission Line Investment Pre-Feasibility Study. Final Report.

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irrigation water are being underestimated in all probability. However, the data provide a lower bound on benefits from irrigation mode and are useful for comparison purposes ;

Currently about 37 percent of the land irrigated in Syr-Darya basin is devoted to cotton in Uzbekistan and 28 percent in Kazakhstan. Depending on the water available, more or less land can be used for cotton, subject to some physical limits. Consultants Haskoning have made an estimate of present land under cotton and how much more can be put allocated to this crop. Table 1 below summarizes the basic data. These figures limit the amount of cotton benefit that can be derived as water availability is increased ;

The value of water in irrigation in this region is estimated by Haskoning as being in the region of $20-$50 per KCM501. Although this is a wide range, it is not inconsistent with other estimates of the value of irrigation water in cotton production. Hence estimates of irrigation water value take these figures, with the base calculations using $20/KCM.

Table 1 : Actual and Potential Land Under Cotton

Country Kazakhstan Uzbekistan

Land under cotton (000 ha.) 281.4 688.2

Additional land that can be planted with cotton (Med. Term) (000 ha.) 2.2 103

Additional land that can be planted with cotton (Long Term) (000 ha.) 6.6 347

Source : Haskoning (2001)

The application of water to cotton production is limited, however, by the land available. The amount of water required by each hectare depend on the level of the water table, and Haskoning have estimated these needs and the areas with different levels, as detailed in Table 2 below. Following from these and the land available for irrigation, we can estimate the amount of additional water that can be allocated to cotton production. In the calculations of the irrigation benefits it is assumed that the application of water is constrained by the amount of land available502.

Table 2 : Water Needs for Cotton Irrigation

Water Table Level Units 1 Meter 2 Meters > 4 Meters

Water Needed for Full Cotton Yield m3/ha. 2 700 5 430 7 340

Land under cotton that is in each category

Kazakhstan 000 ha. 41.2 41.2 136.1

501. In their Main Report they estimate that an additional 5.1 BCM of water could be generated by reducing drainage flows in the basin. If all of this was applied to cotton, it would yield an increase of $100 million in incomes. This implies a value of $19.6 per 1 000 m3 (Haskoning, 2001, p. 11).

502. The increase in available land is taken as stipulated in the medium term estimate in Haskoning. Production of cotton on this land is assumed to be sustainable – i.e. land is rotated as needed. Any environmental costs associated with cotton production (e.g. intensive pesticide application) are ignored.

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Uzbekistan 000 ha 76.4 76.4 535.4

Additional land in each category for cotton (in themedium term)

Kazakhstan 000 ha 11.4 11.4 80.1

Uzbekistan 000 ha 0.4 0.4 1.4

Source : Haskoning (2001).

Base Case Analysis

Costs to the Kyrgyz Republic. The opportunity cost can be measured by the difference between the costs that the Kyrgyz Republic incurs in the irrigation mode versus those incurred in the power mode.

Table 3 : Costs to the Kyrgyz Republic of Operating Toktogul in Irrigation Mode

Vegetation Period (April-

September) Non-Vegetation Period

(October-March) Total

Water Releases (BCM) 6.0 3.0 9.0

Water needed to generate one kWh (m3) 1.16

Electricity Generated (GWh) 5,170 2,590 7,760

Domestic Demand (GWh) 2,550 4,950 7,500

Losses503 10 15

Gross Generation (GWh) 2,830 5,820 8,660

Surplus (deficit) (GWh) 2,340 (3,230) (890)

SRMC of Generation (US¢/kWh) 1.5

Costs (US$ Million) -- 48.5

As shown in Table 3, each cubic meter of water released generates 0,86 kWh of electricity (i.e., to generate 1 kWh, 1.16 m3 need to be released), which implies that to meet its own demand of 2,550 million kWh plus to account for technical losses during summer, the Kyrgyz Republic needs to release only 3.2 BCM of water approximately. During winter, the releases are only about 3 BCM, which would generate about 2,590 millions kWh, where as the needed generation (demand plus losses) is about 5,830 millions kWh. Therefore there is a deficit of about 3,240 millions kWh, and this deficit needs to be made up from the thermal sources, which at the SRMC of 1.5 US¢/kWh, would cost the Kyrgyz Republic about US$48.6 millions.

Table 4 : Costs to the Kyrgyz Republic of Operating Toktogul in Power Mode

Vegetation Period (April-

September) Non-Vegetation Period

(October-March) Total

503. Only technical losses are considered, because the rest of the losses are commercial losses, which are very much within the control of the Kyrgyz Republic to minimize them. Moreover, the technical loss levels will be higher during non-vegetation period due to the heavier loading of the networks.

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Water Releases (BCM) 3.0 6.0 9.0

Water Needed to generate one kWh (m3) 1.16

Electricity Generated (GWh) 2,590 5,170 7,760

Domestic Demand (GWh) 2,550 4,950 7,500

Losses (%) 10 15

Gross Generation (GWh) 2,830 5,820 8,660

Surplus (deficit) (GWh) (240) (650) (890)

SRMC of Generation (US¢/kWh) 1.5

Costs (US$ Million) 3.6 9.8 13.4

In the power mode of operation, the releases would just reverse relative to the irrigation mode, with 3 BCM in vegetation period and 6 BCM in non-Vegetation period. As can be seen in Table 4, there would be minor deficits in meeting the gross generation needs (demand plus losses) and this deficit would be met from the thermal power sources. This is in concert with the requirement that Bishkek CHP should be operated at some minimum level throughout the year, to provide system stability as well as heat supply during winter.

Therefore, the incremental costs incurred by the Kyrgyz Republic of operating Toktogul in an irrigation mode are about the US$35 millions, which is the difference between the costs incurred in the two modes of operation. In other words, for every BCM of water released during summer above than the 3 BCM needed by the Kyrgyz Republic to meet its own electricity demand, the Kyrgyz Republic is incurring opportunity costs of about US$11.67 millions. Looked at yet another way, the Kyrgyz Republic is incurring costs of US$17.5 millions each on behalf of Kazakhstan and Uzbekistan, when Toktogul is operated in an irrigation mode.

Benefits to the Downstream Countries. At the same time, the downstream countries are receiving water for irrigation purposes as well as electricity associated with water releases. Table.5 provides the computations of the benefits accrued to both Uzbekistan and Kazakhstan in the irrigation mode.

Table 5 : Benefits to Downstream Countries of Operating Toktogul in Irrigation Mode

Irrigation Benefits Uzbekistan Kazakhstan Total

Value of Water ($/KCM) 20

Volume of Water Released (BCM) 3 3 6

Benefits from Water (US$ million/BCM) 7 5.6

Total Irrigation Benefits (US$ million) 21 16.8 37.8

Electricity Benefits

Electricity Received (GWh) 1,100 1,100 2,200

SRMC of generation (US¢/kWh) 2.3 2.1

Total Electricity Benefits (US$ million) 25.3 23.1 48.4

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Total Benefits to Downstream Countries 46.3 39.9 86.2

For Uzbekistan, with irrigation benefits of US$20/KCM, and only 35 % going to production of cotton, the benefits for the value of water is US$7 millions/BCM. Uzbekistan allocation is roughly half of the water released from Toktogul, i.e., 3 BCM. Accordingly, the total irrigation benefits amount to US$21 million for the water that Uzbekistan receives. Associated electricity is also split evenly between the two downstream countries, resulting in Uzbekistan receiving 1,100 million kWh at the Uzbekistan border, after accounting for 6 % losses in the Kyrgyz Republic transmission system (i.e., 2,200 millions kWh of the 2,340 millions kWh of surplus is actually delivered)504. When this electricity is valued using Uzbekistan’s SRMC of US¢2.3/kWh, electricity benefits to Uzbekistan amount to about US$25.3 millions. The benefits from irrigation and electricity together to Uzbekistan amount to US$46.3 millions.

Although half the irrigation water is given to Kazakhstan, the value of the irrigation benefits are the somewhat lower, at US$16.8 million, in view of the fact that the area under cotton cultivation is only 28 % of the irrigated areas. Further, due to the slightly lower SRMC of electricity generation in south Kazakhstan, the value of associated electricity that is delivered to Kazakhstan amounts to US$23.1 millions. As a result, the total benefits of operating Toktogul in an irrigation mode is about US$39.9 millions. Taken together, the total benefits to downstream countries from operating Toktogul in an irrigation mode is about US$86 millions.

To arrive at the incremental benefits enjoyed by the downstream countries in the irrigation mode, it would be necessary to compare such total benefits with any benefits these countries would get from operating Toktogul in a power mode. Such computations are given in Table 6.

Table 6 : Incremental Benefits to Downstream Countries of Operating Toktogul in Power Mode

Irrigation Benefits Uzbekistan Kazakhstan Total

Value of Water ($/KCM) 20

Volume of Water Released (BCM) 1.5 1.5 3.0

Value of Water (US$ million/BCM) 7 5.6

Total Irrigation Benefits (US$ million) 10.5 8.4 18.9

Due to the fact that only 3 BCM of water is released under the power mode, and that all associated electricity is consumed by the Kyrgyz Republic itself, the only benefits accruing to the downstream countries are those due to irrigation, and these amount to US$10.5 million for Uzbekistan and US$8.4 million in Kazakhstan, for a total value of about US$19 millions. Accordingly, by operating Toktogul in an irrigation mode, the annual incremental benefits accruing to Uzbekistan amount to US$35.8 millions ; and those accruing to Kazakhstan amount to US$31.5 million for a total of US$67.3 millions.

504. This is the level that the 1998 Framework Agreement and the annual IGIAs include.

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These figures stand out in stark contrast to the annual incremental costs incurred by the Kyrgyz Republic of US$35 millions, when operating Toktogul in the irrigation mode.

Implications of the Analysis

The implications of the base case analysis, summarized in Table 7, are quite clear. When operating in irrigation mode, the Kyrgyz Republic is incurring opportunity costs that are nearly three-and-one-half times the costs that it would incur in a power mode, which means that the Kyrgyz Republic would prefer to operate Toktogul in a power mode.

Table 7 : Summary of Incremental Costs and Benefits of Toktogul Operations Operation of Toktogul in

Irrigation Mode Power Mode Incremental Values

Costs to the Kyrgyz Republic 48.6 13.5 35.1 Benefits to Uzbekistan andKazakhstan

86.2 18.9 67.3

On the other hand, even with conservative estimates on the value of irrigation benefits (at US$20/KCM) and applied only to cotton cultivation, the downstream countries are reaping benefits from such operations that are nearly twice the costs incurred by the Kyrgyz Republic. Therefore, if the downstream countries want the assurance that Toktogul is operated in an irrigation mode, then the downstream countries must recognize the costs incurred by the Kyrgyz Republic and compensate the Kyrgyz Republic for such costs.

The analysis carried out provides the floor and ceiling of such compensation. If the payment offered by Uzbekistan and Kazakhstan to the Kyrgyz Republic is anything less than or just equal to US$35 millions (the incremental costs incurred by the Kyrgyz Republic) then there is no incentive for the Kyrgyz Republic to operate Toktogul in an irrigation mode. Likewise, if the Kyrgyz Republic receives compensation equal to all the US$67 millions (the incremental benefits of Uzbekistan and Kazakhstan combined) then there is no gain by Uzbekistan and Kazakhstan from getting that amount of water in summer. Therefore, the compensation needs to be somewhere between US$35 millions and US$67 millions. À political agreement is necessary to decide on the actual compensation level between the downstream countries and the Kyrgyz Republic.

Comparison of Benefits/Costs with Actual Payments. Comparison of agreed exchanges of commodities with actual exchanges in the year 2001 is provided in Table 8, together with the monetary value of the bartered commodities. The main commodities exchanged in 2001 were coal, gas, and fuel oil.

Table 8 : Comparison Between Agreed Annual IGIA and Performance in 2001

Kazakhstan Uzbekistan Total Supplies from the Kyrgyz Republic Unit Agreed Actual Agreed Actual Agreed Actual

Water releases BCM 2.95 2.95 2.95 2.95 5.9 5.9

Export of Associated Electricity

Quantity GWh 1,100 912 1,100 1,038 2 200 1950

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Price US$/kWh 0.01 0.0088* 0.0334 0.0201* 0.0217+ 0.0148*+

Value US$ Million 11.00 8.00 36.74 20.87 47.74 28.87

Supplies to the Kyrgyz Republic

Natural gas

Quantity MCM 658.2 368.8 658.2 368.8

Price US$/KCM 54.174 54.174 54.174 54.174

Value US$ Million 35.66 19.98 35.66 19.98

Coal

Quantity Th. metric tons 618 466.5 618 466.5

Price US$/ton 16 16 16 16

Value US$ Million 9.89 7.46 9.89 7.46

Fuel oil

Quantity Th. metric tons 20 9.8 20 16.5 40 26.3

Price US$/ton 55 55 54 54

Value US$ Million 1.10 0.54 1.08 0.89 2.18 1.43

Total US$ Million 10.99 8.00 36.74 20.87 47.73 28.87

* Computed ; + Weighted Average

As regards the agreement itself :

Kazakhstan and Uzbekistan together agreed to pay the equivalent of about US$48 million in commodities to the Kyrgyz Republic, and this agreed payment level lies within the range defined by a minimum of $35 million and a maximum of $67 million. In other words, the agreements appear to comprise what can be considered as a fair distribution of benefits between the upstream country and the two downstream countries taken together ;

Between the two downstream countries, Kazakhstan is getting the better end of the bargain. As per agreement, the amount of water as well as electricity received is the same as Uzbekistan, but the commitment is to pay the equivalent of US$11 millions versus Uzbekistan’s commitment to pay the equivalent of US$37 millions ;

The payments, according to the agreements, are being made exclusively for electricity supplied. However, because such electricity is priced at inflated levels (relative to cost of hydro production in the Kyrgyz Republic), especially for Uzbekistan, the payments do include implicit payments for water services.

As regards the performance under the 2001 agreement :

While the amount of water transferred is as per agreement, the amount of electricity consumed was lower than contracted for. More important, all the main commodities (gas, coal and fuel oil) were a quite a bit lower than contracted. As a consequence, the actual value received by the Kyrgyz Republic for electricity was US¢0.88/kWh from Kazakhstan, and US¢2.01/kWh from Uzbekistan, for a weighted average of US¢1.48/kWh ;

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The total resource transfer to the Kyrgyz Republic is equivalent to about US$29 millions, i.e., less than the incremental costs incurred by the Kyrgyz Republic (estimated at US$35 millions) to operate Toktogul reservoir in an irrigation mode ;

In view of the timing difference in resource exchanges (water/electricity in summer, coal/gas etc. in winter), the Kyrgyz Republic loses the leverage to enforce the agreement when the gas/coal supplies are less than agreed, and resorts to drawing down the Toktogul waters in larger quantities (than agreed) to meet its winter power demand.

In summary, the annual agreements under the 1998 Framework Agreement appear to be a fair distribution of benefits by implicitly including a payment for water services. However, the actual performance under the annual agreements short change the Kyrgyz Republic, who, having lost the leverage to enforce the agreement in winter after releasing the water in summer, is therefore compelled to release more water from Toktogul in winter than agreed levels.

To resolve this problem, the water and energy nexus needs to be broken (or unbundled) and put on a commercial basis. Four commodities are involved principally – water services, electricity, gas and coal. Once the trade in water services is put on a commercial basis (with the compensation mechanism in place), then gas can be traded to meet gas needs, electricity to meet electricity needs etc.

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Annexe 7 - Ce qu’induit le Barter Agreement

La comparaison des séquences annuelles 1995-1998 et 1999-2002 montre que les pratiques n’ont absolument pas changé, avant et après la signature de l’accord promu par l’USAid et signé le 17 mars 1998 (annexe 7).

Tableau 1 (Zyryanov et Antipova, 2000, p. 67)

Année 1995 1996 1997 1998

1er janvier 17,7 13,9 13 10,2

1er avril 14,2 10,4 9,8 7,3

Stock d’eau à Toktogul (km3)

1er octobre 15,6 15,2 11,8 15,1

planifiés 6,5 6,5 6,5 6,5 Lâchers d’été (km3)

Réalisés 6,3 6,2 6,1 3,7

Planifiée 2 200 2 200 2 200 2 200

UZ KZ UZ KZ UZ KZ UZ KZ

Export. d’électricité kirghize (millions de kWh) Réalisée 928 782 108 782 970 585 1 925 673

Planifiée 200 500 500 422 offre en gaz naturel vers au Kirghizstan (millions de m3) Réalisée 200 476 331 430

Planifiée 985 600 566 362 Charbon de Karaganda (milliers de tonnes Réalisée 450 202 572 331

Planifiée Fuel (milliers de tonnes)

Réalisée

Planifiée Électricité (kWh)

Réalisée

Tableau 2 (World Bank et al., 2004, p. 10)

Année 1999 2000 2001 2002

1er janvier 13,5 14,5 11,9 10,4

1er avril 10,4 11 8,7 7,5

Stock d’eau à Toktogul (km3)

1er octobre 16,3 13,7 12,1 17,4

planifiés 6,5 6,5 5,9 6 Lâchers d’été (km3)

Réalisés 5,06 6,5 5,9 3,6

Planifiée 2 200 1 905 (U) 580 (Ka) 2 200 2 200

UZ KZ UZ KZ UZ KZ UZ KZ

Export. d’électricité kirghize (millions de kWh) Réalisée 1 038 912 422 523 1 615 782 489 469

Planifiée 700 490 630 772 Offre en gaz naturel vers au Kirghizstan Réalisée 593 360 632 748

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(millions de m3)

Planifiée 618 500 567 Charbon de Karaganda (milliers de tonnes) Réalisée 466 165 150

Planifiée 20 Fuel (milliers de tonnes)

Réalisée 24

Planifiée 400 0 200 250 Électricité (kWh)

Réalisée 434 11 75 150

Figure 1. Évolution du débit entrant, du débit sortant et du niveau du barrage de Toktogul (1998-2003)

0,00

2,00

4,00

6,00

8,00

10,00

12,00

14,00

16,00

18,00

1988 1989 1990 1991 1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000 2001 2002 2003

km3

Inflow Outflow Niveau de Toktogul

VOLUME MORT DU BARRAGE DE TOKTOGUL = 5,5 km3

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Annexe 8 – Le Kirghizstan « contrôle-t-il » la ressource en eau ?

Nous testons ici l’hypothèse selon laquelle le Kirghizstan contrôle la majeure partie de la ressource en eau du bassin du Syr-Darya et que le barrage de Toktogul est une pièce maîtresse pour ce pays pour réaliser ce contrôle. Pour cela, trois types de réseaux sont étudiés : (1) les réseaux hydrauliques, (2) le réseau hydrographique et sa dynamique hydrologique, (3) les réseaux de distribution de l’énergie électrique produite au sein de la grille de distribution électrique centrasiatique.

Nous montrons que (1) le Kirghizstan ne dispose pas des infrastructures hydrotechniques suffisantes pour maîtriser toute l’eau qui tombe sur son territoire ; (2) que les « pays-aval » dispose également d’une capacité non négligeable de maîtrise de la ressource en eau du bassin ; (3) que le pouvoir de maîtrise hydraulique du Kirghizstan sont réduits par ses propres besoins hydroélectrique. (4) Par ailleurs, nous montrons que Kirghizstan ne peut assurer pleinement sa souveraineté sur l’électricité produite au niveau de Toktogul, ce qui réduit encore plus son pouvoir hydraulique. (5) Enfin, le dimensionnement même du barrage de Toktogul, si grand soit-il, contraigne également les marges de manœuvre de l’opérateur.

(a) Le Kirghizstan, pays de formation des débits du bassin du Syr-Darya

Précipitations et glaciers du Syr-Darya concentrés en territoire kirghize. Le Kirghizstan abonde en ressources hydriques sur son territoire, qui concentre la plupart des précipitations du bassin du Syr-Darya et la très grande majorité de ses glaciers.

La plus importante des sources d’eau du bassin provient des précipitations. En moyenne, il tombe 129 km3 d’eau par an sur les 44 900 km2 de surface totale du bassin mais la plupart des précipitations tombe sur le territoire du Kirghizstan, qui couvre 28 % de sa surface. Les précipitations du bassin sont distribuées selon un gradient croissant de l’ouest vers l’est qui suit son hypsométrie. La concentration des précipitations sur les sommets du bassin est liée à l’effet de fœhn qui induit le déversement des masses d’air humide chargée au-dessus de la mer Noire sur les contreforts occidentaux de la chaîne himalayenne505.

La plupart des précipitations se réalise donc principalement sur le territoire kirghize qui contribue à plus de 78 % à la formation des débits d’eau de surface du bassin. Le Kirghizstan concentre sur son territoire la plupart des sommets du bassin alors que les autres pays riverains occupent généralement les parties basses du bassin, et disposent donc de peu d’obstacles physiques élevés qui permettent de retenir les précipitations.

Par ailleurs, le Kirghizstan dispose de la quasi-totalité des 2 863 glaciers alpins du bassin, qui couvent une surface de 1 658 km2 et contiendrait 81,51 km3 (Kotlyakov, 1968)506. Les

505. Près de la mer d’Aral et dans l’ensemble du désert de Kizilkum, les précipitations se rangent dans une moyenne annuelle de 100-200 mm. Au fur et à mesure que l’altitude augmente et les précipitations croissent avec une moyenne de 500-600 mm/an sur les chaînes du Tian Chan et de l’Alai, pouvant atteindre par endroits 1 500 mm/an.

506. Soit 20 fois plus que l’eau accumulée dans les lacs naturels de montagne, d’un volume total de 4 km3 (Savoskul, 2003, p. 11).

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glaciers contribuent au stockage et au largage annuel de ressource en eau de surface au cours de la période estivale (cadre sur le régime des rivières du bassin). D’autre part, la dynamique interanuelle des glaciers contribuerait actuellement à un apport annuel moyen de 0,54 km3 par an par fonte progressive des glaciers de la chaîne de l’Alai507.

Les trois quarts des eaux de surfaces s’écoulent depuis le Kirghizstan. On estime que 37,2 km3 d’eau de surface coulent chaque année dans le réseau hydrographique du bassin versant du Syr-Darya508, soit 30 % des 129 km3 de précipitations moyennes annuelles. Sur les 37,2 km3, 27,60 km3 proviennent du territoire kirghize qui contribue à 74,2 % des débits de surfaces du bassin, contre 15,6 % pour l’Ouzbékistan, 7,5 % pour le Kazakhstan et 2,7 % pour le Tadjikistan. L’eau de surface s’écoule dans un réseau hydrographique particulièrement développé.

On compte plus de 29 000 rivières sur le bassin, dont 1 907 dépassent les 10 km de long (Savoskul, 2003, p. 11). La plupart des cours d’eau sont petits mais quatre affluents du Syr-Darya ont des débits annuels moyens supérieurs à 1 km3 par an509. Le réseau hydrographique est transfrontalier. À l’échelle du bassin, la majeure partie des débits formés traverse des frontières : 27,64 km3 d’eau de surface transitent au moins au travers d’une frontière. Le Kirghizstan est le principal contributeur aux transferts d’eau entre Etat avec 84,6 % de ces eaux transfrontalières, contre 10,1 % pour l’Ouzbékistan, 2,5 % pour le Tadjikistan et 2,7 % pour le Kazakhstan510.

Les écoulements des eaux de surface au sein du bassin versant du Syr-Darya. Suivons le fil de l’eau du bassin du Syr-Darya, des bassins d’approvisionnement vers l’exutoire de la mer d’Aral. Le Syr-Darya prend sa source avec la rivière Naryn, la plus forte contributrice du bassin du Syr-Darya, avec un débit moyen de 429 m3/s (14,54 km3/an). Longue de 807 km, la rivière Naryn dispose d’un bassin versant propre de 59 100 km2 et la totalité de son débit est formée sur le territoire kirghize. La rivière Naryn conflue avec la rivière Kara-Darya, dont les 30 100 km2 de bassin sont aussi situés majoritairement au Kirghizstan dont le territoire contribue à 100 % au débit.

Les eaux de ces deux rivières confluent au cœur de la vallée de Ferghana, et s’assemblent pour donner le Syr-Darya qui coule jusqu’à la mer d’Aral sur 2 212 km. Avant la

507. Les glaciers de la chaîne du Tian Chan disparaissent. Selon Savotkul et al. (2000), le volume de glaciers estimé pour la période 1960-1990 à 81,3 km3 rapetisserait de 74 à 96 % jusqu’à la période 2070-2099.

508. Le débit de 37,2 km3 a été calculé par McKinney (2000, p. 8) sur la période de 1951-1974. D’autres auteurs annoncent d’autres débits annuels : 39 km3 (Savoskul, 2003, p. 11) ; 37-40 km3 (Heaven, 2002). Selon (McKinney, 2000, p. 8), le débit annuel moyen au sein du bassin du Syr-Darya sur la période 1910-1993 est estimé à 36 km3 en moyenne. Les quantiles inférieurs sont estimés à 31 km3 (75%) et 27 km3 (50%).

509. La rivère Naryn (14,54 km3 par an) (McKinney, 2000, la rivière de Karadarya (3,92 km3) (McKinney, 2000, p. 7), la rivière Tchirtchik (7,9 km3/an) et la rivière Sokh (1,6 km3/an).

510. Le territoire ouzbek contribue à la formation de 2,8 km3 d’eau transfrontalière sur le bassin de la rivière Tchirchik (2 km3) et sur le bassin des rivières transversales de la vallée de Ferghana (0,8 km3). Le Kazakhstan contribue aux eaux transfrontalières à la hauteur de 0,75 km3 par an, sur le bassin de la rivière Tchirtchik. Le Tadjikistan contribue à 0,7 km3 sur le bassin des rivières transversales de la vallée de Ferghana.

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confluence avec le Syr-Darya, le Naryn est alimenté par les rivières de Karasuu et de Shaydansay qui rejoignent la rivière Naryn sous le barrage de Toktogul, avant la frontière kirghizo-ouzbeke. Le Karadarya est lui-même alimenté par deux principaux affluents, le Jazu et Kurshab qui la rejoignent avant le barrage d’Andijan, à la frontière kirghizo-ouzbek. À l’aval du même barrage et en amont de la confluence avec la rivière Naryn, le Kara Darya est rejoint par trois rivières importantes, le Kara Unkur Sai, Kökart sai et enfin Mailu Suu, qui contribuent ensemble à 2,07 km3 d’eau par an aux écoulements du bassin, toutes issues alimentée à 100 % par le territoire kirghize.

Tableau 1. Débit annuel des principales rivières du bassin versant du Syr-Darya (McKinney, 2000, p. 7)

Rivière Débit (km3/an)

Naryn (avant le barrage d’Utchkurgan) 14,54

Kara-Darya 3,92

Affluents de Naryn et de Kara-Darya après respectivement le barrage d’Utchkurgan et le barrage d’Andijan

2,07

Rivière de la rive droite du Syr-Darya dans la vallée de Ferghana

1,19

Rivière de la rive gauche du Syr-Darya dans la vallée de Ferghana

4,55

Tchirtchik 7,9

Akhangaran 0,66

Keles 0,25

Arys et Bugun 1,18

Total 31,6

Au sein de la vallée de Ferghana, plusieurs petites et moyennes rivières s’écoulent avec des débits compris entre 0,3 et 1,5 km3/an511, qui proviennent à 77 % en moyenne du territoire kirghize, le reste des territoires ouzbeks et tadjiks. Au nord de la vallée de Ferghana, on compte entre autres les rivières Kasansai, Gavasai. Les affluents de la rive droite du Syr-Darya au sein de la vallée de Ferghana contribuent à 1,19 km3 d’eau par an. Les affluents de la rive droite du Syr-Darya contribuent plus aux écoulements d’eau de surfaces. Les rivières d’Isfara, de Sokh, de Shahimardan, d’Isfairam Say, Aravan Say et d’Akbura contribuent à la hauteur de 4,55 km3/an, dont 1,6 km3 pour la rivière Sokh.

511. Les petites rivières de la vallée de Ferghana autour desquelles se sont installés les peuples centrasiatiques au cours de l’histoire, qui ont constitué la plupart des villes et périmètres irrigués de la vallée : Osh sur la rivière Akbura, Margilan sur les bords de Shahimardan et Isfairam, Kokand sur la rivière Sokh, Isfara sur la rivière du même nom, même chose pour Kasansai, Bazar-kurgan sur la rivière Kara-Unkur. Uzgen sur la rivière Jazu, Jalalabad sur la rivière Kökart, etc.

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Totalement utilisées pour l’irrigation, ces rivières ne rejoignent que très rarement le réseau hydrographique constitué par l’ensemble Naryn/Kara-Darya/Syr-Darya.

Tableau 2. Territoires de formations des écoulements de surface du bassin du Syr-Darya

(McKinney, 2000)

Territoires de formation des débits

Débits en km3 (%) Total (km3)

Kirgizstan Kazakhstan Tadjikistan Ouzbékistan Bassin du SD

Source Total Transfr. Total Transf Total Transf Total Transf Total Transf

Naryn 14,54

(100 %) 12,83 14,54 12,83

Kara-Darya 3,92

(100 %) 2,06 3,92 2,06

Rivières de la vallée de Ferghana

6,04 (77 %)

5,4 0,85

(11 %) 0,7

0,91 (11 %

) 0,8 7,80 6,9

Rivière midstream

0,15

(50 %)

0,14 (49 %

) 0,29 0

Chirchik 3,1

(39 %) 3,1

0,75 (9 %)

0,75 4,1

(41 %)

2 7,95 5,84

Akhangaran 0,66

100 % 0,66 0

Keles 0,25 100 %

0,25 0

Arys 1,18 100 %

1,18 0

Rivières de l’aval

0,6 100 %

0,6 0

Total bassin du Syr-Darya

27,60 23,391 2,77 0,75 1,00 0,7 5,81 2,8 37,20 27,64

Total États (%) 74,2% 84,6% 7,5% 2,7% 2,7% 2,5% 15,6% 10,1% 100% 100%

Plus à l’aval, à la sortie de la vallée de Ferghana, le territoire du Kirghizstan ne contribue plus à la formation des débits du Syr-Darya, à part 3,1 km3 de la rivière Tchirtchik, soit 39 % du débit annuel de cette dernière. Alors, les territoires ouzbeks, tadjiks et kazakhs contribuent respectivement à 46 % (4,9 km3), 1 % et 26 % (2,78 km3) des 10,63 km3 d’apports annuels restants (contre 37,2 km3 à l’échelle du bassin). Le Syr-Darya est rejoint par la rivière Tchirtchik, le deuxième affluent du bassin par l’importance de son débit annuel de 7,9 km3 (Raskin, 1992)512, et par la rivière Ahangaran (1,22 km3) (Savoskul, 2003), deux rivières formées essentiellement sur le territoire ouzbek. Plus bas,

512. 7,82 km3 selon Savoskul (2003).

