les cultures : ces mistérieux icebergs

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LES CULTURES : CES MYSTéRIEUX ICEBERGS V isible / Invisible, Mesurable, chiffrable / Ineffable, sensible, Marchandisable / Bien commun Comment appréhender l’ineffable ? Comment rester à la fois humble et au service de l’ineffable ? Une économie qui reconnaisse l’inef- fable : une incongruité ou une néces- sité ? N’est-ce pas illusoire de croire que nous maîtriserons un jour le phénomène culturel ? Il est heureux que rien n’interdise de chercher à comprendre ces phéno- mènes culturels pour mieux les relier à toutes les incidences qu’ils provo- quent. Sans cesse renouvelés les obser- ver c’est comme étudier l’infini. Savoir cette quête de sens très nourrissante et, pourquoi pas, potentiellement, éternellement nourrissante pour nos existences humaines est aussi très encourageant. L’énergie culturelle, à condition d’en respecter la source, est très promet- teuse en terme de développement social durable. Mais, à ne pas se sentir concernés par une approche holistique, ces icebergs culturels ainsi délaissés, commencent à fondre. L’INEFFABLE Quelles seraient les répercussions de « l’ineffable culturel » sur l’économie réelle ? L’ineffable ne représente-t-il pas juste- ment la part immergée de l’iceberg culturel et artistique ? L’ineffable n’est-il pas ce qui permet aux peuples de vivre en paix dans un environnement socialement harmo- nieux, avec juste ce qu’il faut de débats, de confrontations d’idées pour rester créatifs et durables ? Pourquoi n’accepterions-nous pas Olivier Lanoë Compositeur, improvisateur, et porteur de multiples expériences culturelles avec des comédiens, des chorégraphes, des danseurs ou des acrobates, Olivier Lanoë est éga- lement le fondateur des AMACCA (Association pour le Maintien des Alternatives en matière de Culture et de Création Artistique), transposition du dispositif des AMAP au secteur culturel. Interrogé sur l’articulation entre culture et développement durable, Olivier Lanoë revient sur le « changement de paradigme » attendu dont il décortique les enjeux. À quelles fins ? Dans quelles conditions ? Grâce à quelle posture ? page 40 | l’Observatoire - N o 38, été 2011 - dossier

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Paru dans l'Observatoire, n° 38

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Page 1: Les cultures : ces mistérieux icebergs

LES cuLtuRES : CES MYSTéRIEUX ICEBERGS

Visible / Invisible, Mesurable, chiffrable / Ineffable,

sensible, Marchandisable / Bien commun

Comment appréhender l’ineffable ? Comment rester à la fois humble et au service de l’ineffable ?Une économie qui reconnaisse l’inef-fable : une incongruité ou une néces-sité ?

N’est-ce pas illusoire de croire que nous maîtriserons un jour le phénomène culturel ?

Il est heureux que rien n’interdise de chercher à comprendre ces phéno-mènes culturels pour mieux les relier à toutes les incidences qu’ils provo-quent. Sans cesse renouvelés les obser-ver c’est comme étudier l’infini. Savoir cette quête de sens très nourrissante et, pourquoi pas, potentiellement, éternellement nourrissante pour nos existences humaines est aussi très encourageant.

L’énergie culturelle, à condition d’en respecter la source, est très promet-teuse en terme de développement

social durable. Mais, à ne pas se sentir concernés par une approche holistique, ces icebergs culturels ainsi délaissés, commencent à fondre.

L’IneFFaBLe

Quelles seraient les répercussions de « l’ineffable culturel » sur l’économie réelle ?

L’ineffable ne représente-t-il pas juste-ment la part immergée de l’iceberg culturel et artistique ?L’ineffable n’est-il pas ce qui permet aux peuples de vivre en paix dans un environnement socialement harmo-nieux, avec juste ce qu’il faut de débats, de confrontations d’idées pour rester créatifs et durables ? Pourquoi n’accepterions-nous pas

Olivier Lanoë

Compositeur, improvisateur, et porteur de multiples expériences culturelles avec des comédiens, des chorégraphes, des danseurs ou des acrobates, Olivier Lanoë est éga-lement le fondateur des AMACCA (Association pour le Maintien des Alternatives en matière de Culture et de Création Artistique), transposition du dispositif des AMAP au secteur culturel. Interrogé sur l’articulation entre culture et développement durable, Olivier Lanoë revient sur le « changement de paradigme » attendu dont il décortique les enjeux. À quelles fins ? Dans quelles conditions ? Grâce à quelle posture ?

page 40 | l’Observatoire - No 38, été 2011 - dossier

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l’ineffable de notre condition humaine, échappant aux verbiages, aux statis-tiques, aux mesures économiques ? Pourquoi n’accepterions-nous pas qu’il soit à sa place, là où se trouve le mystère de l’humain, avec cette capacité à créer, recréer, à croiser les connaissances, et aussi à cet endroit tout aussi mystérieux et singulier que nous nommons art ?Ainsi, nous considérerions les fléchages budgétaires culturels comme des inves-tissements socialement lucratifs, des aubaines pour les financeurs !