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seul le territoire kazakh contrinue aux apports du fleuve, avec les rivières Keles, Arys et Bugun d’un débit annuel cumulé de (1,39 km3/an) (Savoskul, 2003)513.

Ainsi, au regard des disponibilités en eau, le Kirghizstan est effectivement riche en ressource en eau à l’échelle du bassin du Syr-Darya. Il concentre près de 100 % des glaciers du bassin, contribue à 74,2 % des écoulements de surface et 84,6 % de l’eau transfrontalière. Les auteurs citent souvent la disponibilité en eau du Kirghizstan par habitant et par an qui s’élève à 4 182 m3/an selon l’Unesco514, ce qui fait de lui un pays plus riche en eau que les républiques qui partagent avec lui le bassin versant du Syr-Darya. Mais ces éléments ne sont pas suffisants pour être « riche en eau ».

(b) Le Kirghizstan n’a pas le monopole sur le barrage du bassin

Environs 25 barrages dans le bassin du Syr-Darya. Avec une capacité totale de stockage de 27,3 km3 de volume mobilisable et de 35,6 km3 d’eau avec les volumes morts. La plupart sont des barrages de moins de 500 millions de m3, mais cinq réservoirs ont une capacité de plus de 1 milliard de m3 (1 km3).

Le Kirghizstan dispose du plus gros, Toktogul, avec une capacité totale de 19,5 km3 construit sur le lit de la rivière Naryn, le plus gros affluent du Syr-Darya. Pour autant, l’étude de la répartition des capacités de stockage utile du Kirghizstan montre que le pays n’a absolument pas la capacité de retenir toute l’eau qui transite sur son territoire. À part le barrage de Toktogul sur la rivière Naryn, le Kirghizstan ne dispose pas d’ouvrages majeurs sur les principaux autres affluents (Tchritchik, Sokh, Kara-Darya) qui lui permettraient d’en réguler les débits. Par ailleurs, l’étude de la répartition des capacités de stockage de l’eau entre pays du bassin, montre que les « pays-aval » possèdent aussi de fortes capacités de stockage, qu’ils continuent à accroître actuellement par la construction de nouveaux ouvrages.

Le Kirghizstan dispose des plus grandes capacités de stockage du bassin. Si on considère les ouvrages de maîtrise de l’eau du bassin versant du Syr-Darya, la richesse relative des Républiques va dans le même sens que la conclusion apportée dans la première partie du chapitre : le Kirghizstan dispose des plus grandes capacités de stockage du bassin, dont le plus grand barrage de Toktogul, le plus gros ouvrage du bassin.

Sur les vingt-cinq barrages du bassin du Syr-Darya, le Kirghizstan en possède dix, d’une capacité totale de stockage de 20,62 km3, et d’une capacité utile de 14,58 km3. La plupart des barrages du Kirghizstan ont été construits pour répondre à la demande hydrique de ses propres périmètres irrigués. Entre 1954 et 1981, de la construction du barrage d’Urtakoi à celle du barrage de Papan, 5 barrages de stockage d’une capacité cumulée de 520 millions de m3 ont été construits pour permettre l’augmentation des disponibilités en eau des périmètres irrigués existants et leurs extensions.

513. Plus à l’aval, le Syr-Darya dispose d’autres apports mineurs de 0,6 km3/an (Raskin, 1992).

514. Le Kirghizstan se positionne à la 97e place du classement mondial fait par l’Unesco au regard du nombre de mètre cube d’eau/capita/an (www.unesco.org/bpi/wwdr/WWDR_chart1_fre.pdf).

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Les principales constructions hydrotechniques de stockage de l’eau ont été établies au cours des années 1960 et 1970 avec la mise en place de la cascade hydroélectrique de Naryn, qui compte cinq barrages en série dans les gorges de la rivière Naryn. Le principal barrage est Toktogul d’une capacité de stockage de 19,5 km3 dont 14 km3 de réserve utile et 5,5 km3 de volume mort.

Tableau 3

Barrage Rivière

d’approvisionnementDate de mise en

eau

Capacité de stockage

totale (km3)

Capacité utile (km3)

Fonctions

Toktogul Naryn 1974 19,5 14 Irrigation et électricité

Kurpsai Naryn 1975 0,37 0,035 Énergie

Tashkumyr Naryn 1981 0,144 0,016 Énergie

Shamaldysai Naryn En construction 0,041 0,005 Énergie

Utchkurgan Naryn 1956-64 0,017 0,004 Énergie

Papan Ak-Buura 1981 0,26 0,24 Irrigation

Kattasai Kattasai 1965 0,06 0,06 Irrigation

Urtatokoï Kassansai 1954 0,17 0,16 Irrigation

BazarKurgan Kugart 1962 0,02 0,02 Irrigation

Naiman KirgizAta 1966 0,04 0,04 Irrigation

Total Kirghizstan 20,622 14,58

Part du bassin du Syr-Darya 57,9 53,4

Le Kirghizstan ne peut contrôler tous les débits formés sur son territoire. Cependant, les capacités de stockage du Kirghizstan ne sont pas telle qu’elles lui permettraient de contrôler l’ensemble des 27,6 km3 de débit annuel formé sur son territoire. La capacité utile du Kirghizstan est de 14,58 km3 soit 52 % de l’eau qui s’écoule au Kirghizstan et 39 % des 37,2 km3 qui s’écoulent sur le bassin du Syr-Darya.

Le bassin de la rivière Naryn est exemplaire à ce sujet. Ainsi, dans la cascade de Naryn, Toktogul est en fait le seul barrage de la cascade à disposer de capacité de stockage. Les quatre autres barrages construits en aval de Toktogul, ont une capacité utile cumulée de 70 millions de m3, soit 0,5 % de la capacité utile totale de la cascade de Naryn515. Ils ont été construits uniquement pour assurer une production électrique ou pour distribuer l’eau de la rivière Naryn dans des canaux, comme pour le barrage d’Utchkurgan où se trouve la

515. Et même sur la cascade de Naryn, le Kirghizstan ne contrôle pas l’ensemble de l’eau qui converge vers le barrage d’Utchkyrgan, le dernier barrage de la cascade. Les quatre barrages construits sous le barrage de Toktogul ne sont pas des barrages réservoirs et cumulent uniquement 70 millions de m3 de capacité utile, ce qui est très peu compte tenu des débits qui convergent vers la rivière Naryn entre le barrage de Toktogul et le barrage d’Utchkurgan, d’un débit annuel de 2,38 milliards de m3.

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tête du canal Nord de Ferghana516. De plus, toute l’eau du bassin de la rivière Naryn ne transite pas par Toktogul. Comme nous l’avons vu plus haut, les rivières de Karasuu et de Shaydansay qui rejoignent la rivière Naryn sous le barrage de Toktogul, avant la frontière kirghizo-ouzbeke, et l’eau de ces deux rivières ne peut être stockée dans les quatre barrages construits en aval de Toktogul.

Dans les bassins des deux autres grandes rivières kirghizes qui affluent vers le Syr-Darya (Sokh, Tchirtchik et le Kara-Darya), le Kirghizstan ne dispose même pas de barrage. L’eau non-utilisée par les périmètres irrigués kirghizes des bassins de ces deux rivières s’écoule librement vers l’aval, et notamment vers l’Ouzbékistan situé directement en aval du Kirghizstan.

Les « pays aval » ont aussi de fortes capacités de stockage de l’eau. À eux trois, l’Ouzbékistan, le Tadjikistan et le Kazakhstan disposent de 47 % des capacités de stockage du bassin. L’Ouzbékistan possède 11 barrages d’une capacité totale de 4,88 km3 et d’une capacité utile de 4,23 km3, soit 15,5 % des volumes utiles stockables sur le bassin. L’Ouzbékistan dispose de deux grands barrages de plus d’1 km3 : le barrage de Tcharvak (2 km3) sur le lit de la rivière Tchirtchik, le deuxième affluent du bassin, et le barrage d’Andijan (1,9 km3) situé sur le lit du Kara-Darya. Le barrage d’Andijan est particulièrement bien placé dans le bassin du Kara-Darya puisqu’il est positionné à la frontière avec le Kirghizstan, en aval de la confluence avec les Jazy et Kurshab, ce qui lui permet de profiter des apports de trois grandes rivières. Avec la construction actuelle des trois nouveaux barrages au sein de la vallée de Ferghana, l’Ouzbékistan accroît ses capacités de stockage de 1,69 km3517.

Le Tadjikistan ne possède qu’un seul barrage, le barrage de Kairakum (4,0 km3 et 9,3 % des capacités utiles du bassin) construit sur le lit du Syr-Darya. Enfin, le Kazakhstan possède et gère plusieurs barrages dont les deux principaux sont le barrage de Bugun et le barrage de Chardara (5,7 km3, 18,5 % des capacités utiles du bassin).

Tableau 4

Barrage Rivière

d’approvisionnement Date de mise en

eau

Capacité de stockage

totale (km3)

Capacité utile (km3)

Fonctions

Autres petits Affluents d’Arys - 0,002-0,012 0,001-0,011 Irrigation

Chardara Syr-Darya 1965 5,7 4,7 Irrigation et électricité

Bugun Bugun 1970 0,37 0,36 Irrigation

516. Le barrage de distribution d’Utchkurgan est le plus ancien de la cascade de Naryn. Il a été construit 1956, à la même époque que l’aménagement des grands canaux de la vallée de Ferghana, et notamment le canal Nord de Ferghana. Il permet la création d’un seuil qui facilite la régulation des débits dans les canaux et la protection des ouvrages.

517. Les barrages de Karamansai, de Razaksai et de Kangkulsai ont respectivement des capacités utiles de 0,69, 0,7 et 0,3 km3 et permettent à l’Ouzbékistan de disposer de 20,4 % des capacités de stockages utilses du bassin du Syr-Darya.

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Total Kazakhstan 6,07 5,06

% du bassin du Syr-Darya 17,0 % 18,5 %

Kairakum Syr-Darya 1956 4,03 2,55 Irrigation et électricité

Total Tajikistan 4,03 2,55

% du bassin du Syr-Darya 11,3 % 9,3 %

Tableau 5

Barrage Rivière

d’approvisionnement Date de mise

en eau

Capacité de stockage

totale (km3)

Capacité utile (km3)

Fonctions

Andijan Kara-Darya 1980 1,9 1,75 Irrigation et électricité

Karkidon Isfairam Kara-Darya 1963 0,02 0,02 Irrigation

Tortgul Isfara 1970 0,09 0,08 Irrigation

Kattasai Kattasai 1965 0,06 0,06 Irrigation

Djizak Sanzar 1967 0,09 0,09 Irrigation

Akhangaran Akhangaran 1974 0,18 0,17 Irrigation

Tuyabuguz Akhangaran 1960 0,26 0,22 Irrigation

Charvak Tchirtchik 1966 2 1,6 Irrigation et électricité

Bagam Badam 1974 0,06 0,06 Irrigation

Zaamin Zaaminsu 1979 0,051 0,021 Irrigation

Kassansai Kassansai 1954 0,17 0,16 Irrigation

Total Ouzbékistan 4,881 4,231

Part du bassin du Syr-Darya 13,7 % 15,5 %

Karamansai Karamandai 200 ? 0,69 0,69 Irrigation

Razaksai Razaksai 200 ? 0,7 0,7 Irrigation

Kangkulsai Kangkulsai 200 ? 0,3 0,3 Irrigation

Total Ouzbékistan (après construction de nouveaux barrages)

6,571 5,921

Part du bassin du Syr-Darya 17,6 % 20,4 %

Les pays de l’aval profitent des « ressources en eau non-conventionnelles ». Tous les calculs réalisés plus haut ne concernent que la ressource en eau de surface. Si on intègre ce que les hydrologues appellent les « ressources en eau non-conventionnelles », les eaux souterraines mobilisées par les systèmes de gestion de l’eau et les eaux de récupérations, la « maîtrise » de l’eau du bassin par le Kirghizstan est d’autant amoindrie.

Ainsi, la deuxième source d’eau du bassin du Syr-Darya sont les eaux souterraines, de l’ordre de 8,3 km3 par an, dont 4,8 km3 au sein de la vallée de Ferghana (Raskin, 1992) où

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se trouvent de nombreuses sources (appelées bulak en ouzbek), généralement localisées dans les zones de piedmont518. Les eaux de récupérations participent aussi à l’alimentation du débit du Syr-Darya. Chaque année, selon Mahommadiav Mirzaev519 ce sont près de 10,9 km3 d’eau qui converge vers le lit de la rivière, grâce aux systèmes de drainages très développés.

Sans compter les eaux de récupération, la ressource en eau annuelle du bassin est en moyenne de 45,6 km3. Alors, pour reprendre l’expression de Jérémy Allouche, le Kirghizstan « produit » 62 % des débits du bassin du Syr-Darya520, et peu stocker 31 % de l’eau mobilisée sur le bassin (contre respectivement 74 % et 39 %, sans tenir compte des eaux souterraines).

Conclusion de la deuxième partie du raisonnement. Le Kirghizstan n’est donc pas le seul pays à avoir des capacités de stockage de l’eau, qu’elles soient naturelles ou artificielles. Le kirghizstan reste le pays qui dispose des plus grandes capacités de stockage, mais sa suprématie est alors moins importante que celle de la répartition par pays des formations des débits : le Kirghizstan dispose de 53 % de capacités de stockage du bassin contre 74,2 % des débits de surfaces formés sur son territoire.

L’autre point important qui a été discuté dans cette section est le fait que le Kirghizstan ne dispose pas des capacités de stockage pour toutes les maîtriser. D’une manière générale, nous pouvons discuter le fait que les publications décrivent le bassin du Syr-Darya comme un bassin où le degré de contrôle de la ressource est très élevé. Ainsi, l’hydrologue Deane Mc Kinney écrit « le degré de contrôle du Syr-Darya a atteint 93 % » (McKinney, 2000, p. 45). Cette caractérisation est construite en considérant les volumes morts des barrages. Ceci pose problème car une fois stocké dans un barrage, l’eau morte ne peut être mobilisée et réduit d’autant la capacité de stockage futur du barrage. Alors, quand on considère les capacités utiles, le degré de maîtrise des débits des rivières est de 73 %521 et non pas de 93 %.

(c) Le fonctionnement des barrages réduit l’hydropouvoir kirghize

Pour voir les marges de manœuvre du Kirghizstan sur la scène internationale, nous considérons ici trois contraintes importantes : (1) les contraintes nationales qui jouent sur le régime du barrage ; (2) les contraintes hydrologiques qui jouent sur le niveau du barrage de Toktogul ; (3) les contraintes de réseaux de distribution de l’électricité

518. On retrouve cela dans la toponymie, par exemple Tashbulak, où nous avons réalisé nos travaux de recherche en Ouzbékistan, dans le district de Namangan et Oblast de Namangan, au sein de la vallée de Ferghana.

519. Chef de service au Centre d’analyse des ressources en eau de l’Institut d’irrigation de Tachkent, en Ouzbékistan. (Information Analytical Center “Water Resources” Tashkent Institute of Irrigation and Melioration) (http://worldagroforestry.org/sea/portals/2/lombok/material/AdditionalPubl/UZBEKISTAN %20Water %20Resources.pdf).

520. Le Kirghizstan mobilise lui-même 1 km3 d’eau souterraine par an.

521. Passe à 77 % avec la construction des trois barrages ouzbek au cours de la transition.

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produite à Toktogul. Ces trois contraintes restreignent les marges de manœuvre de l’opérateur kirghize pour décider du régime des lâchers du barrage.

Un volume incompressible d’eau lâché pendant l’été de 3,3 km3. Avec la cascade de Naryn, Toktogul est la principale source de production électrique du pays. La cascade de Naryn concentre 87 % des capacités de génération électrique en général et 98 % des capacités de production hydroélectrique du pays. Les lâchers d’eau de Toktogul permettent la production électrique qui approvisionne l’ensemble du pays. À cet égard, on pense souvent à la demande énergétique hivernale, qui est la plus élevée, avec 4 950 GWh d’octobre à mars. Pour couvrir la demande énergétique nationale, en hausse au cours de la période transition, l’opérateur du barrage fait des lâchers, dont on sait qu’ils peuvent poser des problèmes d’inondation à l’aval.

Ce qu’on oublie généralement, c’est que la demande électrique du Kirghizstan n’est pas nulle au cours de la période estivale. Elle s’élève à 2 550 GWh d’avril à septembre, soit en moyenne linéaire 425 GWh par mois. Cette énergie est produite quasi-exclusivement au niveau de la station hydroélectrique de Toktogul. Toktogul concentre 98 % des capacités de production hydroélectrique du pays et les centrales thermo-électriques ont un fonctionnement minimal au cours de la période estivale.

Pour produire 425 GWh net au cours d’un mois d’été (soit 467,5 GWh brut), l’opérateur de Toktogul doit assurer un lâcher d’au moins 562,1 millions de m3 par mois, soit un débit de 216,87 m3/s522. Cela signifie que l’opérateur de Toktogul fait un lâchage d’un volume incompressible d’au moins 3,37 km3 d’eau, en dehors de toute demande des pays de l’aval qui utiliseraient l’eau de Toktogul pour la production agricole.

Les demandes énergétiques internes réduisent d’autant plus la capacité du Kirghizstan à « contrôler » l’eau de la rivière Naryn, le principal affluent de la rivière Syr-Darya523. Nous allons voir dans quelle mesure (1) cela contraint le Kirghizstan à se détourner du régime historique de l’ère soviétique qui privilégiait les lâchers estivaux pour l’irrigation à l’aval du barrage de Toktogul et dans quelle mesure (2) cela contraint le Kirghizstan à coller aux débits qui figurent dans le Barter Agreement signé avec l’Ouzbékistan et le Kazakhstan le 17 mars 1998, puis avec le Tadjikistan en mai 1999.

Selon les données de Lennaerts (2003), les débits cumulés estivaux de la période soviétique étaient de 6,8 km3 au cours de la période de 1984 à 1995. Les lâchers incompressibles font donc un manque de 2,43 km3 d’eau à l’aval (au regard du Barter Agreement) et de 3,5 km3 au regard des débits historiques soviétique. Ainsi, la contrainte interne des consommations électriques nationales tend à rapprocher et interdit l’opérateur à avoir un régime sans lâchers pendant l’hiver et contraint donc la maîtrise de l’eau stockée par le Kirghizstan.

522. Un mètre cube d’eau lâché de Toktogul passe successivement dans les turbines des cinq barrages de la cascade de Naryn et permet la production de 0,831 kWh.

523. Au Tadjikistan, n’hésite pas à réduire les consommations électriques des ménages pour orienter la production nationale vers la consommation de l’industrie d’aluminium. En Ouzbékistan, on a aussi des rationnements des distributions du gaz.

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Toktogul permet de stabiliser les apports, en cas de sécheresse. Pour aller plus loin dans le raisonnement, il nous faut penser ce que représente un lâcher d’eau de Toktogul à la hauteur du volume incompressible de 3,37 km3 d’eau. Pour cela, nous devons considérer deux années différentes : une année humide et une année sèche.

Dans le cas d’une année humide, les volumes d’eau supplémentaires que pourrait lâcher le Kirghizstan sont largement recouverts par les apports supplémentaires des autres rivières. Prenons l’année 1998 : alors, les apports de la section Toktogul-UtchKurgan étaient 10 % au-dessus des débits moyens, les apports de la section Utchkurgan-Andijan de 20 %, ceux de la section Kairakum-Chardara et de la section Tchirtchik de 40 %. Le Kirghizstan ne disposant pas de capacité de stockage sur ces autres sections, même sans lâcher supplémentaire de Toktogul, le manque d’eau aurait été recouvert par les autres sources d’eau524.

Figure 2. Évolution des débits des affluents du Syr-Darya par rapport à la moyenne interannuelle (période végétative) – 1989 à 1999 (McKinney, 2000, p. 19)

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Section Toktogul-Utchkurgan

Section Utchkurgan-Utchtepe/Kairakum

Section Utchtepe-Andijan

Section Kairakum-Chardara

Section Gazalkent-Chritchik

524. Au cours des années humides, le surplus de débit des affluents qui ne transitent pas par Toktogul permet de combler le manque de 2,43 km3 d’eau. L’année 1998 est particulièrement emblématique. On envisageait une crise majeure de la gestion de l’eau au sein du bassin du Syr-Darya car le niveau du barrage de Toktogul se situait au plus bas. Cependant, l’année 1998 fut particulièrement pluvieuse au cours de l’hiver et du printemps et l’été particulièrement bien ensoleillé. Alors, la plupart des rivières ont enregistré des records de débit par rapport à leur moyenne : + 80 % pour les trois rivières qui alimentent le barrage d’Andian, + 40 % pour la rivière Tchirtchik vers le barrage de Tcharvak, + 25 % pour les rivières du sud de la vallée de Ferghana.

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Figure 3. Évolution des débits vers les réservoirs Toktogul, Tcharvak et Andijan par rapport à la moyenne interannuelle (période végétative) - 1989 à 1999 (McKinney, 2000, p. 18)

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%

Vers le réservoirde Toktogul

Vers le réservoird'Andijan

vers le réservoirde Tcharvak

Par contre, au cours d’une année sèche, l’eau de Toktogul doit être lâchers pour combler le manque d’eau des autres rivières, ce que Lennaerts (2003) montre bien en considérant l’année 2000 (avec un « été marqué par une pénurie extrême »). Au cours de l’été 2000, seuls 12,4 km3 d’eau ont coulé dans les autres rivières de la vallée de Ferghana que Naryn contre 13,286 km3 de moyenne. Alors, seule l’eau de Toktogul a pu couvrir cette pénurie.

Cette situation est globalement assez rare depuis l’implosion de l’URSS. Au cours de la période post-soviétique, à part les années 1995, 1997 et 2000, le bassin du Syr-Darya a cumulé les années humides. Les débits d’eau de surfaces du bassin du Syr-Darya ont été 23 % au-dessus de la moyenne, si on considère les années de 1988 à 1999. D’une manière générale, l’Asie centrale se trouve dans un cycle climatique qui permet de forts débits des rivières, comme en témoigne la tendance lourde enregistrée en aval du barrage de Toktogul. Au cours de la période 1911 à 1950, le débit de la rivière Naryn avait une moyenne voisine de 9 km3/an. Depuis 1950, le débit moyen est 30 % supérieur, à 12 km3. Au cours de la période de transition, la moyenne est à plus de 13 km3525.

Figure 4. Débits cumulés convergents vers le Syr-Darya (période 1988-1999)

525. Au cours de l’histoire, le débit du Syr-Darya connaît une forte variabilité entre 21 et 54 km3 (World Bank, 2004, p. 1). Les variations de débits suivent des cycles d’alternance entre des périodes de forts débits et des périodes de hauts débits. L’analyse des séries hydrologiques du bassin au cours de XX

e siècle montre une succession de période de bas et de haut débit des rivières du bassin du Syr-Darya. Les périodes de 1900-1924, 1952-1973, 1987-1988 et 1992-1993 étaient des périodes de hautes eaux alors que les périodes 1925-1951, 1974-1986 et 1989-1990 étaient des périodes sèches. Selon McKinney (2000, p. 8), les séries chronologiques suivent des cycles de soixante ans, eux-mêmes divisés en sous-cycles de douze ans. Il calcule le débit de 37,2 km3 par ans sur la période 1951-1974 qui a connu la succession de deux sous-cycles complets de douze ans.

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1988-89 1989-90 1990-91 1991-92 1992-93 1993-94 1994-95 1995-96 1996-97 1997-98 1998-99

km3

Débit annuel Débit octobre-mars Débit avril-septembre

37,2 km3

Source : McKinney (2000, p. 11-16). En rouge la moyenne de 37,2 km3 calculée sur la période 1951-1974

Figure 5. Évolution du débit annuel de la rivière Naryn au niveau de Toktogul (1991-2000) (Abbink, 2005)

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1998

Flux annuel (km3)Linˇaire (Flux annuel (km3))

Figure 6. Évolution du débit d’entrée et de sortie du barrage de Toktogul 1988-2003 (Abbink, 2005)

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1988 1989 1990 1991 1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000 2001 2002 2003

Km3

Total Entrˇe

Total Sortie

Linˇaire (TotalSortie)

Linˇaire (TotalEntrˇe)

D’un point de vue hydrologique, le Kirghizstan doit lâchers plus d’eau que pour sa consommation énergétique propre. Pour démontrer cela, faisons le raisonnement suivant. Imaginons que le Kirghizstan décide de gérer l’eau du barrage de Toktogul pour répondre à ses seuls besoins énergétiques. Alors, pour produire 4 950 GWh net au cours de la période hivernale et 2 550 GWh net au cours de la période estivale, l’opérateur de Toktogul doit assurer des lâchers respectivement de 6,54 km3 et 3,37 km3, soit 9,91 km3

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par an. S’il ne fait pas d’autres lâchers, quelles conséquences pour le niveau d’eau du barrage de Toktogul ?

Nous avons fait une simulation des conséquences, en prenant les débits réels saisonniers de la rivière Naryn jusqu’à Toktogul sur la période de 1992-2003. Avec un tel régime du barrage, et un niveau initial de 10 km3 d’eau en avril 1992, on remarque que du barrage dépasse le niveau maximal de stockage de Toktogul de 19,5 km3 au cours de l’été de la deuxième année à compter du début de la simulation.

Figure 7. Simulation du niveau de Tokotgul si l’opérateur du barrage ne faisait de lâcher que pour la production électrique kirghize

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Niveau de Toktogul (km3)

Niveau maximal de Toktogu : 19,5km3

Nous allons voir dans la suite du raisonnement que la capacité de contrôle de l’eau du Syr-Darya par le Kirghizstan est encore plus affaiblie, voire annulée par le régime du fleuve, dont les débits sont maxima au printemps et à l’été. Une fois le barrage du Toktogul plein, le Kirghizstan ne peut retenir l’eau. L’opérateur du barrage est obligé d’ouvrir les vannes et de turbiner l’eau. La meilleure option pour le Kirghizstan est alors de turbiner l’eau pour assurer une production électrique vendue à deux seuls pays limitrophes liés à la grille électrique centrasiatique, l’Ouzbékistan et le Kazakhstan, les deux pays aval qui utilisent l’eau pour la production agricole.

Ce sont alors les caractéristiques du barrage de Toktogul qui sont en question ici : le barrage de Toktogul n’a pas été conçu pour faire des transferts d’eau intersaisonniers mais pour réguler le débit interannuel du fleuve, c’est-à-dire transférer de l’eau des années humide vers les années sèches pour permettre une régularité interannuelle du débit du Syr-Darya526. Dans les conditions hydrologiques de la période de transition postsoviétique, la meilleure option pour le Kirghizstan est de faire plus de lâcher d’eau que celle nécessaire à couvrir les consommations électriques domestiques et de vendre le surplus d’énergie produit.

526. Il faudrait étudier les discussions qui ont eu lieu pour le dimensionnement du barrage de Toktogul. Il est bien orienté d’abord pour le lâchage de l’eau pendant l’été, avant d’être dimensionné pour la production électrique.

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Le pouvoir hydraulique du Kirghizstan tenu par la grille électrique. C’est alors que le réseau électrique du pays est particulièrement contraignant et empêche de libérer le pouvoir hydraulique du Kirghizstan sur l’eau stockée à Toktogul. Ainsi, pour exporter l’énergie, le Kirghizstan doit passer par les grilles énergétiques qui transitent par le Kazakhstan et l’Ouzbékistan, qui contrôlent d’une certaine manière le marché de l’énergie au niveau régional et peuvent empêcher le transit énergétique. Ainsi, au cours de l’hiver 2006-2007, le Kirghizstan prévoyait de vendre de l’énergie au Tadjikistan par la ligne de 500 kV qui traverse le territoire ouzbek. Mais en octobre 2006, le gouvernement ouzbek a mis son veto et a empêché la transaction de se faire.

Dans les conditions actuelles du réseau de transport de l’électricité produite à Toktogul, le Kirghizstan dépend du Kazakhstan et de l’Ouzbékistan pour choisir son client et les dates de transferts d’énergie, synchrone avec les dates de lâchers du barrage. En interdisant l’exportation d’électricité pendant l’hiver vers le Tadjikistan, l’Ouzbékistan contraint le Kirghizstan à la vendre pendant l’été, et donc à faire les lâchers d’eau au cours de la période d’irrigation.

(d) Conclusion

Notre raisonnement permet d’expliquer pourquoi le Kirghizstan n’arrive pas à imposer un « régime énergie » du barrage de Toktogul. Ceci remet en cause le fait que le Kirghizstan est « producteur » d’eau du bassin du Syr-Darya. Certes, les débits d’eau qui s’écoulent dans le bassin du Syr-Darya se forment à 75 % sur le territoire kirghize, où sont concentrées la plupart des précipitations. Cependant, le Kirghizstan n’a pas les capacités hydrotechniques pour retenir l’ensemble des débits formés sur son territoire. Les autres pays du bassin, notamment l’Ouzbékistan, sont également des pays « amont », au regard des capacités totales de maîtrise de l’eau dans le bassin. Ils disposent aussi de barrages et bénéficient des sources en eau non-conventionnelles (sources, eaux souterraines et eaux de récupération) et des écoulements de surfaces sans que ceux-ci ne puissent être maîtrisés par le Kirghizstan situé plus en amont.

Par ailleurs, nous avons montré que les capacités de productions électriques nationales contraignent l’opérateur de Toktogul à faire des lâchers d’eau tout au long de l’année, et même en été, pour couvrir la quasi-totalité des demandes énergétiques nationales. Ceci oblige le Kirghizstan à un volume de lâcher incompressible de 3,37 km3 au cours de la période estivale. Le barrage de Toktogul est uniquement stratégique au cours des années sèches, dont l’occurrence globale est d’une année sur cinq dans les conditions normales d’humidité du climat du bassin du Syr-Darya. Par une simulation, on montre que le Kirghizstan n’aurait pas pu gérer l’eau du barrage de Syr-Darya uniquement dans un régime autocentré. Cette position n’est pas tenable techniquement et hydrauliquement, car le barrage deToktogul n’est finalement pas assez grand pour couper l’eau. Alors, le Kirghizstan doit faire des lâchers d’eau supplémentaires pour produire un surplus d’électricité qu’il peut exporter. Les lâchers des barrages sont alors orientés en été plutôt qu’en hiver. Car les seuls pays connectés à la grille énergétiques dans laquelle est inscrit le barrage de Toktogul sont l’Ouzbékistan et le Kazakhstan, qui peuvent avoir besoin de l’eau de Toktogul pour l’irrigation au cours des années sèches.

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Annexe 9 – L’Ouzbékistan est-il « extrêment vulnérable » ?

Nous allons maintenant voir en quelle mesure l’Ouzbékistan est hydro-dépendant du Kirghizstan. Nous voulons caractériser sa vulnérabilité au regard de l’accès à la ressource en eau qui transite à Toktogul et au regard de la politique de lâcher pratiquée par l’opérateur électrique de la cascade de Naryn. On a pu remarquer au cours de la période de transition une certaine indifférence de l’Ouzbékistan envers l’eau retenue à Toktogul. Il est alors légitime de se demander si l’Ouzbékistan a-t-il conduit une politique d’usage de la ressource en eau qui a réduit l’hydro-dépendance du pays à l’égard du barrage de Toktogul ?

Pour caractériser l’hydro-dépendance de l’Ouzbékistan, nous proposons d’étudier les usages ouzbeks de la ressource en eau et leur évolution au cours de la période de transition. Nous devons d’abord savoir quels sont les périmètres irrigués connectés au barrage de Toktogul. Nous faisons pour cela un point sur l’ensemble des périmètres irrigués du bassin du Syr-Darya, leur position les uns par rapport aux autres et par rapport aux ressources en eau, qui sont plurielles comme a pu nous le montrer l’analyse du réseau hydrographique. Ensuite, nous étudions les usages de la ressource en eau au sein des périmètres connectés au barrage de Toktogul. Nous prenons pour exemple les périmètres de la province de Namangan largement irrigués par des prélèvements réalisés sur le Naryn en aval du barrage de Toktogul. Cette analyse nous permet alors de mettre en regard l’évolution de demandes avec les prélèvements sur la ressource en eau au cours de la période de transition. Les productions ouzbeks sont-elles contraintes par la politique de lâcher d’eau pratiquée par l’opérateur de barrage de Tokotgul ?

(a) Les périmètres irrigués du bassin du Syr-Darya

Le bassin du Syr-Darya compte 3,3 millions d’hectares irrigués répartis entre les quatre pays riverains. L’Ouzbékistan dispose de la plus grande partie des terres irriguées du bassin, avec 1,905 million d’hectares irrigués, soit 57,5 % du bassin. Vient ensuite le Kazakhstan avec 0,753 million d’hectares (22,7 %), le Kirghizstan avec 0,416 million d’hectares (12 %) et enfin le Tadjikistan avec 0,234 million d’hectares, soit 7 %.

En suivant le linéaire du Syr-Darya, on peut identifier cinq grands ensembles d’espaces irriguées : (1) les périmètres irrigués du haut Naryn, (2) la vallée de Ferghana, (3) les steppes irriguées, (4) les vallées de Tchirtchik et d’Akhangaran autour de Tachkent, (5) les périmètres irrigués Kazakh, en aval du barrage de Tchardara.

Les périmètres du Haut Naryn kirghize. Le périmètre irrigué situé le plus en amont du bassin versant du Syr-Darya est localisé au Kirghizstan, dans la haute vallée du Naryn, en amont du barrage de Toktogul. L’irrigation est pratiquée à partir de nombreuses ponctions dans les rivières par des systèmes de pompages qui élèvent l’eau de la rivière vers les terres irriguées de vallées. À ce niveau, la vallée de Naryn est trop escarpée pour que puissent être construits de grands canaux de dérivation qui mettraient en communication les unités irriguées approvisionnées par les systèmes de pompes. Contrairement aux autres parties irriguées du bassin du Syr-Darya, qui dispose d’une période végétative longue, cette zone connaît une courte période pendant laquelle les températures sont

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supérieures à 10 °C. Plus bas, la période végétative s’étend à près de huit mois, de mars à novembre, alors que cette période n’est que de quatre mois dans le Haut-Naryn.

Les périmètres irrigués de la vallée de Ferghana. La vallée de Ferghana est le plus grand ensemble irrigué du bassin versant du Syr-Darya réparti entre le Kirghizstan, l’Ouzbékistan et le Tadjikistan. La vallée de Ferghana est un espace historique de développement de l’irrigation. Le système de gestion de l’eau y est particulièrement complexe, mis en place au cours de l’histoire par la succession de plusieurs politiques de développement de l’irrigation, au cours des périodes présoviétiques et soviétiquse. Avant l’annexion de l’Asie centrale, elle était irriguée presque exclusivement par les rivières transversales de la vallée dans des unités d’irrigation indépendantes les unes des autres (lire à ce sujet le chapitre 3). Non maîtrisée et aux débits torrentiels, l’eau du Syr-Darya n’a pu être utilisée à grande échelle qu’après la deuxième guerre mondiale et la construction du barrage de dérivation d’Utchkurgan et la construction des grands canaux qui ont mis en connexion hydraulique une importante partie des territoires irrigués.

Les steppes irriguées. Plus loin, sur la rive gauche se trouve un grand ensemble irrigué, constituée sur une zone des steppes. On peut y ranger la steppe de la faim (Golodnaja Stepa), la steppe Dalverzin (sur la rive droite du fleuve), la steppe de Djizak et la steppe de Farish. Ces espaces irrigués sont essentiellement approvisionnés en eau par le Syr-Darya, à l’aide de grands canaux construits pour certains à la fin de la période tsariste, mais surtout au cours de la période soviétique. La steppe de la faim est irriguée par deux grands canaux, le canal de Dustlik (Kirov) de 260 m3/s527 de débit et le canal sud de la steppe de la faim de 300 m3/s. La steppe de Djizak a une irrigation très particulière car l’eau utilisée est prélevée dans le canal sud de la steppe de la faim, puis élevée sur 176 m de hauteur par l’intermédiaire d’un important système de pompage, la Dzizak Canal Machine, d’une longueur de 310 km et d’un débit de tête de 185 m3/s. Les steppes tadjikes sont également irriguées à partir d’eau élevée par d’importants systèmes de pompage.

Les vallées de Tchirtchik et d’Akhangaran. Sur la rive droite du Syr-Darya se trouvent les systèmes irrigués de Tchritchik et d’Akhanganran irriguées par les rivières homonymes, Tchirtchik et Akhangaran. Ces deux zones ne ponctionnent absolument pas d’eau du Syr-Darya, mais profitent respectivement des barrages de Tcharvak, construit en amont de la ville de Gazalkent, et d’Akhangaran, construit à l’amont de la ville d’Angren. Le système irrigué de Tchirtchik est lui-même divisé en deux grands systèmes, le système de la branche gauche et le système de la branche droite, sur lequel se trouve la ville de Tachkent, capitale de l’Ouzbékistan.

Les périmètres irrigués kazakh. Plus loin, en suivant le lit du Syr-Darya, en aval du barrage de Chardara, se trouve l’ensemble de l’espace irrigué kazakh, divisée en cinq

527. Dans cette partie, les débits des canaux indiquent les débits de tête, au niveau de la prise d’eau.

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systèmes d’irrigation. Le système d’irrigation de Kylkum, situé sur la rive gauche du Syr-Darya, approvisionné par le canal grand de Kizilkum, d’une longueur de 50 km et d’un débit de 200 m3/s qui prend sa tête au niveau du barrage de Chardara. Le système de Toguskent est situé sur la même rive, plus en aval, approvisionné par le grand canal de Kelintubon (50 m3/s en débit de tête et long de 78 km). Le système de Yanykurgan est situé de part et d’autre du Syr-Darya, mais la majeure partie se situe sur la rive gauche, irriguées par le grand canal de Chiikiy (90 m3/s) et d’une longueur de 20 km et par le canal de Sunakatin (20 m3/s – 30 km). Les systèmes de Togushkent et de Yanykurgan sont approvisionnés par le Syr-Darya sans l’intervention d’un ouvrage sur le lit du Syr-Darya.

La zone irriguée de Kizil Orda est située plus en aval, autour de la ville du même nom. Les canaux qui l’approvisionnent ponctionnent l’eau du Syr-Darya à partir du barrage seuil de Kizil Orda. Sur la rive gauche du Syr-Darya, le périmètre est arrosé par le grand canal de Kizil Orda (210 m3/s – 81 km) qui amène l’eau jusqu’au milieu du périmètre, où l’eau est envoyé dans deux grands canaux, le bras droit (95 m3/s) et le bras gauche (42 m3/s). Sur la rive droite, le périmètre est approvisionné par deux canaux, dont le canal Aitek (50 m3/s). Enfin, la zone de Kazalinsk est le dernier périmètre irrigué du bassin avant le delta, approvisionné au niveau de la station de Kazalinsk, d’où partent les trois canaux : le canal de Baskara (12 m3/s), le canal droit et le canal gauche (respectivement 18 m3/s et 35 m3/s).

Au sein du bassin versant du Syr-Darya, les seuls périmètres irrigués ouzbeks connectés hydrologiquement avec le barrage de Toktogul sont les steppes irriguées et certains périmètres de la vallée de Ferghana. L’ensemble des territoires irrigués de la steppe de la faim, de la steppe de Djizzak et des steppes de Farish et de Dalversin utilisent de l’eau qui ponctionnée uniquement dans le lit du Syr-Darya, en aval du barrage de Kairakum. La situation de la vallée de Ferghana est plus complexe et doit faire l’objet d’une section.

(b) Les systèmes de gestion de l’eau de la vallée de Ferghana

Dans la vallée de Ferghana, il faut différencier deux types de système d’irrigation : les systèmes de petite hydraulique « rivière + barrage » et les systèmes de grande hydraulique « canaux magistraux ». Le premier système se trouve dans les petits bassins des affluents du Syr-Darya et du Kara-Darya. Étendus sur 15 000 hectares, ces systèmes ne bénéficient pas de transfert d’eau interbassin par l’intervention de grands canaux qui réalisent des transferts à grande échelle. Le deuxième type de système est celui de la grande hydraulique, approvisionné par les grands canaux dont la majeure partie a été construite au cours de la période soviétique. La grande hydraulique mobilise l’eau issue des rivières Naryn, Kara-Darya et Syr-Darya et approvisionne des périmètres irrigués de 50 000 à 75 000 hectares.

Les systèmes de rivière + petit barrage. Les systèmes de petites hydrauliques sont les territoires historiques de l’agriculture irriguée de la vallée de Ferghana. Contrairement aux rivières de Naryn et du Kara-Darya, dont les lits mineurs étaient particulièrement instables au sein de son lit majeur avant la maîtrise de leur débit. Dans l’ensemble de la vallée de Ferghana, on peut différencier dix petits systèmes hydrauliques de rivières : sur

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la rive droite, (1) Namangan Sai-Tchartak sai528, (2) le système Kasansai, (3) le système Gavasai-Sumsarsai, (4) le système Tchardak Sai. Sur la rive gauche, cinq systèmes peuvent être différenciés : (5) le système Akbura, le système Aravan, (6) le système Isfairam-Shakhimardan, (7) le système Sokh et (8) le système Isfara. À l’est de la vallée de Ferghana, entre le Kara-Darya et le Syr-Darya, se trouvent deux systèmes : (9) le système Kara Unkur, (10) le système Mail Suu.

Ces systèmes ont des caractéristiques communes. Le débit moyen de la rivière se range entre 80 et 200 m3/s, avec un profil d’écoulement torrentiel. Quand elles débouchent dans la vallée de Ferghana, les rivières voient leur vallée d’écoulement s’élargir sur un cône de déjection. La pente du profil de la rivière s’estompe et laisse place à un grand espace généralement plat. Sur le cône de déjection, on découvre un espace irrigué généralement étendu sur 5 000 à 15 000 hectares, étendu au cours de la période soviétique par une meilleure maîtrise hydraulique de la rivière (par la construction d’un barrage-seuil de dérivation) et par le planage des surfaces irriguées (lire à ce sujet le chapitre IV). Les terres irriguées sont approvisionnées par un système de distribution de l’eau généralement alimenté par deux canaux principaux, placés de part et d’autre de la rivière qui ponctionnent l’eau à l’amont du cône de déjection de la rivière : la levaia vetka et la pravaia vetka, les canaux primaires situés respectivement à gauche et à droite de la rivière. Le système hydraulique est complété par un barrage de rétention d’eau, qui permet un transfert d’eau des périodes de surplus de débit de la rivière au cours du printemps, vers la période estivale de forte demande en eau d’irrigation. Enfin, en aval, l’approvisionnement en eau est complété par l’installation d’un système de forage qui pompe l’eau dans la nappe alluviale peu profonde.

Avant le développement de la grande hydraulique soviétique, les peuples de la vallée de Ferghana, qui ne disposent pas des techniques pour la maîtrise des débits torrentiels destructeurs des grandes rivières, étaient installés presque exclusivement sur ces zones. Situés en piedmonts, les villages bénéficiaient à la fois de conditions climatiques plus douces qu’au centre de la vallée de Ferghana et de la proximité des montagnes. Les précipitations y sont plus importantes (400 à 600 mm par an) et les températures plus clémentes.

Kara-Unkur, exemple typique du système irrigué « rivière-petit barrage »

Le bassin versant de la rivière Kara-Unkur Sai est typique du système « petite rivière + barrage ». Le Kara-Unkur est un affluent du Kara-Darya. Le bassin est essentiellement situé en territoire Kigrhize. Rejoint le Kara-Darya 30 km après la frontière kirghizo-ouzbek. Alimenté par un bassin versant recouvert à 96 % de montagnes qui culminent à près de 4 000 mètres d’altitude (Arslanbaop et Kyzyl-Unkur). Le périmètre irrigué est établi sur le cône de déjection de la rivière, à l’aval du bassin. Située entre 600 m et 700 m d’altitude, le périmètre irrigué est entouré de collines qui culminent à 1 000 m d’altitude529.

528. En amont, la rivière Namangan Sai a pour nom Padchaataqui.

529. Les formes des reliefs sont issues d’un long cycle géologique et pédologique d’érosion. En altitude, les roches montagneuses sont décomposées par la succession de périodes de gel et de dégel. Les débris sont évacués par ruissellement, au cours des périodes de fonte des neiges accumulées pendant la période hivernale. Les fortes précipitations du printemps charrient les débris vers les rivières qui transportent les alluvions vers

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Le Kara-Unkur est alimenté par la fonte des neiges et son régime hydraulique torrentiel est caractéristique des rivières de montagne : 70 % du débit annuel est concentré sur quatre mois, d’avril à juillet. Le débit de la rivière présente de très fortes irrégularités et la variabilité interjournalière est très élevée. Après de fortes précipitations printannières en altitude, on observe fréquemment d’importante augmentation de débit (jusqu’à 460 m3/s) au cours des mois d’avril et mai. Les risques d’inondation et de catastrophe naturelle y sont très élévés.

Le lit du Kara-Unkur reflète ces caractéristiques hydrauliques. Par rapport au débit moyen de la rivière (28 m3/s), son lit majeur est très large, pouvant atteindre près de deux kilomètres de large, totalement recouvert de galets charriés des montagnes. Depuis 1955, le débit de la rivière est canalisé par la construction de 30 km de digues, ce qui permet la protection des zones d’habitat et de production agricoles situées au niveau du cône de déjection530.

Le système d’irrigation est composé d’un barrage, de deux grands réseaux d’irrigation et d’un réservoir. Le barrage constitue un ouvrage de dérivation d’eau. Construit en 1958, il permet l’alimentation de deux canaux principaux : levaja Vetka et la prvaja vetka, respectivement sur la rive gauche et droite de la rivière. Les débits de têtes de ces deux canaux sont respectivement de 18 m3/s et 20 m3/s. Le canal primaire est bétonné et distribue l’eau dans des canaux secondaires (dont la plupart sont bétonnés) puis tertiaires en terre qui acheminent l’eau vers les parcelles. Irriguées à la raie, les parcelles sont planes, de forme géométriques, d’environs 5 à 10 hectares. Elles sont en général allongées dans le sens de la pente, pour faciliter l’écoulement de l’eau dans les sillons.

Le système hydraulique du Kara-Unkur irrigue 15 455 hectares, situés à environ 700 m d’altitude. Il met à disposition de ce périmètre un volume d’eau de 8 200 m3 d’eau par hectares, ce qui permet la production de maïs, de maraîchage et de coton, les principales cultures de la zone irriguées de la zone.

Mais ces 8 200 m3 sont répartis de telle sorte qu’on peut observer en moyenne une pénurie d’eau aux mois d’août. À partir de juillet, l’ensemble de l’eau de la rivière est ponctionné par les deux systèmes d’irrigation à partir de juillet. Le débit de la rivière est inférieur à la somme des débits de tête des canaux et toute l’eau du Kara-Unkur est utilisée à des fins agricoles et les rivières ne s’écoulent plus vers le Kara-Darya.

Pour accorder la disponibilité en eau du bassin versant (de mars à juillet) avec la période de températures supérieure à 10 °C qui permettent la croissance végétative, un bassin de rétention de 22,5 millions de m3 a été construit en 1962 au sein du périmètre approvisionné par le levaja vetka. Rempli d’avril à mai, le réservoir alimente les champs irrigués au cours du mois de juillet et août. Il permet de stocker l’eau en surplus au printemps pour la rendre disponible lors de la période de pénurie estivale.

À l’aval du périmètre irrigué, 40 forages (de 30 à 60 l/s) dans les années 1980 ont été mis en place au cours des années 1980, soit un débit supplémentaire potentiel de 1,8 m3/s.

Les périmètres irrigués de la grande hydraulique. Les systèmes de grands canaux couvrent plus d’un demi-million d’hectares au sein de la vallée de Ferghana. Ces périmètres sont pratiquement tous concentrés dans la partie ouzbek de la vallée, en son

la vallée de Fergana, fossé d’effondrement où débouche la rivière. À l’entrée de la vallée, les alluvions forment un cône de déjections. Les collines résulteraient de l’accumulation de ces dépôts colluvionnaires.

530. Malgré ces efforts, certains dégâts ne sont pas évités. La dernière date du 13 mai 1987. La rivière avait emporté le pont de la route Osh-Bishkek qu enjambe la rivière Kara-Unkur.

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centre, 0,221 million dans la province de Ferghana, 0,109 million dans la province d’Andijan et 0,195 million dans la province de Namangan. Ces périmètres sont répartis entre six grands systèmes, chacun associé à un grand canal de plus de 100 à 270 m3/s de débit de tête.

Le plus grand périmètre est le système d’irrigation approvisionné par le Grand Canal de Ferghana (GCF), construit en 1939. D’une longueur de 344 km, il parcourt 270 km en Ouzbékistan puis 74 km au Tadjikistan. Le grand canal de Ferghana bénéficie d’apport en eau de la rivière Naryn et du Kara-Darya, avec un débit de tête de 270 m3/s pour la rivière Naryn et de 190 m3/s pour la rivière Kara-Darya. Les prélèvements de la rivière Naryn se réalisent en deux endroits : 150 m3/s à la station hydroélectrique d’Utchkurgan et 120 m3/s au barrage de dérivation d’Utchkurgan. L’eau ponctionnée sur le Kara-Darya et celle ponctionnée sur le Syr-Darya, ensuite canalisée par le grand canal de Ferghana se retrouvent à la jonction de Kuiganyar.

Le système d’irrigation du canal sud de Ferghana (CSF) ponctionne l’eau de la rivière Kara-Darya en aval du barrage d’Andijan, et marginalement celle des rivières transversales du flanc sud de la vallée, lorsque celle-ci n’a pas été prélevée dans les systèmes d’irrigation des deux rivières. Plus en aval de la rivière de Kara-Darya, le canal de Pakhtaabad irrigue des périmètres de production agricole ouzbek et kirghize.

Sur la rive gauche du Syr-Darya, le grand canal d’Andijan irrigue le centre de la vallée de Ferghana. Il prend sa tête au grand canal de Ferghana (GCF), à 6,6 km de la prise d’eau d’Utchkurgan, avec un débit de 200 m3/s et une longueur de 110 km. Sur sa longueur, il passe sous la rivière Kara-Darya. Connecté au système irrigué par le grand canal d’Andijan (GCA), le canal Akhunbabaev, du nom du premier Premier secrétaire de parti communiste ouzbek, ponctionne de l’eau directement sur le Syr-Darya, avec un débit de tête de 60 m3/s.

Sur la rive droite du Syr-Darya, deux grands ensembles d’irrigation ponctionnent l’eau de la rivière Naryn : le système d’irrigation du canal nord de Ferghana (CNF) et celui du grand canal de Namangan (GCN). Le plus ancien est le système d’irrigation du canal nord de Ferghana, mis en place dès les années 1940 et prolongé dans le temps avec l’élargissement du canal. Aujourd’hui, il prend sa tête au niveau du barrage de diversion d’Utchkurgan, avec un débit de 110 m3/s et une longueur de 165 km, dont une petite partie en territoire tadjik. Le grand canal de Namangan (GCN) irrigue des terres plus élevées que celle irriguée par le canal nord de Ferghana. D’une longueur de 162 km et d’une capacité de 61 m3/s, ce canal prend sa tête au niveau du barrage hydro-électique de Utchkurgan, en aval duquel l’eau est par un système de pompage.

Le système du canal nord de Ferghana

Le système du canal nord de Ferghana est constitué d’un canal primaire (le CNF), d’un système de canaux secondaires, de parcelles irriguées par des canaux tertiaires. En aval du système, le système dispose d’un dispositif de pompage pour irriguer les zones difficilement accessibles par l’eau conduite par le grand canal primaire.

Le CNF irrigue un espace de 66 982 hectares (Oblvodkhoze, 2000), sur quatre districts (rayon). Le canal suit la terrasse alluviale parallèlement au Syr-Darya à une dizaine de kilomètres de son lit

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mineur. Cela le conduit à traverser tous les affluents de la rive droite de la rivière Naryn et du Syr-Darya par l’intermédiaire de siphons ou aqueducs.

Avant la construction du canal, irrigation était concentrée sur les zones proches des lits des rivières transversales. L’eau de ses rivières était prélevée grâce à des ouvrages de dérivation provisoires, constitués chaque année à base de galet, de planches en bois et de branches531 et permettait d’irriguer 30 % de la surface irriguée actuellement par le canal nord de Ferghana. L’eau du Syr-Darya n’était alors pas ponctionnée. On doit tout de même remarquer que des cultures de décrues étaient réalisées sur 15 % de la SAU irriguées actuellement par le CNF. Ces cultures étaient réalisées au sein du lit majeur du Syr-Darya. Le reste de la SAU était utilisé comme espace de parcours pour les élevages qui partaient en transhumance estivale dans les montagnes du Nord de la vallée de Ferghana, sur l’actuel territoire kirghize.

La mise en place du CNF à la fin des années 1950 et au début des années 1960 a induit l’intégration hydraulique de territoires déconnectés hydrauliquement jusque-là, chacun irrigué par une rivière transversale. L’eau s’écoule vers les espaces irrigués par l’intermédiaire de canaux secondaires qui conduisent l’eau perpendiculairement à l’axe du canal et alimentent eux-mêmes des canaux tertiaires qui se déversent dans les parcelles irriguées.

Dans les années 1980, la construction de digues de canalisation du Syr-Darya et la construction d’un système de drainage ont permis l’irrigation de l’intégralité des terres situées entre le CNF et le Syr-Darya, en étendant les surfaces irriguées aux zones de marécages assainies (5 % de la SAU) et aux zones de crues du Syr-Darya (10 % de la SAU)532. Les parcelles assainies et celle situées sur les digues ne sont pas irriguées par les canaux secondaires issus du CNF. Ils profitent des systèmes de pompages qui prélèvent l’eau dans les systèmes de drainage (pour les anciennes zones marécageuses) ou directement dans le lit du Syr-Darya533.

Parallèlement, les surfaces agricoles ont évolué avec l’aplanissement des surfaces, le regroupement progressif des parcelles liées à la collectivisation. Les parcelles irriguées ont été prises le visage des « parcelles d’ingénieurs534 » : des parcelles à forme géométriques, allongées dans le sens de l’écoulement gravitaire de l’eau, entourées de canaux tertiaires et délimitées par une plantation de mûrier qui confère au paysage un aspect bocager.

Le relief des parcelles irriguées est naturellement plan, les sols profonds et l’absence de roche mère affleurante ont facilité l’anthropisation du paysage. Avec la construction du CNF, l’eau des rivières transversales est marginalement utilisée. L’eau est prélevée plus en amont de leur bassin

531. Ces ouvrages étaient emportés à chaque crue. D’autres zones d’irrigation étaient développées dans les zones d’émergence de nappe. On reconnaît ces zones grâce à leur toponimie et l’usage du mot bulak (« source » en langue ouzbek). Par exemple : Tashbulak, dans le district de Namangan, dans la province de Namangan.

532. Avec la construction du barrage de Toktogul en 1974, les crues du Syr-Darya ont disparu jusqu’à la fin de la période soviétique. Avec le nouveau régime de fonctionnement du barrage de Toktogul et l’augmentation des lâchers d’eau au cours de l’hiver, la digue permet à nouveau de protéger les zones d’habitations et de production situées sur le lit majeur du fleuve.

533. Les sources de pompages sont de plusieurs types : les systèmes de pompages publics, conduits par l’administration de l’État et qui met l’eau dans des canaux inter-exploitations (mejdukhoziastvo) ; les systèmes de pompages privés, conduits par les exploitations collectives (puis par les exploitations ou association d’exploitations héritées du démantèlement des exploitations collectives), qui déversent l’eau dans les canaux intra-exploitations (vnutrikhoziastvo).

534. Cette dénomination a été retrouvée de part et d’autre de la frontière ouzbèko-kirghize, sur les périmètres irrigués ouzbeks et kirghizes. Elle fut utilisée par les administrateurs de l’eau à la retraite, qui ont conduit l’avancement de la transformation hydraulique du paysage irrigué de la vallée de Ferghana.

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sur des terres irriguées étendues par l’aplanissement de terres et la construction de barrages de rétention d’eau au cours des années 1950 jusqu’aux années 1980, et la construction de barrages de rétention d’eau, comme le barrage de Kasansai sur la rivière Kassansai.

Les territoires irrigués ouzbeks connectés à Toktogul. Au sein de la vallée de Ferghana, tous les périmètres irrigués par les systèmes de petite hydraulique sont indépendants de l’eau qui s’écoule dans le lit des trois grandes rivières : Naryn, Kara-Darya et Syr-Darya, de la même manière que les périmètres irrigués des vallées des rivières Tchirtchik et Akhangaran. Aucun ouvrage ne permet à l’eau de ces rivières d’atteindre ces périmètres irrigués par l’eau ponctionnée dans les petits affluents du Syr-Darya.

Parmi les périmètres irrigués de grande hydraulique de la vallée de Ferghana, tous ne sont pas connectés à la rivière Naryn, sur laquelle est construit le barrage de Toktogul : ainsi, le canal sud de Ferghana (CSF) ne ponctionne de l’eau que de la rivière Kara-Darya et n’est pas connecté à la rivière Naryn. Aussi, le grand canal de Ferghana n’est pas seulement essentiellement alimenté par la rivière Kara-Darya. Ce canal est particulier car il est alimenté par les deux sources d’eau : il peut prélever un débit de 270 m3/s dans la rivière Naryn et de 190 m3/s dans la rivière Kara-Darya. Mais la plupart de l’eau prélevée dans la rivière Naryn est en fait détournée vers le grand canal d’Andijan (GCA), avec un débit de 200 m3/s, ce qui laisse un débit de 70 m3/s issue de la rivière Naryn dans le grand canal de Ferghana, contre 190 m3/s ponctionnés dans la rivière Kara-Darya.

Ceci nous permet de conclure que les principaux périmètres irrigués alimentés par l’eau de la rivière Naryn sont les systèmes du canal nord de Ferghana, du grand canal de Namangan, du canal d’Okhunbabaev et du grand canal d’Andijan. En conséquence, six grands périmètres irrigués sont connectés à l’eau de la rivière Naryn : quatre périmètres irrigués de la vallée de Ferghana (CNF, GCN, GCA, et Okhunbabaev) et deux steppes irriguées. Au regard des capacités des canaux qui approvisionnent ces périmètres, la capacité totale de ponction de l’eau est de 990 m3/s, 461 m3/s dans la vallée de Ferghana535 et 560 m3/s dans les steppes irriguées.