TOXICITÉ Des praTIques

Après avoir subi des critères d’évalua-tion, aussi absurdes soient-ils (percep-tion rétrécie à la partie émergée de l’iceberg), après avoir adopté naïvement de gré ou, douloureusement, de force, les logiques du marketing culturel et d’une économie inadaptée, réduc-trice, contraignante, artificiellement plaquée sur les activités humaines qui nous intéressent, nous constatons que la peau de chagrin se rétrécit qualita-tivement et qu’une partie des citoyens n’y a plus accès.

A contrario, les produits culturels enva-hissent quantitativement nos espaces de vie, jusqu'à saturation : dans le lot, les « stupéfiants culturels » existent certai-nement mais avons-nous suffisamment de toxicologues spécialisés (et indé-pendants !) pour débusquer ces indus-tries culturelles et leurs actionnaires ? Serions-nous devant un meurtre social parfait (avec ou sans préméditation !) aussi fiable que l’usage infinitésimal d’arsenic administré quotidiennement ! Pas vu pas pris ! L’occupation exacerbée de temps de cerveau disponible sera-t- elle un jour mise en procès ?

Que peut faire le citoyen lorsque, de l’autre côté, les politiques publiques se laissent dépasser et même parfois encouragent ces orgies ludo-cultu-relles de supermarché qui l’éloignent du bureau de vote ?Quant à nous, les « cultureux », les artistes, les chargés de missions, les

élus, et même ce public f idèle qui répond aux propositions, pourquoi avons-nous si peu réagi et sommes-nous restés de dociles sujets cautionnant silencieusement cette dégringolade, aveuglés par la vie que nous avons crue facile pour l’éternité, mais qui ne l’était pas pour tous car, aujourd’hui, l’exclu-sion touche des millions de gens ?Maintenant que la fracture culturelle est largement « consommée », nationa-lement et mondialement, que pouvons-nous faire ?

Cette évidence fait mal, d’autant plus mal que les voix sont nombreuses à tirer la sonnette depuis longtemps, mais la démocratie et tous ses acteurs ont vu, eux aussi, leurs « temps de cerveau disponible » occupés par des insipidités. La médiocrité ne connaît pas la discrimination sociale.

Après ce temps matérialiste, financia-risé à outrance, nous aurions besoin d’une économie décontractée plutôt qu’à flux tendu, d’une économie bien plus vertueuse que la main invisible du marché, bien plus libre et respectable que celle d’aujourd’hui qui glorifie le prédateur et l’esclave consentant.

L’apport culturel éthique est vecteur de vitalité citoyenne. La question du lâcher-prise se pose devant les enjeux de pouvoir. Faire confiance à la culture pour résoudre nos problèmes de société reste une marche difficile à franchir pour des décideurs. Cette frilosité chronique constitue probablement une perte annuelle colossale que nous ne pouvons évaluer sérieusement.

Quid de l’éthique culturelle dans les politiques publiques et de leur humi-lité ? Quid de leur contribution à rendre les hommes bien dans leur être, en paix avec eux-mêmes et avec leurs pairs ?Quid de leur capacité à renouveler les imaginaires et les croyances, à permettre aux peuples de se projeter dans des scénarios constructifs hors des traquenards ou autres illusions

vendues par un système anxiogène et malhonnête ?Quid du développement de l’esprit critique ? À cet endroit seulement le développe-ment durable devient envisageable sous l’angle culturel.

ÉTHIque eT DuraBILITÉ

Si la décroissance s’impose de fait, indépendamment des vœux humains, comment la supporter « psychologi-quement » sans créer de formidables richesses immatérielles compensa-trices et représentatives d’un autre développement ?

Nous savons que le défi écologique est énorme, qu’il doit être relevé par les générations vivant dans cette première moitié de siècle, les précédentes ayant été trompées sur la question. Nous savons que l’organisation politique du monde fait semblant d’être courageuse, que les intérêts financiers, les enjeux de pouvoirs sabotent les solutions.

Les scientifiques se battent, certains pour la connaissance, d’autres pour

“Faire confiance à la culture pour résoudre nos problèmes de société reste une marche difficile à franchir pour des décideurs. Cette frilosité chronique constitue probablement une perte annuelle colossale que nous ne pouvons évaluer sérieusement.”

l’Observatoire - No 38, été 2011 - dossier | page 41

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l ’aud imat ou des causes moins vertueuses. Les artistes sont trop souvent devenus des marchands, beau-coup d’intellectuels ont aussi manqué de rigueur critique.