(c) Les usages de l’eau en Ouzbékistan : l’exemple de l’oblast de Namangan

Maintenant que les périmètres irrigués connectés hydrauliquement avec le barrage de Toktogul sont identifiés, nous allons faire l’étude de leurs besoins en eau. Ce qui nous intéresse ici, c’est l’évolution de ces besoins entre la période soviétique et la période de transition, en regard avec le changement du régime du barrage de Toktogul. Dans cette section, nous concentrons notre analyse sur les périmètres irrigués de la province de Namangan. Comme nous allons le voir, l’oblast de Namangan est la province ouzbeke de

535. Les débits de tête des canaux de la vallée de Ferghana considérés sont : 110 m3/s pour le CNF, 61 m3/s pour le GCN, 200 m3/s pour le GCA et 60 m3/s pour le canal d’Okhunbabaev. Les débits de tête des canaux primaires d’approvisionnement des steppes sont de 300 m3/s pour le canal sud de la steppe de la faim et de 260 m3/s pour le canal de Dustlik (Kirov).

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la vallée de Ferghana la plus dépendante de l’eau de la rivière Naryn et, d’une manière générale, elle est la plus irriguées par le système de grands canaux536.

Nous basons notre travail sur les données officielles récoltées au cours de notre travail de terrain auprès de l’administration de l’eau de l’oblast de Namangan. Six rapports annuels de l’administration de l’eau nous ont été communiqués. Ils couvrent à la fois la période soviétique (rapports de l’année 1985 et 1988) et la période de transition (rapports des années 1998, 2000, 2001 et 2002), ce qui nous permet de faire une analyse fine des usages de la ressource en eau officiellement enregistrés et de comparer une situation stabilisée soviétique (1985 et 1988) et une situation stabilisée de transition. Ces usages ont fortement évolué au cours de la période de transition, mais ce sont stabilisés dès l’année 1995 et évoluent peu depuis537.

Présentation de l’oblast : une combinaison de systèmes d’irrigation. Tout d’abord, faisons le même travail que celui réalisé dans les deux sections précédentes : repérer les territoires connectés à l’eau qui transite par Toktogul.

Les périmètres irrigués par les canaux magistraux sont au nombre de quatre : (1) le système d’irrigation alimenté par le canal nord de Ferghana, de 76 300 hectares répartis dans six districts de la province538 ; (2) celui alimenté par le Grand Canal de Namangan (GCN), de 27 400 hectares répartis dans sept districts539 ; (3) celui du canal Akhunbabaev, qui irrigue quatre districts ; (4) le périmètre du grand canal de Ferghana, qui irrigue 42 800 hectares sur quatre districts.

Ensuite, les périmètres irrigués par des systèmes rivières sont au nombre de six540 : (1) le système « rivière Kasansai », qui irrigue 28 800 hectares, dans les districts de Kasansai et de Tchust et quelques terres du territoire kirghize (il profite du barrage de Kasansai) ; (2) le système « rivière Padshatasai », qui irrigue 33 300 hectares dans les districts de Tchartak et de Jangikurgan, ainsi que quelques terres irriguées kirghizes ; (3) le système du Gavasai (7 700 hectares dans le district de Tchust) ; (4) le Tchadaksai (500 ha) ; (5) le système Tchartaksai (1 936 ha dans les districts de Tchartak et de Jangikurgan) ; (6) le système Namangansai. Cela signifie qu’au niveau de la province, 0,198 million d’hectares est alimenté par des canaux magistraux, soit 72 % des périmètres irrigués, contre 0,077 million d’hectares irrigués par des systèmes « rivières », déconnectés des grands canaux, soit 28 % des périmètres irrigués de la province541.

536. 70,9 % des terres irriguées sont alimentées en partie ou totalement par des grands canaux, contre 38,1 % dans la province d’Andijan et 61,3 % dans la province de Ferghana.

537. Ces informations sont inédites dans les travaux scientifiques portants sur la gestion de l’eau du bassin du Syr-Darya.

538. Le district de Pap (21 600 ha), de Namangan (16 200 ha), de Turakurgan (11 000 ha), de Tchust (10 200 ha), d’Uitchi (7 600 ha). Le district de Jangikurgan dispose de 83 hectares irrigués par le CNF.

539. Le district de Tchartak (9 100 ha), de Tourakurgan (5 800 ha), de Kasansai (4 600 ha), d’Uitchi (4 700 ha), de Namangan (2 100 ha), de Tchust (1 900 ha) et de Jangikurgan (2 800 ha).

540. D’autres petites sources en eau de surfaces sont à noter : Kokserek Sai, Almaz Sai, Tcharkisar Sai, Tchanatch Sai et Isparan Sai.

541. Des trois provinces de la vallée de Ferghana, Namangan qui est la plus irriguées par des systèmes de grands canaux : contrairement à la rive gauche de la rivière Naryn et du Syr-Darya, la rive droite dispose de

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Si on considère les différents districts de la province de Namangan et qu’on analyse leurs prélèvements en fonction de chaque type de ressource, on remarque deux pôles opposés : les districts irrigués exclusivement par un système de canaux magistraux et les ditrict irrigués par des systèmes hydrauliques de type « rivière ». Les districts du premier type sont ceux de Namangan, Narin, Tourakurgan, Uitchii, Utchkurgan et Pap. Les districts du second type sont ceux de Kasansai, de Tchartak, de Tchust et de JangiKurgan, districts situés en périphéries, dans la partie nord de la province de Namangan542.

Graphique 1

0%

10%

20%

30%

40%

50%

60%

70%

80%

90%

100%

Sources localesAutres (sauf sources locales)Autres SaiNaryn Syr Darya

Mais d’une manière générale, les deux principales sources d’eau de l’oblast de Namangan sont prélevées dans la rivière Naryn et dans la rivière Syr-Darya (après la confluence de Naryn et du Kara-Darya. Ces deux sources sont marquées en bleu dans le diagramme précédent, qui récapitule les origines des prélèvements d’eau de l’année 1998 pour chacun des districts de la province de Namangan543. Les districts de Namangan, Uitchi, Narin, Utchkurgan et de Turakurgan sont exclusivement (ou à la hauteur d’au moins 90 %) alimenté par les prélèvements ces deux rivières.

Les usages en eau agricole au sein des périmètres alimentés par Naryn et Syr-Darya. Pour étudier les usages de la ressource en eau, nous allons nous concentrer sur les territoires irrigués par l’eau de Naryn et du Syr-Darya. Les autres sont indépendants du système de gestion de l’eau de Toktogul et ne doivent pas être inclus dans la présente

pas de rivière de plus de 1 km3 de débit annuel (la plus grande rivière est la rivière Kasansai, d’un débit annuel moyen de 0,301 km3/an (Raskin, 1992).

542. Ils sont tout de même approvisionnés par un système de canal : le système du grand canal de Namangan, qui peut atteindre certains de leur territoire en élevant l’eau par un important système de pompage.

543. En 1988, 2,438 km3 d’eau ont été prélevés par le territoire de la province de Namangan, dont 1,468 km3 de la rivière Naryn et 0,433 km3 de la rivière Syr-Darya. En 1998, les volumes ont été respectivement de 2,554 km3, 1,302 km3 et 0,397 km3. En pourcentrage, cela représente donc 77,9 % des apports d’eau de la province en 1988 et 66,5 % des apports d’eau en 1998.

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analyse. Les cultures considérées sont celles des années 1988 (avant l’implosion de l’URSS) et 2000 (au cours de la période de transition, et année de « sécheresse » comme nous l’avons vu plus haut), référencées dans les rapports annuels de l’administration de l’eau de la province de Namangan.

Tableau 1

Année 1988

Province

1988 Naryn et Syr-

Darya544

2000 Province

2000 Naryn et Syr-

Darya

Blé 10 937 7 000 75 473 52 732

Riz 2 846 2 846 3 044 2 642

Maïs 15654 4 500 6 363 3 768

Coton 142 573 119 571 96503 83 551

Légumes 9 947 2 000 3 371 1 496

Luzerne 37 984 31 526 8 454 6 410

Vergers et vignes 32 785 16 202 35 837 17 711

Tamorkalar 16 166 11 133 35 854 24 692

Autres 1 332 9 243

Total 270 224 194 778 274 142 193 002

Au cours de la fin de la période soviétique, les usages de la ressource en eau des périmètres irrigués par les canaux alimentés par la rivière Naryn et la rivière Kara-Darya sont présentés dans le diagramme de gauche dans la figure suivante. Le coton est la principale culture 53 % des cultures de la province et 61 % sur les terres irriguées par l’eau du Naryn et le Syr-Darya. Suivent la culture de luzerne (14 % des surfaces), les vergers (32 785 ha ; 16 202 ha). Un élément important est que le blé est très peu présent sur les espaces irriguées des périmètres considérés545.

La période de transition connaît quatre phénomènes majeurs, qui renvoient aux politiques agricoles ouzbeks de transition considérées plus tard dans la thèse. (1) La croissance du blé de 10 937 à 75 473 ha pour la province (52 732 ha), soit 27,1 % des surfaces irriguées (et 36 % des terres irriguées, en dehors de lopins et des vergers. (2) Une baisse des surfaces de production du coton. (3) La quasi-disparition de la luzerne dans les assolements. (4) La distribution des lopins supplémentaires aux travailleurs des kolkhozes (nommés shirkats à partir de 1998).

544. Une partie des donnés a été calculée. Nous donnons ici le raisonnement suivi.

545. D’une manière générale, on peut différencier les cultures de grands champs (coton, luzerne, maïs et blé) et les cultures de lopins et de vergers. Les cultures de grands champs sont produites par des exploitations collectives qui pratiquent une rotation générale des cultures autour de la luzerne et du coton, sur dix ans : sept ans de coton et trois ans de luzerne.

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Graphique 2. Répartition des cultures au sein des périmètres irriguées par l'eau prélevée des rivières Naryn et Syr-Darya (oblast de Namangan) en 1988 et 2000

Période soviétique (1988) Période postsoviétique (2000)

4% 1%6%

53%

4%

14%

12%

6% 0%

Blé Riz Maïs Coton légumes Luzerne Verger et vigne Tamorkalar Autres

27%

1%

2%

44%

1%

3%

9%

13%0%

Blé Riz Maïs Coton légumes Luzerne Verger et vigne Tamorkalar Autres

Le principe du calcul de la demande en eau. Il nous faut maintenant remonter aux demandes en eau des cultures irriguées dans les périmètres approvisionnés par l’eau des rivières Naryn et Syr-Darya pour la période soviétique et la période de transition. Pour cela, nous utilisons un outil majeur utilisé par l’administration de l’eau pour constituer les plans annuels de distribution de l’eau : гидромодульное районирование и режимы орошения сельскохозяйственных культур, obtenu auprès de l'administration de l’eau de la province de Namangan546. Produit en 1986 par l’organisation союз-ХЛОПОК de Таchkent, cet outil établit les besoins en eaux de chacune des principales productions conduites en République SS d’Ouzbékistan, au sein de chaque 18 гидромодульное районирование, territoires caractérisés par des conditions climatiques et pédologiques spécifiques. La demande en eau d’une culture donnée est calculée par la formule suivante :

M=10*K1*K2*(E-O),

où M = besoins en eau de la culture (m3/ha), E = l’évaporation potentielle d’avril à septembre (mm), O = précipitation au cours de la même période, K1 = le coefficient spécifique par plante, K2 = le coefficient qui dépend des conditions hydro-géologiques et pédologiques de la zone irriguées considérées.

Pour chaque province, un rapport spécifique a été produit et établi les besoins des plantes, compte tenu de leurs caractéristiques climatiques et pédologiques spécifiques. Le rapport

546. Pour notre étude, nous utilisons le rapport spécifique pour l'oblast de Namangan («гидромодульное районирование и режимы орошения сельскохозяйственных культур по наманганской области»). Il est le produit d'un travail conduit par des biologistes et agronomes de СоюзНИХИ au cours des années 1980 et publié en 1984. Les principes des гидромодульное районирование avait été établi au xours des années 1930 par l’agronome ВМ Легостаев et БС Коньков. Le premier travail de délimitation et de caractérisation des гидромодульное районирование de la République d’Ouzbékistan a été réalisé en 1971 par ВМ Легостаев avec l'aide du biologiste МП Меднис (p. 2).

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rend compte de la distribution des terres de chaque district de la province au sein des гидромодульное районирование (p. 15). Ainsi, la province de Namangan est divisée en deux grands ensemble : les пояс сереземов et зона пустинь. Chaque grand ensemble est lui-même divisé en 6 гидромодульные районыь, selon les conditions climatiques et pédologiques, les гидромодульные районыь II, III, V, VI, VIII et IX. Pour chacun, les besoins des plantes sont différents. Donnons un exemple, le coton (à la page 16, on a pour le coton Хлопчатник) :

Tableau 2

1 2 3 4 5 II 2-4-1 6 200 16 avril 10 sept. III 2-4-0 5 900 21 avril 31 août V 2-3-0 4 400 26 avril 25 août VI 2-3-0 5 300 16 avril 10 sept.

VIII 1-2-0 3 000 1er mai 20 sept. IX 1-3-0 3 800 11 mai 31 août

Où la colonne n° 1 correspond à l’гидромодульные районыь, la colonne n° 2 renvoie au nombre d'irrigation, répartis au cours des deuxième, troisième et quatrième trimestres, la colonne n° 3 correspond au volume d'eau nécessaire à un hectare de coton, la colonne n° 4 renvoie à la date de la première irrigation et la colonne n° 5 renvoie à la date de la dernière irrigation. À la page n° 14, pour les zones de l’ensemble « пояс сереземов».

Tableau 3

District II III V VI VIII IX Косонсой 80,2 % 7,3 % 4,1 % 7,8 % 0,2 % 0,4 % Мингбулок - - - - - - Наманган 40,8 % 12,4 % 16,5 % 13,7 % 8,9 % 7,7 % Норин 80,2 % 7,3 % 3,0 % 5,7 % 1,3 % 2,5 % Поп - - - - - -

Туракургон 80,2 % 7,3 % 4,1 % 7,8 % 0,2 % 0,4 % Уйчи 62,2 % 10,3 % 13,1 % 4,7 % 7,1 % 2,6 %

Учкургон 62,2 % 10,3 % 15,9 % 4,5 % 4,3 % 2,8 % Чорток 80,2 % 7,3 % 4,1 % 7,8 % 0,2 % 0,4 % Чуст 80,2 % 7,3 % 0,7 % 1,4 % 3,6 % 6,8 %

Янгикургон 42,9 % 34,8 % 10,9 % 3,2 % 6,4 % 1,8 %

Pour les zones en « зона пустинь » :

Tableau 4

II III V VI VIII IX Косонсой - - - - - -

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Мингбулок - - 19,2 % 39,8 % 13,3 % 27,7 % Наманган - - - - - - Норин - - - - - - Поп 100 % - - - - -

Туракургон - - - - - - Уйчи - - - - - -

Учкургон - - - - - - Чорток - - - - - - Чуст - - - - - -

Янгикургон - - - - - -

Une baisse de 20 % de la demande en eau de l’assolement officiel au cours de la transition. Grâce à cet outil, nous pouvons déterminer les besoins en eau moyens des assolements soviétiques et post-soviétiques. Au cours de la période soviétique, les besoins en eau des cultures irriguées par l’eau provenant de la rivière Naryn et de la rivière du Syr-Darya sont calculés à 1,183 km3 pour la période végétative à la parcelle, soit 1,715 km3547 à la limite au niveau des grands magistraux de distribution (canaux primaires)548. Au cours de la période de transition, une fois les assolements officiels stabilisés, la demande en eau à la parcelle est de 0,947 km3 d’eau, et la demande en eau en tête des canaux secondaires de 1,373 km3549, soit 80 % de moins qu’au cours de la période soviétique.

Comment expliquer une telle baisse de la demande en eau de l’assolement de la zone de la province de Namangan irriguée par l’eau prélevée sur la rivière Naryn et la rivière du Syr-Darya ? La baisse de la demande en eau est clairement expliquée par la politique agricole ouzbek et la croissance des surfaces de blé, et à la baisse des surfaces de coton et de luzerne. Le blé a augmenté de 10 937 ha (en 1988) à 75 473 ha (en 2000) à l’échelle de la province de Namangan et de 7 000 ha (en 1988) à 52 732 ha (en 2000) sur les territoires irrigués par l’eau ponctionnée dans les rivières Naryn et Syr-Darya, soit d’une croissance respective de 690 % et de 753 %.

Or, les demandes en eau du blé sont faibles par rapport à la luzerne et au coton. Selon гидромодульный район n° II, la demande en blé est de 3 300 m3/ha/an contre 8 600 m3/ha/an pour la luzerne et 6 200 m3/ha/an pour le coton. De plus, le blé produit est

547. Si on suit le calcul réalisé par les responsables de la ressource en eau de l’administration, on obtient une demande d’eau de 1,266 km3 à la parcelle et de 1,835 km3 à la sortie du canal magistral (primaire). Les responsables de la ressource en eau de l’administration ont pour habitude de ne considérer que le gidromodulnii rayon n° 2 (гидромодульный район n° II), qui est celui où la demande en eau est la plus importante, pour l'ensemble des cultures irriguées. Selon Oumarov, le responsible de la ressource en eau du district de Namangan, l'administration n'a pas les moyens nécessaires pour connaître précisément la distribution des cultures par gidromodulnii rayon (гидромодульный район).

548. Entre le canal magistral et la parcelle, on compte un coefficient global d’efficience de 0,69, conformément aux calculs de planifications opérés par l’administration de l’eau.

549. Si on prend les méthodes de calcul de l’administration, on obtient une demande en eau de 1,006 km3 à la parcelle et de 1,459 km3 en tête des canaux secondaires, soit 15 % de moins qu’au cours de la période soviétique.

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un blé d’hiver. Cela signifie qu’il est mis en champs au cours du mois d’octobre, au cours de la période non-végétative, alors que les disponibilités en eau sont fortes, grâce aux lâchers hivernaux kirghizes depuis le barrage de Toktogul. L’eau utilisée pour le semis du blé ne constitue pas une contrainte pour l’Ouzbékistan. Au cours de la période végétative, le blé ne demande que 2 000 m3/ha, avec deux apports prévus, le premier entre le 11 et le 30 avril et le second prévu entre le 1er mai et le 20 mai. Alors, au cours de la période végétative, le blé demande Ainsi, si on compare les demandes en eau de la période végétative on remarque que le blé demande 3,1 fois moins d’eau que le coton et 4,3 fois moins d’eau que la luzerne.

(d) Les prélèvements

Augmentation des prélèvements en période non-végétative et baisse des prélèvements en période végétative. Effectivement, avec le semis du blé avant l’hiver, on remarque une augmentation des prélèvements ouzbeks au cours de la période dite « non végétative », notamment les mois d’octobre et novembre, pour permettre la levée du blé (graphiques 3 et 4). On remarque par ailleurs une baisse des prélèvements ouzbeks au cours de la période végétative, et ceux dès l’année 1993 (figure n° 9), cette baisse étant indépendante des lâchers estivaux du barrage de Toktogul, car ces lâchers sont compris entre 6,08 et 6,72 km3 entre 1994 et 1997 pour un prélèvement moyen de 3 km3 sur ces années, et que ce prélèvement est sensiblement le même pour un débit de sortie de 3,68 km3 en 1998.

Graphique 3. Période non-végétative : prélèvement ouzbek sur la rivière Naryn entre Toktogul et Utchkurgan (GCF, NFC et GCN) (McKinney, 2000, p. 89)

0

200

400

600

800

1000

1200

1400

1600

1990-91 1991-92 1992-93 1993-94 1994-95 1995-96 1996-97 1997-98 1998-99

mln m3

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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Graphique 4. Période végétative : prélèvements ouzbeks sur la rivière Naryn entre Toktogul et Utchkurgan (GCF, NFC et GCN) (McKinney, 2000, p. 89)

0

500

1000

1500

2000

2500

3000

3500

4000

1990 1991 1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999

mln m3

Tableau 5. Débits d'entrée et de sortie au barrage de Toktogul entre 1998 et 2003 (Abbink, 2005)

Année Total Entrée Total Sortie Entrée été Sortie été Entrée hiver Sortie hiver

1988 16,52 12,24 13,46 8,80 3,06 3,44

1989 10,13 14,97 7,34 10,97 2,79 4,00

1990 12,99 11,60 10,25 7,09 2,74 4,51

1991 10,74 13,16 7,93 8,51 2,81 4,65

1992 12,05 12,19 9,05 6,55 3,00 5,64

1993 13,64 10,59 10,61 4,41 3,03 6,18

1994 15,24 14,52 12,08 6,72 3,16 7,80

1995 10,89 14,62 7,88 6,33 3,01 8,29

1996 13,70 14,53 10,94 6,16 2,76 8,37

1997 10,83 13,68 8,09 6,08 2,74 7,60

1998 14,49 11,16 11,50 3,68 2,99 7,48

1999 14,47 13,47 11,01 5,07 3,46 8,40

2000 12,62 15,18 9,19 6,48 3,43 8,70

2001 12,56 15,15 9,29 5,91 3,27 9,24

2002 16,67 11,38 13,51 3,65 3,16 7,73

2003 15,67 14,16 12,00 4,90 3,67 9,26

Moyenne 13,33 13,29 10,26 6,33 3,07 6,96

% 100 100 77 47,7 23 52,3

Minimum 10,13 10,59 7,34 3,65 2,74 3,44

Maximum 16,67 15,18 13,51 10,97 3,67 9,26

Standart déviation

2,09 1,56 1,96 1,91 0,28 1,94

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Au regard des lâchers estivaux, deux années sont problématiques : l’année 1998 et l’année 2002, où l’opérateur du barrage a lâché respectivement 3,68 km3 et 3,65 km3. Ces lâchers correspondent à peu de chose prêt au « volume incompressible » de 3,3 km3 qui doit être lâché de Toktogul pour répondre à la demande énergétique interne du Kirghizstan. Ainsi, ces deux années peuvent être considérées comme des années extrêmes où l’opérateur du barrage n’opère des lâchers sans considérer la demande hydrique ouzbek.

Quels ont été les prélèvements de la province de Namangan au cours de la période végétative de ces deux années ? En 1998, 1,582 km3 prélevé de la rivière Naryn et 0,416 km3 prélevés de la rivière Syr-Darya (contre respectivement 1,693 km3 et 0,523 km3 au cours de l’année 1988, alors que le barrage de Toktogul fonctionnait avec un régime irrigation avec un lâcher de 8,8 km3 d’eau au cours de la période végétative) : soit 1,998 km3 et donc plus d’eau que la demande en eau des cultures des assolements officiels550. Ceci nous permet de dire que la politique de lâchers d’eau du barrage de Toktogul a peu d’influence sur les prélèvements en eau de l’Ouzbékistan.

Par ailleurs, les faibles lâchers d’eau de 1998 n’ont pas eu d’incident sur les périmètres irrigués ouzbeks, car cette année était très humide, engendrant des débits élevés sur toutes les rivières de la chaîne du Tian Chan et notamment les affluents de la rivière Naryn qui ne sont pas contrôlés par le barrage de Toktogul, telle que la rivière de Kara Suu551.

550. En 2002, 1,358 km3 est prélevé de la rivière Naryn et 0,466 km3 prélevé de la rivière Syr-Darya.

551. On remarque cela aussi sur les autres rivières transversales de la rive droite du Syr-Darya, dont les prélèvements ont été particulièrement élevés au cours de l’année 1998 : 0,117 km3 pour la rivière Podchaata Sai (contre 0,033 km3 en 2002), 0,240 km3 pour la rivière Gavasai (contre 0,043 km3 en 2002), 0,131 km3 pour la rivière Kasansai (contre 0,065 km3 en 2002) et 0,182 km3 pour les autres rivières (contre 0,070 km3 en 2002).

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Annexe 10 – Production cotonnière centrasiatique : quelques indicateurs

Tableau 1. Production historique de coton des RSS d’Asie centrale et du Caucase au cours de la période 1913-1980 (milliers de tonnes)552

1913 1940 1953 1960 1965 1970 1975 1980 Ouzbékistan 171 457 803 973 1 288 1 483 1 759 2 071 Turkménistan 23 70 102 120 182 287 356 415 Tadjikistan 11 57 129 132 201 240 276 334 Kazakhstan 11 72 66 28 24 91 - 118 Azerbaïjan 21 51 128 121 117 111 149 292 Kirghizstan 9 31 44 42 55 62 67 68 Union Soviétique 246 738 1 271 1 415 1 868 2 274 2 595 3 287 Production mondiale 6 296 6 934 8 736 10 201 11 504 11 740 11 705 13 831 Part de la production mondiale 4 % 11 % 15 % 14 % 16 % 19 % 19 % 24 %

Tableau 2. Évolution de la productivité du travail du coton en URSS (1970-1988)

1970 1975 1980 1985 1986 1987 1988 URSS 137 146 168 193 209 216 223

Uzbékistan 111 112 125 114 116 116 123 Kirgizstan 120 125 128 118 128 131 138 Tadjikistan 118 127 139 125 133 123 133

Turkménistan 131 135 139 129 129 141 142

Tableau 4. Surface irriguée par travailleur de kolkhozes (K) et de sovkhozes (S)553 1965 1970 1975 1980 1985 1987 Ouzbékistan K 1,94 1,88 1,62 1,45 1,38 1,49 S 3,92 3,63 3,28 2,70 2,39 2,59 Kirghizstan K 3,27 3,49 3,40 3,13 2,74 2,90 S 3,21 3,21 2,79 2,86 2,68 2,79 Tadjikistan K 2,22 2,10 1,65 1,55 1,47 1,51 S 3,31 3,03 2,42 2,18 2,06 2,07 Turkménistan K 2,11 2,27 2,44 2,35 2,29 2,77 S 2,29 2,64 2,83 2,63 2,60 2,93

552. Gregory Gleason (1990a) a produit ces chiffres à l’aide des statistiques soviétiques portant sur le coton graine produit en Asie centrale et en URSS. Il a considéré un taux de fibre de 33 % dans le coton graine.

553. Craumer, (1992, p. 156).

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Tableau 5. Évolution des rendements cotonniers d’Asie centrale (quintaux par hectare)554

1961-1965

1966-1970 1971-1975

1976-1980 1981-1985

1986-1988

Ouzbékistan 21,9 25,1 28,5 29,4 26,7 24,7 Kirghizstan 20,6 23,5 27,6 28,3 19,1 23,9 Tadjikistan 24,2 27,1 30,7 30,7 29,8 28,8 Turkménistan 17,8 23,9 23,1 22,4 21,4 19,6 Kazakhstan n. d. n. d. 26,6 27 23,3 25,2

554. Narodnoye Khozyaystvo des républiques d’Asie centrale et du Kazakhstan, cité par Craumer (1992, p. 145).

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Annexe 11 – Contrebande de coton entre l’Ouzbékistan et le Kirghizstan

Nous proposons ici de dessiner l’organisation de cette contrebande, telle que nous avons pu la saisir à l’aide d’observation de terrain et d’entretiens réalisés avec les contrebandiers. La contrebande est couverte par l’ensemble des acteurs que nous avons rencontrés : administration de district, usines et AO, qui agissent à différents niveaux. Pour saisir la contrebande de coton, de part et d’autre de la frontière : considérer trois mouvements : (1) le mouvement de traversée de la frontière ; (2) le mouvement de la frontière vers les usines de transformation du coton graine en fibre de coton ; (3) le mouvement sur le territoire de l’Ouzbékistan, qui achemine le coton vers la frontière.

(1) Chaque année, de fin septembre et jusqu’à la fin du mois de février, des dizaines de camions (Kamaz) et de petits fourgons (Daewoo) viennent s’approvisionner en coton ouzbek au niveau de certains points bien identifiés de la frontière ouzbèko-kirghize555. Acheté en liquide, le coton brut est ensuite envoyé dans les usines d’égrenage récemment construites sur le territoire kirghize. La transaction est effectuée dans des maisons qui disposent de portes de sortie des deux côtés de la frontière (vingt-cinq maisons à Bazar Kurgan et six maisons à Madariat). Selon nos enquêtes, le trafic n’est pas organisé par les autorités officielles ouzbeks. Par contre, l’activité est connue des autorités douanières, policières et militaires qui tirent profit du petit business individuel qu’ils laissent passer au compte-gouttes, chaque jour, sur une période de cinq mois556.

(2) De l’autre côté de la frontière, les intermédiaires, préfinancés557 et mandatés informellement par les directeurs d’usine de l’Ouzbékistan, transportent par camion Kamaz le coton de la frontière jusqu’aux usines d’égrenage. Là, ils disposent parfois d’un bunt de stockage. Chaque camion a une capacité de transport de 6 à 7 tonnes (selon le taux d’humidité du coton). Ils touchent 0,5 som KR/kg de coton graine acheté et ramené à l’usine. Le versement au douanier et les frais de transport sont à la charge des intermédiaires.

(3) Selon les interviews réalisées avec les intermédiaires (Zagatovitel ou Pasrednik) du côté kirghize et l’observation de chargements de camions à la frontière kirghizo-ouzbek au site de Madariat, le transport du coton au sein du territoire ouzbek est une activité individuelle qui ne porte pas sur des volumes ne dépassant pas les cent kilogrammes558. En Ouzbékistan, le coton est vendu par des vendeurs individuels à des hommes d’affaires qui se chargent d’apporter le coton à la frontière. Jusqu’à la frontière ouzbéko-kirghize, les flux sont diffus et se concentrent à certains points de passages connus par les

555. Quatre passages ont été identifiés au cours de notre travail : Bazar-Kurgan et Madariat dans la province de Jalalabad ; Aravan et Karasuu dans la province d’Och.

556. Selon les enquêtes, les douaniers tirent 1 000 som KR de la vente d’une tonne de coton.

557. Chaque jour, un intermédiaire est préfinancé à la hauteur de 50 000-100 000 som KR.

558. Les transactions ne se font jamais dans des proportions qui dépassent le volume d’un coffre de voiture.

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zagatoviteli. Ainsi, la contrebande s’appuie plus sur des réseaux ethniques et des réseaux familiaux transfrontaliers que sur des réseaux administratifs. Ainsi, les intermédiaires du Kirghizstan sont choisis par les directeurs d’usines du Kirghizstan pour leur capital social : ils ont des parents et des proches bien placés dans l’administration locale et régionale des services douaniers ou du SNB ouzbek. Sans exception, les intermédiaires du Kirghizstan sont d’ethnie ouzbek (le Sud du Kirghizstan compte plus de 30 % de citoyens d’ethnie ouzbek, qui vivent essentiellement dans les villages qui jouxtent la frontière avec l’Ouzbékistan).

Estimation des volumes de coton qui passe en contrebande

Pour estimer les quantités de coton ouzbek en fuite vers le Kirghizstan, nous avons adopté deux méthodes. La première est fondée sur une analyse des données officielles régionales et nationales. La seconde s’appuie sur des travaux d’enquêtes auprès des directeurs d’usines et des intermédiaires.

Méthode 1 : La première méthode est fondée sur l’étude des chiffres officiels d’exportation et les chiffres officiels de surface emblavée en coton. La production de coton kirghize est estimée en multipliant les surfaces de coton recensées avec la moyenne des rendements par hectare enregistré au cours de nos entretiens avec les paysans (1,9 à 2 tonnes de coton graine par hectare) pour l’année 2004 (nous évitons l’année 2003, où le différentiel de prix entre les deux pays était tel que l’année ne peut être pris pour référence dans notre étude) : (1) Surface emblavée en coton en 2004 : 44 800 hectares. (2) Rendement moyen : 1.95 tonnes par hectares. (3) Rendement de l’égrenage : 0,31 (il est de 0,36-0,37 en Ouzbékistan avec des égreneuses en bon état). (4) Estimation de la production de coton en 2004 : 27 081 tonnes de coton fibre. Or, les chiffres officiels donnent une exportation de 47 500 tonnes de coton fibre pour l’année 2004. Par conséquent, 43 % du coton fibre exporté du Kirghizstan proviendrait de coton ouzbek, selon cette estimation. Lorsque le différentiel de prix est élevé, comme en 2003, l’activité de contrebande peut augmenter jusqu’à 55 %, ce qu’indiquent les calculs suivants : (1) Surface emblavée en coton en 2003 : 38 000 hectares. (2) Rendement moyen : 1.95 tonnes par hectares. (3) Rendement de l’égrenage : 0,31 (il est de 0,36-0,37 en Ouzbékistan avec des égreneuses en bon état). (4) Estimation de la production de coton en 2004 : 22 971 tonnes de coton fibre, contre 51 000 tonnes de coton fibre exportées.

Méthode 2 : Pour une deuxième estimation, des agents d’usines (directeurs et travailleurs) et des intermédiaires (Zagatovitel) de la région d’Och et de Jalalabad ont été interviewés. Les résultats des enquêtes ont été confrontés à ceux de (Lupton, 2002) qui fournit des informations intéressantes sur les usines d’égrenage du sud du Kirghizstan. Dans le district de Bazar Kurgan, sept usines fonctionnaient au cours de l’année 2005 et une usine a été établie en 2006. Auprès de chacune des usines, nous avons pu connaître les quantités de coton graine traité en année moyenne, qui concordent avec les données de (Lupton, 2002).

Tableau 1

Usine Enquête Jozan, 2006 Lupton, 2002

(données 2000 et 2001)

Usine n° 1 6 000 tonnes 6 000-8 000 tonnes

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Usine n° 2 7 000 tonnes (Construite en 2003)

Usine n° 3 6 000-7 000 tonnes 7000-10 000 tonnes

Usine n° 4 4 000-5 000 tonnes 4000-6 000 tonnes

Usine n° 5 6 000 tonnes (Construite en 2003)

Usine n° 6 6 000-7 000 tonnes 6000-8 000 tonnes

Usine n° 7 (construite en 2006)

Total 35 000-37 000 tonnes

Ainsi, en moyenne, les usines du district de Bazar Kurgan traitent 35 000-37 000 tonnes de coton brut par an. Or, les surfaces de coton du district s’élèvent à 6 100 ha en moyenne dans les dernières années. Avec un rendement moyen observé de 1,95 tonne/ha, la production en coton brut du district s’élève à 11 900 tonnes par an, soit 23 000 à 25 000 tonnes de moins de coton brut que celui traité dans le district. Sachant que les transferts de coton entre district sont rares, on peut considérer que les usines de Bazar-Kurgan traitent en moyenne 24 000 tonnes de coton ouzbek par an, soit 66 % du coton traité.

Les enquêtes auprès des intermédiaires viennent confirmer l’ampleur de la contrebande. Ainsi, sur chaque site de passage, les intermédiaires nous ont donné des informations concernant les quantités moyennes de coton échangé chaque jour et par maison à cheval sur la frontière. Ainsi, selon les enquêtes faites auprès des intermédiaires, ce serait 45 475 tonnes de coton graine et 975 tonnes de coton fibre par an qui traverseraient la frontière en contrebande. Les usines de deux districts profitent de ce coton brut ouzbek : Nooken et Bazar-Kurgan. Selon les enquêtes, ce coton serait dirigé pour les deux tiers vers les usines de Bazar-Kurgan et pour un tiers vers les usines de Nooken. Ainsi, près de 30 000 tonnes de coton brut ouzbek atteindraient les usines de Bazar-Kurgan. L’estimation proposée à l’aide des enquêtes faites auprès des intermédiaires est du même ordre de grandeur que celle faite à partir des déclarations des usines. Une quarantaine de voyages en camion entre les usines et la frontière sont nécessaires au transport d’une telle quantité de coton quotidiennement. Il s’avère que cette estimation dépasse l’estimation réalisée à partir des déclarations des agents travaillant dans les usines. Si l’on considère que les intermédiaires ont surévalué le nombre de jours pendant lesquels sont réalisés les transferts (120 au lieu de 150 jours par an), on obtient 24 000 tonnes de coton graine par an, ce qui serait cohérent avec les déclarations des usines d’égrenage.

Tableau 2

Site de passage t/j et par maison

Maisons t/j Jours/an t/an

Madariat 40 t/j/maison

+ 5-6 tonnes de fibre

6 240t/j + 5-6 tonnes de fibre

150 36 000 t/an de coton brut

+ 975 t/an de coton fibre

Bazar-Kurgan 2,5 t/j/maison 25 62,5 t/j 150 9 475 t/an de coton brut

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Quoi qu’il en soit, ce serait deux tiers du coton traité dans le district de Bazar-Kurgan qui passerait en contrebande depuis l’Ouzbékistan. Une évaluation identique, faite par enquête auprès d’un intermédiaire de Aravan, un autre important site de passage du coton de contrebande (la personne interviewée a déclarée que 70 % du volume traité serait du coton de contrebande). Les districts de Aravan et de Bazar-Kurgan sont reconnus comme particulièrement propice à l’accès au coton de contrebande. Ainsi, on peut considérer que l’ensemble des usines du Kirghizstan n’a pas le même taux de traitement de coton ouzbek, ce qui implique de revoir à la baisse le taux pour l’ensemble du sud du Kirghizstan. Il serait contenu dans une fourchette entre 50 et 60 %.

Tableau 3. Surfaces emblavées en coton par province kirghize de 1990 à 2004559

1990 1991 1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998

Osh 10,4 10,4 7,6 7,2 10,8 13,6 12,7 10,3 10,5

Jalalabad 15,5 15,5 13,9 13 15,8 19,8 18,7 14,7 21,2

Total 25,9 25,9 21,5 20,2 26,6 33,4 31,4 25 31,7

1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006

Osh 11,2 10,7 11,7 11,3 11,6 15,5

Jalalabad 23,1 22,8 25,4 24,6** 26,3** 29,3**

Total 34,3 33,5 37,1 35,9* 37,9* 44,8***

Tableau 4. Production de tonnes de coton fibre de 1990 à 2004560

Année 1990 1991 1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998

Total 18,9*** ? 14 13 17 18 21 25 23

Année 1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007

Total 25 29 34 46 51 47,5***

559. Source = 1991 à 2001, données des rapports officiels du ministère chargé de l’agriculture (Lupton et Consultants, 2002) ; (*) = FAO cotton production data (Sadler, 2006) ; (**) = Cahier de statistique régional de la province de Jalalabad ; (***) = données officielles du ministère chargé de l’agriculture (Kim, 2005) Remarque : la province de Batken n’est pas considérée ici : la production de coton y est marginale (300 hectares en 2000) et la province n’existait pas au cours de la période soviétique.

560. Source : FAO cotton production data (Sadler, 2006) ; (***) = données officielles du ministère chargé de l’agriculture (Kim, 2005).

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Annexe 12 – Vallée de Ferghana, enchevêtrement des réseaux techniques et des frontières

Le manque de « cohérence » géographique et le découpage en dentelle des frontières impliquent un enchevêtrement des réseaux techniques avec les frontières, ce qui ne fait qu’accentuer l’absurdité de celles-ci. Ce phénomène est particulièrement marquant en ce qui concerne les réseaux hydrauliques et les réseaux de transports (route, gaz, fer, teléphone et électricité).

L’eau de la vallée de Ferghana est mobilisée pour alimenter des périmètres irrigués très étendus (1,3 million d’hectares en 1990). Les prélèvements et les usages de la ressource en eau mettent en œuvre de nombreux ouvrages dont la particularité réside dans le fait qu’ils sont eux-mêmes imbriqués avec les frontières nationales qu’ils croisent, décroisent et recroisent. Ainsi, chaque république possède des barrages561 et stocke de l’eau pour les territoires de ses voisins : le Kirghizstan retient de l’eau dans le réservoir Toktogul construit sur le lit de la rivière Naryn, à l’amont de la vallée de Ferghana. Cette eau est majoritairement utilisée par l’irrigation de l’Ouzbékistan, du Tadjikistan et du Kazakhstan, alors qu’une infime partie de l’eau stockée est consommée par l’agriculture kirghize, dont les champs irrigués ferghaniens sont situés dans les bassins des affluents du Syr-Darya. De même, le Tadjikistan stocke de l’eau dans le barrage de Karaikum et la fournit à l’Ouzbékistan et au Kazakhstan pendant la période végétative. L’imbrication des frontières et des ouvrages hydrauliques est poussée à son comble avec les barrages d’Andijan et de Kasansai, deux barrages de la vallée de Ferghana qui appartiennent à la République d’Ouzbékistan : le barrage d’Andijan est situé en territoire ouzbek mais l’eau retenue est en territoire kirghize et recouvre plusieurs milliers d’hectares irrigués par les citoyens kirghizes avant 1984, date de mise en eau du réservoir. L’eau y est stockée en mai et juin et alimente en juillet et août les canaux ouzbeks de la vallée de Ferghana, dont certains irriguent plusieurs milliers d’hectares du Kirghizstan voisin (le canal sud de Ferghana, le canal du Kara-Darya sont deux exemples importants). Le barrage de Kasansai est situé en territoire kirghize mais appartient à l’Ouzbékistan qui en assure l’entretien et le fonctionnement. Un millier d’hectares kirghizes profitent tout de même de l’eau, amenée par le canal de Tchust qui prend l’eau en Ouzbékistan et ne fait que traverser le Kirghizstan sur 20 km pour irriguer 5 000 ha au Kirghizstan. De même le canal sud de Ferghana, qui prélève de l’eau du Karadarya, en aval du barrage d’Andijan, traverse quatre fois la frontière ouzbéko-kirghize au sud de la vallée de Ferghana. De fait, ce canal irrigue des périmètres kirghizes sur plusieurs centaines d’hectares du disctrict d’Aravan de l’oblast d’Osh.

561. Le barrage de Toktogul appartient au Kirghizstan, le barrage de Kairakum appartient au Tadjikistan et les barrages de Charvak et Chardara appartiennent à l’Ouzbékistan.

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Figure 1 - Une gestion de l’eau transfrontalière dans la vallée de Ferghana

L’enchevêtrement des réseaux techniques et des frontières inter-républicaines est aussi particulièrement marquant dans le cas des réseaux routiers, du réseau de chemin de fer et des réseaux de transports du pétrole et du gaz (pipelines562). De manière générale, les principaux axes qui lient la vallée de Ferghana au reste du monde, au cours de la période Soviétique, passent par la porte de Khodjent, où les réseaux suivent le cours du Syr-Darya. Et pour atteindre les villes d’Osh et de Djalalabad, les deux principales villes kirghizes de la vallée de Ferghana, les pipelines et les réseaux de transports ferroviaires qui partent de la ville de Tachkent passent par les territoires tadjik et ouzbek. Pour relier en train Osh à Bishkek, la capitale du Kirghizstan, il faut traverser pas moins de cinq frontières et quatre pays !

Les réseaux d’approvisionnement et de transport au sein de la vallée de Ferghana construits au cours de la période soviétique, s’affranchissent aussi des frontières. Le cas le plus marquant est finalement celui du réseau routier, principal mode de transport interne à la vallée de Ferghana. L’axe principal de la vallée est l’axe Khodjent-Ferghana-Andijan-Osh, un axe transfrontalier. De cet axe rayonnent des axes secondaires qui partent transversalement et rejoignent les villes secondaires de la vallée. En dehors de ses enclaves, le territoire ouzbek est finalement le plus continu, puisque chaque ville de la partie de la vallée ouzbek peut être directement en contact avec une autre ville ouzbek sans avoir à traverser un territoire d’une autre république.

562. http://www.rferl.org/specials/gallery/ca-pipelines/Natural-gas-pipeline.gif

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Figure 1 - Enchevêtrement des frontières et des réseaux techniques (Source: Julien Thorez)

Ce n’est pas le cas du Kirghizstan, depuis l’implosion de l’URSS563. Ainsi, pour rejoindre deux villes kirghizes de la vallée de Ferghana, les axes les plus rapides passent par le territoire ouzbek. Certaines liaisons sont possibles mais passent par les montagnes sur des routes non-goudronnées et peu pratiquées. La plus étrange est la liaison entre les villes d’Osh et de Jalalabad, les deux plus grandes villes de la partie kirghize de Ferghana. Pour voyager d’Osh à Jalalabad en 1991, une automobile doit passer nécessairement par le village de KaraSuu à la frontière ouzbéko-kirghize puis par le territoire ouzbek, sous le barrage d’Andijan. Cette situation est assez classique pour les itinéraires entre villes (ou villages) kirghizes, le Kirghizstan possédant les territoires les plus enclavés géographiquement de la vallée de Ferghana, pris en sandwich entre la frontière ouzbek, les enclaves ouzbekes et les hautes montagnes. Ainsi, de Batken à Osh, des routes secondaires existent mais sont particulièrement difficiles à pratiquer. Certaines nécessitent de toute façon de traverser des enclaves ouzbeks, situées en territoire kirghize. Le contournement de ces enclaves rajoute près de 15 heures de voyage et nécessite de passer sur des routes non-goudronnées dans les montagnes, praticables seulement pendant l’été.

La même situation existe avec le réseau de transport électrique au sein de la vallée de Ferghana. Ainsi, l’électricité produite au niveau du barrage hydroélectrique de Toktogul, d’une capacité de génération de 2 950 MW, situé au Kirghizstan, peut alimenter l’ensemble des villes de la vallée de Ferghana. Mais, pour atteindre les villages kirghizes du sud de la vallée, le réseau passe nécessairement par le territoire ouzbek. De même, pour atteindre le territoire Tadjike et notamment la ville de Khodjent, l’électricité emprunte le même réseau, ce qui fait que l’électricité produite au Kirghizstan doit

563. Certaines parties de la vallée de Ferghana ne peuvent être accessibles qu’en passant par un territoire d’une autre république. Mise à part les enclaves, ces zones sont pratiquement toute situées en territoires kirghizes, et notamment dans l’actuelle province de Batken.

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nécessairement passer par le territoire ouzbek, quels que soient les clients à desservir, en dehors du territoire des provinces de Osh et de Jalalabad, au sud du Kirghizstan.

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Annexe 15 – Le diagnostic agro-économique

Le diagnostic agraire564 se réalise à l’échelle d’une région et suit une succession d’étapes précises. Elle commence par la « lecture du paysage », moment incontournable que nous avons réalisé pendant une période d’un mois. En voiture, à vélo, à pied ou à cheval, nous avons mené l’étude de tout ce qui était visible : analyse topographique, pédologique, étude du système hydrotechnique et du réseau routier, description des parcelles, des cultures et première analyse des techniques utilisées. On identifie les lieux particuliers comme les villages, les centres de mécanisation agricole, les cités administratives. L’analyse paysagère donne une première approche concrète de la région utilisée et conduit à la construction d’un zonage : la région est divisée en partie aux caractéristiques sociotechniques homogènes. Un certain nombre d’hypothèses est énoncé sur les modes d’exploitations des différentes zones et sur les combinaisons possibles.

L’analyse historique est la deuxième étape du diagnostic. Elle consiste à comprendre par quels enchaînements de transformations techniques, écologiques, économiques et sociales la région est passée pour rendre intelligible la complexité du système agraire décrit. L’analyse historique est conduite sur une période d’un mois au cours de laquelle des interviews de personnes âgées permettent de recueillir des informations sur les évolutions techniques, sociales et économiques de la région agricole (une soixantaine d’entretiens d’une à deux heures a été réalisée sur chacun des territoires étudiés). Parallèlement, des informations sont collectées dans la littérature disponible et qui concernent les évolutions locales (anciennes cartes, études historiques, données statistiques des archives), nationale ou internationale. Une typologie historique des systèmes d’exploitation est construite et montre leur transformation sociotechnique, leur émergence ou leur disparition. Pour un type d’exploitation donné, les choix d’investissement et d’évolution s’inscrivent nécessairement dans un champ restreint de possibilités ouvertes à ce type d’exploitation à un moment donné de son histoire. Les « parcours possibles d’une exploitation d’une région sont en nombre limité ; ils illustrent le résultat des mécanismes de différenciation en jeu à chaque étape historique de transformation de l’agriculture » (Cochet et Devienne, 2006). Cette typologie remonte jusqu’à la période actuelle et de nouvelles hypothèses sont formulées sur les systèmes de production existants selon leurs productions, les moyens de production dont ils disposent et la nature des rapports sociaux dans le cadre desquels ils opèrent. L’histoire permet de saisir par quels mécanismes se réalise une différenciation des systèmes de production, en terme d’orientation de production et d’accumulation du capital. Vient alors la troisième étape, qui consiste à interviewer des exploitants agricoles identifiés comme représentants archétypiques des différents systèmes de production de la typologie. Les interviews sont orientées pour mettre en évidence comment sont associées plusieurs activités et techniques agricoles, dans l’espace et dans le temps, selon des itinéraires techniques précis, en fonction de leurs objectifs de production et des contraintes sociotechnique qui s’impose à eux. Une fois les itinéraires techniques connus, viennent l’analyse financière construite sur le calcul de la création de richesse produite par le système de production (valeur ajoutée) et le calcul du revenu

564. Cette méthodologie d’analyse développée à l’Institut national agronomique de Paris-Grignon par une école constituée autour de René Dumont depuis les années 1970.

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agricole. Pour chaque type de systèmes de production, une dizaine d’interviews est réalisée, permettant de caractériser le système de production, archétype moyen de chaque groupe homogène d’exploitation. La troisième étape est conduite sur une période de deux mois. Dans chacune des régions étudiées, une trentaine d’exploitations ont fait l’objet d’une analyse approfondie.

Au cœur de l’approche, la notion de système de production, de système de culture et de système d’élevage565. Le système de production est mis en œuvre par des exploitations qui possèdent la même gamme de ressources (même gamme de superficie, même niveau d’équipement, même taille de l’équipe de travail), placées dans des conditions socio-économiques comparables (entre autres même mode d’accès à la terre, au travail, à l’équipement) et qui pratiquent une combinaison comparable de productions. L’organisation du système de production peut être étudiée à une échelle d’analyse plus restreinte et complémentaire, grâce aux concepts de système de culture et d’élevage : le système de production peut être alors considéré comme une combinaison organisée de différents systèmes de culture et de différents systèmes d’élevage.

Le système de culture a été défini pour la première fois par l’agronome Sébillotte (1976). Le système de culture est concept agronomique, s’applique à l’échelle de la parcelle ou du groupe de parcelles traitées de manière homogène, c’est-à-dire caractérisées par une succession de cultures et des associations éventuelles de cultures, et par l’ensemble des techniques qui leur sont appliquées suivant un ordonnancement précis, l’« itinéraire technique ». La logique agronomique de ce système de culture est étroitement liée non seulement aux conditions pédo-climatiques – on retrouve ici le lien avec le « terroir » – mais aussi socio-économiques (conditions d’accès à la terre) ou de contraintes physiques telles que l’éloignement du siège de l’exploitation. Cette logique agronomique (type de cultures, succession culturale et effets « précédent » et « sensibilité du suivant », nature et ordonnancement des opérations culturales appliquée à chaque culture) doit être analysée en terme de système à l’échelle de la parcelle, mais sa compréhension, l’explication des choix et pratiques des agriculteurs sont aussi à rechercher au niveau du fonctionnement de la combinaison des différents systèmes de culture et d’élevage, c’est-à-dire à l’échelle englobante du système de production.

À une échelle d’analyse équivalente, le système d’élevage a été défini par l’agronome E. Landais (1992). Il se définit à l’échelle du troupeau ou d’une partie de ce dernier. Il s’agit « d’un ensemble d’éléments en interaction dynamique organisé par l’homme en vue de valoriser des ressources par l’intermédiaire d’animaux domestiques pour en obtenir des productions variées (lait, viande, cuirs et peaux, travail, fumure) ou pour répondre à d’autres objectifs ». Ce système d’élevage peut lui aussi être caractérisé par un certain nombre de pratiques : agrégation (constitution d’ateliers ou de lots, groupes d’animaux qui seront traités de façon particulière selon leur sexe ou leur catégorie d’âge et qui sont reliés par des flux d’animaux), conduite (reproduction, santé, alimentation), exploitation

565. Sauf quelques transformations mineures, le texte est pris pratiquement intégralement de l’article publié en 2006 par Hubert Cochet et Sophie Devienne (Cochet, 2006). Cet article se trouve téléchargeable, dans une autre version, sur le site de la Société française de l’économie rurale (SFER), http://www.sfer.asso.fr/download/71/A_CochetDevienne.pdf

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(opération de prélèvement sur le troupeau : lait, laine, viande), renouvellement du troupeau (réforme, sélection des jeunes ou achat pour le renouvellement) (Landais et Balent, 1995). Étroitement liées dans l’espace et dans le temps, l’ensemble de ces pratiques d’élevage doit être également analysé en terme de système, l’alimentation en constituant bien souvent la clef de voûte. Mais là encore, les explications des choix et pratiques des agriculteurs ne sont pas à rechercher au niveau de seul fonctionnement du système d’élevage, mais aussi de celui du système de production.

Un système de production se présente donc comme une combinaison spécifique de différents systèmes de culture et de différents systèmes d’élevage.

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Annexe 16 - Pratiques culturales du blé et du coton

Les pratiques culturales sur le coton

Le coton a un cycle qui s’étale sur 6 à 7 mois, de mars à octobre. La culture du coton est implantée courant mars et avril, selon les conditions climatiques de l’année. Le semi est réalisé après la déclaration du khokim de district de lancement de la saison agricole et son ordre de finir les semailles avant une date butoir fixée au niveau national par le Premier ministre de la République. La fin de la production du coton est aussi décidée par le khokim qui annonce publiquement les résultats de production du district. Alors, commencent les travaux de labour qui conduisent à la préparation du sol pour le prochain cycle de culture.

La préparation du sol est largement moto-mécanisée. Après le ramassage des tiges de coton en début novembre, le sol est mis à nu. Alors le labour mécanisé est réalisé, précédé d’un épandage de déjection ou/et d’engrais minéraux azoté, par l’épandage de 350 kg de superphosphate, à l’aide d’un épandeur centrifuge. À l’issue du labour, les travaux agricoles sont arrêtés au cours de la période hivernale. Les travaux du sol reprennent vers le 15 mars par un passage de herse plate traînée destinée à ameublir le sol sur une profondeur superficielle de 5 cm. Ensuite, la parcelle est nivelée à l’aide d’une lame niveleuse à large base pour conduire à une parcelle la plus plate possible, en vue d’une bonne circulation de l’eau d’irrigation. Après le planage, les billons et les sillons sont produits566. Lors du passage de la billonneuse, un premier passage d’engrais minéraux est réalisé grâce à l’attelage d’un épandeur d’engrais accroché à la billonneuse.

La température minimale de la terre pour le semis se situe autour de 12 °C (le 0 °C de végétation de coton est de 14 °C). Le semis est réalisé après une irrigation de pré-semis, qui permet de faire monter l’humidité du sol de la parcelle, privée d’irrigation depuis la fin de l’été. L’irrigation abaisse la température de la couche superficielle du sol. Alors, après ressuyage, un passage de herse portée est effectué pour réchauffer le sommet du billon. Le semis est ensuite réalisé à l’aide d’un semoir en ligne, avec une densité de semi de 80 kg/ha de graines velues, et de 50 kg/ha dans le cas de graines délintées. Les graines du semis sont normalement semées en poquet de 3 graines par trou à 2 cm de profondeur, tous les 12 à 15 centimètres.

La levée intervient en début mai, environ vingt jours pour les graines velues et dix jours pour les graines délintées. Parfois, des poquets n’ont pas levé et il est nécessaire de ressemer. Après avoir complété le semis, plusieurs travaux moto-mécanisés sont réalisés. Dans un intervalle de seize jours, un binage léger suivi d’un binage lourd et d’un passage de chisel sont conduits. Cette succession a pour objectif la création d’un stress hydrique

566. Le sillon = sera la zone d’écoulement de l’eau d’irrigation gravitaire, alors que le billon recevra la semence. Les billons sont conduits dans le sens de la pente pour assurer une circulation de l’eau par gravité. Les billons sont espacés de 90 cm ou de 60 cm, selon la nature du sol et le choix de densité de semis de l’agriculteur.

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artificiel au niveau de l’appareil racinaire du coton, ce qui permettra de pallier au stress hydrique éventuel au cours des mois de juillet et d’août. Ces passages permettent également un réchauffement de la terre et favorisent donc la croissance végétative. Un nouvel apport d’engrais associé à un billonnage permet de faire un apport fractionné d’engrais et de reformer les billons en vue de la prochaine irrigation.

Trois travaux manuels sont également réalisés. Dans un premier temps, après le premier binage léger, le démariage est effectué : il consiste à arracher les pieds de coton en surnombre dans les poquets, pour laisser deux pieds de coton tous les 12 à 15 centimètres sur le billon. Dans le même temps, un binage manuel léger est effectué entre les pieds de coton le long du billon. Ensuite, un traitement biologique aux Trichogrammes est réalisé par dépôts d’auxiliaires.

Une irrigation est effectuée fin mai. Il correspond à la fin d’un premier cycle de travaux agricoles conduits depuis la levée du coton, le cycle lourd. Ce premier cycle dure vingt jours et laisse place à un deuxième cycle lourd d’une même durée où les mêmes travaux mécanisés sont réalisés entre la fin mai et la fin de la première quinzaine de juin. Les travaux manuels consistent alors à un désherbage – binage réalisé entre deux passages de bineuse mécanisée. Un traitement insecticide mécanisé à base de soufre est réalisé à l’aide de l’OBX 600 pour lutter contre le puceron noir (Chira noir). La quatrième fertilisation favorise le développement végétatif et la vigueur de la tige. Une irrigation est effectuée après le billonnage – épandage.

Suit alors un troisième cycle lourd de vingt jours qui finit en début juillet qui reproduit les mêmes travaux qu’au cycle précédent. Un traitement biologique aux trichogrammes est réalisé manuellement contre l’Organtchikana. Il est suivi d’un traitement insecticide mécanisé à base de Karaté réalisée à l’aide de l’OVR pour lutter contre le puceron noir (Chira noir). Un cinquième et dernier passage d’engrais est réalisé et correspond à la fin de la phase végétative et le début de la phase de floraison des pieds de coton en début juillet.

Le début de la floraison signe le début d’un quatrième cycle de travaux agricole, conduit au cours de soixante jours, jusqu’au début de la récolte. C’est un cycle léger, car le travail mécanisé est moins intense que sur les cycles précédents : un passage de bineuse légère et deux passages de bineuse lourde concentrés au début du cycle, puis trois passages mécanisés de pulvérisateurs (produit Tsiperpho) réalisés sur une période de soixante jours pour lutter contre le Chira bleu et le Koussakourka. Les travaux manuels consistent à deux traitements biologiques à base de trichogrammes pour lutter contre les Trips, l’Ourgantchcikana, et le Koussakourta, et le puceron gris (Chira bleu).

Vers la mi-juillet et jusqu’au 20 juillet, les plants de coton sont essimés manuellement. Elle consiste à casser la partie supérieure de la tige de coton entre le bourgeon terminal et les premiers bourgeons axillaires. Cette phase est essentielle puisqu’elle permet d’inhiber la croissance végétative et de déclencher la période de maturation des capsules. En règle générale, les premières capsules s’ouvrent début août. Au cours de ce cycle, les irrigations se multiplient, car les besoins du cotonnier augmentent, liée à la forte chaleur du mois de juillet et d’août.

La récolte débute habituellement en début septembre, sur ordre du khokim du district. La totalité de la récolte de la zone que nous avons étudiée est réalisée manuellement,

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essentiellement par des femmes, payées au poids récolté. La récolte est réalisée sur un minimum de trois passages, qui dépendent de la date d’arrivée à maturation des capsules. Les deux premiers passages permettent de ramasser 85 à 90 % de la récolte totale. Le premier passage s’étend sur une période de 10 à 15 jours, suivi d’une irrigation rapide et d’un dernier traitement biologique aux trichogrammes. On remarque couramment une défoliation mécanisée à l’aide de l’OBX 600, afin de faciliter l’ouverture et la maturation des capsules en deux phases de récolte567. Le deuxième et le troisième passage permettent le ramassage respectif de 18 et 12 % de la récolte. Des ramassages supplémentaires peuvent être faits si les conditions météorologiques s’y prêtent et surtout si le plan de production du district n’est pas rempli.