La culture peut assainir la situation à condition qu’elle n’en soit pas la cause, que ses industries soient contraintes d’examiner leurs consciences, que l’ar-gent public ne puisse être capté sans engagements éthiques, que l’intimité de chaque personne soit considérée comme le plus petit territoire culturel à respecter et que ce micro-territoire doive entrer en résonnance avec tous les autres territoires, toutes tailles et qualités confondues, sous peine de confondre communautarisme et inter-culturalisme, barricade et ouverture, peur et amour de l’altérité.

Les fabriques d’art individuelles ou collectives ne sont certainement pas des « entreprises classiques » mais des endroits qui doivent porter en eux la mémoire et la prospective, reliées par l’instant présent des hommes, leur imagination, leur sensibilité, leur subjectivité.

En ce sens, cultures et recherches fondamentales peuvent être réunies dans un même ministère mû par une économie qui investit dans l ’ inef-fable, qui est encadrée par des critères éthiques stricts, non négociables hors de décisions collectives transparentes. Ceci pour atteindre un multicultura-lisme qui va s’enraciner dans les popu-lations sur leurs territoires, pour des cultures qui circulent, qui s’échangent qui se croisent, qui fertilisent la vie sociale par leur créativité libérée et accompagnée.

TrOquer un prÉsenT OBsCur COnTre

un avenIr LuMIneuX

L’homme se met aujourd’hui en danger, sur une planète qui l’avait pourtant accueilli. Elle peut encore lui apporter

le graal de l’existence (le bonheur !), encore faut-il qu’il veuille bien aller le chercher, c'est-à-dire remplacer l’envie de confort et de sécurité par le plaisir de l’audace et de l’invention, autrement dit de la création.

Lorsque les promesses durent des décennies sans résultat, elles devien-nent mensonges. Ce n’est pas le marché qui sauvera la planète (ou n’importe quel dogme économique). Ce sont les hommes qui réussiront ou non à s’émanciper pour y parvenir, à faire vivre leurs territoires de la façon la plus réactive, la plus créative, car les solutions sont dans la pluralité des réponses, dans le sur-mesure local et solidaire.

C’est dans ce sens que l’intercultura-lisme peut apporter aux sciences écono-miques une créativité politique capable de sortir de l’actuelle hégémonie ultra-libérale. Comme dans la nature, c’est dans l’articulation des éléments de cette diversité, dans ce qui les relie, que réside le principe de la durabilité globale, comme une recherche d’équi-libre permanent mais éternellement remise en question par les événe-ments de la vie. C’est pour cela que j’ai décidé de travailler le concept de réseau d’AMACCA, suite à la montée en puissance de cette mondialisation qui échappe aux peuples.

Nous avons globalement et progres-sivement plié les genoux devant cette marchandisat ion qui avançait en silence. Ainsi, la question existentielle qui s’est imposée à beaucoup d’artistes depuis une quinzaine d’années et de manière encore plus dure, depuis 2003, était, « marche dans le système public ou privé... ou crève ». Il m’a semblé urgent de créer les AMACCA, dix ans après l ’exemple des AMAP dans le milieu agricole.

Ce réseau offre le condensé d’une vision culturelle solidaire et respectueuse de la diversité, bien au-delà de l’art. Le citoyen est la clef de voûte de ce dispo-

sitif participatif expérimental. Dans ce réseau, l’artiste n’est pas seulement un créateur d’œuvres d’art mais aussi un médiateur social, un porte-parole libre et surtout un citoyen amoureux de sa planète vivante.

L’intérêt général est à reconsidérer pour réorganiser l’intervention des pouvoirs publics et faire de la culture le parte-naire des incontournables mutations à venir (mise à plat de l’intégralité des fléchages budgétaires, de ses lieux de pouvoirs, redéfinition des missions, reconsidération des besoins réels en termes de respect des droits culturels et des dignités).

Edgar Morin nous invite à changer de paradigme, allons-y ! Jacques Testard et ses col lègues lanceurs d’alertes sont là aussi ! Albert Jacquard nous a raconté avec passion à quel point « l’autre » était tellement précieux. Allons au devant de l’altérité ! C’est à cet endroit que j’attends des réponses franches du secteur culturel dans son ensemble. L’agenda 21 de la culture s’attache à ce possible. Les professionnels culturels ont la responsabilité de s’en emparer avec les citoyens pour tisser un scénario durable pour la planète et se donner les moyens de l’inventer ensemble. Les ingrédients sont là.

Olivier LanoëCompositeur, improvisateur (guitariste), créateur du

dispositif culturel citoyen AMACCA en réseau.

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