La fin de la récolte est déclarée par le khokim. Avant cette déclaration, aucun travail post-récolte d’aucune parcelle n’est effectué, pour peu que le khokim demande un dernier ramassage. L’annonce du résultat du plan relance l’activité dans la parcelle par un passage de rozana KB 4A. Cet outil attelé à un tracteur est une lame horizontale souterraine qui a pour effet de déraciner partiellement le pied de coton. Il facilite l’arrachage pour le ramassage de tiges. Le ramassage est effectué à la main. Les tiges de coton sont mises en botte manuellement.

Les pratiques culturales sur le blé d’hiver

Le cycle du blé est plus court et nécessite moins de travaux agricoles. La culture de blé est donc implantée sous couvert de coton sans préparation préalable de la parcelle. Le blé communément semé est un blé d’hiver, ce qui permet d’étaler dans le temps la période des travaux agricoles et l’usage des tracteurs qui sont mobilisés pour le semi et la préparation du sol des champs de coton. On distingue les travaux pré-hivernaux des travaux post-hivernaux

À la fin de la première récolte de coton (fin septembre), le blé est semé mécaniquement à l’aide de l’épandeur porté d’engrais (NRU). Les semences sont alors déposées sur les flancs des billons alors que le sommet du billon est toujours peuplé à intervalle régulier de plants de coton. Dans la foulée du semis, un billonnage - épandage d’engrais minéraux est réalisé pour recouvrir les graines de terre. La densité de semis est de 250 kg/ha. Comme pour le coton, des épandages organiques (déjections animales) sont pratiqués, mais sont réalisés en quantité limitée en comparaison des épandages d’engrais minéraux. Pour ce premier passage, la fertilisation est uniquement phosphatée avec 350 kg de Superphosphate par hectare.

Une irrigation est effectuée dix ou quinze jours après le semis, juste après la deuxième récolte de coton. Cette irrigation ne peut pas être effectuée juste après le billonnage car le temps entre les deux phases de récolte de coton est limité, il faut donc attendre la fin de la deuxième phase de récolte pour irriguer. Après la dernière récolte de coton fin octobre et le ramassage des tiges de coton, une fertilisation post-levée est réalisée grâce à l’épandeur porté d’engrais (NRU). Une deuxième irrigation est ainsi réalisée dans la foulée avant la dormance hivernale de quatre mois.

567. Habituellement, la défoliation est pratiquée pour les cultures cotonnières à récolte mécanisée afin d’éviter la présence de feuille au cours de la récolte.

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Après la reprise de la végétation, la culture est une première fois désherbée manuellement à la mi-février. Ce travail permet de limiter la compétition avec les adventices et facilite la reprise végétative du blé. Début mai, une troisième fertilisation est réalisée mécaniquement ou manuellement selon la taille du blé et l’accessibilité à la parcelle. Une troisième irrigation suit l’épandage. Un second désherbage suivi d’une fertilisation et d’une irrigation sont réalisés dix jours après le ressuyage de la précédente irrigation, la fertilisation (stade du végétal : épi dans tige) qui ne peut plus être mécanisée et doit être effectuée manuellement. Le désherbage sur la culture de blé est plus délicat que sur la culture du coton. En effet, la densité du blé plus importante que le coton nécessite un travail plus lourd. Sur le dernier mois de culture, l’irrigation est quasi-continue, et se poursuit jusqu’à 5 à 7 jours (temps de ressuyage) avant la récolte.

La moisson et le battage sont réalisés pour la plus grande partie des surfaces par le MTP avec des moissonneuses batteuses américaines (modèle CASE HydroFlow 2 236). Il existe encore quelques moissonneuses batteuses russes au sein des exploitations collectives, mais elles sont rarement en état de bon fonctionnement. Les variétés de blé précoces sont récoltées début juin contre le 15 juin pour les variétés plus tardives. Cependant, il a été observé une pratique courante de la part du MTP ; comme la quantité à livrer à l’État représente en moyenne 60 % du tonnage total, il arrive couramment que la parcelle soit moissonnée en deux fois : une première fois pour le blé destiné à l’État et une deuxième fois pour le surplus soit une récolte en deux passages. Le second passage est alors effectué une fois seulement le plan de livraison du district réalisé. Après la récolte, dans le système de culture présenté, une partie de la terre n’est pas ressemée, un labour est alors pratiqué en prévision de la culture du coton. La surface désignée par l’exploitant pour recevoir une deuxième culture est emblavée.

L’allocation des moyens de production et le besoin de la deuxième culture

Au cours des enquêtes réalisées auprès des agriculteurs, nous avons mis en regard les besoins en moyens de production pour la conduite des cultures de blé et de coton et les moyens de production que les exploitations disposent en propre. Ceci nous a permis d’identifier les systèmes de production comme des systèmes ouverts sur l’extérieur, nécessitant l’utilisation de moyens de production mis à leur disposition : une partie de la mécanisation, l’eau, les engrais, la main-d’œuvre sont les plus importants. Au cours de nos enquêtes, les agriculteurs nous ont pratiquement tous dit que les problèmes majeurs résident dans l’accès à la fertilisation et l’accès à la main-d’œuvre, l’eau et la mécanisation étant des problèmes secondaires.

Prenons le cas des fertilisations chimiques en récapitulant les besoins d’utilisation d’engrais chimique pour la culture du coton et la culture du blé d’hiver. L’itinéraire technique de fertilisation pour la culture du coton peut se résumer de la façon suivante : (1) Avant le labour, un premier épandage de fumure phospho-potassique est effectué entre les mois d’octobre et de novembre, mais non de manière systématique. Selon des normes prédéfinies, ces apports devraient totaliser 50 % des apports potassiques et 30 % des apports phosphoriques totaux. (2) Lors de la préparation du sol : après les travaux d’aplanissement du sol, une fertilisation pseudo-localisée est réalisée lors de la confection des billons au mois de mars. Cette fertilisation comprend 30 % des apports azotés, 20 % phosphoriques et 20 % des apports potassiques. (3) Premier épandage en végétation : après les deux premiers binages, une fertilisation complète devrait être apportée à la mi-

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mai, totalisant 30 % des apports de chaque élément. (4) Deuxième épandage en végétation : lors des deux binages du mois de juin, une fertilisation devrait être apportée avec 40 % d’engrais azoté et 20 % d’engrais potassiques. Les binages, avec apport de fertilisants sont effectués à la mi-mai, à la mi-juin et à la fin du mois de juin ; à cela s’ajoutent au mois deux autres binages en cours du mois de juillet.

Étant donné que l’accès aux engrais est entièrement administré par l’État, il existe un équilibre de fertilisation préconisée par les autorités, donné dans les tableaux suivants par tonne de coton graine produite et par hectare emblavé en considérant un rendement de 33 quintaux/hectare, ce qui correspond à la moyenne du plan de production des fermiers en contrat avec Mirishkor LLC :

Tableau 1

Par tonne de coton graine Par hectare emblavé (rdt de 33 qtx/ha)

N P K N P K

Équilibre 1 0,71 0,43 Équilibre 1 0,71 0,43

Kg physique 212* 416** 50*** Kg physique 700* 1 375*

* 165***

Unités 70 u 50 u 30 u Unités 231 u 165 u 99 u

Source : Agrochimie568

En réalité, les doses apportées sont très différentes et ce pour des raisons d’approvisionnement, de coût des engrais et de disponibilité des stocks au moment de l’utilisation. La fertilisation réelle fournie par l’usine d’État aux exploitations fermières du district répond de fait à la combinaison suivante :

Tableau 2

Par tonne de coton graine Par hectare emblavé (rdt 33 qtx/ha)

N P K N P K

Équilibre 1 0,31 0,08 Équilibre 1 0,31 0,08

Kg physique 233* 200** 10*** Kg physique 769* 658** 33***

Unités 77 u 24 u 6 u Unités 254 u 79 u 20 u

Source : plan d’engrais 2005 des fermiers du district de Namangan, délivré par Agrochimia

Tout comme pour la culture du coton, la fertilisation des cultures de blé répond à des normes établies au niveau national pour l’ensemble des régions569, dont la combinaison optimale est définie dans le tableau ci-dessous570.

Tableau 3

568. (*) sous forme de cilitra 33 % ; (**) sous forme de superphosphate 12 % ; (***) sous forme de chlorure de potassium Kali à 60 %.

569. Données de Validjon RAKHMONOV, service agronomique de Mirishkor LLC.

570. Le rendement utilisé est de 53,4 quintaux/hectare, moyenne des quotas de production des fermiers en contrat avec Mirishkor LLC.

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Par tonne de blé Par hectare emblavé (rdt de 53,4 qtx/ha)

N P K N P K

Équilibre 1 0,68 0,45 Équilibre 1 0,68 0,45

Kg physique 124* 233** 32*** Kg physique 666* 1 250*

* 166***

Unités 41 u 28 u 19 u Unités 220 u 150 u 100 u

Source : Agrochimie571

Pour les mêmes raisons que pour le coton, la fertilisation qui apparaît finalement dans les plans de production blé des exploitations fermières répond finalement à une autre combinaison :

Tableau 4 Par tonne de blé Par hectare emblavé (rdt 53,4 qtx/ha)

N P K N P K

Équilibre 1 0,25 0,05 Équilibre 1 0,25 0,05

Kg physique 145* 100** 4*** Kg

physique 788* 542** 22***

Unités 48 u 12 u 2,5 u Unités 260 u 65 u 13 u

Source : plan d’engrais 2005 des fermiers du district de Namangan, délivré par Agrochimia

Il en résulte ainsi un déficit de fertilisation de la culture du blé du fait de deux mécanismes. (1) D’une part, les quantités prévues dans le plan d’attribution des engrais sont inférieures aux normes agronomiques en vigueur, (2) d’autre part, seule une partie des engrais du plan d’attribution des engrais est préfinancée et fournie par l’Agrochimie et bien souvent les fermiers ne se procurent pas la différence des besoins.

571. (*) sous forme de cilitra 33 % ; (**) sous forme de superphosphate 12 % ; (***) sous forme de chlorure de potassium Kali à 60 %.

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Annexe 17 – Série historique du débit de la rivière Naryn

Tableau 1. Débit historique de la rivière Naryn à la section du barrage de Toktogul

Année Débit annuel (km3)

Année Débit annuel (km3)

Année Débit annuel (km3)

1911 10 827 1941 11 282 1971 13 008 1912 11 197 1942 12 869 1972 10 817 1913 11 500 1943 10 157 1973 14 226 1914 11 428 1944 9 193 1974 8 479 1915 10 233 1945 10 606 1975 8 839 1916 8 873 1946 10 529 1976 9 207 1917 6 524 1947 8 159 1977 10 700 1918 8 690 1948 10 555 1978 11 717 1919 10 690 1949 11 369 1979 12 597 1920 10 918 1950 11 328 1980 10 634 1921 20 722 1951 10 548 1981 11 952 1922 13 004 1952 16 376 1982 8 442 1923 12 605 1953 14 602 1983 11 043 1924 13 390 1954 14 954 1984 10 838 1925 9 746 1955 12 429 1985 10 303 1926 9 355 1956 12 966 1986 9 425 1927 7 476 1957 9 497 1987 14 979 1928 12 186 1958 13 167 1988 16 487 1929 10 945 1959 15 020 1989 10 081 1930 11 328 1960 14 315 1990 12 465 1931 13 872 1961 9 556 1991 10 737 1932 9 551 1962 9 666 1992 12 019 1933 8 893 1963 12 040 1993 13 612 1934 12 900 1964 14 124 1994 15 302 1935 11 416 1965 9 689 1995 10 805 1936 10 696 1966 15 636 1996 13 111 1937 10 177 1967 10 961 1997 10 701 1938 8 015 1968 12 583 1998 14 505 1939 8 368 1969 18 555 1999 15 173 1940 8 913 1970 14 747 2000 12 660

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Annexe 18 - Les évolutions de la grille électrique centrasiatique

En 1991

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

380

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En 1991, la grille électrique centrasiatique est centrée autour de Tachkent, où se trouve

l’Administration unifiée de distribution de l’électricité, qui gère les lignes à 220 kV et

550 kV.

En 2002, le Kazakhstan ouvre une ligne qui permet de connecter le sud du pays au nord,

lequel est relié à la grille électrique de la Russie. Ceci permet de désenclaver la région

d’Almaty, mais également le nord du Kirghizstan, qui dépend tout de même des centrales

thermiques pour son chauffage.

En 2003, le Turkménistan se connecte à la grille électrique centrée sur l’Iran. Le

Turkménistan ne dépend plus de la grille centrasiatique, mais fait tout de même

fonctionner la ligne à haute tension pour l’achat de production à bas prix au Kirghizstan

et au Tadjikistan.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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En 2008 et 2009. L’Ouzbékistan construit deux lignes de 500 kV vers l’Afghanistan et

Uzbekenergo, producteur d’énergie ouzbek, signe un contrat avec l’entreprise de

distribution afghane. 300 mégawatt/h, soit 1milliard de kilowatt par an.

Pendant l’hiver 2009, le Kazakhstan débranche la ligne de 550 kV pour éviter le vol

d’électricité par le Tadjikistan, qui tire beaucoup plus d’énergie que prévu selon les

accords et la capacité de paiement du pays.

En 2009, le Tadjikistan construit une ligne reliant Douchanbé au nord du pays, la

province de Soghd permettant ainsi de désenclaver le Nord du pays par rapport au reste.

Parallèlement, l’Ouzbékistan, construit une ligne reliant directement la vallée de

Ferghana au reste du pays, évitant de transiter par le territoire tadjik. Plus tard,

l’Ouzbékistan poursuit la ligne qui relie directement l’Afghanistan aux centrales ouzbeks,

pour commercialiser l’énergie sans transiter par le territoire tadjik. Ceci se traduit par un

isolement du Tadjikistan.

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

382

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Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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Dans le futur. Le Kirghizstan espère construire une nouvelle ligne à haute tension

permettant de relier le sud du pays et le Tadjikistan directement à Toktogul, sans transiter

par le territoire ouzbek.

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Annexe 19 - Le Syr-Darya et la dépression d’Arnassai

Carte de Thomas Bernauer et Tobias Siegfried

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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Annexe 20 - Évolution des représentations du bassin du Syr-Darya

Source : (Mc Kinney, 1997)

Source : Antipova et al. (2001)

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

385

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U z b e k is ta n

K a z a k h s ta n

Tajikist

an

K y r g y z s ta n

U z b e k is ta n

C h a r d a r a R e s .

K a i r a k u m R e s .

A n d i j a n R e s .

S o u th G o lo d n y e s te p p eC a n a l

D u s t l ik C a n a l

Z a k h C a n a l

K h a n y m C a n a l

K e le s C a n a lP a r k e n t C a n a l

N o r th F e r g a n a C a n a l

G r e a te r F e r g a n a C a n a l

B ig A n d ija n C a n a l

G r e a te r F e r g a n a C a n a l

U c h k u r g a nb a r r a g e

K u ig a n y a rb a r r a g e

K a r a d a r y a R iv e r

S y r D a r y a R i v e r

S y r D a r y a R iv e r T e s h ik t a s hb a r r a g e

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ik R

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K E Y : D a m o r b a r r a g e H y d r o p o s t C a n a l P u m p s ta t io n H y d r o - e le c t r o s t a t io n

K y r g y z s ta n

C h a r v a k R e s .

K a r a s u L B C a n a l

T o k to g u l R e s .

N a r y n R i v e r

L e f t B a n k N a r y n C a n a l

B ig N a m a n g a n C a n a l

P r o p o s e dK a m b a r a t a I I

P r o p o s e dK a m b a r a t a I

P r o p o s e dR e s e r v o ir s b yU z b e k i s ta n

Source : Banque mondiale (2004)

Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

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Raphaël Jozan – « Les débordements de la mer d’Aral »

387

Annexe 21 – La Gestion intégrée des ressources en eau en Ouzbékistan

La politique de l’eau offre un exemple de la reconcentration menée à partir de 2003 et avec la mise en place d’une gestion de l’eau par bassin versant. L’année 2003 voit aussi l’émergence d’une nouvelle politique de l’eau. En coopération avec les donateurs, les bailleurs de fonds et des instituts de recherche internationaux, l’Ouzbékistan est en train de modifier sa politique de gestion de l’eau d’irrigation. Conformément aux principes de la Gire, elle comprendra quatre volets : le découpage du territoire en bassins d’irrigation, la mise en place d’associations d’irrigants partageant la même ressource (fleuve, rivière ou canal), la « planification » et la tarification de l’eau d’irrigation. Ainsi, la loi présidentielle du 24 mars 2003 (« O važnejših napravleniâh uglubleniâ reform v sel’skom hozâjstve ») instaure la gestion de l’eau par bassins d’irrigation et le décret d’application du 21 juillet 2003 (« O soveršenstvovanii organizacii upravleniâ vodnym hozâjstvom ») prévoit la création de dix agences de bassins d’irrigation et d’un département spécifique pour la gestion des canaux dans la vallée de Ferghana. Le transfert de la gestion de l’eau d’irrigation des régions vers ces agences est programmé, avec un nouveau découpage administratif plus conforme aux réalités hydrologiques. Ces nouvelles administrations sont responsables des opérations de répartition de l’eau dans les périmètres irrigués et entre les secteurs de l’économie, de la régulation hydraulique des systèmes de distribution, de la police de l’eau, de la maintenance des infrastructures, de la gestion financière des périmètres et de la planification du développement du secteur de l’eau. Dans le domaine financier, un transfert des ressources allouées jusqu’à présent aux organes déconcentrés du ministère de l’Agriculture est prévu. Un décret présidentiel instaurant la tarification de l’eau a lui aussi été promulgué en 2004. Sur les dix bassins d’irrigation créés par le décret présidentiel, neuf correspondent à des régions administratives déjà existantes. Un seul découle d’une nouvelle division du territoire : le bassin d’irrigation du Zarafchan, qui a la responsabilité du système d’irrigation de toute la vallée du Zarafchan. Cependant, l’autorité de gestion de ce bassin d’irrigation existe depuis 1927. Il ne s’agit donc pas d’une innovation territoriale d’importance. Enfin, dans la vallée de Ferghana, le décret prévoit la création d’un département de gestion des canaux avec un centre de répartition unifié. Dans ce cadre, la création expérimentale d’une unité de gestion du canal transrégional de Ferghana-sud semble prometteuse. Elle devrait en effet être financée à hauteur d’environ 50 % par les redevances des utilisateurs. Ainsi, mis à part ce projet dans la vallée de Ferghana, le nouveau découpage administratif devant permettre la mise en place d’une Gire en Ouzbékistan semble peu propice à une telle politique. Pour s’exprimer, la solidarité amont-aval n’aura en tout cas aucun autre cadre que celui de l’État centralisé, à travers la nouvelle direction de l’eau du ministère de l’Agriculture et de l’Eau.

En fait, la réforme de la politique de l’eau n’est qu’un transfert de compétence d’une administration de la direction régionale de l’Agriculture et de l’Eau vers une autre administration nouvellement créée, dont les financements restent les fonds budgétaires de l’État. Elle ne propose en aucun cas un désengagement de ce dernier dans la gestion de l’eau d’irrigation et on ne voit pas de transfert réel de compétence à un organisme

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décentralisé auquel pourraient participer les usagers572. On remarque donc un processus de reconcentration de la gestion de l’eau, puisque désormais le directeur en charge de l’administration décentralisée de l’eau est directement nommé par le ministre de l’Agriculture et de l’Eau, formellement sans l’intervention du hokim de région. Ce dernier disposait jusque-là de ce pouvoir de nomination du directeur de l’oblovodkhoz dans l’ancien cadre administratif de gestion de l’eau.

572. Aussi, le conseil d’administration du département des systèmes irrigués n’est constitué que d’agents administratifs : le directeur de l’organisation, les directeurs des directions de l’Agriculture et de l’Eau des régions concernées par le bassin considéré et les directeurs des administrations des canaux primaires.

Raphaël Jozan – Les débordements de la mer d’Aral - Thèse de doctorat en sociologie

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Annexe 23 – Diagnostic technico-financier de l’agriculture ouzbek

Les résultats ont été publiés dans l’ouvrage de SOAS édité par Deniz Kandiyoti, après

avoir été présenté à Londres en octobre 2005, au cours du colloque « the Cotton Sector in

Central Asia ».

Raphaël Jozan – Les débordements de la mer d’Aral - Thèse de doctorat en sociologie

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162 The Cotton Secîor in Central Asia

nor role so rat. Fermers have a tax holiday oftwo years, then depending on the bonitet the tax

amount ranges from 20,@0 to 60,00O sum per year and ha'

26 Russell Zan ca, The Repeøsantßation oÍ a.n tizbek Kolkhoz: An Ethnographic Account of Postso-

c¡¿lisr¿, Diss., Urbana, Illinois, 1999

27 Johan Rasanayagam, "N,Iarket, State anrl Commiunity in Uzbekistan: Reworking the Concept of

the Informal Economy," Halle/Saale (Germany), lr{ar Planck Institute for Social Anlhropology

Working Papers, No 59,2OA3, P- 21'.

The "UzbekAgrarian Model" in Transition:Inertia, Dynamics and Unsustainability

Raphaël Jozan, Romain Florent, Samuel Martin, Olivier Munosanld Marie Panarin

Sixteen years after the collapse of the USSR and the independence of uzbekistan,the Soviet legacy on the agrarian s)'stem remains significant. The agriculturalsector is still heavily controlled by the s[ate and compulsory state deliveries stillexist in two strategic crops, cotton and wheat. Moreover, the dismantling of thecollective farrns (former kolkhozes and sov'khozes) has been slow or tokenisticand land is still forrnally owned by the stare, even if it has been partially distrib-uted to so-called'þrivate farms." Cotton remains Uzbekistan's main crop, bothin terms of producúon and exports, contributing arowrd 25 per cent of foreignexchange revenues and a signitcant share of the state budget.

The administered feature of the Uzbek agrarian system is compensated by anon-administered system, as was the case duriug the Soviet period. This systemis dual, in the sense that the administered a¡rd non-administered systems are in-terdependent and intertwined, and exchange resources. Despite the remarkablestability of the Uzbek agrarian system's equilibrium, the balance between theadministered and non-administered systems has been altered during ttre transi-tion period. This dynamics has not received sufficient attention in the literatureand will be considered in this paper. During the last two decades, the balancebetween the two systems has gone through different crises induced by extemaland/or internal changes, and has been stabilized by various policy initiatives bythe govemment of Llzbekistan.

Alisher Ilkhamov questioned the stability of rhis duality in 2000.1 We a¡e re-visiting this issue seven years later and three years after two crucial governmentdecrees were adopted with the aim of solving some financial and technical fail-ures of the du¿l system. First, a new agrarian policy rvas iniúated by the govern-ment to accelerate the dismantliug proæss of the collective farms. Second, localauthorities have restricted the access to the means of culúvating a second crop,which had been informally produced after the ha¡yest of wheat and had partlyalleviated underemployment in rural areas for a decade. Those two policies havehad major impacts on Uzbekistan's rural economy and society. Consequently,policy makers and development practitioners are raising the following questions:

1t

TI

I

III

1

?

?

II

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l*l The Cotton Sector in Central Asw

is the nerv agrarian policy able to stabilize the "Uzbek model" of agriculnre? Isthis system still socially, financially and technically sustainable almost 20 years

after the collapse of the Soviet Union? To answer these questions, tve put for-ward the hypothesis that the fonnal tript"vch hirkatlfermer/dekhan used by mostscholars is not reliable and that rve should consider the inforrnal economy.

N'fost studies focused on Central Asian economies reveal a significant dis-crepancy betlveen actual economic characteritics, on the one hand, and the

fomral functioning suggested by formal noÍns, legislations and bureaucraticprocedures, on the other hand. This has been especially lvell expressed by a re-cent ADB report written on the Tajik agricultural sector. "A cursorv study ofTajfüstan's legislation would lead the obsen'er to the conclusion that farmers inthe country have been liberalized and the land distributecl with tenure based onlong terrn lease right. (...) Horvever, the stud-v of the situaúon uncovers a picturefar different from that painted above."2

A simila¡ statement corfd be made concerning the Ltzbek agriculnrral sector,

where formal blueprints are not a reliable guide for describing and explaining the

actual economy. This assertion is partictrlarly valid and obvious in the case of the

formal categories of farrns proposed b-v the Uzbek legal framework. Therefore,to explore these questions, we need an approach which enables us to grasp the

role of the informal economy, the diversity of famring systems , the cluality of the

agrarian system and its evolutionar,v processes.

In this paper, rve shall rely on the "farming s-vstem approach' (FSA), whichhas been recently incorporated into the World Bank's rural development strat-egy-.3 This approach has never been implemented in post-Soviet Central Asia.\\¡e applied it in the Ferghana \alley in 2005 during a six-month survey led b-v

five agronomists specialized in agricultural economics. The paper reports someof the resr¡lts and analyses raised by this study. In the first part of this article, thepath of Uzbek agrarian transition rvill be examined in order to incorporate the

issue of stability/dynamics into an historical perspecúr'es. Then, we sb¿ll explainwhy it is crucial to go beyond the legal and formal farm categories and why the

FSA is an appropriate tool for doing so. A new fanning system typology that isable to characteize and quantify the infonnal interdependencies between the ad-

ministered and the non-administered systems will be proposed. Finally, we shall

focus on the factors of instability which have developed despite the nelv Lrzbekagrarian policy.

The Dynamics of the Dual Á.grarian System During The Tt'ansition PeriodThe Uzbek agrarian transition path is described through the lens of the adminis-te¡ed vs. non-administerecl dichotomy, on rvhich the fanning systems typologyis built. Since independence, the equilibrium of the dual agrarian systern has suf-fered many phases of destabilization due to internal and external crises.

The UzbekAgrarian lr,fodel in Tra¡rsition 165

The Sovi¿t dual agrørian system in the SSR of UzbekistanUzbekistan's dual agrarian system was set up in the 1930s after the collectiviza-ton process and in the context of the command economy. In the Soviet divi-sion of labour, Uzbekistan lvas mostly devoted to cotton production, which wasexported to other Soviet Republics for processing, like Russia and Belarussia.Lhtil the demise of the USSR, the cotton sector remained Uzbekistan's maineconomic sector and accounted for two-thirds of all the cotton produced in theSoviet Union.a

From the 1930s until the collapse of the Soviet Union, cotton was producedby state fams (sovkhozes) and collective farms (kolkhozes) which had to meetdelivery quotas and were supplied with inputss distributed by the state. Alfalfalvas the chief rotaúon crop for cotton, produced to feed catfle and to prevent adecline in soil fertility.T Private property rvas abolished, but shareholders of col-lective fa¡rns were allowed to keep a personal plot on which they corfd producecrops for their own.

As stated by D. Kandiyoti, there was "a 'symbiotic'relationship between thelarge farrn sector and smallholders [that] worked to the advantage of the for¡nerthrough the deplo,vment of an rurderpaid (. . . ) worldorce in cotton operations ."?

In exchange, shareholders of the large fa¡ms could get a salary and inputs fortheir personal producúon. The surplus lvas sold on kolkhoz markets (dekhønba-zaar). A significant part of the food needed was produced locally by the non-ad-ministered farming systerns. Food sufficiency was insured by subsidized importsof grain from other Soviet republics like Kazakhstan.

The duøl øgrarian systemfaces an external crisis: the demße of the IJSSRIn 1991 Uzbekistan faced an external crisis lvith the unexpected brealidorvn ofthe Soviet Union. The Republic rvas totally unprepared for the rapid dissolutionof the USSR and suffered healily from the disruption of trading links betweenthe Republics and from the cessation of financial transfers which used to coverstate expenses.

During the first decade of transiúon, the government, led by president I . Kari-mov, had to deal with four main issues lvith implications for Uzbekistan's agrar-ran system.

1. Uzbekistan had to find nerv financial resources to cover state expenses.2. Food self-sufficiency had to be guaranteed for the couruJ* to seek politi-

cal and economic independence in the international arena. IJzbekistan is alandlocked comtry, and growing tensions with neighbouring countries had anegative impact on its trade.

3. The government had to face a criúcal demographic pressure, arúfi cially main-tained in rural areas during the Soviet era to supply manual laboru for the

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L67166 The Cotton Sector in Central Asia

cotton han'est. The high mral demographic pressures made the governmentrveary of a possible rural exodus which would have led to social disorder. In1991, the Uzbek economy was overspecialized in ralv cotton exports and theother economic sectors lvere not able to absorb the labour surplus of the ruralareas. The Uzbek economy had to be diversified. LIntil then, Uzbekistan'srural population had to be retained in the countryside.

4. The last issue lvas the increasing demand for economic liberalization andland pril'atization. The government of Uzbekistan was faced rvith a popularpressure to get access to land resources and rvith an international pressureto privatize and liberalize the agrarian econom-y. The Uzbek dual agrariansystem was heavilv criticized: according to the international community andeven to I. Karimov, the former first secretar-v of the Cornmunist Party of Lrz-bekistan, the agriculnrral sector was overspecialized in cotton productionwhich almost led to slavery and had contributed to theAral Sea disaster.

Post- independence agrarian policy maintains a recombined dual agrariansystem (1994-2000)During the trst decade of transition, the govenrment chose to initiate a gradualeconomic reforrn under the conhol of the government. As a result, the Uzbekagrarian system remained dual despite recombination processes.

Two sftategic crops (cotton and wheat) continued to be controlled and ad-ministered by the state to cover state revenue and ensure food self-sufficiency.Implicitly and explicitly taxed by the state, cotton remained the main crop pro-duced, contributing to 25 per cent of foreign exchange revenues.e By the end ofthe 1990s, food self-sufficiency was achieved thanks to the wheat productionpolicy adopted in 1994. From 1Ð1 to 2O04, rvheat culúvation expanded from553,000 har0 to I 47I9OO harr as a result of a decrease in the acreage of cottonand alfalfa (forage).r2

Gradualism rvas also the prevalent philosophf in the agriculhnal polic-v.

The govemment adopted a new agrarian legal framework: state farms weretransformed into collective farms, and a new legal framework lvas adopted in1998. Uzbek legislation recognized three different fann categories: the collectivefarm (shirkat), the private farm (fermer khohajaligi) or "peasant fam," and thes¡¡¿fff¡sf rting (dekhan).t3 But the nerv legal framework had a relatively negligibleimpact on farm structure. The collecúve farm remained the main productiveactor of the dual system until the early 2000s. Regarded by the goyernment as

the most efficient structure, it was protected through the financial stabilizationprogramme.la

Nevertheless, Uzbekistan is far from being a non-reforrring country. In orderto respond to popular concerns, a significant part of irrigated areas was allocatedto private use. First, subsidiar-v plots rvere distributed to households. Second,

The UzbekAgrarian Model in Transition

livestock famrs, vineyards and orchards of the former collective farms rvere auc-tioned off by the end of 1995 and others in the late 1990s ro early 2000s. N,Ioreo-ver, thanks to the increase of lvheat acreage (see Figure 1) and to the extendedgrowing season, a second crop could be culúvated after the wheat harvest. Aswill be explained below, this second crop is distributed to workers ¿ìs a wagein kind. The second crop has also prevented a rural exodus. Regarding the lib-eralization of the agricultural market, crops other than cotton and wheat are nolonger administered and most cattle-breeding farms are nm by non-administeredfarming systems.

This dual agrarian system was maintained until the late 1990s.rs Inexpensivelabour was sufficient for cotton singling and cotton harvestr6 thanks to the secondcrop. Nevertheless , the LTzbek dual agrarian system was different from the Sovietperiod. Two main discrcpancies should be underlined: the second crop and thecropping pattem. The Soviet alfalfa/cotton rotation was replaced by a wheat andmaize/cotton rotaûon (if the second crop is considered).

The int¿rnal cri"sß of Uzbek agrarian system (2000-2003)unlike the 1991 crisis, the second crisis was progressive and was related to thedecrease in the state budget caused by the decline in cotton revenue. This declinewas due to three main factors: (1) the reduction in cotton acreage; (2) the drop incotton prices on world market in the middle 1990s and in the early 2000s; (3) thedecrease in cotton I'ields caused by soil fertility problems.

Figure 1. Evolution of the Official Gropping Paüern of the AdministeredFarming Systems in Namangan District (1991-2005)

1995 1996 199? 1998 1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005

s

3E

Soørce: Computed data from the Official Statistical Bulletin of the DistrictAgricultural Office

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The UzbekAgrarian ì\,lodel in Transition 169168 The Cotton Sector in Cental Asia

As a result, public earnings became instrfficient to sustain the state budget,

the operation and maintenance of public irrigation networks and the financial sta-

bilizaúon of unprofitable shirknts. The number of unprofitable collective farms

increased during that period, mainly because of a lack of investment in drainage

and irrigation rehabilitation, increasing misappropriation of collective resouræs

by' officials and dekhans, and soaring electricity costs to operate irrigation rvater

pumps.r? Consequently, marìy collective fanns rvent bankrupt and could not be

viable without the financial stabilization programme.rs

Fwthermore, the future of soil fertility was no longer sectred. Unlike al-

falfa, one of the fen' crops drat stock up available niftogen in the soil, the crops

produced only consume organic and mineral materials contained in the soil. Asstated above, cattle-breeding rvas privatized and transferred to the non-adminis-

tered farming s)'stem, so the manure is only spread on the household plot, rvhere

most of the cattle is concentrated all year round, producing a sharp decrease inorganic material.le

Consequently,in2OO3, the Uzbek agrarian system was no longer in equilib-riurn. Cotton f.ields were decreasing and a growing number of collectil'e farms(s h ir kat s) became bankmpt.

The turning point of Uzbekagrarian policyThe state developed tlvo main policies to stabilize the dual model. On the one

hand, the dual agrarian system and state control over cotton and wheat rvere

maintainecl; on the other hand, the shift torvards more proûtable stuctures was

initiated and unprofitable collective farms lve¡e abandoned by the state.

In 2003, the agricultural policy changed radically, as stated in the Presiclen-

tial Decree No. YII 3342, dated2T October 2UJ3 on "the conception of farms'development lor 2OO4-2O06". The decree scheduled the reorganizatton of I 922nnprofltable and unpromising shirkats into private farms. These profitable pri-vate farrns lvere hailed to "become the main actor of agricultural production."z0

From then on, the dismantling of shirkats accelerated and the number of "pri-vate farrns" grew substantially (see Figure 2). For instance, in Narnangan Prov-

ince,80 per cent of land and assets were distributed to "private farmers" betlveen

2003 and 2006. Officials deem that the process should continue in the future.

N'foreover, soil fertilit-v and r'vater resources were protected by state restric-

úons on the access to the second crop plot. The first restrictions took place in2004 and 2OO5 in the Ferghana \'alle-v. Local authorities informally perrnitted

second crops only on 25-30 per cent of the irrigated mea freed by the han'est ofwheat. II2OO7,no second cropping is formally or informally allowed.2l

Going Beyond the Legal and Formal Farm Typologies

W'hat are the consequences of this nerv Uzbek agricultural policy? How has the

agranan system reacted to the measu¡es implemented since 2003? can the L.iz_

Dis cre p a nc iz s b e tw e e n for nøl and actual e c o no mie s

at a¡e considered by the government asne reover, according to the farm law ofl9 fromlocalauthorities ætd,shirka¡sinoryanizing agricultural production. But, as stated by the Rural Enterprises Sup-port Projects (RESÐ'3 reports and by most authors ]o "the terrn private farm is in

Figure 2. The Privatization process in Namangan province

å,rffih!

r*

,)

Source: FarmersAssociation of Namangan province

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I7O The Cotton Sector in Central Asia

a sense inappropriate."2s Private fanns have to produce state-ordered crops; the-V

"are given production targets ('confracts') by the state al1d beyond the amount

stipulated by law."26

T I re e main inade quacie s of th e shirkalferrner/dekhzn tripty c h

At least three main inadequacies of uzbek legal categorìes have been iclenúfied.

tion). Therefore this dualit-v should be apparent in the farm typology used in our

anall'sis.decondly, Uzbek legislation is not able to incorporate the heterogeneitv of

actnal farrns into its "shirknt/þrmer/dekhan" framervork. The level of diversit-V

is high and depends on many variables . Among others, we can mention the range

in siãe, the localization and the combination of tenures of the land used' "There

is a substantial variation in the size distribution of private farms, which can range

in size from 5 to over 200 ha."2eAs stated by Deniz Kandiyoti3o and b-v the RESP

registered in official statistics despite their crucial role in the Uzbek economy.

For inslance, the second crop plot is a lvidespread inforrnal tlpe of land tem¡re

that has a major impact on the social acceptabilit-V of the agrarian system and on

the competitiveness of the Lizbek cotton production on the international market'

The UzbekAgrarian N,fodel in Transition I7l

up to 30 per cent of LTzbekistan's irigated land is freed from state confraintsfrom June to November, after the wheat harvest. D'ring this period, a secondcrop3l (rice or maize) is sorvn. The producúon and the land tenure are idormal:not a single official statistical bulletin refers to this producúon; moreover, of-ficially these fields belong to the collective farms and to the farms contracted for

that "land reform has been blocked," peter Block wrote in 2002 that ..the agrariansector looks on the surface very similar today to what it looked like in 1991."34 Tosolve tlús problem, we use the Farrning system Approach (FSA), detailed belowwith a viel to quantifying the informal economy.

The Farming System Approach applicd to Uzbek agricultureAccording to J. Dixon et al., the concept of 'Tarming system', is the ..closest

representation lve have of horv farmers think and make decisions. And the ex_

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t72 The Cottott Sector ín Central Asia

criteria, such as the available nahrral resource base (lvater, land, grazing areas),

climate, landscape, farm size and tenure, in relation to access to different re-

sorrces; (2) socio-economic criteria, such as land tenure, dominant farm activitv,technologies, off-farm activities, the integration of crops and livestock, the farmmanagement and organizaúon (famil-v, corporate, co-operaúve).

Nonetheless, it would be illusory to tlúnk that one can escape formal catego-

ries. In fact, formal categories grasp realities, duties and rights enforced by the

state that cannot be underestimated (or negated), such as formal land tenure.38

During our survey in Naurangan province, rve adoptecl the following apploach:

after fhe characterization of the national economic, political and social frame-work, a farm typology was built through an analysis of the fanning system.3e Ithas been developed through both inducúve a¡rd cleductive approaches, back and

forfh between the acflral fanns and their production processes, on the one hand,and the formal framelork of Uzbek agriculture, on the other. Therefore, the farrntypologl,rvas assimilated into a broader framelvork related to the Uzbek agrarianduality: the administered system and the non-administered s-vstem, rvith differ-ent political regime(s), propert-y right regime(s), mocle(s) of co-ordination and

economic regularities.The field surve.vs were canied out in tlr¡ee prol'inces of the Ferghana \'alley

(Andijan, Ferghana ancl Namangan), rvhere intervielvs were conducted betlveen

2003 and 2005 (See Figure 3). Around 90 fa¡r¡rers lvere interviewed tlvo or tlrree

times. The survey also relies on official data focusing on cropping patterns, the

agricultural products and the registered farms in the district.The agro-financial analysis rvas made in a district of Narnangan prol'ince,

rvhich has the follor'ving featr¡res:

1. Hydraulic conditions: upstream localizaúon within the hydraulic system ofthe Syr Darya River basin. \\¡ater is widely available all -vear round. The ir-rigaúon network is partiall.v maintained but still fully operational.

2. Soil conditions: the soil is very fertile (mostly com¡rosed of silts). This ena-

bles some of the highest yields in the counny: flre average -vield is around 3.2

tons per hectare while the national average is arourd 23 tons per hectare.r8

Very light and localized problems of soil salinity and of water logging have

been obsen'ed.3. Demographic conditions: high demographic pressure (690 inhabitantsi square

km). This implies (in the context of underemplol,rnent) an abundant avail-ability of labour and important pressure on land resources @ousehold plotsgiven to the population do not exceed 0.06 ha per family).

4. A progressive and slow dismantling of the collective f¿rms: in 200,5,50 percent of the land was distributed to private farmers.

Figure 3.

Informal Interdependency of Farming SystemsLet us describe briefly the typology emerging fron the farrning system analysisca¡ried out in the Ferghana Valley. The adrninistered system and the non-admin-istered system are intertwined. Their interdependency is based on continuousexchanges of resources (abour, propert-y and use rights, access to land or water,inputs, etc.). These exchanges are mostly informal. Their impact can be sys-tematically and qrmrúøtively identified thanks to the faruring system approach,which rvill be discussed in the last part of the paper.

The adminiçtered system (see Table 1, p. 178)Four basic features characterize the adrninistered system (or "command-basedsvstem"):

1. The farming systems associated rvith the administered systern are the col-lective fan¡rs and the individual commercial (or business) fanns. Formally,administered fanning accounts for 70 per cent of Uzbekisan's inigated land,around half of rvhich is transferred to the non-adrninistered system betweenJune and November for second cropping.

2. It is centralized and admiuistered, wlúch rneans that (a) the production isplanned and made compulsory by the state: each year, cotton and wheat pro-duction plans are distributed to each farm by the local administration; (b)inputs are managed b-v the state or by quasi-state organizations. The Minis-try of Agriculture and \\¡ater Resources and the government co-ordinate the

The UzbekAgrarian ìr,Iodel in Transition

Location of the Ferghana Valley in Central Asia

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7

174 The Cotton Sector in Cenfral Asia

quantity and the t1'pe of inputs distributed to producers according to scientiûcnonns or political decisions. Inputs are only distributed to farms producingcotton and rvheat; (c) the marketing of products is mostly ensured by the

state: all the cotton and 60 per cent of fhe wheat producúon is seized by the

state;{ (d) the prices of inputs and outputs are administered and set by the

Cabinet of lvlinisters. In general, the price of cotton is fixed at around 70 percent of the world malket price. lV'fost inputs are subsidized; fertilizers and

other chemical products cost arorurd 70 per cent of the rvorld market price.The use of lvater and land can be considered free of charge; (e) the state

intervenes directly in the day-to-day production processes in different ways(prescriptions , proscriptions , agro-technical norms, production quotas , norni-naúons and its cadre policy, etc.).

3. The administered farming systems are almost exclusively oriented towardsthe production of tu'o strategic crops, cotton and rvheat with the followingpattern: 60 per cent of land acreage is devoted to cotton and 40 per cent towheat. All other crops not included in the state order are prohibited.

4. Technically, the administered system has been described as mainly mecha-

nized,at except for cotton picking and singling that are done b1'hand. TheSoviet-stvle equipment owned by the administerecl fanns is old but sufficient.Specific activities such as sorving, ploughing or harv'esting are done by the

N,ÍTP, the district's agricultural sen,ice supply agency, which is controlled bvthe state. The hiring of labour follorvs state norrrrs set by the State Norms Of-fice.

5. Administered farming systems use rvage labou¡ and a household contract sys-tem Qtudrat).

The non-admínìsfercd system (see Table 2,p. 179)1. Non-administered farming systems offlcially cultivate 30 per cent of Uz-

bekistan's irrigated areas. After June, this ûgure rises from 50 to 65 per cent,ifthe second cropping is included.

2. The farming systems are focused on highly intensive productions (fnrit, veg-etables. cattle) mostly assigned to (a) self-consumptior¡ (b) sale on local mar-kets (dekhanbazaas), (c) the local and district micro agro-industry, and (d)

expolt.3. "Non-administered" means tlnt the production is free from state delivery ob-

ligators and that it can be sold freely at market prices. The onl-v constraintplacedby the state concerns the "orchard" farming systems (see below): theyhave to keep and renew the fruit trees on their land. Input distribution is

not managed through offrcial charurels. Farmers buy the inputs on the bazaar(seeds) or on the black market (fertilizen, chemicals).

4. Technically, non-administered production processes are mostly performed

The UzbekAgrarian N,lodel in Transition Ii5

manually. unlike the administered fanning systems, non-administered farm-ing systems rely only on family labour.

5. Non-adrninistered faming systems are not necessarily micro-fanns or house-hold plots. Some farms, formally categorized as "private farms." are fullyoriented towards non-adrninistered productions. Tlús is the case of those thathave inherited the orcha¡ds and the vineyards frorn former kolkhozes andsovkhozes.

Tw'o groups of non-administered farming systems have been identifled: the or-chards and the micro-farms, spread respectively on 5 and 25 per cent of theirrigated area in the Ferghana valley. Five different types of micro-farm havebeen distinguished according to (1) access to an off-fann joba, (day-labourer- mardikor - or permanent ernployee); (2) access to the "second crop plot,' andto a subsidiary plot; (3) cormection to the public gas network that enables theconstmction and the operation of greenhouses on the plot.

- Household fanning system No. I : micro-fann + external permanent worl<er.Since the labour force is limited, (one or two labou¡ers rvorking outside thefarming system) there is no acquisiúon of an additional plot and the secondcrop plot in June. The system is characterized by small-scale breeding (poul-try, rabbits, one cow and its calves) and the plot is oriented towards fodderproducúon (maize) to feed the cow during the winter.a3

- Householdfarming systems No -2 and 3: micro-farnt + exlernal day labourer-The systems are cha¡acterizedby tlo acúve labourers who do not sell theirlabour force outside the system of production, except during cotton ha¡vests.Labour is rvidely available in the system,lvhich induces a strong incentive toget access to the second crop plot. On the plof (agarot), tn'o (or three) kindsof crops are cultivated: a vegetable crop all year round; amaize crop all yearround and a mnsery of rice transplanted in the "second crop plot" in Jrure.Those farrning systems have no gualanteed access to the second crop plot.Then, two options have been described: 1) No access to the second crop plot(because of legal plohibition, high rents,lack of cash). In order to ma{mizelabour, vegetables are sometimes pulled up to plant ¡ice ou the plot (becauseit is more profitable). This change of production may be hannfr¡l to income.2) Access to the second crop plot. The rice is transplanted from the mrseryinto the second crop plot (arorutd 1,000 square metres), the rent of which isaround USg2 per 100 square meftes. Even if rice grolving is prohibited, manyfanners take the risk of grorving rice in order to maximize their income. Ifthey do not manage to plant rice, they grow maize or vegetables on the sec-ond crop plot.

- Household farming system No. 4: tnicro-Jarm + axternal perrnanent worker+ secure access to the second crop plot + cattle and sheep breeding (plot +

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r76 The Cotton Sector in Cental Asia

house ltard garden, + second crop plot). This fanning system employs three

active labourers, one of whom has a complementary external job (in a col-lective farm or in an individual farm). This erternal job guarantees a wagein kindas well as access to the second crop plot. Unlike household farmingsystem No. 2 and3, the access to the second crop is secured. This allows the

development of a small cattle and sheep breeding system (nursery breed-

ingifattening breeding).aa \,'lost of the land is cultivated rvith maize to ensure

enough fodder for the winter.- Household fanning s)ìslem No.5: the micro-fann wiilt a greenhouse.This

farming svstem is found in villages connected to the public gas netrvork, usu-

ally aroung the main cities of the Ferghana valle-v such as Andijan, Naman-gan and Ferghana City (400 hain the whole Ferghana valley accorcling to the

Private Farmers Association). The greenhouse is built in the garden in orderto grorv non-seasonal l'egetables (tomatoes and cucumbers) that are then soldon the local ma¡ket or exported to Russia. In this farming svstem, no second

crop plot is sought: the labour force is fifl-v needed for the greenhouse. Thefinancial results of this farming system are set out in Figure 4. This system

leads to very high profits (up to US$2,000llaboruer), despite the small scale

of the cultivated area. For 500 sqrure metres, the profit is equivalent to that ofa25-ha commercial fann. Nevertheless, this farming system is very special-

Figure 4. lmpact of the Access to the Second Crop Plot on the Agriculturallncome and the Total of Smallholding Farming Systems

The UzbekAgrarian ìUodel in Transition r77

ized and thus independent from the Russian market and not reactive to pricevolatility.

Two lvpes of orchard farming can be distinguished: sharecropping orchardfarming and individual orchard fanning Ð,-stem:

- The sharecropping orchard farming system is directed towar-ds anirnal breed-ing. Tlre formal landowner allows sharecroppers to use the land in return fora share ofthe crop produced on the land. The landowner has good social con-nections to get access to the inputs paid and used by the sharecroppers. Thisfarming systern is oriented towards fodder for intensive husbandry. The fruittree plantation is not maintained even if trees are physically kept in the ûeldfor legal reasons;

- The orchard run by the orvner has a diversified cropping system. The fruitplantaúon has been renerved and the fanning svstem is oriented torvards fruitproduction. It is associated r,vith a complex and varied crop rotaúon. Fodderis used to breed a fen' colvs and maize to breed a ferv sheep. This farrningsystem is rnore labour intensive than the previous one. It is more reactiye andadaptable to commercial and climatic changes tha¡ks to its crop diversiq,-.N'foreover, an imporrent part of its production is consumed intemally þart ofthe producúon is distributed to the ll,orkers as wage).

There are further discrepancies between the tq,o s) stems. The most impor-tant one relates to the farming systems'financial objectives: non-admidsteredfarming svstems are oriented torvards tlre maximization of productivitl' per unitof area (gross value added [GVA] : us$6,526 per ha for household farming sys-tem [HFS] + pennanent off-farm job; US$3,823 per lra for orchards mn by theowner. Administered farming systems marimize the profit per active worker aswell as per unit of capital invested (annual incorne [AI]: uSgl00 per ha for theindividual farming system and uS$90 per ha for the collective fanning slstem).Indeed. most non-administered farming s,vstems run their activity on small-scaleplots (0.06 to 0.18 ha) and generate small profits (us$400-s00). The limiringresource is access to land. Con'ersel]', administered farming systerns have large-scale production areas and generate lúgherprofits (us$1,500-2-000 on averòge),with the exception of micro-farms with greenhouses. The GVA per ha indicatorgives another point of view-. obviously, the non-administered fanning slstemsare on average rnore productive per unit area than the administered farming sys-tems (US$350 per ha for the private farming system).

Moreover, each system is characterized by specific economic characteristicsrelated to those described in Janos Kornai's rvork on the capitalist and the so-cialist economic s,vstems.as The administered system is linked to: soft budget

I,aþ

=

B

¡

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Table 1. TheAdministered Farming Systems (simplified) -t00

Farmingsystem

Legal form LandTenure(s)

AverageSize(ha)

Form of labour Manpowerlhr

Add. Value / haAgricultural

income/haUS$

Collcctivefann

Private farm

Co-opcrative(Shirkat)

Pdvate famr

Çenner khoha-

,ialigi)

Collsctive ,

peirnanentpossessloll

500-1000

Long tenn 15 -20lease (10 to50 years)

+ Householclplot

Allotrnent of landand inputs to fami-lies according toconttacts (pudraQ

The benelìts aleshared.

Family workers +hired latrour

AV/ ha: 320

AI/ha: 90*

AV / ha: 3-50

AI: 100

0.95

NSôô

Ca(\

ìsoG

d

Þ

* The private farming syslem has approximatively the same added value per hectare as the collective farm (320 US$ for the letler and 350 US$ for the formeQ

and lhe same agricuìtuial profit (gO vs. 1OO US$) The main difference lies in organizational issues. According to farmers and to authorities, smaller farming units

liketheprivatefármpr"v"ntthemisappropriationofresourcesdistributedtofarmersforcottonandwheatproduction Theaddedvalueshavebeencalculatedasfollow: ÚS$450/ha for cotton, USg300/ha for winter wheat and USg350/ha for maize. lf we include the maintenance of the equìpment and the relative acreage of

each crop in the crop rotation, the general added value is estimated at around US$350/ha. For Shirkats, the added value of US$320/ha.

.t

fable 2. Non-Administered Farming Systems

FarmingSystemsgroups

Lcgaltf¡rm

Farmingsystem

Land Tenure(s) Size(ha)

Form of Surface perlabor active

(ha)

Man- AgriculturalIÐwer income / ac-

tive (US$)

Household Dekhanlarming sys- farmtems (HFS)

Orchard farm- Privateing systems farm

Çermerkhoha-jaligi)

HFS + perma-nent off-farmJob

FIIìS + cl¿rily off-farrn job

HFS + dailyoff-fann job +ttnsecured ac-cess to secondcrop plot

HFS + pelma-nent off-farmjob + securedaccess to thesecond crop plot

IJFS with green-house

Sharecropping

Run by the

Household plot(Lifetime pos-sessron)

Household plot

0,06 Familial

0,06 Familial

0,065 - 0,093

0,05 - 0,07

0,u75 -0,r2

0,075 - 0,12

0,02-5 - 0,05

0,2 -0,44

0.24-0.82

L-2 325 - 400

2 2tr)-240

2 240-325

460 - 630

2,5 1000 - 2100

1.7 I ha 700 - 1-500

3 I ha 1000-2900

Household plot + 0,12 Familialsecond clop plot(informal landtenure)

Household plot + 0,18 Familialsubsidiary plot +second crop plot(intbrmal landtenure)

Flousehold plot 0,06 F¿rmilial

Long term lease 1,-50 Farnily(10 to -50 years) workers+ Household plot Share-

2,00 Ê:.ÎRf,llP+ hiredlaboor

ÈoeNo

oa

=.

7&

-lÞ

I.g.

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7

181180 The Cotton Sector in Central Asía

constraint (especially tnte for collective farms); weak resporsiveness to prices;

planbargaining; quantity-driveneconomy and chronic shortage economy. These

characteristics are typical ofthe socialist economic system and ofthe bureaucrat-ic co-ordination of the economry. On the contrary the non-administered system

is associated wilh the characterictics of the capitalist economic s) stem (such as

hard budget constmints, high responsiveness to prices, etc).

Despite the divergences of the ry"stems presented above, neither one domi-nates the other: they are intertrvined and interdependent. Streams of exchanged

resources between both systems have been identifled and quantifled.

Streams of inputs and of second crop plots circulate from the administeredsystem to the non-administered system. The ûrst stream concerns the inputs. Noinput (except water) is formally distributed or attributed to the non-administeredfarming systems. Until 2004-05, there rvere no private shops where farmers

could freely get access to inputs. Therefore, non-administered productions couldget inputs only ifthey had been diverted from state-controlled productions (i.e.

cotton and rvheat). According to our survey, up to 20 per cent of the inputs are

usualþ diverted, both in collectve farms and in individual business farms. Thus,

non-administered productions can get inputs and administered farming systems

can get the sufficient cash florv needed for erpenses such as daill' workers'rvag-es. The second relevant stream is the informal transfer ofthe right to :use shirkatland to plant a second crop plot. Generally, second crop plots are given as a

wage to perrnanent workers hired in administered wlrcat and cotton productions.

These plots may also be informally rented or kept and used b-v the shirkat fortheir own profit (the latter case is rare, but has been obserued). Tlrc last stream,

which should not be overlooked, is the grazing of stubble fields. In relaton tothe second crop and to the grazing of stubble fields, we may also consider that

soil fertilitf is transferred from the administered to the non-administered system.

Maize forage is mainly produced on the second crop plot. It feeds the domestic

animal husbandry. The forage is transfened to the household plot and the manure

is kept on the household plot.These interdependencies mean that one system cannot sun'ive without the

other. Thus, administered farming s! stems are financially profitable thanks toinexpensive labour. Underemployed labour is retained in rural areas as a result

of the wage in kind, as the second crop plot is distributed lo dekhans in June.

Financial analyses show that agricultural income per worker in the household

farming systems raises from US$200-240 per year to US$460-630 per year due

to the second crop, depending access to second crop plot is secured or not. Un-deremployed, smallholders seek daily jobs for specific 5'pes of work such cotton

harvest and cotton hand-singling for which they get a small salary (JS$l per

duv).The relatons between the administered and the non-administered systems

The UzbekAgraria¡r Nfodel in Transition

are mainly mediated by informal exchanges. The turning point of the uzbekagricultural policy will change not only the formal framework but also informalregularities. we have shown that some of those informal exchanges are vital bothfor the adrninistered and the non-administered systems. Therefore, rrye give herea prospective assessment of what will occur after governmental measures havebeen implemented. It appears that the new agricultural poliry. whichwas rneantto solve some failures of the agrarian s-vstenr, has created new tensiors in uzbekrural society that could be far more destabilizing: underemployment. increases ininequities of wealth distribution and a rural exodus to Russia and other destina-tions.

Sources of Instability in the UzbekAgrarian SystemThe mardíkor phenommonThe shift from collectve farms to private farms has increased the proportion ofdaily worken and reduced the share of permanent workers in the administeredfarming system. surpisingly- we found that private farms are not rnore labour ef-fective than collective farms. The main difference to be considered is the type oflabourused: ofûcially "private farmers" have no quotas to meet interms of quan-tity of labour hireda. and are not forced to take on permanent workers. Moreover,thev find tlremselves under less social pressure to hire people than collectivefarms since their permanent employees are kin, friends or neighbours.

consequently. it has been obsen'ed that some of the private farmers (fermers)are hiring only daily labour. Tlre number of casual workers has increased sub-stantially over the last tve 1'-ears, which is a reflection of the expansion of "pri-vate farms." This is apparent when visiting the Ferghana valþ countryside. Inmanv villages, in the morning labour markets are sporúaneously organized alongroads. There, mardikor (uzbek term for "daily rryorkers") are waiting for employ-ers. According to our inten'iervs, the daily wage is around l-200 sum (US$l).

The dismantling of collective farms also contributes to the dismantling ofthe "solidarity groups" identified by olivier Roy.a7 Kolkhoz members, whoseextended family have not been able to get a share of the collective farm's as-sets, feel ashamed and often leave their r'illages. It has been found tltaf mardikorprefer to seek casual work in private farms resulting from the dismantling ofthe former collective farms. Feeling humiliated. they prefer to seek work in thenearby collective farms or even in a neighbouring district.

Restrìctíons of access to the second crop and the rìse of underemplqtmentAccess 1o the second crop plot is a key issue for the employment of availablelabour in the rural areas of the Ferghana valley, as the financial results of tlrehousehold farming systems shou'.

If we cornpare the agricultural incorne of the household farming qystems No.

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I82 The Cotton Sector in Central Asia

2 and No. 3. with respectively no access and (insecure) access to tÏe second cropplot, it appeaß that each able-bodied member of the farming system No. 2 wouldwork half as much as in No. 3 and is therefore underemployed. On the contrar]',

working members from the household No. 3, with the second crop, are fully em-

ployed and only seek off-farm income during the cotton harvest (see Figure 4).

The income is above the survival threshold and household members do not have

to leave the countryside to look for anotherjob.Without the second crop plot, the agricultural income of most households

decreases below the survival tlreshold,a8 r¡,hich means that household labourers

have to find non-farm incomes to earn a living. This has been particularly criticalin dismantled collective farms, since individual farms give access to the second

crop plot only to their permanent employees - often neighbours, kiI-t- children

- and not tothe mardikor.Hundreds of thousands of underemployed people seek jobs in other sectors,

like the constructon sector, or try to frnd opporhrnities in the capital, Täshkent.

As settlement in Tashkent is strictl,v controlled by tlre state to preYent a rural

exodus, unemployed people have to leave the country and temporaril-v emigrate

to Russia and Kazakhstan. Seasonal migration is a critical issue in the Fergha-

na Valley. In the villages of the dismantled collective farms, an incredibly highnumberofyoungpeople (upto 80 percent) leave theirfamilies formany months.

The second crop restriction issue is particularly sensitive compared to other re-gions of Uzbekistan On average, people own 1.3 plots, wlúch is very little com-pared to the national average of two to three plots.ae This means that one-third

of households have a subsidiary plot in additon to the household plot. In some

villages, only women and old men ate not emigrating, which partly explains the

high proportion of women working in the fields.

Increasing territorial ínequitiesThe repercussions of the new agricultural policy vary throughout tlre country.

When travelling in the Ferghana Valley, it is obvious that there are social and

technical differences between districts and even between villages.5o Our survey

found that these inequalities create tensions between private farmers and ofû-cials regarding the compulsory production targets of cotton and wheat. Under

Soviet rule and until the dismantling of the collective farms, the substantial sums

invested in the maintenance of the inigation network and the soft budget con-

straints could balance the diparities between territories. This is no longer the

case. Nevertheless, in more and more disadvantaged territories, private farms

have to take part in the national effort of cotton production, even if it is known to

be unproûtable. This situation might not be sustainable because private farmers

are personally responsible for their farm's activities.Linked to agricultural profitabili[i the speed of the dismantling process has

The Uzbek Agrarian lr4odel in Transition 183

been found to be an interesting indicator to identiSr variables of inequalities be-tween territories, both on the scales of the province and of the district of the Fer-ghana valley. As stated below, those inequalities are related to land productivilvand producton costs.

At the level of tlre three provinces of the Ferghana valley, it is obvious thattwo territorial areas were particularþ quick in the decollectivizatton proÇess.These areas are those with less productive land where irrigation was developedby the soviet authorities during the 1970s and 1980s. Improving soil quality wasincreasingly necessary5r and further water transfers wer€ necessary, using verti-cal pumping to bring vast quantites of water up dozens of metres.

The flrst area is located in the centre of the Ferghana valley, around the Sar-sankum desert, irrigated by the end of the Great Andij an canal and the Akhunba-baeva canal, and drained by tlre sarsyksu collector and the Northern Bagdadcollector.52 InNamanganprovince, this area covers the district of Mingbulak (seeFigure 5). There, farmers make little or no prott, because of the salinization andwater-logging issues that arose with the collapse of the drainage system duringthe transition period. Moreover water requirements are higher in this area thanin other pafs of the valley, because of its sandy soil.53

The second area is located in the hills surrounding Ferghana vallel', a¡ound

Figure 5. lmpact of the Access to the second Grop plot on the Agriculturallncome and the Total of Smallholding Farming Systems

*¿(X¡0 -+-2001 2oO2 *rG-2003 +2004 '",{-z(X)5 1ù2006

So¿¡rce: Fa rmers Association of Na ma ngan province

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V185184 The Cotton Sector in Central Asia

the tovvrs of Kasansai, Tchartak and Tchust (see the districts around those towrsin Figure 5). There, u,ater management is paficularly expensive since the majorpart of the water used needs to be pumped. The pumps used are either private

(owned by the collective farms and then by the water users associations cre-

ated after tlre dismantling of The shirkal), or owned by the state (see Table 3).

If a pump is privately owned, electriciS' costs are charged to the farmers. If the

pumps are owned by the state, water supply is not optimized in amount and intime. Indeed, even if the state invests important financial resoufces to maintain

the pumps and the irrigation s-ystems, some breakdowns occur.5l

We rr,ade a similar assessment at the level of the district studied, where we

identiûed heterogeneous decollectivizatiors (see Figure 6). In 2006, trvo collec-

tive farms had been fully dismantled (those from Class A: CF 14 and CF t5).

Unlike all other collective farms, tlreY were supplied by privately owned pumps-

with very high operation and maintenance costs. They were not profitable and

were dismantled in 2003-2004.The speed ofthe dissolution process is not orily related to the technical char-

acteristics of collective farms. Most people inten'iewed stressed that the mana-

gerial dimension of the collective farm is a crucial element of the dissolutionpath chosen The "strength' ofthe collective farm director (social networking)

has been considered by most of the local acton as the first variable explaining

the technical and financial health ofthe collectve farm during our survey. Those

u'ho manage to strike a balance between the administered and the non-adminis-

tered farming systems, and who use ûreir good connectiors with the state appara-

tus to get resources, such as inputs and water, are considered "strong directors."

Collective farms from Class B and Class D had such directon. Surprisingly, we

found that the collective farms that have not been dissolved at all (except for the

sale oftheir orchards and cattle) are in good f,nancial health and get the highest

yields amongst the districts studied. Some collective farms may well continue to

Table 3. Areas irrigated by public and private pumps in Kasansay andTchortok Districts

Charøli District Kasansay District[ra) (Vo) (ha) (70)

The Uzbek Agrarian N,lodel in Transition

Figure 6. Heterogeneous Dismantling Process of the Gollective farm inNamangan District (1999-2005). Percentage of lrrigated Area Transferredto Private Farms per Collective Farm

0.ú

0fl

0.s

1úæ2@tææE-ïú4#5€æ sçl Gfl +610 ¡ër...61? - - Cf3 #.øta *eCFló

Area supplied by private pumps 4275

Area supplied by State owned pumps 1G169

Total irrigated area of the district 18700

23Vo

56Vo

2875

a775

I2To

38To

rco%

Source: Fa rmers Association of Na ma ngan ProvinceiVofe: ln this figure, each curve represents the dismantling process of one single collectivefarm (cF). Fifteen collective farm's decolllectivization processes are presented (from cF1to cF 1 5) The curves have been drawn according to the percentage of the irrigated arearansfered to ¡vates farms in 1999, in 2002, in 2004 and in 2005. Four classes of collectivefarms have been identified. class A: the collective farm has been completely dismanfledclass B: the collective farm has not been dismantled at all. class c: dismaniling in pro-cess. Class D: dismantling process stopped

exist during the next decade. Locals want them to remain as they are better thanindividual private farmers at distributing the wealth produced (employrnent, ac-cess to the second crop plot. etc.).

ConclusionThe farming systems approachproved to be more appropriate than approaches re-l¡ring on formal and legal farm categories. It has enabled us to grasp the dynamicsof the Uzbek agrarian systern both within and outside the formal framework. Thecrucial role of informal exchanges has been emphasized and quantified. Moreprecise data makes it possible to identif' the dynamics of agrarian transformationand to challenge the path taken by agrarian transition in Uzbekistan.

The govemment of Uzbekistan is currently trling to soh'e the financial andtechnical failures of the agrarian sector. It seems that the measures initiated in2003 will not resolve the ongoing decline. Technically, the deterioration in soil

0,4

lOOTo 234m

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7186 The CotÍon Sector in Central Asia

fertilitv is not solved: rumure is not sprcad on the wheat and the cotton fields and

new crop rotation patterns are depleting the soil minerals and organic substanc-

es. Financiall-V, the administered system has been progressivel,V moving from a

non-profltable conflguratior¡ in which collective farms dominate, to a profrtable

contguratior¡ dominatedby pri'ate farms. Nevertheless, economically, the new

conflguration might not be sustainable.

Uzbek migrants's remittances might stabilize the system. These remittances

may palliate the lack of income caused by the restrictions on the second crop.

People who have not emigated may continue to accept to work on cottonfields

for low pay and Uzbek cotton may remain competitive on the internatonal mar-

ket and a source of income for the state. If this situation changes, the state willhave to stop taxing the agricultural sector to gtve farmers incentives to increase

their income. In any case, Uzbekistan's economic and political stability is de-

pendent on tlrc continuing demand frorn Russia and other countries for Uzbek

labour.

Acknowledgement

The authors are grateful to Sophie Devienne and Hubert cochet (INA PG), Bernard Banaqué (ENPC

- I-ATTS), Michel N{alere (independent consultant) and Richard Leroi (DAGRIS) for their collabora-

tion during the field survey. The surve)/ was ûnanced by DAGRIS, the French lr{inistry of Agricul-

ture, INA P-G and IFEAC.

Notes

1 A Ilkhamov, "DividedEconomy: Kolkhoz Systemvs. Peasant SubsistenceEconomyinUzbeki-sfatt," Central Asia Monitor, 4,20[,O, pp. 5-14.The \['orld Bank and the Swiss Secretariat for Economic Affairs (SECO), The Cotøn Sector in

Tajikistan,2OO6.J. Dixon, A. Gulliver and D Gibbon, Fanning Systenu and Pnerty: Improting Farmer

Livelihoods in a Changing \ùbrld, Washington D C , Organisation des Nations Unies pour

l,alimentation et l'agriculturei world Bank,200l. The FSA framework is said to help policymak-

ers and development practitioners set their priorities fo¡ investment in food security, poverty

reduction and economic growthIn the earl¡r 1990s, 8 millions tons of raw cotton were produced in Central Asia. This represented

[77a of lhe¡oøl world production andg{JVo ofthe whole USSR's cotton needs.

Fertilizers were fully available, produced locall-v- in Lrzbekistan (Nitrogen) or imported from

neighbouring countries like Russia or Kazakhstan (Potassium and Phosphate)

The manure produced by the collective farm's breeding system was generally spread on the cot-

ton fields.D Kandiyoti, "The Cry for Land: Agrarian Reform, Gender and Land Righa in Uzbekistan,"

J ournal of Agrarian C hange, 3, 2OO3, pp. 225_256.

Over 60 pet cent of the population lived in rural areas. Density reached 900 inhabitants per

square km in some districts ofthe Ferghana Valley (Andijan Province).

Maurizio Guadagni, lvfartin Raiser, Ann Crole-Rees and Dilshod Khidirov, 'Cotton Taxation in

Llzbekistan: Oppofunities for Reform," Environmentall-v- and Socially Sustainable Development

The UzbekAgrarian N4odel in Transition lgî,

Working Paper No. 4, Washington, D.C., World Bank, 20O5lvfax Spoor er Soviet Central Asia: Dependency-, Cot-ton and üra t Research, S (2), 1993, pp. 142_58.According asDxFrom 1990 to 1996 the cotton area has been reduced froml4Voto3îVo and the area sown in for-age crops from 25Va lo 73Vo, while the area dedicated to cereals cultivation increased from 24voto 4lVo. Petet C. Bloch, "Agrarian Reform in Uzbekishn and Other Central Asian Countries.',Nfadison: Lfniversity ofWisconsin (Land Tenure Center -An institute for research and educarron

600_I,602_I,considered to

To solve the financial difficulties ofthe collective farms, the government launched in l99g aprocess of financial stabilization of indebted collective farms. The Law on the "financial stabili-zation ofagricultural enterprises" was adopted in 1997 and the programme offinancial søbiliza-tion was run and promoted until 2003"until late in the decade, the agrarian structure remained a dual one, with on the one hand thestrictly controlled collect house_hold plots." ìv{ax Spoor, and S.Djal alov, P ol icy R eþrmsp. 6. '

2006'

Despite the increasing need in manual labour resulting from the demechanization of agrarianproduction prrxesses during the transition period. Pomfret explains the demechanization irocessby the low opportunity cost of labour. See Richard pomfret, 'A.grarian Reform in Llzbåkrstan:why Has Chinese N4odel Failed to Deliver?", Economic Development and culùtal change, Æ(2),2æ0.These a¡e owned privately by-the collective farm; the others are owned by the state.

I 9 This could explain rhe cuûent spread of crop diseases in the Ferghana Valley20 P¡edidentìalDecreeNo.YfI-3226o124N1arch2003;DecreeoftheCabinetofNlinistersNo.4T6

of30 October 2003.21 This measure has been initiated to prevent the escape ofinputs (fertilizers, water, etc.) from the

admínìstered to the non-administered system and to insure sufficient water for cotton oroduc-tion.

22 Peter C. Bloch, "Agrarian Reform in uzbekistan and other central Asian Countries,,'op. cit.23 lvfike Thurman, 'iA.griculture in Lrzbekistan: Private, Dehqan, and Shirkat Farms in the pilot

Districts of the Rural Enterprise Supporr projects," world Bank, 2001; N,Iike Thurman and lvfarkLundell, "Agriculture in Uzbekistan: Private, Dehqan, and Shirkat Farms in the Pilot Districts oftbe Ru¡al Enterprise Support Project,"Tashkent, Wo¡ld Bank, 2002.

24 However, studies show that private farms also have to produce state ordered crops. See DenizKandivoti, 'âgrarian Reform, Gender and Land Rights in Uzbekistan," United Nations ResearchInstitute lor Social Development, 20O2.

25 lvf. Thurman,.'i{griculture in Uzbekistan: kivate, Dehqan, ancl Sbirkat Farms in the pilot Dis-tricts ofthe Rural Enterprise Support projects,', op. cit.

26 lbid.27 A. Ilkhamov, "Divided Economy : Kolkhoz S}'stem \¡s peasant Subsistence Economv in Uzbeki_

stan," op. cit.

l0

ll12

I3

I4

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t7r8

5

6

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188 The Cottan Sector in Central Asia

28 lbid.Zg lvf. Thurman, "Agriculture in Uzbekistan: Private, Dehqan, and Shirkat Farms in the Pilot Dis-

tricts ofthe Rural Enterprise Suppof Projecls," op cit

30 D. Kandiyoti, "Agrarian Reform, Gender and Land Rights in Lrzbekistan," United Nations Re-

search Institute lor Social Development, 2002

3l A second crop is a crop succeeding one already harvested during a growing season; either a

regro$th of the harvested crop, or a newly planted crop.

32 It is worth noting that there are very few references to the second crop plot in the international

literature.33 Alain Desrosières, "Décrire I'Etåt ou explorer la société: les deux sources de la stalistique publi-

ql,e," Genèses,58, N'farch 2ffi| pp. 4 27 -

34 Peter C. Bloch, "Agrarian Reform in Lrzbekistan and Other Central Asian Countries," op. cit.

35 Dixon, J., el al, Farming S.,tstems and Povert!^' op. cif.

36 This statement is critical for smallholders, since a great majority of them have an off-farm activ-

ity, such as cotton han'esting, which makes up a significant share oftheir annual earning. This

income is almost never ìncluded in the financial analyses produced by scholars'

37 lbid.38 Alain Desrosières, "Entre réalisne métrologique et conventions d'équivalence: les ambiguÏtés

de la sociologie quantitative," Genèses,43 June 2001, pp. ll2-2:7. \,foreove¡ it is somehow dif-

ficult to work without formal categories, sìnce the-v- sometimes refer to olficial data based on a

statistical coding relying on juridical categories.

39 The agro-financial diagnosis itself follows five clifferent stages. The boundaries of the studied

area have been chosen in order to select a homogeneous geographical and hydrological unit

with enough sources of variability to test variables impacting the production processes and the

financial results of the s1,'stems of procluction. The agro-pedological, hydrological and climatic

features ofthe selected units are appraised on the basis oflandscape obsen'ations and the gather-

ing of historic data collected by administrations or bv scientists In the second stage, a historical

analysis is conducted in order to identif¡r the main developments of the local agricultural system.

This is mainly done through interviervs with retired or active rural actors and the reading ofavailable literature and documents produced b¡r the state (laws, decrees, official data) Then,

during the s of larming systerns to

the geogra area and its historic e of

interviews escribe and clarif¡r the he

means of production, the cha¡acteristics of producers and the relations between them. hoducers

are interviewed (semi-directed interviews) a minimum of two or three limes in order to get a

full confident relation with them. hogressively technical and financial information is gathered.

Finally, in accordance with the 6rst set of archetypes and r4,ith the additional information, each

farming system of a second typology is independently described and analyzed. Financial results

are gathered and financial indicators are built using a simple linear model (added value, agricul-

tural income, profit, added value per ha surface or per labour unit) Then, the farming s-v_.stems

are compared.Gross Product (GP) = > (Quantity of products x farm gate price);

Intermediate consumptions (IC) : I (Cost ofproduction x farm gate price);

Gross Added Valøe (GAV) : GP - IC ;

Amortizdtion (AmÐ : | (amortizations needed for the functioning of the farming system) I

Net Lhlue Added (NVA) : GA\¡ - Amt ;

Agricuhttral Income (ÃI): N\'A - wages loan inlerests - rents - οxes ;

Total Income (TI) : RA + income of the extemal remunerated jobs * other financial tncomes

40 lOVo of the wheat produced is free of any state obligation and is usually sold on the market

(LtS$11O/quintal) or given to workers as a wage in kind-

4l The production processes are mainly mechanized.

42 This off-farm job can be supplied by a shirkat ù by an individual commercial farm.

The UzbekAgrarian lvfodel in Transition 189

43 The cow is fed b-v- fodder plus some cotton oil cake and wheat bran bought on the local marketThe cow is an easily usable capital since it is sold when the family needs money. After the maize,a cash crop is grown on the plot (rice, if enough water is available, or vegetables).

44 The cattle: two cows with calves, some bulls bought on the markets, and fed during 6 to 12monttrs with cotton oil cake and wheat bran and sold on the market; some ovine bought on themarket and fed with maize during 6 to 12 months.

45 Economic regularities: "the economic agent's behaviours" and the'typical and durable eco-nomic phenomenon "

46 For collective farms, emplo¡'r¡s¡1 m¡st follow the norms set by.the State Norms Office.47 Olivier Ro1,, "Groupes de solida¡ité au \,{oyen Orient et en Asie Centrale," Les cahiers du CERI,

76, 1996; O. Roy, Zåe rVew Central Asia: The Creation of Nations, Nerv york, New york Uni-versity Press, 2000.

48 The agricultural income decreases from US$250-325 per active to LlSS200-2zm US$ per active.49 Peter c. Bloch, 'lgrarian Relomr in Lrzbekistan and othe¡ Central Asian Countries," op. cit50 In some villages, only women remain working in the field, in others men are still very present. In

some areas, salinir-v- and uiater-logging problems occur rvith dismantled drainage and irrigationnetworks. In other areas, public irrigation and drainage network are working conectly.

5l Robert Lewis, "The Irrigation Potential of Soviet Cent¡al Asia," Annals of the Association ofAnrcrican Geographers, 51, 1961, pp. 99-1.14

52 The main cities of this first area are lr{ingbulak and Iesevan.53 The public inigation network is hardlv maintained there and .farmers have to invest in private

pumps to pump underground water or rvater from collectors54 In 2006, the operation of the stâte-owned pumps consumed l.l billion K\\¡. The Pumping Ad-

ministration of Namangan Province was charged 36,5 billion sum - B2,5vo of the whole budgetallocated bv the central state for irrigation water management in the province See Raphael,"Improvement Water Management Skills of Local Farmers in Namangan Oblast - Final Report,"Tashkent. UNDP 2006

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Annexe 24 - Photos

Raphaël Jozan – Les débordements de la mer d’Aral - Thèse de doctorat en sociologie

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1. Les fontaines de Tachkent. Centre névralgique de l’Asie centrale au cours de la

période soviétique, Tachkent est fréquemment la ville par laquelle on arrive dans la

région. La découverte d’une ville verte et arborée et des multiples fontaines nous ont

marqué, tant l’Asie centrale est associée à la thématique de la pénurie d’eau dans les

rapports lus en amont de nos recherches.

Raphaël Jozan – Les débordements de la mer d’Aral - Thèse de doctorat en sociologie

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2. Le bunt de coton. C’est ainsi qu’est stocké le coton graine, dans la cour de l’usine

d’égrenage de coton du district. À la récolte du coton, les tracteurs font la tournée entre

les champs et l’usine, qui fonctionne nuit et jour.

Raphaël Jozan – Les débordements de la mer d’Aral - Thèse de doctorat en sociologie

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3. La pesée du coton. Une fois le coton ramassé, il est acheminé par chacun des

ramasseurs vers le tchipon de brigade. Là, le brigadier pèse le coton ramassé à l’aide de la

balance.

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4. Centre de calculs. Bureau du distributeur de la ressource en eau de l’arministration

ouzbek. La table est disposée en T, pour les réunions avec les administrateurs et les

paysans. On y négocie, calcule, enregistre.

Raphaël Jozan – Les débordements de la mer d’Aral - Thèse de doctorat en sociologie

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5. Le taxi. En Asie centrale, la plupart des trajets s’effectuent en taxi, que les voyageurs

partagent. Sur la route, des aires de repos sont organisés, où le chauffeur peut faire le

plein d’essence. Les voyageurs achètent du pain, pour ne pas arriver les mains vides à

destination.

Raphaël Jozan – Les débordements de la mer d’Aral - Thèse de doctorat en sociologie

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6. Les Ferghani. Les visages de ces jeunes témoignent de la diversité des peuples de la

vallée, issus d’un intense brassage construit sur nombreux flux migratoires historiques,

libres et parfois contraints. Le jeu de zoom permet de remarquer une organisation

traditionnelle des espaces de vie. Les rues des villages sont largement des espaces

masculins.

Raphaël Jozan – Les débordements de la mer d’Aral - Thèse de doctorat en sociologie

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7. Les mariages. De très nombreux mariages sont arrangés par les familles. Ils forment

un élément majeur des alliances qui organisent la vie sociale de la vallée de Ferghana.

L’été est la saison des mariages, auquel assiste tout le mahalla.

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8. Lénine sur le balcon. À l’indépendance, les gouvernements de toutes les républiques

centrasiatiques à largement œuvré à la construction d’une identité nationale. Les États ont

cherché à se démarquer de l’identité soviétique, ce qui a conduit au déboulonnage de la

plupart des bustes des grandes figures soviétique. L’Ouzbékistan a été le plus volontariste

en la matière, alors qu’il est encore fréquent de voir des statues de Lénine eu Kirghizstan

et au Tadjikistan.

Raphaël Jozan – Les débordements de la mer d’Aral - Thèse de doctorat en sociologie

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9. Soutchi. Au sein des parcelles, la gestion de l’eau, tout comme les travaux de

mécanisation sont exclusivement pris en charge par les hommes. Les femmes, quand à

elles, prennent majoritairement en charge les travaux sur la plante, tel que le démariage,

l’essaimage ou la récolte.

Raphaël Jozan – Les débordements de la mer d’Aral - Thèse de doctorat en sociologie

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10. Femmes dans un champ d’ingénieur. Les femmes de la photo font une pause au

cours de leurs travaux de démariage. Les pieds dans un sillon, elles sont assises sur un

billon, au milieu d’un « champ d’ingénieur » d’une trentaine hectares, aux dimensions

carrées et entouré d’une rangée de mûriers, au pied desquels coule un canal tertiaire.

Raphaël Jozan – Les débordements de la mer d’Aral - Thèse de doctorat en sociologie

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11. Emballement hydraulique. Champs irrigués du cœur de la vallée de Ferghana,

ouverts à la culture dans le courant des années 1980. Mis en place en plein désert, les

champs ont une forme bien rectrangulaire et de proportion stéréotypée. Des champs

d’ingénieurs calibrés. Depuis l’indépendance, la production agricole y est en déclin. De

nombreuses terres sont abandonnées car la production y est trop coûteuse. La photo

montre d’ailleurs que le désert reprend le dessus.

Raphaël Jozan – Les débordements de la mer d’Aral - Thèse de doctorat en sociologie

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12. Vallée de Kizil Suu, Kirghizstan. Le Kirghize de Sarytash regarde les troupeaux de

vaches paitre dans la large vallée de Kizil Suu (Rivière rouge). En arrière plan, le haut

plateau du Pamir, situé au Tadjikistan.

Raphaël Jozan – Les débordements de la mer d’Aral - Thèse de doctorat en sociologie

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13. . Le plof. À base de riz, de carotte et de viande de mouton, le plof (riz pilaf) est le plat

traditionnel centrasiatique. Chaque région possède des subtilités dans sa recette. Les

femmes de chaque famille le préparent tous les jeudis (le plof est dit transmettre de la

force virile). Il est également le plat des festivités, quelque soit les catégories sociales.

Raphaël Jozan – Les débordements de la mer d’Aral - Thèse de doctorat en sociologie

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14. Un passé soviétique assumé. Malgré les différenciations nationales, les

Centrasiatiques continuent de commémorer la victoire de la guerre contre les Nazis.

L’Armée rouge et le service militaire constituait l’un de principaux outils pour construire

l’unité de l’Union soviétique.

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15. Felix Edmundovitch Dzerjinski. Dzerjinski est finalement la figure soviétique qui

garde la plus forte longévité en Asie centrale. Fondateur de la Tcheka, ancêtre du KGB,

sa statue demeure en face de la plupart des administrations des services spéciaux des

républiques, que ce soit dans les capitales ou dans les préfectures de district ou de

province. Ici, à Bichkek, capitale du Kirghizstan.

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16. Frontière dans la vallée de Ferghana. La frontière entre le Kirghizstan et

l’Ouzbékistan existe bien, la preuve. Mais il est manifeste qu’elle est bien poreuse. À

certains endroits, cependant, dans les zones montagneuses difficilement contrôlables,

cette frontière est minée.

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Table des matières

SOMMAIRE II

REMERCIEMENTS IV

INTRODUCTION GENERALE 6 Méthodologie d’enquête et moyens d’investigation 29 Architecture générale de la thèse 32

Chap. 1 – « Guerre de l’eau » et coopération internationale en Asie centrale (1991-2010) 35 A - Les modèles hydroéconomiques et le Gospel de la pénurie d’eau 35

1) « Guerre de l’eau » : mécanique d’un discours tautologique 36 2) La « guerre de l’eau » débordée 46

B - Les modèles, plateformes de négociations internationales 57 1) Construction d’un cadre hydrocentré pour la coopération internationale 57 2) Les modèles hydroéconomiques et la « guerre de l’eau » 72

Conclusion 90

Chap. 2 – Dans les laboratoires de l’expertise 94 A - Une représentation formelle du territoire 94

1) Intrusion d’un maïs dans une « monoculture de coton » 95 2) Suivre l’expertise dans ses étroites galeries 105

B - Aral, bassin versant invisible 110 1) Quand le codage des statistiques s’étend aux pratiques de l’expert 111 2) Que voit un expert dans la vallée de Ferghana ? 118

Conclusion 127

Chap. 3 – De l’introduction du coton à l’émergence d’un imaginaire hydraulique (1850-1916)

130 A - En 1850, la Ferghana n’est pas un territoire cotonnier 131

1) La nécessité russe de contrôler un territoire cotonnier 131 2) La vallée de Ferghana, essence d’un territoire cotonnier ? 135

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B - Construction d’une filière cotonnière (1876-1916) 148 1) Lier les métiers à tisser aux parcelles irriguées 150 2) Avancée du coton et recombinaison du système agraire ferghanien 156 3) Années 1910, l’émergence d’un imaginaire hydraulique 162

Conclusion de chapitre 169

Chap. 4 – Le coton, l’hydraulique et le calcul pendant la période soviétique (1917-1990) 172 A - Projet taylorien sur la vallée de Ferghana (1918-1939) 172

1) La naissance d’une économie-chose (1921-1929) 173 2) Ancrage local des institutions cotonnière soviétiques (1929-1939) 182

B - L’hydraulique : alignement du territoire et du script cotonnier 195 1) L’expansion cotonnière et le cycle infernal de l’hydraulique 196 2) L’hydraulique : recadrage des débordements 212

Conclusion 219

Chap. 5 – Résilience de la vallée de Ferghana (1991-2010) 224 A - Les champs et la cité administrative : deux espaces, une économie 225

1) La cité administrative : métronome et centre de la production agricole ouzbek 225 2) Centre-frontière et coexistence de deux systèmes de valeurs 236

B - Les trajectoires nationales à l’épreuve de l’inertie sociotechnique cotonnière 253 1) Le Kirghizstan, thérapie de choc et dépendance cotonnière 253 2) Résilience de la vallée de Ferghana 263

Conclusion 280

CONCLUSION GENERALE 285

ANNEXES 293 Annexe 1 - Carte administrative de l’Asie centrale 294 Annexe 2 - le relief d’Asie centrale 295 Annexe 3 - Les bassins du Syr-Darya et de l’Amou-Darya 296 Annexe 4 - Météorologie du bassin du Syr-Darya 297 Annexe 3 - Débits des rivières de la vallée de Ferghana 301 Annexe 4 - Le réseau électrique centrasiatique et ses centrales de production 304 Annexe 5 - Accords internationaux sur l’eau des bassins de la mer d’Aral et du Syr-Darya 307 Annexe 6 - Central Asia Water Energy Nexus Study: economic analysis 316 Annexe 7 - Ce qu’induit le Barter Agreement 326 Annexe 8 – Le Kirghizstan « contrôle-t-il » la ressource en eau ? 328 Annexe 9 – L’Ouzbékistan est-il « extrêment vulnérable » ? 343

Raphaël Jozan – Les débordements de la mer d’Aral - Thèse de doctorat en sociologie

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Page 446: Les débordements de la mer d'Aral - Hydrologie.orghydrologie.org/THE/JOZAN_R.pdf · François Molle, directeur de recherche à l’IRD (rapporteur) Catherine Poujol, professeur à

Raphaël Jozan – Les débordements de la mer d’Aral - Thèse de doctorat en sociologie

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Annexe 10 – Production cotonnière centrasiatique : quelques indicateurs 360 Annexe 11 – Contrebande de coton entre l’Ouzbékistan et le Kirghizstan 362 Annexe 12 – Vallée de Ferghana, enchevêtrement des réseaux techniques et des frontières 366 Annexe 15 – Le diagnostic agro-économique 370 Annexe 16 - Pratiques culturales du blé et du coton 373 Annexe 17 – Série historique du débit de la rivière Naryn 379 Annexe 18 - Les évolutions de la grille électrique centrasiatique 380 Annexe 19 - Le Syr-Darya et la dépression d’Arnassai 384 Annexe 20 - Évolution des représentations du bassin du Syr-Darya 385 Annexe 21 – La Gestion intégrée des ressources en eau en Ouzbékistan 387 Annexe 23 – Diagnostic technico-financier de l’agriculture ouzbek 389 Annexe 24 - Photos 404

Bibliographie 422

Table des matières 442